Influences Personnelles, Par Noam Chomsky

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    Influences personnelles

    Entretien avec Noam Chomsky par James Peck

    VO : The Chomsky Reader, (extrait de Part I), éd James Peck, New York, Pantheon, 1983

    VF  : CHOMSKY.fr, 1er juillet 2010

    Traduction : Bernard Lecat pour CHOMSKY.fr

    QUESTION: Vous avez rarement écrit sur les types d’expérience qui ont conduit à vos idées politiques, et

    pourtant il me semble que ces dernières peuvent avoir été profondément influencées par votre histoire

    personnelle ( background  ).

    CHOMSKY: Non, je n’y ai pas beaucoup réfléchi.

    QUESTION: Par exemple je suis frappé par le fait que vous mentionnez rarement la littérature, la culture,

    culture au sens d’une lutte pour trouver des formes de vie alternatives à travers des moyens artistiques ;

    rarement un roman qui vous ait influencé. Pourquoi ? Est-ce qu’il y a eu quelques oeuvres qui ont vraiment

    exercé une influence sur vous ?

    CHOMSKY: Bien sûr il y en a eu, mais c’est vrai que j’ai rarement écrit sur ces sujets. Je n’écris pas sur moi-

    même, et ces sujets ne me semblent pas particulièrement pertinents par rapport aux thèmes que je traite. Il

    y a des choses qui résonnent en moi quand je lis, mais j’ai le sentiment que mes sentiments et mes attitudes

    ont été pour une large part formés avant de lire de la littérature. En fait, j’ai toujours été consciemment

    résistant à permettre à la littérature d’influencer mes croyances en ce qui concerne la société et l’histoire.

    QUESTION: Vous avez dit une fois :”Il n’est pas invraisemblable que la littérature donne une vue bien plus

    profonde sur ce qu’on appelle parfois “la personne humaine totale”, que ce que peut espérer faire

    n’importe quel type d’enquête scientifique”.

    CHOMSKY: C’est tout-à-fait vrai et je le crois. Je dirais même que ce n’est pas seulement vraisemblable,

    mais que c’est presque certain. Pourtant, si je veux comprendre, disons, la nature de la Chine et de sa

    révolution, je dois être trés attentif aux productions littéraires. Voyez, il n’y a pas de doute que quand

    enfant j’ai lu sur la Chine, cela a influencé mes attitudes, “ Le pousse pousse” par exemple. Cela a eu un

    effet trés puissant quand je l’ai lu. C’était il y a si longtemps que je ne me rappelle de rien, sinon de cet

    impact. Et je ne doute pas que pour moi, personnellement, comme pour tout le monde, nombre de mes

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    perceptions ont été stimulées et mes attitudes modifiées, dans une large mesure, par la littérature– la

    littérature hébraïque, la littérature russe, et ainsi de suite. Mais finalement, vous devez faire face au monde

    tel qu’il est sur la base d’autres sources de preuve que vous puissiez évaluer. La littérature peut stimuler

    votre imagination, votre vision et votre compréhension, mais elle ne fournit certainement pas les preuves

    dont vous avez besoin pour tirer et argumenter des conclusions.

    QUESTION: Mais cela pourrait être déterminant pour rendre quelqu’un sensible à des champs de l’expérience

    humaine qui sinon ne seraient même pas questionnés

    CHOMSKY: Les gens différent certainement, comme il se doit, par le type de choses qui fait fonctionner leur

    esprit.

    QUESTION: Vous semblez un peu réticent sur ce point.

    CHOMSKY: Et bien , je suis réticent parceque je n’ai vraiment pas le sentiment de pouvoir établir de liens

    solides. Je peux penser à des choses que j’ai lues et qui ont un puissant effet sur moi, mais est-ce qu’elles

    ont changé mes attitudes et ma compréhension d’une manière cruciale et décisive ? je ne peux pas vraiment

    le dire.

    QUESTION: Enfant, à quel genre d’école êtes-vous allé ?

    CHOMSKY: On m’a envoyé à une école progressiste expérimentale depuis ma petite enfance, avant mes deux

    ans, jusqu'à l’âge de douze ans, jusqu’àu collège. Ensuite je suis allé à une école “classique” orientée vers

    l’université , en ville.

    QUESTION: A New York ?

    CHOMSKY: A Philadelphie. Ces expériences, tant la première expérience à l’école progressiste et la suivante

    à l’école “classique” un collège élitiste, ont été trés instructives. Par exemple c’est seulement quand j’ai

    été au collège que j’ai su que j’étais un bon étudiant. Cette question ne s’était jamais posée. J’ai été trés

    surpris quand je suis allé dans ce collège et j’ai découvert que je n’avais que des A, et que c’était censé être

    une grande affaire. Cette question n’avait jamais été soulevée de toute mon éducation. En fait, dans l’école

    où j’avais été auparavant, chaque élève était considéré comme étant d’une manière ou d’une autre un élève

    qui réussissait trés bien. Il n’y avait pas d’idée de compétition, pas de classement des élèves. On n’y pensait

    même pas. La question ne s’est tout simplement jamais posée de comment vous étiez classé par rapport aux

    autres élèves. Bien, de toutes façons, dans cette école particulière, qui pour l’essentiel était une école de

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    type Dewey, une trés bonne école je crois, si j’en juge d’aprés mon expérience, l on insistait beaucoup sur la

    créativité personnelle, pas au sens de jeter de la peinture sur du papier, mais de faire un type de travail et

    de mener une réflexion qui vous intéressaient. Les intérêts étaient encouragés et les enfants étaient

    encouragés à poursuivre leurs intérêts. Ils travaillaient en se joignant à d’autres ou par eux-mêmes. C’était

    une atmosphère vivante, et l’idée était que ce que chacun faisait était quelque chose d’important.

    Ce n’est pas qu’il y avait des élèves triés sur le volet. En fait, c’était le mélange habituel dans une école de

    ce genre, avec quelques élèves doués et quelques enfants à problème qui avaient quitté les écoles publiques.

    Mais néanmoins, du moins comme enfant, il y avait l’idée que si on s’était mis en compétition, c’était en

    compétition avec soi-même. Que puis-je faire ? Mais pas d’idée de tension et certainement aucune idée de

    classement relatif. Trés différent de ce que j’ai remarqué avec mes propres enfants, qui aussi loin en arrière

    que le 2ème degré, savaient qui était “intelligent” et qui était “nul”, qui était sur une trajectoire haute et

    qui était sur une trajectoire basse. C’était la grande affaire.

    Bon, quand je suis allé au collège, le collège académique du système public , qui était censé être un trés

    bon collège, ça a été un vrai choc. D’une part, comme je l’ai dit, il y avait le choc de découvrir que j’étais

    un bon élève, ce qui ne m’était jamais arrivé avant. Et d’autre part il y avait tout le système de prestige et

    de valeur qui allait avec, la compétition intense, et l’enbrigadement. En fait, je peux me souvenir de

    beaucoup de choses de l’école élémentaire, le travail que j’y ai fait, ce que j’ai étudié, etc. Je ne me

    rappelle virtuellement de rien du collège. C’est presque un blanc total dans ma mémoire, à part l’ambiance

    émotionnelle, qui était tout-à-fait négative.

    Si je réfléchis sur mon expérience, il y a là un point noir. C’est ce qu’est généralement l’école je suppose.

    C’est une période d’embrigadement et de contrôle, ce qui implique un endoctrinement direct, la

    transmission d’un système de croyances fausses. Mais ce qui est plus important, je crois, c’est la manière et

    le style pour empêcher et bloquer une pensée créative et indépendante, imposer des hiérarchies, la

    compétition et le besoin d’être excellent, pas au sens de faire les choses aussi bien que vous pouvez, mais de

    faire mieux que le voisin. Il y a différentes écoles, bien sûr, mais je crois que ces caractéristiques sont

    communes. Je sais qu’elles ne sont pas nécessaires, parce-que, à titre d’exemple, l’école où je suis allé

    enfant n’était pas du tout comme cela.

    Je crois que les écoles pourraient être gérées différemment. Ce serait trés important, mais je ne crois

    vraiment pas qu'unesociété, quelle qu'elle soit, basée sur des institutions hiérarchiques autoritaires pourrait

    tolérer longtemps ce genre d’école. Comme Sam Bowles et Herb Gintis l’ont remarqué, cela pourrait être

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    toléré pour l’élite, parcequ’elle aurait à apprendre comment penser, créer, etc., mais pas pour l’ensemble

    de la population. Il y a des rôles que joue l’école publique dans la société qui peuvent être trés destructeurs.

    QUESTION: A quoi a ressemblé votre expérience de l’université ?

    CHOMSKY: J’ai sûrement eu de la chance à cet égard. Je n’ai jamais vraiment été à l’université. J’ai réussiles deux premières années de l’université , mais aprés ça je n’ai jamais vraiment fréquenté l’université

    d’une façon normale. J’ai finalement obtenu un PhD (doctorat de troisième cycle). J'allais à l’Université de

    Pennsylvanie, tout en vivant chez moi, ce qui voulait dire plusieurs heures de déplacement, et je travaillais,

    principalement en enseignant l’Hébreu les aprés-midis et le dimanche, et même quelquefois le soir. A

    l’époque, dans ce milieu, il n’était pas question d'aller à l’université autrement, et on n’en avait pas les

    moyens. Les deux premières années de l’université étaient plutôt une continuation du collège, sauf dans un

    domaine. J’y entrais avec une bonne dose d’enthousiasme et dans l’attente que s’ouvriraient toutes sortes

    de perspectives fascinantes , mais cela n’a pas duré longtemps, sauf dans quelques cas – un cours trés

    stimulant de première année avec C. West Churchman en philosophie, par exemple, et des cours d’Arabe que

    je prenais et dans lesquels j’étais complètement investi, en partie par intérêt politique, en partie en raison

    d’un intérêt pour la linguistique sémite, qui me vient des travaux de mon père dans ce domaine, et enfin en

    partie sous l’influence de Giorgio Levi DellaVida, un antifasciste exilé d’Italie, qui était à la fois un

    personnage merveilleux et un remarquable universitaire. A la fin des deux ans, j’envisageais de laisser

    tomber pour poursuivre mes propres intérêts, qui étaient alors largement politiques. On était en 1947, et je

    venais d’avoir 18 ans. J’étais profondément intéressé, et ce depuis plusieurs années, par la politique radicale

    avec un parfum marxiste, anarchiste, ou d’extrême gauche, (anti-léniniste) et encore plus engagé dans les

    activités sionistes- ou ce qui s’appelait alors “sioniste”, bien que les mêmes idées et préoccupations soient

    maintenant appelées “anti-sionistes”. J’étais intéressé par l’ option socialiste et bi-nationale pour la

    Palestine, et également par les kibboutz et tout le système de travail coopératif qui s’était développé dans

    les installations( settlements )juives, (le Yishuv), mais je n’ai jamais pu être proche des groupes de jeunesSionistes qui partageaient ces intérêts, parcequ’ils étaient ou staliniens ou trotskistes, et que jai toujours été

    fortement anti-bolchevique. Nous devrions garder à l’esprit qu’au dernier stade de la grande dépression,

    alors que devenais adulte, il y avait des enjeux vraiment vitaux.

    J'avais l'intention dequitter l’université et de poursuivre ces intérêts. A l’époque j’avais vaguement l’idée

    d’aller en Palestine, peut-être dans un kibboutz, et d’essayer de m’impliquer dans les efforts de coopération

    arabo-juive dans un cadre socialiste, en opposition avec le concept profondément antidémocratique d’état

    juif, (une position qui était bien vue à l’intérieur de la tendance dominante du sionisme). Ces intérêts m’ont

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    conduit à rencontrer Zellig Harris, une personne vraiment extraordinaire qui avait alors une grande influence

    sur beaucoup de jeunes. Il avait une compréhension cohérente de tout cet éventail d’enjeux, ce qui me

    manquait, et cela m’attirait énormément. J’étais également attiré par lui personnellement, ainsi que par

    d’autres que j’ai rencontrés grâce à lui. Il se trouve qu’il a été une des figures de proue de la linguistique

    moderne, enseignant à l’Université de Pennsylvanie. Ses centres d’intérêts étaient trés étendus, la

    linguistique n’étant qu’un parmi d'autres, et c’était une personne d’une originalité et d’une intelligence

    inhabituels. J’ai commencé à suivre ses cours de licence , en fait la première lecture que j’ai faite en

    linguistique était les épreuves de son livre Méthodes en linguistique structurale  , qui est paru quelques

    années plus tard. Sur sa suggestion, j’ai aussi commencé à prendre des cours de licence en philosophie, avec

    Nelson Goodman, Morton White et d’autres, et de mathématiques, avec Nathan Fine, domaines dans lesquels

    je n’avais aucune base, mais que je trouvais fascinants, en partie, sans doute, grâce à des professeurs

    inhabituellement stimulants. Je suppose qu’Harris avait en tête de m’influencer pour que je retourne à

    l’université, bien que je ne me rappelle pas en avoir parlé avec lui, et tout cela ne semblait pas se passer de

    manière trés programmée.

    Et cela a marché, mon expérience de l’université n’est pas du tout conventionnelle. Le département de

    linguistique avait un petit nombre d’étudiants licenciés (graduate) et dans le cercle restreint d’Harris, un

    trés petit groupe partageait des intérêts politiques en dehors de la linguistique, et était trés étranger à

    l’atmosphère générale du collège. En fait, nos “cours” se tenaient en général au restaurant d’en face, Hornet Hardart, ou dans l’appartement de Harris à Princeton ou New York. C’était des séances d’une journée qui

    couvraient toute une variété de sujets et étaient intellectuellement trés excitantes, ainsi que des

    expériences personnelles très significatives. Je n’avais presque pas de contact avec l’université. J’étais alors

    profondément immergé dans la linguistique, la philosophie et la logique, et j’ai obtenu une licence ( B.A.) et

    un mastère, ( M.A.),  de façon pas du tout conventionnelle.

    Nelson Goodman me recommanda pour la Société des Membres Associés, (Society of Fellows

     ), de Harvard,et j’ai été admis en 1951. Cela procurait une bourse, et pour la première fois j’ai pu me consacrer aux

    études et à la recherche sans travailler à côté. Avec les ressources dont disposait Harvard et sans autre pré-

    requis formel, c’était une merveilleuse opportunité. J’ai obtenu un PhD (doctorat de troisième cycle) en

    1955, en soumettant un chapitre du livre sur lequel je travaillais, ce qui n’était pas du tout conventionnel.

    Bien qu’il ait été assez bien avancé en 1955-56, il n’a pas été publié avant 1975 sous le titre de Structure

    logique de la théorie linguistique, et alors seulement en partie. Mais je n’y étais en fait pas allé depuis

    1951, et je n’avais pas de contact avec l’université à part Harris et Goodman. Aussi mon expérience a-t-elle

    été pour le moins inhabituelle.

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    QUESTION: Est-ce aprés l’université que vous êtes allé vivre dans un kibboutz en Israël ?

    CHOMSKY:. J’y suis allé quelques mois quand j’étais à la Société des Membres Associés en 1953. Le kibboutz

    où nous vivions, qui avait une vingtaine d’années, était alors trés pauvre. Il y avait peu de nourriture et le

    travail était dur. Mais ça me plaisait beaucoup à bien des égards. Si on le sort de son contexte, c’était une

    communauté libertaire qui fonctionnait avec beaucoup de succès. Et j’ai eu le sentiment qu’il serait possible

    de trouver une sorte de mélange de travail intellectuel et manuel.

    J’ai été prés de retourner y vivre, et ma femme en avait trés envie à l’époque. Il n’y avait rien qui m’attirait

    particulièrement ici. Je ne pensais pas ête capable de faire une carrière académique, et cela ne

    m’intéressait pas particulièrement. Il n’y avait pas de raison majeure de rester. D’un autre côté, j’avais un

    grand intérêt pour le kibboutz et ça me plaisait beaucoup quand j’y étais. Mais il y avait aussi des choses qui

    ne me plaisaient pas. En particulier le conformisme idéologique était effarant. Je ne sais pas si j’aurais pu

    survivre longtemps dans cet environnement, parce-que j’étais trés fortement opposé à l’idéologie léniniste,

    autant qu’au conformisme général, et mal à l’aise, (moins que je n’aurais dû l’être), avec la fermeture

    d’esprit et la mentalité de racisme institutionnel.

    Ce à quoi je n’ai pas fait face avec honnêteté, c’était le fait tout-à-fait évident qu’il y a des institutions

    juives, et qu’elles existent à cause de structures et de pratiques admnistratives et légales. Ainsi, par

    exemple, je doute qu’il y ait des Arabes dans aucun kibboutz, et il pourrait difficilement y en avoir , à cause

    des lois de la terre et du rôle que joue l’institution dans le système israélien. En fait, même les Juifs

    orientaux, ceux qui étaient dans la ville d’immigration d’à côté et qui venaient au kibboutz de façon

    marginale, étaient assez piteusement traités, avec une bonne dose de mépris et de peur. J’ai aussi visité

    quelques villages arabes, et appris des choses déplaisantes, que je n’ai jamais vu écrites, sur l’administration

    militaire à laquelle les citoyens arabe étaient soumis.

    Maintenant j’avais des sentiments assez forts sur tout ça à l’époque. En fait, comme je l’ai mentionné,

    j’étais fortement opposé à l’idée d’un état juif dès 1947-48. J’étais sûr que les institutions du Yishuv,

    l’installation juive qui avait précédé l’état en Palestine, ne survivraient pas au système étatique, car elles se

    trouveraient intégrées dans une sorte de gestion d’état et que cela détruirait les aspects du Yishuv que je

    trouvais les plus attirants.

    Mais si nous faisons abstraction de ces facteurs, de l’environnement externe, c’était une sorte de

    communauté anarchiste.

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    QUESTION: Que faisiez-vous dans le kibboutz ? Est-ce que vous trouviez la vie intellectuelle stimulante ? Et

    pourquoi êtes-vous parti ?

    CHOMSKY: Rappelez-vous que je n'y ai été qu'environ six semaines. Je n’avais pas de qualification, aussi je ne

    faisais que du travail agricole non qualifié, sous la conduite des membres du kibboutz. J’ai vraiment

    beaucoup apprécié le travail, mais combien de temps je l’aurais fait, je ne sais pas. Pour ce qui est de la vie

    intellectuelle, ce kibboutz était Buberite à l’origine, surtout des Juifs allemands qui avaient un trés bon

    niveau d’instruction. Pourtant une des personnes que j’ai été amené à connaître le mieux était un immigrant

    chrétien qui avait quitté une grande ferme qu’il possédait en Rhodésie en raison de la haine pour la société

    raciste, et qui était vraiment un agronome de haut niveau avec beaucoup d’idées intéressantes. Il y avait là-

    bas beaucoup de gens trés intéressants, mais c’était surréaliste à certains égards. C’était en 1953, à

    l’époque du procés Slansky en Tchécoslovaquie et au dernier stade de la folie stalinienne. Ces dernières

    purges staliniennes avaient une forte composante anti-sémite, mais les gens là-bas les défendaient quand

    même. Ils ont même défendu le procès d’un camarade membre du kibboutz qui était un émissaire du

    mouvement kibboutzim là-bas et a été accusé d’espionnage, ce qu’ils savaient être faux. Tous ne l’ont pas

    fait bien sûr. Ceux qui réfléchissaient à toutes ces choses, beaucoup ne le faisaient pas, étaient des

    marxistes-léninistes orthodoxes, et je ne pouvais discerner aucune distanciation visible par rapport à une

    ligne de parti assez rigide, bien qu’il peut y en avoir eu que je n’ai jamais vue.

    C’était une courte visite, et je suis retourné à Harvard, avec l’intention de revenir, et peut-être d’y rester,

    quelques années aprés. Mon contrat à la Société des Membres Associés était censé finir en 1954, mais je

    n’avais pas de projet de travail et j’ai demandé une prolongation d’un an, que j’ai obtenue. Ma femme,

    entre temps, est retournée au kibboutz pour un séjour plus long. Nous avions l’intention de retourner y vivre,

    mais j’ai alors obtenu un poste de chercheur au MIT, ( Massachusett’s Institute of Technology  ), et j’étais

    trés engagé dans mon propre travail linguistique. Pour une raison ou une autre, sans que cela ait été une

    décision consciente, nous n’y sommes jamais retournés.

    QUESTION: Avez-vous été actif dans des organisations politiques aus Etats-Unis les années précédentes ?

    CHOMSKY: Je n’avais aucune appartenance à aucun groupe, que ce soit la la gauche sioniste ou autre. En

    partie parce que je ne suis pas tellement “un militant” je suppose. En outre, toutes les organisations que je

    connaissais, à gauche du moins, étaient léninistes, ou staliniennes ou troskistes. J’ai toujours été trés anti-

    léniniste, et tout simplement je ne connaissais pas de groupe qui partageait mes vues. Cela était vrai pour la

    gauche sioniste, et pour une grande partie de la gauche aux Etats-unis, autant que je sache. Nous parlons du

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    début des années quarante. Trés franchement, je ne voyais pas de différence significative entre les

    trotskistes et les staliniens, sauf que les trotskistes avaient perdu. Eux bien sûr voyaient une grande

    différence. Il y a quelques différences, mais au fond je pense qu’elles ont été exagérées. C’est ce que je

    ressentais à l’époque, et encore aujourd’hui pour l’essentiel. Aussi il n’y avait pas de groupe à ma

    connaissance où j’aurais pu adhérer. Mais j’étais personnellement trés engagé dans un tas de choses qui se

    passaient.

    QUESTION: Venez-vous d’une famille politisée ? Est-ce que la politique était un sujet de discussion dans la

    famille ?

    CHOMSKY: Et bien ma famille proche, mes parents, étaient des Démocrates “rooseveltiens” normaux, et ils

    étaient trés engagés dans les affaires juives, profondément sionistes et intéressés par la culture juive, la

    renaissance de l’hébreu, et en général le sionisme culturel qui a ses origines dans les idées de gens comme

    Ahad Ha’am, mais de plus en plus dans le courant dominant du sionisme. Les membres plus éloignés de la

    famille, oncles, cousins, etc, étaient pour une part de la classe ouvrière juive, ou autour de ce genre de

    groupe social. Quelques uns d’entre eux étaient communistes, ou proches de ces cercles, trés engagés dans

    la politique de la période de dépression. En particulier un oncle, qui a eu pas mal d’influence sur moi à la fin

    des années trente et plus tard, avait un kiosque à journaux à New-York, qui était une sorte de centre

    radical. Souvent nous passions la nuit en discussions et disputes, là ou dans son petit appartement tout prés.

    Ce furent de grands moments dans ma vie ces années-là quand j’ai pu travailler au kiosque la nuit et écouter

    tout ça.

    QUESTION: Dans quelle partie de la ville était-ce ?

    CHOMSKY: C’était au kiosque de la 72ème rue et de Broadway, et il y est toujours. Il y avait là quatre

    kiosques. Il y en avait deux sur le chemin de la plupart des voyageurs qui sortaient de la station de métro,

    qui était la 72ème rue. Et il y en avait deux autres de l’autre côté, d’où sortaient peu de gens. Il avait l’un

    d’entre eux. C’était très excitant intellectuellement, mais je suppose qu’ils ne gagnaient pas beaucoup

    d’argent en vendant des journaux. A la fin des années trente, c’est devenu un centre pour des émigrés

    européens et autres, et c’était trés vivant. Il avait connu un tas de doctrines politiques marxistes sectaires,

    des sectes staliniennes, trotskistes, non-léninistes en tout genre. Je commençais juste à apprendre tout ça.

    C’était une communauté intellectuelle trés vivante.

    La culture de la classe ouvrière juive à New-York était trés inhabituelle. C’était hautement intellectuel, tréspauvre, plein de gens n’avaient pas de travail et d’autres vivaient dans les quartiers pauvres. Mais c’était

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    une culture intellectuelle riche et vivante : Freud, Marx, le Quatuor de violons de Budapest, la littérature et

    ainsi de suite. Ça a été, je crois, la culture intellectuelle la plus influente pendant mon adolescence.

    QUESTION: Avez-vous été élevé dans certains aspects de la tradition juive ?

    CHOMSKY: J’y ai été profondément immergé. En fait, j’ai probablement lu davantage dans ce domaine quedans aucun autre quand j’avais quinze ou seize ans.

    QUESTION: Vous l’avez rarement abordé dans vos écrits publics. Y'a-t-il des raisons pour cela ?

    CHOMSKY: Non, ça ne me paraissait pas particulièrement pertinent. C’est là, bien sûr, et ça a certainement

    eu une forte influence sur moi. Par exemple, le brillant écrivain yiddish-hébreu du 19ème siècle Mendele

    Mocher Sfarim, qui a écrit sur la vie juive en Europe orientale, avait un instinct et une compréhension

    immenses. Cela la déprécie de l’appeler littérature prolétarienne, mais elle donnait une sorte de

    compréhension de la vie des pauvres avec un mélange d’humour, de sympathie et de cynisme qui est tout-à-

    fait remarquable. J’ai aussi beaucoup lu des oeuvres de la renaissance hébraïque du 19ème siècle, romans,

    histoires, poésie, essais. Je ne peux pas dire quel effet à long terme ces lectures ont eu sur moi. Cela a

    certainement eu un impact émotionnel.

    QUESTION: Il semble y avoir dans votre pensée certaines vues sur la société et les intellectuels qui

    embrassent le cours de votre vie adulte. A tel point que vous n’êtes pas surpris par ce qui semble souvent

    choquer les autres. Vous n’êtes pas choqué quand les intellectuels remplissent certaines fonctions

    idéologiques, c’est ce que vous attendez d’eux. Vous n’êtes pas surpris quand le pouvoir américain opère en

    se drapant dans un costume idéologique pour cacher la poursuite de ses intérêts divers, c’est ce à quoi vous

    vous attendez d’un tel pouvoir. Et ainsi de suite. Vos vues semblent au départ découler moins de

    l’observation prolongée de l’histoire que du sens de comment les choses sont censées fonctionner.

    CHOMSKY: J’imagine que j’ai toujours pensé ainsi. Ça me semble découler des conceptions les plus simples

    et les moins controversées sur les motivations, les intérêts et la structure de pouvoir.

    QUESTION: Et pourtant d’une certaine manière ces conceptions sont au coeur d’indignations individuelles au

    sujet de vos pensées et écrits. Elles doivent être rejetées parce-que si les gens devaient s’y confronter, ils

    devraient écrire différemment sur les Etats-Unis.

    CHOMSKY: Bon, c’est intéressant que cela n’indigne personne quand je le dis au sujet des ennemis des

    Etats-unis. Dans ce cas c’est évident. Ce qui les indigne c’est quand j’essaie de montrer comment ces traits

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    apparaissent dans notre propre société, comme c’est le cas. Si je parlais à un groupe d’intellectuels russes,

    ils seraient indignés parce que je n’aurais pa su voir l’idéalisme et l’engagement pour la paix et la fraternité

    de l’état russe. C’est ainsi que fonctionnent les systèmes de propagande.

    QUESTION: Mais vous demandez-vous pourquoi beaucoup partagent ces conceptions, et pas vous ?

    CHOMSKY: Et bien, peut-être la raison en est,en partie, que dans une certaine mesure j’ai grandi dans une

    culture étrangère, dans la tradition culturelle juive-sioniste, dans une communauté immigrante en un sens,

    bien que bien sûr d’autres ont réagi aux mêmes conditions trés différemment. Je suppose que je suis aussi un

    enfant de la dépression. Mes souvenirs les plus précoces, qui sont trés vivants, sont ceux des gens vendant

    des haillons à notre porte, une police violente briseuse de grève, et d’autres scènes de la Dépression.

    Quelque puissent être les raisons, j’ai été trés affecté par les événements des années 30, la guerre civile en

    Espagne, par exemple, alors que je savais à peine lire. Le premier article que j’ai lu était un éditorial dans le

    journal de l’école sur la chute de Barcelone, quelques semaines aprés mon dixième anniversaire. La montée

    du nazisme m’a aussi fait une impression profonde, peut-être renforcée parce-que nous étions pratiquement

    la seule famille juille dans un voisinage cruellement anti-sémite et catholique allemand, au sein duquel il y

    avait un soutien ouvert aux Nazis jusqu’en décembre 1941.

    QUESTION: Pourtant les “Intellectuels de New-York” sont devenus les représentants de pointe d’un anti-

    communisme virulent qui dénie presque toutes les vues qui découlent pour vous du “sens commun”.

    CHOMSKY: Pour une part, je crois, l’âge a pu être un accident heureux dans mon cas. J’étais juste un peu

    jeune pour avoir jamais eu la tentation d’être un léniniste engagé, aussi n’ai-je jamais eu à renoncer à

    aucune foi, ou eu aucun sentiment de culpabilité ou de trahison. J’ai toujours été du côté des perdants, les

    anarchistes espagnols par exemple.

    QUESTION: Est-ce qu’avec le recul vous considérez que c’est exceptionnel ?

    CHOMSKY: Oh oui. Je me suis toujours senti en dissonance avec presque tout autour de moi. Comme je l’ai

    mentionné, je n’ai jamais rejoint aucun groupe organisé en raison d’un scepticisme et de désaccords aigus à

    leur endroit, bien qu’émotionnellement j’ai été attiré vers des groupes tels que Hashomer Hatzair, qui

    pronait à cette époque un engagement pour un binationalisme socialiste en Palestine et les valeurs du

    kibboutz, comme pour la culture hébraïque à laquelle j’appartenais profondément.

    En fait, j’étais trés sceptique sur la deuxième guerre mondiale. Je ne connaissais personne qui partage ce

    scepticisme, littéralement pas une seule personne. Mais j’avais l’habitude d’aller à la bibliothèque publique

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    de Philadephie, ça devait être en 1944 ou 1945, j’avais quinze ou seize ans, pour lire de la littérature

    sectaire de gauche d’une nature étrange. Par exemple des groupes comme les Marlenites, dont vous n’avez

    probablement jamais entendu parler, qui essayaient de démontrer que la guerre était une imposture,

    simplement conçue par les capitalistes de l’Ouest, agissant en liaison avec les capitalistes d’état du système

    soviétique pour essayer de détruire les prolétaires en Europe. Je n’ai jamais vraiment cru cette thèse, mais

    je la trouvais suffisamment intrigante pour essayer de me faire une idée de ce dont ils parlaient. Ça avait un

    accent de vérité suffisant pour me rendre trés sceptique sur une bonne part de l’interprétation patriotique

    de la guerre. Je me souviens aussi avoir été atterré par le traitement des prisonniers de guerre allemands. Il

    se trouve qu’il y en avait quelques uns dans un camp à côté de mon collège , c’était considéré comme un

    acte de bravoure que de les railler à travers les fils de fer barbelés. Cela m’a frappé comme quelque chose

    de honteux à l’époque, bien que j’étais bien plus un anti-nazi engagé que les gamins qui s’engageaient dans

    ce sport. Je me souviens de disputes acerbes à ce sujet.

    Je me souviens du jour du bombardement d’Hiroshima. Par exemple, je me souviens que je ne pouvais

    littéralement parler à personne. Il n’y avait personne. Je suis parti marcher tout seul. J’étais dans une

    colonie de vacances à l’époque, j’ai marché dans les bois et je suis resté seul pendant quelques heures

    quand je l’ai appris. Je n’ai jamais pu en parler à personne, et je n’ai jamais compris la réaction de qui que

    ce soit. Je me sentais complètement isolé.

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