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ISAAC DE L'ÉTOILE LECTEUR DU LIVRE DE LA NATURE Christian Trottmann Vrin | Revue des sciences philosophiques et théologiques 2011/2 - TOME 95 pages 343 à 362 ISSN 0035-2209 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-des-sciences-philosophiques-et-theologiques-2011-2-page-343.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Trottmann Christian, « Isaac de l'Étoile lecteur du livre de la nature », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2011/2 TOME 95, p. 343-362. DOI : 10.3917/rspt.952.0343 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Vrin. © Vrin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Harvard University - - 128.103.149.52 - 31/05/2013 21h31. © Vrin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Harvard University - - 128.103.149.52 - 31/05/2013 21h31. © Vrin

Isaac de l'Étoile lecteur du livre de la nature

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ISAAC DE L'ÉTOILE LECTEUR DU LIVRE DE LA NATURE Christian Trottmann Vrin | Revue des sciences philosophiques et théologiques 2011/2 - TOME 95pages 343 à 362

ISSN 0035-2209

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-des-sciences-philosophiques-et-theologiques-2011-2-page-343.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Trottmann Christian, « Isaac de l'Étoile lecteur du livre de la nature »,

Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2011/2 TOME 95, p. 343-362. DOI : 10.3917/rspt.952.0343

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Rev. Sc. ph. th. 95 (2011) 343-362

ISAAC DE L’ÉTOILE LECTEUR DU LIVRE DE LA NATURE

Par Christian TROTTMANN

Le cistercien Isaac de l’Étoile ne doit pas manquer de figurer parmi les précurseurs de saint Bonaventure dans une lecture du monde corporel, parallèle et concurrente de celle du livre de l’Écriture Sainte. Mais ces deux livres : nature et Bible, dont l’articulation est vouée à une longue postérité après Bonaventure, jusque dans le courant de la Réforme

1, s’insère chez notre auteur du XIIe siècle dans une vision plus large qui en comporte six. Avant de présenter sa vision des différents livres et de leur lecture à partir du commentaire d’un passage tiré de son neuvième sermon, nous reviendrons d’abord sur quelques précisions historiques concernant cet auteur peu connu et son œuvre, pour en venir finalement au problème spécifique de la lecture symbolique du livre des créatures, tel qu’il se pose chez Isaac de l’Étoile en nous centrant spécialement sur deux autres textes : la lettre sur l’âme et le sermon IV.

I. QUELQUES PRÉCISIONS HISTORIQUES SUR ISAAC DE L’ÉTOILE ET SON ŒUVRE

Sur la vie d’Isaac de l’Étoile, les archives sont restreintes et les hypothèses au contraire pléthoriques. Elle a fait l’objet en particulier dans la deuxième partie du XXe siècle d’affirmations contradictoires

2. Les

1. Notamment Duplessis MORNAY, Le Livre des créatures, cité par J. LAGRÉE, La

Raison ardente. Religion naturelle et raison au XVIIe siècle, Paris, Vrin (coll. « Philologie et Mercure »), 1991, p. 131.

2. Voir en particulier F. BLIEMETZRIEDER, « Isaak von Stella. Beiträge zur Lebensbeschreibung », dans Jahrbuch für Philosophie und spekulative Theologie XVIII (1904), p. 1-35 ; « Isaac de Stella. Sa spéculation théologique », Recherches de théologie ancienne et médiévale 4 (1932), p. 134-159 ; B. BERTOLA, « La doctrina psicologica di Isaaco di Stella », dans Rivista di filosofia neo-scolastica 45 (1953), p. 297-309 ; J. DEBRAY-

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hypothèses du principal spécialiste, G. Raciti 3 souvent insuffisamment

étayées ont été beaucoup contestées 4. La première certitude est qu’en

1147, Isaac est abbé de l’Étoile. Il est sans doute d’origine anglaise et de noble famille comme l’indiquent des confidences laissées dans divers billets et sermons. Il fait également état des maîtres dont il reçut la formation (S. 48), brillants et audacieux. Cela fait penser aux écoles de Paris ou de Chartres, contrairement à Bliemetsrieder qui situait plutôt sa formation à Cantorbéry où il avait pu connaître Thomas Becket et Jean de Belmeis. G. Raciti suppose même qu’il avait suivi les cours d’Abélard au paraclet dès 1122-1125, puis ceux de Thierry de Chartres, Guillaume de Conches et Gilbert de la Porrée. Sa naissance est placée selon les auteurs entre 1100 et 1120 avec une probabilité plus grande pour 1105-1110. Son entrée chez les Cisterciens est située selon les uns en Angleterre, à Cîteaux (Bliemetzrieder, Debray-Mulatier), voire directement à l’Étoile (Raciti), ou ce qui est plus probable à Pontigny ou dans une de ses abbayes filles (Salet). C’est en effet à l’occasion du rattachement de l’Abbaye de l’Étoile dans l’ordre de Cîteaux à celle de Pontigny, qu’Isaac en devient abbé en 1147. Sans doute était-il considéré comme un moine aguerri de l’abbaye mère susceptible d’insuffler à la fille l’esprit de Cîteaux. Quant à la date de son entrée dans l’ordre, celle

MULATIER, « Biographie d’Isaac de Stella », dans Cîteaux X (1959), p. 178-198 ; G. SALET, Introduction, dans Isaac de l’Étoile, Sermons I, Sources Chrétiennes 130 [SC], Paris, Éd. du Cerf, 1967 ; B. MCGINN, « Theologia in Isaac of Stella », Cîteaux 21 (1970), p. 219-235 ; The Golden Chain : A Study in the Theological Anthropology of Isaac of Stella, Washington, Cistercian Publications, 1972 ; « Isaac of Stella on the Divine Nature », Analecta Cisterciensia 29 (1973), p. 3-56.

3. G. RACITI, « Isaac de l’Étoile et son siècle »‚ dans Cîteaux XII (1961), p. 281-306 ; XIII (1962), p. 18-34 ; p. 132-145 ; p. 205-215 ; « Sermons I, compte rendu », dans Cahiers de civilisation médiévale XI (1968), p. 234-238 ; art. « Isaac de l’Étoile », Dictionnaire de Spiritualité, VII/ 2 (1971), col. 2011-2038 (propose une synthèse des précédents articles du même parus en 1961-1962 dans la revue Cîteaux et aujourd’hui en partie dépassés).

4. C. GARDA, « Du nouveau sur Isaac de l’Étoile », dans Cîteaux XXXVII (1986), p. 8-22 ; F. CASTADELLI, « Tradizione e sviluppo. La formazione culturale e teologica di Goffredo di Auxerre », dans Annali della Facoltà di lerrere e Filosofia, Università di Macerata, 32 (1999), p. 1-38 ; A. JOLY, Le Mystère de l’Église chez Isaac de l’Étoile, Rome, Ponficia Università Gregoriana, 2000 ; A. FIDORA, M. S. MARINO NOGUEIRA, « ‘Iuxta rationalem quam diximus nostram theologiam’, Originalidad y alcance metafisico de la teologia racional de Isaac de l’Étoile (+ circa 1178), dans Metafisica e Antropologia en el siglo XII, M. J. Soto Bruna ed., Pampelona, EUNSA, 2005, p. 109-126 ; E. DIETZ, « When Exile Is Home : The Biography of Isaac of Stella », Cistercian Studies Quarterly 41 (2006), p. 141-165 ; A. FIDORA, « … Mysteria magis delectant… Die Exegese des Zisterzienserabtes Isaak von Stella († ca. 1178) », dans The Multiple Meaning of Scripture. The Role of Exegesis in Early-Christian and Medieval Culture, éd. Ineke van’t Spijker, Leyde/Boston 2009, p. 273-290.

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de 1144 (Raciti) ou 1145 (Bliemetzrieder) semble alors trop tardive et doit être placée quelques années plus tôt.

Mais la difficulté majeure concerne son séjour sur l’île de Ré et la fondation de Notre Dame des Châteliers. G. Raciti continue contre vents et marées à situer le séjour d’Isaac sur cette île à la fin de sa vie à partir de 1167, malgré une rétractation partielle reconnaissant notamment qu’Isaac n’a probablement pas démissionné ni été démis de sa charge à l’Abbaye de l’Étoile. Comment comprendre alors qu’il ait un successeur en 1169 ? Pouvait-il partir comme Abbé d’une fille de moindre importance ? À moins que ce ne soit pour y chercher un plus grand dépouillement ? L’autre hypothèse est que le séjour sur l’île de Ré ait été antérieur et de courte durée vers 1151-52 (Bliemetzrieder) ou 1155-56 (Debray-Mulatier). S’agit-il d’une sainte fugue en compagnie de Jean de Trizay et de quelques frères durant laquelle ils obtiennent d’Elbe de Mauléon les terrains et revenus nécessaires à la fondation ? Étrange fondation entreprise sans autorisation de l’ordre ni mandat d’une abbaye mère ! Et comment l’accorder avec l’attestation officielle de la fondation de l’Abbaye de l’île de Ré par Pontigny dès 1156 (et non pas 1165 Debray-Mulatier, Raciti) d’après le Cartulaire de cette abbaye publié en 1981 ? Le plus probable est que les pourparlers pour la fondation se soient échelonnés sur plusieurs années et qu’Isaac y ait participé, séjournant même sur l’île. Les chartes publiées en 1986 par C. Garda attestent sa présence continue comme Abbé de l’Étoile entre 1148 et 1167, à part une absence ponctuelle dans les années 50 lors d’une donation reçue pour l’occasion entre les mains de son prieur, Geoffroy Masuer. Mais là encore, la datation est douteuse. Les dernières chartes de l’Abbaye de l’Étoile publiées par C. Garda, venant après la mort d’Isaac, où est évoquée son « heureuse mémoire », laissent penser qu’il est bien mort comme abbé de l’Étoile vers 1168-1169. L’absence de sépulture s’explique par les dévastations successives des lieux aux cours des guerres de cent ans et de religion

5. L’hypothèse de sa destitution reposait aussi sur un autre fait : son soutien à Thomas Becket qu’il avait pu connaître en Angleterre comme à Chartres s’il y a étudié dans les années 1138

6. Isaac a toujours soutenu son ami recueilli à Pontigny et qui dut s’en éloigner, à la demande du chapitre général de l’ordre, après les menaces d’Henri II sur les propriétés cisterciennes en son royaume. Or l’hypothèse d’une destitution réclamée par le pape et appuyée dans l’Ordre par Geoffroy d’Auxerre peut être définitivement écartée comme l’a montré F. Castadelli.

5. C. GARDA, « Du nouveau sur Isaac de l’Étoile », op. cit., p. 21-22. 6. G. SALET, Les Sermons, I, SC 130, op. cit., p. 14.

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Si l’on en vient à l’œuvre du Cistercien, l’édition critique des sermons est fondée principalement sur celle de Tissier, seul témoignage pour six des cinquante-cinq sermons (les manuscrits originaux utilisés au XVIIe siècle étant aujourd’hui perdus), complétée par sept manuscrits

7. Aux cinquante-quatre sermons de Tissier viennent s’ajouter celui retrouvé en 1964 dans un manuscrit de Subiaco par J. Leclercq et les fragments découverts dans le manuscrit d’Oxford, Bodley. 807 par G. Raciti. Ce dernier considère que la collection est incomplète et devait comprendre des sermons aujourd’hui perdus en particulier pour la période allant de l’Avent à l’Épiphanie. Il s’étonne avec raison que les sermons de Toussaint aient été placés en tête de l’Édition Princeps alors qu’ils devaient se trouver après ceux pour la nativité de Marie. Il est vrai que le dernier de cette série est incomplet dans l’édition de Tissier et que celui pour la Dédicace n’y figure pas puisqu’il fut découvert bien plus tard. Faut-il admettre pour autant que c’est par erreur que les cahiers contenant les sermons de Toussaint, destinés à la fin du recueil auraient été placés au début ? Fort de cette hypothèse codicologique peu convaincante, G. Raciti est conduit à proposer un ordre restitué des sermons en fonction des fragments qu’il a découverts dans le manuscrit d’Oxford et qu’il place en tête, suivis des sermons 6-54, 1-5 et 55

8. Nous voyons, quant à nous, à la place des premiers sermons une raison doctrinale : ils exposent le cœur de la philosophie d’Isaac, son socratisme chrétien et l’éthique qui en découle, déployée à partir d’un commentaire des béatitudes. Les éditeurs du plus philosophe des cisterciens du XIIe siècle savaient ce qu’ils faisaient en plaçant ainsi les sermons de Toussaint et leur version du « connais-toi toi-même » en tête de son œuvre.

Sans nous arrêter davantage sur le désordre de la collection de sermons, posons la question de leur datation. À partir d’allusions trouvées dans certains à la vie sur l’île de Ré et de liens intertextuels de ces sermons avec d’autres, G. Raciti propose de rapporter à la période du séjour aux Châteliers (qu’il situe quant à lui à la fin de la vie d’Isaac) les sermons 7-12, 15-14 (qui se suivent en cet ordre inverse de l’édition), 18-29 et 31-37. Mais C. Garda fait remarquer

9 que seul le sermon 18 a été indiscutablement prononcé sur l’île de Ré et que les allusions à l’isolement doivent être prises dans les autres en un sens symbolique où elles s’appliquent aussi bien au site de l’Abbaye de l’Étoile.

Quant au contenu, il est difficile, s’agissant d’une série de sermons, d’en proposer une présentation unifiée. On peut toutefois y reconnaître

7. Tableau de correspondance dans SC 130, p. 80-81 8. Voir Les Sermons III, note complémentaire 32, SC 339, p. 315. 9. C. GARDA, « Du nouveau sur Isaac de l’Étoile », op. cit., n. 48, p. 20.

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des ensembles cohérents. Les sermons 1 à 5 donnent un enseignement philosophique et spirituel fondamental appuyé sur l’explication des béatitudes et récapitulé dans le sixième à propos du bon Samaritain. Les sermons 7 à 17 (donnant lieu pour G. Raciti à deux séries que nous regroupons) proposent un parcours théologique partant du péché originel, et de l’incarnation rédemptrice pour arriver par la conversion et la médiation de l’Église épouse co-rédemptrice du Christ, à la communion au Christ total et à son mystère pascal. Ce mouvement est récapitulé dans les deux derniers sermons de cette série à partir de l’interprétation de la parabole des ouvriers de la dernière heure. Mais l’ensemble présentant la plus grande cohérence est indéniablement la série des sermons 18 à 26 pour le dimanche de sexagésime, où prenant prétexte cette fois de la parabole du semeur, se déploie le génie spéculatif d’Isaac de l’Étoile. Partant, selon un chemin paradoxalement très inspiré par saint Anselme, d’une réflexion sur l’être (existence, substance et accident), il en découvre, la cause, un Dieu supersubstantiel et immuable. Toujours dans l’esprit de l’inventeur de la preuve dite ontologique, il tente de déduire de cette première découverte, la vie trinitaire et l’économie de la Création, qui en un libre débordement de la charité divine, place l’homme en son centre pour y agir et la contempler dans la lumière que lui confère la grâce. Après ce sommet de la mystique spéculative, les sermons 33 à 37 constituent encore un ensemble cohérent posant à partir du commentaire de l’évangile de la Cananéenne (Mt 15, 21-28), le problème de la prédestination. Enfin, les sermons de Pentecôte (43-45) livrent également un enseignement original présent dans l’ensemble du recueil sur le Rôle de l’Esprit saint, Personne divine qui doit être, comme don, la plus tournée vers les hommes. De même la mariologie diffuse dans la plupart des sermons se trouve spécialement concentrée dans ceux prononcés pour l’assomption (51-53).

L’œuvre comprend encore deux lettres, datables de manière assez probable, grâce aux allusions de leurs dédicaces à des événements contemporains, respectivement de 1162 et 1165-67. La première, répondant à la demande d’Alcher de Clairvaux, propose sur l’âme un enseignement philosophique fameux dont nous traiterons dans la partie doctrinale. Elle n’a pas à notre connaissance fait l’objet d’une édition critique, et celle annoncée dans l’article du Dictionnaire de Spiritualité ne figure plus dans les projets affichés sur son site internet par la collection des Sources Chrétiennes

10. Le texte le plus élaboré semble

10. Nous avons connaissance de celle préparée par Caterina TARLAZZI, à paraître dans

Medioevo 36 (2011) sous le titre : « L’epistola De anima di Isacco di Stella : studio della tradizione ed edizione del testo ».

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jusque là celui donné par B. McGinn 11. La seconde lettre, adressée à Jean,

évêque de Poitiers, concerne le canon de la messe, dont les principaux moments correspondent aux étapes successives de la vie spirituelle culminant dans la divinisation. Mais voyons d’abord comment il entend lire le monde et l’Écriture en partant d’un passage de son neuvième sermon.

II. LES SIX LIVRES D’ISAAC DE L’ÉTOILE

Nous retrouvons en troisième et quatrième position les livres attendus : celui de la créature corporelle et celui de l’Écriture, plus exactement de l’Ancien Testament. Voyons ce que l’abbé cistercien dit du premier :

Vient ensuite le troisième livre, c’est-à-dire la créature corporelle et visible, lui aussi écrit au-dedans et au-dehors, de manière que, en comprenant ces créatures, on aperçoive la Sagesse qui les a créées : livre obscur, susceptible de ne pas blesser par un éclat trop brutal les yeux affaiblis et qui ont besoin comme d’une lanterne pour voir le soleil

12.

Nous retrouvons ici l’analogie chère à Bonaventure : le livre des créatures, est écrit comme le petit livre de l’Apocalypse (5, 1) au-dedans et au dehors, et Isaac vient de le préciser, en exégète averti, comme tout livre de la Sagesse divine : « au dehors l’histoire, au-dedans la tropologie »

13. Ce livre obscur vient donc en troisième parce qu’il convient aux yeux affaiblis. Paradoxale situation que d’avoir besoin d’une lanterne pour voir le soleil, alors que le verset d’Apoc 22, 5 auquel elle fait allusion, suggère plutôt que les bienheureux éclairés par celle de Dieu peuvent se passer de toute autre lumière : artificielle ou solaire.

Les lignes qui suivent expliquent que c’est l’aveuglement du péché qui a rendu l’homme incapable de voir Dieu au-dedans de lui-même, mais même de connaître son propre esprit, voire les réalités extérieures

14.

11. B. MCGINN, The Golden Chain…, op. cit., supra n. 2. 12. « Sequitur vero liber tertius, corporea videlicet et visibilis creatura, iam ipse

scriptus intus ac foris ; ut per ea quae facta sunt intellecta, ea quae fecit Sapientia conspiciatur ; liber obscurus, qui caligantes oculos nimio candore non reverberet, qui ut solem videant, lucerna egent. », ISAAC DE L’ÉTOILE, Sermon 9, 3, A. HOSTE et G. SALET (éd.), SC 130, Paris, Éd. du Cerf, 1967, p. 206.

13. « Foris historia, intus tropologia. », Id., ibid., 9, 1, p. 204. 14. « Verumtamen quoniam, sicut ille vetus peccator intus caecus plangit,

comprehenderunt eum iniquitates suae, ut videre non posset oculis intelligentiae intus Deum, nec oculo intellectus suam ipsius mentem, turbaretur autem oculus rationis a furore concupiscentiae, ut sicut nihil is cernere, sic modicum foris discernere posset, scriptus est ei a Sapientia per misericordiam, id est digito Dei, liber quartus ad aurem. », Id., ibid., 9, 4, p. 206-208.

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C’est ce qui a poussé la Sagesse en un geste de miséricorde à écrire pour lui un quatrième livre destiné aux oreilles. Le doigt de Dieu fait allusion évidemment à la première réception de la loi par Moïse, les oreilles, au fait que la foi est reçue par l’audition. Mais Israël à qui était destiné ce quatrième livre de la Loi, est resté aveugle et même sourd, rendant nécessaire la donation d’un cinquième livre :

En outre, parce que l’aveugle est demeuré sourd à cette trompette et que, méprisant le vrai Dieu unique, il s’est prostitué avec un grand nombre de faux démons, les suivant, aveugle et sourd, comme le bœuf va à l’abattoir ; parce que, selon la parole de la Sagesse elle-même, “Moïse vous a donné la loi et aucun de vous n’accomplit la loi”, un cinquième livre a été écrit, un livre maniable ; et la Sagesse même est devenue palpable, pour qu’en tout la Sagesse fût justifiée par ses enfants et que dans le procès elle eût gain de cause. Car le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous…

15

Le déploiement des sens continue : l’Incarnation du Verbe rend palpable une Sagesse, invisible au départ, mais pourtant rendue visible dans le livre des créatures et audible dans celui de la loi Mosaïque. Or ce toucher concerne encore avant tout l’action :

Mes frères, le véritable Verbe de Dieu lui-même, devenu chair, le Seigneur Jésus lui-même, le Christ lui-même, notre unique Maître, devient aussi pour nous un livre. Son action humaine vise à nous enseigner la règle de notre action

16.

La loi mosaïque écrite par le doigt de Dieu enseignait aussi une éthique, mais par l’audition, c’est par l’exemple de son action

17 que le Christ prêche sa loi d’amour. Pourtant, son corps glorieux a été emporté à l’Ascension et l’exemple dont ont pu bénéficier les apôtres en fréquentant son humanité n’est plus disponible dans la chair, d’où la nécessité d’un sixième livre, l’Évangile :

Il est vrai qu’il n’est plus présent dans la chair, mais par la lettre il est demeuré. Car pour réaliser la prophétie du Voyant : « Tes yeux verront celui qui t’instruit et je ne ferai plus disparaître celui qui t’enseigne », dans sa

15. « Amplius autem, quoniam et ad hanc tubam caecus obsurduit, ut, contempto uno

vero Deo, post multa falsa daemonia fornicaretur, caecus et surdus sequens, velut bos ad victimam, et sicut ipsa improperat Sapientia : Moyses dedit vobis legem, et nemo ex vobis facit legem, scriptus est ei liber quintus, ad manum tractabilis, et facta est ipsa Sapientia palpabilis, ut in omnibus iustificetur Sapientia a filiis suis, et vincat cum iudicatur. Verbum enim caro factum est, et habitavit in nobis. », Id., ibid., 9, 5-6, p. 208.

16. « Ipsum, fratres mei, verum Verbum caro factum, ipse Dominus Iesus, ipse unus magister noster Christus, etiam nobis liber fit. Qui hominem ideo gessit, ut quomodo gerendus esset, edoceret. », Id., ibid., 9, 6, p. 208.

17. Il est vrai que le verbe latin est gerere et non agere, ce qui pourrait se traduire par comportement plutôt que par action, mais c’est bien toujours d’éthique qu’il s’agit.

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bonté il nous a donné le saint Évangile, pour que le texte du saint Évangile fût comme la présence corporelle du Verbe visible. Voyons donc ce que, dans ce sixième livre nous dit extérieurement le Verbe de Dieu par ce miracle extérieur

18.

On notera le contraste avec l’Ancien Testament où l’audition succédait à une vision rendue impossible par l’aveuglement. Le nouveau Testament rend visible le maître dont la présence n’est plus palpable depuis son Ascension. Encore, ces quatre derniers livres ne nous étonneront-ils pas trop, en vertu précisément du dédoublement de l’Ancien et du Nouveau Testament. Mais la véritable logique de ce dédoublement et la place centrale qu’elle donne entre eux à l’Incarnation se comprend mieux à partir de la considération des deux premiers livres de la Sagesse divine qui sont tous deux écrits entièrement au-dedans et non au dehors :

Le premier livre de la Sagesse est tout entier écrit au-dedans : bienheureux ceux qui ont la grâce de le regarder et de le lire ; c’est là que le Père a tout écrit en même temps et en une seule fois dans l’éternité. C’est de là qu’est, pour ainsi dire, transcrit tout ce qu’on peut lire dans le second livre, c’est-à-dire dans l’esprit raisonnable. Le premier livre est donc le Verbe même de Dieu, la Sagesse elle-même ; le second est l’esprit créé : et lui-même est tout entier écrit au-dedans

19.

Comprenons que toute la Sagesse de Dieu, que les scolastiques appelleront bientôt théologie, est d’abord écrite « ad intra », par et en Dieu même, plus spécialement en la Personne de son Verbe. Quant au second livre, celui de l’esprit raisonnable, il est lui aussi tout intérieur. Relativement au passage de l’un à l’autre livre, il est intéressant de noter que le moine, certes cistercien défricheur, mais aussi intellectuel et sans doute copiste à ses heures, le pense comme une « quasi-transcription ». La modalisation peut porter sur l’analogie elle-même, imparfaite pour rendre compte de l’intelligence de la Sagesse divine par ses créatures les plus intelligentes, mais aussi sur la déperdition inévitable d’un livre à

18. « Si autem carne recessit, sed littera mansit. Nam ut compleretur, quod praedixit

Videns : “Erunt oculi tui videntes praeceptorem tuum, et faciam non avolare ultra doctorem tuum a te”, sextum nobis librum, id est sanctum Evangelium, benignus indulsit, ut sit quasi visibilis Verbi praesens corpus, sancti Evangelii textus. Videamus itaque quid in hac sexti libri lectione per hoc exterius miraculum locutum sit nobis Dei Verbum... », Id., ibid., 9, 7-8, p. 210.

19. « Primus liber Sapientiae totus scriptus intus, in quo beati, quibus datum est videre et legere, ubi simul et semel Pater omnia scripsit ab aeterno. Unde omnia quasi transcripta sunt, quae in secundo libro, id est in mente rationali legi possunt. Est igitur primus liber ipsum Dei Verbum, ipsa Sapientia ; secundus, mens creata, et ipse totus scriptus intus. », Id., ibid., 9, 1-2, p. 206.

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l’autre. Et Isaac précise que ces deux livres suffisent aux saints Anges 20.

Il y reconnaît leur connaissance matinale, dans le Verbe de Dieu où ils contemplent l’archétype de la créature avant même qu’elle ne vienne au jour et leur connaissance vespérale où c’est cette fois à partir de la connaissance directe de cette créature qu’ils remontent au Créateur.

Or précisément, il nous faut comprendre la lecture de ce second livre et comment sa difficulté génère la nécessité du troisième :

Là il y a tout ensemble ; ici il y a la similitude de tout, car dans le second se trouve l’image du premier. Or de même que dans tout corps est cachée la forme de n’importe quel corps, facile à découvrir pour qui sait la dévoiler, de même dans l’esprit raisonnable, fait à l’image de la Sagesse totale, est contenue la forme de toute sagesse, de sorte qu’il ne lui serait pas nécessaire de s’instruire au-dehors s’il n’était pas obscur au-dedans

21.

Très belle méditation néoplatonicienne où nous croyons pouvoir reconnaître l’héritage de Boèce. Car la formule « omnia simul », n’est pas sans rappeler la définition boécienne d’une éternité « tota simul ». Avant Nicolas de Cues qui portera cette idée à sa perfection dans le De mente, le spéculatif cistercien insiste précisément sur le caractère spéculaire de la similitude des idées formées dans les créatures rationnelles par rapport à leurs archétypes dans le Verbe. Le détour par l’analogie du discernement de la forme des corps pour penser une telle similitude aurait de quoi surprendre. Nous nous proposons de la lire encore à partir de la noétique de Boèce. N’est-ce pas en effet selon lui l’office de l’imagination que de dégager la forme des réalités, prise dans la matière ? À la raison revient la connaissance de l’universel, tandis que l’œil de l’intelligence contemple la forme même dans sa simplicité. Tout se passe comme si ici, Isaac, qui, il est vrai, parle d’abord de la connaissance angélique, se désintéressait d’une distinction plus aristotélicienne entre le fonctionnement de la raison par abstraction et celui de l’intelligence intuitive. C’est que pour lui, tout esprit créé est à l’image du Créateur, et sa capacité à remonter intuitivement aux idées présentes en Lui, passe par une intériorisation qui lui fait découvrir en elle-même cette similitude avec la Sagesse éternelle. D’où la profondeur du très beau chiasme : « in mente rationali ad imaginem totalis

20. « His duobus libris sancti angeli, qui non senuerunt, ut caligarent oculi eorum,

contenti, speculatione sui et Dei, quasi vespere et mane, diem suum perficiunt. », Id., ibid., 9, 3, p. 206.

21. « Ibi simul omnia, hic similitudo imum ; in isto si quidem imago illius. Sicut autem in omni corpore omnis corporis forma latet, et si sit qui revelare norit, facile invenit ; sic in mente rationali ad imaginem totalis sapientiae facta, omnis sapientiae forma continetur, ut non esset ei necesse foris addiscere, nisi intus caligaret. », Id., ibid., 9, 2, p. 206.

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sapientiae facta, omnis sapientiae forma continetur ». C’est précisément parce que l’esprit raisonnable est en son immortalité image de la Sagesse éternelle qui contient sa Création et bien plus, « tota simul », que la sagesse de l’esprit raisonnable peut contenir toutes les formes. Les concepts chartrains de complicatio et d’explicatio repris par Nicolas de Cues

22 ne sont pas ici présents explicitement, mais l’idée y est : ce qui se trouve rassemblé simultanément dans l’éternité divine en une totalité, peut être contenu, c’est-à-dire déployé comme « omnis » du fait de la capacité spéculative de la mens à retrouver la forme éternelle.

Mais à quoi bon dans ces conditions un troisième livre, celui des réalités extérieures et sa lecture en une théologie symbolique ? C’est que l’esprit raisonnable est obscurci. Notons d’ailleurs que les anges déjà ont besoin d’être éclairés de l’extérieur du fait de l’obscurcissement des hiérarchies inférieures rendant nécessaire leur illumination par les supérieures. Cela ne saurait échapper à un lecteur de Denys comme Isaac. Toutefois les deux premiers livres suffisent aux anges. C’est donc l’obscurcissement propre aux raisons incarnées des humains qui rend nécessaire pour elles le déchiffrage du troisième livre, celui des créatures corporelles et visibles, écrit cette fois au dehors et au-dedans. Récapitulons sous forme d’un tableau ce que nous avons appris des six livres :

22. On pourra rapprocher notamment de « Tu sais comment la Simplicité divine

enveloppe toute réalité. La pensée est l’image de cette simplicité enveloppante. Si l’on appelle cette simplicité infinie une Pensée infinie, on la considérera comme le modèle même de notre pensée. Et si l’on affirme que la Pensée divine est la vérité totale des choses, on dira de notre pensée qu’elle est l’assimilation totale des choses puisqu’elle contient la totalité des notions » (NICOLAS DE CUES, Idiota de mente, Ch. 3, trad. M. DE GANDILLAC, Œuvres choisies, Aubier, Paris, 1942, p. 261 ; Nicolai de Cusa Opera Omnia [NCOO], V, L. Baur ed., Heidelberg, 1937, p. 111.) ou encore de : « Toutes choses sont en Dieu, mais comme modèles. Elles sont toutes dans notre pensée, mais comme images. Comme Dieu est l’être absolu, enveloppant tout être, ainsi notre pensée est l’image de cet être infini, enveloppant toute image, » (trad. cit., p. 262, NCOO, V, p. 112).

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Premier livre Verbe de Dieu Écrit à l’intérieur seulement : omnia simul

Deuxième livre

Esprit créé Écrit à l’intérieur seulement : imago omnis formae

Troisième livre

Créatures Écrit au-dedans et au dehors, visible mais obscur

Quatrième livre

Loi de Moïse audible

Cinquième livre

Incarnation du Verbe palpable

Sixième livre Évangile Écrit à l’extérieur, rend visible le Christ après l’Ascension

Une fois les six livres ouverts, c’est à cette lecture du troisième, que nous allons nous intéresser plus particulièrement pour nous conformer en philosophe à la thématique du Colloque.

III. LECTURE DU COSMOS SYMBOLIQUE ET NÉGATIVITÉ DU SOCRATISME CHRÉTIEN CHEZ ISAAC DE L’ÉTOILE

Tant la lettre sur l’âme que le sermon IV semblent ouvrir une lecture possible du cosmos, troisième livre, ordonné de manière symbolique selon les éléments. Toutefois, avant de nous y intéresser de plus près, nous voudrions rappeler qu’au moins dans le sermon, la psychologie qui y est associée s’inscrit dans une perspective éthique où les béatitudes sont présentées comme le chemin philosophique d’une connaissance de soi conduisant à la contemplation. Les cinq premières béatitudes examinées dans les trois premiers sermons sont ainsi présentées comme la montagne d’une vie active culminant avec celle des miséricordieux et qui ouvre sur le vol de la contemplation concernant plus spécialement les deux dernières. Ainsi, l’affectus a-t-il été purifié par les vertus en vue de la charité, mais c’est maintenant la raison qu’il faut purifier en vue de la vision. Plus exactement, c’est l’ensemble des facultés de connaissance qui doit donner lieu à une ascension vers la sagesse exposée à l’occasion du commentaire de la béatitude des cœurs purs. C’est ici que viennent se placer, dans le cadre de cette philosophie d’abord pratique du connais-toi toi-même, l’enseignement psychologique et métaphysique d’Isaac de l’Étoile.

De cette psychologie, la même structure se retrouve dans la Lettre sur l’âme et dans le quatrième sermon de Toussaint. Nous la présenterons, par souci de brièveté, sous forme d’un tableau :

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faculté objet Analogue cosmique Sens associé intelligence Dieu immuable Ciel empyrée igné Vision intellect Muable sans corps ni lieu

mais dans le temps Firmament = éther Audition

raison Dimensions des corps et assimilées

Air Odorat

imagination Similitudes des corps Eau Goût Sens Corps Terre Toucher

Le texte de la lettre et celui du sermon que nous citerons ici sont très proches :

De même encore que ce monde visible s’élève graduellement par cinq éléments distincts : la terre, l’eau, l’air, l’éther ou firmament et le ciel suprême nommé empyrée, de même pour l’âme, pérégrinant dans le monde de son corps, il y a cinq étapes vers la sagesse : les sens, l’imagination, la raison, l’intellect, l’intelligence

23.

On notera tout d’abord que nous est proposé ici un parallèle entre une gradation du monde en cinq éléments et les cinq facultés de l’âme. Cela appelle au moins deux commentaires. Quant aux éléments matériels tout d’abord, on relèvera deux originalités. L’éther est placé entre feu et air, c’est qu’il est associé au monde angélique des purs esprits. Mais c’est aussi parce que le feu correspond, non à la réalité matérielle attendue, mais au ciel empyrée où règne l’atmosphère ignée d’un amour éternel. La cosmologie et l’eschatologie viennent ainsi donner une ampleur nouvelle à la physique des quatre éléments. Quant aux facultés de l’âme, la lettre insiste (avant Bonaventure) sur le fait qu’elles ne font pas nombre avec sa substance

24. Mais elles sont ici ordonnées selon un chemin ascendant pour l’âme "pérégrinant en son corps", entendons qui n’en est pas encore séparée par la mort et n’est pas entrée dans la béatitude. L’âme est donc chacune de ses facultés, mais s’élever de la première à la cinquième la rapproche de Dieu selon un parcours dont voici les étapes :

Le sens perçoit les corps. L’imagination perçoit les similitudes des corps. La raison perçoit les dimensions des corps et autres choses du même genre, le premier degré de l’incorporel, qui cependant a besoin, pour subsister, du

23. « Sicut etiam sursum versus quinquepertita quadam distinctione mundus iste

visibilis gradatur : terra, aqua, aere, aethere, sive firmamento, ipso quoque coelo supremo, quod empyreum dicitur ; sic et animae in mundo sui corporis peregrinanti quinque sunt ad sapientiam progressus : sensus, imaginatio, ratio, intellectus, intelligentia. », ISAAC DE

L’ÉTOILE, Sermon 4, 6, SC 130, op. cit., p. 134. 24. « Dicitur ergo sensus corporeus, imaginatio, ratio, intellectus, intelligentia. Haec

tamen omnia in anima, non aliud sunt quam anima. Aliae et aliae inter se proprietates propter varia exercitia, sed una essentia rationalis, et una anima. », ISAAC DE L’ÉTOILE, De anima, PL 194, 1179 D-1180 A.

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corps et donc du lieu et du temps. L’intellect s’élève au-dessus de tout ce qui est corps ou esprit créé uni au corps, qui, pour subsister, n’a pas besoin du corps ni par conséquent du lieu, mais qui ne peut se passer du temps, puisqu’il est muable par nature. L’intelligence, dans la mesure où il est permis à une nature créée que seul surpasse le Créateur, voit immédiatement ce qui est l’incorporel lui-même, unique, suprême et pur qui n’a besoin ni de corps pour exister, ni de lieu pour être présent, ni de temps pour durer

25.

Ainsi la purification des facultés de l’âme se présente-t-elle comme un détachement des corps en leur matérialité sensible ou leurs formes qui l’épousent, par l’abstraction de la raison, mais au-delà jusqu’à l’intuition de la simplicité immuable de Dieu présent immédiatement au-dessus de l’âme. Or, si une psychologie quadripartite semblerait conforme à l’héritage de Boèce, l’intellect vient ici s’immiscer entre raison et intelligence, ce qui n’est pas sans poser des problèmes affrontés dans la lettre sur l’âme

26. Car si les réalités naturelles sont investiguées par les sens et

l’imagination, les mathématiques par la raison et la théologie par l’intelligence, il reste à l’intellect une discipline hybride entre l’étude des réalités naturelles et la théologie. Se cantonne-t-elle aux hiérarchies angéliques ? La lettre suggère en fait, sans en donner le détail, une hiérarchisation de l’âme ajoutant, aux cinq étapes d’une progression rationnelle, les quatre degrés (correspondant aux principales passions : joie et espoir du concupiscible, douleur et crainte de l’irascible

27) parcourus de son côté par l’affectus et conduisant, qui à la sagesse

25. « Sensu corpora percipit, imaginatione corporum similitudines, ratione corporum

dimensiones, et similia ; primum videlicet incorporeum, quod tamen ad subsistendum eget corpore, ac per hoc, loco et tempore. Intellectu, super omne quod corpus est, vel corporis creatum spiritum, qui ad subsistendum non eget corpore, ac per hoc nec loco, sed sine tempore nequaquam possit, cum natura mutabilis sit. Intelligentia, quae utcumque, et quantum naturae creatae, super quam solus est Creator, fas est, immediate cernit ipsum solum summe et pure incorporeum, quod nec corpore ut sit, nec loco ut alicubi, nec tempore, ut aliquando, eget. », Id., Sermon 4, 7-8, op. cit., p. 134.

26. « Cum autem sensus et imaginatio vigeant in naturalibus, ratio vero in mathematicis, intelligentia in theologicis ; intellectus propriam haud constituit disciplinam. Natura etenim incorporea, cujus incorporeas percipit formas, media, ut dictum est, inter corpus et Deum collocatur. Habet enim naturalia, quae est ; nunc ab ea per abstrahentiam aliter percipi possunt. Habet accidentia, quae abstracta, et in sui natura considerata, altius evolant ; et inlelligentia ipsa, qua Deus videtur, indigent. Virtutes enim naturales in suo summo et fonte natura1i essentia consideratae, omnes imum et summum sunt, et omnia principium et naturarum natura, et essentia essentiarum. Unde et partim intellectus cedit in naturalem disciplinam, patrtim in theologicam. », Id., De anima, op. cit., 1886 D-1887 A.

27. « Affectus vero quadripertitus esse dignoscitur […] de concupiscibilitate gaudium et spes, de irascibilitate, dolor et metus oriuntur. », Id., ibid., 1878 D.

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comparable aux chérubins, qui à la charité des séraphins 28. Or Isaac se

garde de l’angélisme qui guette les lecteurs de Denys (auteur qu’il connaît bien, comme bientôt Thomas Gallus et ceux qui le suivront), et cela précisément parce qu’il est toujours soucieux d’un équilibre entre affectus et ratio.

Reprenant à la fin du sermon IV, l’image augustinienne de l’homme et de la femme pour figurer ces deux instances, il ne se contente pas de prôner la soumission de l’une à l’autre, même si pour lui, la pacification de l’affection par les vertus cardinales est un préalable à l’envol contemplatif. Car il se plait à rappeler le primat de l’affectus : « Et que celui qui veut être spirituel le soit plutôt par l’affection que par la raison, plutôt par la conduite que par la méditation. Qu’il s’avance à pied, pour prendre son vol

29 ». Ce qui est essentiel est en fait à chaque étape de leur progrès, l’équilibre entre les deux instances figurées par les deux jambes, et la paix de ce ménage.

Ajoutons que dans son sens de l’incarnation, le cistercien ne se contente pas de ce souci d’un équilibre entre affectivité et intelligence dans le progrès spirituel, mais rappelle aussi que sa cosmologie des cinq éléments concerne jusqu’aux cinq sens avec leurs organes

30, ainsi que nous l’avons fait figurer sur le tableau. Or, tout ce poids de chair et d’affect ne saurait nous laisser oublier le rôle donné par Isaac à la négativité dans l’ascension qu’il propose parmi les cinq éléments cosmiques, et parallèlement selon les cinq facultés de l’âme, voire aussi au-delà d’eux :

Ainsi le cœur doit être purifié : il lui faut s’éloigner de la terre et de l’eau, pour émerger à la sérénité de la raison, pour discerner le premier genre d’incorporel ; qu’il monte jusqu’à la fermeté de l’intellect, pour contempler le second genre d’incorporel ; qu’il s’élève à l’éclat embrasé de l’intelligence,

28 « Quinque etenim progressionibus rationabilitas exercetur ad sapientiam, sicut

ipse affectus, seu voluntas quatuor ad charitatem, quatenus in novem istis progressibus anima in semetipsa proficiens, sensu et affectu quasi internis quibusdam pedibus, quae spiritu vivit, spiritu ambulet, usque ad cherubim et seraphim… », Id., ibid., 1080 B.

29. « sitque prius, qui spiritualis esse desiderat, affectione quam ratione, et conversatione quam meditatione. Pedibus nitatur ut surgat in volatum… », Id., Sermon 4, op. cit., p. 140.

30. « Ignis enim micat in oculis, qui et positione, igni, et compositione, congruunt luci ; aer vero subtilis, purus, ignique contiguus, sonat in auribus, positione congruentibus aeri, compositione sonoritati. Caetera in caeteris patent ; nam crassus iste et fumosus quodammodo aer odoribus fetoribusve affectus naribus, et aqua palato sapit. Terra solidatur in tactu, maxime tamen pedum et manum, quibus magis terram tractamus. Caeterum quoniam corpus animale maxime terrena materies est, ubique in eo viget tactus, ubi spiritus. », Id., De anima, op. cit., col. 1881 A.

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comme sur la montagne très élevée du Thabor, pour voir le troisième genre invisible d’incorporel…

31

Le chemin ainsi tracé conduit précisément dans l’ordre corporel, du plus opaque au plus subtil, mais dans l’ordre de la connaissance par l’âme, il dépasse celle des corps en direction d’incorporels eux-aussi de plus en plus subtils : concepts abstraits par la raison, mais n’échappant ni à l’espace ni au temps, idéalités qui ne dépendent plus de l’espace, atteintes par un intellect créé qui n’échappe pas au temps, mais encore, incorporel divin, qu’il est permis à l’intelligence de contempler certes dans une certaine mesure seulement, au delà de tout conditionnement par l’espace et le temps. Or, dans cette contemplation ultime, les trois facultés supérieures : raison, intellect et intelligence, doivent elles-mêmes être dépassées. Et c’est ainsi que l’on passe selon une contemplation chrétienne de la considération de l’humanité du Christ à celle de sa divinité. Évoquant la transfiguration, les lignes qui suivent dressent un tableau sublime, mais épuré par la négativité, des sommets de la contemplation :

… et qu’ainsi il voie Jésus transfiguré, Jésus glorifié et ses vêtements éclatants de la gloire de sa chair, tels qu’aucun foulon n’en peut blanchir. Mais qu’il ne fixe pas le regard sur cette forme simple d’incompréhensibilité, d’incorporéité, d’invisibilité, en laquelle il demeure égal au Père. Bien plus, que raison, intellect, intelligence se prosternent la face contre terre. Que Pierre, Jacques et Jean écoutent le Père sans le voir et qu’en descendant ils ne disent à personne ce qu’ils ont vu et entendu. Car, frères très aimés, les hommes spirituels et qui ont les sens exercés par l’habitude voient, goûtent, sentent bien des choses admirables, suaves, agréables, éclatantes de lumière, pendant leur oraison et leur contemplation, un instant et comme dans un transport de l’âme ; et revenus à eux-mêmes, ils ne peuvent absolument rien en dire, bien plus ils peuvent à peine s’en souvenir

32.

31. « Mundandum est itaque cor, et ab omni terra et aqua longe recedendum, ut in

serenitatem rationis evadat propter primum incorporeum discernendum ; in intellectus soliditatem surgat, ob secundum incorporeitatis genus intuendum ; in intelligentiae igneum candorem ascendat, tamquam in montem Thabor, excelsum valde, ut tertium et invisibile videat incorporeum… », Id., Serm. 4, 9, op. cit., p. 134-136.

32. « in intellectus soliditatem surgat, ob secundum incorporeitatis genus intuendum ; in intelligentiae igneum candorem ascendat, tamquam in montem Thabor, excelsum valde, ut tertium et invisibile videat incorporeum ; sicque transfiguratum, sic glorificatum Iesum oculis cernat, vestimenta propter gloriam carnis, qualia non potest facere fullo super terram ; faciem vero ob incomprehensibilitatis, incorporeitatis, invisibilitatis simplicem formam, in qua Patri manet aequalis, non sustineat, immo in faciem suam et ratio, et intellectus et intelligentia cadant. Petrus, Iacobus, et Ioannes Patrem audiant, non tamen videant ; quod vero viderint vel audierint, descendentes nemini dicant. Multa enim, dilectissimi fratres, mira, suavia, iucunda, luce plenissima, vident, gustant, sentiunt, in oratione et contemplatione sua raptim, et quasi in excessu mentis, quae sibi

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Comprenons que ce qu’atteint la contemplation de l’intelligence, c’est la gloire divine commune aux trois Personnes de la Trinité et qui resplendit pour les trois Apôtres préférés sur le corps transfiguré du Christ au sommet du Thabor. Mais le moine suggère que la contemplation chrétienne peut monter plus haut encore, et dépassant ce qui est encore vision dans une telle saisie par les trois facultés supérieures de l’intelligence, les arracher à une contemplation qui s’est déplacée sur les attributs négatifs de l’essence divine : « incompréhensibilité, incorporéité, invisibilité » en une prosternation laissant place cette fois à l’audition. Ainsi apprendront-elles du Père le secret même de son Verbe qu’il désigne comme son Fils bien-aimé, l’Élu qui a toute sa complaisance et surtout qu’il faut écouter.

Ici, la contemplation philosophique menée à partir d’une ascension cosmique parmi les éléments et psychologique selon les facultés de l’âme semble renvoyer à la foi. Mais nous ne retombons pas de la contemplation lumineuse de l’intelligence aux ténèbres de la foi. Nous ne passons même pas d’une contemplation philosophique à une contemplation théologique. C’est plutôt la contemplation philosophique qui une fois christianisée peut franchir le pas ultime de l’ascension intellectuelle, devenir contemplation chrétienne.

Mais une fois ce sommet atteint, Isaac est conduit à relativiser son intérêt pour la métaphysique :

Telle est cette beauté au regard limpide […] C’est elle qui, à cause de sa simplicité est dite brebis ou vue du principe. Frères, je souhaite de pouvoir rechercher, à partir de chaque objet visible, sa propriété et ses différences, sa nature et sa force, sa cause et son essence, jusqu’à voir son principe efficient, formel, final, c’est-à-dire d’où il est et comment, d’où il est et pourquoi. Car en tous les objets il y a nature, forme, usage ; il y a nombre, poids et mesure. Mais c’est l’origine de toutes ces réalités et leur principe que je cherche : c’est pour cela que je sers volontairement et que je supporte tout patiemment. Et à raison des coutumes du pays, on me donne une femme chassieuse et pénible, que je ne désirais pas

33.

redditi nullatenus dicere possunt, immo et vix meminisse, viri spirituales, et qui per consuetudinem exercitatos habent sensus. », Id., ibid., Serm. 4, 9-10, p. 136.

33. « Haec est illa formosa, et perspicax oculis […] Haec est, quae ob simplicitatem interpretatur ovis, vel visum principium. Mihi obtingat obsecro, fratres, rei cuiusque a statu, in quo cernitur, proprietatem et differentias, naturam ac formam, causam et essentiam meram investigare, donec eius videam principium efficiens, formale, finale ; id est, unde sit et quomodo, unde et quare. Omnia enim in se naturam habent formam, usum, numerum, mensuram et pondus. Sed unde haec, et quod horum principium, quaero, nec facile invenio ; ob hoc libenter servio, et omnia patienter fero. At propter patriae morem supponitur mihi lippa et laboriosa, quam non quaerebam. », Id., ibid., S. 4, 12-13, p. 138.

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On remarquera dans ce passage, la convergence d’une multitude de sources, puisqu’on y retrouve les causes aristotéliciennes, le verset du Livre de la Sagesse (11, 20) et peut-être Augustin pour la trilogie nature, forme, usage. Mais au-delà de ces sources variées, la contemplation chrétienne du principe divin est comparée à Rachel en une exégèse traditionnelle de la signification de son nom en hébreu.

Tout semblerait donc en place chez Isaac pour qu’une théologie symbolique ouvre une voie ascendante à partir de l’extériorité des cinq éléments et de l’intériorité des facultés de l’âme en direction des sommets de la contemplation, certes encore appelés à un ultime dépassement chrétien. Pourtant, ce serait oublier que pour l’humaniste cistercien, héritier d’un socratisme chrétien, il demeure une rupture fondamentale entre cette voie d’extériorité et celle de l’intériorité radicale ouverte par le « connais-toi toi-même ». Ce thème philosophique central est développé au Sermon II en commentaire à la béatitude de ceux qui pleurent :

Si tu veux te connaître toi-même et te posséder, entre en toi-même, ne te cherche pas au-dehors. Il y a une différence entre toi, ce qui est à toi, ce qui est autour de toi. Autour de toi, le monde ; à toi, ton corps ; toi, l’être fait intérieurement à l’image et similitude de Dieu

34.

Le chemin privilégié du retour à Dieu passe donc en fait non par la contemplation esthétique du monde renvoyant à Dieu à travers le symbole, mais d’abord par une intériorisation et une unification de l’âme venant épouser ses contours d’être spirituel créé à l’image et à la similitude de Dieu. Devenant passionnée, l’exhortation à la vie de philosophe reprend la distinction entre toi, ce qui est à toi et ce qui est en-dehors de toi (tu, tui, circa te) qui a pu transiter jusqu’à Isaac par Ambroise et Grégoire, mais qui lui parvient en sa pureté originelle conforme à sa source qui n’est autre que l’Alcibiade Majeur (131 b-c) et non dans la version révisée du De Consideratione (II, 6). Cet humanisme exigeant un retour vers l’intériorité garde donc le sens politique qu’il a d’emblée dans le discours où Socrate tente de détourner son jeune amant d’une dispersion dans les séductions extérieures de la cité, mais elle a aussi une dimension cosmique :

Reviens donc, prévaricateur, au-dedans, à ton moi, à ton cœur. Extérieurement, tu es un animal, à l’image du monde : et c’est pourquoi on

34. « Si vis teipsum cognoscere, te possidere, intra ad teipsum nec te quaesieris extra.

Aliud tu, aliud tui, aliud circa te. Circa te mundus, tui corpus, tu ad imaginem et similitudinem Dei factus intus. », Id., ibid., S. 2, 13, p. 106.

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360 ISAAC DE L’ÉTOILE LECTEUR DU LIVRE DE LA NATURE

dit de l’homme qu’il est un petit monde. À l’intérieur, tu es un homme, à l’image de Dieu, capable donc d’être déifié

35.

Cet humanisme ne saurait donc s’arrêter à la découverte de l’homme comme microcosme. C’est extérieurement, dans son corps, qu’il est animal et peut être dit un petit monde (minor mundus), car intérieurement, il est image de Dieu, susceptible de divinisation. Les correspondances entre les éléments cosmiques et les facultés de l’âme n’ouvraient une voie de retour à Dieu que par le détour de l’intériorisation. De même que nous avons vu Isaac mépriser la connaissance scientifique des causes aristotéliciennes au profit de celle du principe divin, de même, ce que le connais-toi toi-même enjoint de découvrir, ce n’est pas le corps, microcosme donnant accès à un Dieu macrocosme, mais bien l’âme, image de Dieu, dont nous avons vu dans le premier texte examiné sur les six livres, l’immortalité garantir la plus grande similitude à l’égard de l’éternité de la Sagesse divine du Verbe.

Or, cela suppose, une fois la première conversion opérée vers l’intérieur, de passer la zone de dissemblance où l’homme prend conscience du dévoiement de ses passions pour revenir à la pure image spirituelle de Dieu. Et cette purification ne saurait se faire sans larme, ce qui donne pertinence à la béatitude choisie par Isaac pour développer son enseignement sur le connais-toi toi-même.

CONCLUSION

Une lecture du Cosmos symbolique comme troisième livre, celui des créatures, ordonné selon cinq éléments physico-cosmiques se trouve donc effectivement dans la philosophie d’Isaac de l’Étoile. Mais elle s’accompagne d’une ascension parallèle parmi les facultés de l’âme. C’est un même mouvement qui détache des éléments du monde corporels les plus lourds (terre, eau…) et qui aboutit à la connaissance des incorporels les plus subtils (figures géométriques, réalités spirituelles, Dieu même). Mais ainsi, le livre de la Création n’est pas simple voie d’extériorité ouverte par une théologie symbolique parallèlement à celui de l’Écriture. Parcourir le livre des créatures exige de rentrer en soi-même pour monter à son cœur le plus élevé. Là, nous avons vu que la contemplation philosophique des trois facultés supérieures : raison, intellect, intelligence, était invitée à une prosternation silencieuse pour être relayée par une contemplation proprement chrétienne. Surtout, la découverte des correspondances entre éléments cosmiques et ascension

35. « Redi igitur, praevaricator, intus, ubi tu es, ad cor. Foris pecus es ad imaginem

mundi, unde et minor mundus dicitur homo ; intus homo ad imaginem Dei, unde et potes deificari. », Id., ibid., S. 2, 13, p. 106.

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CHRISTIAN TROTTMANN 361

psychologique ne doit pas laisser oublier l’écart infini entre le corps, minor mundus qui peut ouvrir à une telle lecture et l’âme, image de Dieu. C’est elle, du fait de sa spiritualité même, qui peut opérer la conversion vers le Verbe divin, selon un schème déjà présent dans les deux premiers des six livres distingués par Isaac. Car si l’Incarnation vient réparer en rendant palpable le Verbe divin, la cécité de tous les hommes devenus incapables de le discerner dans le livre des créatures après le péché originel et surtout la surdité d’Israël refusant d’entendre la loi Mosaïque, elle rouvre à l’âme le chemin d’une conversion vers le principe à l’image duquel elle est créée et qui est toujours lisible pour le monde angélique des intelligences créées.

C.N.R.S., Centre d’Études Supérieures de la Renaissance Université François Rabelais

59, rue Néricault-Destouches – BP 113280 37013 Tours Cedex 1

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362 ISAAC DE L’ÉTOILE LECTEUR DU LIVRE DE LA NATURE

RÉSUMÉ. — Isaac de l’Étoile lecteur du livre de la nature. Par Christian TROTTMANN.

Le livre des créatures et ceux de l’Écriture sainte figurent au sermon 9 du cistercien Isaac de l’Étoile dans un agencement de six livres très original. Cet article y revient après un point sur les données historiographiques concernant cet auteur. Mais il envisage surtout les correspondances entre les éléments physiques et les instances psychologiques développées au sermon 4 et dans la lettre sur l’âme et la spiritualité qu’elles illustrent. Ces correspondances tracent une voie d’intériorisation partant de l’éthique et qui culmine dans une prosternation des facultés supérieures de l’âme devant la divinité du Christ, évoquée à partir d’une lecture de la Transfiguration. Les correspondances avec le macrocosme ne sauraient laisser oublier que c’est l’âme qui est image de Dieu (ainsi qu’il est rappelé au sermon 2), même dans une spiritualité très équilibrée où l’affect garde une place importante.

MOTS-CLEFS : cisterciens – XIIe siècle – Isaac de l’Étoile – spiritualité – cosmologie – éthique – psychologie – intériorité – métaphysique – monachisme – symbolisme – platonisme.

ABSTRACT. — Isaac de l’Étoile. A reader of the book of nature. By Christian TROTTMANN.

The book of creatures and the books of the Holy Scripture appear in the ninth sermon of the Cistercian monk Isaac of Stella in a very original arrangement of six books. After briefly outlining their author’s historiographical background, the present article concentrates on the books themselves and concerns itself primarily with the correspondences between the physical elements and the psychological instances developed in the fourth sermon and in the letter about the soul and spirituality. Such correspondences initiate an interiorisation that begins with ethics and culminates with a prostration of the superior abilities of the soul before Christ’s deity, evoked through a reading of the Transfiguration. The correspondences with the macrocosm should not conceal the fact that the soul itself is the image of God (of which we are reminded in the second sermon), even within a well balanced spirituality where affect holds an important place.

KEYWORDS : Cistercians – XIIth century – Isaac of Stella – spirituality –

cosmology – ethics – psychology – interiority – metaphysics – monasticism – symbolism – Platonism.

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