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Tristan et Yseut buvant le philtre d’amour XV es illustrationde l’île d’UTOPIAde Thomas MORE1516 Paul Citroen (1896-1983) Metropolis Collage1923. LE REGISTRE MERVEILLEUX TRISTAN ET ISEULT Moyen-Age : Le philtre Alors que Tristan amène Iseult malgré elle au roi Marc, son futur époux, sa servante Brangien profite du repos du bateau pour révéler un secret à Iseut. La reine, avant notre départ, a confié à mes soins un boire herbé qu’elle a préparé avec toute sa science de la magie : c’est un philtre d’amour que je verserai au roi Marc et à vous-même quand vous serez entrés dans le lit nuptial. Vous le boirez ensemble et, dès que vous l’aurez bu, vous vous aimerez de toutes vos forces et de toute votre âme, d’un amour impérieux et sans faille. Trois ans durant vous n’aurez même pas le pouvoir de vous séparer plus d’un jour sans en souffrir et plus d’une semaine sans risquer d’en mourir. Telle est la force inouïe de ce sortilège (…) [ Selon les versions, c’est par accident que Brangien sert à Tristan et Iseut le breuvage magique, ou volontairement, ou encore avec l’accord tacite d’Iseult qui est attirée par Tristan sans oser se l’avouer] Quant à Tristan, il crut qu’il s’agissait d’un vin de choix offert en cadeau au roi Marc. En homme courtois et bien appris, il versa de ce breuvage dans la coupe et le tendit à Iseult qui en but à sa soif. Quand elle eut posé la coupe encore moitié pleine, Tristan la saisit et la vida jusqu’à la dernière goutte. Dès que les deux jeunes gens eurent bu de ce vin, l’amour, tourment du monde, se glissa dans leurs cœurs. Avant qu’ils s’en fussent aperçu, il les courba tous deux sous son joug. La rancune d’Iseult s’évanouit et plus jamais ils ne furent ennemis. VOLTAIRE Candide, L’Eldorado XVIII e s Candide et Cacambo montent en carrosse ; les six moutons volaient, et en moins de quatre heures on arriva au palais du roi, situé à un bout de la capitale. Le portail était de deux cent vingt pieds de haut, et de cent de large ; il est impossible d’exprimer quelle en était la matière. On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces cailloux et sur ce sable que nous nommons or et pierreries. Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes d’un tissu de duvet de colibri ; après quoi les grands officiers et les grandes officières de la couronne les menèrent à l’appartement de Sa Majesté au milieu de deux files, chacune de mille musiciens, selon l’usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier comment il fallait s’y prendre pour saluer Sa Majesté : si on se jetait à genoux ou ventre à terre ; si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière ; si on léchait la poussière de la salle ; en un mot, quelle était la cérémonie. « L’usage, dit le grand officier, est d’embrasser le roi et de le baiser des deux côtés. » Candide et Cacambo sautèrent au cou de Sa Majesté, qui les reçut avec toute la grâce imaginable, et qui les pria poliment à souper. En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusqu’aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines d’eau pure, les fontaines d’eau rose, celles de liqueur de canne de sucre qui coulaient continuellement dans de grandes places pavées d’une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du girofle et de la canelle. PEREC w ou le souvenir d’enfance XX e s Il faut les voir, ces Athlètes qui, avec leurs tenues rayées, ressemblent à des caricatures de sport ifs 1900, s’élancer coudes au corps, pour un sprint grotesque. Il faut voir ces lanceurs dont les poids sont des boulets, ces sauteurs aux chevilles entravées, ces sauteurs en longueur qui retombent lourdement dans une fosse emplie de purin. Il faut voir ces lutteurs enduits de goudron et de plume, il faut voir ces coureurs de fond sautillant à cloche-pied ou à quatre pattes, il faut voir ces rescapés du marathon, éclopés, transis, trottinant entre deux haies serrées de Juges de touche armés de verges et de gourdins, il faut les voir, ces Athlètes squelettiques, au visage terreux, à l’échine toujours courbée, ces crânes chauves et luisants, ces yeux pleins de panique, ces plaies purulentes, toutes ces marques indélébiles d’une humiliation sans fin, d’une ter reur sans fond, toutes ces preuves administrées chaque heure, chaque jour, chaque seconde, d’un écrasement conscient, organisé, hiérarchisé, il faut voi r fonctionner cette machine énorme dont chaque rouage participe, avec une efficacité implacable, à l’anéantissement systématique des hommes, pour ne plus trouver surprenante la médiocrité des performances enregistrées : le 100 mètres se court en 23’’4, le 200 mètres en 51’’ ; le meilleur sauteur n’a jamais dépassé 1, 30 m.

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Page 1: illustrationde l’le d’UTOPIAde Thomas MORE1516

Tristan et Yseut buvant le philtre d’amour XV es illustrationde l’île d’UTOPIAde Thomas MORE1516 Paul Citroen (1896-1983) Metropolis Collage1923.

LE REGISTRE MERVEILLEUX

TRISTAN ET ISEULT Moyen-Age : Le philtre Alors que Tristan amène Iseult malgré elle au roi Marc, son futur époux, sa servante Brangien profite du repos du bateau pour révéler un secret à Iseut.

La reine, avant notre départ, a confié à mes soins un boire herbé qu’elle a préparé avec toute sa science de la magie : c’est un philtre d’amour que je verserai au roi Marc et à vous-même quand vous serez entrés dans le lit nuptial. Vous le boirez ensemble et, dès que vous l’aurez bu, vous vous aimerez de toutes vos forces et de toute votre âme, d’un amour impérieux et sans faille. Trois ans durant vous n’aurez même pas le pouvoir de vous séparer plus d’un jour sans en souffrir et plus d’une semaine sans risquer d’en mourir. Telle est la force inouïe de ce sortilège (…) [ Selon les versions, c’est par accident que Brangien sert à Tristan et Iseut le breuvage magique, ou volontairement, ou encore avec l’accord tacite d’Iseult qui est attirée par Tristan sans oser se l’avouer]

Quant à Tristan, il crut qu’il s’agissait d’un vin de choix offert en cadeau au roi Marc. En homme courtois et bien appris, il versa de ce breuvage dans la coupe et le tendit à Iseult qui en but à sa soif. Quand elle eut posé la coupe encore moitié pleine, Tristan la saisit et la vida jusqu’à la dernière goutte.

Dès que les deux jeunes gens eurent bu de ce vin, l’amour, tourment du monde, se glissa dans leurs cœurs. Avant qu’ils s’en fussent aperçu, il les courba tous deux sous son joug. La rancune d’Iseult s’évanouit et plus jamais ils ne furent ennemis.

VOLTAIRE Candide, L’Eldorado XVIII e s

Candide et Cacambo montent en carrosse ; les six moutons volaient, et en moins de quatre heures on arriva au palais du roi, situé à un bout de la capitale. Le portail était de deux cent vingt pieds de haut, et de cent de large ; il est impossible d’exprimer quelle en était la matière. On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces cailloux et sur ce sable que nous nommons or et pierreries. Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes d’un tissu de duvet de colibri ; après quoi les grands officiers et les grandes officières de la couronne les menèrent à l’appartement de Sa Majesté au milieu de deux files, chacune de mille musiciens, selon l’usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier comment il fallait s’y prendre pour saluer Sa Majesté : si on se jetait à genoux ou ventre à terre ; si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière ; si on léchait la poussière de la salle ; en un mot, quelle était la cérémonie. « L’usage, dit le grand officier, est d’embrasser le roi et de le baiser des deux côtés. » Candide et Cacambo sautèrent au cou de Sa Majesté, qui les reçut avec toute la grâce imaginable, et qui les pria poliment à souper. En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusqu’aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines d’eau pure, les fontaines d’eau rose, celles de liqueur de canne de sucre qui coulaient continuellement dans de grandes places pavées d’une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du girofle et de la canelle.

PEREC w ou le souvenir d’enfance XX e s

Il faut les voir, ces Athlètes qui, avec leurs tenues rayées, ressemblent à des caricatures de sport ifs 1900, s’élancer coudes au corps, pour un sprint grotesque. Il faut voir ces lanceurs dont les poids sont des boulets, ces sauteurs aux chevilles entravées, ces sauteurs en longueur qui retombent lourdement dans une fosse emplie de purin. Il faut voir ces lutteurs enduits de goudron et de plume, il faut voir ces coureurs de fond sautillant à cloche-pied ou à quatre pattes, il faut voir ces rescapés du marathon, éclopés, transis, trottinant entre deux haies serrées de Juges de touche armés de verges et de gourdins, il faut les voir, ces Athlètes squelettiques, au visage terreux, à l’échine toujours courbée, ces crânes chauves et luisants, ces yeux pleins de panique, ces plaies purulentes, toutes ces marques indélébiles d’une humiliation sans fin, d’une terreur sans fond, toutes ces preuves administrées chaque heure, chaque jour, chaque seconde, d’un écrasement conscient, organisé, hiérarchisé, il faut voir fonctionner cette machine énorme dont chaque rouage participe, avec une efficacité implacable, à l’anéantissement systématique des hommes, pour ne plus trouver surprenante la médiocrité des performances enregistrées : le 100 mètres se court en 23’’4, le 200 mètres en 51’’ ; le meilleur sauteur n’a jamais dépassé 1, 30 m.

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Tristan et Yseut buvant le philtre d’amour XV es

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illustrationde l’île d’UTOPIAde Thomas MORE1516

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Paul Citroen (1896-1983) Metropolis Collage1923.

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Science-fiction

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LE REGISTRE FANTASTIQUE

Gustave MOREAU L’Apparition 1874-1876 Odilon REDON «L'œil comme un ballon bizarre se

dirige vers l’infini »

Victor HUGO, Contemplations, “Mors”

1. Je vis cette faucheuse. Elle était dans son champ. 2. Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant, 3. Noir squelette laissant passer le crépuscule. 4. Dans l’ombre où l’on dirait que tout tremble et recule, 5. L’homme suivait des yeux les lueurs de sa faulx. 6. Et les triomphateurs sous les arcs triomphaux 7. Tombaient ; elle changeait en désert Babylone, 8. Le trône en échafaud et l’échafaud en trône, 9. Les roses en fumier, les enfants en oiseaux, 10. L’or en cendre, et les yeux des mères en ruisseaux. 11. Et les femmes criaient : Rends-nous ce petit être. 12. Pour le faire mourir, pourquoi l’avoir fait naître ? 13. Ce n’était qu’un sanglot sur terre, en haut, en bas ; 14. Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats ; 15. Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre ; 16. Les peuples éperdus semblaient sous la faulx sombre 17. Un troupeau frissonnant qui dans l’ombre s’enfuit ; 18. Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit. 19. Derrière elle, le front baigné de douces flammes, 20. Un ange souriant portait la gerbe d’âmes.

Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du mal, “ Spleen et Idéal ”Spleen

1 Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle 2 Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis, 3 Et que de l’horizon embrassant tout le cercle 4 Il nous verse un jour plus triste que les nuits ;

5 Quand la terre est changée en un cachot humide, 6 Où l’Espérance, comme une chauve-souris, 7 S’en va battant les murs de son aile timide 8 Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

9 Quand la pluie étalant des immenses traînées 10 D’une vaste prison imite les barreaux, 11 Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées 12 Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

13 Des cloches tout à coup sautent avec furie 14 Et lancent vers le ciel un affreux hurlement, 15 Ainsi que des esprits errants et sans patrie 16 Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

17 - Et de longs corbillards, sans tambour ni musique, 18 Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir, 19 Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique, 20 Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

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Gustave MOREAU L’Apparition 1874-1876

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Odilon REDON «L'œil comme un ballon bizarre se dirige vers l’infini »

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STELLA Saint-Georges et le dragon XVII e s DAVID Le Premier Consul franchissant les Alpes au col du Grand-Saint-Bernard XVIII e s RUDE Le départ des volontaires XIX e s

LE REGISTRE EPIQUE Jacques de Voragine (1230-1298), LEGENDE DOREE

A l’instant Georges monta sur un cheval, et se fortifiant du signe de la croix, il attaque avec audace le dragon qui avançait sur lui : il brandit sa lance avec vigueur, se recommande à Dieu, frappe le monstre avec force et l’abat par terre : « Jette, dit Georges à la fille du roi, jette ta ceinture au cou du dragon ; ne crains rien, mon enfant. » Elle le fit et le dragon la suivait comme la chienne la plus douce. Or, comme elle le conduisait dans la ville, tout le peuple témoin de cela se mit à fuir par monts et par vaux en disant : « Malheur à nous, nous allons tous périr à l’instant ! » Alors saint Georges leur fit signe en disant : « Ne craignez rien, le Seigneur m’a envoyé exprès vers vous afin que je vous délivre des malheurs que vous causait ce dragon : seulement, croyez en J.-C., et que chacun de vous reçoive le baptême, et je tuerai le monstre. »

CHATEAUBRIAND, RENE L’appel de l’infini Mais comment exprimer cette foule de sensations fugitives, que j’éprouvais dans mes promenades ? Les sons que rendent les passions dans le vide d’un coeur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d’un désert ; on en jouit, mais on ne peut les peindre. L’automne me surprit au milieu de ces incertitudes : j’entrai avec ravissement dans les mois des tempêtes. Tantôt j’aurais voulu être un de ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes ; tantôt j’enviais jusqu’au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l’humble feu de broussailles qu’il avait allumé au coin d’un bois. J’écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays le chant naturel de l’homme est triste, lors même qu’il exprime le bonheur. Notre coeur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs. (…) « Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! » Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon coeur. La nuit, lorsque l’aquilon ébranlait ma chaumière, que les pluies tombaient en torrent sur mon toit, qu’à travers ma fenêtre je voyais la lune sillonner les nuages amoncelés, comme un pâle vaisseau qui laboure les vagues, il me semblait que la vie redoublait au fond de mon coeur, que j’aurais la puissance de créer des mondes

ZOLA, GERMINAL , La révolte des mineurs

Le roulement de tonnerre approchait, la terre fut ébranlée, et Jeanlin galopa le premier, soufflant dans sa corne. -Prenez vos flacons, la sueur du peuple qui passe ! murmura Négrel, qui, malgré ses convictions républicaines, aimait à plaisanter la canaille avec les dames. Mais son mot spirituel fut emporté dans l’ouragan des gestes et des cris. Les femmes avaient paru, près d’un millier de femmes, aux cheveux épars, dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelles lasses d’enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l’agitaient, ainsi qu’un drapeau de deuil et de vengeance. D’autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières, brandissaient des bâtons ; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes déboulèrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d’un seul bloc, serrée, confondue, au point qu’on ne distinguait ni les culottes déteintes, ni les tricots de laine en loques, effacés dans la même uniformité terreuse. Les yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant la Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des têtes, parmi le hérissement des barres de fer, une hache passa, portée toute droite ; et cette hache unique, qui était comme l’étendard de la bande avait, dans le ciel cla ir, le profil aigu d’un couperet de guillotine. -Quels visages atroces ! balbutia Mme Hennebeau.

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STELLA Saint-Georges et le dragon XVII e s

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DAVID Le Premier Consul franchissant les Alpes au col du Grand-Saint-Bernard XVIII e s

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RUDE Le départ des volontaires XIX e s

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le registre lyrique / le lyrisme élégiaque BOCCIONI Etats d’âme : Ceux qui restent 1911

Wassily KANDINSKY Fugue 1914

Paul ELUARD, Poésie et vérité, 1942 LIBERTE Sur mes cahiers d’écolier Sur mon pupitre et les arbres Sur le sable sur la neige J’écris ton nom Sur toutes les pages lues Sur toutes les pages blanches Pierre sang papier ou cendre J’écris ton nom Sur les images dorées Sur les armes des guerriers Sur la couronne des rois J’écris ton nom Sur la jungle et le désert Sur les nids sur les genêts Sur l’écho de mon enfance J’écris ton nom Sur les merveilles des nuits Sur le pain blanc des journées Sur les saisons fiancées J’écris ton nom Sur tous mes chiffons d’azur Sur l’étang soleil moisi Sur le lac lune vivante J’écris ton nom Sur les champs sur l’horizon Sur les ailes des oiseaux Et sur le moulin des ombres J’écris ton nom Sur chaque bouffée d’aurore Sur la mer sur les bateaux Sur la montagne démente J’écris ton nom Sur la mousse des nuages Sur les sueurs de l’orage Sur la pluie épaisse et fade J’écris ton nom Sur les formes scintillantes Sur les cloches des couleurs Sur la vérité physique J’écris ton nom Sur les sentiers éveillés Sur les routes déployées Sur les places qui débordent J’écris ton nom Sur la lampe qui s’allume Sur la lampe qui s’éteint Sur mes maisons réunies J’écris ton nom

Sur le fruit coupé en deux Du miroir et de ma chambre Sur mon lit coquille vide J’écris ton nom Sur mon chien gourmand et tendre Sur ses oreilles dressées Sur sa patte maladroite J’écris ton nom Sur le tremplin de ma porte Sur les objets familiers Sur le flot du feu béni J’écris ton nom Sur toute chair accordée Sur le front de mes amis Sur chaque main qui se tend J’écris ton nom Sur la vitre des surprises Sur les lèvres attentives Bien au-dessus du silence J’écris ton nom Sur mes refuges détruits Sur mes phares écroulés Sur les murs de mon ennui J’écris ton nom Sur l’absence sans désir Sur la solitude nue Sur les marches de la mort J’écris ton nom Sur la santé revenue Sur le risque disparu Sur l’espoir sans souvenir J’écris ton nom Et par le pouvoir d’un mot Je recommence ma vie Je suis né pour te connaître Pour te nommer Liberté.

ARAGON, LE FOU D’ELSA (1963), Les

mains d’Elsa

LES MAINS D’ELSA

Donne-moi tes mains pour l’inquiétude Donne-moi tes mains dont j’ai tant rêvé Dont j’ai tant rêvé dans ma solitude Donne-moi tes mains que je sois sauvé Lorsque je les prends à mon propre piège De paume et de peur de hâte et d’émoi Lorsque je les prends comme une eau de neige Qui fuit de partout dans mes mains à moi Sauras-tu jamais ce qui me traverse Qui me bouleverse et qui m’envahit Sauras-tu jamais ce qui me transperce Ce que j’ai trahi quand j’ai tressailli Ce que dit ainsi le profond langage Ce parler muet des sens animaux Sans bouche et sans yeux miroir sans image Ce frémir d’aimer qui n’a pas de mots Sauras-tu jamais ce que mes doigts pensent D’une proie entre eux un instant tenue Sauras-tu jamais ce que leur silence Un éclair aura connu d’inconnu Donne-moi tes mains que mon coeur s’y forme S’y taise le monde au moins un moment Donne-moi tes mains que mon âme y dorme Que mon âme y dorme éternellement

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Wassily KANDINSKY Fugue 1914

BOCCIONI Etats d’âme : Ceux qui restent 1911

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PICASSO Guernica 1937

DALI Prémonition de la guerre civile 1936

LE REGISTRE PATHETIQUE VICTOR HUGO, LES CHATIMENTS, II, 3 XIX e s

SOUVENIR DE LA NUIT DU 4

L’enfant avait reçu deux balles dans la tête. Le logis était propre, humble, paisible, honnête, On voyait un rameau bénit sur un portrait. Une vieille grand’mère était là qui pleurait. Nous le déshabillions en silence. Sa bouche, Pâle, s’ouvrait ; la mort noyait son oeil farouche ; Ses bras pendants semblaient demander des appuis. Il avait dans sa poche une toupie en buis. On pouvait mettre un doigt dans les trous de ses plaies. Avez-vous vu saigner la mûre dans les haies ? Son crâne était ouvert comme un bois qui se fend. L’aïeule regarda déshabiller l’enfant, Disant : -Comme il est blanc ! approchez donc la lampe ! Dieu ! ses pauvres cheveux sont collés sur sa tempe ! - Et quand ce fut fini, le prit sur ses genoux. La nuit était lugubre ; on entendait des coups De fusil dans la rue où l’on en tuait d’autres. -Il faut ensevelir l’enfant, dirent les nôtres. Et l’on prit un drap blanc dans l’armoire en noyer. L’aïeule cependant l’approchait du foyer, Comme pour réchauffer ses membres déjà roides. Hélas ! ce que la mort touche de ses mains froides Ne se réchauffe plus aux foyers d’ici-bas ! Elle pencha la tête et lui tira ses bas Et dans ses vieilles mains prit les pieds du cadavre. - Est-ce que ce n’est pas une chose qui navre ! Cria-t-elle ; monsieur, il n’avait pas huit ans ! Ses maîtres, il allait en classe, étaient contents. Monsieur, quand il fallait que je fisse une lettre, C’est lui qui l’écrivait. Est-ce qu’on va se mettre A tuer les enfants, maintenant ? Ah, mon Dieu ! On est donc des brigands ! Je vous demande un peu, Il jouait ce matin, là, devant la fenêtre ! Dire qu’ils m’ont tué ce pauvre petit être ! Il passait dans la rue, ils ont tiré dessus. Monsieur, il était bon et doux comme un Jésus. Moi je suis vieille, il est tout simple que je parte ; Cela n’aurait rien fait à monsieur Bonaparte De me tuer au lieu de tuer mon enfant ! - Elle s’interrompit, les sanglots l’étouffant, Puis elle dit, et tous pleuraient près de l’aïeule : - Que vais-je devenir à présent toute seule ? Expliquez-moi cela , vous autres, aujourd’hui. Hélas ! je n’avais plus de sa mère que lui. Pourquoi l’a-t-on tué ? Je veux qu’on me l’explique. L’enfant n’a pas crié Vive la République. - Nous nous taisions, debout et graves, chapeau bas, Tremblant devant ce deuil qu’on ne console pas.

Vous ne compreniez point, mère, la politique. Monsieur Napoléon, c’est son nom authentique, Est pauvre, et même prince ; il aime les palais ; Il lui convient d’avoir des chevaux, des valets, De l’argent pour son jeu, sa table, son alcôve, Ses chasses ; par la même occasion, il sauve La Famille, l’Eglise et la Société ; Il veut avoir Saint-Cloud, plein de roses l’été, Où viendront l’adorer les préfets et les maires ; C’est pour cela qu’il faut que les vieilles grand’mères, De leurs pauvres doigts gris que fait trembler le temps, Cousent dans le linceul des enfants de sept ans.

Jersey, 2 décembre 1852. NOTES

lugubre : qui est signe de deuil, funeste, macabre

roides : raides

navrer : attrister, désoler

alcôve : enfoncement ménagé dans une chambre pour un ou plusieurs lits, qu’on peut fermer dans la journée ; lieu des rapports amoureux

Saint-Cloud : château où Napoléon 1er fut proclamé empereur en 1804 et résidence d’été de Napoléon III ; actuellement, beau parc

……………………………………………………………………….. VOLTAIRE Candide : La guerre Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d’abord un village voisin ; il était en cendres ; c’était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles, éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros, rendaient les derniers soupirs ; d’autres à demi brûlées, criaient qu’on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés. Candide s’enfuit au plus vite dans un autre village ; il appartenait à des Bulgares, et les héros abares l’avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants, ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n’oubliant jamais mademoiselle Cunégonde.

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PICASSO Guernica 1937

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DALI Prémonition de la guerre civile 1936

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CHIRICO L’énigme de la fatalité 1914

FRIEDRICH La mer de glace, ou l’espoir déçu XIX e s FRIEDRICH Le moine face à la merXIX e s

LE REGISTRE TRAGIQUE

RACINE, PHEDRE ACTE II, sc. 3 (extr) v 269-310 Mon mal vient de plus loin. A peine au fils d’Egée Sous les lois de l’hymen je m’étais engagée, Mon repos, mon bonheur semblait être affermi, Athènes me montra mon superbe ennemi. Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ; Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue : Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ; Je sentis tout mon corps et transir et brûler ; Je reconnus Vénus et ses feux redoutables, D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables.. Par des vœux assidus je crus les détourner : Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ; De victimes moi-même à toute heure entourée, Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée. D’un incurable amour remèdes impuissants ! En vain sur les autels ma main brûlait l’encens : Quand ma bouche implorait le nom de la Déesse, J’adorais Hippolyte ; et le voyant sans cesse, Même au pied des autels que je faisais fumer, J’offrais tout à ce Dieu que je n’osais nommer. Je l’évitais partout. O comble de misère ! Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père. Contre moi-même enfin j’osai me révolter : J’excitai mon courage à le persécuter. Pour bannir l’ennemi dont j’étais idolâtre, J’affectai les chagrins d’une injuste marâtre ; Je pressai son exil, et mes cris éternels L’arrachèrent du sein et des bras paternels. Je respirai, Oenone ; et depuis son absence, Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence. Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis, De son fatal hymen je cultivais les fruits. Vaines précautions ! Cruelle destinée ! Par mon époux lui-même à Trézène amenée, J’ai revu l’ennemi que j’avais éloigné ; Ma blessure trop vive aussitôt a saigné. Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachées : C’est Vénus tout entière à sa proie attachée. J’ai conçu pour mon crime une juste terreur ; J’ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur. Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire, Et dérober au jour une flamme si noire( …)

IONESCO Rhinocéros, fin : [Tous les autres personnages s’étant transformés en rhinocéros, Bérenger se retrouve seul, et commence à douter.] Il enlève son veston, défait sa chemise, contemple sa poitrine dans la glace. J’ai la peau flasque. Ah, ce corps trop blanc, et poilu ! Comme je voudrais avoir la peau dure et cette magnifique couleur d’un vert sombre, une nudité décente, sans poils, comme la leur ! Il écoute les barrissements. Leurs chants ont du charme, un peu âpre, mais un charme certain ! Si je pouvais faire comme eux. Il essaie de les imiter. Ahh, ahh, brr ! Non, ce n’est pas ça ! Essayons encore, plus fort ! Ahh, ahh, brr ! non, non, ce n’est pas ça, que c’est faible, comme cela manque de vigueur ! Je n’arrive pas à barrir. Je hurle seulement. Ahh, ahh, brr ! Les hurlements ne sont pas des barrissements ! Comme j’ai mauvaise conscience, j’aurais dû les suivre à temps. Trop tard maintenant ! Hélas, je suis un monstre, je suis un monstre. Hélas, jamais je ne deviendrai rhinocéros, jamais, jamais ! Je ne peux plus changer. Je voudrais bien, je voudrais tellement, mais je ne peux pas. Je ne peux plus me voir. J’ai trop honte ! Il tourne le dos à la glace. Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! Il a un brusque sursaut. Eh bien tant pis ! Je me défendrai contre tout le monde ! Ma carabine, ma carabine ! Il se retourne face au mur du fond où sont fixées les têtes des rhinocéros, tout en criant : Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas !

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CHIRICO L’énigme de la fatalité 1914

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FRIEDRICH La mer de glace, ou l’espoir déçu XIX e s

FRIEDRICH Le moine face à la mer XIX e s

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DEGAS La classe de danse 1873

MANET Au bar des Folies Bergères XIX e s

MONET La gare Saint-Lazare XIX e s GOYA Vieillards mangeant XIX e s

LE TON REALISTE

FLAUBERT, MADAME BOVARY, extrait (I, 4) LA NOCE NORMANDE Les conviés arrivèrent de bonne heure dans des voitures, carrioles à un cheval, chars à bancs à deux roues, vieux cabriolets sans capote, tapissières à rideaux de cuir, et les jeunes gens des villages les plus voisins dans des charrettes où ils se tenaient debout, en rang, les mains appuyées sur les ridelles pour ne pas tomber, allant au trot et secoués dur. Il en vint de dix lieues loin, de Goderville, de Normanville et de Cany. On avait invité les parents des deux familles ; on s’était raccommodé avec les amis brouillés ; on avait écrit à des connaissances perdues de vue depuis longtemps. De temps à autre, on entendait des coups de fouet derrière la haie ; bientôt la barrière s’ouvrait : c’était une carriole qui entrait. Galopant jusqu’à la première marche du perron, elle s’y arrêtait court, et vidait son monde, qui sortait par tous les côtés en se frottant les genoux et s’étirant les bras. Les dames, en bonnet, avaient des robes à la façon de la ville, des chaînes de montre en or, des pèlerines à bouts croisés dans la ceinture, ou de petits fichus de couleur attachés dans le dos avec une épingle, et qui leur découvraient le cou par derrière. Les gamins, vêtus pareillement à leurs papas, semblaient incommodés par leurs habits neufs (beaucoup même étrennèrent ce jour-là la première paire de bottes de leur existence), et l’on voyait à côté d’eux, ne soufflant mot, dans la robe blanche de sa première communion rallongée pour la circonstance, quelque grande fillette de quatorze ou seize ans, leur cousine ou leur soeur aînée sans doute, rougeaude, ahurie, les cheveux gras de pommade à la rose, et ayant bien peur de salir ses gants. Comme il n’y avait point assez de valets d’écurie pour dételer toutes les voitures, les messieurs retroussaient leurs manches et s’y mettaient eux-mêmes. Suivant leur position sociale différente, ils avaient des habits, des redingotes, des vestes, des habits-vestes ; - bons habits, entourés de toute la considération d’une famille, et qui ne sortaient de l’armoire que pour les solennités ; redingotes à grandes basques flottant au vent, à collet cylindrique, à poches larges comme des sacs ; vestes de gros drap, qui accompagnaient ordinairement quelque casquette cerclée de cuivre à sa visière ; habits-vestes très courts, ayant dans le dos deux boutons rapprochés comme une paire d’yeux, et dont les pans semblaient avoir été coupés à même un seul bloc par la hache du charpentier. Quelques-uns encore (mais ceux-là, bien sûr, devaient dîner au bas bout de la table) portaient des blouses de cérémonie, c’est-à-dire dont le col était rabattu sur les épaules, le dos froncé à petits plis et la taille attachée très bas par une ceinture cousue. Et les chemises sur les poitrines bombaient comme des cuirasses ! Tout le monde était tondu à neuf, les oreilles s’écartaient des têtes, on était rasé de près ; quelques-uns même, qui s’étaient levés dès avant l’aube, n’ayant pas vu clair à se faire la barbe, avaient des balafres en diagonale sous le nez, ou, le long des mâchoires, des pelures d’épiderme larges comme des écus de trois francs, et qu’avait enflammées le grand air pendant la route, ce qui marbrait un peu de plaques roses toutes ces grosses faces blanches épanouies. NOTES

tapissière : voiture hippomobile couverte, servant aux tapissiers pour le transport des meubles

ridelle : petite rembarde d’une charrette ou d’une voiture

FLAUBERT, MADAME BOVARY, extr LE MIRAGE DU GRAND MONDE Au haut de la table, seul parmi toutes ces femmes, courbé sur son assiette remplie et la serviette nouée dans le dos comme un enfant, un vieillard mangeait, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce. Il avait les yeux éraillés et portait une petite queue enroulée d’un ruban noir. C’était le beau-père du marquis, le vieux duc de Laverdière, l’ancien favori du comte d’Artois, dans le temps des parties de chasse au Vaudreuil, chez le marquis de Conflans, et qui avait été, disait-on, l’amant de la reine Marie-Antoinette entre MM. de Coigny et de Lauzun. Il avait mené une vie bruyante de débauches, pleine de duels, de paris, de femmes enlevées, avait dévoré sa fortune et effrayé toute sa famille. Un domestique, derrière sa chaise, lui nommait tout haut, dans l’oreille, les plats qu’il désignait du doigt en bégayant ; et sans cesse les yeux d’Emma revenaient d’eux-mêmes sur ce vieil homme à lèvres pendantes, comme sur quelque chose d’extraordinaire et d’auguste. Il avait vécu à la Cour et couché dans le lit des reines !

On versa du vin de Champagne à la glace. Emma frissonna de toute sa peau en sentant ce froid dans sa bouche. Elle n’avait jamais vu de grenades ni mangé d’ananas. Le sucre en poudre même lui parut plus blanc et plus fin qu’ailleurs; Les dames, ensuite, montèrent dans leurs chambres s’apprêter pour le bal. Emma fit sa toilette avec la conscience méticuleuse d’une actrice à son début. Elle disposa ses cheveux d’après les recommandations du coiffeur, et elle entra dans sa robe de barège, étalée sur le lit. Le pantalon de Charles le serrait au ventre. -Les sous-pieds vont me gêner pour danser, dit-il. -Danser ? reprit Emma. -Oui ! -Mais tu as perdu la tête ! on se moquerait de toi, reste à ta place. D’ailleurs, c’est plus convenable pour un médecin, ajouta-t-elle.

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DEGAS La classe de danse 1873

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MANET Au bar des Folies Bergères XIX e s

MONET La gare Saint-Lazare XIX e s

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GOYA Vieillards mangeant XIX e s

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DAUMIER La Blanchisseuse XIX e s DEGAS L’absinthe XIX e s GERICAULT Monomanie de l’envie XIX e s

LE NATURALISME /L’EXPERIMENTATION SELON ZOLA

A. LA PRATIQUE / LES TROIS PHASES DE L’EXPERIENCE NATURALISTTE

Phase d’observation : description du cadre (ZOLA, L’Assommoir)

- Oh ! c’est vilain de boire ! dit-elle à demi-voix. Et elle raconta qu’autrefois, avec sa mère, elle buvait de l’anisette, à Plassans. Mais elle avait failli en mourir un jour, et cela l’avait dégoûtée ; elle ne pouvait plus voir les liqueurs. - Tenez, ajouta-t-elle en montrant son verre, j’ai mangé ma prune ; seulement, je laisserai la sauce, parce que ça me ferait du mal. (…) Gervaise avait repris son panier. Elle ne se levait pourtant pas, le tenait sur ses genoux, les regards perdus, rêvant, comme si les paroles du jeune ouvrier éveillaient en elle des pensées lointaines d’existence. Et elle dit encore, lentement, sans transition apparente : - Mon Dieu ! je ne suis pas ambitieuse, je ne demande pas grand-chose… Mon idéal, ce serait de travailler tranquille, de manger toujours du pain, d’avoir un trou un peu propre pour dormir, vous savez, un lit, une table et deux chaises, pas davantage… Ah ! je voudrais aussi élever mes enfants, en faire de bons sujets, si c’était possible… Il y a encore un idéal, ce serait de ne pas être battue, si je me remettais jamais en ménage ; non, ça ne me plairait pas d’être battue… Et c’est tout, vous voyez, c’est tout… Elle cherchait, interrogeait ses désirs, ne trouvait plus rien de sérieux qui la tentât. Cependant, elle reprit, après avoir hésité : - Oui, on peut à la fin avoir le désir de mourir dans son lit… Moi, après avoir bien trimé toute ma vie, je mourrais volontiers dans mon lit, chez moi.

Et elle se leva. Coupeau, qui approuvait vivement ses souhaits, était déjà debout, s’inquiétant de l’heure. Mais ils ne sortirent pas tout de suite ; elle eut la curiosité d’aller regarder, au fond, derrière la barrière de chêne, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petite cour ; et le zingueur, qui l’avait suivie, lui expliqua comment ça marchait, indiquant du doigt les différentes pièces de l’appareil, montrant l’énorme cornue d’où tombait un filet limpide d’alcool. L’alambic, avec ses récipients de forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine sombre ; pas une fumée ne s’échappait ; à peine entendait-on un souffle intérieur, un ronflement souterrain ; c’était comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et muet. Cependant, Mes-Bottes, accompagné de ses deux camarades, était venu s’accouder sur la barrière, en attendant qu’un coin du comptoir fût libre. Il avait un rire de poulie mal graissée, hochant la tête, les yeux attendris, fixés sur la machine à soûler. Tonnerre de Dieu ! elle était bien gentille ! Il y avait, dans le gros bedon de cuivre, de quoi se tenir le gosier au frais pendant huit jours. Lui, aurait voulu qu’on lui soudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le vitriol encore chaud, l’emplir, lui descendre jusqu’aux talons, toujours, toujours, comme un petit ruisseau. Dame ! il ne se serait plus dérangé, ça aurait joliment remplacé les dés à coudre de ce roussin de père Colombe ! Et les camarades ricanaient, disaient que cet animal de Mes-Bottes avait un fichu grelot, tout de même. L’alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait, laissait couler sa sueur d’alcool, pareil à une source lente et entêtée, qui à la longue devait envahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense de Paris. Alors, Gervaise, prise d’un frisson, recula ; et elle tâchait de sourire, en murmurant : - C’est bête, ça me fait froid, cette machine… la boisson me fait froid…. Puis, revenant sur l’idée qu’elle caressait d’un bonheur parfait : - Hein ? n’est-ce pas ? ça vaudrait bien mieux : travailler, manger du pain, avoir un trou à soi, élever ses enfants, mourir dans son lit… - Et ne pas être battue, ajouta Copeau gaiement. Mais je ne vous battrais pas, moi, si vous vouliez, madame Gervaise… Il n’y a pas de crainte, je ne bois jamais, puis je vous aime trop… NOTES Vitriol : eau-de-vie très forte et de mauvaise qualité Roussin : policier (sorte d’injure plaisante) Avait un fichu grelot : était un fichu bavard

Phase d’expérience : mise en situation du personnage (ZOLA, L’Assommoir, 1877 – XIX e s). Deux années s’écoulèrent, pendant lesquelles ils s’enfoncèrent de plus en plus. Les hivers surtout les nettoyaient.

S’ils mangeaient du pain au beau temps, les fringales arrivaient avec la pluie et le froid, les danses devant le buffet, les dîners par cœur, dans la petite Sibérie de leur cambuse. (…) Oh ! le terme de janvier, quand il n’y avait pas un radis à la maison et que le père Boche présentait la quittance ! Ca soufflait davantage de froid, une tempête du Nord. M. Marescot arrivait, le samedi suivant, couvert d’un bon paletot, ses grandes pattes fourrées dans des gants de laine ; et il avait toujours le mot d’expulsion à la bouche, pendant que la neige tombait dehors, comme si elle leur préparait un lit sur le trottoir, avec des draps blancs. Pour payer le terme, ils auraient vendu leur chair. C’était le terme qui vidait le buffet et le poêle. Dans la maison entière, d’ailleurs, une lamentation montait. On pleurait à tous les étages, une musique de malheur ronflant le long de l’escalier et des corridors. Si

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chacun avait eu un mort chez lui, ça n’aurait pas produit un air d’orgues aussi abominable. Un vrai jour du jugement dernier, la fin des fins, la vie impossible, l’écrasement du pauvre monde. Notes : nettoyer : expression argotique pour ruiner ; les dîners par cœur : ceux qu’on se rappelle, faute de pouvoir les faire vraiment ; la petite

Sibérie de leur cambuse : image double : Sibérie pour froid glacial, cambuse pour étroitesse du logement : une cambuse est le magasin aux

vivres sur un bateau ; terme : loyer ; M. Marescot : le propriétaire ; le père Boche : le concierge

Phase de conclusion : après que son mari a succombé à l’alcoolisme et réduit sa famille à la misère, Gervaise, petite fille de la tante Dide, va succomber à son tour, ne pouvant résister à la « fêlure héréditaire ».

Désespérée de ne rien trouver à manger, Gervaise rejoint son mari à l’Assommoir, le bistrot qui porte bien son nom…

-J’aime les hommes qui ne se saoûlent pas, reprit-elle en se fâchant. Oui, j’aime qu’on rapporte sa paie et qu’on soit de parole, quand on a fait une promesse. -Ah ! c’est ça qui te chiffonne ! dit le zingueur, sans cesser de ricaner. Tu veux ta part. Alors, grande cruche, pourquoi refuses-tu une consommation ?...Prends donc, c’est tout bénéfice. » Elle le regarda fixement, l’air sérieux, avec un pli qui lui traversait le front d’une raie noire. Et elle lui répondit d’une voix lente : « Tiens ! tu as raison, c’est une bonne idée. Comme ça, nous boirons la monnaie ensemble. »

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ZOLA, La Bête humaine, 1890 – XIX e s (…) Mais la vue de cette gorge blanche le prenait tout entier, d’une fascination soudaine, inexorable ; et, en lui, avec une horreur consciente encore, il sentait grandir l’impérieux besoin d’aller chercher le couteau, sur la table, de revenir l’enfoncer jusqu’au manche, dans cette chair de femme. Il entendait le choc sourd de la lame qui entrait, il voyait le corps sursauter par trois fois, puis la mort le raidir, sous un flot rouge. Luttant, voulant s’arracher de cette hantise, il perdait chaque seconde un peu de sa volonté, comme submergé par l’idée fixe, à ce bord extrême où, vaincu, l’on cède aux poussées de l’instinct. Tout se brouilla, ses mains révoltées, victorieuses de son effort à les cacher, se dénouèrent, s’échappèrent. Et il comprit si bien que, désormais, il n’était plus le maître, et qu’elles allaient brutalement se satisfaire, s’il continuait à regarder Séverine, qu’il mit ses dernières forces à se jeter hors du lit, roulant par terre ainsi qu’un homme ivre. Notes : inexorable : sans recours, impossible à arrêter ; impérieux : tyrannique, auquel on ne peut résister ; hantise : obsession.

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B. LA THEORIE DE ZOLA LE NATURALISME SELON ZOLA Eh bien ! en revenant au roman, nous voyons également que le romancier est fait d’un observateur et d’un expérimentateur. L’observateur chez lui donne les faits tels qu’il a observés, pose le point de départ, établit le terrain solide sur lequel vont marcher les personnages et se développer les phénomènes. Puis, l’expérimentateur paraît et institue l’expérience, je veux dire fait mouvoir les personnages dans une histoire particulière, pour y montrer que la succession des faits y sera telle que l’exige le déterminisme des phénomènes mis à l’étude. C’est presque toujours ici une expérience “ pour voir ”, comme l’appelle Claude Bernard. Le romancier part à la recherche d’une vérité. Je prendrai comme exemple la figure du baron Hulot, dans La Cousine Bette, de Balzac. Le fait général observé par Balzac est le ravage que le tempérament amoureux d’un homme amène chez lui, dans la famille et dans la société. Dès qu’il a eu choisi son sujet, il est parti des faits observés, puis il a institué son expérience en soumettant Hulot à une série d’épreuves, en le faisant passer par certains mil ieux, pour montrer le fonctionnement du mécanisme de sa passion. Il est donc évident qu’il n’y a pas seulement là observation, mais qu’il y a aussi expérimentation, puisque Balzac ne s’en tient pas strictement en photographe aux faits recueillis par lui, puisqu’il intervient d’une façon directe pour placer son personnage dans des conditions dont il reste le maître. Le problème est de savoir ce que telle passion, agissant dans tel milieu et dans telles circonstances, produira au point de vue de l’individu et de la société ; et un roman expérimental, La Cousine Bette par exemple, est simplement un procès-verbal de l’expérience, que le romancier répète sous les yeux du public. En somme, toute l’opération consiste à prendre les faits dans la nature, puis à étudier le mécanisme des faits, en agissant sur eux par les modifications des circonstances et des milieux, sans jamais s’écarter des lois de la nature. Au bout, il y a la connaissance de l’homme, la connaissance scientifique, dans son action individuelle et sociale. (…) J’ai dit que le roman naturaliste était simplement une enquête sur la nature, les êtres et les choses. Il ne met donc plus son intérêt dans l’ingéniosité d’une fable bien inventée et développée selon certaines règles. L’imagination n’a plus d’emploi, l’intrigue importe peu au romancier, qui ne s’inquiète ni de l’exposition, ni du nœud, ni du dénouement ; j’entends qu’il n’intervient pas pour retrancher ou ajouter à la réalité. (…) L’œuvre devient un procès-verbal, rien de plus ; elle n’a que le mérite de l’observation exacte, de la pénétration plus ou moins profonde de l’analyse, de l’enchaînement logique des faits. Même parfois ce n’est pas une existence entière, avec un commencement et une fin, que l’on relate ; c’est uniquement un lambeau d’existence, quelques années de la vie d’un homme ou d’une femme, une seule page d’histoire humaine qui a tenté le romancier, de même que l’étude spéciale d’un corps a pu tenter un chimiste. (…) Je passe à un autre caractère du roman naturaliste. Il est impersonnel, je veux dire que le romancier n’est plus qu’un greffier, qui se défend de juger et de conclure. Le rôle strict d’un savant est d’exposer les faits, d’aller jusqu’au bout de l’analyse, sans se risquer dans la synthèse ; les faits sont ceux-ci, l’expérience tentée dans de telles conditions donne de tels résultats ; et il s’en tient là, parce que s’il voulait s’avancer au-delà des phénomènes, il entrerait dans l’hypothèse ; ce seraient des probabilités, ce ne serait pas de la science. Eh bien ! le romancier doit également s’en tenir aux faits observés, à l’étude scrupuleuse de la nature, s’il ne veut pas s’égare dans des conclusions menteuses. Il disparaît donc, il garde pour lui son émotion, il expose simplement ce qu’il a vu. Voilà la réalité ; frissonnez ou riez devant elle, tirez-en une leçon quelconque, l’unique besogne de l’auteur a été de mettre sous vos yeux les documents vrais. (…) Nous disons tout, nous ne faisons plus un choix, nous n’idéalisons pas ; et c’est pourquoi on nous accuse de nous plaire dans l’ordure. En somme, la question de la moralité dans le roman se réduit donc à ces deux opinions : les idéalistes prétendent qu’il est nécessaire de mentir pour être moral, les naturalistes affirment qu’on ne saurait être moral en dehors du vrai. Or, rien n’est dangereux comme le romanesque ; telle œuvre, en peignant le monde de couleurs fausses, détraque les imaginations, les jette dans les aventures ; et je ne parle point des hypocrisies du comme il faut, des abominations qu’on rend aimables sous un lit de fleurs. Avec nous, ces périls disparaissent. Nous enseignons l’amère science de la vie, nous donnons la hautaine leçon du réel. Emile ZOLA, Le Roman expérimental, 1880

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DAUMIER La Blanchisseuse XIX e s

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DEGAS L’absinthe XIX e s

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GERICAULT Monomanie de l’envie XIX e s

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CHAMPAIGNE Vanité première moitié du XVII e s

DAVID Les licteurs rapportent à Brutus les corps de ses fils 1789

LE TON DIDACTIQUE Jean-Baptiste CHASSIGNET, Le mépris de la vie…, sonnet 125. Mortel pense quel est dessous la couverture D’un charnier mortuaire un corps mangé de vers, Décharné, dénervé, où les os découverts, Dépoulpés, dénoués, délaissent leur jointure : Ici l’une des mains tombe de pourriture, Les yeux d’un autre côté détournés à l’envers Se distillent en glaire, et les muscles divers Servent aux vers goulus d’ordinaire pâture : Le ventre déchiré cornant de puanteur Infecte l’air voisin de mauvaise senteur, Et le nez mi-rongé difforme le visage ; Puis connaissant l’état de ta fragilité, Fonde en Dieu seulement, estimant vanité Tout ce qui ne te rend plus savant et plus sage. DIDEROT Encyclopédie, Article « Autorité politique »

Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du Ciel, et

chaque individu de la même espèce a le droit d’en jouir aussitôt qu’il jouit de la raison. Si la nature a établi

quelque autorité, c’est la puissance paternelle : mais la puissance paternelle a ses bornes ; et dans l’état de nature,

elle finirait aussitôt que les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d’une autre origine

que la nature. Qu’on examine bien et on la fera toujours remonter a l’une de ces deux sources : ou la force et la

violence de celui qui s’en est emparé ; ou le consentement de ceux qui s’y sont soumis par un contrat fait ou

supposé entre eux et celui à qui ils on déféré l’autorité.

La puissance qui s’acquiert par la violence n’est qu’une usurpation et ne dure qu’autant que la force de celui

qui commande l’emporte sur celle de ceux qui obéissent : en sorte que , si ces derniers deviennent a leur tour les

plus forts, et qu’ils secouent le joug, ils le font avec autant de droit et de justice que l’autre qui le leur avait

imposé. La même loi qui a fait l’autorité la défait alors : c’est la loi du plus fort.

Quelquefois l’autorité qui s’établit par la violence change de nature ; c’est lorsqu’elle continue et se

maintient du consentement exprès de ceux qu’on a soumis : mais elle rentre par là dans la seconde espèce dont je

vais parler et celui qui se l’était arrogée devenant alors prince cesse d’être tyran.

La puissance, qui vient du consentement des peuples suppose nécessairement des conditions qui en rendent

l’usage légitime, utile à la société, avantageux à la république, et qui la fixent et la restreignent entre des limites ;

car l’homme ne doit ni ne peut se donner entièrement sans réserve a un autre homme, parce qu’il a un maître

supérieur au-dessus de tout, à qui seul il appartient tout entier. C’est Dieu, jaloux absolu, qui ne perd jamais de

ses droits et ne les communique point. Il permet pour le bien commun et pour le maintien de la société que les

hommes établissent entre eux un ordre de subordination, qu’ils obéissent à l’un d’eux ; mais il veut que ce soit

par raison et avec mesure, et non pas aveuglément et sans réserve afin que la créature s’arroge pas les droit du

créateur. Toute autre soumission est le véritable crime de l’idolâtrie. Fléchir le genou devant un homme ou

devant une image n’est qu’une cérémonie extérieur, dont le vrai Dieu qui demande le cœur et l’esprit ne se

souvient guère qu’il abandonne à l’institution des hommes pour en faire, comme il leur conviendra des marques

d’un culte civil et politique, ou d’un culte de religion. Ainsi ce ne sont point ces cérémonies en elles-mêmes,

mais l’esprit de leur établissement, qui en rend la pratique innocente ou criminelle. Un Anglais n’a point de

scrupule à servir le roi le genou en terre ; le cérémonial ne signifie ce qu’on a voulu qu’il signifiât ; mais livrer

son cœur, son esprit et sa conduite sans aucune réserve à la volonté et au caprice d’une pure créature, en faire

l’unique et le dernier motif de ses actions c’est assurément un crime de lèse-majesté divine au premier chef.

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CHAMPAIGNE Vanité première moitié du XVII e s

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DAVID Les licteurs rapportent à Brutus les corps de ses fils

1789

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TON POLEMIQUE CARICATURES de Napoléon III XIX e s

PAALEN Sans titre 1937 VICTOR HUGO, LES CHATIMENTS, Jersey 1853

CHANSON Sa grandeur éblouit l’histoire. Quinze ans, il fut Le dieu que traînait la victoire Sur un affût ; L’Europe sous la loi guerrière Se débattit. - Toi, son singe, marche derrière, Petit, petit. Napoléon dans la bataille, Grave et serein, Guidait à travers la mitraille L’aigle d’airain. Il entra sur le pont d’Arcole, Il en sortit. - Voici de l’or, viens, pille et vole, Petit, petit. Berlin, Vienne, étaient ses maîtresses ; Il les forçait, Leste, et prenant les forteresses Par le corset ; Il triompha de cent bastilles Qu’il investit. - Voici pour toi, voici des filles, Petit, petit. Il passait les monts et les plaines, Tenant en main La palme, la foudre et les rênes Du genre humain ; Il était ivre de sa gloire Qui retentit. - Voici du sang, accours, viens boire, Petit, petit. Quand il tomba, lâchant le monde, L’immense mer Ouvrit à sa chute profonde Son gouffre amer ; Il y plongea, sinistre archange, Et s’engloutit. - Toi, tu te noieras dans la fange, Petit, petit. NOTES affût = bâti qui permet de loger un canon l’aigle = emblème de l’Empereur airain = bronze, en langage littéraire ou poétique Arcole : lors de la bataille d’Arcole, en 1876, Bonaparte passa le premier sur le pont pour entraîner ses soldats filles = prostituées archange = dans la hiérarchie céleste, être qui est au-dessus des anges fange = boue très sale

Victor HUGO, LES CONTEMPLATIONS, « Réponse à un acte d’accusation », XIX e s [Note : reum confitentem : l’accusé qui avoue ses fautes (Hugo cite Cicéron, un orateur romain)] Les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués en castes ; (…) Alors, brigand, je vins ; je m’écriai : Pourquoi Ceux-ci sont toujours devant, ceux-là toujours derrière ? (…) Et sur les bataillons d’alexandrins carrés, Je fis souffler un vent révolutionnaire. Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire (…) Et déclarai les mots égaux, libres, majeurs. Tous les envahisseurs et tous les ravageurs, Tous ces tigres, les Huns, les Scythes et les Daces, N’étaient que des toutous auprès de mes audaces ; Je bondis hors du cercle et brisai le compas. Je nommai le cochon par son nom ; pourquoi pas ? (…) Oui, je suis ce Danton ! je suis ce Robespierre ! La langue était en ordre, auguste, époussetée. Je l’ai troublée, et j’ai, dans ce salon illustre, Même un peu cassé tout ; le mot propre, ce rustre, N’était que caporal, je l’ai fait colonel ; (…) J’ai dit à la narine : Eh mais ! tu n’es qu’un nez ! J’ai dit au long fruit d’or : Mais tu n’es qu’une poire ! (…) J’ai dit aux mots : Soyez république ! soyez La fourmilière immense, et travaillez ! Croyez, Aimez, vivez ! - J’ai mis tout en branle, et, morose, J’ai jeté le vers noble aux chiens noirs de la prose.

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CARICATURES de Napoléon III XIX e s

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PAALEN Sans titre 1937

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6 7 8 9 10 1caricature de DAUMIER XIX e s 2 MANET Le balcon XIX e s / MAGRITTE Perspectives XX e s 3 caricature de Turner XIX e s 4 DAUMIER Don Quichotte XIX e s / 5 le capitaine Matamore personnage du théâtre traditionnel 6 GRANDVILLE Les Français peints par eux-mêmes XIX e s 7 JORN Grand baiser au cardinal d’Amérique XX e s 8 ERNST Un microbe vu à travers un tempérament XX e s 9 GIACOMETTI Le nez XXe s 10 DUCHAMP LHOOQ XX e s

LE REGISTRE COMIQUE

1-Vous sentez bien, mon cher Monsieur, ce que je vous dis là ? - Corbleu, Monsieur, je ne le sens que trop !… 2" Apprendre à mourir ! Et pourquoi donc ? On y réussit très bien la première fois ". Chamfort

PARODIE

RONSARD, Odes I, 17 : A Cassandre

Mignonne, allons voir si la rose Qui ce matin avait déclose Sa robe de pourpre au soleil, A point perdu, cette vêprée, Les plis de sa robe pourprée Et son teint au vôtre pareil. Las ! voyez comme en peu d’espace, Mignonne, elle a dessus la place, Las, las ! ses beautés laissé choir ; O vraiment marâtre Nature, Puisqu’une telle fleur ne dure Que du matin jusqu’au soir ! Donc, si m’en croyez, mignonne, Tandis que votre âge fleuronne En sa plus verte nouveauté, Cueillez, cueillez votre jeunesse : Comme à cette fleur, la vieillesse Fera ternir votre beauté.

Si tu t'imagine Si tu t'imagines si tu t'imagines fillette fillette si tu t'imagines xa va xa va xa va durer toujours la saison des za la saison des za saison des amours ce que tu te goures fillette fillette ce que tu te goures Si tu crois petite si tu crois ah ah que ton teint de rose ta taille de guêpe tes mignons biceps tes ongles d'émail ta cuisse de nymphe et ton pied léger si tu crois petite xa va xa va xa va va durer toujours ce que tu te goures fillette fillette ce que tu te goures

les beaux jours s'en vont les beaux jours de fête soleils et planètes tournent tous en rond mais toi ma petite tu marches tout droit vers sque tu vois pas très sournois s'approchent la ride véloce la pesante graisse le menton triplé le muscle avachi allons cueille cueille les roses les roses roses de la vie et que leurs pétales soient la mer étale de tous les bonheurs allons cueille cueille si tu le fais pas ce que tu te goures fillette fillette ce que tu te goures Raymond Queneau, L'instant fatal

Pastiche PASCAL , Pensées XVII e s « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » « Misère de l'homme sans Dieu. Félicité de l'homme avec Dieu »

Albert Kies, Sardines à l’intar, 1952

« Le silence éternel des sardines m’effraie. »

« Félicité des sardines dans l’eau.

Misère des sardines dans l’huile. »

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MAUPASSANT La Bête à Maît’Belhomme XIX e s - Monsieur le curé de Gorgeville. Le prêtre s'avança, un grand homme puissant, large, gros, violacé et d'air aimable. Il retroussa sa soutane pour lever le pied, comme les femmes retroussent leurs jupes, et grimpa dans la guimbarde. - L'instituteur de Rollebosc-les-Grinets. L'homme se hâta, long, timide, enredingoté jusqu'aux genoux ; et il disparut à son tour dans la porte ouverte. - Maît' Poiret, deux places. Poiret s'en vint, haut et tortu, courbé par la charrue, maigri par l'abstinence, osseux, la peau séchée par l'oubli des lavages. Sa femme le suivait, petite et maigre, pareille à une bique fatiguée, portant à deux mains un immense parapluie vert. - Maît' Rabot, deux places. Rabot hésita, étant de nature perplexe. Il demanda : - C'est ben mé qu't'appelles ? Le cocher, qu'on avait surnommé "dégourdi", allait répondre une facétie, quand Rabot piqua une tête vers la portière, lancé en avant par une poussée de sa femme, une gaillarde haute et carrée dont le ventre était vaste et rond comme une futaille, les mains larges comme des battoirs. Et Rabot fila dans la voiture à la façon d'un rat qui rentre dans son trou. - Maît' Caniveau. Un gros paysan, plus lourd qu'un boeuf, fit plier les ressorts et s'engouffra à son tour dans l'intérieur du coffre jaune. - Maît' Belhomme. Belhomme, un grand maigre, s'approcha, le cou de travers, la face dolente, un mouchoir appliqué sur l'oreille comme s'il souffrait d'un fort mal de dents. CORNEILLE L’ ILLUSION COMIQUE II, 2 : LE MATAMORE XVII e s Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort ? Le seul bruit de mon nom renverse les murailles, Défait les escadrons, et gagne les batailles. Mon courage invaincu contre les empereurs N’arme que la moitié de ses moindres fureurs ; D’un seul commandement que je fais aux trois Parques Je dépeuple l’Etat des plus heureux monarques ; La foudre est mon canon, les Destins mes soldats : Je couche d’un revers mille ennemis à bas.

VERLAINE, Poèmes saturniens « MONSIEUR PRUDHOMME » Il est grave : il est maire et père de famille, Son faux col engloutit son oreille. Ses yeux Dans un rêve sans fin flottent, insoucieux, Et le printemps en fleur sur ses pantoufles brille. 5 Que lui fait l’astre d’or, que lui fait la charmille Où l’oiseau chante à l’ombre, et que lui font les cieux, Et les prés verts et les gazons silencieux ? Monsieur Prudhomme songe à marier sa fille Avec monsieur Machin, un jeune homme cossu.

10 Il est juste milieu, botaniste et pansu. Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles, Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a Plus en horreur que son éternel coryza, Et le printemps en fleur brille sur ses pantoufles. .

NOTES

une charmille = allée bordée de charmes ou d’autres arbres taillés irrégulièrement, et pouvant former une voûte

juste milieu = opinion politique de monsieur Machin

un maroufle = homme grossier, fripon

coryza = rhume de cerveau

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MONTESQUIEU, De l’esprit des Lois, XV, 5 (1748)

L’esclavage des nègres

Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais :

Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres.

Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.

Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre.

On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout bonne, dans un corps tout noir.

Il est si naturel de penser que c’est la couleur qui constitue l'essence de l’humanité, que les peuples

d'Asie, qui font les eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu'ils ont avec nous d'une façon plus marquée.

On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d'une si grande conséquence, qu'ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.

Une preuve que les nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre que de l'or, qui, chez les nations policées, est d'une si grande conséquence.

Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.

De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains. Car, si elle était telle, qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ?

VOLTAIRE Candide, incipit extr Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie. Il prouvait admirablement qu’il n’y a point d’effet

sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux, et madame la baronne la meilleure des baronnes possibles. « Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes : aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées et pour en faire des châteaux : aussi monseigneur a un très beau château : le plus grand baron de la province doit être le mieux logé ; et les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l’année. Par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise : il fallait dire que tout est au mieux. » Le Manifeste de 1924 de Breton est accompagné des textes automatiques de Poisson soluble, dont voici le texte 26 écrit par Breton :

La femme aux seins d’hermine se tenait à l’entrée du passage Jouffroy, dans la lumière des chansons. Elle ne se fit pas prier pour me suivre. Je jetai au chauffeur l’adresse du Rendez-Vous, du Rendez-Vous en personne, qui était une connaissance de la première heure. Le Rendez-Vous, ni jeune ni vieux, tenait aux environs de la porte de Neuilly un petit commerce de verre cassé. « Qui es-tu ? - Un des élancements de la lyre mortelle qui vibre au bord des capitales. Pardonne-moi le mal que je te ferai. » Elle me dit aussi qu’elle s’était brisé la main sur une glace où étaient dorées, argentées, bleutées les inscriptions coutumières. (...) l’élevant à mes lèvres, je m’aperçus qu’elle était transparente et qu’au travers on voyait le grand jardin où s’en vont vivre les créatures divines les plus éprouvées.

Dada ne signifie rien.

(...)

Je proclame l’opposition de toutes les facultés cosmiques à cette blennorragie d’un soleil putride sorti des usines de la pensée philosophique, la lutte acharnée, avec tous les moyens du

Dégoût dadaïste (…)

abolition de la mémoire : DADA ; abolition de l’archéologie ; DADA ; abolition des prophètes : DADA ; abolition du futur : DADA (…) DADA DADA DADA, hurlement des couleurs crispées, entrelacement des contraires et de toutes les contradictions, des grotesques, des inconséquences LA VIE.

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caricature de DAUMIER XIX e s

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C'est une anecdote, la plus célèbre parce que la plus romanesque : en 1841, le peintre anglais Joseph Mallord William Turner, âgé de 66 ans, embarque sur un navire au port de Harwich, une ville située au nord-est de Londres. Peu après avoir quitté la rade, l'embarcation, prise dans une violente tempête de

neige, est dangereusement bousculée par les vagues puissantes de la mer du Nord. Les marins s'affolent, mais l'artiste, lui, demande à être attaché au mât afin de pouvoir observer ce phénomène météorologique et, plus tard, en témoigner par la peinture. Et c'est ce qu'il fait l'année suivante en exposant le tableau à la

Royal Academy sous le titre : Tempête de neige. Un vapeur, au large de l'entrée d'un port, faisant des signaux en eau peu profonde et avançant à la sonde. L'auteur était dans cette tempête la nuit où L'Ariel

quitta Harwich.

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DAUMIER Don Quichotte XIX e s (héroï-comique)

le capitaine Matamore personnage du théâtre traditionnel

(burlesque)

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JORN Grand baiser au cardinal d’Amérique XX e s

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ERNST Un microbe vu à travers un tempérament XX e s

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GIACOMETTI Le nez XXe s

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DUCHAMP LHOOQ XX e s

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OTTO DIX La journaliste Sylvia von Harden 1926 BOSCH L’Escamoteur vers 1490 H.I L’œil XXI e s INGRES Napoléon Premier sur son trône impérial 1806 GROS Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa 1804

LE TON EPIDICTIQUE (L’éLOgE ET LE bLâmE)

BAZAC, Le Père Goriot, 1835 : LE PORTRAIT DE MONSIEUR GRANDET Au physique, Grandet était un homme de cinq pieds, trapu, carré, ayant des mollets de douze pouces de circonférence, des rotules noueuses et de larges épaules, son visage était rond, tanné, marqué de petite vérole ; son menton était droit, ses lèvres n’offraient aucune sinuosité, et ses dents étaient blanches ; ses yeux avaient l’expression calme et dévoratrice que le peuple accorde au basilic ; son front, plein de rides transversales, ne manquait pas de protubérances significatives ; ses cheveux jaunâtres et grisonnants étaient blanc et or, disaient quelques jeunes gens qui ne connaissaient pas la gravité d’une plaisanterie faite sur monsieur Grandet. Son nez, gros par le bout, supportait une loupe veinée que le vulgaire disait, non sans raison, pleine de malice. Cette figure annonçait une finesse dangereuse, une probité sans chaleur, l’égoïsme d’un homme habitué à concentrer ses sentiments dans la jouissance de l’avarice et sur le seul être qui lui fût réellement de quelque chose, sa fille Eugénie, sa seule héritière. Attitude, manière, démarche, tout en lui, d’ailleurs, attestait cette croyance en soi que donne l’habitude d’avoir toujours réussi dans ses entreprises. Aussi, quoique de moeurs faciles et molles en apparence, monsieur Grandet avait-il un caractère de bronze. Toujours vêtu de la même manière, qui le voyait aujourd’hui le voyait tel qu’il était depuis 1791. Ses forts souliers se nouaient avec des cordons de cuir ; il portait en tout temps des bas de laine drapés, une culotte courte de gros drap marron à boucles d’argent, un gilet de velours à raies alternativement jaunes et puce, boutonné carrément, un large habit marron, à grands pans, une cravate noire et un chapeau de quaker. Ses gants, aussi solides que ceux des gendarmes, lui duraient vingt mois et, pour les conserver propres, il les posait sur le bord de son chapeau à la même place, par un geste

ELUARD, CAPITALE DE LA DOULEUR (1926), « La courbe de tes yeux... »

La courbe de tes yeux fait le tour de mon coeur, Un rond de danse et de douceur, Auréole du temps, berceau nocturne et sûr, Et si je ne sais plus tout ce que j’ai vécu C’est que tes yeux ne m’ont pas toujours vu. Feuilles de jour et mousse de rosée, Roseaux du vent, sourires parfumés, Ailes couvrant le monde de lumière, Bateaux chargés du ciel et de la mer, Chasseurs des bruits et sources des couleurs Parfums éclos d’une couvée d’aurores Qui gît toujours sur la paille des astres, Comme le jour dépend de l’innocence Le monde entier dépend de tes yeux purs Et tout mon sang coule dans leurs regards.

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méthodique. LA BRUYERE, Les Caractères, « De la société et de la conversation », 9 (1694). Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi, c’est un homme universel, et il se donne pour tel ; il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose : on parle à table d’un Grand d’une cour du Nord, il prend la parole, et l’ôte à ceux qui allaient dire ce qu’ils en savent ; il s’oriente dans cette région lointaine comme s’il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont arrivées, il les trouve plaisantes et il en rit le premier jusqu’à éclater : quelqu’un se hasarde de le contredire et lui prouve nettement qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies ; Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l’interrupteur ; je n’avance, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d’original : je j’ai appris de Sethon ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j’ai fort interrogé, et qui ne m’a caché aucune circonstance ; il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu’il ne l’avait commencée, lorsqu’un des conviés lui dit : c’est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade.

TRISTAN ET ISEUT Moyen-Age : Le combat contre le Morholt

Le roi Marc de Cornouailles est menacé par le Morholt d’Irlande, un géant, qui exige de lui un tribut exorbitant accompagné de centaines d’adolescents. Personne n’ose défier le Morholt, sauf Tristan. Le combat doit se dérouler sur une île à mi-chemin entre les deux territoires.

Tristan saute sur le rivage et, du pied, repousse sa barque vers la mer. Le géant, au même instant, amarre la sienne à un tronc d’arbre. « Pourquoi, dit le Morholt, n’as-tu pas amarré ta barque comme j’ai fait de la mienne ? » - A quoi bon ? répond Tristan ; pour amener le vaincu mort ou blessé à mort, une seule barque suffira au vainqueur ! » La foule des Cornouaillais massée sur le rivage tient les yeux fixés sur le lieu de la bataille et cherche à en deviner les péripéties. Le Morholt, admirant la prouesse et la vaillance de son adversaire, lui offre un accord : « Renonce à la bataille : je te donnerai en échange mon amitié et je partagerai avec toi mes trésors. » Tristan refuse avec dédain. Tous deux engagent le combat à pied, farouchement dressés l’un contre l’autre, et brandissant leurs épieux. « Sache-le, dit le Morholt pour effrayer Tristan, chaque blessure que fait mon épieu est mortelle ; la pointe en est empoisonnée par art de magie et tu ne trouveras nul médecin pour te guérir. » Pour toute réponse, Tristan assène un rude coup sur le haubert du géant, mais son fer ne peut en disjoindre les mailles. Le Morholt riposte par un terrible coup de son épieu : traversant la cuirasse du preux, la pointe empoisonnée s’enfonce dans la hanche et pénètre jusqu’à l’os, mais la hampe se brise et vole en éclats sous la force du choc. Tristan saisit aussitôt son épée, le Morholt dégaine la sienne et les deux lames s’entrecroisent avec des éclairs que la foule parfois aperçoit du rivage. Tout à coup, l’épée de Tristan heurte avec une telle violence le casque du géant que la lame tranche le métal et s’enfonce dans le crâne. Tristan cherche à l’en arracher, mais alors qu’il la secoue de toute son énergie, l’acier grince et se brise ; la lame est ébréchée et un fragment d’acier reste enfoncé dans le crâne du géant. Blessé à mort, le Morholt s’enfuit avec un cri terrible et vient s’abattre sur le rivage à la vue des hommes restés sur leur navire. (…) Aussitôt, vingt barques s’élancèrent à sa rencontre et les jeunes hommes se jetaient à la nage pour lui faire escorte. Le preux, d’un bond, s’élança sur la grève et les mères se jetaient à genoux pour baiser ses chausses.

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OTTO DIX La journaliste Sylvia von Harden 1926

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BOSCH L’Escamoteur vers 1490

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H.I L’œil XXI e s

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INGRES Napoléon Premier sur son trône impérial 1806

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GROS Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa 1804

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MAGRITTE La Condition Humaine 1933 MAGRITTE Le fils de l’homme DALI La tentation de Saint-Antoine 1946

LE TON DELIBERATIF

PASCAL, PENSEES : LES DEUX INFINIS

Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté ; qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers ; que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre ; elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c’est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée. Que l’homme, étant revenu à soi, considère ce qu’il est au prix de ce qui est ; qu’il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que, de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates. Qu’un ciron lui offre, dans la petitesse de son corps, des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours ; il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature, dans l’enceinte de ce raccourci d’atome. Qu’il y voie une infinité d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible : dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné ; et trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos, qu’il se perde dans ces merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue ; car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l’égard du néant où l’on ne peut arriver ? Qui se considérera de la sorte s’effrayera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je crois que, sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption. Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est retiré, et l’infini où il est englouti. Que fera-t-il donc, sinon d’apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin ? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu’à l’infini. Qui suivra ces étonnantes démarches ? L’auteur de ces merveilles les comprend. Tout autre ne le peut faire.

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RACINE TITUS ET BERENICE Acte IVScène 4 Titus, seul TITUS Hé bien ! Titus, que viens-tu faire ? Bérénice t'attend. Où viens-tu, téméraire ? Tes adieux sont-ils prêts ? T'es-tu bien consulté ? Ton coeur te promet-il assez de cruauté ? Car enfin au combat qui pour toi se prépare C'est peu d'être constant, il faut être barbare. Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur Sait si bien découvrir les chemins de mon coeur ? Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes, Attachés sur les miens, m'accabler de leurs larmes, Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ? Pourrai-je dire enfin : «Je ne veux plus vous voir ?» Je viens percer un coeur que j'adore, qui m'aime. Et pourquoi le percer ? Qui l'ordonne ? Moi-même. Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ? L'entendons-nous crier autour de ce palais ? Vois-je l'Etat penchant au bord du précipice ? Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ? Tout se tait ; et moi seul, trop prompt à me troubler, J'avance des malheurs que je puis reculer. Et qui sait si, sensible aux vertus de la reine, Rome ne voudra point l'avouer pour Romaine ? Rome peut par son choix justifier le mien. Non, non, encore un coup, ne précipitons rien. Que Rome, avec ses lois, mette dans la balance Tant de pleurs, tant d'amour, tant de persévérance, Rome sera pour nous... Titus, ouvre les yeux ! Quel air respires-tu ? N'es-tu pas dans ces lieux Où la haine des rois, avec le lait sucée, Par crainte ou par amour ne peut être effacée ? Rome jugea ta reine en condamnant ses rois. N'as-tu pas en naissant entendu cette voix ? Et n'as-tu pas encore ouï la renommée T'annoncer ton devoir jusque dans ton armée ? Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas, Ce que Rome en jugeait, ne l'entendis-tu pas ? Faut-il donc tant de fois te le faire redire ? Ah ! Lâche, fais l'amour, et renonce à l'empire. Au bout de l'univers va, cours te confiner, Et fais place à des coeurs plus dignes de régner. Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire Qui devaient dans les coeurs consacrer ma mémoire ? Depuis huit jours je règne ; et jusques à ce jour, Qu'ai-je fait pour l'honneur ? J'ai tout fait pour l'amour. D'un temps si précieux quel compte puis-je rendre ? Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ? Quels pleurs ai-je séchés ? Dans quels yeux satisfaits Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ? L'univers a-t-il vu changer ses destinées ? Sais-je combien le ciel m'a compté de journées ? Et de ce peu de jours, si longtemps attendus, Ah ! Malheureux, combien j'en ai déjà perdus ! Ne tardons plus : faisons ce que l'honneur exige : Rompons le seul lien.

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MAGRITTE La Condition Humaine 1933

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MAGRITTE Le fils de l’homme

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DALI La tentation de Saint-Antoine 1946

GRÜNEWALD La tentation de Saint-Antoine 1512-1515

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