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    Une Doniinotière, in : Doizy, Marie-Ange : De /a dominoterie à la marbrure, Arts el métiers du livre

    94 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

  • DANS LE SECRETDES PAGES DE GARDE

    par Françoise Le Bouar*Pour Isabelle, Emmanuelle,

    Nathalie et Samuel

    Anodines les pages de garde ? Inaperçues peut-être, discrètes,mais jouant un rôle plus subtil qu'il n'y paraît, qui mérite qu'on s'yarrête. Françoise Le Bouar, après avoir rappelé l'histoire des pages

    de garde et des matières qu'elles utilisent, montre comment,dans les albums pour enfants, recourant à différents procédés,

    elles contribuent à l'unité du livre et au plaisir de l'enfant.

    attarder davantage, encore moins d'en par-1er ; le sujet n'est en général pas ou peu abor-dé dans les histoires du livre ou les traités dereliure, un paragraphe ou deux dans ces der-niers, quant aux premières, elles se consa-crent au contenu et au contenant, cahiers etcouvertures. Cette attitude, tout à fait compa-rable à ce qui se passe avec le tissu - « parlerchiffons » -, est d 'autant plus étonnantequand elle se manifeste sous la plume d'un desplus illustres fabricants de papier décoré duXVIIIe siècle (dont l'usage est alors double :tapisserie et reliure), Jean-Michel Papillon,dans l'article qu'il livra à L'Encyclopédie deDiderot et d'Alembert, parlant d'une « sortede papier sans goût, sans correction de dessin,mal enluminé, et patronné de couleurs dures,ne pouvant servir qu'aux paysans qui engarnissent le haut de leur cheminée. »2 Pro-

    uelquefois l'image que je préfèred'un album est sa page de garde »,

    écrit Elzbieta dans L'Enfance de l'art*-. Il nefaut voir là ni provocation, ni dépravation dugoût, ni mépris pour le contenu du livre,puisque cet aveu très simple, tout plein d'évi-dence, nous vient d'un auteur-illustrateurparlant de ses propres albums. Mais nous-mêmes ne sommes-nous pas portés à tournerun peu trop vite la page, à ne remarquer, dansla précipitation, que la couverture d'un livrepour finalement ne retenir que l'histoirequ'elle contient. Nous oublions alors l'exis-tence de cette modeste feuille pliée, pourtanttoujours présente, même si discrète jusqu'aumutisme, et attentive à faire en sorte que leschoses tiennent ensemble.Ou bien, si nous la remarquons, il est possibleque nous ne jugions pas nécessaire de nous y

    * Françoise Le Bouar, bibliothécaire, a reçu pour ce texte que nous publions avec l'aimable autorisa-tion de l'Institut International Charles Perrault, le Prix de la critique Charles Perrault 1999 dans lacatégorie article inédit.1. Elzbieta : L'Enfance de l'art, Editions du Rouergue, 19972. Cité in : Teynac, Françoise ; Nolot, Pierre ; Vivien, Jean-Denis : Le Monde du papier peint,Berger-Levrault, 1981, p . 35.

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  • bablement, cette curieuse façon d'auto-déni-grement est-elle due à la présence toute prochedans L'Encyclopédie d'autres arts jugés bienmoins futiles et secondaires, car ses propossont d'une tout autre teneur dans son Traitéde la gravure en bois, et le regard quelque peuméprisant porte-t-il davantage sur les feuillesbon marché de moins bonne qualité colportéesdans les campagnes, que sur les papiers àtapisser si raffinés sortis de son atelier. Car sile papier est le « tissu du pauvre », c'est alorspour les moins pauvres des pauvres, imitantles cuirs de Cordoue, les brocarts, soieries,dentelles, les marbres, les bois précieux etautres matériaux inaccessibles aux bourses dela bourgeoisie3.L'histoire des pages de garde se confond aveccelle du « papier peint » jusqu'à la deuxièmemoitié du XVIIIe siècle, quand le papier detapisserie cessera d'être l'exclusivité desdominotiers et se fabriquera pour l'uniqueusage du revêtement mural. Jusqu'alors lacorporation des papetiers-dominotiers-car-tiers et feuilletiers s'occupe d'imprimer àl 'aide de planches de bois gravées puisencrées, ces feuilles de papier aux motifs géo-métriques ou stylisés, très semblables auxfonds des enluminures du Moyen Age aux-quelles on aurait subtilisé les figures repré-sentées ; elles serviront aussi bien à gainer desboîtes, des tiroirs, qu'à doubler des armoireset des coffres, recouvrir des pans de mur,garnir des hauts de cheminée et des ceinturesde clavecin, protégeant et décorant tout à lafois. A la source, on trouve cette feuille de

    papier appelée « domino » dont l'étymologieéquivoque indique le sens de « capuchon,masque, enveloppe » et fait référence au mot« Dominus » qui figurait presque toujours surces images pieuses, représentation de Dieu etde ses saints, que l'on collait sur les murspour conjurer le mauvais sort et masquer leslézardes.La plus ancienne trace d'un papier de ce typeutilisé comme revêtement était celui du pla-fond du Christ-Collège de Cambridge daté de1509, avant qu'on ne découvre, tapissée d'undomino, une petite mallette de courrier d'ori-gine allemande du début du XVe. Une malletteou une boîte, un coffret, c'est aussi ce qu'estle codex, forme de livre exclusive auquel noussommes habitués en Occident : la couverture-couvercle enferme en son sein quelques pâlesfeuillets, les protège, les maintient ensemble,et fait croire qu'en la soulevant, on y décou-vrira le secret du sens.4 En 1579, le Traité deSamuel Zimmermann propose d'utiliser lepapier pour remplacer le parchemin ou lecuir dans la couverture des livres et, auXVIIIe siècle, on trouvera de multiples livresrecouverts de papiers estampés aux petitsmotifs répétés - damiers, cubes, losanges,lignes pointillées, semis de fleurs, de fruits,ramages - fabriqués à Paris, Rouen, Orléans,Chartres, Le Mans, ou en Italie, où lesRemondini pendant cinq générations trouve-ront de nouveaux motifs, toujours plus déli-cats, qu'ils moduleront à l'infini : même sileur utilisation en pages de garde se faitencore rare, dans des reliures plus élaborées

    3. « [...] Il n'est point de maison à Paris, pour magnifique qu'elle soit, qui n'ait quelque endroit, soitgarde-robes, soit lieux encore plus secrets, qui n'en soit tapissé, et assez agréablement orné ». Savarydes Bruslons, Dictionnaire universel du Commerce et de l'Industrie, 1723,1ère éd.4. C'est d'ailleurs ce que suggèrent maints titres d'ouvrages. Je retiens ici celui-ci qui m'est cher, deJohann Peter Hebel : Le Schatzkàstlein, composé de « Schatz », trésor et de « Kàstlein », petit coffre,qui signifie : coffre à bijoux et anthologie. Recueil de textes que l 'auteur choisit parmi les récits et poé-sies de L'Almanach rhénan de l'ami de la maison, le Shatzkàstlein débute avec des « Considérationsgénérales sur le bâtiment du monde », monde qui est vu comme une boîte et un psautier. Livre-coffre,livre-maison, livre-demeure dernière, pierre tombale - « le minuscule tombeau, certes, de l'âme » deMallarmé. La bibliothèque à l'intérieur du « bâtiment du monde » serait alors coffret de coffrets...

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  • pour des ouvrages plus coûteux, « le livreordinaire a désormais son habit »•> - et ce sontd'ailleurs souvent les mêmes bois qui serontutilisés pour le tissu et pour le papier''.De la même façon, au départ, les premièrespages de garde de papier marbré (1586) sontdestinées aux reliures princières (l'innovationest généralement attribuée à Macé Ruette, lerelieur de Louis XIII), puis aux collections degrands amateurs comme le Cardinal de Riche-lieu, avant de se glisser dans tous types dereliure ; elles ne recouvrent d'abord que leplat inférieur. Avant d'arriver en Europe auXVIe siècle, le papier marbré, né en Chine auVIIIe, est utilisé en Perse et en Turquie commepapier à lettre, papier officiel, en reliure, etcomme fond ou encadrement des tableaux.Quand en Allemagne, au début du XVIIe, onse prend à en fabriquer, la marbrure n'estpas liée à la reliure comme en France, « onregarde ces feuilles rares et curieuses commedes tableaux, on les met au mur pour lesadmirer ou bien on les enferme précieusementdans des albums. »7 Elles apparaîtront sou-vent associées à d'autres papiers dans les« albums amicorum », ces livres d'amis oùl'on trouve côte à côte signatures, dédicaces,notations d'événements familiaux, maximes etcitations, dessins et petites peintures. Leursmotifs ont eux aussi une histoire, et l'on peut

    dater par exemple l 'apparition, après lesanciens peignés et tourniquets, de la coquille,de l'Old Dutch, du chevron, de la queue depaon, de la feuille de chêne, etc. A partir de lamécanisation, certains relieurs jugeant lepapier marbré trop banal, chercheront denouvelles voies du côté des imitations de soies,cuirs, bois, écailles, nouvelles voies qui enrappellent de plus anciennes...Evoquons pour finir ces papiers magiques rap-pelant les riches brocarts aux fils d'or, papiersdorés-gaufrés fabriqués dans le Sud de l'Alle-magne à partir de la fin du XVIIe siècle, visanteux aussi à décorer de menus objets, à couvrirles ahnanachs, les ouvrages de philosophie etles livrets de musique, déposés en feuilles degarde dans les reliures royales et papales, ousimples objets de convoitise pour les petits col-lectionneurs, comme Goethe à Francfort,qu'attiraient les étoiles dorées en relief surfond bleu nuit, les grappes de fruits exotiques,ou les planches des séries des métiers, ani-maux, saints et alphabets.

    Cette chose qui va de soi, qu'on ne remarquaitpour ainsi dire pas, la feuille de garde, serévèle être, à mesure que l'on s'y penche, unélément du livre pas du tout anodin, indice demouvements divers tant esthétiques quesociaux ou techniques, au croisement de plu-

    5. « Le livre ordinaire a désormais son " habit " , le même pour tous les genres, qu'ils soient desouvrages de philosophie ou d'histoire, des romans, des pamphlets, des recueils de musique, desalmanachs. Ces couvertures sont posées sur les livres de façon définitive, avec parfois une étiquettecollée pour le titre [ . . .] . L'imagination des dominotiers se révèle très expressive et créative, stimuléepar la grande variété de leur production : images religieuses ou profanes, jeux de l 'oie, cartes àjouer, crèches, souvenirs de fête, illustration de proverbes, calendriers. » Marie-Ange Doizy : De ladominoterie à la marbrure, Arts et métiers du livre, 1996 (p. 36).6. D'autant qu'après l'interdiction d'importation et fabrication des indiennes, les artisans se reconver-tissent dans l'impression de papier dominoté qui se voit baptisé du nom de « chintz » ou « calico », et secouvre de motifs de chintz fleuri typiquement indiens et de motifs cachemire. Mais il y aurait beaucoupà dire sur l'influence du lexique textile qui dès les débuts se fait sentir dans le choix des motifs despapiers dominotés, elle est déjà présente dans les enluminures. On ne sait si le « bois Protat » - le plusancien bois gravé découvert en France, de 1370 environ - était destiné à l'impression sur papier, pourune image religieuse, ou sur tissu, pour un tour d'autel. En Orient, on imprime le tissu bien avant lepapier. Je renvoie au Langage du tissu de Patrice Hugues (en particulier le chapitre 31) pour tout cequi concerne cette délicate et complexe confrontation.7. Marie-Ange Doizy, op. cit., p. 109.

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  • sieurs influences. Dans son double rôle dedécoration et de protection sans que l'on puis-se dire au juste où commence l'un et où finitl'autre, elle se généralise en même temps quele livre, elle apparaît dès l'instant où la cou-verture devient indispensable, où le livre cir-cule davantage, car il a bien fallu se préoccu-per de raccorder tout cela, feuillets entre eux,feuillets et couverture ; et ce qui fait le livre,c'est bien sa rel iure. Depuis la fin duvolumen, on ne cesse de se débattre dans deshistoires de reliure, ce qu'ont ignoré les Chi-nois pour qui le livre fut longtemps rouleau,rouleau de lamelles de bambous attachéesentre elles par des cordelettes enfermé dans letissu d'un sac, puis rouleau de soie, avantd'être rouleau de papier, de feuilles colléesbout à bout et enroulées autour d 'unebaguette, un livre étant alors ceci : une piècede tissu enveloppant plusieurs rouleaux munied'une étiquette ; et même aujourd'hui, aprèsêtre passé, pour des commodités de consulta-tion et par l'usage de la xylographie, à desformes de reliure dites en accordéon, tour-billon et papillon, le livre chinois, brochépar une couture, ne s'apparente pas complè-tement à la boîte du codex. Dans cette habi-tude tout autre, ce geste de transformer unesurface en épaisseur et une épaisseur en sur-face, de dérouler et enrouler un texte continu,ne se retrouve pas posée du tout de la mêmefaçon la dichotomie extérieur/intérieur quihante la civilisation du codex.Si l'on compare le livre à un être humain, etc'est chose que l'on fait couramment quandon utilise les métaphores du dos, de la face (lesChinois utilisent les termes de bouche pour latranche du côté, de tête pour celle du haut etde pied pour celle du bas), on voit bien versquelle autre opposition on se dirige, qui faitdire à Pascal Quignard dans l'un de ses PetitsTraités : « le caractère duel, dialectique, cou-plé de la pensée a trouvé durant quelques

    siècles un gîte particulièrement appropriédans la nature bifide du codex »." Les pagesde garde, elles, qui n'appartiennent ni à l'uneni à l'autre des parties, qui sont des pages sansêtre vraiment des pages (elles ne sont pas pagi-nées), restent tendues dans un état de milieuau contact de la couverture et du volume desfeuillets, proposent une relation pour éviterque l'un ne se détache de l'autre au risque dese perdre et de s'abîmer, rétablissent le cou-rant, bref, relient. Et c'est peut-être dans cemouvement d'ouverture et de fermeture dulivre, à la jointure, dans cette « extraordi-naire, comme un vol recueilli mais prêt às'élargir, intervention du pliage »9, dans lapliure des pages de garde qu'il nous faut trou-ver le secret d'une articulation heureuse.

    Si nous avons pu repérer l'apparition despages de garde, nous rendre compte de leurimportance, apprécier leur variété, jamaisencore nous n'en avons rencontré qui aient unbien quelconque de par leurs motifs avec lecontenu du livre, mis à part ces « papiers dedeuil » qui apparaissent vers 1670, papiersmarbrés dont la couleur est toujours la même- un noir mélangé à de l'indigo - accompa-gnant les reliures en cuir noir des oraisonsfunèbres. Encore s'agit-il là de couleur et nonde motif. Cette exigence d'unité de ton semblebien réservée de nos jours au domaine res-treint de la rehure d'art auquel on ne s'inté-ressera pas ici. Mais pourtant il est un autredomaine, de large diffusion cette fois, où cetteexigence se manifeste, et de façon extrême-ment poussée, celui de l'album pour enfant.Poursuivons la lecture de la citation d'Elzbie-ta qui ouvrait ces pages. « Quelquefois l'imageque je préfère d'un album est sa page degarde. J'aime que chacun de mes albums fassevisuellement un tout, que chacune de ses com-posantes participe à la création d'un climat.Que l'ensemble d'un livre fasse, jusque dans

    8. Pascal Quignard : Petits Traités III, Maeght, 1990, p. 102.9. Stéphane Mallarmé : Divagations, Gallimard (Poésie), p. 268.

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  • ses moindres recoins, globalement une image.Certains même, encore qu'il n'y ait que moiqui le sache, sont conçus pour être " aussi "contemplés ouverts en éventail comme ceslampions et guirlandes en papier de soie quel'on déplie les jours de fête. Déployés et poséssur la tranche, pages de garde bien en vue, onpeut alors surprendre d'un seul coup d'oeill'impression colorée que j ' a i souhaité leurdonner. »1" Combien étonnante cette descrip-tion d'un état du livre comme une monadeenveloppante, une unité, et qui redonne vie àl'image et notion toute mallarméenne del'éventail qui s'ouvre, révélant ses multiplesfeuillets, avant de se tasser pour être lu puisrefermé sur sa pensée incluse. Voir et lire.Entre le visible et le lisible, dans leur batte-ment, les pages de garde des albums trouventmaintes combinaisons : nous allons tâcherd'en repérer quelques-unes.

    L'opération la plus fréquente et la plus frap-pante, me semble-t-il, est le traitement en motifrépété d'un objet, d'un personnage ou d'unescène de l'histoire, créant un type de dominod'un genre nouveau, papier de fantaisie, toutsemblable aux textiles imprimés, et dont lechoix du motif n'est jamais gratuit : bananes,crayons, peluches, casquettes, oies, cochons,carottes, chats, trèfles à quatre feuilles, etc. nesont pas là par hasard, tous ont leur sourcedans l'histoire qui suit et précède. Le regard sepromène librement parmi les motifs, se glissedans les intervalles, s'ouvre des voies toutespersonnelles, dans une errance qui ne connaîtpas de limites, pris par le rythme et le compteplus que par le sens et le contenu de l'histoirequi viendra en son heure.Ce cheminement privé, imprévu, irrégulier,est en soi un immense plaisir et fait naîtrespontanément sur les petites lèvres, mélopées,

    chansonnettes aux paroles incertaines davan-tage choisies pour leur façon de sonner. Ons'invente ses propres historiettes, au déroule-ment un peu lâche à côté des vraies histoires,des épopées sans queue ni tête, on fait parlerje ne sais qui avec je ne sais quoi : ainsi macollègue se rappelant enfant avoir fait conver-ser bergers et bergères dans la salle de bainfamiliale dont le rideau en plastique imitait latoile de Jouy, les faisant se lancer dansd'aventureuses discussions dont il ne nousreste plus qu'à rêver le contenu... Et quand àcela s'ajoute le décompte des fleurs du placarden formica, le plaisir est à son comble ! Leregard devenu un peu vague fait s'animer lesêtres et les choses^, les fait même naître derien, d'un papier tout juste moucheté, sanstrace de figuration, chimères qui disparaissenttrès vite pour laisser leur place à d'autresdans un mouvement de perpétuelles métamor-phoses : c'est ce que rappelle Helme Heineavec la page de garde du Merveilleux voyage àtravers la nuit (L'École des loisirs, 1989),dans les hachures desquelles se dessinent desbonshommes aux larges sourires.Pour souligner l'importance que peut avoirdans la vie de l'enfant la présence d'un entou-rage de motifs, et la façon extrême aveclaquelle un de ces motifs peut prendre corps,je livre ici un souvenir d'Anatole France,même s'il concerne un papier peint car il estde toutes façons rare de trouver des témoi-gnages relatifs aux pages de garde - mais jesuis preneuse - : « Un jour, ma mère me soule-vant dans ses bras, puis me montrant une desfleurs de papier - des rosés en bouton toutespareilles et toutes jolies - elle me dit : " je tedonne cette rosé ". Et pour la reconnaître, ellela marqua d'une croix avec son poinçon à bro-der. Jamais présent ne me rendit plus heu-reux. » Et ce souvenir de Proust adolescent

    10. Elzbieta : L'Enfance de l'art, p . 137.11. Le thème est souvent traité par Chris Van Allsburg dans ses albums, sur un registre fantastique ;on comprend dès lors que la présence troublante de certaines haies, papiers et tentures et leur rôle àl'intérieur même de l'histoire ne peuvent admettre en gardes qu'un papier blanc ou strictement uni.

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  • Marcel et Hugo,ill. A. Browne. Kaléidoscope

    Cousin Ratinet,ill. C. Boujoii, L'Ecole des loisirs

    Les Fripouilles,ill. Janosch, Casterman

    ment un motif, mais une série à l'intérieur delaquelle de petites différences sont percep-tibles, et l'on se prend à chercher où se fait leraccord invisible dans ces pages où nous fixenttrois par trois les petits rats enlacés de ClaudeBoujon (Cousin Ratinet, L'Ecole des loisirs,1994), les mêmes et pas les mêmes, comme sil'on avait affaire à des prises de vue succes-sives entre lesquelles nos sujets, tout en gar-dant la même pose, n'auraient pu s'empêcherde vivre et de respirer. Ou bien c'est la sur-prise d'un élément totalement autre qui vientrompre la parfaite symétrie, provoquant lerire, telle la grenouille de Janosch, très verteet très écolo, s'octroyant une place dans l'ali-gnement noir et blanc de pandas W.W.F. enposture yoga (Les Fripouilles, Casterman,1993). Lourd de sens, l'exemple de La Courteéchelle de Fluvio Testa (J.P. Delarge, 1977) :un enfant se retourne, cassant son propretraitement en motif vu de dos, et nous faitface, une craie à la main, avec ces mots placésau-dessus de lui qui font comme un trou dansle papier peint, annonce du pertuis dans lapalissade de l'histoire qui suit : « il arrive sou-vent que, prenant la main d'une grande per-sonne ce soit un enfant qui lui montre ce

    qu'elle ne voyait plus ». Assimilation est faiteici entre répétition et routine, aliénation duquotidien ; pourtant, l'évasion que propose laparabole à l'aide des images classiques de jar-din et de papillon me semble correspondre à lamême part de rêve que contiennent les par-terres fleuris de certains murs d'intérieurs debanlieue, il y a là une confusion qu'il seraitintéressant de creuser.

    Si la page de garde nous offre de vagabonderparmi ses motifs, acquérant par là une fami-liarité et une proximité bien étonnantes, cesont promenades sinueuses, en zig-zag, oùl'œil va aussi bien de droite à gauche que degauche à droite, et quand ce qui est choisicomme motif n'est plus une personne ou unobjet isolé mais des situations, des saynètes, ilse passe alors quelque chose de bien pluscurieux. Nos trois amis de Helme Heine(Campanipol, Gallimard, 1990) n'arrêtentplus de défiler, se déguiser, se reposer sur leurtas de foin, de refaire sempiternellement lesmêmes choses ; à l'éclair qui zèbre le ciel suc-cède le paisible paysage au clocher auquelsuccède l'éclair auquel succédera inévitable-ment le paisible paysage... C'est un résumédes épisodes qui vont s'enchaîner, mais un

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  • Hans et Henriette,ill. H. Heine, Gallimard

    Oscar.ill. K. Henkes, Kaléidoscope

    Allumette,ill. T. Ungerer. L'Ecole des loisirs

    résumé qui revient sans cesse sur lui-même, etici, peu importe l'ordre, pris dans leur folletarentelle, les personnages sont sortis du récitlinéaire à sens unique. Que dire alors de Hanset Henriette (Helme Heine, Gallimard, 1994),l'histoire de ce couple de merles, de la jeunesseà la vieillesse, abrégée sur les gardes en quatreétapes qui s'enchaînent en un continuumeuphorisant, la jeunesse revenant chaque foisà la suite de la vieillesse dans une processionqui semble aller de soi et qui pourtant défiedoucement le temps.

    C'est une transformation pas du tout négli-geable qui affecte le personnage de l'histoire,l'individu se démultiplie, il perd ses traits et sonépaisseur quand il est traité en silhouette.14

    La girafe en peluche de Jane Hissey (Julie h

    girafe, Duculot, 1991) n'est pas encore laJulie de l'histoire, elle garde en elle comme enréserve tous les possibles d'histoires en deve-nir. Est-ce l'imagination d'un enfant (qu'on nevoit à aucun moment) qui l'a fait descendre dupapier peint de sa chambre ou est-ce unepeluche unique, celle de sa malle à jouets, quiprend vie avec ses comparses, traitée en motifpar la seule volonté de l'auteur, on ne sait,tout s'embrouille, se trouble, dans un chassé-croisé où l'ordre logique des causes et consé-quences n'est plus de mise1''. Parfois le per-sonnage répété, au lieu de s'immobiliser dansune posture définie, se montre sous toutes sescoutures, dans de réjouissantes ribambelles.Oscar tient son doudou d'une main, puis dedeux, en haut, en bas (Oscar de Kevin Henkes,

    14. Mais, même dans ce cas, aplati et comme écrasé, il n'est jamais schématisé, ses contours restent toutaiiBfsïjirécis. Ce n'est pas un sujet conceptualisé, une espèce dont on verrait le genre. C'est une singularité

    s'actualiser pour devenir un individu. Le traitement en silhouette signifie l'absence momentanéeIseur que va lui conférer l'histoire, mais non l'absence de spécificité. Et ce qui est justement main-

    tenu dans la répétition, c'est la singularité. Finalement, il est malaisé de trouver un nom pour ces person-nages qui ne sont pas encore ou déjà plus des personnages mais qui en ont l'étoffe, qui sont presque dèsmaintenant gros de l'avenir ou tout juste encore chargés du passé, et qui flottent entre les deux.15. Un épisode tout à fait significatif de l'histoire du papier peint vient raccorder celle-ci à celle de lalittérature enfantine, celui des « nursery papers ». Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l'Angleterrese spécialise dans la production de papiers peints pour les chambres d'enfants, exécutés par des illus-trateurs de la littérature enfantine, réunis sous le nom de « Academicians of Nursery » : RandolphCaldecott, Kate Greenaway, Walter Crâne entre autres.

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    Grand-mère avait connu ta guerre, ill. F. Burckel, Seuil

    Kaléidoscope, 1994), la petite princesse deTony Ross nous offre comme au théâtre unéchantillonnage d'attitudes diverses etvariées que n'a besoin de motiver aucun filnarratif : ils dansent, et ce sont dansesd'automates. Ces pirouettes gratuites contri-buent fortement à alléger les situations dra-matiques dans lesquelles vont se voir pris lespersonnages. Parfois même, la reproductionen chaîne d'un événement déplaisant vajusqu'à le rendre comique : la bagarre deMauvaise journée (Bauer et Boie, L'Ecoledes loisirs, 1994) perd tout côté traumatisantpar un effet comparable au film qui saute ouau disque rayé, « il y a des jours où tout vamal », certes, mais jamais sur les pages degarde...Le personnage est-il en passe de se faireobjet ou l'objet en passe de prendre la peaudu personnage sur celles d'Allumette (TomiUngerer, L'Ecole des loisirs, 1974) oùs'affiche un placard warholien de boîtesd'allumettes à l'effigie de la petite fille ? Tou-jours est-il qu'Allumette prend ici sarevanche sur la société mercantile par unedistribution massive, mais inversée, d'unproduit qui de consommation devient derésistance. Les objets, s'ils n'ont pas tou-

    jours cette même charge signifiante et mili-tante, jetés en semis (Le Grand bébéd'Anthony Browne, Kaléidoscope, 1993), ourangés à la façon d'un imagier (Le Petitfrère de Zoé de Lucy Cousins, Albin Michel,1995), sont toujours dans le ton de l'album :petits objets porteurs de nostalgie de Grand-Mère avait connu la guerre (Guillot et Bur-kel, Seuil, 1994), fouillis de déchetterie dansL'Histoire de Kiki GrabouiUe (Willis et Ross,Seuil, 1982), collection de timbres poétiquesdes Cartes postales (Anne Brouillard, Sor-bier, 1994). Un objet peut être choisi pour lerôle majeur qu'il va tenir dans l'histoire :c'est le cas de la bobine de fil, de l'aiguille etde la paire de ciseaux dans Petite Poulerousse et Renard rusé (French et Hobson,L'Ecole des loisirs, 1995), trio salvateur quel'on honore donc ainsi ; ou au contrairepour sa présence discrète : la théière destrois petits loups (Les Trois petits loups et legrand méchant cochon, Trivizas et Oxenbu-ry, Bayard,1993), seul bien emporté dansleurs déménagements successifs, symbole duchez-soi, est un vrai fil conducteur dans unehistoire toute de rebondissements et de pour-suites, une permanence dans leur existencesi précaire.

    Cartes postales, ill. A. Brouillard, Le Sorbier

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    Les Trois petits loups el le grand méchantcochon, ill. H. Oxenbury, Bayartl

    Remue-Ménage chez Madame K.,ill. W. Erlljruch, Milan

    LEdredon, ill. A. Jonas,L'Ecole des loisirs

    La répétition d'un élément extrait de l'histoire,personnage ou objet, pour faire un revête-ment, un alentour qui réconforte ou fait rêver,est l'une des deux grandes attitudes possibles,l'un des deux pôles, me semble-t-il, face à unehistoire, quand on choisit de ne pas laisser lesgardes blanches. La proposition alternative, sielle se différencie par la non-répétition d'unmotif, garde ce rôle d'habillage pour créer uneambiance. Ce sont toutes ces grandes doublespages qui s'ouvrent sur la profondeur d'unetexture ou l'immensité d'un paysage, sur infi-niment petit et infiniment grand.Les pages de garde à effet de matière repren-nent là de façon surprenante et spontané-ment, la tradition de trompe-l'œil des papierspeints, lorsqu'ils imitaient des cuirs, des tis-sus, ou des éléments d'architecture. Voyez lafrise à l'antique de Max et la boîte interdite(Wells, L'École des loisirs, 1994), et le bas-relief de Cœur de singe (Norac et Hubert,L'Ecole des loisirs, 1995). Pelages, feuillage,écorces et plumages ne sont pas rares. Le trèsbeau réseau d'ombre et de lumière qui ouvreBébés chouettes (Waddell et Benson, Kaléido-scope, 1993) est presque davantage que lamatière ligneuse de leur nid : une résille cha-leureuse qui ressemble à leur plumage. Un

    morceau de coquille vu de très près, c'est ceque pourrait être la garde de Tout change(Browne, Kaléidoscope, 1990), livre del'attente de la petite sœur, livre de la nais-sance, dans lequel l'œuf apparaît de façonrécurrente. Celle de Crocodile crocodile(Nickl et Schroeder, L'Ecole des loisrs, 1976)est à mi-chemin entre l'imitation d'un papiermarbré œil de chat vert bronze et la peau decrocodile. Et puis on pourrait énumérer biendes reproductions de tissus : les serviettes àcarreaux du Convive comme il faut (Dumas,L'Ecole des loisirs, 1988), le tissu écossais deL'Héritage de l'oncle Mac Laughton (Chausseet Crozat, Milan, 1992), le tricot de Doudou(Brown, Gallimard, 1997), la couverture àrayures de A trois on a moins froid (Devernoiset Gay, L'École des loisirs, 1993), et surtout lemoelleux revers au semis rouge et or d'unédredon, dépôt de la mémoire, confectionnéavec les rideaux, les draps, le pyjama despremières années d'une petite fille, et c'estcomme si en ouvrant et en refermant le livrenous aussi nous étions sous ce quilt, prêts àpartir pour un voyage de nuit à l'intérieur dechacun des petits bouts de tissu, garant dusommeil (L'Édredon de Ann Jonas, L'Écoledes loisirs, 1985).

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  • Bébés chouettes, ill. P. Benson. L'Ecole des loisirs

    Que dire quand le matériau imité est lepapier peint lui-même, surenchère dansl'imitation ou tout simplement rencontre dedeux acteurs dont les rôles convergent :tapisser l'intérieur d'une pièce dans laquelleva vivre une famille, entourer leur histoire.Ainsi le papier à rinceaux de La Maisoncachée (Waddell et Barrett, Ouest-France,1991), souvenir d 'une nature venuereprendre ses droits, mais ici maîtrisée dansde sages volutes, le papier d'ambiance toutautomnale de Colin et Pauline (Trotereau etDumas, L'École des loisirs, 1995), celui audesign géométrique des années 30 de Remue-ménage chez Madame K. (Erlbruch, Milan,1995), le très élégant papier rosé de Gloria deRodamont (Herfurtner et Michl, Milan, 1992)dont les motifs entre chaque rayure ne sontpas tout à fait des rosés mais de mignonnes lai-tues et pommes de terre, rappelant la natureporcine de notre héroïne qui s'imagine plutôtchâtelaine.

    Avec Qu'est-ce que j'en ai fait ? (Jonas,L'École des loisirs, 1993), nous avons un caslimite de livre-maison : le papier peintd'ouverture, celui de la chambre d'enfantdans laquelle on entre par la porte de la pagede titre, se poursuit de page en page, pourlaisser la place à celui de la cuisine puis de lapièce principale et du vestibule qui est celui dela page de garde finale. Mais la différence desdeux gardes, la présence en bas d'une plinthequi rompt le « all-over » sont les indices cer-

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    La Maison cachée, ill. A. Barrett. Ouest-France

    tains d'un changement de statut : ici les pagesde garde appartiennent presque déjà à l'his-toire. Et ce sera le cas des derniers exemples,mais avant de les examiner, il nous reste à voirtous ces albums aux gardes étales, champêtressouvent et d'atmosphère.En effet, beaucoup s'ouvrent sur le décordans lequel va se dérouler l'histoire : situa-tion, localisation spatiale (carte avec trajet dupersonnage, plan, paysage) et temporelle (sai-son manifestée clairement, moment de la jour-née), atmosphère donnée d'emblée ; mais onreste à l'extérieur, comme en plein air, àbonne distance encore de la petite maisonéclairée que l'on aperçoit et dont on va bientôtfranchir le seuil (La Famille ours et Madamesouris de Lecaye, L'École des loisirs, 1987), oude l'autre côté du carreau de la vitre (LaFamille ours et Mademoiselle mouche, L'Ecoledes loisirs, 1998). La vastitude qui caractériseces pages - des ciels, des marines, des landes àl ' infini , des vues urbaines panoramiques -signifie aussi bien le recul pr is face à u n esituation par t icul ière , une latence, c'est lalimite-butoir d 'un zoom arrière, son champ leplus ouvert. Cette avancée puis ce recul à lafin du livre rappelle en raccourci le systèmed'emboîtement, toujours source de plaisir - jesuis dans mon lit qui est dans la chambre quiest dans la maison qui est dans la ville... - quel'on retrouve dans les plus vieilles comptines.Lorsque les deux gardes, celle du début et cellede la fin, diffèrent, il n'y a plus de va-et-vient,

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  • La Chasse à l'ours, ill. H. Oxenburv, Ouest-France

    mais une avancée dans le temps définitive,en ce sens, elles peuvent être considéréescomme faisant déjà partie de l'histoire. Lamarine qui ouvre La Chasse à l'ours (Rosen etOxenbury, Ouest-France, 1989) est toute declarté, c'est le début d'une journée pleine depromesses, on part en randonnée, traversantprairie, rivière et forêt jusqu'à la grotte deFours ; le livre se referme sur le même pay-sage, mais le soleil est bas, la mer est pleine, etl'ours de dos s'en retourne bredouille. DansLa Couverture rouge (Graham, Père-Castor-Flammarion, 1993), pour commencer, est bienlà qui tient chaud au nouveau-né dans sonlandau, la couverture qui deviendra doudouet s'en ira rapetissant au fur et à mesure quel'enfant grandit, pour finir de la taille d'untimbre-poste et s'envoler à la garde finale.L'image va même jusqu'à s'apparenter à lacourte séquence précédant le générique d'unfilm. Le texte de Calinours va faire lescourses (Broutin et Stehr, L'Ecole des loisirs,1987) commence et finit sur les gardes ; unecoupure est maintenue que prolonge l'inter-ruption de la page de titre-générique, ce sontles deux-points-ouvrez-les-guillemets mar-quant une entrée en matière : le début de lachanson de Calinours. Dès lors que c'est plu-tôt ce petit suspens-là qui est recherché, nedirait-on pas que l'on a affaire à une page detitre qui s'est décalée d'un cran davantagequ'à de réelles pages de garde ? Que nous

    sommes loin du domino, à l'opposé presque.Même si elles demeurent à la périphérie, lespages de garde perdent leur spécificité pourdevenir image, qui plus est indispensable àla compréhension du récit. Quelle est leurspécificité, c'est ce que nous espérons avoirfait ressortir de ces exemples qui dans leurvariété finissent par montrer une positioncommune : rester en dehors de l'histoire,tout en maintenant avec elle des rapportsqui, pour être divers, ont toujours à voird'une certaine façon avec l'ouverture. Carce sont propositions d'ouverture que cettevastitude des paysages, cet infini d'unematière toute concrète, ce cheminementparmi les motifs, cette suggestion des pos-sibles, pour en final, et tout bonnement, per-mettre au livre de s'ouvrir.La spécificité des pages de garde n'est pas àrechercher dans un alliage contenant-contenuqu'on imagine d'ailleurs mal, un moyenterme, mais sur un autre plan, et cet autreplan qui s'entrouvre entre les bords bien dis-tincts de la couverture et des feuilles, se révèlesi profond et si attachant qu'il semblait dom-mage de les passer sous silence, même si aufond très ordinaire et presque banal.La maison du livre rappelle une autre mai-son allégorique, toute baroque celle-là, celleque Leibniz utilise en réponse à Locke pourexpliciter les rapports entre la matière etl'âme : c'est une maison dont les deux

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  • La Chasse à l'ours, ill. H. Oxenbury, Ouest-Fran

    étages, les pièces communes du bas avec lespetites ouvertures des cinq sens, et la pièceclose et privée du haut, communiquent defaçon fluide et continue - car si les deuxétages sont distincts ils ne sont jamaisséparés16. Ni du côté d'un Locke empiristequi s'en tient à ce qui lui est donné, ni ducôté d'un Descartes pour qui perception estillusion, Leibniz affirme l'existence d'unprincipe tout en tenant la substance pour laplus féconde qui soit. L'image des veines dumarbre revient toujours sous sa plume qu'ils'agisse de parler de la matière17 - l'univers :un carreau de marbre comme un lacondoyant plein de poissons - ou des idéesinnées de l'âme18, mais l'image ici est plusqu'une illustration de l'idée, elle devientl'idée elle-même. « La matière est marbrée,

    l'âme est marbrée, de deux manières diffé-rentes », et le pH entre les deux étages est unpli entre les replis de la matière et les plisdans l'âme, un pli entre deux plis. Commentne pas penser au suminagashi, encre quiflotte sur l'eau en mouvement, au liu shachien, papier sablé flottant, à notre papiermarbré, œil de chat ou caillouté sur fondveiné aux mouvements imprévus et tour-billonnants ne laissant pas place au vide, quifut sûrement le papier le plus utilisé pourraccorder les couvertures, tant manipuléeset offertes à la vue, aux petits cabinetsaveugles des histoires qui s'y cachent ?Et comment ne pas penser aussi au papierchiffonné qui enveloppe L'Enfant et le chat(Hathorn et Rogers, Mijade, 1996) de sesmultiples plis - « toujours un pli dans le pli,

    16. A l'entendement comparé à un cabinet entièrement obscur « qui n'aurait que quelques petitesouvertures pour laisser entrer par dehors les images extérieures et visibles », ces images y restant pla-cées en ordre « en sorte qu'on pût les trouver dans l'occasion », Leibniz ajoute aussitôt un élémentprimordial : « il faudrait supposer que dans la chambre obscure il y eût une toile pour recevoir lesespèces, qui ne fût pas unie, mais diversifiée par des plis, représentant les connaissances innées ; quede plus cette toile ou membrane, étant tendue, eût une manière de ressort ou force d'agir, et même uneaction ou réaction accommodée tant aux plis passés qu'aux nouveaux venus des impressions desespèces. Et cette action consisterait en certaines vibrations ou oscillations, telles qu'on voit dans unecorde tendue quand on la touche, de sorte qu'elle rendait une manière de son musical. » Nouveauxessais sur l'entendement humain, 1,12. (GF Flammarion, p.114).17 « Se divisant sans cesse, les parties de la matière forment de petits tourbillons dans un tourbillon, etdans ceux-ci d'autres encore plus petits, et d'autres encore dans les intervalles concaves des tourbillonsqui se touchent. » Gilles Deleuze : Le Pli : Leibnitz et le baroque, Éditions de Minuit, 1988 (p. 8).18 « Je me suis servi aussi de la comparaison d'une pierre de marbre qui a des veines, plutôt qued'une pierre de marbre toute unie, ou des tablettes vides ». Leibniz, préface aux Principes de la phi-losophie ou Monadologie.

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  • comme une caverne dans la caverne »19 -,venant réparer tant de déchirures suggéréespar celles qui coupent à chaque page l'imagedu texte : affiches dans la ville, peurs, rup-tures supposées dans la vie de ce garçon nou-veau Robinson ; épinglée au mur de sa tanièreaménagée de bric et de broc, la reproductiond'un détail de « La Création d'Adam » deMichel-Ange - les mains divine et humaine dontla désunion est encore accentuée par la fissuredans la fresque -, nous rappelle l'épisoded'une Genèse qui de toutes façons elle aussi esttout entière sous le signe de la séparation.S'immisçant dans l'intervalle pour qu'il y aitquelque chose plutôt que rien, collées sur lesfissures à la façon des plus anciennes feuillesde papier dominoté, mais faisant plus que mas-quer une lézarde, discrètement pliées, lespages de garde quand elles se déploient laissentvoir dans leur amplitude ce qui relie, des plisdans les plis.

    Album « reheur » par excellence, en tous senset dans son entier, d'une extrême simplicité,celui de Taro Gomi : Le Printemps est là(Milan, 1991). Les petits carrés rosés sur fondde terre de la page de garde sont une étapedans le processus qui nous fait entrer de façontoute visuelle dans la ronde des saisons, nousrapprochant d 'un pelage dont les tachessombres sont la neige en train de fondre ; lepetit veau du début aura grandi à la fin, letemps s'étant déroulé en lui en une longuesuite de formes et de couleurs qui vont setransformant les unes dans les autres, qui

    révèle l'infinie diversité du réel : l'apparitiondes brins d 'herbe, l'épanouissement desfleurs, le vent, la musique, les jeux desenfants... Le recul final avant la clôture dulivre reprend en la poursuivant l'avancée dudébut : à nouveau, le printemps est là. Lafaçon dont le temps et l'espace sont emmêlés,dont le petit animal contenu dans l'univers estmontré le contenant à son tour, le flux du jeuvisuel inséparable du zoom temporel, font quenous-mêmes sommes emportés, confondus etcomme enracinés dans le cours du monde. Etce faisant, sont maintenues des pages de gardetrès « domino » et partie prenante du proces-sus, comme si là aussi se manifestait un modenon moins essentiel de rehure.^

    Qu'elles restent donc inaperçues, les pages degarde, car ce n'est pas leur rôle de se montrertrop voyantes et il faut les voir sans vraimentles voir, mais que l'on y prenne garde cepen-dant, car s'y révèlent des modes de liaisondont il vaut mieux avoir conscience, si l'on a àl'esprit de réajuster un déséquilibre toujourslatent à cause d'une surévaluation de l'une oude l'autre des parties. Assurément, on ne choi-sira pas un livre pour ses pages de garde, maispour sa couverture ou plus souvent pour soncontenu. Mais tant mieux si elles sont là pouradoucir la déconvenue à laquelle nous expose-ra toujours la forme du livre, codex qui peutbien n'avoir à nous offrir qu'un secret dePolichinelle. Des suites amères des déceptionset désillusions gardez-nous donc, grâce à votrehabit d'Arlequin. •

    19. Si toute la matière est liée, si chaque portion de la matière exprime tout l'univers, se divise à l'infi-ni, est affectée par le mouvement de ses voisines, « cette division du continu ne doit pas être considé-rée comme celle du sable en grains, mais comme celle d'une feuille de papier ou d'une tunique en plis,de telle façon qu'il puisse y avoir une infinité de plis, les uns plus petits que les autres, sans que lecorps se dissolve jamais en points ou minima ». Toujours un pli dans le pli, ajoute Deleuze, commeune caverne dans la caverne, op. cit., p. 9.20. Je ne peux m'empêcher de citer cette phrase qui décrit le mouvement d'un autre livre évidemmentpas comparable quant à son poids, mais qui semble guider le petit album sur bien d'autres points :

    « Quand on le déroule, ce livre remplit l'univers dans toutes les directions,et, quand on l'enroule, il se retire et s'enfouit dans son secret.Sa saveur est inépuisable. »

    Zhong Yong ou la Régulation à usage ordinaire, édition François Jullien, Imprimerie nationale, 1993, p. 33.

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