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NEMIROVSKY Clément L3 humanités Explication de texte : P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, chap. 3, p. 144-145  et 147, Paris, Seuil, 1997 Bourdieu achève ses Méditations pascaliennes en 1997, soit vers la fin de sa carrière ; c'est l'occasion pour lui de rassembler les concepts qu'il a avancé et de faire réflexivement le point sur le fait de tenir un discours visant le vrai, de manière à dégager les présupposés d'un tel discours et leur constitution. En critiquant l'idée d'une raison universelle, Bourdieu prête le flanc aux accusations de relativisme, qu'il renvoie dans son livre à une tentative de conservation d'un monopole de la vérité par les intellectuels. Lui-même se présente comme fuyant l'intellectualisme pour énoncer des faits objectifs. Dans ce contexte, Les Méditations pascaliennes apparaissent plutôt comme une œuvre polémique, ce qui semble contradictoire avec des ''méditations'' ; c'est justement le sens de l'ouvrage de pointer ce paradoxe : ceux qui se prétendent réfléchir à l'universel dans une situation de retrait du monde ont malgré tout une position dans la société, et leurs réflexions n'échappent pas à leurs conditions de production. C'est après les chapitres consacrés à cette position faussement universelle, « scolastique » que se situe notre passage, alors que Bourdieu aborde la partie positive de sa thèse, la constitution historique de la raison. Plus précisément, le texte est dans le sous- chapitre « des points de vue institués », qui étend l'arbitraire du discours du monde social dans la 1

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Explication de texte : P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, chap. 3, p. 144­145 et 147, Paris, Seuil, 1997

Bourdieu achève ses Méditations pascaliennes en 1997, soit vers la fin de sa carrière ; c'est l'occasion pour lui de rassembler les concepts qu'il a avancé et de faire réflexivement le point sur le fait de tenir un discours visant le vrai, de manière à dégager les présupposés d'un tel discours et leur constitution. En critiquant l'idée d'une raison universelle, Bourdieu prête le flanc aux accusations de relativisme, qu'il renvoie dans son livre à une tentative de conservation d'un monopole de la vérité par les intellectuels. Lui­même se présente comme fuyant l'intellectualisme pour énoncer des faits  objectifs.  Dans  ce  contexte,  Les  Méditations  pascaliennes  apparaissent  plutôt   comme une œuvre polémique, ce qui semble contradictoire avec des ''méditations'' ; c'est justement le sens de l'ouvrage de pointer ce paradoxe : ceux qui se prétendent réfléchir à l'universel dans une situation de retrait du monde ont malgré tout une position dans la société, et leurs réflexions n'échappent pas à leurs conditions de production. C'est après les chapitres consacrés à cette position faussement universelle, « scolastique » que se situe notre passage, alors que Bourdieu aborde la partie positive de sa  thèse,   la constitution historique de la raison. Plus précisément,   le  texte est  dans le sous­chapitre « des points de vue institués », qui étend l'arbitraire du discours du monde social dans la 

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formation des   idées.   Il  a  deux  thèmes,  puisqu'il  propose  de mettre  en  relation   la  société   et   la conscience.

Toute la question est justement de déterminer pourquoi ils se rejoigneraient dans une même logique : soit on considère que le social subit les perturbations des intérêts originaux des individus et dans une large mesure antagonistes, qui lui sont absolument étrangers et menacent sa stabilité, soit au contraire c'est l'intérêt qui structure en premier chef le tissu social, un intérêt dans le jeu social permettant aux intérêts égoïstes de s'exprimer selon des règles sociales. Pour Bourdieu, les configurations sociales objectives sont conditionnées et conditionnent une logique compatible de l'intérêt subjectif. L'individu conçoit selon ses conditions sociales d'existence un intérêt spécifique pour elles, qui en retour pérénise ce contexte social. Ce texte est porteur d'un enjeu, il est porteur d'une  vision  normative  de   l'homme,   qui   tente   de   faire   l'économie  du  mythe   d'un   être   social, naturellement porté à coopérer, en le remplaçant par l'idée d'un mécanisme historique caché à la conscience et incorporé, qui explique l'adhésion à la logique sociale par la transformation d'une libido biologique en un intérêt pour le jeu. Ce faisant, Bourdieu investit son entreprise réflexive d'une lourde responsabilité ; la prise de conscience épistémologique de ces phénomènes est le début d'une prise plus grande sur notre propre vie.

On peut distinguer trois moments argumentatifs dans ce texte : D'abord, Bourdieu s'attache à l'examen des effets de ''l'engloutissement'' de l'individu sur sa subjectivité, à travers l'exemple de la disposition esthétique (du début à « caractérisées par ces propriétés ») : il faut voir jusqu'à quel point   la  conscience  s'investit   inconsciemment  dans   la   société   selon une   logique sociale   :  cette adéquation   se   loge   depuis   le   regard   même,   actif   dans   l'appréhension   du   monde.   Ensuite,   de « Comme le champ artistique » à « mérites de la discussion », Bourdieu généralise le mécanisme introduit par son exemple spécifique en déployant les concepts nécessaires à sa thèse, qui saisissent comment cette intériorisation est possible ; c'est la nature même de notre interaction avec le monde social qui la conditionne et l'impose sans possibilité d'échappatoire. Enfin, de « l'illusio n'est pas de l'ordre des principes » à la fin, Bourdieu tire les conséquences de sa thèse à la fois pour l'individu et pour   le   champ   social.   Parce   que   l'intérêt   pour   le   champ   est   inaccessible   à   toute   discussion, intériorisation inconsciente de la logique de l'environnement social, sa cohérence est assurée.  

Avant de faire appel à un dispositif conceptuel lourd, Bourdieu emploie un exemple, celui du champ artistique. Ce choix n'est pas hasardeux : le domaine de l'art est peut­être celui que l'on considérerait le plus volontiers comme le lieu d'expression des originalités individuelles. Or, En le considérant de l'extérieur, Bourdieu bat cette conception préréflexive en brèche et la ramène à une réalité sociale toute différente, celle d'une détermination sociale du point de vue esthétique. Il se place   d'emblée   en   observateur   de   la   formation   des   idées   partagées   par   un   champ,   le   champ artistique en l'occurence. On peut voir deux temps dans ce premier moment argumentatif, dont le premier   est   d'abord   la   présentation  d'un   contexte   spécifique  à   la   formation  des   idées   dans   le domaine de l'art ; on peut voir deux étapes dans ce temps : d'abord Bourdieu se place dans un champ non réflexif, mais hors la conscience, pour replacer l'individu dans son contexte social, celui de la disposition esthétique. On pense toujours en fonction d'un donné social ; avec un exemple pratique, renvoyant à une réalité sociale, il renvoie les préoccupations artistiques de l'individu non à sa propre ''sensibilité'' mais à la société qui le ''dispose'' à avoir un certain regard et tenir un certain discours sur les objets esthétiques. Le terme de disposition signifie que les conditions objectives d'existence de l'individu dans un tel champ lui font intérioriser des inclinations à percevoir, penser, 

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faire, selon certains principes dont il est inconscient. Dans ce champ particulier, pour comprendre pourquoi la disposition esthétique est intériorisée par les individus, il faut prendre en compte à la fois le champ lui­même, mais aussi ses produits, les œuvres auxquelles l'individu doit confronter son regard. Leur influence est tout aussi « tacite » : en tant qu'individu participant, la survie ou du moins l'appartenance à ce champ artistique est conditionnée par les réflexes de perception, d'action, et même de sensation que l'on doit acquérir. La ''sensibilité'' artistique par exemple, un certain goût du beau n'est qu'un critère d'appartenance au champ, auquel l'individu doit se soumettre tacitement, sous   couvert   d'une   force   artistique   objective   des   œuvres.  La  disposition   esthétique   peut   donc sembler relever d'une expression particulièrement ''pure'' de notre subjectivité, par la relation que l'on entretient avec le champ artistique. Dans une deuxième étape, Bourdieu introduit l'idée que le regard disposé par le champ spécifique de l'art emprunte des voies d'investigation et de formation d'idées nouvelles inscrites dans le paradigme du milieu donné ; dans le champ artistique, entendu comme la configuration des relations objectives des positions occupées par les individus (ou des institutions), les œuvres d'art elles­mêmes disposent du regard du participant au champ : des scènes épiques peintes sur de grandes toiles par exemple ont à  une époque imposé à l'observateur une certaine idée de ce qui était de l'art et ce qui n'en était pas, en quelque sorte les œuvres s'intitulent œuvres d'art dans le milieu donné, il y a une exigence du milieu qui impose au regard une certaine manière  de considérer   les  objets   spécifiques  au  champ.  Dans   le  champ,   l'individu  occupe une position déterminée,  et  il  emprunte des voies prévues par le champ pour acquérir  une position dominante ou subir un déclassement ; tout cela détermine son goût artistique. Cette disposition du regard   appréhendant   l'œuvre   est   donc   déterminée   par   le   champ   et   ses   objets.   Celui   qui n'appartiendrait   pas   au   champ  mais   qui   appartiendrait   par   exemple   au   champ  économique  ne comprendrait  pas l'art  mais ne verrait  dans les œuvres que leur aspect matériel,  ou leur valeur mercantile. Il y a une exigence du milieu qui impose au regard une certaine manière de considérer les objets spécifiques au champ.

Cette disposition est si profondément ancrée dans le regard subjectif, que celui­ci reproduit, réactive, nourrit activement, par automatisme, les catégories du champ artistique. Bourdieu précise en quoi le regard est soumis à ces automatismes, toujours dans le contexte social de l'art. Il s'agit, maintenant que le phénomène a été cerné, de l'expliquer. Le réflexe du regard accompagnant la disposition  à  aborder   l'objet  artistique  comme une œuvre  d'art  est  un peu  le  prolongement  du consensus sur ce type d'objet propre au champ à l'intérieur du regard.   cette compétence a deux facettes, qui sont internes au regard. La force illustrative de l'exemple est de pointer ce qui semble le   moins   pertinent   à   interroger,   le   regard,   et   l'intuition   d'immédiateté   qu'on   a   de   son fonctionnement. Antérieur à toute approche ''naîve'' de l'objet observé, un principe spécifique au champ commande les processus mentaux d'appréhension du monde, et plus précisément de l'objet esthétique, enjeu primordial du champ artistique, selon un découpage prédéfini par ce champ. La catégorisation des objets spécifiques procède tout autant par analyse que par synthèse. Le résultat est l'organisation d'une vision du monde concordant avec l'organisation du champ, et irréductible à lui   :   « d'autres   principes   de   construction »,   obéissant   à   la   logique  d'un   autre   champ,   seraient incompatible   avec   le  mode   d'appréhension  propre   au   champ  esthétique.   Ainsi,   le   principe   de pertinence   spécifique   au   champ   artistique   pourra   provoquer   le   rapprochement   d'œuvres   d'art présentant  une  esthétique   foisonnante,   faite  de  courbes  sous   l'étiquette   ''baroque'',   tandis  qu'un principe spécifique au champ économique par exemple les jugera sans rapport en se fondant sur les matières   utilisées.  En  évoquant   ces   automatismes,  Bourdieu   refuse  de  marquer   nettement   une séparation entre le corps et l'esprit, le regard esthétique ou autre processus cognitif. La frontière est 

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poreuse, car l'individu est avant tout un corps situé dans un espace social et interagissant avec lui. La part de pensée vraiment  ''pure'', rationnelle, disparaît, puisque ce que l'on appelle ainsi a été conçu par un corps, nécessairement situé dans un milieu spécifique, et sollicité par le ou les champs dont il fait partie. En fait, au niveau de la subjectivité, cette compétence inculquée de l'extérieur directement   dans   la   manière   d'appréhender   l'objet   esthétique   est   la   condition   d'un   sentiment esthétique sincère de l'individu, qui se sent en harmonie avec ses pairs dans le champ, ayant eux aussi intégré cette disposition et cette compétence.

Si l'exemple de la disposition esthétique est pertinent pour comprendre ce que l'individu doit au   donné   social   dans   l'exercice   de   sa   subjectivité,   il   s'agit   maintenant   de   préciser   en   quoi l'inculcation tacite des exigences du champ peuvent se mettre en place et affecter ainsi l'individu.

De   « comme   le   champ   artistique »   à   « mérites   de   la   discussion »,   Bourdieu   investit conceptuellement   la   question   de   la   cohérence   du   champ   à   l'aune   du   rôle   de   la   conscience individuelle   dans   le   champ.   Il   lui   faut   en   effet   déterminer   si   l'on   peut   se   détacher   de   cet investissement dans le champ facilement, à volonté, depuis l'intérieur du champ, ou si c'est ce qui fait   justement  du  champ ce  qu'il   est.  On peut  voir  deux  temps  dans   l'argumentation   :  dans   le premier, qui va jusqu'à  « par l'appartenance même », il  introduit  le concept de doxa, dont nous allons   voir   qu'il   permet   de   généraliser   l'observation   de   la   contribution   des   dispositions   à   la constitution   des   champs   comme   mondes   signifiants.   Il   s'agit   ici   d'un   des   fondements   de   la sociologie bourdieusienne, qui permet d'expliquer que l'on a jamais autant l'impression d'être plus libre que dans le champ qui structure nos dispositions, et explique un aspect primordial de la nature des champs, leur passage nécessaire par l'intérêt individuel. C'est dans cette optique que le terme de doxa est introduit. Il ne s'agit pas d'une idéologie commune, car les présupposés partagés par les participants   au   champ   sont   à   un   niveau   préréflexif   dans   l'individu.   Ces   croyances   rarement explicitées   sont   le   socle   d'une   conception   du   monde   grâce   à   laquelle   l'individu   éprouve   un sentiment  d'aisance,  de  connu,  ce que Bourdieu  appelle   le  « cela­va­de­soi »,  qui  explique  que l'intégration dans le champ se fasse sans un effort conscient et répété pour suivre ses normes. En fait, Bourdieu ne parle pas ici de tous les champs mais seulement des « univers savant[s] » ; cela s'explique par le fait que Bourdieu reste dans l'optique de la démonstration de l'historicité de la raison.   Il   entend  donc  par   ce   terme   les   champs  valorisant   le  plus   l'exercice  de   cette   raison   : scientifique, artistique, champ de la recherche, etc. Les esquisses guidant l'ajustement au champ sont  à   la   fois   cognitives,   elles   sont   très   concrètement  une  utilisation  particulière  de  capacités cérébrales, fonctionnant comme un muscle inconscient qu'il agit selon des dispositions spécifiques, et évaluatives, en ce qu'elles déterminent le regard à une hiérarchisation des priorités, toujours en fonction du champ. Après avoir avancé  la  doxa  comme concept explicatif de l'intériorisation de schèmes inconscients facilitant l'orientation de la subjectivité dans le champ social, Bourdieu se voit obligé de préciser en quoi ces présupposés sont inconscients.

En le faisant, il aura montré et expliqué la relation inconsciente de détermination entre le donné  social du champ et la subjectivité  individuelle. Pour cela, il va faire appel, de « L'illusio comme adhésion immédiate » à  « mérites de la discussion », à  un autre concept, celui d'illusio. Comme   on   l'a   vu,   le   concept   de  doxa  appelle   la   justification   du   caractère   non   réflexif   des présupposés impliqués par l'appartenance au champ. C'est en ce sens que va la définition de l'illusio 

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dans   le   texte   ;   « adhésion   immédiate »,   hors   d'atteinte   de   toute   saisie   par   le   discours   et   le raisonnement.  Pour   la   fonder,  Bourdieu  décrit   un  cercle   :   parce  que   ces   présupposés   et   cette conviction dans la valeur des enjeux sont une condition de leur propre discussion, c'est­à­dire que la prise de conscience ne peut se faire qu'à l'intérieur du paradigme lui­même, l'adhésion préalable aux principes à discuter est inévitable, ce qui provoque l'inocuité de la discussion portant sur eux. En fait, Bourdieu prouve par cet enchaînement que l'illusio est du social incorporé au point que l'on n'a pas à faire d'effort conscient pour s'intéresser au jeu social. La discussion représente déjà une prise au sérieux du champ, puisqu'on prend la peine de discuter de ses enjeux. Il faut avoir intégré la  doxa  du champ pour l'exposer à  la conscience, et cette intégration la lui soustrait,  avec pour résultat que l'individu a l'impression que son intégration à un champ n'est pas la conséquence de son destin social, mais d'une capacité humaine innée d'adaptation.

Bourdieu a expliqué comment il était possible que le milieu social détermine la subjectivité, parce qu'il est impossible de vivre sans un certain nombre de croyances spécifiques au(x) champ(s) dans le(s)quel(s) nous sommes pris et incorporées en nous à l'état inconscient. Il lui reste à tirer les conséquences   de   cet   investissement   de   l'individu   :   c'est   le   moment   de   préciser   en   quoi   cet investissement est un phénomène social régulateur. 

D'abord, on peut voir que la régulation est envisagée sur le plan de l'action individuelle, et ramenée à un autre niveau à une participation à l'illusio. Le fait que l'illusio ne soit pas explicitée mais en quelque sorte vécue par l'individu dans sa dimension quasi corporelle est une conséquence radicale de la conception bourdieusienne de l'agent social, dimension dont l'individu ne saurait se défaire. De plus, il y a l'idée qu'une tradition stabilise le champ, sous le poids des conventions non remises en question et intériorisées par les participants (« parce que l'on a toujours fait ainsi »). L'illusio serait du côté de la conservation de l'organisation du champ. Est­ce à dire qu'il faut voir l'individu comme un automate, rouage inconscient des champs sociaux,  tournant pour satisfaire un vague désir arriviste ? Sans aller jusque­là,  Bourdieu fait valoir ici que l'on doit nécessairement vivre selon un donné social, qui rend impossible la pensée purement rationnelle, l'exercice d'une voix désincarnée et posant des thèses universelles. L'adhésion de fait à l'illusio détermine le corps et la pensée, les actions et le bagage de présupposés associés au champ.

Ce degré minimal et primordial d'investissement est ensuite abordé dans ses conséquences en tant qu'il est partagé obligatoirement par tous les participants au champ donné : d'une part, les luttes entres individus pour les positions dominantes au sein du champ, inhérentes à   la logique sociale selon Bourdieu, ont pour condition que les individus partagent la même conception des enjeux pour lesquels ils luttent et soient pareillement convaincus de l'intérêt de la lutte. La croyance partagée dans l'enjeu du jeu est donc la condition et le moteur de la logique des champs, qui oriente les efforts individuels dans une optique sociale. D'autre part, les révolutions subversives du champ qui   participent   d'une   des   stratégies   d'acquisition   d'une   position   dominante   sont   limitées   et forcément   partielles,   jamais   radicales   au   point   de   faire   table   rase   du   champ   spécifique   qui conditionne   l'intérêt   pour   la   lutte   elle­même.  L'exemple   de   l'hérétique   sous­entend   l'idée  d'un combat   de   l'orthodoxie   conservatrice   du   capital   symbolique   et   de   l'hétérodoxie   cherchant   à subvertir partiellement les règles du jeu, de manière à bénéficier d'une position plus favorable. Le terme hérétique a deux sens ; le premier est le plus commun, il est à replacer dans la bouche des 

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NEMIROVSKY ClémentL3 humanités

tenants de l'orthodoxie, et désigne tout déviant à la doctrine officielle. L'autre sens renvoie à un choix personnel de vie ; Ils représentent les points de vue des deux partis en lutte dans tout champ, mais renvoie à   la même réalité   :   l'intérêt  qu'un individu porte à  un enjeu religieux spécifique, disputé avec le même intérêt par les possesseurs de ce capital spécifique. Le champ inclut donc l'horizon d'attente des participants et leur laisse une marge de manœuvre limitée pour exercer leur énergie.

De cette limitation du champ, on en arrive à une limitation des prétentions de la raison à l'autonomie,   dans   l'individu   nécessairement   intéressé   au   sein   de   son   milieu   social   particulier, conditionnant préréflexivement la formation des idées. De « Aux questions sur les raisons » à la fin, Bourdieu  achève  donc  de   répondre  à   la  question  de   savoir   si   les   conceptions  et   les  vues  des individus sont en opposition avec un ordre social par la négative. Le sociologue émet des réserves quant à la valeur des raisons que les individus donnent à leurs actes, puisqu'il a établi que leur intérêt inévitable pour le champ les guidait dans les bornes inscrites dans le champ lui­même, de manière inconsciente, non analytiquement. C'est pourquoi « l'engagement viscéral », incorporé, est indécelable  quand on  essaye  d'en   rendre  compte   rétrospectivement   :   tant  que  l'on  participe  au champ, sa logique propre prévaut sur les raisons conscientes.

D'un exemple précis, celui de la disposition esthétique, illustrant d'emblée l'alignement tacite d'un regard   ''subjectif''   avec   le   champ,   Bourdieu   développe   une   thèse   originale   qui   gomme   les distinctions   trop   nettes   entre   mécanisme   et   finalisme   par   le   concept   d'illusio,   par   lequel   on comprend que l'individu incorpore le champ social, entre en phase avec lui. Bourdieu en conclue une symbiose inconsciente du champ conditionnant l'illusio, illusio pérénisant le champ.

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