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Georg Lukács Musique La spécificité de la sphère esthétique Chapitre quatorzième, I Traduction de Jean-Pierre Morbois À Jacques Lederer, l’ami, le camarade, le disciple de Lukács, le musicien, pour son 82 e anniversaire.

Georg Lukacs Musique

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Ce texte est la première section du quatorzième chapitre de l’ouvrage de Georg Lukács : Die Eigenart des Ästhetischen.Il occupe les pages 331 à 401 du tome II, 12ème volume des Georg Lukács Werke, Luchterhand, Neuwied, Berlin, 1963, ainsi que les pages 310 à 383 du tome II de l’édition Aufbau-Verlag, Berlin und Weimar, DDR, 1981.

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  • Georg Lukcs

    Musique La spcificit de la sphre esthtique

    Chapitre quatorzime, I

    Traduction de Jean-Pierre Morbois

    Jacques Lederer, lami, le camarade, le disciple de Lukcs, le musicien, pour son 82e anniversaire.

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  • GEORG LUKCS, MUSIQUE.

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    Ce texte est la premire section du quatorzime chapitre de louvrage de Georg Lukcs : Die Eigenart des sthetischen. Il occupe les pages 331 401 du tome II, 12me volume des Georg Lukcs Werke, Luchterhand, Neuwied, Berlin, 1963, ainsi que les pages 310 383 du tome II de ldition Aufbau-Verlag, Berlin und Weimar, DDR, 1981.

    Note du traducteur. La thse essentielle de ce texte est que la musique, comme tout art, est une mimsis. Mais tandis que les arts littraires, plastiques, sont des mimsis directes de la ralit, la musique serait, quant elle, une mimsis des sentiments suscits par la ralit, la mimsis dune mimsis, une mimsis redouble. Lukcs utilise dans ce texte deux mots diffrents :

    Gefhl n sentiment m, motion f. Empfindung f sensation f ; fig. (Gefhl) sentiment m.

    Mme si les deux mots ont des sens trs voisins, il nous a sembl que la racine de Gefhl, le verbe fhlen tter, palper, sentir, renvoyait une motion plus directe, plus spontane, moins intellectualise que empfinden dans son sens figur : sentir, prouver, ressentir. Il nous fallait de plus diffrencier les deux mots et donc les traduire de manire diffrente, dans la mesure o Lukcs les utilise frquemment cte cte. Aussi avons-nous, aprs bien des hsitations, choisi de traduire Gefhl par motion, et Empfindung par sentiment.

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    Quatorzime chapitre Questions limites de la mimsis esthtique 1. Musique De nos jours, on conteste de toutes parts le caractre mimtique de la musique. Lvidence communment admise quelle nest pas une reproduction de la ralit va mme souvent tre prise comme argument principal contre la thorie de reflet en gnral. Comme nous allons essayer de le montrer dans la suite, ces raisonnements reposent thoriquement sur des pieds dargile. Ils se fondent, tout particulirement depuis lapparition des tendances expressionnistes dans lart, et bien plus tt encore au plan philosophique, sur le doute ou la ngation de lobjectivit du monde extrieur, sur la ngation que ses effets constituent la base des sentiments humains. Ils reposent principalement sur lacceptation dune prtendue opposition radicale entre expression et reprsentation. En isolant les ractions de la subjectivit de son environnement concret, ces philosophies et tendances artistiques les ftichisent en une totale autarcie, elles dforment et rtrcissent son expression en ce quelles la dtachent de sa base, de sa teneur authentique, et la rejettent dans une singularit 1 solipsiste o malgr toutes les gesticulations et boniments de lexpressionnisme au lieu daccentuer la ralit, elle doit exprimer son encontre un appauvrissement, un abandon en intensit authentique. Ce problme gnral de lexpression artistique subjective a dj t trait maintes reprises dans dautres contextes. Il suffit donc de rappeler brivement le rsultat final de ces rflexions, savoir que

    1 Partikularitt: La Partikularitt doit tre distingue de la Besonderheit,

    selon Lukcs lment mdian entre singularit et universalit, et catgorie centrale de lesthtique. Nous rserverons donc particularit la Besonderheit et traduirons Partikularitt par singularit . NdT.

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    lampleur, la profondeur etc. de toute expression dans la vie et dans lart dpend de lampleur et de la profondeur de ce monde qui est emmagasin dans le sujet en tant que matriau rflchi et qui dtermine lexpression dune manire tant immdiate quindirecte. Que cette interaction entre reproduction de la ralit et raction affective son endroit ne soit pas de type mcaniste ne supprime en rien la tendance de fond qui simpose en elle. Une affirmation gnrale de ce genre ne peut videmment servir que dintroduction de principe lensemble des problmes de la musique comme mimsis, et nous allons devoir mettre concrtement en vidence les problmes rels dans les considrations qui suivent, le pourquoi et le comment de ce reflet lui-mme. Il faut encore remarquer ce propos toujours en introduction, pour complter historiquement les dfinitions philosophiques gnrales que, pendant des millnaires, la thorie des arts et en particulier celle de la musique la conue, avec une vidence qui ne paraissait ncessiter aucune argumentation, comme un reflet, et plus prcisment comme le reflet de la vie intrieure de lhomme. Un tel consensus ne peut naturellement pas lui seul tre invoqu comme preuve ; dans certaines circonstances, des erreurs peuvent perdurer pendant des poques entires. Mais il sagit ici de quelque chose dautre, et de davantage. Car la conception de la musique comme une varit particulire de mimsis souligne avec insistance dans la mimsis, avec une dialectique clairvoyante qui nest en rien surprenante chez les grecs, justement ce que la musique introduit dans lunivers de tous les arts, et en mme temps et indissociablement de cela ce qui la distingue deux, ce qui constitue sa spcificit. Il ny avait pour les grecs aucun doute que tout rapport humain la ralit, aussi bien scientifique quartistique, repose sur un reflet de ses caractristiques objectives. Les carts

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    intrinsques et apparents entre la musique et les autres arts nont jamais pu branler cette conviction. Dun autre ct, ils voyaient en toute clart que lobjet mimtiquement reproduit par la musique se diffrencie qualitativement de celui des autres types dart : cest la vie intime de lhomme. Th. Georgiades donne une analyse pertinente de cette conception du jeu daulos 2 dans la 12me ode pythique de Pindare : Cette musique, le jeu de flte, ntait en effet pas lexpression mme de laffect, mais sa reproduction artistique. La desse Athna tait si profondment impressionne par la plainte dEuryale, la sur de Mduse, quelle ne pouvait pas faire autrement que de la constater. Elle avait le besoin de confrer cette impression une forme solide, objective. Cette impression crasante, dchirante, de la souffrance se manifestant en une plainte, fut "reprsente" au moyen dun air de flte, ou mieux encore comme air de flte ( V.21.). La plainte a t transforme en art (), en savoir, en jeu de flte, en musique. Athna a pareillement compos cet air partir des thmes de la plainte ( : V.8.). Pindare fait la diffrence entre la souffrance et la dmonstration spirituelle de la souffrance. Lune, lexpression de laffect lui-mme, est humaine, elle est signe de vie, elle est vie elle-mme. Lautre en revanche, du fait quune forme objective est confre par lart la souffrance, est divine, est libratrice, est un fait spirituel 3. On voit l la maturit de la pense esthtique de lantiquit grecque. Tandis que de nombreux auteurs modernes souvent mme non-ngligeables par ailleurs confondent laffect avec sa reprsentation mimtique, ou tout au moins font purement et simplement driver lune de lautre, le saut qualitatif entre les

    2 Laulos (en grec ancien ) est un ancien instrument de musique vent

    compos de deux flutes. NdT. 3 Thrasybulos Georgiades, Musik und Rhythmik bei den Griechen., Hambourg,

    1958, p. 21.

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    deux constitue pour Pindare le fait essentiel. La reprsentation dans le mythe part justement de la mise en avant de ce bond : tandis que la mimsis de la douleur apparat comme une invention divine cependant que la douleur elle-mme est quelque chose de purement humain, toute confusion, tout mlange rciproque sont dun ct exclus demble, bien que de lautre ct, cette mme reprsentation exclue toute subjectivation et lve le divin , prcisment comme mimsis, comme reflet du fait de vie humain, au-dessus du quotidien humain ordinaire. Il nest pas sans intrt de constater que lide importante dAristote, savoir que ce qui est laid ou dsagrable dans la vie peut prparer mimtiquement une joie, se trouve dj chez Pindare. Il ne nous incombe pas de suivre en dtail lvolution de cette conception. Nous ne citerons donc que le passage bien connu de la Politique dAristote o est exprim dun point de vue purement philosophique ce caractre mimtique de la musique, avec son objet spcifique, sans aucune mythologie, o en mme temps ce qui nous occupera plus tard se trouvent dfinies les conditions spirituelles pralables, les consquences morales dun tel reflet : rien n'est plus puissant que le rythme et les chants de la musique, pour imiter aussi rellement que possible la colre, la bont, le courage, la sagesse mme et tous ces sentiments de l'me, et aussi bien tous les sentiments opposs ceux-l. Les faits suffisent dmontrer combien le seul rcit de choses de ce genre peut changer les dispositions de l'me ; et lorsqu'en face de simples imitations, on se laisse prendre la douleur, la joie, on est bien prs de ressentir les mmes affections en prsence de la ralit 4. On peut tranquillement affirmer que cette essence

    4 Aristote, Politique, Livre V (VIII dans ldition allemande), chap. V 6

    Traduction J. Barthlemy-Saint-Hilaire, Paris, Librairie Philosophique de Ladrange, 1874, pp. 278-279.

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    mimtique de la musique rptons le, jusqu un pass rcent et aujourdhui a t admis par toute lesthtique. Mme un reprsentant aussi minent du subjectivisme gnosologique et de lirrationalisme comme Schopenhauer fonde sa thorie de la musique, par ailleurs fantasmagorique et mtaphysique, sur son caractre mimtique. Lui aussi est conduit sparer ce quil y a de spcifique dans la mimsis musicale de celle des autres arts, sans mettre celle-ci mme en doute. Il dit ce propos : La musique nest donc pas, comme les autres arts, une reproduction des Ides, mais une reproduction de la volont au mme titre que les Ides elles-mmes 5. Ce qui nous intresse ici, ce nest pas le caractre idaliste de cette doctrine qui, tout fait comme la doctrine de Schelling 6, conoit la mimsis comme une reproduction des ides, corrigeant sur une base plotinienne limitation de limitation, hostile lart, de Platon, car pour le problme qui nous proccupe maintenant, cette diffrence ne pse pas lourd dans la balance. Il faut seulement mentionner que Schopenhauer, dans son expos dtaill, ne tire pas les consquences ultimes de son ide de fond, mais quau contraire, sous linfluence de la philosophie romantique de la nature, il rapporte les diffrents lments de la musique aux diffrentes tapes de lvolution de la nature jusqu lhomme comme leurs reproductions, ce qui pour le moins affadit la thse que nous venons de citer. Car ainsi disparat la mimsis spcifique de la musique, que les grecs avaient si clairement admise : celle de lintriorit en tant que telle, pas seulement de celle qui est forme simultanment par loccasion qui la dclenche, ou mme qui se limite donner forme au monde extrieur afin dvoquer par l lintriorit.

    5 Schopenhauer, Le monde comme volont et comme reprsentation, I 52,

    Traduction Auguste Bourdeau, Paris, Librairie Flix Lacan, 1912, p.269. 6 Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling (1775-1854), philosophe idaliste

    allemand. NdT.

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    Cest alors justement l que se manifestent les difficults proprement dites de la mimsis en musique. Pour trouver la bonne faon daborder le problme, nous devons avant tout nous confronter deux conceptions en apparence opposes, mais qui reprsentent cependant toutes deux le principe fondamental, conceptions qui rattachent directement la musique aux phnomnes naturels et cherchent la dduire directement deux. Si nous choisissons Herder comme reprsentant de la premire tendance, nous savons trs bien et ses vues que nous allons citer maintenant le montrent suffisamment nettement que le caractre purement humain de la musique ne lui a pas du tout chapp, mais quil a plutt cherch dduire celui-ci de prsuppositions gnrales en matire de philosophie de la nature, de la conception de lhomme comme pur tre naturel. Comme partout o le rle du travail, ses consquences sociales et psychologiques (je rappelle les systmes de contrle 2 et 1 7) est nglig, de laspiration en soi justifie dabolir la sparation mtaphysique tranche entre activit artistique et existence naturelle de lhomme, il nat un chaos de dfinitions confuses. Herder dit de ce problme dans son Kalligone : Donc, tout ce qui rsonne dans la nature est musique ; ses lments sont l, en elle-mme ; et il nest besoin que dune main qui les fasse sortir, dune oreille qui les coute, dune motion qui les peroive. Aucun artiste na trouv un son, ou ne lui a donn une force, quil navait pas dans la nature et dans son instrument ; mais il la trouv, et la fait rsonner avec une douce force 8. La confusion de Herder ne se manifeste pas seulement dans le fait quil revient aussitt sur sa thse

    7 Voir Die Eigenart des sthetischen, chap. 11, tome 2, p. 12, o Lukcs

    insre un systme de contrle 1, particulier, entre les rflexes conditionns (systme de contrle 1) et le langage (systme de contrle 2). NdT.

    8 Johann Gottfried Herder, Kalligone, Von Kunst und Kunstrichterei,

    Deuxime partie, Johann Friedrich Hartknoch, 1800, p. 154-155.

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    introductive paradoxale, mais aussi en ce quil opre ce recul sans en tre du tout conscient, sans remarquer quune oreille qui est en mesure dcouter la musique, un artiste qui lexcute, un instrument quil utilise, sont spars de la nature par un bond qualitatif celui de lvolution sociale sur la base du travail. Le fait aussi que le son de linstrument soit dtermin par des lois naturelles ne le diffrencie pas encore dautres produits du travail, alors que cest bien la conformit aux effets requis qui le diffrencie de tout phnomne naturel simple. De ce point de vue, dans la connaissance de lessence spcifique de la musique, de ses prsupposs, de ses moyens, le mythe de Pindare est philosophiquement bien suprieur la position de Herder. Mais on peut aussi aborder la musique, en philosophie de la nature, sous un autre aspect : celui de la considration de lessence, en opposition Herder qui en reste la superficialit sensible immdiate. Ce fut sans nul doute un norme exploit scientifique pionnier des pythagoriciens que davoir dcouvert dans les innombrables proprits de la chose le vecteur de sa connaissabilit scientifique. Sans pouvoir ici mettre en relief limportance et les limites de cette doctrine dont linfluence sur la philosophie de la musique stend des dbuts quon ne peut plus gure dcouvrir aujourdhui jusqu Kepler et la philosophie de la renaissance il faut encore dire que, dans son application directe aux phnomnes de la nature et plus encore la musique, se cachent aussi de grands dangers dont il nous faut aborder ici, au moins brivement, les bases de principes, en premier lieu naturellement parce quil sagit de chausse-trappes pour la thorie de la musique ; mais en corrlation cela, il est invitable daborder aussi quelques questions gnrales du rapport entre les mathmatiques et la ralit objective. Nous trouvons la premire objection de poids

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    contre la conception pythagoricienne du monde dans la polmique dAristote ; elle est troitement lie son rejet de la thorie platonicienne des ides qui se rattache assurment, sur de nombreux points, au pythagorisme. Comme pour les ides platoniciennes, Aristote rejette galement, pour les nombres et les rapports de nombres, toute existence indpendante lgard des phnomnes, pleinement autonome en soi, et dterminant causalement ceux-ci. Il est donc trs intressant quAristote relie ses rticences envers la conceptualit du nombre la mise en avant du rapport de nombres quil ne conoit pas comme une ide, mais comme une dtermination des objets lie la substance matrielle. Il dit : Je m'explique : si Callias est un certain rapport numrique de feu et de terre, d'eau et d'air, et s'il est aussi l'homme en soi, l'Ide sera le nombre de quelques autres objets ; l'Ide nombre et l'homme en soi, qu'en ralit ce soit ou que ce ne soit pas l un nombre dtermin, ne seront plus qu'un rapport numrique entre certaines choses ; ce ne sera plus un nombre proprement dit ; l'Ide, par cela mme, cessera absolument d'tre un nombre quelconque 9 . Naturellement, les rapports de nombres jouent dj un rle important chez les pythagoriciens, dans le Time de Platon. Mais la significativit de cette critique dAristote ne rside pas simplement dans le fait que le rapport de nombre atteigne cette importance significative, mais dans celui que la force mtaphysique des mathmatiques, du chiffr, du purement quantitatif va tre brise, quelle va tre ajoute la srie des diverses dterminations importantes de lobjet, comme une parmi dautres, que de ce fait, cela napparat pas comme lultime garant de la vrit objective, mais que cest plutt sa

    9 Aristote, Mtaphysique, Livre I, Chapitre VII, 45, Trad. J. Barthelemy

    Saint-Hilaire, Paris, Librairie Germer-Baillre, 1879.

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    vrit elle-mme qui doit tre mesure par les tats de fait de la ralit objective. Ce qui est simplement indiqu par Aristote prend sa forme concrte et sa place systmatique prcisment dfinie dans la thorie de Hegel de la mesure et des rapports de mesure. La grande uvre de Hegel consiste surtout dans lclaircissement des rapports rciproques entre qualit et quantit. Nous avons dj dans dautres contextes renvoy quelques uns des lments principaux de cette thorie, avant tout sur la donne originelle quest la qualit, et sur la quantit comme son dpassement, comme sa premire approximation de lessence. Pourtant, la quantit, en se dployant totalement et en faisant apparatre les dterminations qui lui sont immanentes, devenue mesure de lobjectivit sans perdre sa nature quantitative, sans cesser dtre lexpression de la caractristique et du changement quantitatif des objets intgre dans son propre dtermination la qualit auparavant dpasse : Certes, la mesure est une manire dtre extrieure, un plus ou un moins, mais qui, rflchie sur soi, constitue une prcision qui nest pas seulement indiffrente et extrieure, mais existe aussi en soi ; elle est ainsi la vrit concrte de ltre La mesure est le rapport simple du quantum lui-mme, sa propre prcision, la prcision qui lui est inhrente. Il sagit ainsi dun quantum qualitatif 10 . Comme unit de la quantit et de la qualit, la mesure est ainsi indissociablement rattache ltre des choses singulires, de leurs relations, de leurs lois, etc. Mais tout ce qui existe a une grandeur, laquelle fait partie de la nature mme de la chose ; cest elle que la chose doit sa nature et son tre en soi. 11 La mesure devient de la sorte une catgorie de

    10 Hegel, Science de la Logique, Logique de ltre, troisime section.

    Traduction S. Janklvitch, Paris, Aubier, 1971, tome 2. pp. 371-372, p. 376. 11

    Ibidem, p. 377.

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    lexistence ; toute trace de cette conceptualit , de ce flottement abstrait dans un royaume des cieux au dessus et au-del des objectivits concrtes que, comme nous venons de la voir, Aristote contestait chez Pythagore et Platon, a disparu de sa conception, de mme aussi que toute opposition ftichisante entre quantit et qualit qui est toujours plus fortement rpandue dans la pense contemporaine que lon pense par exemple Bergson 12. La mesure constitue ainsi le rapport immanent de deux qualits 13 . Plus les rapports complexes seront reflts dans la pense par ces dterminations, plus la reprsentation ne se limite pas simplement des rapports existentiels statiques, plus elle exprime les relations dynamiques selon les lois gnrales, et plus lunion indissociable de la quantit et de la qualit comme dterminations de lexistence se manifeste clairement en opposition aux ides platoniciennes. Des formes simples comme 2r ou r2 dfinissent dj la consistance, la qualit spcifique, lexistence pour soi du cercle en rapport avec toutes les autres lignes courbes, et Hegel se rfre bon droit, dans ses exposs ultrieurs sur la philosophie de la mesure et du rapport de mesure, aux acquis de Kepler et de Galile. La ligne nodale bien connue, dcouverte par Hegel, des rapports de mesure, la transformation de la quantit en qualit et vice-versa nest que lexplicitation dynamique-dialectique de cette relation interne fonde sur lessence de la chose de la quantit et de la qualit dont la catgorie logique de la mesure est le reflet idel. Mais ce nest quainsi que lon dfinit le rapport exact de la pense, comme connaissance de la ralit, ce monde du purement quantitatif qui a pris dans les mathmatiques sa

    12 Henri Bergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience, Paris,

    PUF, 1970. NdT. 13

    Hegel, Science de la Logique, op. cit., p. 385.

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    forme scientifique. Il est clair et cest en cela que se fonde sa grande force, fascinante, apparemment sans limite que la dialectique immanente, dans le dploiement des dterminits du reflet dsanthropomorphisant de la ralit, alors que son essence se trouve rduite ce systme de rapports quantitatifs et quun milieu homogne sui generis nat de cette rduction, peut exprimer les objectivits et relations entre les objets avec une prcision et une unit inatteignable par ailleurs. Il est mme possible dans certains cas que cette dialectique mette jour des ralits avant que des observations ou des expriences nen soient capables. Cela ne change cependant rien au fait fondamental que le critre de vrit de tout rapport de mesure mathmatiquement dfini reste la ralit elle-mme, c'est--dire la consistance qualitative du phnomne considr (au sens hglien que nous venons dindiquer). Le dploiement mathmatique immanent de laspect quantitatif du rapport de mesure donne certes des claircissements, en effet, sur une srie infinie ou en tout cas dapparence inpuisable de possibilits ; mais laquelle de celles-ci appartient en vrit la ralit objective, on ne peut pas le dcider par les moyens immanents des mathmatiques. Le fait dj que des formules physico-mathmatiques dimportance capitale comportent des constantes va clairement dans le sens de cette problmatique. La constante est naturellement, plus forte raison, de nature quantitative, mais cest prcisment par l que se manifeste pourtant la consistance tout fait spcifique du rapport de ralit concern, du caractre qualitativement particulier dune existence particulire, dune relation particulire, etc. Cest pourquoi Planck dit tout fait juste titre parlant de sa propre dcouverte en physique quantique : Cette constante, dans laquelle il faut voir un message mystrieux venu du monde rel nous contraint avec une insistance de plus en plus obstine, loccasion des oprations de mesure les

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    plus varies, lui faire un place en physique 14. Cest donc la ralit elle-mme qui, par la voie des mthodes dsanthropomorphisantes de la physique, choisit dans le nombre en apparence infini des possibilits purement mathmatiques ce rapport de mesure qui reflte adquatement, avec la meilleure approximation atteignable, une existence relle avec les qualits de son tre concret. (Quen loccurrence, la dduction et la formulation mathmatique du rapport de mesure obtenu de la ralit mme joue un grand rle, cela est vident, mais ne change ni gnosologiquement, ni mthodologiquement ltat de fait fondamental cit ici.) Si partir de l, nous nous tournons maintenant vers notre objectif proprement dit, la connaissance de ces rapports dans la musique, il faut alors souligner aussi bien ce qui vaut de la mme faon dans les deux sphres que ce en quoi elles se diffrencient fondamentalement lune de lautre. Ce qui est commun au plan de la mthode, Hegel la bien dcrit dans ses considrations que nous invoquons. Il dit de la musique : Chaque son isol ne reoit, lui aussi, sa signification que de ses rapports et combinaisons avec un autre et avec une srie dautres. Ce sont lharmonie et la dysharmonie qui constituent le ct qualitatif de ce cycle de combinaisons, ce ct reposant en mme temps sur des rapports quantitatifs qui forment une srie dexposants et correspondent aux rapports entre les deux rapports spcifiques que chacun des sons faisant partie de la combinaison reprsente par lui-mme. Chaque son isol est le son fondamental dun systme, mais il est aussi membre particulier du systme de chacun des autres sons fondamentaux. Les harmonies sont des affinits lectives exclusives, mais dont la particularit qualitative se rsout en se transformant en une progression extrieure, purement

    14 Max Planck : Initiations la physique, chap. 8, III, trad. Joachim du Plessis

    de Grendan, Paris, Champs Flammarion, 2013, p. 185. Trad. complte.

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    quantitative 15. Ainsi apparaissent l le mme couple quen physique du quantitatif et du qualitatif, leur passage rciproque de lun dans lautre, avec le maintien de lexistence propre et des possibilits de croissance, selon leurs lois propres, de chacun des deux composants catgoriels, avec naturellement toutes les consquences que ces mouvements peuvent avoir pour leur unit. De l, il faut dj tirer la consquence que mutatis mutandis, comme il faut tout de suite le montrer le critre de vrit pos ci-dessus vaut galement dans le domaine de la musique, savoir la prpondrance du vrai factuel sur le possible mathmatique fond de manire purement formelle. Lexactitude de cette analogie est facilement vrifiable. On sait bien que dans la thorie de la musique, les rapports de mesure des tons, quantitativement dterminables, sont systmatiquement ordonns de divers points de vue, et dduits de leurs rgles pour lexcution musicale. Sil y a un art dans lequel de telles rgles doivent tre prises au srieux, connues, vritablement acquises, cest bien la musique ; pas seulement elles, assurment, mais elles en premier lieu. Justement, la biographie des novateurs les plus significatifs montre quils ont toujours d passer par une telle cole pour tre mme de formuler musicalement la nouveaut dune manire artistiquement adapte, non-dilettante ; combien la ligne de dmarcation en gnral entre niveau artistique et dilettantisme en musique est trace de faon beaucoup plus stricte et rationnellement dmontrable que dans les autres arts. Dun autre ct, ce qui a t expos plus haut au sujet de la physique est galement valable ici : mme si cela nen reste pas du pdantisme, du tape lil, et si cest du point de vue du spcialiste thorique, non seulement juste, mais mme

    15 Hegel, Science de la Logique, Logique de ltre. Traduction S. Janklvitch,

    troisime section. Chap. 2 ; c) tome 2, Paris, Aubier, 1971, p. 404.

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    intelligent, original, etc., le strict respect des rgles de la thorie de la composition noffre encore aucune garantie de la cration, en loccurrence, dune uvre dart musicale substantielle. La thorie de la musique ne fournit que des possibilits, que des lois conditionnelles pour ainsi dire ngatives ; le fait que celles-ci aussi fixent pour la musique des limites spcifiques nous occupera ultrieurement. La transformation de la possibilit thorique en ralit artistique repose ici aussi sur le fait que celle-l se heurte une ralit que cette dernire est appele reflter et reprsenter mimtiquement. Nous sommes ainsi parvenus la diffrence dcisive, lopposition clivante des deux sphres du reflet : physique et musique, dans leur rapport aux mathmatiques. Cependant, nous ne pouvons encore noncer rien de concret sur la confrontation la ralit en musique avant que son objet, le quoi de son mode de reflet, ainsi que le rapport sujet-objet en musique qui dtermine le comment, ne soient suffisamment claircis. En loccurrence, nous sommes partis de la conception dominante ds lantiquit grecque selon laquelle lobjet du reflet musical est lintriorit humaine, la vie motionnelle de lhomme. Ici, tout ttonnement doit procder dune concrtisation. Directement et originellement, cette intriorit en tant que sphre relativement autonome de la vie humaine nexiste absolument pas. Elle est un produit de lvolution socio-historique de lhumanit, et nous pourrons voir que son accs la figuration et son dploiement montrent un paralllisme prcis avec lapparition et la floraison de la musique comme art autonome. Nous avons examin en son temps la relation entre travail et rythme, en nous appuyant sur les recherches de Bcher 16. Daprs lui, il fallait mettre en

    16 Karl Bcher, (1847-1930), Arbeit und Rhythmus, Leipzig, Teubner, 1899.

    NdT.

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    avant la fonction objective du rythme, ordonnant et de ce fait facilitant laccomplissement du travail. Si nous considrons maintenant ce phnomne sous laspect subjectif, nous voyons que cette diminution des efforts, lie laugmentation du rendement du travail, amne le dbut dune libration de lintriorit, de lexpression des sentiments qui accompagnent le travail, et ainsi de la vie motionnelle de lhomme global. De mme que dans le monde des ides de lhomme, laccroissement de la production du travail provoque une matrise accrue du monde extrieur, avant tout par les loisirs et limplication plus restreinte, ainsi permise, de lhomme dans le processus de travail, de mme il en est ainsi dans le domaine de lintriorit de la vie motionnelle. Si nous voulons maintenant regarder cela dun peu plus prs, il faut lencontre des prjugs modernes souligner le lien entre chaque acte de ressenti et le monde extrieur qui le suscite, le fait lmentaire que les ractions motionnelles humaines, originellement, dans leur nature, concrtement, c'est--dire avec loccasion qui les suscite, sont indissociablement lies au monde objectif environnant. Aussi peu quelles puissent inclure dexpressions concrtes sur lobjet qui les veillent, elles sont trs fortement lies dans leur contenu, dans leur intensit etc. ce qui les suscite ; Directement, il napparat aucun affect, aucun sentiment damour ou de haine, mais au contraire lamour ou la haine dune personne dfinie dans une situation dfinie. Quels que soient les nombreux points communs que peuvent avoir les affects les plus importants comme la peur ou lespoir, lamour ou la haine, etc., ils ont srement pendant de trs longues priodes exist et exerc leurs effets sous des formes concrtes extrmement diffrencies avant que les hommes nintgrent ces affects spcifiques en tant que tels sous une dnomination conceptuelle qui les runisse. Et il est vident

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    que cette subsomption conceptuelle verbale sous une des dfinitions unificatrices a t prcde par leur synthse, en fonction du ressenti, en groupes et sous-groupes dmotions apparents entre eux. Nous avons dj abord ce processus, auparavant, en traitant de la langue, de lexpression verbale du monde objectif, et indiqu la naissance trs tardive de telles gnralisations sensibles directes en apparence, comme le sont les couleurs. Que cette tendance volutive vaille davantage encore pour la vie intime est en soi clairant. Plus une langue est en effet primitive, et moins elle exprime directement et rsolument lintriorit, mais plus elle le fait au contraire par le dtour de la reprsentation de ce monde extrieur dans laquelle elle sveille et trouve son dploiement. Gehlen cite juste titre la formule de Madame de Stal sur lantiquit en opposition son poque : Les anciens n'auraient jamais fait ainsi de leur me un sujet de fiction 17. Comme nos connaissances remontant aux priodes les plus lointaines se rapportent des stades dvolution dj relativement levs, la consquence simpose nous que cette situation tait celle qui prvalait dune manire encore plus nette aux phases les plus primitives. Lveil, lorganisation, le passage la conscience (au sens le plus large du terme) des affects et des sentiments se produisent de ce fait dans la ligne de la mimsis et de ses effets sur ceux qui la pratiquent, la regardent, et lcoutent. Nous savons bien combien est important de ce point de vue aussi le rle que joue dj le rythme dans le procs de travail, que cest prcisment par lui que se produisent les dbuts de la libration de lintriorit qui nous intresse ici.

    17 Cit par Arnold Gehlen, Urmensch und Sptkultur: philosophische

    Ergebnisse und Aussagen, Francfort, Vittorio Klostermann Verlag, 2005, p.129. Germaine de Stal-Holstein, de lAllemagne IIe partie, de la littrature et des arts, Chap. XXVIII, Des romans. uvres tome III, Paris, Lefvre, 1838, p. 300.

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    Avec la mimsis, ces tendances connaissent une accentuation qualitative, en forme de bond. Daprs nos considrations prcdentes, nous savons dj quen loccurrence, la chose artistique ntait aucunement leur but originel, quelles sont bien davantage nes comme consquence ncessaire du mode magique dapproche de la ralit, de laspiration magique influencer, dans le sens souhait, les forces et les puissances agissantes caches qui rgissent la vie humaine, si ncessaire les liminer ou tout au moins les entraver. Le caractre artistiquement vocateur de la mimsis y nat partiellement comme un produit accessoire imprvu. Nous disons partiellement, car une certaine vocation est recherche et voulue dans la mimsis magique, sauf quil est du point de vue de la magie largement fortuit, que le caractre vocateur de la mimsis emprunte de plus en plus rsolument, au cours de son dveloppement, une voie esthtique. Les traits dcisifs pour nous de la musique comme mimsis de la vie intime de lhomme, des affects, des sentiments, etc. se dveloppent en consquence sous un voile magique, comme ressources pour ainsi dire techniques de fixation dobjectifs magiques, peu peu jusqu lautonomie de la sphre esthtique. Il faut l, demble, remarquer que son autarcie totale est le rsultat dune volution dune dure extrmement longue, que cela dure une trs longue priode avant quelle cesse dtre laccompagnement (proprement dit : lorganisateur esthtiquement dcisif) dautres modes de reprsentation mimtiques (de la danse, de la parole). Cependant, avant de pouvoir aborder ces formes pures qui sont les siennes ainsi que leurs conditions sociohistoriques, il nous faut regarder dun peu plus prs sa fonction originelle, car ce nest quensuite que la voie sera libre pour une comprhension vritable de ce quest proprement parler la mimsis en musique.

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    Pour parler tout dabord du rythme, nous sommes confronts trois sortes de phnomnes. Premirement les mouvements rythmiques dtres vivants, que nous avons dj mis en vidence dans le rgne animal ; ceux-ci sont des faits biologiquement fonds, peu importe quils reposent sur des rflexes non conditionns, ou sur des rflexes conditionns consolids qui facilitent ladaptation lenvironnement, rendent plus efficaces les ractions de lanimal concern son gard ; mais rapports la totalit de sa vie, il sagit l dpiphnomnes sans consquences essentielles. Deuximement, le rythme qui apparat dans le travail ; il porte en lui le sceau de ce bond qualitatif qui diffrencie le travail en gnral de toute raction biologique au monde extrieur. Cest prcisment par lui quest organis consciemment, dans lespace et le temps, un processus dans lintrt dun objectif fix par lhomme, de facilitation du travail ou daugmentation de son rendement. Laccent est mis sur lorganisation, car ce rythme nest plus un rythme naturel , mais un rythme artificiel qui nat de la synchronisation entre eux des mouvements utiles du point de vue du procs de travail, de leur succession dans le temps etc. et des tours de main les moins fatigants pour ceux qui travaillent. Le fait que lallgement de la ralisation du travail qui se produit par l dclenche des sentiments agrables est une consquence comprhensible, mais un produit accessoire du point de vue de la fixation objective du but. Certes, le caractre consciemment organis agit galement peu importe dans quelle mesure cest spontan ou conscient sur le sujet qui travaille, et en premier lieu, notamment, en direction dune accentuation plus rsolue du rythme par un chant daccompagnement qui, comme Bcher le souligne, navait probablement pas de texte au dbut et ne faisait quexprimer par des exclamations les sentiments refltant le travail en tant que tel. Les textes des chants de travail traditionnels les plus

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    anciens datent de priodes relativement plus tardives, dpoques postrieures la dissolution du communisme primitif, de celles de lesclavage. Pour viter tout malentendu, il faut remarquer quil est exclusivement question ici de lexpression verbale articule. Quavant dj, par exemple grce des instruments daccompagnement, le procs de travail en tant que tel ait pris une forme musicale mimtique concrte est indiffrent pour cette question. Le simple rythme de travail va donc ds prsent saccomplir avec des paroles articules, avec leur accompagnement musical, dans lesquels dj la position de lhomme global par rapport au travail spcifique considr, sa relation subjective la totalit de sa vie, aux conditions de travail, aux rapports de travail en gnral, apparaissent comme contenu de la mimsis des sentiments. Les transitions entre les deux tapes, qui ont t extrmement importantes pour lapparition de la mlodie et de lharmonie, ne sont que je sache pas connues. (Lauteur saisit galement cette occasion pour dclarer clairement quil ne peut pas lever la prtention davoir une comptence particulire dans le domaine de la musique et de son histoire.) La phase la plus volue du chant de travail montre donc dj les signes clairs de la troisime tape, celle du mimtisme dvelopp. Cet aspect est encore plus vident dans lautre domaine dapplication de la musique dans toutes les socits primitives, celui de la danse. La danse prsente en effet, ds le dbut, un caractre mimtique vident, et notamment comme reprsentation des activits les plus importantes de la vie de lhomme primitif (guerre, chasse, rcolte, etc.) Nous nous sommes dj, dans dautres passages, proccups en dtail de cette question ; notre attention soriente ici non pas tant sur la danse dont lessence comme mimsis ne mrite pas dexplication, que sur le rle de la musique dans sa nature vocatrice humaine, qui se transforme spontanment en chose

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    esthtique. Le fait important quil faut tout particulirement souligner ici, cest quune trs grande partie des actions mimtiquement reproduites dans la danse nappartient pas ce groupe de besognes qui, comme beaucoup de genres de travail, taient dj soumis dans la vie quotidienne une rythmisation. Quel que soit le rle important que peuvent jouer des habilets recherches par l, par exemple pour la chasse ou la guerre, les gestes appropris qui apparaissent dans ces domaines ne peuvent pas connatre dans la vie mme un ordre rythmique bien tabli et toujours rcurrent ; leur rythmisation qui se produit dans la danse est donc mimtique primaire, vocatrice mimtique, et pas dtermine par des objectifs appropris la technique de travail. Cette priorit du mimtisme concerne cependant aussi les procs de travail qui sont dj rythms dans la ralit (semailles, fauchages etc.) Car dans le travail mme prvaut naturellement la rgle selon laquelle chacun doit possder sa rythmique propre, issue de son genre spcifique ; il ne peut donc y avoir ni rapport rythmique entre des besognes diffrentes, ni passages, transitions rythmiques, des unes dans les autres, chaque procs de travail est isol pour des raisons techniques, et rythm pour lui-mme. Nous avons cependant dmontr dans une analyse prcdente de la danse, que chacun puisse-t-il englober de trs nombreux ensemble de gestes humains du point de vue de la commande sociale que pose la magie, doit former une unit. Dautant plus que, comme nous lavons galement montr en son temps, lobjectif magique lui aussi comporte en soi leffet vocateur, tout au moins comme lment indispensable, comme signe immdiat vident, dune certaine manire comme garantie motionnelle de laction dinfluence sur les puissances transcendantes. Il rsulte de tout cela une laboration mimtique musicale unitaire de chaque groupe de danse cohrent, par lequel sont poses dj rythmiquement des tches compltement nouvelles lgard

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    du travail ; non seulement mettre bout bout de manire unitaire des ensembles de gestes qualitativement diffrents les uns des autres et prservant leur diversit , mais les faire natre les uns des autres dune manire voquant des tensions et des dtentes, conduire ces rapports dynamiques vers une fin qui les consacre et y faire culminer lensemble. Il est clair que cet objectif qui dcoule encore directement de la magie et ne comporte pendant longtemps que des dterminations esthtiques spontanment inconscientes doit dpasser de loin le simple arrangement rythmique de gestes. En mme temps que doivent tre mimtiquement voqus les affects les plus divers, la musique daccompagnement qui, par laccompagnement et dans laccompagnement, organise la mimsis concrte doit elle-mme dvelopper en elle des lments mimtiques. Ce nest en effet que grce ceux-ci quun vnement mimtique peut tre men jusqu son dploiement interne complet, jusqu un ordonnancement ferme organiquement issu de limmanence. En naissent une mlodie et une harmonie qui sont des modes dexpression des sentiments accompagnants les vnements. La musique qui, en tant quart, nest pas encore parvenue la maturit dune existence autonome pour elle-mme, doit donc dployer en elle-mme ses dterminations les plus originelles afin de pouvoir figurer comme principe vocateur esthtique dans des domaines situs en dehors de son immanence. Cest dans la danse primitive que lon peut encore observer cela le plus nettement. Car mme sil subsiste, comme nous ltudierons plus loin en dtail, une corrlation encore plus profonde entre lart verbal et la musique, lvolution sociohistorique entrane ici, en mme temps, une sparation nette ; aussi la posie lyrique se dtache-t-elle peu peu de laccompagnement musical obligatoire, et la musique devient relativement tt capable dexprimer sans paroles des motions lyriques.

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    (Mentionnons encore lexpos de Pindare sur les mlodies daulos.) En revanche, la danse ne peut absolument pas exister non seulement comme principe, mais mme comme mode dexpression du loisir quotidien, sans cette fonction organisatrice de la musique. La musique elle-mme est en mesure de raliser une rupture pour autant par exemple que les modes de danse musicalement labors, avec la musique des temps modernes, se librent toujours plus des danses proprement dites et nutilisent celles-ci que comme prtexte pour lexpression dune certaine sensibilit motionnelle. Mais la danse ne peut jamais se sparer de la musique ; mme si elle a depuis longtemps cess dtre lincarnation mimtique de faits importants de la vie, comme cest encore le cas dans de nombreuses danses crmoniales paysannes, pour devenir un simple amusement dans la vie quotidienne, la base organisatrice quest la musique ne disparat pas. (Il nest pas encore question ici du problme de la qualit dune telle musique.) La danse des temps primitifs dont la relation la musique nous intresse prsent tait en revanche une mimsis des vnements les plus importants de la vie, de sa conservation et de sa prservation, de sa dfense contre des ennemis, etc. La fonction organisatrice de la musique ne pouvait de ce fait pas se limiter rgler rythmiquement des gestes rcurrents. Il lui fallait, par des hauts et des bas mouvements, des montes, des dclrations varies etc. dun vnement dramatique, mais muet, non seulement produire cet ordre guidant lvocation, mais en mme temps faire sexprimer avec une force vocatrice la charge motionnelle qui ne peut pas se raliser par le simple langage des gestes. Le fait bien connu quune telle liaison de la danse et de la musique apparaisse spontanment sans aucune conscience esthtique dans toutes les cultures primitives a des causes qui font

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    profondment partie de lessence de la chose. Car les gestes humains comportent certes en eux toute lintriorit, mais assurment pas encore passe au stade de larticulation. Cette intriorit, comme nous lavons montr plus haut, apparat dans la peinture et la sculpture qui la conoivent et la reprsentent dans sa pure visibilit, comme pure objectivit, indtermine bien quelle soit esthtiquement lgitime et indispensable. Llimination esthtique du cours de temps quaccomplissent les milieux homognes de ces arts, labolition parfaite du pass et de lavenir en un prsent sublim en ternit font natre une tension par laquelle la juste harmonie artistique entre une objectivit dtermine (visuelle) et indtermine (purement intime) et la ralit peut accder lefficience. Mme si les gestes expressifs restent tels quils sont dans la vie elle-mme, savoir des instants sans cesse mouvants, fugaces, surgissant dun futur anticip, disparaissant dans un pass remmor ou oubli ils ne peuvent jamais possder cette unification intense de lintime et de lextrieur que nous venons de dcrire. Lintriorit doit devenir une forme ouverte et articule afin que les gestes purs, lextriorit purement visuelle ne dgnre pas en absurdit. Quand les sourds-muets sont devenus fous , disait Hebbel de la pantomime dans un humour grinant. Dans la vie, ce rapport se rgule dune certaine faon de lui-mme. Naturellement, il y a toujours et encore des gestes sans expression verbale ; mais ceux-ci ont, dans la continuit de lavant et de laprs verbalement exprims, une place si nettement dfinie que lintriorit appartenant aux gestes accde delle-mme une expression claire, ou en cas dventuelle polysmie, se fonde de manire suffisante par le droulement et la situation. Il est superflu de parler ici de la mimsis dramatique puisquen elle, cette attitude est claire, sans plus. La situation est toute autre dans la danse. Il y est

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    tout fait impossible que lintriorit existant derrire les gestes courants sarticule en une expression verbale. Les faits historiques montrent que cette articulation se produit partout grce la musique accompagnant la danse, sa dramaturgie gestuelle. Nous avons mis entre guillemets le mot accompagnant car il sagit de quelque chose dautre quun simple accompagnement, de quelque chose de plus, qualitativement. Cela fait natre une cration mimtique unitaire dans lequel deux genres opposs de reflet fusionnent en une unit nouvelle : une visible et anime, reflet chorgraphique dvnements de la vie dans laquelle ces sentiments, appelant laction ou appels par elle, doivent ncessairement rester indtermins, et une mimsis musicale des sentiments concidant compltement avec celle-ci dans laquelle, tout aussi ncessairement, ses objets demeurent dans lindtermination. La possibilit esthtique de lassemblage des deux arts est donc dtermine partir de la mimsis. Que les deux se compltent et se soutiennent rciproquement dans le sens indiqu ci-dessus nest pas une formulation trop prcise. Il sagit plutt dune fusion complte dans laquelle le droulement temporel des sentiments et leur accs la visibilit dans la gestuelle spatiale forment une unit indissociable. (Il va de soi que plus le contenu de la danse est simple et vident, et plus la musique peut tre simple, primitive ; on peut imaginer des cas limites des temps primitifs que je sache, de tels cas nous sont inconnus dans lesquels la musique pourrait presque se limiter un ordonnancement rythmique. De lautre ct, quand le langage gestuel de la danse sappauvrit en contenu vivant, se fane, quand il devient en consquence conventionnel, comme plus tard dans le ballet de cour, il peut se produire une divergence de nature oppose : lobjectivit indtermine de la musique devient plus anime, plus dramatique, plus charge en motions que celle, visuelle dtermine, de la danse. Les

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    problmes qui en rsultent ne font cependant pas partie du cadre de ces considrations.) La seule chose qui nous intresse ici, cest le fait que la musique ne peut remplir cette fonction que lui ont ncessairement assigne les conditions sociohistoriques de toute culture dbutante que comme mimsis de la vie intime. La tche de la philosophie de lart consiste dcouvrir ces relations catgorielles qui prvalent ici. Sans aller plus loin, il est clairant que la fonction ordonnatrice de la musique dcrite linstant doive tre essentiellement temporelle. Lordonnancement visuel spatial, expressif, des mouvements et gestes des danseurs va tre ralis par la chorgraphie ; mais celle-ci toujours est soutenue par lordonnancement musical. Cette subordination nest en aucune faon fortuite ; comme la mimsis gestuelle de la danse est au service du contenu motionnel voquer, il est vident que la danse doit abandonner la musique le principe ordonnateur en dernire instance. Cest ainsi quun milieu homogne spatiotemporel, celui de la danse, se retrouve rgi par un milieu purement temporel, celui de la musique. (Dans le drame, quand il sest libr de la musique et quil est devenu un art verbal pur, des problmes dun genre tout fait diffrent apparaissent pour la reprsentation scnique, dans lesquels la spatio-temporalit prend nouveau la prpondrance sur la temporalit pure : mais mme dans lopra o ce nest pas la musique en soi, mais une musique lie un chant verbal qui est dterminante pour le milieu homogne, apparaissent pour le jeu et la rgie des problmes nouveaux, rarement rsolus, ainsi que thoriquement peu lucids.) Ces relations sont relativement clairantes ; la difficult commence seulement lorsque nous avons considrer la musique elle-mme comme mimsis. Mais si nous pensons combien le caractre de reflet de la musique tait vident pour les anciens et aprs eux jusquaux

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    Lumires, il nous parait ncessaire de considrer dans ses bases philosophiques la rticence qui prvaut dans le prsent. Cela parait dautant plus avantageux quune telle analyse est galement approprie pour prciser la nature gnrale de la mimsis au-del de ce qui avait t atteint jusque l, de mme que pour mieux clairer la caractristique spcifique de la mimsis musicale. Le premier thme qui surgit ici nous est bien connu depuis longtemps : lhypothse que le reflet est semblable une photocopie bien que cette affirmation insoutenable puisse tre conteste dune faon justifie do lon dduit la rfutation du caractre mimtique de lart et surtout de la musique. Sans rpter tout ce qui a t dit jusquici (mais en se le remmorant rsolument) on peut dire que de telles argumentations se rfrent pour la plupart la non-ressemblance de loriginal et de la copie, et donc dans notre cas, sur le fait que du ct objectif, il y a certaines vibrations, numriquement constatables de faon prcise, et en revanche du ct subjectif, des perceptions auditives, et accompagnant celles-ci, des sentiments qui lui sont lis. Cette dissemblance immdiate est sans aucun doute un fait ; elle se montre de la faon la plus nette dans les effets physiologiques directs du monde extrieur sur les hommes. La couleur verte, dans laquelle nous percevons par exemple une fort ou une prairie, nest certainement pas semblable lensemble des vibrations qui la dclenche. Ceci a dj permis au grand chercheur Helmholtz 18 de voir en eux de simples symboles , c'est--dire des signes conventionnels qui ont pratiquement faire leurs preuves, alors quest souligne lhtrognit totale de la reprsentation et du reprsent. Cette assertion passe

    18 Hermann Ludwig Ferdinand von Helmholtz (1821-1894). Physiologiste et

    physicien allemand. Il a tudi la perception des sons et des couleurs ainsi que la thermodynamique. NdT.

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    totalement ct du problme philosophique du reflet. Que la thorie du reflet soit en effet conue de faon idaliste ou matrialiste, et donc quil sagisse de la relation de lide et de limage ou de celle de lobjet matriel et de limage, elle ne trouve l aucune unit, aucune concidence parfaite, aucune homognit moniste, car la mise en opposition de loriginal et de la copie, leur dualit indpassable, sont assurment la base philosophique de toute thorie de la copie. Linconsquence de Helmholtz la rptition de celle de Kant sur la question de la chose en soi consiste en ce que dun ct, il voit dans la perception des sens de simples symboles et donc quelque chose de conventionnel, mais que de lautre ct, il les considre comme des consquences ncessaires des effets des objets sur nous. Mais quand par exemple la couleur verte apparat comme la raction ncessaire dune frquence dfinie de vibration dans la conscience, quest-elle dautre que la reprsentation de ce phnomne dans lme humaine ? Linsoutenabilit de la substitution positiviste de la copie par des signes conventionnels est encore plus nettement dmontre lorsque le reflet, dans lesprit du matrialisme dialectique, est conu comme simple approche dun monde objectif inpuisable, infini. Si dj le manque de ressemblance dans la copie physiologique immdiate ne peut pas servir de preuve, cest encore beaucoup moins le cas dans le processus idel de reflet de la ralit objective, avec ses vastes mdiations. Nous avons dans dautres passages trait exhaustivement les mthodes dsanthropomorphisantes. Leur essence rside dans le fait quon construit un appareillage physique et intellectuel au moyen duquel des objets, des relations, des rapports, etc. mme directement dissimuls, en principe inaccessibles la perception humaine par les sens, peuvent tre exactement reflts dans leur

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    existence en soi. Plus leur essence, justement, est reflte, et moins la ressemblance au sens immdiat peut en gnral surgir comme problme, bien que le critre pour apprhender lessence ne puisse ici, plus forte raison, consister quen la concordance de limage originelle existant en elle-mme et de limage reflte. La faiblesse de toute thorie non-dialectique du reflet consiste prcisment dans le fait quelle ne peut pas apprhender lobjectivit de lessence, son existence indpendamment de la conscience. Nous nous sommes dj maintes reprises proccups de cette question. Remarquons seulement que dans un reflet de lessence, il peut encore moins tre question dune ressemblance au sens strict tudi ici, que dans les perceptions immdiates des sens. Il est clair que cette structure gnrale mutatis mutandis vaut galement pour le reflet anthropomorphisant de lart. Lhgmonisation du systme de contrle 1, que nous avons dcrite en dtail, est la base psychologique de ce que, loccasion du dpassement de la ressemblance de la copie, avec la stimulation venue du monde extrieur qui la suscite et donc avec limage originelle immdiate, il naisse cependant un reflet qui rencontre dans lhomme lessence de lexistence objective du genre humain, c'est--dire qui reproduise correctement lun de ses lments essentiels. Le problme de la ressemblance connait en la circonstance une accentuation et un approfondissement. Cette nouvelle immdiatet de luvre dart qui abolit et reproduit limmdiatet de la vie quotidienne loigne dun ct ce qui est reprsent par elle trs loin du modle figur de la vie quotidienne, il peut mme reprsenter un monde fantastique, qui dun point de vue direct na pas du tout de modle dans la vie. Dun autre ct, cest prcisment par l que la ressemblance du reflet artistique avec les lments essentiels de la ralit objective de lvolution de lhumanit

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    va tre beaucoup plus fortement souligne et rendue plus vocatrice. Nous avons dj parl de la ressemblance du reflet psychophysiologique immdiat avec lvnement physique que le suscite. Tandis que le reflet artistique, par le dveloppement du systme de contrle 1, ne se dtache certes pas comme le reflet dsanthropomorphisant de la reprsentation psychologique humaine immdiate de la ralit objective, mais donne plutt celle-ci une forme suprieure, en purifiant, homognisant ses lments essentiels, en les ordonnant suivant leur importance humaine, apparat sa spcificit que nous avons dcrite en dtail : lunit dialectique, contradictoire fconde, de la ressemblance et de la dissemblance avec le modle de la ralit, sur le terrain de la nouvelle immdiatet, indissociablement rattache lvocation immdiate des moments essentiels du dveloppement de lespce humaine ; cette occasion, la ressemblance dans la reprsentation de ces signes caractristiques sexprime justement en ce quils peuvent tre ressentis directement par del de grands carts de temps et despace. Cest prcisment l que le caractre de reflet de tout art y compris la musique est manifestement comprhensible, alors mme que lon rcuse une ressemblance directe : ce sont prcisment les grandes uvres dart, refltant et reprsentant lessentiel, qui veillent et prservent cet invariant dans la vie de lespce, et certes pas comme un universel humain atemporel , mais comme un moment concret dvolution, avec en mme temps le hic et nunc de son avatar historique, tandis que le reflet superficiel, et de ce fait plus ressemblant de phnomnes temporaires dats sera condamn par le cours de lhistoire lincomprhension et loubli. Dans le cas trait maintenant, il fallait encore traiter le caractre de reflet de la musique en mme temps que dans les

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    autres arts, bien quil soit vident chacun que la dialectique de la ressemblance prend justement en elle sa forme la plus aigu et la plus frappante. Nous nous approchons cependant encore plus prs de sa spcificit particulire si nous jetons un il sur le deuxime prjug philosophique important de notre poque : nous pensons au problme du temps. Sa conception actuelle fausse est pour lessentiel dtermine par la thorie de la connaissance de Kant. Il est notoire que dans son esthtique transcendantale , il traite le temps comme lespace tant sparment des problmes de la connaissabilit thorique des objets, quaussi, au sein de ce cadre plus troit, comme apriorisme particulier, autonome, de la sensibilit humaine, dont les traits essentiels doivent de ce fait rester strictement spars de ceux de lespace. Que les philosophies ultrieures, commencer par Bergson, aient fait de cette sparation rigide mtaphysique une opposition irrductible de lespace et du temps, nous navons pas besoin de nous en occuper ici puisque notre polmique est avant tout dirige contre la destruction du rapport indissociable de lespace et du temps, et que les nuances dans la transition de la simple dualit une opposition passionne ne peut rien offrir dessentiellement nouveau pour le problme de fond. Nous citerons ces ides essentielles de Kant qui ont un rapport direct avec la question qui nous proccupe maintenant : Le temps nest autre chose que la forme du sens interne, c'est--dire de lintuition de nous-mmes et de notre tat intrieur. En effet, il ne peut tre une dtermination des phnomnes extrieurs : il nappartient ni une figure, ni une position, etc. ; mais il dtermine le rapport des reprsentations dans notre tat intrieur 19. Lors du traitement de la mission dftichisante de lart, nous avons mentionn lindissociabilit objective de lespace et du

    19 Kant, Critique de la raison pure, I 6, B. Trad. J. Barni, G-F, 1976, p. 91.

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    temps et cherch montrer que cette caractristique qui est la sienne, indpendamment de la conscience, sa ralit objective, appelle obligatoirement des consquences trs profondes dans son reflet esthtique. Autrefois, face la conception kantienne, il fallait faire prvaloir la justesse interne de cette conception naturelle, spontane, qui considre partout le temps et lespace comme lis, et en mme temps comme peupls par la matire dynamique. La philosophie hglienne a confr ce sentiment vital un fondement philosophique. Le fait dj que ce ne soit pas dans lintroduction la thorie de la connaissance, comme le faisait Kant, quelle examine lespace et le temps comme des aprioris abstrait, mais dans les considrations introductives gnrales la philosophie de la nature, montre le point saillant de cette diffrence : il est tout fait impossible de traiter raisonnablement, en conformit avec les faits rels, le problme du temps sparment de celui de lespace, de la matire et de son mouvement. (Cela nexclut pas un traitement spar, objectivement dsanthropomorphisant, de la spcificit ontologique de lespace et du temps tel quil se trouve dans la philosophie de la nature de N. Hartmann 20 et qui est extrmement important pour contrer les tendances subjectivisantes de la physique moderne. Sauf que ce problme est pos dans une dimension qui est disjointe des questions traites ici.) Le temps purement intrieur, isol de lespace et de la matire dynamique, est une abstraction ftichise et ftichisante qui, videmment, comme toute thorie ayant une influence large et durable, prend obligatoirement ses racines dans ltre social de certaines couches de la socit capitaliste ; pourtant, un fondement social de ce genre ne dit encore rien en faveur de sa concordance avec la ralit objective. Bien au contraire. Lanalyse prcise de cette gense sociale dcouvrirait

    20 Nicolai Hartmann, (1882-1950), philosophe allemand. NdT.

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    justement les causes de sa dformation ftichisante de la vraie structure du temps. Lanalyse de ce rapport, qui est dune importance non ngligeable pour la comprhension de lobjectivit dans lart moderne, fait partie de la partie matrialiste-historique de lesthtique. Il faut encore une fois souligner ici le problme du temps, afin dapprocher lobjectivit spcifique de la musique. De ce point de vie, il rsulte de la comparaison de Kant et Hegel les deux contrastes troitement lis lun lautre suivants : dun ct celui entre le temps objectif et le temps subjectif, de lautre celui entre le temps vide, en forme de rcipient et le temps objectivement rempli, c'est--dire le temps abstrait et le temps concret. La consquence immdiate de la prise de position influence par Kant dans les deux dilemmes conduit lintriorit totalement pure dans linterprtation des expriences temporelles vcues. Il en rsulte la conception selon laquelle toute objectivit et mme tout face face entre sujet et objet y seraient abolis, devenus inexistants ; selon laquelle lobjectivit des objets ne pourrait natre que de lapriorisme de lespace (et de lactivit leur gard de lentendement et de la raison qui leur donne forme). une poque qui va ncessairement tre ici de plus en plus fortement identifie au vcu de lpoque par le sujet (certes pas encore chez Kant lui-mme de manire rsolue), il apparat une puissance toujours plus nigmatique du courant, en soi contraire nous, dans lequel tout ce qui semblait avoir une existence dans linstant vcu disparat irrmdiablement. La tonalit du sentiment qui laccompagne peut bien tre celui de la tristesse, comme chez le jeune Hofmannsthal 21, ou celui de livresse davoir compris lessence vraie, immatrielle, du cosmos, comme chez Bergson : temps et temporalit se dtachent toujours davantage du monde matriel vritable et

    21 Hugo von Hofmannsthal (1874-1929), crivain autrichien. NdT.

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    laccent est de plus en plus mis, chez eux, sur une existence autonome, spare de lui dans la pure subjectivit, dans leur sparation ftichise de leur environnement et en opposition, galement ftichise, lui. Lcoulement du temps qui se produit ncessairement devient un abme dans lequel tous les objets disparaissent sans laisser de traces ou tout au plus, grce lactivit purement interne du sujet, galement nigmatique, de la mmoire, du souvenir, vivotent dune manire purement subjective, concernant exclusivement le sujet, dans une existence fantomatique entre tre et non-tre comme dans les limbes de Dante. Cest ainsi quapparat, en rapport avec la conception isole du temps, incluse dans le sujet, une sorte de solipsisme spirituel du sentiment. On peut bien, comme Hanslick 22, nier le rapport entre sentiment et musique, mais comme un tel formalisme fait de la musique quelque chose de totalement hors du monde , cela fait natre dans la rceptivit ainsi influence, comme corrlat subjectif ncessaire de cet hors du monde de lobjet, un sujet solipsiste, dont ltre doit tre sentimentalement dtermin par la musique sans se soucier de toutes les thories de Hanslick. Lexpression la plus extrme dune telle subjectivation et dsobjectivation du temps est, pour la thorie de la musique, le formalisme pur. Kant dj voit dans la musique un beau jeu des sensations 23 et la musique sans texte fait partie pour lui de la beaut pure (pas adhrente , pas dtermine par lobjet), cest dire quelle est range selon les mots de Kant avec les dessins la grecque, les rinceaux pour des encadrements ou sur des papiers peints 24 Nous avons dj,

    22 Eduard Hanslick (1825-1904), crivain autrichien originaire de Bohme,

    sans doute le critique musical le plus influent du XIXe sicle. NdT. 23

    Kant, Critique de la facult de juger, Trad. Alain Renaut, Paris GF-Flammarion, 2000, 51, p. 311.

    24 Ibidem, 16, pp. 208-209.

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    dans dautres contextes, indiqu qu partir de ces prsuppositions est ne chez Hanslick une conception de la musique comme kalidoscope de tonalits . Cette conception, absurde dans son extrmisme, trouble aussi des penseurs srieux visant lobjectivit. N. Hartmann refuse par exemple radicalement de concevoir la musique comme un jeu dchec avec les sons. Dans la concrtisation de ses vues, il en arrive pourtant au dilemme suivant : dun ct, il dfinit son effet subjectif en opposition radicale la rceptivit dans les arts plastiques et la littrature en ce que la vie propre de lme est totalement reprise par le mouvement de luvre sonore et se trouve implique dans son mode de mouvement ; celui-ci se communique en lui, devient le sien dans lexcution conjointe. Par l, le rapport objectif est aboli dans la ralit, et transform en quelque chose dautre : la musique pntre pour ainsi dire dans lcoutant, et devient sienne dans lcoute . De lautre ct, il lui faut, pour ne pas dissoudre la musique dans une extase sans contenu, sans objectivit, ou dans un formalisme tout aussi dpourvu de contenu et dobjectivit, en arriver la conclusion : Nanmoins, la musique reste objective 25. Mme Hegel, dont la thorie du temps nous a donn limpulsion dcisive pour la solution de ce problme, succombe occasionnellement, dans son Esthtique, la tentation dunir mentalement la temporalit du pur auditif une non-objectivit du comportement esthtique musical, mme son essence esthtique. Cette dviation de Hegel par rapport sa propre conception dialectique du temps est trs troitement corrle son idalisme qui le conduit renouveler la thse mdivale que loue serait plus idelle que le visage. Il dit en consquence de la musique que la

    25 Nicola Hartmann, sthetik, Berlin, de Gruyter, 1953, pp. 200-201. Nous

    navons pas besoin de nous occuper ici de la forme particulire de la rsolution du dilemme chez Hartmann, savoir sa thorie des couches darrire-plan de la musique (ibidem, p. 205).

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    diffrenciation entre sujet jouissant et uvre objective ny serait ni solide, ni durable, comme dans les arts plastiques, mais quau contraire, son existence relle (ltre sensible de lobjet, G.L.) se volatilise en une disparition immdiate de celui-ci dans le temps Elle sempare toute entire de la conscience, qui nest plus confronte aucun objet fixe 26. Par chance, Hegel nest pas consquent sur cette question et ne prolonge pas cette conception jusqu ses consquences absurdes. En loccurrence, et nous lavons dj mentionn, cest justement sa thorie de la corrlation indissociable entre espace, temps, matire et mouvement qui est la seule voie pour bien comprendre la spcificit de la musique. Pensons en nous remmorant ce que nous avons dit plus haut au rapport entre danse et musique. Quand Hegel dit dans ses remarques introductives la physique : le mouvement est le processus, le passage du temps dans lespace et rciproquement : la matire en revanche est la relation entre espace et temps, comme identit au repos 27 , il donne de la sorte un fondement philosophique exact au caractre spatiotemporel du rythme dont nous avons galement dj parl plus haut. La corrlation entre ces catgories, la vie, dj, la dtermine, elles prennent une forme claire dans le travail et leur prolongation, que ralise la musique, nest quune accentuation assurment qualitative de la configuration fondamentale apprhende de manire juste par Hegel. Il ny a que dans la gomtrie (et en consquence dans lornementation gomtrique) que peut tre ralise une abstraction fconde pour limage du monde, savoir la supposition dun espace sans temps. Mais Hegel indique avec

    26 Traduit par nos soins. La traduction de Charles Bnard dans Hegel,

    Esthtique, Paris, Le livre de Poche, 2008, Troisime section, Chap. II, 1, c) , Tome II, pp. 337-338, sloigne du texte allemand cit par Lukcs.

    27 Hegel, Enzyklopdie, 261, Zusatz

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    justesse que cette abstraction nest pas inversable : on ne peut pas se reprsenter un temps sans espace, il ny a pas de gomtrie du temps possible 28. Mme la forme la plus abstraite du temps ne peut pas faire abstraction de lespace, de la matire, et du mouvement. On le voit, selon Hegel, en ce que leurs dterminations sont lunit de ltre et du nant . Le pass, le prsent et lavenir, forment dun ct chacun une unit de cette opposition, dun autre ct ils sont diffrents les uns des autres en ce qui concerne la naissance et la disparition. Le mrite de Hegel est davoir mis en avant aussi bien lobjectivit que la matrialit de toutes ces relations. Le pass a rellement exist comme histoire du monde, vnements naturels, mais il est plac sous la dtermination du non-tre qui apparat tandis que philosophiquement dans lavenir, le non-tre est la premire dtermination, ltre, la dernire, mme si ce nest pas selon le temps. Le prsent est en loccurrence vu abstraitement une pure unit ngative , un pur maintenant, et en ce sens, on peut dire ; seul le prsent est, lavant et laprs ne sont pas ; mais le prsent concret est le rsultat du pass, et il est porteur davenir. Quand Hegel conclue ces considrations ainsi : le vrai prsent est donc lternit 29 , sa formulation rsonne de prime abord comme extrmement idaliste, presque mystique. Pourtant, dans la vie, on voit dj que seule llvation au prsent du pass et du futur peut faire de len-soi un pour-nous, et que, naturellement, le non-existant tel quil est ncessairement fix ne peut tre lev quen un pour-nous, mais pas en un en-soi, de sorte que cette ternit, dun point de vue critique, est une catgorie qui, mme si elle est ncessaire et reflte de manire juste la ralit, nen reste pas

    28 Ibidem, 259.

    29 Ibidem, Zusatz.

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    moins purement subjective. Ce caractre de subjectivit ncessairement dtermine par lessence de lobjet, le reflet artistique, et spcialement le reflet musical, doit aussi le prendre en charge. Souvenons nous de nos considrations prcdentes sur le quasi-espace en musique, que nous avons galement dfini l comme subjectif. Esthtiquement aussi, cette caractristique subjective du quasi-espace en musique (ainsi quen littrature) ne supprime pas lobjectivit de son effet. Car comme il a t montr en son temps, la contigut dobjectivits spares dans le temps et donc le dpassement subjectif du cours du temps est une condition pralable indispensable pour lefficience de luvre dart en tant quunit. Thomas Mann a bien dfini la proprit commune de cet acte pour la musique et la littrature : On porte toujours en soi une uvre dart comme un tout. Mme si la philosophie esthtique prtend que les uvres du langage et de la musique, la diffrence des arts figuratifs, sont lies au temps et sa succession, elles aussi cherchent nanmoins tre prsentes tout entires dans chaque instant. Au dbut, le milieu et la fin ont dj pris vie. Le pass imprgne le prsent ; et mme dans la plus extrme concentration sur ce pass, sinsinue le souci de lavenir 30 . En tant que postulat esthtique, la supposition du quasi-espace dans sa ncessit subjective est donc totalement justifie. Il est cependant utile de prendre en compte que derrire cette exigence, il y a aussi une ncessit matriellement fondatrice : la caractristique concrte et objective du temps lui-mme, qui doit simposer dans son reflet esthtique. Pensons encore une fois ce que Hegel a dit sur le prsent comme ternit, et notre interprtation de cette formulation. Lorsque le prsent, le pass et le futur reprsents dans la musique, sont sans

    30 Thomas Mann, Le journal du docteur Faustus, Trad. Louise Servicen, Paris,

    Christian Bourgois, 2007, p. 255.

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    dtruire leur essence originelle mtamorphoss en une contigut vcue, ils deviennent dans les faits une plnitude du temps, son dpassement subjectif. Mais comme cet acte nest quun reflet, une ralisation subjective de ce quil y a en soi dans lessence du temps objectif et concret, savoir sa corrlation lespace, indissociable et existentielle, et la matire qui se meut en lui, il perd toute trace dun arbitraire subjectiviste. Dans la musique comme mimsis de la mimsis au sens de Pindare et des anciens en gnral, o le monde des sentiments se trouve spar du monde extrieur objectif qui les suscite afin quil puisse compltement vivre sa vie, cest de manire totale que ce rapport rflexif formel et subjectif la structure objective du monde extrieur prend la tonalit dun sauvetage de lintriorit authentique, qui vient elle-mme dans la musique, justement pour transformer ses relations humaines en un cosmos dintriorit, et pas pour confrer celle-ci une existence vaine et auto-satisfaite, qui nexiste pour elle-mme quen apparence. Il y a pourtant l-dedans quelque chose dont Hegel ne parle pas, mais qui constitue un des contenus tout fait essentiels de sa philosophie : tout droulement concret du temps prsente finalement un caractre historique. Lexpression clbre dHraclite selon laquelle on ne peut pas se baigner deux fois dans le mme fleuve 31 na une tonalit paradoxale quen raison de sa rdaction abstraite, quen raison de son maintien abstrait dun objet abstrait, et en raison de lindiffrence, pour le sujet, de son changement normal. En ralit, elle exprime prcisment lessence concrte du temps : la naissance et la mort ordinaire de toute objectivit concrte, de toute relation entre objets, et en mme temps, en consquence, elle exprime, par lintermdiaire du reflet du

    31 Hraclite dphse (- 535, - 475), fragment 91 :

    . NdT.

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    cours du temps, ltre rel qui se maintient dans le devenir de toute subjectivit. Le naufrage du pass dans le nant, lmergence du futur hors du nant, comme Hegel le voit bien, nest que le mode phnomnal adquat du temps dans son abstraction la plus extrme. Dans la ralit objective concrte, ce qui a t form par ce qui est dsormais pass reste partout largement conserv, et le futur est dj actuel dans le prsent par de multiples germes, tendances, amorces, etc. Ceci ne contredit pas la vrit abstraite sur le temps, car son irrversibilit est inbranlable ; le pass en tant que tel demeure dans un disparu irrvocable, sauf que les objets et relations modifis de la sorte continuent avoir un effet et constituent une composante indispensable du prsent actuel ; aussi toutes les tendances qui poussent vers le futur sont-elles spares de leur matrialisation par un bond qualitatif. La dialectique abstraite de ltre et du nant se concrtise ainsi en unit contradictoire de la continuit et de la discontinuit, du maintien dans le changement, et du changement dans la prservation. La continuit doit avant tout tre comprise au sens objectif, ce qui veut dire que ce changement qualitatif du monde des objets qui se ralise dans lirrversibilit du cours du temps na pas besoin de sujet pour possder un caractre historique. Le fait que les changements ncessitent souvent des priodes de temps si longues quils nentrent pas en considration pour la pratique humaine et quil prennent de ce fait pour celle-ci lapparence dune existence ternelle na rien voir avec lhistoricit objective de tous les vnements temporels. Aussi est-il caractristique pour lhistoire au sens strict, pour celle du genre humain, quait pass pendant des sicles pour ternel ce qui na que plus tard t reconnu comme survenu historiquement, que la sensibilit au caractre historique de changements qui nont t ventuellement que purement capillaires soit elle-mme un produit de lhistoire, de lvolution sociohistorique de la subjectivit.

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    Ce nest qu partir de cet arrire-plan que se dtache la vraie caractristique du reflet des vnements temporels dans lart. Nous avons dj parl de la place spciale de lornementation gomtrique ainsi que de la faon dont cette situation se prsente dans les arts plastiques (problme du quasi-temps) ; nous parlerons dans la prochaine section des questions spcifiques relatives cela en architecture. Si nous nous tournons maintenant vers ces arts dans lesquels la rflexion directe de la temporalit constitue un lment intgrateur de leur milieu homogne, savoir la composition littraire et la musique, leur parent et divergence sont visibles au premier coup dil. La premire reflte le droulement concret du temps en tant que tel, justement dans son historicit, dans sa dialectique objective de la naissance et de la disparition, de la continuit et de la discontinuit, et de telle manire en vrit que tant la ralit objective que son reflet subjectif dans la vie intime de lhomme y trouvent toujours leur figuration. Le fait que dans la diffrenciation des genres particuliers, un rle important revienne aux diffrences relatives au poids spcifique de ces composants est bien connu, et nous en reparlerons ici aussi maintes reprises. Cest pourquoi nous ne renverrons que brivement au fait que au contraire de quelques thories modernes la posie lyrique de ce point de vue ne se diffrencie pas dans son principe des autres modes de rdaction : en elle aussi apparat le reflet de la ralit dans linterrelation vivante de ses forces motrices subjectives et objectives. Chez elle, la manire dtre spcifique de laspect reflet, si importante soit-elle pour une thorie des genres littraires, nest pas dcisive dans ces considrations. Il sagit en effet partout dun processus unitaire de reprsentation rendu chaque fois homogne autrement des facteurs objectifs et subjectifs de la ralit humaine dans leurs interactions concrtes. C'est--dire que les faits objectifs de la vie, qui suscitent des reflets dans la vie intime de lhomme,

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    seront de la mme manire reproduits littrairement quaussi ces images subjectives qui, causes par cette vie intime, naissent dans le for intrieur de lhomme dcrit. Toute littrature donne donc la fois dans le sujet dcrit (selon les circonstances comme expression directe de lauteur), des images de la ralit mme et des images des images. Pourtant, celles-ci sont toujours, dans chaque milieu homogne de la posie pique, lyrique, ou de lart dramatique, amenes cette unit indissociable, mme si elle est contradictoire, que leurs originaux doivent possder dans la vie des hommes eux-mmes pour quils puissent ragir pleinement et normalement leurs conditions dexistence. Pour tre complet, ajoutons seulement aux faits dj traits que les arts plastiques au sens direct ne peuvent pas reprsenter des images dimages ; celles-ci napparaissent chez eux que sous la forme dune objectivit indtermine que le reflet de loriginal rel dclenche certes avec la ncessit esthtique dcoulant de la figuration objective chez le spectateur. Ce rapport gnral entre vie intime de lhomme et dploiement de son destin extrieur donne seul la possibilit de dterminer plus prcisment que jusquici la place spcifique quy tiennent motions et sentiments. Sil faut justement sen tenir fermement au fait queux-aussi ne peuvent natre que de la relation rciproque de lhomme et de son environnement et ne peuvent influencer efficacement sa vie quau sein de celui-ci, il faut tout autant ne jamais oublier quils prennent dans lensemble global de la vie intime une place tout fait spcifique ; ils constituent sans conteste la partie la plus subjective de la psych humaine. Cela ne signifie naturellement pas que la subjectivit serait exclusivement ni mme seulement de faon prpondrante, caractrise par eux. Ils dterminent vrai dire largement cette atmosphre qui entoure chaque personnalit, cette

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    qualit spcifique que celle-ci fait rayonner dans ses rapports avec les autres. Mais le domaine de lindividualit est largement plus tendu que le monde des motions et des sentiments, ses dterminations ultimes ont un impact beaucoup plus profond que nen seraient capables de simples motions ou sentiments. Nous nous sommes dans dautres contextes occups de ltre humain comme tre pratique en dernire instance ; ceci a pour consquence ncessaire que son destin interne lui-aussi dpend de dcisions dont le rsultat peut parfois radicalement contredire les motions et sentiments prouvs jusqualors. On ne prtend naturellement pas par l que ceux-ci ne joueraient pas souvent un rle trs important, voire mme dterminant dans lissue de dcisions de ce genre, mais les impulsions dclenches plus directement par ltre social ou par le noyau de la personnalit peuvent transformer radicalement les actions et le monde des penses de ltre humain (jusquaux positions en matire de conception du monde) largement plus que ne seraient en mesure de le faire ses motions et sentiments. En outre, on peut assurment remarquer que ces derniers prsentent dans de nombreux cas de ce genre une rmanence inhabituellement forte, cest dire quils peuvent relativement plus ou moins continuer de fonctionner dans leur ancienne dynamique, mme si lhomme a dj organis sa vie, son attitude dans la vie, ses convictions, etc. selon des orientations diamtralement opposes. Ceci a clairement aussi des bases physiologiques. Pavlov attire par exemple lattention 32 sur le fait que chez des chiens dont on a enlev lcorce crbrale, le premier systme de contrle cesse de fonctionner, mais que le fond motionnel , comme il le nomme, reste toujours en action. Cette autonomie nest videmment pas absolue dans la

    32 Ivan Pavlov, Colloques du mercredi, Moscou-Leningrad, 1954, I.S. 227

    (russe).

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    vie normale. Elle nentrane quune interaction extrmement complexe entre le monde des sentiments et les autres formes de ractions mentales de lhomme sur le monde extrieur. Si nous passons de ces fonctions du monde des sentiments au travail intellectuel des hommes sur leur caractristique interne, sa liaison objective plus lche dautres modes de raction saute immdiatement aux yeux. De la simple perception jusqu lide claire, il ny a pas partout une intention sur un objet dtermin qui se met en uvre, mais il y a aussi dans lessence de toute activit psychique de ce genre une tendance apprhender avec ses moyens spcifiques la caractristique relle de lobjet qui la suscite, sur lequel elle porte son attention, transformer son en-soi en un pour-nous. Naturellement, cette relation est dautant plus forte quelle est plus directement rattache des incitations la pratique, agir et faire. Dans les motions et les sentiments, ce rapport est largement plus lche et plus incertain. Cela ne veut absolument pas dire quen rgle gnrale, elles ne seraient pas directement suscites en dernire instance ; toujours par le monde extrieur, quelles ne seraient pas des ractions celui-ci. Mais ces ractions demeurent toujours, dans leur caractre fondamental, de caractre subjectif. Elles dterminent beaucoup moins le pour-nous objectif de lobjet que lattitude purement personnelle, purement subjective de lhomme son gard. Elles ont en outre une large autonomie relative par rapport lobjet et ses relations mouvementes au sujet. Tandis que tous les attitudes pratiques lgard de la ralit, y compris les suspensions de la pratique directe, sont justement dtermines par de telles interrelations vivantes avec lobjet, se renforcent en elles, par elles, saffaiblissent, conservent, modifient ou abandonnent leur contenu et leur orientation, dans les relations la ralit des motions et des sentiments, des modes de mobilit qualitativement diffrents sont tout

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    fait possibles. Le et si je taime, est-ce que a te regarde 33 est une attitude qui est structurellement caractristique, justement, de ce secteur de la vie intime de lhomme, bien que cela reprsente un cas exceptionnel. (Le modle qui inspire ici Goethe, le amor dei intellectualis de Spinoza 34 est prcisment une mthode consistant, dans la connaissance de la ralit, sen tenir inbranlablement au but de la connaissance, sans se proccuper des penchants subjectifs. Elle est donc psychologiquement le contraire de lexpression vraie et profonde de Philine, justement parce que celle-ci se rapporte au monde des motions, et cette mthode l au monde de la pense.) Il est donc tout fait possible que des motions, des sentiments soient dclenchs par un vnement dtermin du monde extrieur, mais se librent ensuite de ses effets ultrieurs sur le sujet et puissent mener chez le sujet une vie propre, indpendante des autres impressions du monde extrieur, et mme que leur rapport son gard puisse dans un certain sens aller contre-courant 35 . Tout ceci peut alors avoir pour consquence que les stimulations externes prennent de plus en plus le caractre dune simple impulsion, que ladquation entre le dclencheur des motions et celles-ci mme semble largement saffaiblir, voire mme steindre. Les motions et les sentiments sont ainsi, dans la mesure o ils sont des reflets de la ralit, largement plus subjectifs, largement plus loigns dune tendance sapprocher de sa vraie caractristique que toutes les autres ractions des

    33 Goethe, Les annes dapprentissage de Wilhelm Meister, IV, IX, Trad.

    B. Briod et B. Lortholary, Paris, Folio Gallimard, 1999, p. 299. NdT. 34

    Amour intellectuel de Dieu. Spinoza, thique, Ve partie, proposition XXXIII et suivantes, Trad. Ch. Appuhn, Paris, GF Flammarion, 1992, p. 331. NdT.

    35 Le prsident Mao a dit: Aller contre-courant est un principe du

    marxisme-lninisme. Chou En-la, Rapport au Xe congrs du Parti Communiste Chinois. Pkin, ditions en langues trangres, 1973, p. 21. NdT.

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    hommes son gard. En eux, le facteur prpondrant est la raction subjective, les besoins et les qualits propres du sujet rcepteur ; dans la vie dj, ceux-ci conduisent souvent presque un doublement du processus de reflet. Cest moins lobjet qui agit directement que plutt son image dforme dans la vie motionnelle du sujet. Il est impossible que nous puissions traiter ici ce groupe de phnomnes dans toute sa richesse en variations. Dun ct, cette autonomisation de lintriorit, du monde des motions, fait partie des phnomnes typiques de croissance de la civilisation, mais dun autre ct, cette mme volution montre dans le cas dune forte prpondrance de cette tendance des dangers non ngligeables justement pour la vie intime des hommes. Si donc le renforcement de telles dynamiques propres des motions et des sentiments enrichit la vie intime des hommes, surtout en rendant les relations rciproques lenvironnement plus larges, plus profondes, plus graduelles, plus ramifies, une distension particulirement forte de ces relations peut conduire un enlisement des motions, un point mort de sa dynamique. (Pensons Goethe et la critique par Hegel de la belle me 36 ). Les problmes saggravent encore lorsque les composants isols de la globalit et de lunit spirituelle sont spars les uns des autres de manire ftichisante, voire mme opposs les uns aux autres comme des forces hostiles. De cela rsulte une autre composante du rapport dialectique entre lintime et lextrieur qui est beaucoup plus rarement prise en considration. Nous pensons au fait que cette mme interaction entre intime et extrieur, dont nous venons de voir la fcondit, a galement pour effet dinhiber la manifestation totale des sentiments en tant que tels. Les sentiments ont en

    36 Goethe consacre aux confessions dune belle me le livre VI des Annes

    dapprentissage de Wilhelm Meister. Paris, Folio Gallimard, 1999, p. 445. Hegel, Phnomnologie de lEsprit, VI, Paris, Folio Gallimard, 2007, tome I, pp. 634-635. NdT.

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    effet, tout comme les ides, leur propre logique (si lon peut se permettre ce mot), leur propre dynamique de dploiement. Mais la vie elle-aussi, avec ses exigences du jour surgissant sans cesse et dispar