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Entretien avec Nancy Fraser Nancy Fraser Nancy Fraser est philosophe et enseigne à la New School University de New York. Parmi ses ouvrages traduits en français, Qu’est-ce que la justice sociale ? (2005) et Le féminisme en mouvements (2013), à La Découverte. Entretien réalisé par Madeleine Hersent Sociologue, fondatrice et présidente de l’Agence pour le développement de l’économie locale Jean-Louis Laville Sociologue, professeur du Conservatoire national des arts et métiers Magali Saussey Socio-anthropologue, au Centre interdisciplinaire de recherche travail, État et société MH : Votre travail met en avant à la fois une réflexion théorique philosophique et l’importance de l’engagement militant, comment voyez-vous la relation entre les deux ? Comment mettre en œuvre cette articulation ? NF : C’est effectivement difficile et compliqué. Dans mon travail intellectuel, je développe une théorie sociale critique, c’est-à-dire que je cherche à analyser les situations dans la perspective d’une transformation sociale émancipatrice. Je m’intéresse beaucoup aux courants activistes et aux pratiques politiques. D’ailleurs, dans ma jeunesse, j’ai moi-même eu une histoire personnelle d’activisme. Je dirais aussi qu’il y a toujours une certaine tension entre le travail intellectuel, la théorie critique et l’activisme. À mon avis, si on ne peut pas éliminer cette tension, on peut essayer de la rendre productive. Autrement dit, en maintenant le travail intellectuel et la pratique activiste dans des cadres distincts, on peut favoriser une tension productive entre ces deux formes d’engagement. Il me semble aussi qu’historiquement le rapport entre les théoriciens et les activistes a été très variable. Dans les années 1960 et les années 1970, je me souviens très bien que le dialogue entre les activistes et les intellectuels était fluide, qu’ils entretenaient des liens proches. C’est vers la fin du xx e siècle que le rapport entre intellectuels et activistes est devenu plus difficile. En entrant à l’université, les intellectuels de la nouvelle gauche se sont professionnalisés, « académicisés ». De manière concomitante, la théorie est devenue plus ésotérique et l’activisme s’est quelque peu dé-théorisé. En France, mais surtout aux États-Unis, on a assisté à l’émergence de ce que l’on appelle la « single issue politics » : on ne mobilise plus de cadres théoriques et intellectuels pour situer, analyser et réfléchir sur l’activisme. Aujourd’hui, nous sommes peut-être dans une troisième période où la théorie et la pratique peuvent de nouveau se rapprocher et se mettre en synergie. MS : Pensez-vous que c’est parce que le féminisme comme l’économie sociale et solidaire sont des mouvements de pensée et d’action qu’ils ont été et sont encore peu reconnus comme légitimes ?

Entretien Avec Nancy Fraser

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  • Entretien avec Nancy Fraser

    Nancy Fraser

    Nancy Fraser est philosophe et enseigne la New School University de New York. Parmi ses ouvrages traduits en franais, Quest-ce que la justice sociale ? (2005) et Le fminisme en mouvements (2013), La Dcouverte.

    Entretien ralis par Madeleine Hersent

    Sociologue, fondatrice et prsidente de lAgence pour le dveloppement de lconomie

    locale Jean-Louis Laville

    Sociologue, professeur du Conservatoire national des arts et

    mtiers Magali Saussey

    Socio-anthropologue, au Centre interdisciplinaire de recherche travail, tat et socit

    MH : Votre travail met en avant la fois une rflexion thorique philosophique et limportance de lengagement militant, comment voyez-vous la relation entre les deux ? Comment mettre en uvre cette articulation ?

    NF : Cest effectivement difficile et compliqu. Dans mon travail intellectuel, je dveloppe une thorie sociale critique, cest--dire que je cherche analyser les situations dans la perspective dune transformation sociale mancipatrice. Je mintresse beaucoup aux courants activistes et aux pratiques politiques. Dailleurs, dans ma jeunesse, jai moi-mme eu une histoire personnelle dactivisme. Je dirais aussi quil y a toujours une certaine tension entre le travail intellectuel, la thorie critique et lactivisme. mon avis, si on ne peut pas liminer cette tension, on peut essayer de la rendre productive. Autrement dit, en maintenant le travail intellectuel et la pratique activiste dans des cadres distincts, on peut favoriser une tension productive entre ces deux formes dengagement.

    Il me semble aussi quhistoriquement le rapport entre les thoriciens et les activistes a t trs variable. Dans les annes 1960 et les annes 1970, je me souviens trs bien que le dialogue entre les activistes et les intellectuels tait fluide, quils entretenaient des liens proches. Cest vers la fin du xxe sicle que le rapport entre intellectuels et activistes est devenu plus difficile. En entrant luniversit, les intellectuels de la nouvelle gauche se sont professionnaliss, acadmiciss . De manire concomitante, la thorie est devenue plus sotrique et lactivisme sest quelque peu d-thoris. En France, mais surtout aux tats-Unis, on a assist lmergence de ce que lon appelle la single issue politics : on ne mobilise plus de cadres thoriques et intellectuels pour situer, analyser et rflchir sur lactivisme. Aujourdhui, nous sommes peut-tre dans une troisime priode o la thorie et la pratique peuvent de nouveau se rapprocher et se mettre en synergie.

    MS : Pensez-vous que cest parce que le fminisme comme lconomie sociale et solidaire sont des mouvements de pense et daction quils ont t et sont encore peu reconnus comme lgitimes ?

  • NF : La thorie sans connexion avec le mouvement social et lactivisme devient, comme je le disais, assez sotrique. Et en mme temps, laction isole de la rflexion thorique critique peut tre aveugle. Je mintresse beaucoup ce qui se passe actuellement avec la crise, qui est conomique, politique, cologique, sociale. Nous ne sommes pas dans une priode normale. Il me semble quil faut trouver des moyens pour lier les luttes car pour le moment elles ne sont pas connectes les unes avec les autres. Cette priode de crise offre aussi la possibilit aux thoriciens, provenant souvent de luniversit, de renouer avec les mouvements radicaux et militants qui taient marginaliss.

    MS : Dans votre ouvrage Le fminisme en mouvements, vous affirmez que lmancipation ne peut tre considre indpendamment de la marchandisation et de la protection sociale. Pouvez-vous prciser cette ide ?

    NF : Oui, en effet, il sagit de trois projets historiques et politiques. Deux dentre eux ont t conceptualiss par Karl Polanyi dans son ouvrage La Grande Transformation[1], mais il y a un troisime projet quil a ignor, jy reviendrai. Les deux projets conceptualiss par Polanyi taient la marchandisation et la protection sociale. Selon lui, les partisans de ces deux projets ont lutt lun contre lautre dans un processus quil appelle le double mouvement : le premier vise tendre la marchandisation, le second essaie de protger la socit de cette marchandisation. Cest un schma trs important pour comprendre lhistoire et notamment pour comprendre que les luttes sociales ne sont pas toujours les luttes de classes comme chez les marxistes.

    Si ce schma est important, selon moi il nest pas exact. Il y a aussi ce troisime projet que jappelle lmancipation, qui ne vise ni la protection sociale ni la marchandisation. Ce projet vise manciper les individus, les classes, les groupes, les statuts subordonns, opprims. Les mouvements mancipateurs (comprenant le fminisme, les mouvements pour labolition de lesclavage, le mouvement anticolonialiste, le mouvement antiraciste et plusieurs autres ainsi que le mouvement LGTB) sont des exemples clairs qui, de faon conjoncturelle, se sont allis avec les forces favorables la marchandisation dun ct et se sont allis avec les forces favorables la protection sociale de lautre ct. Il me semble que ce schma no-polanyien ne fait pas rfrence un double mouvement mais un triple mouvement. La difficult selon moi est de comprendre comment chacun de ces trois ples (marchandisation, protection sociale et luttes pour lmancipation) interagissent. Aujourdhui, il me semble que plusieurs mouvements de lutte pour lmancipation, y compris le fminisme, le mouvement LGTB, le mouvement antiraciste, sont entrs dans une sorte de liaison dangereuse avec la marchandisation et ont laiss la protection sociale dans le courant politique de droite. On le voit trs bien dans les mouvements populistes, anti-immigrants, xnophobes, protectionnistes (dans son trs mauvais sens), racistes, homophobes, etc. Selon moi, il faut penser la manire dont on peut rompre les liaisons dangereuses entre les luttes pour lmancipation et les forces favorables la marchandisation pour crer la place une nouvelle alliance entre mancipation et protection sociale.

    MH : Pensez-vous que la participation des femmes au sein de lconomie sociale et solidaire leur permet de lutter contre leur dni de reconnaissance et leur subordination statutaire ?

    NF : Oui, il me semble que lESS est un espace de luttes et de pratiques plus ouvert aux femmes et aux courants fministes que ne le sont les partis politiques de gauche et les mouvements de travailleurs. Historiquement, ces mouvements nont pas toujours t

  • ouverts

  • au militantisme des femmes et aux fministes. Peut-tre que lESS lest davantage. Il me semble que la conception dune conomie sociale et solidaire par dfinition est plus large que lconomie officielle capitaliste, elle comprend toutes les activits quotidiennes que lon associe la reproduction sociale. Dans lhistoire du capitalisme, cette sphre de la reproduction sociale a toujours t associe et lie aux femmes. En considrant ce lien historique et celui entre reproduction sociale et ESS, lESS pourrait permettre de reconnatre ces activits dites fminines. Il me semble que dans cette sphre de lESS, les femmes ont vraiment des comptences trs importantes et ncessaires pour la socit et pour le politique. Ce sont des comptences insuffisamment reconnues dans lespace public officiel.

    MS : Pensez-vous que les initiatives collectives animes par les femmes mlant actions conomiques et solidarit leur permettent daugmenter leur capacit daction ?

    NF : Oui, je pense que vous avez raison. Ces initiatives sont des espaces daction, des terrains de pratique ct de la sphre politique officielle domine par les hommes dun ct et de celle du business lui aussi domin par les hommes dun autre ct. Il sagit l dun troisime espace qui offre des possibilits importantes de reconnaissance pour les femmes, mais ces mouvements de femmes peuvent aussi encourager une forme de professionnalisation et dlitisme. Cest pour cela que je ne pense pas que ce soit la panace.

    MH : Non, mais cest une tentative de lutter contre le systme libral actuel et de le faire avec des femmes qui ne sont pas des notables. Comme vous lavez soulign, nous pensons que les analyses thoriques doivent renforcer les pratiques, pourtant les initiatives portes par les femmes ne bnficient pas vraiment de rflexions thoriques qui leur permettraient de se construire et de se dvelopper.

    NF : En se situant entre ltat et lconomie officielle, les initiatives de lESS sont dans une sorte dambivalence. Les pratiques et les relations alternatives qui sy dploient peuvent se dvelopper dans des perspectives diffrentes. Dun ct, qui est pour moi le bon sens, ces initiatives peuvent permettre de changer, de manire offensive, le systme de pouvoir conomique et politique. Dun autre ct, dans une priode de crise o les marchs financiers poussent les tats diminuer leurs dpenses sociales, le secteur de lESS peut devenir une sorte de stop gap , de compensation du retrait des investissements publics. Cest difficile et cela vaut la peine de penser comment on peut mettre en pratique les initiatives de lESS dune manire qui va dans le premier sens et pas dans le deuxime.

    MS : Les espaces intermdiaires crs au sein de ces initiatives entendent lutter pour une plus grande justice sociale. Pensez-vous quils puissent mettre mal les espaces publics en tant que norme masculine bourgeoise ?

    NF : Je pense quil est absolument ncessaire de trouver la possibilit de construire un espace public alternatif qui ne soit pas lespace public officiel masculinis. cet gard, il me semble que les initiatives de lESS peuvent bien sr tre des espaces publics alternatifs aptes rendre possible la valorisation des comptences dites fminines.

    JLL : En voquant un espace public alternatif, est-ce quon ne touche pas la ncessit de re-conceptualiser lespace public ? partir de la dfinition donne par Jrgen Habermas, plusieurs inflexions ont dj t opres : la premire concerne la pluralisation de lespace public, la deuxime manifeste la prise en compte des rapports dassociation pour

  • concrtiser la perspective despaces publics autonomes. Dans la rponse prcdente se

  • profile une troisime inflexion que vous avez amorce dans des textes antrieurs, selon laquelle les questions socio-conomiques ne peuvent tre ludes dans les espaces publics populaires. Est-ce que ce nest pas la sparation entre sphres politique et conomique qui est ainsi interroge ?

    NF : Je crois que lon peut distinguer deux possibilits pour penser les liens entre espace public et conomie. Dans la premire acception, les problmes conomiques surgissent et sont dbattus au sein des espaces publics travers des revendications, qui peuvent dans certains cas mme dboucher sur la conception de biens publics. Dans ce sens, sauf chez Hannah Arendt, les questions conomiques font partie de lespace public en tant que thmes accessibles la discussion. Cest la position des habermassiens qui slvent contre la tendance nolibrale expulser les sujets conomiques hors de lespace public et les traiter comme des donnes techniques qui seraient du domaine des seuls experts. Dans la seconde acception qui correspond au monde de lconomie solidaire, les pratiques conomiques et sociales sont alternatives. Leur mise en dbat dans lespace public nest pas spare de ces pratiques mises en uvre par les personnes concernes. Des activits sont organises autour de biens communs comme leau ou la sant sans quelles soient dissociables des espaces publics o elles sont abordes.

    Dans mon chapitre Repenser la sphre publique[2] , jai essay de rflchir, vers la fin, un espace public post-bourgeois dans lequel les formations dopinions et de volonts seraient regroupes, alors quHabermas renvoie la formation des volonts ltat, les citoyens se centrant sur la formation des opinions. Dans des pratiques comme celles des budgets participatifs, les deux sont mlangs, il existe une hybridation entre laboration des opinions et dcision politique. Lconomie solidaire peut tre rapproche de cet exemple institutionnalis et considre sous langle de cette hybridation. Sil subsiste des tensions, en tout cas, on peut penser que les sparations sont moins tranches que ne lont valu certaines traditions intellectuelles, ces sparations sont adoucies pourrait-on dire.

    JLL : Cette hypothse est confirme par des travaux brsiliens, comme ceux de Ana Mercedes Sarria Icaza[3] qui souligne combien les dbats dans le cadre du budget participatif ont engendr une demande de nouvelle politique publique en faveur de lconomie solidaire. Les recherches menes en Europe sur des activits de care ont aussi mis en vidence que des services sinventaient dans des espaces publics de proximit[4] . La prise de parole citoyenne change donc le rapport lconomie. Induit-elle aussi une conception de lespace public moins discursive, plus axe vers laction ?

    NF : Laction est inextricablement lie lopinion forge par ces discussions, elle suppose que se soit dgag un accord pour agir en commun. Cest en cela quArendt est paradoxale : elle met dabord laccent sur laction de concert qui doit venir de largumentation et de laccord. Puis elle procde un cloisonnement surprenant, qui nest pas tenable, entre le domaine du public dune part, les domaines conomique et social dautre part.

    Pour Habermas, cest diffrent, il considre que les enjeux conomiques et sociaux peuvent relever de la sphre publique, mais il est intervenu dans un moment historique o il a t prtendu, et il a repris cette ide, quon ne saurait changer radicalement lconomie. Aprs lchec des pays communistes, les positions dites progressistes se sont exprimes en faveur du cantonnement de lconomie, dfendant le fait de la contraindre partir dune intervention extrieure de nature politique. Cette incapacit formuler une ventualit de changement interne lconomie est donc due ce que, pour Habermas, le monde vcu est spar de

  • lconomie. Cette coupure est justifie selon lui parce que lconomie est pense comme systme .

    JLL : De ce point de vue, il est concevable de procder une critique polanyienne de Habermas qui nviterait pas le sophisme conomiste propre la modernit, consistant rabattre lconomie sur le march. Une critique habermassienne de Karl Polanyi peut paralllement tre faite, lhorizon de la socit de march amenant ngliger certains ressorts dmocratiques. Peut-on alors croiser de faon heuristique la philosophie politique traitant des espaces publics et la dfinition substantive de lconomie qui insiste sur la pluralit des principes conomiques : march, mais aussi redistribution, rciprocit, administration domestique ?

    NF : Surtout si lon retient le principe de rciprocit, lconomie peut tre perue de manire plus ambivalente, elle appartient incontestablement au systme , mais elle peut contenir une dimension de monde vcu . Lconomie ne peut tre dpourvue de normes manant du monde vcu , son enfermement dans le seul systme est absurde.

    La question se dplace donc : elle concerne laspect qui domine, sachant que systme et monde vcu sont susceptibles de coexister dans les formes prises par lconomie actuelle. Quelles sont les formes de contestation susceptibles de changer cet tat de fait ? Je suis sceptique, comme je lai mentionn dans Le fminisme en mouvements[5], quant aux potentialits de transformation des expriences alternatives, dont celles de lESS font partie mon sens, quand elles se placent en retrait, dans une illusoire indpendance, et quelles dlaissent linterpellation du systme dominant.

    JLL : Il est pertinent, cet gard, de discerner les clivages au sein de lESS. Lapproche traditionnelle de lconomie sociale isole trop le mode daction quest lentreprise, ce qui conduit un isomorphisme institutionnel. En raction, lconomie solidaire suggre une thorisation qui envisage les initiatives dans un double registre, politique et socio- conomique, il sagit de revaloriser leur dimension publique occulte par une vision entreprisiste .

    NF : Cette ambivalence est intressante relever. Le potentiel transformateur des initiatives dpend en effet dautres pratiques politiques et de leurs rapports dautres luttes. En quoi peuvent-elles faire partie dun assemblage qui sattaque aux centres du pouvoir ? Lconomie solidaire peut tre un moyen complmentaire dautres moyens, elle est trs prometteuse si elle converge avec des forces partageant des intentions radicales.

    Lambivalence mentionne ne peut tre dpasse que par larticulation plus troite avec dautres mouvements sociaux. En outre, il est dcisif de ne pas en rester lchelle locale. Il est indispensable de faire des liens entre mouvements toutes les chelles, y compris les plus globales, par exemple pour sopposer aux drives du systme financier mondialis.

    Cest pourquoi jai essay de re-conceptualiser le capitalisme dans un sens plus large que lconomie dans For an expanded conception of capitalism[6] . Lide est de suggrer un cadre interprtatif qui intgre ce qui est de lordre de la reproduction afin de faciliter ltablissement dune cartographie des luttes, rapprochant les acteurs de combats qui parfois se conoivent comme loigns, incitant ce quils se situent dans un mme ensemble et ce quils renforcent leurs liens.

  • JLL : La critique que vous avez formule tout lheure de liaisons dangereuses entre fminisme et nolibralisme nest-elle pas avant tout base sur le fminisme du Nord ? Comme le notent Isabelle Gurin, Madeleine Hersent et Laurent Fraisse dans louvrage Femmes, conomie et dveloppement[7], des initiatives de femmes au Sud tentent plutt de combiner protection par laction collective et mancipation des participantes. Loin des liaisons dangereuses, en cho ce que vous dites sur le triple mouvement, y a-t-il un fminisme du Sud qui serait critique vis--vis des choix effectus au Nord ?

    NF : Dans lintroduction que jai faite Injusticias de genero en un mundo globalizado[8], je pose exactement cette question. Aujourdhui, ce qui se passe sur ce continent a un caractre exceptionnel. Est-ce que cela se traduit par un fminisme qui pratique une alliance indite entre mancipation et protection ? Je ne connais pas assez bien la situation pour en parler. Toutefois, il apparat que le souci de la protection sociale sy conjugue avec des aspirations mancipatrices dans diverses expriences.

    Il y a aussi une interrogation sur le mot de fminisme que le cas gyptien illustre. Certaines personnalits comme Nawal El Saadawi se revendiquent comme fministes. Elle a par exemple pris parti pour la destitution du prsident soutenu par le parti islamique et elle a approuv laction de larme. Elle soppose en cela des mouvements se rclamant par ailleurs du fminisme et venant de lislam comme dautres sont venus du catholicisme ou du judasme. Ce pari risqu dune compatibilit avec la religion est ainsi assum par certains courants. Il y a donc une diversit des fminismes, mais il y a galement beaucoup dinitiatives de femmes, parmi lesquelles certaines sont dans la ligne dun fminisme classique insistant sur lgalit des droits et dautres nadoptent pas ce rfrentiel. Est-ce quil y a dans ces mouvements fminins des aspects fministes mancipateurs ? La question est approfondir.

    En tout cas, le fminisme est largement influenc par les cultures politiques dans lesquelles il est immerg. Individualiste et marqu par une vision librale aux tats-Unis sauf dans les annes 1960 o il sest diffus au-del de cette culture, rpublicain et laque en France o on pense plus lintgration que lacceptation des diffrences, le fminisme en Amrique du Sud procde de dmarches qui dpendent des pays et qui entranent des mlanges avec les cultures indignes ou le pronisme. Peut-on certains gards parler dun fminisme populiste ?

    dfaut de rpondre, on peut dire que le fminisme nest pas isolable dun sens commun plus large par lequel il est partiellement format, do limportance dinclure des dialogues entre fminismes.

    15 juillet 2014

    [1]

    The Great Transformation: The Political and Economic Origins of Our Time, Boston, Beacon Press, 1944. Traduction franaise chez Gallimard en 1983.

    [2]

    Publi dans : Quest-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La Dcouverte, 2005, 2e dition 2011.

  • [3]

    A.M. Sarria Icaza, Economia solidaria, accion colectiva y espacio publico en el sur de Brasil, Presses universitaires de Louvain, Louvain, 2008.

    [4]

    J.-L. Laville, (dir), Les services de proximit en Europe, Syros, Paris, 1992.

    [5]

    La Dcouverte, Paris, 2013.

    [6]

    Behind Marxs hidden abode. For an expanded conception of capitalism , New Left Review, n 86, mars-avril 2014, p. 55-72.

    [7]

    Ers, Toulouse 2011.

    [8]

    Carbonero Gamundi Maria Antonia, Levin Silvia, Injusticias de genero en un mundo globalizado, Ed. Homo Sapiens, Rosario, 2014.