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exemplaires n°0 revues exemplaires . . . . . . . . . . . . . . . . . 03 Eric Watier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 04 Leszek Brogowski . . . . . . . . . . . . . . . . . 06 Laurent Buffet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 09 Hubert Renard . . . . . . . . . . . . . 7, 8, 11, 13 Laurent Marissal . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14 Jean-Baptiste Ganne . . . . . . . . . . . . . . 18 Laurent Buffet /Sébastien Levassort . . 19 Eric Corne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21

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exemplairesn°0n’est pas une énième publication destinée à promouvoir l’actualité de l’art. Elle est un espace critique de réflexion sur la création artistique contemporaine et elle-même support de création artistique offert à des artistes et à des écrivains engagés dans une démarche réflexive impliquantdes modes alternatifs de production et de diffusion de l’art, ainsi qu’un questionnement sur les relations que celui-ci entretient avec l’institution artistique et la société.

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e x e m p l a i r e s n ° 0revues exemplaires . . . . . . . . . . . . . . . . . 03Eric Watier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 04Leszek Brogowski . . . . . . . . . . . . . . . . . 06 Laurent Buffet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 09Hubert Renard . . . . . . . . . . . . . 7, 8, 11, 13Laurent Marissal . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14Jean-Baptiste Ganne . . . . . . . . . . . . . . 18Laurent Buffet /Sébastien Levassort . . 19Eric Corne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21

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Revue exemplaires

exemplaires n’est pas une énième publicationdestinée à promouvoir l’actualité de l’art.Elle est un espace critique de réflexion surla création artistique contemporaine et elle-même support de création artistique offertà des artistes et à des écrivains engagés dansune démarche réflexive impliquant desmodes alternatifs de production et de dif-fusion de l’art, ainsi qu’un questionnementsur les relations que celui-ci entretient avecl’institution artistique et la société.

exemplaires désigne tout d’abord la revuecomme objet multiple, autrement dit : sapropre condition matérielle d’existence. Maisce titre fait aussi référence au mode d’exis-tence, lui-même multiple, des œuvres qui se-ront amenées à en occuper les pages. Lareproductibilité technique de l’art, générali-sée par de nombreux artistes des années1960, convient aujourd’hui encore à des pra-tiques qui entendent garder une relative in-dépendance vis-à-vis du marché.

exemplaires fait enfin et surtout appel à unenouvelle exemplarité de l’activité artistique, àune époque où l’art et le travail de l’art sontdésormais au cœur du fonctionnement de lasociété capitaliste, quand ils ne concourentpas plus simplement à la justifier. La récon-ciliation de l’art et de la vie, prônée par denombreux artistes d’avant-garde, semble au-jourd’hui achever de se réaliser dans unmonde où la créativité, l’autonomie, la libertéqui caractérisaient autrefois le travail de l’artpar opposition au travail aliéné, sont deve-nus les principaux mots d’ordre de l’activitésalariale. Cette situation, inconnue par lepassé, doit inciter les artistes et les critiquesà repenser l’art sur le mode de la différence,plutôt que sur celui de la convergence avec laréalité qui fut autrefois de mise dans lesdémarches artistiques les plus audacieuses.

exemplaires se présente ainsi comme unthéâtre des différences susceptible dedonner forme à d’autres réalités possibles.Le pluriel employé suggère évidement desexemplarités multiples : il ne s’agit pas dedéfendre un modèle unique, mais uneconstellation de singularités.

Si l’art n’est pas politique par les messagesqu’il véhicule, il ne l’est pas non plus en ce qu’il serait le lieu d’un « partage du sensible » au contrôle duquel procèdentdéjà les différents appareils de domination– mass-médiatiques, urbanistiques, etc.L’art est politique dans la mesure où il remeten cause les moyens ordinaires et aliénés deproduction du sensible. En cela, exemplairesentend donner l’exemple.

Laurent Buffet

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Force et idées de l’art. L’inachèvement du processus historique

« Peut-être le mythe de la nouvelle avant-gardene se constituera-t-il jamais1. » Zbigniew Dłubak

L’idéologie a d’abord été pensée comme unescience des idées ; elle est devenue par la suiteune fausse conscience : inconscient collectifou mauvaise foi. Aujourd’hui, tout est consi-déré sous l’angle de l’idéologie, car rien n’est« naturel » ; c’est l’acquis du structuralisme.L’idée même de la vérité a été emportée par cevertueux mouvement. Quel qu’il soit, l’artserait donc toujours porteur d’idéologies.Formellement, ce raisonnement est irrépro-chable, mais il rate quelque chose d’essentiel àla réalité de l’art, car se trouve omise ainsi laquestion de savoir par quel côté et grâce à quelprocessus l’idéologie fait irruption dans lespratiques ou les œuvres d’art. Une approchegénétique doit donc compléter la perspectivestructuraliste, afin de cerner ce qu’on pourraitdésigner comme processus artistique même.

Dans un article récent, « L’art qui est, l’art quipourrait être. Un objet qui explose entre lesmains du chercheur », je m’intéressais à ladouble perspective dans laquelle l’art apparaîtau sein de divers discours, selon qu’on parlede faits ou de projets. L’une est en particuliercelle des historiens puisqu’ils rendent comptede l’existant, l’autre est celle des artistespuisque l’art est pour eux une possibilité ou-verte. Ces deux perspectives sont dialectique-ment antinomiques et complémentaires l’unepar rapport à l’autre. En effet, Ad Reinhardt amontré que l’artiste moderne construit son arten rejetant tout ce qui a déjà été fait : « La tra-dition de l’art se présente comme un modèleantique-présent de ce qui a été accompli etqui n’a plus besoin d’être accompli à nouveau.La tradition montre à l’artiste ce qu’il n’a plusà faire. La “raison” dans l’art montre ce quel’art n’est pas.2 »

Divers outils conceptuels permettent d’ap-

préhender ces deux objets qu’on a pris l’ha-bitude de désigner d’un seul et même mot« art ». L’artiste évoquerait alors la distinctionentre l’art et la culture (Carl Andre3), entrel’« art interrogatif », qui cherche des « lieuxalternatifs », et l’« art affirmatif », exposé dansdes lieux « officiels » (Hubert Renard4) ou encorel’art en tant que recherche et l’art en tantque « art star », système institutionnalisé devedettariat (Peter Downsbrough5), etc. ; le phi-losophe, lui, insisterait sur la distinction entrela réalité, Realität, et l’effectivité, Wirklichkeit(Hegel), et le psychanalyste – à sa suite – entrele réel et la réalité (Lacan) ; Paul Ricœur sou-ligne le double langage de la psychanalyse,d’un côté la force sauvage du désir, de l’autreune structure interprétative des symboles.Le sémioticien désignerait cette dualité enparlant tantôt d’un signe vide (une œuvre quivient d’être produite) et tantôt d’une surinter-prétation (une œuvre entièrement assimiléepar la culture), et le sociologue d’art expéri-mental et d’art traditionnel. Le philistin, enfin,parlera de « n’importe quoi » là où l’artisteparle d’art, et d’art là où il conviendrait deparler plutôt de marchandise de luxe ou depatrimoine. Et cetera. Il est clair que le vocable« art » peut servir à désigner deux expériencesfoncièrement différentes l’une de l’autre.

Dans un cas, il s’agit d’un simple fait deculture : une/un œuvre d’artiste a trouvé saplace et sa signification dans l’espace socialqu’il/elle stabilise plutôt qu’il ne l’excite ou nele bouleverse, en contribuant à réaffirmerl’ordre établi qu’il/elle symbolise et sanctifie.C’est ce qu’on appelle couramment le high artet dont on dit aujourd’hui qu’il n’est pluspossible sans le sponsoring ; le possible n’estrien d’autre ici que l’inscription dans cetordre. Quant à l’art comme projet, il n’estcertes pas encore un fait, mais il n’est paschimère, car il est une pensée tombée dans lasphère de la réalité : pièce ou pratique. Leprojet mise sur le possible qui est commel’hypothèse de la réalité à venir. Les impres-sionnistes ont beau avoir été anarchistes,l’usage qu’on en fait depuis plus d’un siècle

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correspond à l’incarnation même de l’artapprécié par les bourgeois, qui fait exploserles marchés, tandis que les « Incohérents » oules « Hydropathes », leur contemporains,restent toujours en marge de l’histoire et desinstitutions de l’art.

L’art au sens propre du terme est le processusconduisant du projet d’artiste au patrimoineculturel. C’est le processus artistique propre-ment dit, dans lequel il convient de distinguer,précisément, structure et genèse. Le processusartistique ne consiste pas seulement à doterl’art, œuvre ou pratique, d’un sens, c'est-à-direà l’inscrire dans le discours public. Du pointde vue du sens, Duchamp est aujourd’hui en-tièrement apprivoisé par le discours autorisé ;il peut être cité à l’appui de tous les propossur l’art, y compris les plus réactionnaires.Mais le processus artistique est également unedynamique qui produit des effets sur la réalité.C’est le travail de l’art : prise de cons-cience,inspiration qui suscite de nouveaux projetsd’art, voire de nouvelles lois politiques, inter-dictions de la censure, vandalisme et jusqu’àprovoquer des émeutes (songeons encore auximpressionnistes). Du point de vue de sa force,l’œuvre de Duchamp continue sans doute àincliner le cours des choses.

Kraft und Bedeutung (Georg Misch), noétiqueet noématique (Edmund Husserl), genèse etstructure (Lucien Goldman), etc., seuls de telsmodèles duals permettent de prendreconscience de l’ensemble des facteurs du pro-cessus artistique et des cas de figure multipleset complexes qui peuvent se présenter en sonsein : œuvres conformistes conçues d’embléepour des musées (l’« avant-garde » d’aujourd’huiqui fonctionne comme un nouveau acadé-misme), œuvres qu’on mettait au musée pourleur enlever la force provocatrice et lesprotéger contre la destruction (le vandalismeau temps de la Révolution), lutte des artistespour la reconnaissance de leurs idées (lessurréalistes dont la philosophie avait la forcede bouleverser l’ordre social), etc. De telsmodèles permettent également de cerner le

processus artistique proprement dit, c'est-à-dire le passage de l’art comme une pure forcesubversive et un signifiant vide à l’art commeun instrument d’idéologies dont la surinter-prétation permet l’inscription dans le discoursofficiel. En effet, le processus artistique unefois achevé, l’art est devenu le patrimoine.Mais aujourd’hui l’espoir est permis que, pourcertaines œuvres ou pratiques du moins,celles que le discours et les institutions offi-ciels ont du mal à récupérer, ce processus nes’achève jamais. C’est croire que l’histoiren’est pas terminée. « L’art se sont les ressourcesgrâce auxquelles l’art s’achève6 » (Carl Andre).

Leszek Brogowski

1-Zbigniew Dłubak, « Desymbolizacje », [1978],

catalogue d'exposition Desymbolizacje. Zbigniew Dłubak, Łódź,

Muzeum Sztuki, octobre/novembre 1978, s.p.

2- Ad Reinhardt, « Twelve Rules for a New Academy » [1957], in

Art-as-Art. The selected writings of Ad Reinhardt, ed. by Barbara Rose,

Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1991, p. 204.

3- Voir : Carl Andre, « Art is what we do. Culture is what is done to

us », in Cuts. Textes 1959-2004, Cambridge, MIT Press, 2005, p. 30.

4-Alain Farfall, Des Illusions, ou l’invention de l’art, livre conçu et mis

en pages par Hubert Renard, Rennes, Éditions Incertain Sens,

2008, § 7, p. 20-21.

5- « Peter Downsbrough, une présence discrète. » Propos recueillis

par Patrick Bougelet, Denis-Laurent Bouyer et Yves Brochard à

Bruxelles le 7 avril 1990 », Sans titre, n° 10, avril-juin 1990, n. p.

6- Carl Andre, note sans date reprise in Cuts, op. cit., p. 32.

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Le nouvel esprit du philistinisme

« Chaque homme est un artiste ».

Cette phrase célèbre de Joseph Beuys apparaîtaujourd’hui comme une banale description dela réalité du monde social. L’avant-garde qui alongtemps cru œuvrer à l’effondrement ducapitalisme se découvre désormais commesa principale pourvoyeuse de rendements.Cette thèse défendue dès 1976 par le socio-logue américain Daniel Bell ; reprise en partiepar son compatriote Christopher Lasch ;

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a fait l’objet, en France, de deux études appro-fondies au tournant des années 2000 : Portraitde l’artiste en travailleur : métamorphoses du ca-pitalisme de Pierre-Michel Menger, et surtoutLe Nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanskiet Eve Chiapello. Mais alors que Bell pouvaitpointer les contradictions persistant entre lesnormes imposées par une sphère de produc-tion encore régie par l’héritage puritain – etdonc fidèle aux origines du capitalisme,selon Max Weber − et celle de la consomma-tion nouvellement consacrée à un hédonismetransgressif − dont Bell attribue précisémentl’initiative à l’avant-garde culturelle −, les sociologues français ont plus récemment sou-tenu que ce glissement de paradigme concernedésormais aussi la sphère du travail. D’aprèsces auteurs, de nombreux liens existent entreles principes régissant l’activité artistique etceux qui gouvernent aujourd’hui le monde del’entreprise : l’autonomie, l’inventivité, la mo-bilité, le refus des hiérarchies qui ont long-temps distingué l’artiste du travailleur, aupoint de le faire apparaître comme une figureexemplaire de l’émancipation sociale, sont de-venus les mots d’ordre incontournablesdu système de production. En étudiant lalittérature de management, Boltanski et Chia-pello ont démontré que cette coïncidencen’est pas le fait du hasard : la « critique artiste» qui, dans les années 1960, trouva un largeécho au sein la société, aurait ensuite étésciemment récupérée afin de servir à la mo-dernisation du capitalisme. Que l’on envisagecette évolution sous l’angle d’un déterminismeculturel qui s’exercerait sur la sphère écono-mique, ou bien sous celui du matérialismehistorique qui soutient un rapport de consé-quence inverse, le résultat est sensiblement lemême : l’art se voit aujourd’hui soupçonné decomplicité avec le néolibéralisme, voire d’enêtre la principale source d’inspiration.

Constat pour le moins paradoxal, répétons-le,lorsqu’on considère combien la contestationdu capitalisme a structuré l’ensemble duchamp artistique depuis la seconde moitié duXIXe siècle.

Le journal Le Monde titrait récemment : « AZurich, Google est aux petits soins pour sessalariés afin de doper leur créativité1». L’articleexpliquait notamment que la généreuse en-treprise offre à ses employés un cinquièmede leur temps afin qu’ils se consacrent à desprojets personnels. Le calcul est simple : dansun monde où l’inventivité est la source prin-cipale de richesses, un travail sans exigencede rendement immédiat s’avère pour finirbeaucoup plus rentable qu’un travail ac-compli sous la contrainte. Les idées nouvellesqui émergent de ce libre usage du temps et desmoyens de production finissent évidemmentdans l’escarcelle de l’entreprise. Même laperruque, ce petit chef-d’œuvre d’insubordi-nation ouvrière, s’est institutionnalisée pouraffermir la ruse de la raison capitaliste qui adécidément perdu toute limite.

La plupart des artistes de profession accueil-lent cette situation avec gratitude − celle ducancre auquel le maître reconnaît soudaind’inestimables capacités. Ne sont-ils pas aprèstout les nouveaux héros de cette société duprofit qui les avait trop longtemps reléguésdans ses marges ? Depuis que François-HenriPinault voit en Dada le précurseur du génierebelle qui anime son esprit d’entreprise2, lestroublions subventionnés par le Ministère dela culture lorgnent en direction du secteurprivé. Les plus cyniques revêtent alors lecostume de l’artiste-entrepreneur, grossièrecontrefaçon de celui qu’endosse depuis trenteans l’entrepreneur-artiste.

Plutôt que d’abonder dans son sens, ne fau-drait-il pas davantage s’interroger sur laréelle convergence entre l’usage que le néo-libéralisme fait des notions d’ « autonomie »,de « créativité », de « liberté », et celui qui a ac-compagné les pratiques artistiques à l’époquemoderne et contemporaine ? A y regarderde plus prêt, il semble bien que, en ce do-maine comme en bien d’autres, notre sociétés’éprenne de simulacres. Car si l’aliénationa certes changé de forme, elle n’a toutefoispas perdu de son efficace, et s’est même peut-

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être renforcée depuis que le « capitalismecognitif », selon l’expression de Yann Moulier-Boutang, croit trouver dans la réalité de l’artle ferment de son propre développement.Les travaux du philosophe Axel Honneth ontmis notamment en évidence le processus d’ «autoréification » qui gouverne désormais lesrapports de l’homme à l’institution salariale,en montrant comment le travailleur contem-porain est incité à faire siens les sentimentsqu’attendent de lui ses employeurs. Un exem-ple caractéristique de ce phénomène estdonné avec l’entretien d’embauche, où la de-mande économique du candidat est insidieu-sement sommée d’en passer par l’expressiond’une adhésion aux prétendues « valeurs » del’entreprise. L’homme contemporain se croitautonome dans l’exacte mesure où il s’appro-prie les désirs qu’instille en lui le système deproduction – et non plus seulement celui deconsommation, comme on l’a longtemps cru.On comprend dès lors pourquoi les anciensétagements hiérarchiques sont désormais ob-solètes : quel besoin y aurait-il d’émettre desordres dans un monde où les sujets ont tou-jours déjà anticipé les demandes qui leursont faites ? A ce titre, il est pour le moins significatif deconstater que Menger s’est surtout intéressé àla carrière du comédien pour développer sesanalyses, métier qui, plus que tout autre, donneprise à ce processus d’autoréification de ma-nière souvent pathologique – via les désirs duproducteur, du metteur en scène et surtout dupublic.

Mais que penser des artistes d’avant-garde,ceux qui méritent ce statut par le fait d’avoir suse soustraire aux demandes de la société,pour inventer réellement autre chose ? Entrecette liberté qui trouve en elle-même ses pro-pres conditions d’existence, et celle pro-mise par le néolibéralisme qui n’en estjamais que la contrefaçon, passe la frontièrequi sépare le sujet moderne, tel que l’a définila philosophie des Lumières, du sujet post-moderne, qui affirme sont autonomie dans

l’exacte mesure où il se trouve assujetti à laplus parfaite hétéronomie. Les artistes d’avant-garde ont été rares, certes, mais c’est pourtanteux qui ont fait cette histoire du modernismedont le néolibéralisme croit pouvoir s’inspirerà si bon compte.

Je verrais volontiers dans ce phénomène defalsification l’émergence d’un nouvel avatardu philistinisme, lequel ne consiste plus àconvertir les œuvres d’art en objets de pro-motion sociale ou en passe-temps consomma-bles, selon la distinction faite par HannaArendt dans La Crise de la culture, mais àenvisager le style de vie artiste comme uncomportement servant à favoriser le dévelop-pement global du capitalisme. A ce titre,Fredric Jameson reste en deçà de la réalitélorsqu’il décrit le postmodernisme commel’intégration de la production esthétique à laproduction de la marchandise. Car le postmo-dernisme subordonne l’art à l’économiemarchande dans l’exacte mesure où le systèmeéconomique prétend emprunter l’essentielde ses prérogatives aux habitus qui régissenttraditionnellement le petit monde de l’art.Comme je l’ai dit, beaucoup d’artistes s’ac-commodent de ce mensonge. Quelques autres– ils sont toujours aussi rares – résistent. Ils continuent à croire – et bien souvent leprouvent – que la pratique artistique peut demeurer l’expression d’une vraie liberté.C’est à eux que s’adresse, aujourd’hui encore,cette phrase de Theodor W. Adorno : « C’estparce qu’il n’existe aucun progrès dans lemonde, qu’il en existe un dans l’art ; il fautcontinuer »3.

Laurent Buffet

1- Le Monde, mardi 18 mai 2010.

2- Je fais évidemment référence à l’avant-propos, signé par

François-Henri Pinault, du catalogue publié, en 2006, par

le Centre Pompidou, à l’occasion de l’exposition sur le dadaïsme.

3- Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, traduit de l’allemand par

Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 1982, p. 276.

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ULTRA PEAU, PRINTEMPS 2006, PALAIS DE TOKYO. Durant mes flâneries dans les expositionsparisiennes, je pratiquais – jusque là avec unbonheur travaillé – l’oubli. L’expositionULTRA PEAU n’eût laissé aucune trace, si unephrase lue dans un magazine n’avait retenu mon attention. L’une des participantes évoquait

établis

ULTRA PEAU fut com-mandité par l’entreprise BEIERSDORF NIVEA.

Ici de nombreux artistes participent, maismon motif se limite à l’oeuvre produite par lePavillon, laboratoire de création du Palais deTokyo, invité par le sponsor à agir dans ses mursen étroite collaboration avec les salariés. Le directeur du marketing de Nivéa, rencontrépar Pierre Kupferman journaliste à la Tribune,témoigne : -

Les artistes distribuent un questionnaire auxtravailleurs : Comment selon vous, des artistespeuvent-ils changer le cadre de travail chezBeiersdorf ? puis passent une journée sur place.Le fruit de l’intervention est l’aménagementd’une piscine-pelouse au siège de l’entreprise àSavigny-le-temple près de Melun. Au palais deTokyo un diaporama montre les artistes au tra-vail. On nous prévient : il appartient aux employésd’activer ce processus qui n’est pas une œuvre.

M A Q U I L L E R L I N H A R T

Ange Leccia

cité par C. Moltisanti,

"secrets de fabrication"

Beaux-Arts Magazines,

mai 2006

Robert Linhart, l’établi, 1973

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ACTION : mesurer l’écart entre le discours et l’œuvreDu sondage mené par les artistes auprès des salariéspeu de réponses sont médiatisées, l’une d’ellem’arrête : chez nous le cadre pour le travail est déjàbien Nous n’avons rien à désirer sauf d’avoirnotre travail demain. Peut-être emmener mon chat.extrait de réponse. op. cit. Après une dernière visite, jetéléphone à la responsable de la communicationpuis à une déléguée syndicale CGT du site...E N T R E T I E N T É L É P H O N I Q U E

AVEC LA RESPONSABLE DE COMMUNICATION

DE L'ENTREPRISE BDF NIVÉA

Painterman : - Pourrais-je rencontrer les salariés participant à l'intervention des artistes au sein de votre entreprise ?Service Communication de Beiersdorf : - Les artistes

ont surtout travaillé avec nous…

P : - Le débat d’idée n’eut pas lieu entre… ?S. C. B. : - Les artistes ont travaillé à partir des questionnaires

distribués aux employés. Des salariés les ont rencontrés

dans le cadre de nos animations culturelles…

P : - Vous organisez des animations culturelles ?S. C. B. : - Oui, pour les volontaires…

P : - Peut-on venir voir l’œuvre ?S. C. B. : - Impossible, elle n’est plus en place !

P : - Il est pourtant dit que l’œuvre était unprocessus à activer par les employés…

S. C. B. : - Oui c’est tout à fait ça, c’était une des

conditions, et l’œuvre devait être éphémère...

P : - Ce ne fut pas possible ?S. C. B. : - De toute façon, on le voit sur le diaporama, l’œuvre

fut réalisée sous la neige… Les transats n’ont pas supporté le gel.

P : - L’œuvre n’est restée que le temps des prises de vues photographique, elle n’a été conçue que pour l’image ?

S. C. B. : - …

P : - Les artistes ont travaillé avec les syndicats ? S. C. B. : - Non, pourquoi ?

P : - Ils veulent changer le cadre du travail, or c’est l’une des missions d’un syndicat...

S. C. B. : - Notre service était leur principal interlocuteur.

P : - Pourriez-vous me passer un délégué du personnel ?S. C. B. : - Repassez par le standard, vous comprenez bien que

je ne peux me faire la médiatrice de cette relation…

AVEC UN DÉLÉGUÉ SYNDICAL

DE L'ENTREPRISE BDF NIVÉA

Painterman : - Comment avez–vous perçu l’intervention ?Délégué Syndical CGT : - Bah, pffiou..

Painterman : - Et les salariés ?D. S. CGT : - Euh... vous savez, je peux pas vous dire grand-

chose, certains ont répondu au questionnaire, puis après on a

aperçu des transats pendant 3 jours, et pis voilà, c’était l’hiver...

Painterman : quel est le climat social dans l’entreprise ?D. S. CGT : Qui êtes-vous ? Un artiste ? Vous m’excuserez,

je dois retourner à mon poste, je travaille...

Comment selon vous, des artistes peuvent-ils changer le

cadre de travail ? La piscine sous la neige, impraticablepour les salariés, n’a été activée que pour l’image.Il s'agissait aussi de faire revivre cette tradition des établis…

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à qui l’on doit : agir contre l’obésité, Coca Cola S’engage ; - Leclerc, la nuit du millésime- M&M’s, savourez leplaisir d’être unique ; - Centre Pompidou-Metz,Bienvenue au centre Pompidou-Metz

peau, voyage sensoriel...

L’exposition est un succès récompensé. En 2007, l’Union des annonceursdécerne à NIVÉA son prix PHENIX,catégorie Relations Publiques pourl’opération menée par l’agence I&E,agence consultante en stratégie d’opinion

“NIVEA, considérée comme une marqueleader, complice, intergénérationnelle, adésiré enrichir son image sur son expertise“soin et beauté” de la peau, tout en étantirrésistible pour séduire de nouveaux publics.Revisitant ses propres codes de communica-tion, la marque a pris l'initiative d'uneexposition inédite et créative, Plébiscitée par le public, l'exposition ULTRA PEAU,p u b l i ca également permis de s'adresser aux jour-nalistes de la presse grand public et spécialisée(140 articles de presse couvrant l'exposition)et aux 1 100 personnalités du monde desarts, de la culture, de la beauté, de la santé,de la mode... présentes au vernissage.” (Union des annonceurs, prix Phénix 2007)

Ce type de projet (qui a d’ores et déjà ramené 49 000 personnes)

nous permet de constater que, quelquefois,

les entreprises et leurs marques

rassurent des publics qui ne viendraient pas

à l’art contemporain.Ce qui nous permet

d’assurer pleinement notremission de service public.

la directrice de la communication

du Palais de Tokyo

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l’art au secours du plan de restructurationAlors que je pensais avoir oublié cette exposition,je trouve dans un journal local Média Sénart, datéd’octobre 2006, un article éclairant où s’exprimentRené Van Duijnhoven. président du directoirede Beiersdorf France : — Après une période decroissance qui nous a vus progresser de 6 à 10 %

nous sommes confrontés à un très sévère reculdu marché de l’hygiène et de la beauté notre

de production de Savigny-le-Temple n’est plusutilisée qu’à moins de la moitié de sa capacité,cequi entraîne des coûts de fabrication très élevés etabsolument plus compétitifs Nous souhaitonsdonc revendre le site et un délégué syndical :— On a le sentiment depuis plus d’un an d’avoir étébaladés. On savait qu’il y avait de la réorganisationdans l’air mais on ne s’attendait pas à apprendrele projet en même temps que la presse. Durantl’hiver 2005-06, au coeur des rumeurs et du débutdes négociations un affichage électronique au siège accueillait les artistes : Beiersdorf : Bienvenue auxartistes du Palais de Tokyo.... Comment selon vous,des artistes peuvent-ils changer le cadre de travail ?— Nous n’avons rien à désirer sauf d’avoir notretravail demain... En février 2008 le journal Le Mondepeut titrer les Ex-Nivea n’ont plus peur des PME. Les287 ex-Nivea sont toujours en poste et n’ont perduque leur prime d’intéressement. En mai 2008, à laune de L’Express : un sondage Ce que les français re-prochent aux patrons. À l’intérieur, une publicité :BÉNÉFICES RECORD ! NIVEA FOR MEN POUR LES HOMMES QUI

VEULENT INVESTIR DANS UN BEAU PLACEMMENT : LEUR PEAU

Pour ne pas avoir à ternirl’image de marque

de cette société Nivea cherche un repreneur, voire un liquidateur, qui aurait comme mission de licencier le personnel et cela dans des conditions catastrophiquesTract cgt, 15 septembre 2006

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Samoupravljanje

Si Ben Vautier n’avait pas jeté cette boite à la mer, si avec dieu, écrit en toute lettre,comme à son image de diseur-faiseur -le Verbe-, il n’avait pas jeté à la mer l’idée même de l’art, nous n’en serions peut-être pas là. Massacre des illusions. Ce n’est pas le dieudéjà mort que l’on a noyé, mais l’art des déjà vivants-morts. Pas une épiphanie, ou alorsune bien trempée. Il n’y plus de prêtre, il n’y a plus de moribond. Il n’y a même plus de dialogue : chacun soliloque en son coin. On peut encore vouloir croire au grand pique-nique. À la réconciliation. À la triplement sainte communauté des artistes, commel’on voudrait croire encore au grand soir quand il n’y a que des petits matins. Zivjelo Bratstvo i Jedinstvo ! 1 La communauté des artistes ferait corps contre le grand extérieur, c’est elle quimaintiendrait la tradition, elle qui perpétuerait la possibilité de la représentation, elle qui,en tout lieu, en tout moment, continuerait à faire contre le non-faire ou bien même à défaire contre le surfaire (d’argent). Qui encore mangerait et boirait, et ferait du manger etdu boire des formes même de ce défaire. Ou bien même qui volerait aux moribonds leursnon-faire pour devenir auteur de leurs bassesses.

Et voilà la procession de premiers communiants, prêts à salir leurs aubes pour satisfaire àl’appétit du grand prédicateur. Ne savent-ils pas que l’Aube est déjà salie, qu’elle n’a plusses doigts de rose, que rien n’est plus signifiant, que rien n’est plus signifié. Il ne nousreste même pas la forme de l’insignifiance, elle n’en dira pas plus. Elle n’a jamais eu delangage, la belle muette, elle est en en-deçà, elle est avant même le prédicat. Dans une nuitpas même noire, juste avant cette Aube sans rosée, les voilà, tous ces vivants-morts, abstraits ou concrets, en tout cas gesticulant, et toujours prêts à en dire. Ça parle, toujours juste à côté. “Ça devrait être un peu plus comme-ci” ou bien “un peu plus commeça”. En tout cas juste à côté. Bien-sûr, plus de territoire, rien que des liens. Et puis despique-niques, toujours et encore des pique-niques.

La République géniale, au fond, pourquoi pas. Mais pas celles des soliloqueurs, celles desobjets eux-mêmes. Et puis, pas la République, non. Il n’y a plus de représentants et plusde représentés, non, il y a un vendeur et un acheteur. Alors l’autogestion, celles des objetseux-mêmes, celle des significations elles-mêmes. Tout ça dans une maison vide, oui, d’accord. Une maison si vide que je n’en aurai même pas le souvenir. Une villa vidée deses vivants-morts, de ses soliloqueurs. Pas de trace, mais ce qu’il y avait avant le prédicat.Samoupravljanje[2], c’est pas maintenant, c’est juste après, quand nous aurons quittés la maison, qu’elle sera vide enfin, que les choses seront libérées, qu’elles pourront s’organiser, qu’enfin il n’y aura plus de question de sens et de non-sens, qu’enfin seraachevée la valse des vivants-morts. Enfin oui, Smrt fasizmu, Sloboda Narodu ! 3, parce qu’iln’y a plus de signifiants et plus de signifiés, même pas la mémoire de cette danse, non,plus rien qu’un vendeur et un acheteur. Et qu’enfin nous serons en deçà, nous seronsjuste avant la prédication, alors que nous ne pouvons même pas le formuler, voilà doncqu’enfin “une rose est une rose est une rose”. De la liturgie et de la procession, de ladanse de Saint-Guy, il ne reste plus rien, puis le premier prédicat, celui de l’acheteur auvendeur : “Combien ? ”. Et tout à recommencer.

Jean-Baptiste Ganne, Bol (ljubav je), Août 2004

1- Vive la fraternité et l’unité !

2- Autogestion !

3- Mort au fascisme, Liberté au peuple !

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L’or est une chose merveilleuse ! Qui a de l’or peut faire tout ce qui lui plaît en ce monde. Avec l’or, on peut même faire entrer des âmes au Paradis.Christophe Colomb (cité par Marx dans Le Capital )

En 2003, à l’occasion de laFIAC, Sébastien Levassortexpose, dans l’angle formépar les deux cloisons d’unstand tenu par la galerie Bernard Jourdan, une œuvreintitulée Lingot x 2, composéed’un lingot d’or et d’un miroir adjacent qui en reflète l’image.Posé au sol, un tableau d’affichage fait office de cartel etrend compte des cotations journalières du kilogramme d’or. Le prix de l’œuvre (lingot + reflet) est lui-même indexé à cescotations, d’après une multiplication subséquente de leurschiffres par deux. La duplication du lingot sur la surfaceréfléchissante participe ainsi au redoublement de sa valeurmarchande.

L’usage de l’or comme étalonmonétaire intervient dans deuxœuvres significatives du XXesiècle. En 1961, Piero Manzoniscelle trente grammes de merdedans trente boîtes de conservequ’il échange contre des quantitéséquivalentes de métal précieux.Un an plus tard, Yves Klein vendseize « zones de sensibilité picturales immatérielles » contreseize lingots de dix grammes d’or fin, lesquels sont ensuitejetés pour moitié dans la Seine, le gain obtenu recouvrantalors en partie l’immatérialité des œuvres dont il procède.

Dans ces œuvres, la merde et le vide comme figures exem-plaires de la non-valeur se trouvent ainsi mis en équivalenceavec le parangon de la valeur d’échange que représente l’or ;ceci, par un recours à l’alchimie d’un pouvoir symbolique dontl’artiste est censé être le détenteur, et qu’il détient effective-ment dès lors qu’un acheteur en accepte les conditions.

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Ce que ce dernier acquiert,ce n’est pas tant de la merdeou du vide qu’un dispositifd’échange qui met en évi-dence l’acte de valorisationauquel il participe par cetachat. Acte tautologique s’il

en est, qui se prend lui-même pour objet tout en légitimentl’autorité de l’artiste, y compris lorsque celle-ci, comme chezYves Klein, se cache sous les dehors d’un mysticisme vague-ment taoïsant proclamant l’extinction de l’égo créateur.

Dans Lingot x 2, l’or n’intervient pas comme monnaie, maiscomme objet d’échange, supplémenté d’une plus-value acquise par son simple dédoublement dans le miroir. Enl’occurrence, ce n’est pas tant l’artiste que le dispositif situa-

tionnel et plastique qui est àl’initiative du procès de valorisa-tion : situé dans un lieu identifié− et fonctionnant réellement −comme une instance de mar-chandisation de l’art, l’œuvremime le procédé canonique dela mimésis pour ramener leprétendu désintéressement du

regard contemplatif qui est censé lui échoir à son infrastruc-ture économique. Lingot x 2 apparaît ainsi comme l’image paradigmatique du procès de valorisation de l’art. À uneépoque où la valeur artistique d’un objet est strictement pro-portionnelle à sa valeur monétaire, l’illusio artistique s’y trouvemontrée pour ce qu’elle est : un moyen d’enrichissement.

Lingot x 2 n’a pas trouvé acquéreur. Je la tiens pourtant pourl’une des œuvres les plus significatives de ces dix dernièresannées.

Laurent Buffet

Lingot

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E X P O S I T I O N

Régulièrement nous ouvrirons nos colonnes à une exposition, qui aborde nos problématiques sous un autre angle. Pour ce numéro, Eric Corne a la parole.

UM BARQUINHO DENTRO DE UM ENORME OCEANO1

L´exposition au Musée Berardo de Lisbonne, Pra quem mora lá, océu é lá 2, confirme la force synthétique et proliférante de l´œuvre desdeux artistes brésiliens, Os Gemeos, et leur capacité à mixer lesmediums afin de créer des installations poétiques toujoursen empathie avec la condition humaine. S´ils bénéficient d´unegrande réputation de la communauté du Street art, ils sont commele californien Barry McGee, de ces artistes contemporains interna-tionaux qui échappent à tout cloisonnement. Artistes du chaos-monde, ils traduisent avec acuité les chocs des cultures dans cequ´ils ont de plus excitants et d'ouverts. Leur art échappe à touteclassification : il est né du métissage culturel de la rue au musée, dela culture populaire à l’art contemporain.

Dès la fin des années 1980 en roller, les deux frères Gustavo etOtavio Pandolfo, connus sous le nom d’Os Gemeos, ont parcouru lamégapole de Sao Paulo. Avec leurs graffitis, ils ont réanimé les mursde béton de cette mégapole minérale, exubérante et dure de 22millions d’habitants, ils y ont convoqué leur imaginaire entre rêve etsortilège, fantaisie et critique sociale. Mais dans leur peinture murale(car c’est de cela qu’il s’agit avant tout), ils ont assemblé lesformes en apparence contradictoires de la culture hip-hop du graf-fiti avec les modèles folkloriques des communautés primitives si diverses au Brésil. Ils ont aussi retrouvé l’efficacité de la peinturebrésilienne des modernistes comme Tarsila do Amaral, Alberto da Veiga Guignard, Candido Portinari ou Alfredo Volpi.

La peinture d’Os Gemeos a repris là où elle avait été interrompue àla fin des années 1950, en effet au Brésil comme dans de nombreuxpays, la figuration a posé problème car elle était trop souvent con-fondue avec le réalisme socialiste et la critique sociale qu’elle auraitpu transmettre. Au contraire d’un art abstrait, celui de l’Expression-nisme abstrait, devenu la vitrine d’une Amérique du Nord triomphanteet libérée de toute influence européenne. Dès les années 1960, apparaît sur les murs, dans la rue du graff politique. Il préfigure laculture hip-hop, venue du Bronx à New York pendant la guerre duViêt-Nam et dans le contexte de crise sociale du début des années1970. Ainsi, spontanément et intensément s’est révélé un art dugraffiti, entre writers et peintres figuratifs, réalisé dans l’urgence desstyles éclatés et des codes. Ces graffitis, hors de tout circuit artis-tique conventionnel, dans la clandestinité voire le vandalisme, avecleurs incidences sociales et revendicatives ont saisi l’espace publicde la ville, marqué des territoires. Originaire des ghettos noirs, cetteculture urbaine (Graffiti, Rapp, DJing, Break dancing) s’est répanduedans le monde entier. Le hip-hop au Brésil et particulièrement à SaoPaulo est déterminé par les inégalités sociales et raciales.

Venus du Street art, Os Gemeos, avec leur style onirique, lyrique etromantique envahissent aussi les cimaises des musées, des bien-nales et des galeries du monde entier. Chaque projet est alors pensécomme une installation mêlant des peintures réalisées directementsur le mur ou sur des toiles et des sculptures (guitares primitives,figures humaines, voitures, maison…). Os Gemeos font unedistinction rigoureuse entre ces champs d’activité. Si leur « action »dans la ville relève de la rapide clandestinité, d’une décision per-sonnelle d’intervenir à tel ou tel endroit, leur intervention est différentequand ils sont invités à faire « exposition » dans un musée ou une ga-lerie. Ils réalisent alors un projet élaboré et veulent saisir la tridimen-sionnalité du lieu.

Dès l’entrée, l’exposition Pra quem mora lá, o céu é lá, au muséeBerardo, dévoile un univers totémique étrange et enchanté. Le murde la première salle est recouvert d’instruments de musique : guitares, enceintes… objets métamorphosés par la peinture enmasques. Sur les côtés d’une batterie, deux guitares électriques sontreliées à un ampli. Le public peut s’en saisir et créer sa cacophonieou son harmonie, savante ou populaire. Cette installation monu-mentale souligne aussi que la musique est l’expression émotionnellede la culture brésilienne, de son riche métissage des traditionsmusicales fondatrices: amérindienne, ibérienne et africaine. Cetteprofusion d’instruments et de formes, si propre à l’art d’Os Gemeosest à rapprocher du mouvement culturel et musical né en 1994 àRecife, le Mangue Beat, mêlant les éléments traditionnels et popu-laires à la musique électronique. Os Gemeos pour les arts visuelscomme le Mangue Beat pour la musique synthétisent une expres-sion contemporaine qui est celle du collage, du mixage, du mélangedes genres, nécessaire pour créer de nouvelles formes artistiques etculturelles.

La seconde pièce de l’exposition est une mise à plat d’un village, lesmosaïques de portes sans issue se prolongent aux cloisons desmaisons. Monde Intérieur et extérieur se superposent. Les habitantssont peints en suspend sur cet univers instable. Articulations descènes où le poétique croise la gravité avec la représentation depersonnages chétifs, de ces pauvres recroquevillés sur eux : figuresfantomatiques et permanentes au Brésil. Deux maisons surplombentcet ensemble pariétal et renforcent le sentiment d’apesanteur et derêve. Perturbation d’espace, abstraction vue de haut comme cesvilles survolées où rien ne s’entend, vue d’en haut, avec ces femmeset ces hommes délaissés, de leur expropriation du monde. Aucentre des deux cloisons, posée là sur le sol, se présente une autremaison d’où s’échappe une musique planante. À l’intérieur visiblepar une porte entrouverte un unique divan et une lampe à la lumièrebleue qui irradie l’espace en se réfléchissant sur les cloisons recou-vertes de miroir. Elle conclut l’ensemble de l’installation en une ouverture sur l’infini et l’immatériel, Pra quem mora lá, o céu é lá.

Les installations d’Os Gemeos sont autant de métaphores de pas-sages désorbités, de trouées vers l’imaginaire. En cela les deuxfrères, Gustavo et Otavio Pandolfo, sont les messagers des habitants des favelas où la couleur c’est l’honneur — elle recouvreles murs de ciment, de bois ou de carton, de toile ou de papier,matériaux de leurs incertaines maisons, assurément. Les roses fluos,les orange cadmium, les bleus électriques, les verts cinabre, lesjaunes soleil en grands pans de couleur inondent et éclairent leurshabitats, elle les protégent. Le trop neutre blanc, le gris solitaire et lamisère s’oublient.

Eric Corne.

1- Une barque dans un énorme océan. Réponse d’Os Gemeos pour décrire leurpropre style lors d’une interview dans Lost art, mai 2003. www.lost.art.br2- Pour qui vit là, le soleil est là, Exposition Musée Berardo, Lisbonne, (17 Mai - 19 septembre), commissariat Eric Corne

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