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4 actualités Actualités pharmaceutiques n° 478 Octobre 2008 Pour Yves Kerouedan, directeur général du groupe Cerp Rouen et président de la Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique, « la répartition va certes évoluer, mais son avenir est assuré ». Actualités pharmaceutiques : Tout d’abord, un mot sur la Cerp Rouen devenue Astéra. Pouvez- vous nous parler des évolutions récentes qu’a connu le groupe que vous dirigez ? Yves Kerouedan : Cela est rela- tivement simple. La coopérative de pharmaciens Cerp Rouen a changé de nom au 1 er juillet dernier afin de bien différencier la philosophie coopérative et les activités de la coopérative. L’objectif est d’assurer une alternative coopérative solide face aux trois grossistes répar- titeurs à modèle capitaliste que sont l’OCP, Alliance et Phoenix. De plus, la Cerp Lorraine ayant cédé ses activités de répar- tition à Phoenix, il paraissait important de proposer à tous les pharmaciens le choix sup- plémentaire de la coopérative ; c’est pourquoi nous avons ouvert des agences dans ce secteur. A.P. : Quel est l’état de santé de la répartition aujourd’hui ? Y.K. : Comparé à ce qui se passe dans d’autres pays d’Europe, comme le Royaume-Uni ou les Pays-Bas, la répartition française est en bonne santé. En effet, à titre d’exemple, aux Pays-Bas, les prix des génériques ont été réduits de 70 % alors qu’ils représentent 50 % des volumes de médicaments, ce qui dés- tabilise beaucoup le marché. Cela dit, en France, les baisses de prix, les taxes diverses... ont réduit la marge sur le médica- ment à 5,6 % après taxes. Nous avons alerté les pouvoirs publics sur le fait que nous atteignions le point de rupture au-delà duquel nous ne pourrions plus assurer nos obligations de santé publique. A.P. : Pourtant, dans son récent rapport sur la taxation de l’in- dustrie du médicament, le sénateur Jean-Jacques Jégou 1 préconise une poursuite de la réduction de marge des gros- sistes-répartiteurs. Quelle est votre réaction ? Y.K. : Je n’ai pas lu le rapport du sénateur Jégou. Nous atteignons aujourd’hui 5,6 % de marge en assurant des remises aux phar- maciens, les retours, la factu- ration... mais il est clair qu’une nouvelle baisse nous obligerait à revoir nos objectifs en termes de collections, de services et de prestations. Je comprends qu’il faille trouver 4,5 milliards d’euro pour combler le déficit de la Sécurité sociale, mais il faut bien réaliser qu’une économie de 30 millions d’euro réalisée grâce aux grossistes réparti- teurs correspond à 20 % de leurs résultats. A.P. : Comment les répartiteurs s’adaptent-ils ? Y.K. : Ils s’adaptent très simple- ment en diminuant les conditions commerciales, les frais de per- sonnels, donc les recrutements, en maîtrisant fortement les frais généraux et en ralentissant les investissements. A.P. : Vont-ils devoir se déchar- ger peu à peu de leur mission initiale de distribution, de moins en moins rentable, pour se diversifier davantage (généri- ques, formation continue...) ? Y.K. : Je pense que la distribu- tion de médicaments restera toujours le cœur de notre acti- vité, même si d’autres missions se feront jour. Par exemple, cer- tains d’entre nous ont créé des filiales de maintien à domicile, une activité dépositaire, des ser- vices aux pharmaciens... A.P. : Dans son rapport 2008 sur la Sécurité sociale, la Cour des comptes épingle sévèrement la pharmacie d’officine, pointant Entretien La répartition française, un acteur avec lequel il faudra encore compter à l’avenir © DR D epuis près d’une décennie désor- mais, la très forte consommation d’antidépresseurs en France, championne du monde en la matière, est un argument diversement utilisé pour dénoncer qui le mauvais moral de nos compatriotes, qui une dérive des prescrip- teurs. Les quelques voix qui tentaient de souligner que la dépression apparaît plu- tôt mal prise en charge dans notre pays et que de nombreux patients sont privés d’un traitement qui leur serait bénéfique étaient immédiatement taxées d’aveugle- ment, voire de complaisance à l’égard de l’industrie pharmaceutique. En juin 2006, un rapport de l’Office par- lementaire d’évaluation des politiques de santé (OPEPS) coordonné par Hélène Verdoux et Bernard Bégaud, chercheurs à l’Inserm, confirmait la schizophrénie fran- çaise en matière de prescriptions et de consommations d’antidépresseurs. Le paradoxe Ce rapport montrait en effet que la vente d’anti-dépresseurs a été multipliée par dix entre 1980 et 2001 en France, pour attein- dre cinquante millions de boîtes par an. Il soulignait cependant que, parallèlement à cette progression, moins d’un tiers des personnes souffrant d’une réelle dépres- sion reçoit un traitement approprié. À l’occasion du lancement d’une campagne à destination du grand public sur la dépres- sion, en octobre dernier, Hélène Verdoux était revenue dans le quotidien Le Monde 1 sur ce paradoxe : « Actuel-lement, le mot dépression est utilisé à tort et à travers. Il existe en France une surprescription d’antidépresseurs pour des personnes qui n’ont pas de pathologie dépressive au sens médical du terme. Ils ont une plainte de mal-être face à laquelle la réponse médi- camenteuse n’est pas forcément adéquate. (...) Ces personnes ont davantage besoin Santé publique La France en flagrant délit d’abus médicamenteux

La France en flagrant délit d’abus médicamenteux

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Actualités pharmaceutiques n° 478 Octobre 2008

Pour Yves Kerouedan,

directeur général

du groupe Cerp Rouen

et président de la

Chambre syndicale

de la répartition

pharmaceutique, «

la répartition va certes

évoluer, mais son

avenir est assuré ».

Actualités pharmaceutiques :

Tout d’abord, un mot sur la Cerp

Rouen devenue Astéra. Pouvez-

vous nous parler des évolutions

récentes qu’a connu le groupe

que vous dirigez ?

Yves Kerouedan : Cela est rela-tivement simple. La coopérative de pharmaciens Cerp Rouen a changé de nom au 1er juillet dernier afin de bien différencier la philosophie coopérative et les activités de la coopérative. L’objectif est d’assurer une alternative coopérative solide face aux trois grossistes répar-

titeurs à modèle capitaliste que sont l’OCP, Alliance et Phoenix. De plus, la Cerp Lorraine ayant cédé ses activités de répar-tition à Phoenix, il paraissait important de proposer à tous les pharmaciens le choix sup-plémentaire de la coopérative ; c’est pourquoi nous avons ouvert des agences dans ce secteur.

A.P. : Quel est l’état de santé

de la répartition aujourd’hui ?

Y.K. : Comparé à ce qui se passe dans d’autres pays d’Europe, comme le Royaume-Uni ou les Pays-Bas, la répartition française est en bonne santé. En effet, à titre d’exemple, aux Pays-Bas, les prix des génériques ont été réduits de 70 % alors qu’ils représentent 50 % des volumes de médicaments, ce qui dés-tabilise beaucoup le marché. Cela dit, en France, les baisses de prix, les taxes diverses... ont réduit la marge sur le médica-ment à 5,6 % après taxes. Nous avons alerté les pouvoirs publics sur le fait que nous atteignions

le point de rupture au-delà duquel nous ne pourrions plus assurer nos obligations de santé publique.

A.P. : Pourtant, dans son récent

rapport sur la taxation de l’in-

dustrie du médicament, le

sénateur Jean-Jacques Jégou1

préconise une poursuite de la

réduction de marge des gros-

sistes-répartiteurs. Quelle est

votre réaction ?

Y.K. : Je n’ai pas lu le rapport du sénateur Jégou. Nous atteignons aujourd’hui 5,6 % de marge en assurant des remises aux phar-maciens, les retours, la factu-ration... mais il est clair qu’une nouvelle baisse nous obligerait à revoir nos objectifs en termes de collections, de services et de prestations. Je comprends qu’il faille trouver 4,5 milliards d’euro pour combler le déficit de la Sécurité sociale, mais il faut bien réaliser qu’une économie de 30 millions d’euro réalisée grâce aux grossistes réparti-teurs correspond à 20 % de leurs résultats.

A.P. : Comment les répartiteurs

s’adaptent-ils ?

Y.K. : Ils s’adaptent très simple-ment en diminuant les conditions commerciales, les frais de per-sonnels, donc les recrutements, en maîtrisant fortement les frais généraux et en ralentissant les investissements.

A.P. : Vont-ils devoir se déchar-

ger peu à peu de leur mission

initiale de distribution, de moins

en moins rentable, pour se

diversifier davantage (généri-

ques, formation continue...) ?

Y.K. : Je pense que la distribu-tion de médicaments restera toujours le cœur de notre acti-vité, même si d’autres missions se feront jour. Par exemple, cer-tains d’entre nous ont créé des filiales de maintien à domicile, une activité dépositaire, des ser-vices aux pharmaciens...

A.P. : Dans son rapport 2008 sur

la Sécurité sociale, la Cour des

comptes épingle sévèrement la

pharmacie d’officine, pointant

Entretien

La répartition française,

un acteur avec lequel il faudra encore compter à l’avenir

© D

R

D epuis près d’une décennie désor-

mais, la très forte consommation

d’antidépresseurs en France,

championne du monde en la matière, est

un argument diversement utilisé pour

dénoncer qui le mauvais moral de nos

compatriotes, qui une dérive des prescrip-

teurs. Les quelques voix qui tentaient de

souligner que la dépression apparaît plu-

tôt mal prise en charge dans notre pays

et que de nombreux patients sont privés

d’un traitement qui leur serait bénéfique

étaient immédiatement taxées d’aveugle-

ment, voire de complaisance à l’égard de

l’industrie pharmaceutique.

En juin 2006, un rapport de l’Office par-

lementaire d’évaluation des politiques

de santé (OPEPS) coordonné par Hélène

Verdoux et Bernard Bégaud, chercheurs à

l’Inserm, confirmait la schizophrénie fran-

çaise en matière de prescriptions et de

consommations d’antidépresseurs.

Le paradoxeCe rapport montrait en effet que la vente

d’anti-dépresseurs a été multipliée par dix

entre 1980 et 2001 en France, pour attein-

dre cinquante millions de boîtes par an.

Il soulignait cependant que, parallèlement

à cette progression, moins d’un tiers des

personnes souffrant d’une réelle dépres-

sion reçoit un traitement approprié.

À l’occasion du lancement d’une campagne

à destination du grand public sur la dépres-

sion, en octobre dernier, Hélène Verdoux

était revenue dans le quotidien Le Monde1

sur ce paradoxe : « Actuel-lement, le mot dépression est utilisé à tort et à travers. Il existe en France une surprescription d’antidépresseurs pour des personnes qui n’ont pas de pathologie dépressive au sens médical du terme. Ils ont une plainte de mal-être face à laquelle la réponse médi-camenteuse n’est pas forcément adéquate. (...) Ces personnes ont davantage besoin

Santé publique

La France en flagrant délit d’abus médicamenteux

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Actualités pharmaceutiques n° 478 Octobre 2008

du doigt ses marges sur les

médicaments remboursables

et en particulier les génériques.

Êtes-vous d’accord avec cette

analyse ?

Y.K. : La Cour des comptes annonce des chiffres. Je n’imagine pas que ces hauts fonctionnaires puissent se tromper. Cependant, je trouve leurs conclusions très violentes. S’il est vrai qu’il est difficile de faire des économies, je déplore que le médicament, qui ne représente que 20 % des dépenses de santé, doive une nouvelle fois contribuer pour une grande part à la réduction des déficits.

A.P. : En ces périodes d’écono-

mies sur les dépenses de santé,

pensez-vous que la répartition

soit un intermédiaire durable ?

Y.K. : Je suis convaincu que oui parce que réceptionner, stocker, livrer, facturer, prendre en charge-les retours... pour un coût de 4 %, personne d’autre ne sait faire. Nous proposons un service de qualité à un coût très bas. Nous devons assurer des prestations de service public et répondre à nos obligations de santé publique. La répartition va certes évoluer, mais son avenir est assuré. Il y a

des grossistes répartiteurs dans tous les pays du monde !

A.P. : Certains industriels sem-

blent pourtant vouloir s’en

affranchir.

Y.K. : Pour certains industriels, les grossistes répartiteurs sont assi-milés à une boîte noire. Désor-mais, ils veulent savoir ce qu’il y a dans cette boîte et nous sommes prêts à l’ouvrir. Les laboratoires ont des exigences normales en termes de qualité, de traçabilité... Il nous appartient de nous adapter. La création de centrales d’achat ne m’effraie pas ; rien ne nous interdit de créer les nôtres. Reste à savoir si les industriels joueront le jeu...

A.P. : Vous n’êtes pas sans savoir

que l’officine française est atta-

quée de toutes parts. Quelle est

la position des répartiteurs sur

le monopole pharmaceutique ?

Y.K. : D’une part, nous sommes attachés au monopole des pro-duits car le pharmacien est un véritable professionnel de santé. Le médicament n’est pas un pro-duit banal. C’est une utopie de penser que Leclerc et Carrefour pourraient faire baisser les prix. Il y aurait bien quelques produits affichant des prix d’appel, mais,

dans l’ensemble, nous n’avons rien à y gagner. La pharmacie a montré que son modèle écono-mique est fiable. À l’horizon 2012, avec les déremboursements, les médicaments à prescription médicale facultative et les géné-riques, produits sur lesquels le pharmacien aura une marge de manœuvre et pourra négocier les prix, correspondront à 40 % du marché contre 60 % pour les médicaments à prescription médi-cale obligatoire. D’autre part, je ne pense pas qu’il soit utile d’ouvrir le capital pour baisser les prix ou diminuer les dépenses de santé. Il y aurait même des conséquences négatives à cela car la France est un pays plutôt rural, et la création de chaînes conduirait à une dimi-nution du nombre de pharmacies dans les zones reculées. Si le capi-tal s’ouvre, il y aura à terme quatre types de pharmacies : les chaînes, les franchisées, les commerces associés et les indépendants. Mais il faudra une dizaine d’années pour trouver un équilibre.

A.P. : Votre secteur a été parti-

culièrement silencieux durant

ces périodes.

Y.K. : Les grossistes répartiteurs sont neutres. L’ouverture du capi-

tal serait une décision politique, un choix philosophique. Je n’exprime pas de jugement de valeur.

A.P. : Pourtant, certains de vos

collègues démarchent déjà des

officines pour créer leur chaîne,

à l’image de ce qui se fait au

Royaume-Uni par exemple.

Y.K. : En France, aucun grossiste répartiteur ne fait de lobbying, mais ce n’est un secret pour per-sonne que les maisons mères des groupes de répartition capitalistes exercent de fortes pressions en Europe pour la libéralisation du capital des officines. Cette ouver-ture me semble donc inéluctable... Aujourd’hui, la seule enseigne de la pharmacie est la croix verte, demain, s’il y a création d’en-seignes, il y a aura certainement beaucoup plus de communication à la télévision, à la radio ou dans les journaux. Nous nous situons à l’aube de la rupture du modèle économique dans lequel l’officine a longtemps vécu. �

Propos recueillis par Sébastien Faure

[email protected]

d’écoute, de psychothérapie, de soutien. »

Elle remarquait cependant que « dans la plupart des pays développés, la dépression est sous-diagnostiquée. »

Un message difficile à faire passer ?C’est dans une perspective apparemment

similaire que quatorze psychiatres et un

médecin généraliste ont choisi de signer

dans la revue Psychologie Magazine2 un

appel destiné à alerter l’opinion publique et

les autorités médicales quant à la “surcon-

sommation” d’antidépresseurs en France.

Le texte précise bien que « l’objectif n’est pas de remettre en question l’aide majeure apportée par ces molécules ». Cependant,

les signataires souhaitent mettre en garde

la société face « aux dangers de cette sur-médicalisation du mal-être ». En effet, ils

observent que « des centaines de milliers de personnes, dans des périodes de vie difficiles mais ne souffrant d’aucun trou-ble psychiatrique, se voient prescrire ces médicaments sur de longues durées ».

Ils prônent le recours aux « techniques ayant fait leurs preuves pour soulager la douleur psychique non pathologique ».

L’un d’entre eux, Boris Cyrulnik3, complète

sa pensée dans le Journal du Dimanche : « La recherche du bonheur (...) provoque paradoxalement beaucoup de malheur. »

Espérons que la subtilité de cet appel ne

sera pas uniquement entendue par les

patients souffrant de dépression qui retar-

dent leur demande de soins et pour les-

quels la prise d’antidépresseur apparaît

pourtant fortement salutaire. �

Aurélie Haroche, © jim.fr

Notes1. Le Monde, 16 octobre 2007.

2. Psychologie Magazine, 25 août 2008.

3. Journal du dimanche, 23 août 2008.

Note1. Sénateur du Val-de-Marne

(Île-de-France).

© B

SIP

/Laure

nt