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S OCOTRA L ÎLE AUX ENFANTS Eclaircir sous le titre

journal mer arabie

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essai pour voir si ça mzarche ce put.. de logiciel

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Socotra l’île aux enfantS

Eclaircir sous le titre

Nous voici à Socotra, île baignée d’azur et cernée de pirates…

62Journal de la mer d’Arabie

63Socotra

Hadibo Au pied de l’Haggier

On atterrissait il n’y a pas si longtemps à Socotra sur une piste bosselée

et vaguement rectiligne qui promettait aux passagers les plus houleuses

émotions à l’atterrissage. Il n’y a que douze ans que la terre a été asphaltée

et l’approche de l’île en est devenue plus sereine, ce qui permet de mieux

en apprécier l’approche et le décor stupéfiant. Socotra fait partie d’un

archipel de quatre îles – les autres sont Abd al Kuri, Samhah et Darsah –

à 450 kilomètres du Yémen et 250 seulement de la Somalie dont on

distingue clairement la pointe la plus orientale, Ras Gwardafuy, qui

s’avance sur l’océan Indien. Vue du ciel, notre île magique ressemble

à un grain de beauté posé sur la bouche de l’Afrique. Sa silhouette effilée

repose à fleur d’eau. Une succession de falaises et de vallées aux tons

mordorés paraissent ondoyer sous la course des nuages, baignées d’azur.

C’est donc là que se cache le sang-dragon…

Les chèvres règnent par centaines

en maîtresses des lieux : sur les bas-côtés,

au perron des boutiques et même sur les toits.

Formidable outil de recyclage,

elles dévorent tout…La rue principale

d’Hadibo mène à la grande mosquée

et au souk.

Léa a déjà de nombreux contacts sur place, dont Mohammed, un jeune

homme parlant un anglais aux accents oxfordiens, qui est venu nous

chercher en voiture. La route longe une mer aux reflets irisés, doublant les

chars T34 abandonnés et rouillés, vestiges d’une présence russe qui

a duré vingt ans. Nous roulons vers Hadibo, chef-lieu et plus grande ville

de l’île : la maison que nous avons louée pour le mois se situe dans

le faubourg ouest, au milieu d’un terrain vague couvert de cailloux.

Hadibo s’étend au pied du massif de l’Haggier, dont les falaises se dressent

comme les murailles d’une citadelle. À plus de 1 000 mètres, ses crêtes

souvent coiffées de nuages donnent un air dramatique et majestueux

au décor. Toute une variété de végétation encore inconnue s’étale à nos

yeux mais pas notre dragonnier, hélas. L’arbre emblématique de l’île vit

un peu plus en altitude et à l’intérieur des terres. Il nous faudra patienter

encore avant de le voir. Au premier abord, on se demande si Hadibo

est en chantier ou rescapée d’un cataclysme. Il règne une impression

de chaos dans cette cité Far West. La rue principale est un corridor balayé

par le vent qui soulève la poussière et fait danser les câbles électriques.

62Journal de la mer d’Arabie

63Socotra

Hadibo Au pied de l’Haggier

On atterrissait il n’y a pas si longtemps à Socotra sur une piste bosselée

et vaguement rectiligne qui promettait aux passagers les plus houleuses

émotions à l’atterrissage. Il n’y a que douze ans que la terre a été

asphaltée et l’approche de l’île en est devenue plus sereine, ce qui permet

de mieux en apprécier l’approche et le décor stupéfiant. Socotra fait partie

d’un archipel de quatre îles – les autres sont Abd al Kuri, Samhah et

Darsah – à 450 kilomètres du Yémen et 250 seulement de la Somalie dont

on distingue clairement la pointe la plus orientale, Ras Gwardafuy, qui

s’avance sur l’océan Indien. Vue du ciel, notre île magique ressemble à un

grain de beauté posé sur la bouche de l’Afrique. Sa silhouette effilée

repose à fleur d’eau. Une succession de falaises et de vallées aux tons

mordorés paraissent ondoyer sous la course des nuages, baignées d’azur.

LégendesUci quament deumpre

eiun deum credoi lanim lreat ped quaerfe

C’est donc là que se cache le sang-dragon…

Léa a déjà de nombreux contacts sur place, dont Mohammed, un jeune

homme parlant un anglais aux accents oxfordiens, qui est venu nous

chercher en voiture. La route longe une mer aux reflets irisés, doublant les

chars T34 abandonnés et rouillés, vestiges d’une présence russe qui a

duré vingt ans. Nous roulons vers Hadibo, chef-lieu et plus grande ville de

l’île : la maison que nous avons louée pour le mois se situe dans le

faubourg ouest, au milieu d’un terrain vague couvert de cailloux.

Hadibo s’étend au pied du massif de l’Haggier, dont les falaises se

dressent comme les murailles d’une citadelle. À plus de 1 000 mètres, ses

crêtes souvent coiffées de nuages donnent un air dramatique et

majestueux au décor. Toute une variété de végétation encore inconnue

s’étale à nos yeux mais pas notre dragonnier, hélas. L’arbre emblématique

de l’île vit un peu plus en altitude et à l’intérieur des terres. Il nous faudra

patienter encore avant de le voir. Au premier abord, on se demande si

Hadibo est en chantier ou rescapée d’un cataclysme. Il règne une

impression de chaos dans cette cité Far West. La rue principale est un

corridor balayé par le vent qui soulève la poussière et fait danser les

câbles électriques. Les toits sont coiffés de parpaings empilés et

Hadibo / Hawlef / Shu’ab / Qalanciya

carte a refaire

Hadibo pourrait avoir trente anS… ou bien pluS. on ne Saurait lui donner d’âge.

Épicerie du souk.

La plupart des commerces

appartiennent à des Yéménites venus

du continent.

64Journal de la mer d’Arabie

Les toits sont coiffés de parpaings empilés et d’armatures métalliques

saillantes. Les routes sont un lit de gravats et de détritus en tout genre

qu’évitent les 4 x 4, minibus et passants. Les innombrables chèvres

se font un festin des déchets laissés sans vergogne de toute part,

avec un goût prononcé pour le carton. Formidables machines à recycler,

elles ne délaissent que les bouteilles en plastique.

Un tel régime les a dotées d’un poil rêche épouvantable, d’une viande

immangeable et d’une curieuse silhouette renflée. De profil, leur estomac

semble garni d’un boulet de canon de chaque côté de la panse.

La grande mosquée édifiée il y a dix ans constitue un centre relatif autour

duquel se regroupent les nombreuses échoppes. Épicerie, quincaillerie,

boucherie en plein air où la viande croupit sous le soleil et l’assaut des

mouches, boulangerie odorante, coiffeur ou pharmacie alignent côte

à côte leurs portes métalliques colorées. Tout est importé. Il est plus facile

de se procurer un soda américain, des biscuits turcs ou du riz indien que

quelques tomates fraîches. Hadibo compte entre 5 000 et 10 000 habitants,

mais ce sont surtout des Yéménites venus du continent qui tiennent ces

commerces. Ce qui rend la cohabitation parfois houleuse avec les insulaires.

Dans les ruelles latérales, les petites maisons en pierre, semblables les

unes aux autres, dessinent un lacis plus paisible.

Hadibo compterait environ 40 000 habitants.

Mais les recensements sont peu fiables car une

grande partie de la population

est illettrée et les moyens de communications

rares.

1 À titre d’exemple : 307 des 825 espèces de plantes, 90 % des espèces de reptiles et 95 % des espèces d’escargots terrestres n’existent nulle part ailleurs. (Source Unesco.)

2 Socotri ou socotran, les deux sont d’usage, de même lorsqu’il s’agit de parler de la population.

66Journal de la mer d’Arabie

67Socotra

Les enfants y sont nombreux et les femmes hésitent à notre passage

entre réserve et curiosité. Hadibo pourrait avoir trente ans… ou bien plus.

On ne saurait lui donner d’âge. Socotra, qui fut pourtant terre d’escale

entre Europe et Asie à l’ère florissante du commerce maritime, n’a

gardé que peu de traces du passé. L’île fut convoitée par les Portugais

au xvie siècle, puis les Hollandais, les Britanniques à la fin du xixe et même

les Russes qui y installèrent une base militaire en 1970. Pas trace

cependant ni d’une église, qui témoignerait de l’implantation chrétienne

dès Constantin au ive siècle, ni de ruines ou d’un fort. Le patrimoine

insulaire ne se compose que d’une langue orale, le socotri, de lointaine

origine sémitique, ett d’une biodiversité rare : on recense sur l’archipel,

classé par l’Unesco, près de 800 plantes et animaux endémiques que les

naturalistes du monde entier viennent voir1. Depuis la construction

de l’aéroport en 1999, Hadibo vit au rythme des vols quotidiens qui ont

facilité les échanges et précipité l’introduction du qat, des paraboles et des

touristes, ainsi que des arrivées plus épisodiques de cargos dans le petit

port de Hawlef, cinq kilomètres à l’est.

Les boutiques du souk proposent de l’épicerie

importée d’Afrique, d’Arabie ou d’Inde

La mer est un élément

cardinal car 70 % de la population vit

de la pêche. Ici, le marché aux poissons

de Hadibo.

Mais 70 % des insulaires tirent d’abord leur subsistance de la mer.

Chaque matin, le marché aux poissons se tient tôt, avant que

le soleil ne gâte la pêche, sur la grève, sous un auvent de stipes.

Sur des toiles de jute et des bâches étalées sur le sol, les pêcheurs

découpent et vendent poissons et crustacés. Pas de femmes : le commerce

de la pêche, comme la pêche elle-même, est une affaire d’homme.

On marchande vivement, on discute, on se salue en arabe et en socotri2,

ou, comme le font les natifs de l’île, en se frottant le nez. Clients et

marchands ont la tête élégamment coiffée d’un foulard et les jambes

couvertes de la fouta, cette longue étoffe enroulée autour de la taille dont

les motifs quadrillés m’évoquent les lunghi indiens. Pas de jambiya, en

revanche : c’est un usage qui n’appartient qu’aux Yéménites du continent.

Autour, les nombreux vautours percnoptères, alliés des chèvres dans

le recyclage, se délectent des tripes de poissons découpées par les enfants

assis sur les galets et des amas de déchets colportés par la mer. Voilà

donc Socotra : une vie très rustique dans un décor de rêve…

Suivante Rencontre au marché aux poissons, vue par

l’œil du dessinateur puis du photographe.

68Journal de la mer d’Arabie

69Socotra

L’île par la mer

Il nous tarde maintenant de quitter la ville pour explorer le reste de l’île.

Notre projet initial était d’en faire le tour en kayak, mais nous avons reculé

devant la difficulté d’amener des canoës depuis la France et le coût

du transport. Il nous a paru alors plus facile de louer une barque sur place,

surtout sur une île où vivent 30 000 pêcheurs. Après une journée de

recherches infructueuses jusque dans les hameaux environnants, nous

devons pourtant nous rendre à l’évidence : aucun d’entre eux n’acceptera

de nous confier son outil de travail, tous invoquant la traîtrise des

courants. Plusieurs, cependant, nous ont proposé de nous emmener

eux-mêmes, même si la plupart n’ont semble-t-il jamais accompli

ce périple. Léa connaît un guide socotri expérimenté qui pourra nous

conseiller : Mohammed. Il nous met en contact avec Ranam, un pêcheur

qui a « deux moteurs sur sa barque », atout apparemment non négligeable.

D’une petite trentaine d’années, Ranam est un homme discret qui nous

inspire confiance au premier regard. Son arabe et son anglais sont assez

rudimentaires mais nous nous entendons aussitôt. Deux jours plus tard,

nous l’attendons tous quatre au bord du wadi qui ferme l’ouest de Hadibo.

Nous avons regroupé tout le nécessaire pour dix jours de navigation, même

si une semaine devrait suffire à faire le tour d’une île grande comme la moitié

de la Corse. Le chargement des bagages, marmites, bouteille de gaz,

caisses de provisions, bidons d’eau, d’essence et du matériel de pêche

sur la petite embarcation se fait sous le regard de nombreux curieux.

Avec 135 km de long

et 45 km de large à parcourir

et de très rares villages en chemin,

il nous faut prévoir une quasi autonomie pour

ce tour en barque de Socotra.

Qalanciya, seconde ville sur

l’île, est un lieu réputé pour

la nidification des tortues entre

mai et août.

3 Photo !

73Socotra

Si près des pirates

Nous couvrons le tout d’une bâche et nous voilà partis, dans le

vrombissement du petit moteur, pour une exploration que sûrement bien

peu de touristes ont faite. Satisfaits de nous trouver entre les mains de

Ranam… à la merci d’une mer capricieuse, de la météo et, pourquoi pas

– et là, l’imagination nous emporte – des pirates somaliens… Mais nous

en avons tant rêvé que nous brûlons même d’impatience. Notre pilote

nous a prévenus : il faudra s’arrêter de naviguer à 10 heures car la mer,

sous les rayons déjà chauds du soleil, commence alors à s’agiter et

devient périlleuse sur pareil esquif. Deux heures plus tard, nous découvrons

depuis notre embarcation le djebel Taidaah qui ferme la pointe nord-ouest

de Socotra et veille sur le lagon grandiose de Detwah – ouvert sur la mer

et soumis aux marées –, et la ville de Qalanciya : une ligne de petites

maisons en pierre sans étage, aux portes et fenêtres colorées, dont

dépassent quelques palmiers et un

minaret blanc. Au sommet des buttes

rocheuses de l’arrière-plan, un poste

militaire domine l’ensemble. À marée

basse, l’estran est couvert de barques

ancrées et animé d’enfants joueurs

et d’anciens qui devisent.

Tous convergent vers notre étrange

équipage avec des welcome amusés

et curieux. Nous débarquons et,

afin d’économiser nos réserves,

dînons dans une gargote d’un

délicieux poisson en sauce. Après

quoi, nous découvrons la ville

dans l’effervescence du mariage d’un

Socotri émigré à Dubaï.

Une centaine de spectateurs et d’invités sont réunis sur une petite place,

certains juchés jusque sur les toits des maisons et les capots des voitures,

et nous font signe de les rejoindre. Un homme porte à bout de bras le petit

magnétophone qui crache la musique, un autre joue d’un flûtiau. « Sura !

Sura ! 3 » : Reno, appareil photo en bandoulière, est tiré vers le centre

du cercle où des danseurs hardis et expressifs se succèdent, filmés par

de nombreux téléphones et caméras. Nous en retrouverons tout à l’heure

certains priant côte à côte sur la plage au couchant, tandis que nous

plantons notre tente, non loin de nos réserves d’essence sur lesquelles

Ranam garde un œil. Jusque tard dans la nuit, les youyous féminins

qui nous parviennent de la fête se mêleront au clapotis des vagues.

Cent chèvres seront tuées pour célébrer

la noce de deux Socotri émigrés au Qatar.

Toute la ville se rassemble pour danser

puis rejoint la plage pour la prière du Maghreb.

Cahier de 8pagesImplantation Ici du Premier dépliant 8 pages

Le village de Mahfirhin dispose d’une anse pour abriter les bateaux : il doit

ce privilège à l’arrondi de la côte en cet endroit. Mais, assis à l’ombre d’un

cabanon, un groupe d’hommes crient à Ranam, dans le bruit des vagues

qui grossissent, de débarquer un peu plus loin. Peu familier des lieux et

de ses habitants, notre marin obtempère. Des enfants nous aident aussitôt

à décharger, formant une cohorte qui me donne l’effet que nous sommes

d’affreux colons précédés de leurs coolies. Pas un arbre pour offrir de

l’ombre sur le sable brûlant. Nous tendons notre bâche entre deux buissons.

Il est 10 h 30, l’attente commence. Les heures passent, indolentes,

meublées de lecture, d’écriture, d’un dessin. Un repas, une sieste, puis l’air

devient enfin plus respirable. L’activité reprend son cours à cette heure

délicieuse du milieu de l’après-midi. Mahfirhin est à un petit kilomètre au

bout d’une sente sableuse envahie par quelques chèvres et dromadaires.

Une mosquée neuve marque son centre près d’un terrain de foot limité

par deux cages en troncs de palmier. Il suffit de suivre le balisage des

plastiques abandonnés sur le sol pour trouver le doukan où faire quelques

provisions. Surgit soudain un enfant dont le pas hâtif s’interrompt en nous

voyant, bouche bée. L’épicerie est fermée, dit-il, et il court aussitôt

chercher le marchand. D’autres enfants surgissent. Les fillettes sourient

de loin sous leur foulard. L’épicier arrive et vingt-quatre têtes entrent avec

nous dans la pénombre du tout petit magasin. On trouve en vrac sur

le comptoir des bocaux de bonbons multicolores, des paquets de biscuits

poussiéreux, des sodas tièdes ou des tablettes de chewing-gum – à croire

que seuls les enfants y font des provisions ! – mais guère plus. Et quand

Reno sort son appareil photo, tous disparaissent en criant comme une

nuée de moineaux effarouchés.

Une cohorte d’enfants nous

aide à décharger la barque.

L’ancienne

mosquée en terre du petit village de Mahfirhin.

trop long. remplacer par : notre gîte pour la nuit eSt un cabanon fait d’un empilage de pierreS et de coraux où leS pêcHeurS Stockent bidonS d’eSSence et filetS.Les cabanons de pêcheurs nous servent parfois de gîte, offrant de l’ombre, une relative fraicheur et nous abritant du vent.

Une heure de mer seulement est nécessaire pour atteindre Matyaf

le lendemain. Une anse étroite taillée par le ressac permet l’accès

au rivage. Le village se tient sur les deux rives d’un oued généreux sorti

des entrailles de l’île. L’après-midi nous laisse le temps de le remonter à

pied jusqu’aux cascades où de grands bassins permettent de se baigner.

De retour à Matyaf, gorge à sec et bouteilles vides, nous cherchons où

étancher notre soif. Surgit une fillette drapée d’un ample tissu rouge qui

encadre son visage brun et met en valeur ses grands yeux noirs. Elle est

suivie de trois femmes enjouées qui se couvrent aussitôt le bas du visage

en voyant Reno. Elles nous font signe de les suivre. Leur maison est

un simple cube de pierre au sol couvert de nattes. L’air frais circule par

de petites ouvertures placées très bas. Rentrent à notre suite tous ceux

qui, à Socotra, ne sont pas en mer : femmes, bébés, fillettes pas encore

mariées et garçons trop jeunes pour naviguer. Nous sommes trente

peut-être. Que d’enfants sur cette île ! Une fillette apporte un jus de melon

frais, le plus délicieux breuvage que l’on puisse boire sous pareille chaleur.

Assoiffés et un peu gênés, nous vidons la carafe en quelques minutes.

Deux femmes s’emparent de bidons, toutes se mettent à chanter et

quelques-unes exécutent une danse lascive. La scène est inattendue en

présence de Reno. Mais dans le huis clos de ces gynécées les femmes

oublient le carcan qui les bride, avec parfois une effronterie espiègle.

Ranam, toujours plein d’attentions, nous a trouvé un gîte pour la nuit.

C’est un cabanon fait d’un empilage de pierres et de coraux où les

pêcheurs stockent bidons d’essence et filets. Inquiet de l’étape

du lendemain, il se renseigne auprès de ceux qui vivent là. La pointe

de Ras Irsal, qu’il faudra franchir, a mauvaise réputation car les courants

y sont puissants et les récifs nombreux. Couchés sur les galets, nous

fermons les yeux, bercés par le ressac, dans un parfum de diesel et sous

une guirlande d’hameçons à requin aussi gros que des crocs de boucher.

Les pêcheurs rentrés au milieu de la nuit seront bien surpris de trouver là

deux étrangers blottis entre leurs filets !

76Journal de la mer d’Arabie

Nous partons dès 6 heures. Cette portion orientale de l’île présente

un escarpement ininterrompu qui chute sans le moindre répit en éboulis

dans l’eau. La crête du djebel est blanchie sur toute sa longueur comme si

une colonie de mouettes y déféquait depuis des siècles. Debout à l’arrière,

moteur au ralenti, Ranam scrute avec attention l’eau agitée et charge

Reno d’en faire autant à l’avant.

Le soleil qui s’élève en face est éblouissant. Quelques fous bruns nous

accompagnent comme pour montrer la voie. La falaise perd doucement

de sa hauteur vertigineuse et s’affaisse jusqu’à l’extrémité de l’isthme pour

finir en tertres ocre. Ranam, très anxieux, s’écarte prudemment au large.

A-t-il vraiment déjà franchi ce cap ? Le passage dans l’axe de l’étroite

langue de terre offre la vue simultanée des deux flancs de l’île. Une vision

inouïe et fugace, semblable à celle que l’on peut avoir d’un cargo vu de

face. Côté nord, nous sommes à l’abri du vent. La mer retrouve son calme

et notre pêcheur sa détente et son sourire coutumiers. Peut-être, dans

ces manœuvres délicates, a-t-il repensé aux trois pêcheurs partis en mer,

il y a peu de temps, ici même. Leur unique moteur tombé en panne, ils ont

dérivé pendant vingt jours en survivant de pêche et d’eau de pluie. Récupérés

Au large de la partie

la plus orientale de Socotra,

Sur le rivage nord-est, la grande

dune d’Irsal semble remonter du fond des mers.

La vue du port

de Hawlef marque la fin de neuf jours

de navigation. La silhouette d’un étrange

bateau se dessine au loin.

les récifs et les courants rendent

la navigation dangereuse.

par un cargo au large du Sri Lanka, ils ont été conduits au Bangladesh

et rapa triés à Socotra où tous ceux qui les pensaient morts ont fêté le retour

de ces héros malgré eux. Les pentes de ce versant sont garnies de sable.

Le vent du rivage souffle vers l’escarpement, y sculptant la vertigineuse

dune d’Arher qui surgit dans le panorama. Son ascension est ardue.

Mais la vue grandiose à son faîte permet d’observer les bancs de sardines

qui forment des taches compactes et mouvantes sur la mer turquoise.

Peu d’endroits sur la planète offrent une mer si colorée dont la gamme

de bleus s’étend jusqu’au vert. Nous installons notre ultime bivouac

au pied de la dune. Le sable sera notre matelas et la mer notre unique

horizon une fois encore.

Reno qui nous a nourris au poisson depuis neuf jours s’offre le lendemain

une dernière pêche au large avec Ranam. Le plaisir est partagé mais

la technique locale, un simple fil garni de sardines sur un hameçon,

plus efficace que celle du Breton à l’étroit avec sa canne sur la barque.

La vue soudaine du port de Hawlef dans l’après-midi présage hélas

de la fin de notre périple.

Ahmed, pêcheur solitaire, vit dans un abri sommaire

en retrait de la plage de Shu’ab.

78Journal de la mer d’Arabie

79Socotra

Où le hasard nous bouscule…

On distingue au loin le va-et-vient de véhicules et le profil d’un bateau qui

ne ressemble à rien de connu. Nous prions Ranam de s’en approcher.

C’est une embarcation en bois d’une trentaine de mètres,

étrangement trapue, peinte de lignes vives, coiffée à l’avant d’un

mât de charge et à l’arrière d’un pont surélevé. MSV ATTA.

EKHWAJA.VRL n° 293 : son immatriculation est incompréhensible.

Quelques marins aux visages émaciés et aussi noirs que le charbon nous

saluent par-dessus bord. Ceux-là ne sont pas yéménites ! D’où viennent-

ils ? Ranam n’en sait rien et le mystère nous occupe le temps de rejoindre

Hadibo. La peau irritée et les cheveux noués par le sel, nos réserves

alimentaires à sec, il était quand même temps d’arriver, après neuf jours.

Ranam aussi est impatient de rentrer. Une fois notre déchargement sur

la plage, son dû en poche, il s’en va aussi discrètement qu’il était arrivé.

Avec un beau sourire, une poignée de main pour Reno et sans long

discours. Sa petite silhouette enturbannée disparaît au large dans le bruit

de son moteur.

Notre nuit est hantée par cet étonnant navire que nous avons découvert

dans le port, avec son équipage ténébreux. Dès l’aube, n’y tenant plus,

nous filons sur place. Un second cargo identique est arrivé dans la nuit.

Le déchargement a commencé et les véhicules se pressent sur l’étroit

quai devenu impraticable. Un amas ahurissant de cartons et de sacs sont

débarqués dans un capharnaüm inouï : épicerie, tuyaux, pneus, carrelages

ou peintures de Chine, d’Inde ou des Émirats. Tout le nécessaire pour

une île qui n’a rien. À la force des bras, les ballots sont transportés dans

les camions. Un jeune homme, carnet en main, semble coordonner cette

transhumance matérielle. Muchta est enseignant et aide à la comptabilité

des déchargements. Il parle anglais. Amusé par notre curiosité pour

ces bateaux, il nous donne cette information insolite :

« These boats come from India ! » Le capitaine du Al-Bagdadi nous convie

à bord. D’un pas chancelant, nous franchissons la planche posée

au-dessus de l’eau et enjambons le bastingage. Le vaisseau s’apparente

à un gros boutre sans voiles. Une dizaine d’hommes travaillent dans son

ventre, un espace énorme où traînent encore des planches de bois et

même une fourgonnette. Il n’est pas commun de voir un si grand bateau

de charge en bois ! Les marins aux cheveux d’ébène, aux vêtements

élimés et crasseux et au regard aussi profond qu’un abîme, nous lancent

de timides signes de tête. « My name is Abu Satal. I’m from India. Tea ? »

lance le capitaine ventripotent qui somme un vieil homme si maigre de

nous servir. Dans l’unique cabine, un matelas rehaussé fait office de lit

et une planche équipée d’appareils sommaires de tableau de navigation ;

dans un placard, Abu Satal nous découvre la télé. Deux images

de La Mecque nous rappellent que, si l’équipage est indien, il est aussi

musulman. L’anglais du capitaine est teinté d’accent indien et le thé qu’il

nous offre est très sucré, chargé en cardamome, en lait et légèrement

poivré. D’une gorgée, nous traversons l’océan Indien !

elle à partir par voie de mer ? Inutile de guetter sa réaction, son visage

est invisible. De sa main gantée, elle nous prie courtoisement d’attendre.

Alors même qu’hier encore nous ignorions jusqu’à l’existence des gurbas,

nous voilà déjà nerveux à l’idée que ce projet ne puisse aboutir.

« Nobody never left Socotra on a boat ! I don’t know what to say. »

Son voile lugubre bouge au rythme de ses lèvres. Je rêve de le lui arracher.

« Mr Fowad is in Al Mukalla. Come back monday to ask him6. »

Attendre cinq jours le retour du chef des douanes ! Impossible : le bateau

sera déjà parti !

Si la cuisine de rue socotrie est assez monotone, elle porte déjà dans ses

recettes épicées des notes d’influences indiennes comme au Shabwah

Restaurant où nous nous installons pour réfléchir en mangeant. Hasard

ou coïncidence, Mushtaq, qui dîne seul à la table voisine, semble chercher

un peu de compagnie. Cet architecte qui vit loin de sa famille installée

à Aden est d’origine indienne, comme quelques descendants de lointains

migrants sur cette île. Il nous explique que, bien qu’étant plus proche

de l’Afrique que de l’Inde, Socotra est en fait davantage tournée vers cette

dernière : l’Inde y arrive par satellite avec ses films et sa musique. Et par

ses bateaux de produits alimentaires, cosmétiques ou pharmaceutiques.

Intéressés par ses origines, nous lui expliquons notre projet et les difficultés

que nous rencontrons. Le voilà qui prend l’air triomphant, brandissant

son portable : « I know Fowad ! »

Ce dhow indien, bateau de charge

de 30 mètres de long environ, tout juste arrivé

au port de Hawlef et bientôt en route

pour Mumbaï, va bousculer

l’histoire de notre voyage.

Nous le questionnons. Ces cargos, qu’il nomme gurba (c’est ce que je

comprends !), seraient fabriqués dans le nord de l’Inde. Il va nous montrer

l’itinéraire de son prochain voyage. Abu Satal ouvre un petit placard niché

en hauteur d’où jaillit, en même temps que le plan, une nuée de cafards

aussi gros qu’un pouce de bûcheron… Sur la carte dépliée, son index

couvert de cambouis se pose sur Socotra, puis, traversant la vaste

tache bleue que forme l’océan, s’arrête sur la côte nord-ouest de l’Inde.

« One week to go ! You come ? » Sa question nous laisse sans voix.

Partir pour l’Inde ? Quelle drôle d’idée ! L’Inde paraît à des années lumière

des chèvres socotris… Mais, après tout, pourquoi pas ? À bord, « pas de

cabine », nous précise-t-il quand même, comme si notre embarquement

était déjà chose acquise. No bathroom non plus, sinon, comme sur

le sambouk, ces toilettes suspendues au-dessus des flots. Un équipage

viril au regard sombre, et les cafards pour compagnons de chambre,

le tout sur un océan infesté de pirates… ce voyage est fait pour nous !

Cette offre un peu folle, qui semble sérieuse, est géniale… Je m’emballe,

la tête aussitôt envahie d’un flot d’images colorées. Je suis sûre que,

Reno, comme moi, a aussitôt fait sienne cette idée. Ce bateau sent

l’aventure… Électrisé par cette perspective insolite, notre intérêt

grandit au même rythme que les questions pratiques qu’un tel

projet soulève. Le capitaine énonce alors une réserve : le feu vert

des douanes. Muchta vient à notre aide, notant en arabe et en

anglais dans le petit carnet qui ne nous quitte jamais : Al-dawazzag

(la douane), Mr Fowad, from Muchta.

Nous filons sans plus attendre vers le centre-ville avec l’impression d’avoir

gagné un aller simple pour l’Inde ! La poussière recouvre les couloirs

de la douane située derrière la mosquée. Un militaire s’affaire à essayer

de faire sortir une chèvre et son petit. Dans une pièce meublée de bureaux

dénudés, travaille une femme totalement voilée. Nous lui exposons le plus

simplement possible notre désir d’embarquer – la requête est déjà assez

singulière, inutile de risquer un malentendu. La douane nous autoriserait-

Pianotant aussitôt sur le clavier, il entame une discussion avec celui

que nous n’espérions plus rencontrer. Puis…

« Mr Fowad n’a rien contre ce voyage, mais il vous faut un visa indien

pour partir.

– Et le consulat… ?

– … est à Sanaa. »

La déception s’abat de nouveau. Inutile, cela prendrait au moins deux

semaines. Mais… nous pourrions embarquer jusqu’au Yémen, quitte

à continuer ensuite sur un autre bateau… ?

Mushtaq poursuit son entremise. Mais Mr Fowad est catégorique : la prise

d’otages est un sport qui se pratique à grande échelle dans le golfe

d’Aden. La zone, tapissée de patrouilles internationales, est proscrite dans

le climat de tension actuel. Pas question donc de quitter l’île en bateau.

À moins d’en trouver un qui fasse route vers le Sultanat d’Oman à l’aplomb

de Socotra. Les visas y sont délivrés sur-le-champ et c’est donc le seul

endroit qu’il nous autorise à rallier. Mais nul ne sait à quelle fréquence

s’y rendent les bateaux…

Nous passons la soirée à échafauder des plans rocambolesques sans

pouvoir hélas projeter ce voyage sur notre carte qui ne s’étend pas à l’est

au-delà d’Oman. En même temps, les écueils rencontrés nous obligent

à prendre du recul. Cette nouvelle perspective nous a tourné la tête comme

une gnôle et éloigné du dragon blood, premier but de notre voyage

à Socotra, que nous n’avons toujours pas aperçu. Partir maintenant serait

après tout prématuré. Et nous décidons, sans l’abandonner, de différer

notre projet d’embarcation et de poursuivre dans l’immédiat notre quête

du dragonnier.

6 Personne n’a jamais demandé à quitter Socotra en bateau. Je ne sais pas quoi dire. Revenez lundi et demandez à Mr Fowad.

80Journal de la mer d’Arabie

81Socotra

L’île par les terres

Trois jours plus tard nous revoilà sur le départ, sacs au dos chargés avec

six jours de réserve. Un guide, Mubarak, nous aide à tracer l’itinéraire

transversal qui nous permettra cette fois d’arpenter l’île du nord au sud.

Après avoir côtoyé le monde marin pendant deux semaines, celui des

pasteurs, du djebel et de sa flore rare risque bien d’être différent.

On accède au massif de l’Haggier par une piste défoncée qui serpente

au milieu des euphorbes, des dorstenias et des crotons comme dans

un vaste jardin botanique. Puis, après avoir traversé un torrent furieux, voici

le sentier qui mène au sommet. Le contraste avec le littoral est brusque.

Les pentes du relief sont garnies d’une herbe rase où broutent quelques

vaches. La température fraîchit et l’humidité croît au fur et à mesure que

nous grimpons ; les cimes disparaissent derrière les nuages. Après trois

heures d’ascension, nous marchons à l’aveuglette dans un brouillard

épais. Le sac nous taille déjà les épaules. Son poids nous paraît d’autant

plus excessif que Mubarak, qui marche d’un pas léger devant nous, est,

lui, équipé d’un bagage minimaliste. Il avait pourtant insisté sur tout

le nécessaire à emporter. Son ascétisme nous fait rêver, nous qui sommes

lestés de matériel à dessin et photo, panneaux solaires ou filtre à eau.

Une bruine froide se met en outre à tomber qui transforme la terre en glaise

collante. Et le petit vent glacial qui souffle en altitude vient se plaquer

sur nos vêtements trempés de sueur. Surgissent alors entre les nuages

les longs doigts de grès de l’Haggier si souvent contemplés de la plaine.

La brume dévoile le décor par intermittence, dessinant en ombres chinoises

une végétation qui paraît plus étrange encore. Et les sifflements des

bergers ajoutent un trait mystérieux à ce décor onirique. Une multitude

de chèvres paissent dans le vallon herbu couvert de fleurs jaunes. « Elles

appartiennent à quelques familles de Hadibo, nous explique Mubarak.

Avec leur lait, on fait aussi du beurre clarifié. » Une des denrées qui

permettent aux bergers de faire du troc avec les pêcheurs, une vieille

pratique entre Socotris. L’herbe grasse donne aussi à leurs animaux des

cuissots plus appétissants que ceux de leurs cousines élevées au carton !

Le massif de l’Haggier offre un visage de Socotra très différent de celui du littoral.

Mubarak, notre guide, et son baagage minimaliste.

Cahier de 8

Image sans oiseau

82Journal de la mer d’Arabie

Le djebel est le territoire

des gardiens de chèvres.

En bord de mer, nos gîtes étaient jonchés d’écailles et sentaient le poisson.

Ici, le cabanon de pierres qui doit nous servir de halte hume le bouc

et des hordes de puces doivent déjà fêter mon arrivée. L’abri, qui sert aux

bergers, est aussi sombre qu’une crypte. Ses murs sont noircis par

la suie. Le sol est couvert de nattes et des sacs de toiles sont suspendus

au couvert de branches. Le feu qui y est allumé y dégage une telle fumée

que nous sommes aussitôt en larmes. Un étroit rai de lumière nous

révèle la présence de trois pâtres au faciès cuit par le soleil et à la

chevelure peignée par un ouragan.

Mubarak attend, l’air de ne pas s’en soucier, que nous lui préparions

à dîner. Et pour cause : il n’a rien d’autre dans son sac qu’un sac de riz…

Voilà qui explique son si petit bagage. Mubarak, en revanche, possède

une maîtrise de l’espagnol qui nous permet au moins de longues

conversations. Car c’est à Cuba, comme d’autres Socotris dans les

années 1970, qu’il a fait ses études et passé une partie de sa vie.

La politique socialiste du Sud-Yémen, auquel Socotra était rattaché,

permettait les échanges avec la RDA, la Russie ou l’île castriste. Mubarak

y a étudié et fondé une première famille. Puis il est rentré, seul, il y a

quelques années, et il a épousé ici une seconde femme, non sans garder

une petite nostalgie de la vie caribéenne et la langue d’Alejo Carpentier.

Au matin, la nature résonne telle une cathédrale. Les bêlements et la

mélodie des chevriers nous tirent de la tente. Chacun d’eux possède son

« chant » pour rallier ses bêtes, une série de notes sifflées ou gémies qui

se perdent dans les hauteurs.

Les chevriers qui surveillent leur

troupeau et s’occupent

de la traite passent leurs nuits dans

cet abri où ils nous accueillent.

84Journal de la mer d’Arabie

85Socotra

Le dragon blood, enfin !

Le chemin serpente au creux d’un vallon buissonneux. Mais l’inimitable

silhouette en calice des sang-dragon dressés sur les crêtes attise notre

ardeur. La vallée du Wadi Dihur est encadrée de collines ocre. Le bruit de

l’eau qui ruisselle et celui de nos pas sur le roc rompt un silence pénétrant.

De maigres palmeraies masquées par des murets de pierres bordent

parfois la piste constellée d’aloès – celui-là même qui aurait permis à

Alexandre le Grand de revigorer ses troupes il y a 2 400 ans. Voilà un éden

excentrique qui s’affranchit de tout code esthétique et se moque du socle

aride qui le retient. Les arbres ont des formes de parapluies pour les uns,

de grosses bouteilles pour les autres, ou, comme les dendrosicyos,

produisent des concombres. Les fleurs rouges des plantes grasses ou

rose vif des adéniums jaillissent de la roche comme de soudaines étincelles.

C’est un monde où se côtoient sans vergogne la dureté minérale et la

grâce botanique. Le site de Firmin, où se trouve la forêt de dragonniers

dont nous avons fait notre objectif, est invisible depuis le vallon. La plupart

des visiteurs y accèdent en 4 x 4 par l’autre versant où passe une piste

carrossée. Nous devons encore grimper sur le plateau pour que se dévoile

le spectacle inouï de sang-dragon dressés par centaines sur un coteau

rocheux. Ils se tiennent droits comme des « i », dociles, montrant au ciel

leur incroyable ramure bombée. Un tapis de champignons géants !

Rompus par les heures de marche, nous trouvons dans cet invraisemblable

décor l’énergie pour parcourir sans y penser le dernier kilomètre. Nous

plantons la tente avant la tombée de la nuit en choisissant un coin avec

la même maniaquerie que le juilletiste averti plantant sa caravane à l’aube

des mois d’été. Le bivouac a ce soir un parfum d’accompli : nous voilà

au pied de celui pour qui nous avons parcouru tant de kilomètres !

Soit, illustrateur passioNamen

is quo quam, iderovid magnis dolupis earum

us ipsaeaut

La population de vautours

percnoptères (Neophron

percnopterus) de Socotra est la plus importante

du Moyen-Orient.

La forêt de dragon blood de Firmin.

L’arbre emblématique

souffre des tempêtes, du

surpâturage ou de la sécheresse.

86Journal de la mer d’Arabie

87Socotra

À deux jours de marche de la ville, l’île nous offre une nouvelle nuit d’encre

garnie d’étoiles sur laquelle se détache sa silhouette rebondie et farfelue.

Cet arbre est vraiment une formidable bizarrerie esthétique, à l’allure

préhistorique : son tronc est grossier, son ramage ébouriffé aussi dense

qu’une chevelure crépue, et sa silhouette est aussi raide que celle

d’un vieil aristocrate. On dirait un bonzaï opiniâtre qui n’aurait pas résisté

à l’envie de croître en contrariant ses gènes. La seconde nuit est aussi

magique que la première. La voie lactée est le spectacle le plus sobre

et le plus élégant qui soit. Et l’on ne se lasse pas de l’ombre chinoise

du parapluie végétal sous lequel nous dormons. Seule l’ascension d’une

scolopendre dans le pantalon de Reno interrompt notre béatitude céleste.

La terrible morsure de ce cousin du mille-pattes serait plus douloureuse

encore si loin d’un hôpital. Ce lieu improbable méritait sans nul doute

un voyage. Nous le quittons hélas pour reprendre notre marche vers

le sud. Suivant un oued à sec, nous trouvons beaucoup plus loin une

palmeraie luxuriante, quelques habitations et une mosquée : le hameau

d’Aoutal. Devant la première maison, Abdul nous prie de rentrer

pour un thé. Mubarak, à l’affût de toute invitation, ne se fait pas prier.

Socotra est un stupéfiant jardin

botanique : arbres à encens, aloès,

adéniums ou dragon blood.

Ce dernier nourrit le bétail, sert

de cosmétique ou à la médecine

traditionnelle.

Sa résine carmin fut même

utilisée jusqu’en Chine dans

la composition de la laque.

Pour préserver l’arbre, elle n’est

aujourd’hui prélevée que tous

les cinq ans.

Suivante Peu à peu se

dessine sur le ciel constellé d’étoiles

la silhouette en calice de cet arbre

si étrange.

Verifier inter images

À Aoutal, nous achetons

un chevreau qu’un vieillard

nous dépèce.

Les femmes préparent

de délicieuses galettes de pain.

90Journal de la mer d’Arabie

91Socotra

Trois bâtisses à l’ombre d’un tamarinier encadrent une cour de graviers

ordonnée et harmonieuse. Abdul nous installe sous un auvent protégé

de l’assaut des chèvres par une clôture de stipes. Une jeune fille apporte

deux thermos de thé : l’un sucré, l’autre au lait de chèvre. Hormis

la doyenne qui possède le privilège de l’âge, les femmes ne sont pas

admises avec les hommes et je suis vite appelée à les rejoindre. Signe

d’opulence fébrile, la grande pièce où Amel, Maha, Amina et Nour m’atten-

dent est garnie de nattes, de couvertures. Des matelas sont enroulés

le long des murs et des cantines décorées empilées dans un coin. Nous

sommes vendredi, les plus jeunes rentreront ce soir à Hadibo reprendre

une semaine d’école : si j’en crois leurs yeux pétillants et leur petit bagage

déjà prêt, elles ont hâte de rejoindre la ville. Nous sommes volontiers

conviés à rester pour la nuit. Les hôtes sont doux, la maison agréable, et

l’on nous offre une pièce pour dormir que nous partagerons avec deux

souris intrépides. L’amitié est un bienfait ici dispensé à tous et sans

protocole. Quand l’heure de la prière sonne, les hommes se regroupent

dans le petit carré de pierre qui sert de mosquée. L’un d’eux entonne une

litanie qui se perd sur les contreforts du relief alentour, dans le crépuscule

qui s’annonce.

Les Socotris vivent très

modestement d’élevage ou de

pêche. L’archipel est la région

la plus pauvre du Yémen.

Une pâte à pain est étalée sur une plaque de fer brûlante badigeonnée

d’huile. Gonflant aussitôt, la pâte est aplatie avec une planchette de bois

puis retournée. Je savoure la galette brûlante et dorée au léger goût

d’amande en surveillant la chèvre qui convoite ma pitance. Ma présence,

comme l’absence des frères et maris, galvanise mes hôtesses. Dans une

chambre où je les suis, elles retirent leurs voiles, libérant d’interminables

chevelures aussi noires et brillantes que le jais, chutant en cascade sur

leurs reins. Elles se maquillent maladroitement en riant et se parent de

bijoux sortis d’une petite boîte. Transgressant les plus rigoureux codes

musulmans qui défendent qu’un étranger voit une femme tête nue, elles

vont jusqu’à demander à Reno, un peu gêné, de les prendre en photo.

Et posent fièrement. Cependant, je ne peux m’empêcher de penser avec

compassion qu’avec ce qui n’est ailleurs qu’un acte banal, elles s’offrent

ici un plaisir proscrit. Reno et Mubarak ont négocié de leur côté l’achat

d’un chevreau au prix modique de 4 500 rials (14 euros).

tranSgreSSant leS pluS rigoureux codeS muSulmanS qui défendent qu’un étranger voit une femme tête nue, elleS demandent à reno de leS prendre en pHoto.

Femmes solitaires

Cinquième jour de marche. En route depuis une heure seulement dans

l’ombre encore fraîche de la combe, nous doublons un lot de maisons

d’où surgissent deux femmes. Leur appel garni de rires est insistant

et nous bifurquons. Comment refuser toutes ces invitations ?

Trois femmes, leurs enfants et un vieillard nous reçoivent autour d’un thé.

Les jeunes filles m’appellent. Faut-il donc toujours être reclus pour

partager l’agréable compagnie des femmes ? Ici, c’est dans leur « cuisine »

qu’elles m’accueillent, où une tôle de métal protège le foyer noir comme

l’enfer, une vieille bouilloire et quelques marmites sans âge.

Reno a choisi le moins jeune parmi les deux qu’un vieux tenait sous

les bras. Le petit être bêlait comme s’il lisait l’avenir. Le vieil homme qui

s’en est allé égorger l’animal revient avec la bête en pièces détachées

dans un sac plastique. Les filles de leur côté nous ont préparé du pain.

Et nous reprenons déjà la route sous leurs regards attristés.

92Journal de la mer d’Arabie

93Socotra

Telle une terra incognita

Nous quittons le lit du wadi qui fait un large coude et part vers l’infini.

Les habitations se raréfient. Certaines sont momentanément désertées

par les bergers semi-nomades qui transhument avec leurs troupeaux

d’une vallée à l’autre au gré des pluies. Tous déplorent la raréfaction

de l’herbe qui rend leur vie plus précaire encore. Et les oblige à travailler

occasionnellement à Hadibo comme main-d’œuvre. Nous grimpons vers

une crête qui éloigne davantage encore, en direction de ce que Mubarak

nomme le « kebir desierto7 ». L’eau du puits que nous y trouvons,

stagnante et verdâtre, ne peut être bue, même avec notre filtre. Au-delà

du col s’ouvre une large combe désolée balayée par l’ombre des nuages.

Au pied d’un coteau, quatre petites maisons désertées sont tapies

sur la pierre. Un sifflement résonne : deux enfants nous font signe sur les

hauteurs. Un sentier escarpé grimpe vers leur terrasse abritée sous

un dragonnier. Un garçon et deux gamines d’à peine dix ans vivent dans

ce nid d’aigle isolé. Demain, avec les chèvres, ils rejoindront leurs parents

dans une autre vallée. Leur merveilleux belvédère à l’abri du vent offre

un panorama fabuleux : d’un côté, tout le plateau qui s’étend vers l’océan,

de l’autre l’Haggier qui agrippe les nuages. Nous partageons, sous

et végétal ne formeraient qu’un. Nous chargeons du bois mort sur nos

sacs et avançons encore malgré le crépuscule, une lampe vissée sur

le front. Un tout petit cabanon surgit de manière providentielle. Colonisé

par les souris et les crottes de chèvres, il fera néanmoins un gîte idéal pour

notre dernière nuit avant de rejoindre Bidhulla demain. La mer est proche.

Il est temps d’arriver car il ne nous reste que le pain et un peu de viande.

Le vent léger tombe avec l’arrivée de la lune. Son disque immaculé s’élève

et nous éclaire bientôt de son halo d’ivoire. Le socle minéral prend alors

une teinte argentée. La silhouette de Mubarak se prosterne vers La Mecque,

sous le clair de lune. Un silence absolu embrasse l’immensité avec

douceur et l’air frais se charge de l’humidité marine.

C’est par une longue et sinueuse piste que nous descendons vers

Bidhulla, dans la plaine de Nahoudjad. Nous guettons le moindre nuage

de poussière signalant un véhicule qui pourrait vous emmener jusqu’à

Hadibo. Sans succès, nous posons enfin nos sacs, à dix heures,

à Bidhulla. La ville est bien plus petite que Hadibo mais tout aussi

déstructurée : autour d’un relais téléphonique, divers bâtiments miteux

dont deux épiceries et une école. Les gamins crient à notre passage

et s’agrippent à nos sacs.Réfugiés dans une hutte à l’ombre et à l’abri

des regards, nous continuons à surveiller la route. Les heures passent

et avec elles les verres de thé. Pas une voiture. À 16 heures, toujours rien.

le dragonnier, le chevreau cuit sur la braise, cernés par les vautours.

Intimidés et mutiques, les enfants nous scrutent avec cet aplomb des

Yéménites, assis sur leurs talons, la fouta coincée sous les genoux.

Ils nous indiquent un second puits, plus clair celui-là, et nous repartons.

Le littoral n’est plus qu’à un jour de marche et il faut pour le rejoindre

traverser un socle rocheux ouvert de toutes parts en failles innombrables.

Du fond des gerçures acérées sortent des euphorbes et des adéniums

dont le tronc argenté se fond sur la pierre. Leurs délicates fleurs,

surnommées « roses du désert », m’évoquent les cerisiers d’une estampe

japonaise. Ce houppier extraordinaire et son tronc en moignon empâté

rendent le décor énigmatique. Il n’y a bientôt plus âme qui vive, ni homme

ni bétail. Le plateau s’apparente à une terre ignorée de l’homme et cette

flore incongrue évoque la genèse d’un monde naissant où minéral

Se côtoient SanS vergogne la dureté minérale et la grâce botanique.

L’île, avec 800 plantes et animaux

endémiques, forme la seconde

réserve de biosphère

du monde, après les Galapagos.

Les paysages de Socotra ne

ressemblent à rien de familier.

7 En arabo-espagnol : le grand désert.

Le Sea Lion est un petit

pétrolier dont le Capitaine,

Ali, est irakien, et l’équipage

indien.

94Journal de la mer d’Arabie

Et si on allait en Inde ?

Ne reste plus qu’à payer grassement le seul homme disposant aujourd’hui

d’un véhicule, pour qu’il consente à faire les trois heures de route pour

rejoindre le versant nord de l’île. En chemin, nos pensées s’envolent déjà

vers le boutre qui nous mènerait à Oman. Dès le lendemain matin,

nous sommes à Hawlef, le port de Hadibo, où tout le monde guette

l’arrivée d’un bateau d’Al Mukalla car il n’y a plus une bouteille de gaz

en ville depuis deux semaines, et l’essence vient aussi à manquer.

Nous guettons aussi. Seul, le Sea lion est à quai ce matin. La coque rouge

de ce petit pétrolier tranche sur l’indigo de la mer. À terre, trois hommes

pompent le mazout de la cale, songeant peut-être au futur port qui, Inch

Allah, devrait un jour se construire près de l’aéroport avec l’aide du Koweit.

Assis sur les rochers, Ali, capitaine de ce pétrolier, fume, l’air mélancolique.

Il vient de Bassorah, en Irak, et en bon marin manie aisément l’anglais.

La mine usée, le cheveu pâle, il semble aussi fatigué que sa cigarette.

Sadjit, qui fait partie de son équipage égyptien et indien, nous rejoint.

Chef mécanicien, il vient de la région de Calcutta et connaît bien les cargos

de bois qui nous intéressent. « Ils naviguent entre Oman, Dubaï et l’Inde,

sauf en juillet et août, à cause de la mousson. »

Le sujet de la piraterie arrive immédiatement, comme dans

toutes les conversations. Depuis février 2008, Ali navigue avec

cinq hommes armés à bord.

« En 2007, mon cargo a été pris par des Somaliens. Plusieurs marins

ont été tués pendant l’assaut. Je suis resté otage pendant six mois. »

Il soupire, les yeux dans le vague. Son silence est lourd.

« I’m alive. That’s all. »

Et il conclut, laconique, à propos des pirates :

« These men… They are not people like us8. »

Les jours se succèdent. À Hawlef, acconiers et pêcheurs tentent de nous

aider, amusés par notre quête. Car les arrivées et les départs des bateaux

sont aussi flous qu’aléatoires. « Boukra, Inch Allah !9 » Nos recherches

ne sont pas plus fructueuses en ville où nous suivons ce conseil qu’on

nous avait donné : « If you want an answer in Socotra, ask ten people10 ! »

Nous interrogeons marchand, chauffeur, homme d’affaires, marin,

douanier, mécanicien, pêcheur, affréteur… Au souk, Abdul nous apprend

qu’un boutre est venu de Salalah, port du Sud omanais, il y a un mois,

chargé de ciment, rare exportation du sultanat vers l’île. Mais la prochaine

livraison ne se fera pas avant longtemps. Début mars, notre visa de deux

mois touche à sa fin, il faut partir, hélas. Deux cargos arrivent encore

la veille de notre retour à Sanaa. L’un continue vers Al Mukalla, et l’autre

vers « Aden, Inch Allah ». Sans la menace des pirates, nous aurions pu

monter sur l’un d’eux ! Il nous faut donc abdiquer, mais c’est à contrecœur :

nous ne quitterons pas l’île en bateau… Nous n’avons pas pour autant

perdu tout espoir. Les écueils que la géopolitique dresse ne sont pas

incontournables pour qui prend son temps. Nous décidons de continuer

vers Oman, déterminés à suivre cette route encore floue mais qu’on

imagine exaltante si nous parvenons jusqu’aux chantiers où l’on fabrique

ces boutres. Partis pour un arbre, nous songeons, amusés, que nous

pourrions bien aller jusqu’en Inde pour un bateau ! Ce voyage ne fait

que commencer

L’immense plaine de

Nahoudjad.

« Je SuiS reSté Six moiS otage deS pirateS. » ali, capitaine irakien.

8 Je suis vivant, c’est l’essentiel… Ces gens… Ils ne sont pas comme nous.

9 Demain, si Dieu le veut.10 Si vous voulez une réponse à Socotra,

demandez à dix personnes.