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LOUIS PERGAUD LA GUERRE DES BOUTONS Le roman de ma douzième année

La guerre des boutons - Bibebook...La guerre des boutons Chapitre les bêtes ou sont nuisibles. Bref, Pergaud n’avait rien d’un maître d’école. On le voyait plutôt le fusil

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Page 1: La guerre des boutons - Bibebook...La guerre des boutons Chapitre les bêtes ou sont nuisibles. Bref, Pergaud n’avait rien d’un maître d’école. On le voyait plutôt le fusil

LOUIS PERGAUD

LA GUERRE DESBOUTONS

Le roman de ma douziegraveme anneacutee

LOUIS PERGAUD

LA GUERRE DESBOUTONS

Le roman de ma douziegraveme anneacutee

1912

Un texte du domaine publicUne eacutedition libre

ISBNmdash978-2-8247-1747-0

BIBEBOOKwwwbibebookcom

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Sources mdash Bibliothegraveque Eacutelectronique duQueacutebec

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Lecture

Fontes mdash Philipp H Pollmdash Christian Sprembergmdash Manfred Klein

LicenceLe texte suivant est une œuvre du domaine public eacutediteacutesous la licence Creatives Commons BY-SA

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Lire la licence

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Vous devez attribuer lrsquoœuvre aux diffeacuterents auteurs ycompris agrave Bibebook

PreacutefacePergaud-le-Rustique

Q L P arrivait chezmoi le dimanche jrsquoavais lrsquoim-pression que lrsquoon ouvrait une fenecirctrehellip Lrsquoair entrait avec luiun air salubre et vif qui sentait la terre et les feuilles lrsquoherbe

mouilleacutee et les sapins Il avait beau ecirctre vecirctu comme vous et moi il mrsquoap-paraissait en costume de chasse et son chien Miraut lrsquoattendait en bas Ilapportait son pays la Franche-Comteacute agrave la semelle de ses gros souliers Ilavait le parler rude le regard franc la poigneacutee de main cordiale Il deacutetes-tait le mensonge les deacutetours et les manigances Il appelait par leur nomles gens et les choses Il savait haiumlrhellip mais comme il aimait

Je fis sa connaissance gracircce agrave Mlle Louise Read la Deacutevoueacutee par ex-cellence que son coeur nrsquoeacutegara jamais puisqursquoil la conduisit chez BarbeydrsquoAurevilly chez J-K Huysmans et chez Franccedilois Coppeacutee entre autres

Louis Pergaud qui venait de publier De Goupil agrave Margot eacutetait encoreagrave cette eacutepoque instituteur enfin laquo lrsquohomme en proie aux enfants raquo Il avaitceci de commun avec Louise Michel qursquoil aimait mieux les becirctes que lesgosses Jrsquoai cru longtemps qursquoil nrsquoavait pas raison je crois agrave preacutesent qursquoilnrsquoavait pas tout agrave fait tort Les gosses sont souvent plus dangereux que

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La guerre des boutons Chapitre

les becirctes ou sont nuisiblesBref Pergaud nrsquoavait rien drsquoun maicirctre drsquoeacutecole On le voyait plutocirct le

fusil de chasse que la feacuterule de classe agrave la mainLe Prix Goncourt en 1910 lrsquoeacutemancipa Avec quelle joie naiumlve il le

reccedilut Une dame de Vie Heureuse manifesta son raffinement de lettreacuteema chegravere en disant que le livre du petit instituteur primaire eacutetait eacutecritavec un manche de pioche Justement Ce manche de pioche nous avaitseacuteduit parmi les plumes drsquooie Quoi De la paille et de la terre humidequi restent au fer de la pioche valent bien le cheveu au bec de la plume

Il srsquoagissait pour le petit employeacute agrave la Preacutefecture de la Seine deconqueacuterir une seconde fois son indeacutependance Car il nrsquoavait qursquoun moisde congeacute par anhellip et crsquoest peu pour un conteur rustique Pendant onzemois il rongeait son frein Il avait bien emporteacute sa pioche agrave eacutecrire maisla bonne terre natale et tout ce qui lrsquoanime lui manquaient pour travaillerallegravegrement Chaque anneacutee au retour des vacances il vidait son carnieren retirait successivement La Revanche du Corbeau La Guerre des bou-tons Miraut chien de chassehellip Il faisait ainsi durer le plaisir longtemps leplaisir de prolonger par la penseacutee lrsquoexistence drsquoun mois au grand air Ilaspirait au succegraves beaucoup moins par esprit de lucre que pour reacutealiser lerecircve de vivre la plupart du temps agrave la campagne de son meacutetier

Il nrsquoeacutetait pas somme toute le plus agrave plaindre il songeait agrave son amiLeacuteon Deubel Franc-Comtois comme lui au poegravete mort jeune de misegravereet drsquoeacutepuisementhellip Mais lrsquohomme drsquoaction reacuteveille agrave chaque instant lessongeurs de cette forte espegravece et Louis Pergaud ne srsquoattendrissait sur lecamarade disparu que pour reacuteunir son oeuvre disperseacutee et la publier

Pergaud chien de chasse lui-mecircme suivait par la plaine et par leshalliers les traces de la perdrix grise aux plumes qursquoelle y avait laisseacutees

Si la guerre en surprit un vous pouvez dire que ce fut celui-lagraveLe 2 aoucirct il mrsquoeacutecrivait laquo Demain lundi je pars pour Verdun et je viens vous dire au revoirVous savez si je hais la guerre mais vraiment nous ne sommes pas

les agresseurs et nous devons nous deacutefendreCrsquoest dans cet esprit que je rejoins mon corps Paris a eacuteteacute digne et

grave Hier soir je voyais des femmes et des gosses accompagnant le mariqui allait partirhellip et jrsquoeacutetais saisi de rage contre les miseacuterables qui ont preacute-

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La guerre des boutons Chapitre

pareacute et voulu lrsquoimmonde boucherie qui se preacutepareTant pis pour eux si le sort nous est favorable Je vous embrasseLouis PergaudSergent 29 Compagnie du 166 drsquoInfanterie raquo

Je courus chez Pergaud rue Marguerinhellip Il venait de partir Je ne lrsquoaipas revu

Je ne lrsquoai pas revu mais il me donnait souvent de ses nouvelles ilmrsquoen donnait encore lorsqursquoil nrsquoavait plus que quelques jours agrave vivre etqursquoil se savait condamneacutehellip

Il avait lrsquoesprit de corps ce mobiliseacute antimilitariste Il mrsquoeacutecrivait le 13mars 1915

laquo Notre 166ᵉ est un reacutegiment des plus solides et des plus vaillants ccedila eacuteteacute un des piliers de la deacutefense de Verdun On y trouve pas mal deParisiens des gens de la Meuse et de Meurthe-et-Moselle et beaucoup demineurs du Nord et du Pas-de-Calais Ce sont de vrais poilus qui ont dumordant de lrsquoentrain et de lrsquoesprit parfois souvent mecircme raquo

Il me citait leurs mots les plaisanteries grasses dont lrsquoauteur de LaGuerre des boutons srsquoamusait

Il avait un bon colonel pegravere drsquoun jeune confregravere qui deacutebutait dans lapresse Drsquoautres chefs lui teacutemoignaient leur estime parmi lesquels M deMoro-Giafferi

Je lui avais demandeacute de me deacutesigner les hommes de sa compagnie la2ᵉ qui ne recevaient aucun colis Il mrsquoenvoya les noms drsquoune quinzainedrsquoentre euxhellip et huit jours avant sa mort au lendemain de deux attaquesmeurtriegraveres il me rassurait sur leur compte

Crsquoeacutetait aumois demars 1915 il venait drsquoecirctre nommeacute sous-lieutenanthellipet deacutejagrave quelques-unes de ses illusions srsquoeacutetaient dissipeacutees mais sans amoin-drir sensiblement comme on va le voir son bloc moral

laquo Vous savez avec quelle ardeur je suis parti me disait-il dans une deses lettres Pacifiste et antimilitariste je ne voulais pas plus de la bottedu Kaiser que de nrsquoimporte quelle botte eacuteperonneacutee pour mon pays jedeacutefendais ce vieil esprit pour lequel il me semble avoir deacutejagrave combattupar la plume Jrsquoeacutetais disposeacute agrave oublier tout agrave passer sur tout persuadeacute

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La guerre des boutons Chapitre

que dans le danger tout se fondraithellip Je me battrai certes avec la mecircmeeacutenergie qursquoauparavant mais si jrsquoai le bonheur drsquoen revenir ce sera jecrois plus antimilitariste encore qursquoavant mon deacutepart

Crsquoest dans la souffrance dans la promiscuiteacute douloureuse que lrsquoondeacutecouvre bien les bas-fonds de lrsquoacircme humaine avec ses recoins de crasseet drsquoeacutegoiumlsme et jrsquoai pu jeter la sonde dans bien des coeurs Mon Dieu ily a du bon eacutevidemment et rien nrsquoest deacutesespeacutereacute mais les hauts commeles bas ont leurs saleteacutes Que doit ecirctre lrsquoAllemagne militariste Quel gi-gantesque fumier quelle pourriture morale hellip Allons-y jusqursquoau bout etjetons bas tout ccedila Je crois vraiment que crsquoest lrsquooeuvre de 93 que nouscontinuons Dommage qursquoil ne suffise pas drsquoavoir du coeur au ventre pourtriompher raquo

Il eacutecrivait cela au crayon sur ses genoux dans la cloaque des tran-cheacutees Et le crayon faisait ce qursquoil pouvait pour grincer comme une plumeen traccedilant encore ceci

laquo Je voudrais que les salauds qui parlent du confort des trancheacutees etqui donnent aux patriotes en chambre des photos truqueacutees de trancheacuteesdrsquoopeacutera-comique fussent obligeacutes de passer vingt-quatre heures devantMarcheacuteville dans lesmarais de laWoeumlvre que nous occupons La trancheacuteeest un ruisseau avec quelques icirclots ougrave lrsquoon srsquoagrippe en naufrageacutes Cesicirclots sont de la boue sur laquelle on pose des claies qui srsquoenfoncent peu agravepeu Pour eacutetablir des abris il faut exhausser le plancher si jrsquoose dire et lrsquoondoit rester plieacute en deux lagrave-dessous trop heureux encore qursquoil y ait de laplace Malgreacute cela pas de graves maladies Les hommes degraves qursquoils voientun quart de vin et quelques brins de paille segraveche reprennent courage etbonne humeur raquo

Nous rapprochons de la fin ndash pour PergaudLa lettre suivante est dateacutee du 22 mars 1915 laquo Je viens de vivre quelques journeacutees inoubliables Le 19 on nous a

lanceacutes agrave lrsquoassaut de trancheacutees boches formidablement retrancheacutees sur les-quelles lrsquoartillerie malgreacute une laquo bouzillade raquo furieuse nrsquoavait aucun effetJrsquoai vu tomber agrave mes cocircteacutes quantiteacute de braves dont le sacrifice heacuteroiumlquemeacuteritait mieux que ccedila Au demeurant crsquoeacutetait une opeacuteration stupide agrave tousles points de vuehellip mais il fallait sans doute une troisiegraveme eacutetoile au chellipsinistre qui commande la division de marche et qui a nom Bhellip de Mhellip

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La guerre des boutons Chapitre

Je vous donne lagrave lrsquoopinion de tout le reacutegiment qui sans rien dire a obeacuteicomme il devait se faisant hacher par les mitrailleuses et les marmitesComme ai-je pu passer au travers Je lrsquoignore mais je nrsquooublierai jamaisce champ de bataille tragique les morts les blesseacutes les mares de sang lesfragments de cervelle les plaintes la nuit noire illumineacutee de fuseacutees et le75 achevant nos blesseacutes accrocheacutes aux fils de fer qui nous seacuteparent deslignes ennemies Ccedila va recommencer demainhellip mais on ne passera quesur nos cadavres je suis aussi sucircr de mes poilus que de moi-mecircme raquo

Agrave sa femme Pergaud eacutecrivait agrave la mecircme date la mecircme chose laquo 19 mars ndash Nous recherchons nos blesseacutes On est en admiration de-

vant noushellip Nrsquoempecircche qursquoil y a 111 morts 15 blesseacutes et autant de dis-parus Et pourquoi Pour que le chellip sinistre qui a nom B de M ait satroisiegraveme eacutetoile La prise de Marcheacuteville ne signifie rien rien Il est idiotde songer agrave prendre un village et des trancheacutees aussi puissamment retran-cheacutes avec des effectifs aussi reacuteduits que les nocirctres nos poilus fussent-ilsdes lions Ce soir la premiegravere compagnie seule doit recommencer lrsquoopeacute-ration Crsquoest ridicule et odieux Et le 75 nous tape dessus achevant nosblesseacutes

20 mars ndash Nous mangeons un peu et nous nous couchons On parlede la folie dangereuse de B de M et des camarades morts

21 mars ndash Conversation avec les capitaines Lhellip Vhellip et Phellip Le soir onse reacuteunit pour chasser le cafard et on plaisante les creacutetins de la Divisionde marche qui vous envoient agrave la mort et qui se terrent eux au moindredanger raquo

Le drame est-il assez saisissant dans la nuit lugubre sous ce cieldrsquoencre que perce la troisiegraveme eacutetoile hellip Que dites-vous de ce B de Mqui doit absolument faire quelque chose pour appeler lrsquoattention sur lui Qursquoagrave cela ne tienne Il nrsquoa pas comme Napoleacuteon cent mille hommes derente mais il jouit tout de mecircme drsquoune certaine aisance avec une com-pagnie agrave deacutepenser par jour Pourquoi se gecircnerait-il du moment que desillumineacutes comme Pergaud srsquoimaginent continuer 93 hellip

La derniegravere lettre que je reccedilus de Pergaud est du 3 avrillaquo La vieille vie disait-il a repris jusqursquoagravehellip peut-ecirctre la semaine pro-

chainehellip Je devine autour de notre secteur une activiteacute formidable et desmouvements de troupes rassurants Mais quelles visions de notre dernier

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La guerre des boutons Chapitre

engagement Un de nos meacutedecins auxiliaires en plein jour et proteacutegeacute parson seul brassard est alleacute ramasser nos blesseacutes jusque devant les tran-cheacutees ennemies agrave six pas des Bocheshellip qui nrsquoont pas tireacute Vous dire notreeacutemotion agrave noushellipQue de fois nrsquoont-ils pas fusilleacute agrave bout portant nos ma-jors et nos brancardiershellip Aussi de la journeacutee plus une seule cartouchenrsquoa eacuteteacute tireacutee drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautrehellip raquo

Crsquoeacutetait trop beau pour durer Quatre jours apregraves le 7 avril agrave 8 heuresdu soir lrsquoordre arrivait de partir immeacutediatement pour Fresnes-en-Woeumlvrepar une pluie battante Agrave Fresnes la compagnie rassembleacutee au pied de lastatue du geacuteneacuteral Margueritte recevait lrsquoordre drsquoattaquer la cocircte 233 agrave 2heures du matin Et lrsquoon se re-remettait en marche agrave travers des maraisavec de lrsquoeau jusqursquoaux genoux

Agrave 2 heures exactement Pergaud et les hommes de sa section la pre-miegravere sortaient de la trancheacutee de deacutepart La deuxiegraveme section eacutetait com-mandeacutee par le sergent Louis Desprez qui a raconteacute ainsi lrsquoaffaire

laquo Il faisait une nuit tregraves noireQuand les assaillants arrivegraverent agrave proxi-miteacute du reacuteseau la fusillade commenccedila agrave creacutepiter Sous les balles nousentraicircnacircmes nos hommes jusqursquoaux fils de fer Mais lagrave ils trouvegraverent lereacuteseau intact impossible de passer Trempeacutes par la pluie ils avaient perdula direction et obliqueacute hors du secteur preacutepareacute par le geacutenie Les hommes etleurs chefs tentegraverent de se frayer un chemin quandmecircme agrave travers lrsquoentre-croissement barbeleacute mais ils offraient une cible trop facile et ils finirentpar prendre le parti de se coucher et drsquoattendre Aux premiegraveres lueurs dujour ils reccedilurent lrsquoordre de se replier Le sergent Desprez fut frappeacute drsquouneballe au moment ougrave il rassemblait ce qui lui restait de sa section Les deacute-bris de celle de Pergaud rentregraverent seuls notre brave ami avait disparuOn croit qursquoil a voulu traverser le reacuteseau et qursquoil a eacuteteacute fait prisonnier dansla trancheacutee ennemie Il se trouvait au moment de lrsquoattaque agrave trente-cinqmegravetres du pont Saint-Pierre agrave droite en allant de Marcheacuteville agrave Saulx raquo

Ces deacutetails me sont confirmeacutes par M Raveton lrsquoavoueacute parisien quieacutetait au 166ᵉ avec Pergaud depuis le deacutebut de la guerre et qui prit part agravelrsquoattaque du 8 avril

laquo Apregraves avoir franchi deux rangs de fils de fer dans lesquels lrsquoartillerieavait fait des bregraveches nous nous sommes trouveacutes en face drsquoun troisiegravemerang de fils que lrsquoartillerie avait laisseacute intacts agrave quelquesmegravetres de la tran-

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La guerre des boutons Chapitre

cheacutee Lrsquoalarme a eacuteteacute rapidement donneacutee chez les Bocheshellip Aussitocirct un feudrsquoartifice nous eacuteclairait comme au 14 juillet et une fusillade nourrie nousdeacutemolissait Crsquoeacutetait fini il nrsquoy avait plus moyen de rien faire Ordre aeacuteteacute donneacute de se replier Au petit jour la fusillade ayant un peu diminueacutelrsquoordre put ecirctre exeacutecuteacute mais nous laissions beaucoup de monde sur leterrain beaucoup de blesseacutes notamment qui furent faits prisonniers Jrsquoaieu des nouvelles drsquoun de mes camarades qui est mort en captiviteacute Je nrsquoenai jamais eu de Pergaud Il est tombeacute des hommes lrsquoont vu et pensaientqursquoil eacutetait blesseacute au pied Il commandait agrave ce moment-lagrave En avant hellip agravesa section Cette attaque se passait sous la pluie une pluie qui ne discon-tinuait pas depuis huit jours et le terrain eacutetait un vrai mareacutecage ougrave lrsquoonenfonccedilait jusqursquoagrave la ceinture raquo

On a chercheacute partout Pergaudhellip et nrsquoest-ce pas le chercher encoreque drsquoeacutecrire sur lui Et agrave force de le chercher ne finira-t-on pas par leretrouver tout entier dans ses livres qursquoon relira dans sa correspondanceagrave publier dans lrsquoamitieacute qui se souvient de son commerce avec lui

Tout entier Non Agrave moitieacute seulement Pauvre cher Pergaud Je nereverrai plus le dimanche dans lrsquoencadrement de la porte son visagemacircle et pacircle ses yeux noirs sa maigre moustache la megraveche rebelle quibalayait son beau front sa main tendue lrsquoeacutelan de sa personne et de soncoeur

On peut toujours pousser la portehellip mais la fenecirctre fermeacutee il ne lrsquoou-vrira plus en entrant

Lucien Descaves

n

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La guerre des boutons

Agrave mon ami Edmond Rocher

Cy nrsquoentrez pas hypocrites bigotzVieulx matagots marmiteux borsouflezhellip

Franccedilois Rabelais

n

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Preacuteface

T rsquo agrave lire Rabelais ce grand et vrai geacutenie franccedilaisaccueillera je crois avec plaisir ce livre qui malgreacute son titrene srsquoadresse ni aux petits enfants ni aux jeunes pucelles

Foin des pudeurs (toutes verbales) drsquoun temps chacirctreacute qui sous leurhypocrite manteau ne fleurent trop souvent que la neacutevrose et le poison Et foin aussi des purs latins je suis un Celte

Crsquoest pourquoi jrsquoai voulu faire un livre sain qui fucirct agrave la fois gauloiseacutepique et rabelaisien un livre ougrave coulacirct la segraveve la vie lrsquoenthousiasme etce rire ce grand rire joyeux qui devait secouer les tripes de nos pegraveres beuveurs tregraves illustres ou goutteux tregraves preacutecieux

Aussi nrsquoai-je point craint lrsquoexpression crue agrave condition qursquoelle fucirct sa-voureuse ni le geste leste pourvu qursquoil fucirct eacutepique

Jrsquoai voulu restituer un instant de ma vie drsquoenfant de notre vie enthou-siaste et brutale de vigoureux sauvageons dans ce qursquoelle eut de franc etdrsquoheacuteroiumlque crsquoest-agrave-dire libeacutereacutee des hypocrisies de la famille et de lrsquoeacutecole

On conccediloit qursquoil eucirct eacuteteacute impossible pour un tel sujet de srsquoen tenir auseul vocabulaire de Racine

Le souci de la sinceacuteriteacute serait mon preacutetexte si je voulais me faire par-donner les mots hardis et les expressions violemment coloreacutees de mes

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La guerre des boutons Chapitre

heacuteros Mais personne nrsquoest obligeacute de me lire Et apregraves cette preacuteface etlrsquoeacutepigraphe de Rabelais adornant la couverture je ne reconnais agrave nul caiuml-man laiumlque ou religieux en mal de morales plus ou moins deacutegoucirctantesle droit de se plaindre

Au demeurant et crsquoest ma meilleure excuse jrsquoai conccedilu ce livre dansla joie je lrsquoai eacutecrit avec volupteacute il a amuseacute quelques amis et fait rire moneacutediteur sup1 jrsquoai le droit drsquoespeacuterer qursquoil plaira aux laquo hommes de bonne vo-lonteacute raquo selon lrsquoeacutevangile de Jeacutesus et pour ce qui est du reste comme ditLebrac un de mes heacuteros je mrsquoen fous

L P

n

1 Ceci par anticipation

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Premiegravere partie

La guerre

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CHAPITRE I

La deacuteclaration de guerre

Quant agrave la guerrehellip il est plaisant agrave consideacuterer par combien devaines occasions elle est agiteacutee et par combien leacutegiegraveresoccasions eacuteteinte toute lrsquoAsie se perdit et se consomma enguerre pour le maquerelage de Paris

Montaigne (Livre second ch XII)

mdash Attends-moi Grangibus heacutela Boulot ses livres et ses cahiers sousle bras

mdash Grouille-toi alors jrsquoai pas le temps de cotainer sup1 moi mdash Y a du neuf mdash Ccedila se pourrait mdashQuoi mdash Viens toujours

1 Cotainer signifie muser et bavarder inutilement ndash se dit surtout en parlant des com-megraveres

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La guerre des boutons Chapitre I

Et Boulot ayant rejoint les deux Gibus ses camarades de classe toustrois continuegraverent agrave marcher cocircte agrave cocircte dans la direction de la maisoncommune

Crsquoeacutetait un matin drsquooctobre Un ciel tourmenteacute de gros nuages gris li-mitait lrsquohorizon aux collines prochaines et rendait la campagne meacutelanco-lique Les pruniers eacutetaient nus les pommiers eacutetaient jaunes les feuilles denoyer tombaient en une sorte de vol planeacute large et lent drsquoabord qui srsquoac-centuait drsquoun seul coup comme un plongeon drsquoeacutepervier degraves que lrsquoangle dechute devenait moins obtus Lrsquoair eacutetait humide et tiegravede Des ondes de ventcouraient par intervalles Le ronflement monotone des batteuses donnaitsa note sourde qui se prolongeait de temps agrave autre quand la gerbe eacutetaitdeacutevoreacutee en une plainte lugubre comme un sanglot deacutesespeacutereacute drsquoagonie ouun vagissement douloureux

Lrsquoeacuteteacute venait de finir et lrsquoautomne naissaitIl pouvait ecirctre huit heures du matin Le soleil rocircdait triste derriegravere

les nues et de lrsquoangoisse une angoisse impreacutecise et vague pesait sur levillage et sur la campagne

Les travaux des champs eacutetaient acheveacutes et un agrave un ou par petitsgroupes depuis deux ou trois semaines on voyait revenir agrave lrsquoeacutecole lespetits bergers agrave la peau tanneacutee bronzeacutee de soleil aux cheveux drus cou-peacutes ras agrave la tondeuse (la mecircme qui servait pour les boeufs) aux pantalonsde droguet ou de moulineacute rapieacuteceacutes surchargeacutes de laquo pattins raquo aux genouxet au fond mais propres aux blouses de grisette neuves raides qui endeacuteteignant leur faisaient les premiers jours les mains noires comme despattes de crapauds disaient-ils

Ce jour-lagrave ils traicircnaient le long des chemins et leurs pas semblaientalourdis de toute la meacutelancolie du temps de la saison et du paysage

Quelques-uns cependant les grands eacutetaient deacutejagrave dans la cour delrsquoeacutecole et discutaient avec animation Le pegravere Simon le maicirctre sa calotteen arriegravere et ses lunettes sur le front dominant les yeux eacutetait installeacute de-vant la porte qui donnait sur la rue Il surveillait lrsquoentreacutee gourmandait lestraicircnards et au fur et agrave mesure de leur arriveacutee les petits garccedilons sou-levant leur casquette passaient devant lui traversaient le couloir et sereacutepandaient dans la cour

Les deux Gibus du Vernois et Boulot qui les avait rejoints en cours de

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La guerre des boutons Chapitre I

route nrsquoavaient pas lrsquoair drsquoecirctre impreacutegneacutes de cette meacutelancolie douce quirendait traicircnassants les pas de leurs camarades

Ils avaient au moins cinq minutes drsquoavance sur les autres jours et lepegravere Simon en les voyant arriver tira preacutecipitamment sa montre qursquoilporta ensuite agrave son oreille pour srsquoassurer qursquoelle marchait bien et qursquoilnrsquoavait point laisseacute passer lrsquoheure reacuteglementaire

Les trois compaings entregraverent vite lrsquoair preacuteoccupeacute et immeacutediatementgagnegraverent derriegravere les cabinets le carreacute en retrait abriteacute par la maison dupegravere Gugu (Auguste) le voisin ougrave ils retrouvegraverent la plupart des grandsqui les y avaient preacuteceacutedeacutes

Il y avait lagrave Lebrac le chef qursquoon appelait encore le grand Braque sonpremier lieutenant Camu ou Camus le fin grimpeur ainsi nommeacute parceqursquoil nrsquoavait pas son pareil pour deacutenicher les bouvreuils et que lagrave-bas lesbouvreuils srsquoappellent des camus il y avait Gambette de sur la Cocircte dontle pegravere reacutepublicain de vieille souche fils lui-mecircme de quarante-huitardavait deacutefendu Gambetta aux heures peacutenibles il y avait La Crique quisavait tout et Tintin et Guignard le bigle qui se tournait de cocircteacute pourvous voir de face et Teacutetas ou Teacutetard au cracircne massif bref les plus fortsdu village qui discutaient une affaire seacuterieuse

Lrsquoarriveacutee des deux Gibus et de Boulot nrsquointerrompit pas la discussion les nouveaux venus eacutetaient apparemment au courant de lrsquoaffaire unevieille affaire agrave coup sucircr et ils se mecirclegraverent immeacutediatement agrave la conversa-tion en apportant des faits et des arguments capitaux

On se tutLrsquoaicircneacute des Gibus qursquoon appelait par contraction Grangibus pour le

distinguer du Prsquotit Gibus ou Tigibus son cadet parla ainsi mdash Voilagrave Quand nous sommes arriveacutes mon fregravere et moi au contour

des Menelots les Velrans se sont dresseacutes tout drsquoun coup pregraves de la mar-niegravere agrave Jean-Baptiste Ils se sont mis agrave gueuler comme des veaux agrave nousfoutre des pierres et agrave nous montrer des triques

Ils nous ont traiteacutes de cons drsquoandouilles de voleurs de cochons depourris de creveacutes de merdeux de couilles molles dehellip

mdash De couilles molles reprit Lebrac le front plisseacute et qursquoest-ce que tuleur zrsquoy as redit lagrave-dessus

mdash Lagrave-dessus on laquo srsquoa ensauveacute raquo mon fregravere et moi puisque nous

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La guerre des boutons Chapitre I

nrsquoeacutetions pas en nombre tandis qursquoeusses ils eacutetaient au moins tienze sup2 etqursquoils nous auraient sucircrement foutu la pile

mdash Ils vous ont traiteacutes de couilles molles scanda le gros Camus visi-blement choqueacute blesseacute et furieux de cette appellation qui les atteignaittous car les deux Gibus crsquoeacutetait sucircr nrsquoavaient eacuteteacute attaqueacutes et insulteacutes queparce qursquoils appartenaient agrave la commune et agrave lrsquoeacutecole de Longeverne

mdash Voilagrave reprit Grangibus je vous dis maintenant moi que si nous nesommes pas des andouilles des jeanfoutres et des lacircches on leur zrsquoy feravoir si on en est des couilles molles

mdash Drsquoabord qursquoest-ce que crsquoest trsquoy que ccedila des couilles molles fit Tin-tin

La Crique reacutefleacutechissaitmdash Couille molle hellip Des couilles on sait bien ce que crsquoest pardine

puisque tout le monde en a mecircme le Miraut de Liseacutee et qursquoelles res-semblent agrave des marrons sans bogue mais couille molle hellip couille molle hellip

mdash Sucircrement que ccedila veut dire qursquoon est des pas grand-chose coupaTigibus puisque hier soir en rigolant avec Narcisse notrsquomeunier je lrsquoaiappeleacute couille molle comme ccedila pour voir et mon pegravere que jrsquoavais pas vuet qui passait justement sans rien me dire mrsquoa foutu aussitocirct une bonnepaire de claques Alorshellip

Lrsquoargument eacutetait peacuteremptoire et chacun le sentitmdash Alors bon Dieu il nrsquoy a pas agrave rebeuiller sup3 plus longtemps il nrsquoy a

qursquoagrave se venger na conclut Lebracmdash Crsquoest trsquoy votrsquoideacutee vous autres mdash Foutez le camp de lagrave hein les chie-en-lit fit Boulot aux petits qui

srsquoapprochaient pour eacutecouterIls approuvegraverent le grand Lebrac agrave lrsquoinanimiteacute comme on disait Agrave

ce moment le pegravere Simon apparut dans lrsquoencadrement de la porte pourfrapper dans ses mains et donner ainsi le signal de lrsquoentreacutee en classe Tousdegraves qursquoils le virent se preacutecipitegraverent avec impeacutetuositeacute vers les cabinets caron remettait toujours agrave la demiegravere minute le soin de vaquer aux besoinshygieacuteniques reacuteglementaires et naturels

2 Quinze3 Rebeuiller de beuiller voir ou bayer ndash Regarder avec un eacutetonnement niais

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La guerre des boutons Chapitre I

Et les conspirateurs se mirent en rang silencieusement lrsquoair indif-feacuterent comme si rien ne srsquoeacutetait passeacute et qursquoils nrsquoeussent pris lrsquoinstantdrsquoavant une grande et terrible deacutecision

Cela ne marcha pas tregraves bien en classe ce matin-lagrave et le maicirctre dutcrier fort pour contraindre ses eacutelegraveves agrave lrsquoattention Non qursquoils fissent dupotin mais ils semblaient tous perdus dans un nuage et restaient absolu-ment reacutefractaires agrave saisir lrsquointeacuterecirct que peut avoir pour de jeunes Franccedilaisreacutepublicains lrsquohistorique du systegraveme meacutetrique

La deacutefinition du megravetre en particulier leur paraissait horriblementcompliqueacutee dix millioniegraveme partie du quart de la moitieacutehellip duhellip ahmerde pensait le grand Lebrac

Et se penchant vers son voisin et ami Tintin il lui glissa confidentiel-lement

mdash Eurecircquart Le grand Lebrac voulait sans doute dire Eurecircka Il avait vaguement

entendu parler drsquoArchimegravede qui srsquoeacutetait battu au temps jadis avec des len-tilles

La Crique lui avait laborieusement expliqueacute qursquoil ne srsquoagissait pas deleacutegumes car Lebrac agrave la rigueur comprenait bien qursquoon pucirct se battre avecdes pois qursquoon lance dans un fer de porte-plume creux mais pas avec deslentilles

mdash Et puis disait-il ccedila ne vaut pas les trognons de pommes ni lescroucirctes de pain

La Crique lui avait dit que crsquoeacutetait un savant ceacutelegravebre qui faisait desproblegravemes sur des capotes de cabriolet et ce dernier trait lrsquoavait peacuteneacute-treacute drsquoadmiration pour un bougre pareil lui qui eacutetait aussi reacutefractaire auxbeauteacutes de la matheacutematique qursquoaux regravegles de lrsquoorthographe

Drsquoautres qualiteacutes que celles-lagrave lrsquoavaient depuis un an deacutesigneacute commechef incontesteacute des Longeverne

Tecirctu comme une mule malin comme un singe vif comme un liegravevreil nrsquoavait surtout pas son pareil pour casser un carreau agrave vingt pas quelque fucirct le mode de projection du caillou agrave la main agrave la fronde agrave ficelle aubacircton refendu agrave la fronde agrave lastique ⁴ il eacutetait dans les corps agrave corps un ad-

4 Eacutelastique

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La guerre des boutons Chapitre I

versaire terrible il avait deacutejagrave joueacute des tours pendables au cureacute au maicirctredrsquoeacutecole et au garde champecirctre il fabriquait des kisses ⁵ merveilleuses avecdes branches de sureau grosses comme sa cuisse des kisses qui vous gi-claient lrsquoeau agrave quinze pas mon ami voui parfaitement et des topes ⁶qui peacutetaient comme des pistolets et qursquoon ne retrouvait plus les ballesdrsquoeacutetoupes Aux billes crsquoeacutetait lui qui avait le plus de pouce il savait poin-ter et rouletter comme pas un quand on jouait au pot il vous laquo foutaitles znogs sur les onccedilottes raquo agrave vous faire pleurer et avec ccedila sans morgueaucune ni affectation il redonnait de temps agrave autre agrave ses partenaires mal-heureux quelques-unes des billes qursquoil leur avait gagneacutees ce qui lui valaitune reacuteputation de grande geacuteneacuterositeacute

Agrave lrsquointerjection de son chef et camarade Tintin joignit les oreilles ouplutocirct les fit bouger comme un chat qui meacutedite un sale coup et devintrouge drsquoeacutemotion

mdash Ah ah pensa-t-il Ccedila y est Jrsquoen eacutetais bien sucircr que ce sacreacute Lebractrouverait le joint pour leur zrsquoy faire

Et il demeura noyeacute dans un recircve perdu dans des mondes de sup-positions insensible aux travaux de Delambre de Meacutechain de Machin-chouette ou drsquoautres aux mesures prises sous diverses latitudes longi-tudes ou altitudeshellip Ah oui que ccedila lui eacutetait bien eacutegal et qursquoil srsquoen foutait

Mais qursquoest-ce qursquoils allaient prendre les Velrans Ce que fut le devoir drsquoapplication qui suivit cette premiegravere leccedilon on

lrsquoapprendra plus tard qursquoil suffise de savoir que les gaillards avaient tousune meacutethode personnelle pour rouvrir sans qursquoil y parucirct le livre fermeacutepar ordre supeacuterieur et se mettre agrave couvert contre les deacutefaillances de meacute-moire Nrsquoempecircche que le pegravere Simon eacutetait dans une belle rage le lundisuivant Mais nrsquoanticipons pas

Quand onze heures sonnegraverent agrave la tour du vieux clocher paroissial ilsattendirent impatiemment le signal de sortie car tous eacutetaient deacutejagrave preacuteve-nus on ne sait comment par infiltration par radiation ou drsquoune tout autremaniegravere que Lebrac avait trouveacute quelque chose

Il y eut comme drsquohabitude quelques bonnes bousculades dans le cou-

5 Kisse ou gicle seringue faite avec une branche de sureau6 Tope espegravece de pistolet en sureau

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La guerre des boutons Chapitre I

loir des beacuterets eacutechangeacutes des sabots perdus des coups de poings sour-nois mais lrsquointerventionmagistrale fit tout rentrer dans lrsquoordre et la sortiesrsquoopeacutera quand mecircme normalement

Sitocirct que le maicirctre fut rentreacute dans sa boicircte les camarades fondirenttous sur Lebrac comme une voleacutee de moineaux sur un crottin frais

Il y avait lagrave avec les soldats ordinaires et le menu fretin les dix prin-cipaux guerriers de Longeverne avides de se repaicirctre de la parole du chef

Lebrac exposa son plan qui eacutetait simple et hardi ensuite il demandaquels seraient les ceusses qui lrsquoaccompagneraient le soir venu

Tous briguegraverent cet honneur mais quatre suffisaient et on deacutecida queCamus La Crique Tintin et Grangibus seraient de lrsquoexpeacutedition Gam-bette habitant sur la Cocircte ne pouvait srsquoattarder si longtemps Guignardnrsquoy voyait pas tregraves clair la nuit et Boulot nrsquoeacutetait pas tout agrave fait aussi lesteque les quatre autres

Lagrave-dessus on se seacuteparaAu soir sur le coup de lrsquoAngelus les cinq guerriers se retrouvegraverentmdash As-tu la craie fit Lebrac agrave La Crique qui srsquoeacutetait chargeacute vu sa posi-

tion pregraves du tableau drsquoen subtiliser deux ou trois morceaux dans la boicirctedu pegravere Simon

La Crique avait bien fait les choses il en avait chipeacute cinq bouts degrands bouts il en garda un pour lui et en remit un autre agrave chacun de sesfregraveres drsquoarmes De cette faccedilon srsquoil arrivait agrave lrsquoun drsquoeux de perdre en routeson morceau les autres pourraient facilement y remeacutedier

mdash Alorsse filons fit CamusPar la grande rue du village drsquoabord puis par le traje ⁷ des Chemineacutees

rejoignant au gros Tilleul la route de Velrans ce fut un instant une saboteacuteesonore dans la nuit Les cinq gars marchaient agrave toute allure agrave lrsquoennemi

mdash Il y en a pour une petite demi-heure agrave pied avait dit Lebrac on peutdonc y aller dedans un quart drsquoheure et ecirctre rentreacute bien avant la fin de laveilleacutee

La galopade se perdit dans le noir et dans le silence pendant la moitieacutedu trajet la petite troupe nrsquoabandonna pas le chemin ferreacute ougrave lrsquoon pouvaitcourir mais degraves qursquoelle fut en territoire ennemi les cinq conspirateurs

7 Traje sentier raccourci

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La guerre des boutons Chapitre I

prirent les bas cocircteacutes et marchegraverent sur les banquettes que leur vieil amile pegravere Breacuteda le cantonnier entretenait disaient les mauvaises langueschaque fois qursquoil lui tombait un oeilQuand ils furent tout pregraves de Velransque les lumiegraveres devinrent plus nettes derriegravere les vitres et les aboiementsdes chiens plus menaccedilants ils firent halte

mdash Ocirctons nos sabots conseilla Lebrac et cachons-les derriegravere ce murLes quatre guerriers et le chef se deacutechaussegraverent et mirent leurs bas

dans leurs chaussures puis ils srsquoassuregraverent qursquoils nrsquoavaient pas perduleur morceau de craie et lrsquoun derriegravere lrsquoautre le chef en tecircte la pupilledilateacutee lrsquooreille tendue le nez freacutemissant ils srsquoengagegraverent sur le sentierde la guerre pour gagner le plus directement possible lrsquoeacuteglise du villageennemi but de leur entreprise nocturne

Attentifs au moindre bruit srsquoaplatissant au fond des fosseacutes se col-lant aux murs ou se noyant dans lrsquoobscuriteacute des haies ils se glissaientils srsquoavanccedilaient comme des ombres craignant seulement lrsquoapparition in-solite drsquoune lanterne porteacutee par un indigegravene se rendant agrave la veilleacutee ou lapreacutesence drsquoun voyageur attardeacute menant boire son carcan Mais rien neles ennuya que lrsquoaboi du chien de Jean des Gueacutes un salopiot qui gueulaitcontinuellement

Enfin ils parvinrent sur la place du moutier ⁸ et ils srsquoavancegraverent sousles cloches

Tout eacutetait deacutesert et silencieuxLe chef resta seul pendant que les quatre autres revenaient en arriegravere

pour faire le guetAlors prenant son bout de craie au fond de sa profonde hausseacute sur ses

orteils aussi haut que possible Lebrac inscrivit sur le lourd panneau dechecircne culotteacute et noirci qui fermait le saint lieu cette inscription lapidairequi devait faire scandale le lendemain agrave lrsquoheure de la messe beaucoupplus par sa cruditeacute heacuteroiumlque et provocante que par son orthographe fan-taisiste

Tou leacute Velrant ccedilon deacute paigne ku Et quand il se fut pour ainsi dire colleacute les quinquets sur le bois pour

voir laquo si ccedila avait bien marqueacute raquo il revint pregraves des quatre complices aux

8 Moutier eacuteglise

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La guerre des boutons Chapitre I

eacutecoutes et agrave voix basse et joyeusement leur dit mdash Filons Carreacutement cette fois ils srsquoengagegraverent de front sur le milieu du che-

min et repartirent sans faire de bruit inutile agrave lrsquoendroit ougrave ils avaientabandonneacute leurs sabots et leurs bas

Mais sitocirct rechausseacutes deacutedaigneux tout agrave fait drsquoinutiles preacutecautionsfrappant le sol agrave pleins sabots ils regagnegraverent Longeverne et leur domicilerespectif en attendant avec confiance lrsquoeffet de leur deacuteclaration de guerre

n

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CHAPITRE II

Tension diplomatique

Les ambassadeurs des deux puissances ont eacutechangeacute des vuesau sujet de la question du Maroc

Les journaux (eacuteteacute 1911)

Q laquo raquo sonneacute au clocher du village une demi-heure avant le dernier coup de cloche annonccedilant la messe dudimanche le grand Lebrac vecirctu de sa veste de drap tailleacutee dans

la vieille anglaise de son grand-pegravere culotteacute drsquoun pantalon de droguetneuf chausseacute de brodequins ternis par une eacutepaisse couche de graisse etcoiffeacute drsquoune casquette agrave poil le grand Lebrac dis-je vint srsquoappuyer contrele mur du lavoir communal et attendit ses troupes pour les mettre aucourant de la situation et les informer du plein succegraves de lrsquoentreprise

Lagrave-bas devant la porte de Fricot lrsquoaubergiste quelques hommes le

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La guerre des boutons Chapitre II

brucircle-gueule aux dents se preacuteparaient agrave aller laquo piquer une larme raquo sup1 avantdrsquoentrer agrave lrsquoeacuteglise

Camus arriva bientocirct avec son pantalon limeacute aux jarrets et sa cravaterouge comme une gorge de bouvreuil ils se sourirent puis vinrent lesdeux Gibus lrsquoair flaireur puis Gambette qui nrsquoeacutetait pas encore au cou-rant et Guignard et Boulot La Crique Guerreuillas Bombeacute Teacutetas et toutle contingent au grand complet des combattants de Longeverne en toutune quarantaine

Les cinq heacuteros de la veille recommencegraverent au moins dix fois chacunle reacutecit de leur expeacutedition et la bouche humide et les yeux brillants lescamarades buvaient leurs paroles mimaient les gestes et applaudissaientagrave chaque coup freacuteneacutetiquement

Ensuite de quoi Lebrac reacutesuma la situation en ces termes mdash Comme ccedila ils verront si on en est des couilles molles Alors sucircrement cette apregraves-midi ils viendront se reacutetrainer par les

buissons de la Saute histoire de chercher rogne et on y sera tous pourles recevoir laquo un peu raquo

Faudra prendre tous les lance-pierres et toutes les frondes Pas besoinde srsquoembarrasser des triques on veut pas se colleter Avec les habits dudimanche il faut faire attention et ne pas trop se salir parce que on seferait beigner en rentrant

Seulement on leur dira deux motsLe troisiegraveme coup de cloche (le dernier) sonnant agrave toute voleacutee les mit

en branle et les ramena lentement agrave leur place accoutumeacutee dans les petitsbancs de la chapelle de saint Jospeh symeacutetrique agrave celle de la Vierge ougravesrsquoinstallaient les gamines

mdash Foutre fit Camus en arrivant sous les cloches et moi que je doisservir la messe aujordrsquohui jrsquovas me faire engueuler par le noir

Et sans prendre le temps de plonger sa main dans le grand beacutenitierde pierre ougrave les camarades gavouillaient sup2 en passant il traversa la nefen filant tel un zegravebre pour aller endosser son surplis de thurifeacuteraire oudrsquoacolyte

1 Boire la goutte2 Gavouiller agiter lrsquoeau avec la main pour faire des remous des glouglous

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La guerre des boutons Chapitre II

Quand agrave lrsquoAsperges me il passa entre les bancs portant son baquetdrsquoeau beacutenite ougrave le cureacute faisait trempette avec son goupillon il ne put srsquoem-pecirccher de jeter un coup drsquooeil sur ses fregraveres drsquoarmes

Il vit Lebrac montrant agrave Boulot une image que lui avait donneacutee lasoeur de Tintin une fleur de tulipe ou de geacuteranium agrave moins que ce ne fucirctune penseacutee souligneacutee du mot laquo souvenir raquo et il clignait de lrsquooeil drsquoun airdon juanesque

Alors Camus songea lui aussi agrave la Tavie sup3 sa bonne amie agrave qui il avaitoffert derniegraverement un pain drsquoeacutepices de deux sous srsquoil vous plaicirct qursquoilavait acheteacute agrave la foire de Vercel un joli pain drsquoeacutepices en coeur saupoudreacutede bonbonnets rouges bleus et jaunes orneacute drsquoune devise qui lui avaitsembleacute tout agrave fait tregraves bien

Je mets mon coeur agrave vos genouxAcceptez-le il est agrave vous Il la chercha de lrsquooeil dans les rangs des petites filles et vit qursquoelle le

regardait La graviteacute de son office lui interdisait le sourire mais il eut unchoc au coeur et leacutegegraverement rougissant se redressa le bidon drsquoeau beacuteniteagrave son poignet raidi

Ce mouvement nrsquoeacutechappa point agrave La Crique qui confia agrave Tintin mdash laquo Ergarde raquo donc Camus srsquoil se rebraque ⁴ On voit bien que la Tavie

le reluqueEt Camus en lui-mecircme pensait Maintenant que crsquoest lrsquoeacutecole on va se

revoir plus souvent Ouihellip mais la guerre eacutetait deacuteclareacutee Agrave la sortie de lrsquooffice de vecircpres le grand Lebrac reacuteunit toutes ses

troupes et parla en chef mdashAllezmettre vos blousons prenez un chanteau de pain et rappliquez

au bas de la Saute agrave la Carriegravere agrave PepiotIls srsquoeacutecampillegraverent comme une voleacutee de moineaux et cinq minutes

apregraves lrsquoun courant derriegravere lrsquoautre le quignon de pain aux dents se re-joignirent agrave lrsquoendroit deacutesigneacute par le geacuteneacuteral

3 Octavie4 Se rebraquer se redresser porter le corps en arriegravere

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La guerre des boutons Chapitre II

mdash Faudra pas deacutepasser le tournant du chemin recommanda Lebracconscient de son rocircle et soucieux de sa troupe

mdash Alors tu crois qursquoils vont venir mdash Autrement ccedila serait rien foireux de leur part et il ajouta pour ex-

pliquer son ordre mdash Il y en a qui sont lestes vous savez les culs lourds trsquoentends Bou-

lot hein srsquoagit pas de se faire chiperPrenez des godons ⁵ laquo dedans raquo vos poches agrave ceusses qursquoont des

frondes agrave laquo lastique raquo donnez-y les beaux cailloux et attention de pas lesperdre On va monter jusqursquoau Gros Buisson

Le communal de la Saute qui srsquoeacutetend du bois du Teureacute au nord-est aubois de Velrans au sud-ouest est un grand rectangle en remblais long dequinze cents megravetres environ et large de huit cents Les lisiegraveres des deuxforecircts sont les deux petits cocircteacutes du rectangle un mur de pierre doubleacutedrsquoune haie proteacutegeacutee elle-mecircme par un eacutepais rempart de buissons le borneen bas vers les champs de la fin au-dessus la limite assez indeacutecise estmarqueacutee par des carriegraveres abandonneacutees perdues dans une bande de boisnon classeacutee avec des massifs de noisetiers et de coudriers formant uneacutepais taillis que lrsquoon ne coupe jamais Drsquoailleurs tout le communal estcouvert de buissons de massifs de bosquets drsquoarbres isoleacutes ou groupeacutesqui font de ce terrain un ideacuteal champ de bataille

Un chemin ferreacute venant du village de Longeverne gravit lentement ensemi-diagonale le rectangle puis agrave cinquante megravetres de la lisiegravere du boisde Velrans fait un contour aigu pour permettre aux voitures chargeacuteesdrsquoatteindre sans trop de peine le sommet du laquo crecirctot raquo

Un grand massif avec des checircnes des eacutepines des prunelliers des noi-setiers des coudriers emplit la boucle du contour on lrsquoappelle le GrosBuisson

Des carriegraveres agrave ciel ouvert exploiteacutees par Pepiot le bancal Laugu duMoulin qui srsquointitulent enterpreneurs apregraves boire et quelquefois par Abelle Rat bordent le chemin vers le bas

Pour les gosses elles constituent uniquement drsquoexcellents et ineacutepui-sables magasins drsquoapprovisionnement

5 Cailloux

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La guerre des boutons Chapitre II

Crsquoeacutetait sur ce terrain fatal agrave eacutegale distance des deux villages quedepuis des anneacutees et des anneacutees les geacuteneacuterations de Longeverne et deVelrans srsquoeacutetaient copieusement rosseacutees fustigeacutees et lapideacutees car tous lesautomnes et tous les hivers ccedila recommenccedilait

Les Longevernes ⁶ srsquoavanccedilaient habituellement jusqursquoau contour gar-dant la boucle du chemin bien que lrsquoautre cocircteacute apparticircnt encore agrave leurcommune et le bois de Velrans aussi mais comme ce bois eacutetait tout pregravesdu village ennemi il servait aux adversaires de camp retrancheacute de champde retraite et drsquoabri sucircr en cas de poursuite ce qui faisait rager Lebrac

mdash On a toujours lrsquoair drsquoecirctre envahi nom de Dhellip Or il nrsquoy avait pas cinq minutes qursquoon avait fini son pain que Camus

le grimpeur posteacute en vigie dans les branches du grand checircne signalaitdes remuements suspects agrave la lisiegravere ennemie

mdash Quand je vous le disais constata Lebrac Calez-vous hein qursquoilscroient que je suis tout seul Je mrsquoen vas les houksser ⁷ kss kss attrape et si des fois ils se lanccedilaient pour me prendrehellip hop

Et Lebrac sortant de son couvert drsquoeacutepines la conversation diploma-tique suivante srsquoengagea dans les formes habituelles

(Que le lecteur ici ou la lectrice veuille bien me permettre une inci-dente et un conseil Le souci de la veacuteriteacute historique mrsquooblige agrave employerun langage qui nrsquoest pas preacuteciseacutement celui des cours ni des salons Jenrsquoeacuteprouve aucune honte ni aucun scrupule agrave le restituer lrsquoexemple deRabelais mon maicirctre mrsquoy autorisant Toutefois MM Falliegraveres ou Beacuteren-ger ne pouvant ecirctre compareacutes agrave Franccedilois Iᵉʳ ni moi agrave mon illustre modegraveleles temps drsquoailleurs eacutetant changeacutes je conseille aux oreilles deacutelicates et auxacircmes sensibles de sauter cinq ou six pages Et jrsquoen reviens agrave Lebrac )

mdash Montre-toi donc heacute grand fendu cudot feignant pourri Si trsquoespas un lacircche montre-la ta sale gueule de peigne-cul va

mdash Heacute grandrsquocrevure approche un peu toi aussi pour voir reacutepliqualrsquoennemi

mdash Crsquoest lrsquoAztec des Gueacutes fit Camus mais je vois encore Touegueuleet Bancal et Tatti et Migue la Lune ils sont une chieacutee

6 On deacutesigne souvent les habitants drsquoun pays par le nom de leur village ou du hameauqursquoils habitent quelquefois on ajoute un diminutif en ot qui se veut toujours injurieux

7 Exciter contre quelqursquoun se dit surtout des chiens

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La guerre des boutons Chapitre II

Ce petit renseignement entendu le grand Lebrac continua mdash Crsquoest toi hein merdeux qursquoas traiteacute les Longevernes de couilles

molles Je te lrsquoai-t-y fait voir moi si on est en des couilles molles Ignrsquoa fallu tous vos pantets ⁸ pour effacer ce que jrsquoai marqueacute agrave la portede votrsquoeacuteglise Crsquoest pas des foireux comme vous qursquoen auraient oseacute faireautant

mdash Approche donc laquo un peu raquo laquo pisque raquo trsquoes si malin grand gueulardtrsquoas que la gueulehellip et les gigues ⁹ pour laquo trsquoensauver raquo

mdash Fais seulement la moitieacute du chemin heacute pattier sup1⁰ Crsquoest pas passeque ton pegravere tacirctait les couilles des vaches sup1sup1 sur les champs de foire quetrsquoes devenu riche

mdash Et toi donc ton bacul ougrave que vous restez est tout crevi sup1sup2 drsquohypo-thegraveques

mdash Hypothegraveque toi-mecircme traicircne-besache sup1sup3 Quand crsquoest trsquoy que tuvas reprendre le fusil de toile de ton grand-pegravere pour aller assommer lesportes agrave coups de laquo Pater raquo

mdash Crsquoest pas chez nous comme agrave Longeverne ougrave que les poules cregraveventde faim en pleine moisson

mdash Tant qursquoagrave Velrans crsquoest les poux qui cregravevent sur vos caboches maison ne sait pas si crsquoest de faim ou de poison

VelriPourriTraicircne la MurieAgrave vau les vies sup1⁴Ouhe hellip ouhe hellip ouhe hellip fit derriegravere son chef le choeur des guerriers

Longevernes incapable de se dissimuler et de contenir plus longtemps sonenthousiasme et sa colegravere

LrsquoAztec des Gueacutes riposta

8 Pantets pans de chemise9 Jambes10 Pattier marchand de pattes crsquoest-agrave-dire de chiffons de guenilles11 Authentique12 Couvert13 Besace14 Vies voies chemins

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La guerre des boutons Chapitre II

LongevernePique merdeTacircte merdeMonteacutes sur quatre pieuxLes diablrsquo te tirrsquo agrave eux Et le choeur des Velrans applaudit agrave son tour freacuteneacutetiquement le geacuteneacute-

ral par des Euh euh prolongeacutes et euphoniquesDes bordeacutees drsquoinsultes furent jeteacutees de part et drsquoautre en rafales et en

trombes puis les deux chefs eacutegalement surexciteacutes apregraves srsquoecirctre lanceacute lesinjures classiques et modernes

mdash Enfonceurs de portes ouvertes mdash Eacutetrangleurs de chats par la queue sup1⁵ etc ctc revenant au mode

antique se flanquegraverent agrave la face avec toute la deacuteloyauteacute coutumiegravere lesaccusations les plus abracadabrantes et les plus ignobles de leur reacuteper-toire

mdash Heacute trsquoen souviens-tu quand ta megravere phellip dans le rata pour te fairede la sauce

mdash Et toi quand elle demandait les sacs au chacirctreur de taureaux pourte les faire bouffer en salade

mdash Rappelle-toi donc le jour ougrave ton pegravere disait qursquoil aurait plus drsquoavan-tage agrave eacutelever un veau qursquoun peut sup1⁶ merle comme toi

mdash Et toi quand ta megravere disait qursquoelle aimerait mieux faire teacuteter unevache que ta soeur passe que ccedila serait au moins pas une putain qursquoelleeacutelegraveverait

mdash Ma soeur ripostait lrsquoautre qui nrsquoen avait pas elle bat le beurrequand elle battra la mhellip tu viendras leacutecher le bacircton ou bien elle est pa-veacutee drsquoardoises pour que les petits crapauds comme toi nrsquoy puissent pasgrimper

mdash Attention preacutevint Camus vrsquolagrave le Touegueule qui lance des pierresavec sa fronde

Un caillou en effet siffla en lrsquoair au-dessus des tecirctes auquel des rica-nements reacutepondirent et des grecircles de projectiles rayegraverent bientocirct le ciel

15 De mon temps on ne parlait pas encore de roulure de capote ni drsquoeacutechappeacute de bidetOn a fait des progregraves depuis16 Vilain

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La guerre des boutons Chapitre II

de part et drsquoautre cependant que le flot eacutecumeux et sans cesse grossissantdrsquoinjures salaces continuait de fluctuer du Gros Buisson agrave la lisiegravere le reacute-pertoire des uns comme des autres eacutetant aussi abondant que richementchoisi

Mais crsquoeacutetait dimanche les deux partis eacutetaient vecirctus de leurs beauxaffutiaux et nul pas plus les chefs que les soldats ne se souciait drsquoencompromettre lrsquoordonnance dans des corps agrave corps dangereux

Aussi toute la lutte se borna-t-elle ce jour-lagrave agrave cet eacutechange de vues silrsquoon peut dire et agrave ce duel drsquoartillerie qui ne fit drsquoailleurs aucune victimeseacuterieuse pas plus drsquoun cocircteacute que de lrsquoautre

Quand le premier coup de la priegravere sonna agrave lrsquoeacuteglise de Velrans lrsquoAztecdes Gueacutes donna agrave son armeacutee le signal du retour non sans avoir lanceacute auxennemis avec une derniegravere injure et un dernier caillou cette suprecircmeprovocation

mdash Crsquoest demain qursquoon vous y retrouvera les couilles molles de Lon-geverne

mdash Tu fous le camp heacute lacircche railla Lebrac attends un peu oui at-tends agrave demain tu verras ce qursquoon vous passera tas de peigne-culs

Et une derniegravere bordeacutee de cailloux salua la rentreacutee des Velrans dansla trancheacutee du milieu qursquoils suivaient pour le retour

Les Longevernes dont lrsquohorloge communale retardait ou dont lrsquoheurede la priegravere eacutetait peut-ecirctre reculeacutee profitegraverent de la disparition des enne-mis et prirent pour le lendemain leurs dispositions de combat

Tintin eut une ideacutee de geacuteniemdash Il faudra dit-il se caler cinq ou six dans ce buisson-lagrave avant qursquoils

nrsquoarrivent et ne bouger ni pieds ni pattes et le premier qui passera pastrop loin lui tomber sus le racircbrsquoe et laquo srsquoensauver raquo avec

Le chef drsquoembuscade immeacutediatement approuveacute choisit parmi les pluslestes les cinq qui lrsquoaccompagneraient pendant que les autres megraveneraientlrsquoattaque de front et tous rentregraverent au village lrsquoacircme bouillonnante drsquoar-deur guerriegravere et assoiffeacutee de repreacutesailles

n

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CHAPITRE III

Une grande journeacutee

Vae victis Un vieux chef gaulois aux Romains

C en classe cela tourna mal plus mal encore que lesamediCamus sommeacute par le pegravere Simon de reacutepeacuteter en leccedilon drsquoinstruc-

tion civique ce qursquoon lui avait serineacute lrsquoavant-veille sur laquo le citoyen raquo srsquoat-tira des invectives deacutepourvues drsquoameacuteniteacute

Rien ne voulait sortir de ses legravevres toute sa face exprimait un travailde geacutesine intellectuelle horriblement douloureux il lui semblait que soncerveau eacutetait mureacute

mdash Citoyen citoyen pensaient les autres moins ahuris qursquoest-ce queccedila peut bien ecirctre que cette saloperie-lagrave

mdash Moi mrsquosieu fit La Crique en faisant claquer son index et son meacute-dius contre son pouce

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Non pas vous et srsquoadressant agrave Camus debout la tecircte branlanteles yeux eacuteperdus

mdash Alors vous ne savez pas ce que crsquoest qursquoun citoyen mdash hellipmdash Je vais vous coller agrave tous une heure de retenue pour ce soir Des frissons froids coururent le long des eacutechinesmdash Enfin vous ecirctes-vous citoyen fit le maicirctre drsquoeacutecole qui voulait ab-

solument avoir une reacuteponsemdash Oui mrsquosieu reacutepondit Camus se souvenant qursquoil avait assisteacute avec

son pegravere agrave une reacuteunion eacutelectorale ougrave mrsquosieu le marquis le deacuteputeacute devaitoffrir un verre agrave ses eacutelecteurs et leur serrer la main mecircme qursquoil avait ditau pegravere Camus

mdash Crsquoest votre fils ce citoyen-lagrave Il a lrsquoair intelligent mdash Vous ecirctes citoyen vous ragea lrsquoautre cramoisi de colegravere eh bien

oui il est joli le citoyen vous mrsquoen faites un propre de citoyen mdash Non mrsquosieu reprit Camus qui apregraves tout ne tenait pas agrave ce titremdash Alors pourquoi nrsquoecirctes-vous pas citoyen mdash hellipmdash Dis-y marmonna entre ses dents La Crique agaceacute que crsquoest parce

que trsquoas pas encore de poil au chellipmdashQursquoest-ce que vous dites La Crique mdash Jehellip je dishellip quehellip quehellipmdashQue quoi mdashQue crsquoest parce qursquoil est trop jeune mdash Ah eh bien maintenant y ecirctes-vous On y eacutetait La reacuteponse de La Crique fit lrsquoeffet drsquoune roseacutee bienfai-

sante sur le champ desseacutecheacute de leur meacutemoire des lambeaux de phrasesdes morceaux de qualiteacute des deacutebris de citoyen se reacuteajustegraverent se replacirc-tregraverent petit agrave petit et Camus lui-mecircme moins ahuri toute sa personneremerciant veacuteheacutementement La Crique le sauveur contribua agrave recamperlaquo le citoyen raquo

Enfin crsquoeacutetait toujours ccedila de passeacuteMais quand on en vint agrave la correction du devoir de systegraveme meacutetrique

cela ne fut pas drocircle du tout Preacuteoccupeacutes comme ils lrsquoeacutetaient lrsquoavant-veilleils avaient oublieacute en copiant de changer des mots et de faire le nombre de

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La guerre des boutons Chapitre III

fautes drsquoorthographe qui correspondait agrave peu pregraves agrave leur force respectiveen la matiegravere force matheacutematiquement doseacutee par des dicteacutees bihebdo-madaires Par contre ils avaient sauteacute des mots mis des majuscules ougrave ilnrsquoen fallait pas et ponctueacute en deacutepit de tout sens La copie de Lebrac sur-tout eacutetait lamentable et se ressentait visiblement de ses graves soucis dechef

Aussi fut-ce lui qui fut ameneacute au tableau par le pegravere Simon cramoiside colegravere les yeux luisant derriegravere ses lunettes comme des prunelles dechat dans la nuit

Comme tous ses camarades drsquoailleurs Lebrac eacutetait convaincu drsquoavoircopieacute eacutevidemment ccedila ne faisait de doute pour personne inutile de reacute-pliquer mais on voulait savoir au moins srsquoil avait su tirer quelque fruitde cet exercice banni en principe des meacutethodes de la peacutedagogie moderne

mdashQursquoest-ce que le megravetre Lebrac mdash hellipmdashQursquoest-ce que le systegraveme meacutetrique mdash hellipmdash Comment a-t-on obtenu la longueur du megravetre mdash Euh hellipTrop eacuteloigneacute de La Crique Lebrac les oreilles agrave lrsquoaffucirct le front effroya-

blement plisseacute suait sang et eau pour se rappeler quelque vague notionayant trait agrave la matiegravere Enfin il se remeacutemora vaguement tregraves vaguementdeux noms propres citeacutes Delambre et La Condamine mesureurs ceacutelegravebresde morceaux de meacuteridien Malheureusement dans son esprit Delambresrsquoassociait aux pipes en eacutecume qui flambaient derriegravere la vitrine de Leacuteon leburaliste Aussi hasarda-t-il avec tout le doute qui convenait en si graveoccurrence

mdash Crsquoest crsquoest Leacutecume et Leconhellip Lecon mdash Hein qui quoi donc fit le pegravere Simon au paroxysme de la co-

legravere Voilagrave que vous insultez les savants maintenant Vous en avez un detoupet par exemple et un joli reacutepertoire ma foi mes compliments monami

Et vous savez ajouta-t-il pour assommer le malheureux vous savezque votre pegravere mrsquoa recommandeacute de vous soigner

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La guerre des boutons Chapitre III

Il paraicirct que vous nrsquoen fichez pas la secousse agrave la maison toujourssur les quatrsquochemins agrave faire le galvaudeux la gouape le voyou au lieu desonger agrave vous deacutecrasser le cerveau

Eh bien mon ami si vous ne me reacutepeacutetez pas agrave onze heures tout ceque nous allons redire pour vous et pour vos camarades qui ne valentguegravere mieux que vous je vous preacuteviens moi que pour commencer jevous foutrai en retenue de quatre agrave six tous les soirs jusqursquoagrave ce que ccedilamarche Voilagrave

Le tonnerre de Zeus tombant sur lrsquoassembleacutee nrsquoeucirct pas provoqueacute stu-peur plus profonde Tous restaient eacutecraseacutes par cette eacutepouvantable me-nace

Aussi Lebrac et les autres du plus grand au plus petit eacutecoutegraverent-ils ce jour-lagrave avec une attention concentreacutee les paroles du maicirctre expo-sant rageusement les abus des anciens systegravemes de poids et mesures etla neacutecessiteacute drsquoun systegraveme unique Et srsquoils nrsquoapprouvegraverent point en leurfor inteacuterieur la mesure du meacuteridien de Dunkerque agrave Barcelone srsquoils sereacutejouirent des ennuis de Delambre et des emmhellipbecirctements de Meacutechainils en retinrent avec soin les incidents et peacuteripeacuteties pour leur gouvernepersonnelle et leur sauvetage immeacutediat mais Camus et Lebrac et Tintinet La Crique mecircme partisan du laquo Progregraves raquo et tous les autres se juregraverentbien nom de Dieu qursquoen souvenir de cette terrible frousse ils preacutefeacutere-raient toujours mesurer par pieds et par pouces comme avaient fait leurspegraveres et grands-pegraveres qui ne srsquoen eacutetaient pas porteacutes plus mal (la belleblague ) plutocirct que drsquoemployer ce sacreacute systegraveme de bourrique qui avaitfailli les faire passer pour couillons aux yeux de leurs ennemis

Lrsquoapregraves-midi fut plus calme Ils avaient retenu lrsquohistoire des Gauloisqui eacutetaient de grands batailleurs et qursquoils admiraient fort Aussi ni Lebracni Camus ni personne ne fut gardeacute agrave quatre heures chacun et le chef enparticulier ayant fait de remarquables efforts pour contenter cette vieilleandouille de pegravere Simon

Cette fois on allait voirTintin avec ses cinq guerriers qui avaient eu agrave midi la sage preacutecau-

tion de mettre leur goucircter dans leurs poches prirent les devants pendantque les autres allaient queacuterir leur morceau de pain et quand devant lesennemis apparaissant retentit le cri de guerre de Longeverne laquo Agrave cul

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La guerre des boutons Chapitre III

les Velrans raquo ils eacutetaient deacutejagrave habilement et confortablement dissimuleacutesprecircts agrave toutes les peacuteripeacuteties du combat corps agrave corps

Tous avaient les poches bourreacutees de cailloux quelques-uns mecircme enavaient rempli leur casquette ou leur mouchoir les frondeurs veacuterifiaientles noeuds de leur arme avec preacutecaution la plupart des grands eacutetaientarmeacutes de triques drsquoeacutepines ou de lances de coudres avec des noeuds polis agravela flamme et des pointes durcies certaines srsquoenjolivaient de naiumlfs dessinsobtenus en faisant sauter lrsquoeacutecorce les anneaux verts et les anneaux blancsalternaient formant des bigarrures de zegravebre ou des tatouages de negravegre crsquoeacutetait solide et beau disait Boulot dont le goucirct nrsquoeacutetait peut-ecirctre pas siaffineacute que la pointe de sa lance

Degraves que les avant-gardes eurent pris contact par des bordeacutees reacuteci-proques drsquoinjures et un eacutechange convenable de moellons les gros desdeux troupes srsquoaffrontegraverent

Agrave cinquante megravetres agrave peine lrsquoun de lrsquoautre disseacutemineacutes en tirailleursse dissimulant parfois derriegravere les buissons sautant agrave gauche sautant agravedroite pour se garer des projectiles les adversaires en preacutesence se deacute-fiaient srsquoinjuriaient srsquoinvitaient agrave srsquoapprocher se traitaient de lacircches etde froussards puis se criblaient de cailloux pour recommencer encore

Mais il nrsquoy avait guegravere drsquoensemble tantocirct crsquoeacutetaient les Velrans quiavaient le dessus et tout drsquoun coup les Longevernes par une pointe har-die reprenaient lrsquoavantage les triques au vent mais ils srsquoarrecirctaient bien-tocirct devant une pluie de pierres

Un Velrans avait reccedilu pourtant un caillou agrave la cheville et avait regagneacutele bois en clochant du cocircteacute de Longeverne Camus percheacute sur son checircnedrsquoougrave il maniait la fronde avec une dexteacuteriteacute de singe nrsquoavait pu eacuteviterle godon drsquoun Velrans de Touegueule croyait-il qui lui avait choqueacute lecracircne et lrsquoavait tout ensaigneacute

Il avait mecircme ducirc descendre et demander un mouchoir pour bander sablessure mais rien de preacutecis ne se dessinait Pourtant Grangibus tenaitabsolument agrave utiliser lrsquoembuscade de Tintin et agrave en chauffer un disait-ilCrsquoest pourquoi ayant communiqueacute son ideacutee agrave Lebrac il fit semblant dese faufiler seul du cocircteacute du buisson occupeacute par Tintin pour assaillir deflanc les ennemis Mais il srsquoarrangea du mieux qursquoil put pour ecirctre vu dequelques guerriers de Velrans tout en ayant lrsquoair de ne pas remarquer

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La guerre des boutons Chapitre III

leur manoeuvre Il se mit donc agrave ramper et agrave marcher agrave quatre pattes ducocircteacute du haut et il ricana sous cape quand il aperccedilut Migue la Lune et deuxautres Velrans se concertant pour lrsquoassaillir sucircrs de leur force collectivecontre un isoleacute

Il avanccedila donc imprudemment tandis que les trois autres se rasaientde son cocircteacute

Lebrac agrave ce moment poussait une attaque vigoureuse pour occuperle gros de la troupe ennemie et Tintin qui voyait tout de son buissonpreacutepara ses hommes agrave lrsquoaction

mdash Ccedila va laquo viendre raquo mes vieux attention Grangibus eacutetait agrave six pas de leur retraite du cocircteacute de Velrans quand

les trois ennemis surgissant tout agrave coup drsquoentre les buissons se jetegraverentfurieusement agrave sa poursuite

Tout comme srsquoil eacutetait surpris de cette attaque le Longeverne fit volte-face et battit en retraite mais assez lentement pour laisser les autres ga-gner du terrain et leur faire croire qursquoils allaient le pincer

Il repassa aussitocirct devant le buisson de Tintin serreacute de pregraves par Miguela Lune et ses deux acolytes

Alors Tintin donnant le signal de lrsquoattaque bondit agrave son tour avecses cinq guerriers coupant la retraite aux Velrans et poussant des criseacutepouvantables

mdash Tous sur Migue la Lune avait-il ditAh cela ne fit pas un pli Les trois ennemis paralyseacutes de frayeur agrave

ce coup de theacuteacirctre inattendu srsquoarrecirctegraverent net puis crochegraverent vivementpour regagner leur camp et deux srsquoeacutechappegraverent en effet comme lrsquoavaitpreacutevu Tintin Mais Migue la Lune fut happeacute par six paires de griffes etenleveacute emporteacute comme un paquet dans le camp de Longeverne parmiles acclamations et les hurlements de guerre des vainqueurs

Ce fut un deacutesarroi dans lrsquoarmeacutee de Velrans qui battit en retraite surle bois tandis que les Longevernes entourant leur prisonnier beuglaienthaut leur victoire Migue la Lune entoureacute drsquoune quadruple haie de gar-diens se deacutebattait agrave peine eacutecraseacute sous lrsquoaventure

mdash Ah mon ami laquo on srsquoa fait choper raquo fit le grand Lebrac sinistre eh bien attends un peu pour voir

mdash Euh euh euh ne me faites point de mal beacutegaya Migue la Lune

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Oui mon prsquotit pour que tu nous traites encore de pourris et decouilles molles

mdash Crsquoest pas moi Oh mon Dieu Qursquoest-ce que vous voulez me faire mdash Apportez le couteau commanda Lebracmdash Oh laquo moman moman raquo Qursquoest-ce que vous voulez me couper mdash Les oreilles beugla Tintinmdash Et le nez ajouta Camusmdash Et le zizi continua La Criquemdash Sans oublier les couilles compleacuteta Lebrac on va voir si tu les as

molles mdash Faudra lui lier le sac avant de couper comme on fait avec les pe-

tits taureaux fit observer Gambette qui avait apparemment assisteacute agrave cessortes drsquoopeacuterations

mdash Sucircrement qui laquo crsquoest qursquoa la ficelle raquo mdash Nrsquoen vrsquolagrave reacutepondit Tigibusmdash Me faites point de mal ou je le dirai agrave ma laquo moman raquo larmoya le

prisonniermdash Je me fous autant de ta megravere que du pape riposta Lebrac cyniquemdash Et agrave mrsquosieu le cureacute ajouta Migue la Lune eacutepouvanteacutemdash Je te redis que je mrsquoen refous mdash Et au maicirctre fit-il encore miguant sup1 plus que jamaismdash Je lrsquoemmerde Ah voilagrave que tu nous menaces par-dessus le marcheacute maintenant

Manquait plus que ccedila Attends un peu mon salaud Passez-moi le chacirctre-bique sup2Et lrsquoeustache en main Lebrac aborda sa victime Il passa drsquoabord sim-

plement le dos du couteau sur les oreilles deMigue la Lune qui croyant aufroid du meacutetal que ccedila y eacutetait vraiment se mit agrave sangloter et agrave hurler puissatisfait il srsquoarrecircta dans cette voie et se mit en devoir de lui laquo affucircter raquocomme il disait proprement ses habits

Il commenccedila par la blouse il arracha les agrafes meacutetalliques du colcoupa les boutons des manches ainsi que ceux qui fermaient le devant

1 Miguer cligner des paupiegraveres2 Chacirctre-bique couteau

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La guerre des boutons Chapitre III

de la blouse puis il fendit entiegraverement les boutonniegraveres ensuite de quoiCamus fit sauter ce vecirctement inutile les boutons du tricot et les bou-tonniegraveres subirent un sort pareil les bretelles nrsquoeacutechappegraverent point on fitsauter le tricot Ce fut ensuite le tour de la chemise du col au plastronet aux manches pas un bouton ni une boutonniegravere nrsquoeacutechappa ensuite lepantalon fut lui-mecircme eacutechenilleacute pattes et boucles et poches et boutons etboutonniegraveres y passegraverent les jarretiegraveres en eacutelastique qui tenaient les basfurent confisqueacutees les cordons de souliers tailleacutes en trente-six morceaux

mdash Tas pas de laquo caneccedilon raquo non reprit Lebrac en veacuterifiant lrsquointeacuterieurde la culotte qui deacutegringolait sur les jarrets

mdash Eh bien maintenant fous le camp Il dit et tel un honnecircte jureacute qui sous un reacutegime reacutepublicain sans

haine et sans crainte obeacuteit uniquement aux injonctions de sa conscienceil ne lui lanccedila pour finir qursquoun solide et vigoureux coup de pied agrave lrsquoendroitlaquo ousque raquo le dos perd son nom

Rien ne tenait plus des habits deMigue la Lune et il pleurait miseacuterableet petit au milieu des ennemis qui le raillaient et le huaient

mdash Viens donc mrsquoarrecircter maintenant invita Grangibus narquois tan-dis que lrsquoautre ayant remis sur son tricot qui ne boutonnait plus sa blousequi pendait en marchand de biques essayait en vain de rassembler dansson pantalon les pans de sa chemise deacutebrailleacutee

mdash Va voir maintenant ce que veut te dire ta megravere acheva Camusretournant le poignard dans la plaie

Et lent dans le soir qui tombait traicircnant les pieds ougrave ses souliers te-naient agrave peine Migue la Lune pleurant geignant et sanglotant rejoignitdans le bois ses camarades agrave lrsquoaffucirct qui lrsquoattendaient anxieusement lrsquoen-touregraverent et lui portegraverent aide et secours autant qursquoil eacutetait en leur pouvoirde le faire

Et lagrave-bas au levant ougrave leur groupe se distinguait mal maintenant dansle creacutepuscule retentissaient les cris de triomphe et les insultes narquoisesdes Longevernes victorieux

Lebrac enfin reacutesuma la situation mdash Hein on leur zrsquoy a poseacute Ccedila leur apprendra agrave ces Alboches-lagrave Puis comme rien de nouveau nrsquoapparaissait agrave la lisiegravere cette journeacutee

eacutetant deacutefinitivement la leur ils deacutevalegraverent le communal de la Saute jusqursquoagrave

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La guerre des boutons Chapitre III

la carriegravere agrave PepiotEt de lagrave par rangs de six bras dessus bras dessous Lebrac de cocircteacute le

bacircton brandi Camus en avant son mouchoir rouge de sang servant drsquoen-seigne au bout de sa trique de bataille ils partirent au commandement duchef claquant des talons et marquant le pas vers Longeverne en chantantde tous leurs poumons

La victoi-ren chantantNous ou-vre la barriegrave-reLa li-berteacute gui-ide nos pasEt du No-rau Midi la trom-pee guerriegravereA sonneacute lrsquoheure des com-ombatshellip

n

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CHAPITRE IV

Premier revers

Ils mrsquoont entoureacute comme la beste et croyent qursquoon me prendaux filetz Moy je leur veulx passer agrave travers ou dessus leventreHenri IV (Lere agrave M de Batz gouverneur de la ville drsquoEuse en

Armagnac 11 mars 1586)

L suivirent cettemeacutemorable victoire furent plus calmesLe grand Lebrac et sa troupe confiants dans leur succegraves gar-daient lrsquoavantage et nantis de leurs lances de coudre pointu-

seacutees au couteau et polies avec du verre armeacutes de sabres de bois avec unegarde en fil de fer recouverte de ficelle de pain de sucre poussaient descharges terribles qui faisaient freacutemir les Velrans et les ramenaient jusqursquoagraveleur lisiegravere parmi des grecircles de cailloux

Migue la Lune prudent restait au dernier rang et lrsquoon ne fit pas deprisonniers et il nrsquoy eut pas de blesseacutes

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La guerre des boutons Chapitre IV

Cela eucirct pu durer longtemps ainsi malheureusement pour Longe-verne la classe du samedi matin fut deacutesastreuse Le grand Lebrac quisrsquoeacutetait tout de mecircme fourreacute dans la tecircte les multiples et les sous-multiplesdu megravetre confiant dans la parole du pegravere Simon qui avait dit que quandon les savait pour une sorte de mesures on les savait pour toutes ne vou-lut pas entendre dire que le kilolitre et le myrialitre nrsquoexistaient point

Il emmecircla si bien lrsquohectolitre et le double et le boisseau et la chopineses connaissances livresques avec son expeacuterience personnelle qursquoil se vitfermement et sans espoir drsquoen reacutechapper fourrer en retenue de quatre agravecinq drsquoabord plus longtemps si crsquoeacutetait neacutecessaire et srsquoil ne satisfaisait pasagrave toutes les exigences reacutecitatoires du maicirctre

mdash Quel vieux salaud quand il srsquoy mettait tout de mecircme que ce pegravereSimon

Le malheur voulut que Tintin se trouvacirct exactement dans le mecircmecas ainsi que Grangibus et Boulot Seuls Camus qui y avait coupeacute et LaCrique qui savait toujours restaient pour conduire ce soir-lagrave la troupede Longeverne deacutejagrave reacuteduite par lrsquoabsence de Gambette qui nrsquoeacutetait pasvenu ce jour-lagrave parce qursquoil avait conduit leur cabe sup1 au bouc et de quelquesautres obligeacutes de rentrer agrave la maison pour preacuteparer la toilette du lende-main

mdash Faudrait peut-ecirctre pas aller ce soir hasarda Lebrac pensifCamus bondit ndash Pas aller Ben il la baillait belle le geacuteneacuteral Pour

qui qursquoon le prenait lui Camus Par exemple qursquoon allait passer pourcouillons

Lebrac eacutebranleacute se rendit agrave ces raisons et convint que sitocirct libeacutereacute avecTintin Boulot et Grangibus (et ils allaient srsquoy mettre drsquoattaque) ils se por-teraient ensemble agrave leur poste de combat

Mais il eacutetait inquiet Ccedila lrsquoembecirctait na que lui chef ne fucirct pas lagrave pourdiriger la manoeuvre en un jour plutocirct difficile

Camus le rassura et apregraves de brefs adieux agrave quatre heures fila flan-queacute de ses guerriers vers le terrain de combat

Tout de mecircme cette responsabiliteacute nouvelle le rendait pensif et preacute-occupeacute drsquoon ne sait quoi le coeur peut-ecirctre eacutetreint de sombres pressenti-

1 Chegravevre

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La guerre des boutons Chapitre IV

ments il ne songea point agrave faire se dissimuler ses hommes avant drsquoarriveragrave leur retranchement du Gros Buisson

Les Velrans eux eacutetaient arriveacutes en avance Surpris de ne rien voir ilsavaient chargeacute lrsquoun drsquoeux Touegueule sup2 de grimper agrave son arbre pour serendre compte de la situation

Touegueule de son foyard vit la petite troupe qui srsquoavanccedilait impru-demment dans le chemin et une joie deacutebordante et silencieuse inondanttout son ecirctre le fit se tortiller comme un goujon au bout drsquoune ligne

Immeacutediatement il fit part agrave ses camarades de lrsquoinfeacuterioriteacute numeacuteriquede lrsquoennemi et de lrsquoabsence du grand Lebrac

LrsquoAztec des Gueacutes qui ne demandait qursquoagrave venger Migue la Lune ima-gina aussitocirct un plan drsquoattaque et il lrsquoexposa

On nrsquoallait drsquoabord faire semblant de rien se battre comme drsquohabitudesrsquoavancer puis reculer puis avancer de nouveau jusqursquoagrave mi-chemin etapregraves une feinte reculade partir de nouveau tous ensemble charger enmasse tomber en trombe sur le camp ennemi cogner ceux qui reacutesiste-raient faire prisonniers tous ceux qursquoon attraperait et les ramener agrave lalisiegravere ougrave ils subiraient le sort des vaincus

Ainsi crsquoeacutetait bien compris quand il pousserait son cri de guerre laquo LaMurie vous cregraveve raquo tous srsquoeacutelanceraient derriegravere lui la trique au poing

Touegueule eacutetait agrave peine redescendu de son foyard que lrsquoorgane per-ccedilant de Camus du centre du Gros Buisson lanccedilait le deacutefi drsquousage laquo Agravecul les Velrans raquo et que la bataille srsquoengageait dans les formes ordinaires

En tant que geacuteneacuteral Camus aurait ducirc rester agrave terre et diriger sestroupes mais lrsquohabitude la sacreacutee habitude de monter agrave lrsquoarbre fit tairetous ses scrupules de commandant en chef et il grimpa au checircne pourlancer de haut ses projectiles dans les rangs des adversaires

Installeacute dans une fourche soigneusement choisie et ameacutenageacutee com-modeacutement assis il prenait la ligne de mire en tendant lrsquoeacutelastique le cuirjuste au milieu de la fourche les bandes de caoutchouc bien eacutegales et lacirc-chait le projectile qui partait en sifflant du cocircteacute de Velrans deacutechiquetantdes feuilles ou cognant un tronc en faisant toc

Camus pensait qursquoil en serait ce jour-lagrave comme des jours preacuteceacutedents

2 Surnom qui signifie tord gueule

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La guerre des boutons Chapitre IV

et ne se doutait mie que les autres tenteraient une attaque et pousseraientune charge puisque chaque engagement depuis lrsquoouverture des hostiliteacutesavait vu leur deacutefaite ou leur reculade

Tout alla bien pendant une demi-heure et le sentiment du devoir ac-compli le souci drsquoun emploi judicieux de ses cailloux le rasseacutereacutenaientlorsque au cri de guerre de lrsquoAztec il vit la horde des Velrans chargeantson armeacutee avec une telle vitesse une telle ardeur une telle impeacutetuositeacuteune telle certitude de victoire qursquoil en demeura abasourdi sur sa branchesans pouvoir profeacuterer un mot

Ses guerriers en entendant cette rueacutee formidable en voyant ce bran-dissement drsquoeacutepieux et de triques effareacutes deacutemoraliseacutes trop peu nombreuxbattirent en retraite aussitocirct et prenant leurs jambes agrave leur cou srsquoen-fuirent leurs talons battant les fesses agrave toute allure dans la direction dela carriegravere agrave Laugu sans oser se retourner et croyant que toute lrsquoarmeacuteeennemie leur arrivait dessus

Malgreacute sa supeacuterioriteacute numeacuterique la colonne des Velrans en arrivantau Gros Buisson ralentit un peu son eacutelan craignant quelque projectiledeacutesespeacutereacute mais ne recevant rien elle srsquoengagea brusquement sous lecouvert et se mit agrave fouiller le camp

Heacutelas on ne voyait rien on ne trouvait personne et lrsquoAztec grom-melait deacutejagrave quand il deacutenicha Camus blotti dans son arbre tel un eacutecureuilsurpris

Il eut un ah sonore de triomphe en lrsquoapercevant et tout en se feacuteli-citant inteacuterieurement de ce que lrsquoassaut nrsquoeucirct pas eacuteteacute inutile il sommaimmeacutediatement son prisonnier de descendre

Camus qui savait le sort qui lrsquoattendait srsquoil abandonnait son asile etavait encore quelques cailloux en poche reacutepondit par le mot de Cam-bronne agrave cette injonction injurieuse Deacutejagrave il fouillait les poches de sonpantalon quand lrsquoAztec sans reacuteiteacuterer son invitation discourtoise or-donna agrave ses hommes de lui laquo descendre cet oiseau-lagrave raquo agrave coups de cailloux

Avant qursquoil eucirct bandeacute sa fronde une grecircle terrible lapida Camus quicroisa ses bras sur sa figure les mains sur les yeux pour se proteacuteger

Beaucoup de Velrans manquaient heureusement leur but presseacutesqursquoils eacutetaient de lancer leurs projectiles mais quelques-uns mais troptouchaient pan sur le dos pan sur la gueule pan sur la ratelle pan

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La guerre des boutons Chapitre IV

sur le racircble pan sur les guibolles attrape encore laquo ccedilui-lagrave raquo mon fils mdash Ah lrsquoy viendras mon salaud disait lrsquoAztecEt de fait le pauvre Camus nrsquoavait pas assez demains pour se proteacuteger

et se frotter et il allait enfin se rendre agrave merci quand le cri de guerre etle rugissement terrible de son chef ramenant ses troupes au combat ledeacutelivra comme par enchantement de cette terrible position

Lentement il deacutecroisa un bras puis un autre et se tacircta et regarda ethellipce qursquoil vithellip

Horreur trois fois horreur Lrsquoarmeacutee de Longeverne essouffleacutee arri-vait au Gros Buisson hurlante avec Tintin et Grangibus tandis qursquoagrave lalisiegravere les Velrans en troupeau emmenaient emportaient Lebrac prison-nier

mdash Lebrac Lebrac nom de Dieu Lebrac piailla-t-il Comment que ccedilaa pu se faire Ah bon Dieu de bon Dieu de nom de Dieu de nom de Dieude cent dieux

La maleacutediction deacutesespeacutereacutee de Camus eut un retentissement dans labande de Longeverne arrivant agrave la rescousse

mdash Lebrac fit Tintin en eacutecho Il nrsquoest pas lagrave Et il expliqua On arrivaitau bas de la Saute quand on a vu les nocirctres qui laquo srsquoensauvaient raquo commedes liegravevres alors il srsquoest lanceacute et leur zrsquoa dit

mdash Halte-lagrave hellip Ougrave venez-vous Et Camus mdash Camus qursquoa fait jrsquosais plus qui il est sur son checircne mdash Et La Crique mdash La Crique hellip on ne sait pas mdash Et vous les laissez comme ccedila nomdeDieu prisonniers des Velrans

vous nrsquoen avez donc point En avant allez en avant Alors il laquo srsquoa lanceacute raquo et on est parti derriegravere lui en laquo nrsquohurlant raquo

mais il eacutetait en avance drsquoau moins vingt sauts et agrave eux tous ils lrsquoaurontsucircrement pinceacute

mdash Mais oui qursquoil est chauffeacute ah nom de Dieu souffla Camus suffo-queacute deacutegringolant de son checircne

mdash Il nrsquoy a pas agrave chhellip faut le deacuteprendre mdash Ils sont deux fois plus que nous remarqua lrsquoun des fuyards rendu

prudent sucircrement qursquoil y en aura encore des chopeacutes crsquoest tout ce qursquoon

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La guerre des boutons Chapitre IV

y gagnera Puisqursquoon nrsquoest pas en nombre laquo gnrsquoa raquo qursquoagrave attendre apregravestout ils ne veulent pas le bouffer sans boire

mdash Non convint Camus mais ses boutons Et dire que crsquoest pour medeacutelivrer Ah malheur de malheur Il avait bien raison de nous dire dene pas venir ce soir Faut toujours eacutecouter son chef

mdash Mais ousqursquoest La Crique personne nrsquoa vu La Crique tu ne saispas srsquoil est pris

mdashNon reprit Camus je ne crois pas jrsquoai pas vu qursquoils lrsquoaient emmeneacuteil a ducirc se deacutefiler par les buissons du dessushellip

Pendant que les Longevernes se lamentaient et que Camus dans ledeacutesarroi du deacutesastre reconnaissait les avantages et la neacutecessiteacute drsquoune fortediscipline un rappel de perdrix les fit tressaillir

mdash Crsquoest La Crique dit GrangibusCrsquoeacutetait lui en effet qui au moment de lrsquoassaut srsquoeacutetait glisseacute comme

un renard entre les buissons et avait eacutechappeacute aux Velrans Il venait duhaut du communal et avait sucircrement vu quelque chose car il dit

mdash Ah mes amis qursquoest-ce qursquoils lui passent agrave Lebrac Jrsquoai mal vumais ce que ccedila cognait dur

Et il reacutequisitionna la ficelle et les eacutepingles de la bande pour raffublerles habits du geacuteneacuteral qui certainement nrsquoy couperait pas

Et en effet une scegravene terrible se deacuteroulait agrave la lisiegravereDrsquoabord enveloppeacute enrouleacute emporteacute par le tourbillon des adversaires

au point de nrsquoy plus rien comprendre le grand Lebrac srsquoeacutetait enfin re-connu eacutetait revenu agrave lui et quand on voulut le traiter en vaincu et lrsquoabor-der lrsquoeustache agrave la main il leur fit voir agrave ces peigne-culs ce que crsquoestqursquoun Longeverne

De la tecircte des pieds des mains des coudes des genoux des reinsdes dents cognant ruant sautant giflant tapant boxant mordant il sedeacutebattait terriblement culbutant les uns deacutechirant les autres eacuteborgnaitcelui-ci giflait celui-lagrave en bosselait un troisiegraveme et pan par-ci et toc par-lagrave et zon sur un autre tant et si bien que laissant pour compte une demi-manche de blouse il se faisait lacirccher enfin par la meute ennemie et srsquoeacutelan-ccedilait deacutejagrave vers Longeverne drsquoun eacutelan irreacutesistible quand un traicirctre croc-en-jambe deMigue la Lune lrsquoallongea net le nez dans une taupiniegravere les brasen avant et la gueule ouverte

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La guerre des boutons Chapitre IV

Il nrsquoeut pas le temps de dire ouf avant qursquoil eucirct songeacute seulement agravese mettre sur les genoux douze gars se preacutecipitaient derechef sur lui etpif et paf et poum et zop vous le saisissaient par les quatre membrestandis qursquoun autre le fouillait lui confisquait son couteau et le bacircillonnaitde son propre mouchoir

LrsquoAztec dirigeant la manoeuvre arma Migue la Lune sauveur de lasituation drsquoune verge de noisetier et lui recommanda preacutecaution inutiledrsquoy aller de ses six coups chaque fois que lrsquoautre tenterait la moindre se-cousse

De fait Lebrac nrsquoeacutetait pas homme agrave se tenir comme ccedila bientocirct sesfesses furent bleues de coups de baguette tant qursquoagrave la fin il dut bien setenir tranquille

mdash Ramasse cochon disait Migue la Lune Ah tu voulais me couperle zizi et les couilles Eh bien si on te les coupait agrave toi maintenant

Ils ne les lui coupegraverent point mais pas un bouton pas une bouton-niegravere pas une agrafe pas un cordon nrsquoeacutechappa agrave leur vigilance venge-resse et Lebrac vaincu deacutepouilleacute et fesseacute fut rendu agrave la liberteacute dans lemecircme eacutetat piteux que Migue la Lune cinq jours auparavant

Mais le Longeverne ne pleurnichait pas comme le Velrans il avaitune acircme de chef lui et srsquoil eacutecumait de rage inteacuterieure il semblait ne passentir la douleur physique Aussi degraves que deacutebacircillonneacute il nrsquoheacutesita pas agravecracher agrave ses bourreaux en invectives virulentes son incoercible meacutepriset sa haine vivace

Crsquoeacutetait un peu trop tocirct heacutelas et la horde victorieuse sucircre de le teniragrave sa merci le lui fit bien voir en le bacirctonnant de nouveau agrave trique queveux-tu et en le bourrant de coups de pieds

Alors Lebrac vaincu gonfleacute de rage et de deacutesespoir ivre de haine etde deacutesir de vengeance partit enfin la face ravageacutee fit quelques pas puisse laissa choir derriegravere un petit buisson comme pour pleurer agrave son aiseou chercher quelques eacutepines qui lui permissent de retenir son pantalonautour de ses reins

Une colegravere folle le dominait il tapa du pied il serra les poings ilgrinccedila des dents il mordit la terre puis comme si cet acircpre baiser lrsquoeucirctinspireacute subitement il srsquoarrecircta net

Les cuivres du couchant baissaient dans les branches demi-nues de

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La guerre des boutons Chapitre IV

la forecirct eacutelargissant lrsquohorizon amplifiant les lignes ennoblissant le pay-sage qursquoun puissant souffle de vent vivifiait Des chiens de garde au loinaboyaient au bout de leurs chaicircnes un corbeau rappelait ses compagnonspour le coucher les Velrans srsquoeacutetaient tus on nrsquoentendait rien des Longe-vernes

Lebrac dissimuleacute derriegravere son buisson se deacutechaussa (crsquoeacutetait facile)mit ses bas en loques dans ses souliers veufs de lacets retira son tricotet sa culotte les roula ensemble autour de ses chaussures mit ce rouleaudans sa blouse dont il fit ainsi un petit paquet noueacute aux quatre coins et negarda sur lui que sa courte chemise dont les pans frissonnaient au vent

Alors saisissant son petit baluchon drsquoune main de lrsquoautre troussantentre deux doigts sa chemise il se dressa drsquoun seul coup devant toute lrsquoar-meacutee ennemie et traitant ses vainqueurs de vaches de cochons de salaudset de lacircches il leur montra son cul drsquoun index eacutenergique puis se mit agrave fuiragrave toutes jambes dans le creacutepuscule tombant poursuivi par les impreacuteca-tions des Velrans au milieu drsquoune grecircle de cailloux qui bourdonnaient agraveses oreilles

n

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CHAPITRE V

Les conseacutequences drsquoun deacutesastre

Coup sur coup Deuil sur deuil Ah lrsquoeacutepreuve redouble

Victor Hugo (LrsquoAnneacutee terrible)

O raison de dire qursquounmalheur ne vient jamais seul Ce futLa Crique qui plus tard formula cet aphorisme dont il nrsquoeacutetaitpas lrsquoauteur

Quand Lebrac sacrant et vocifeacuterant contre ces peigne-culs de Velransarriva cheveux chemise et le reste au vent agrave la boucle du chemin de laSaute ce ne fut pas les compaings qursquoil trouva pour le recevoir mais bienle pegravere Zeacutephirin vieux soldat drsquoAfrique qursquoon appelait plus communeacute-ment Beacutedouin et qui remplissait dans la commune les modestes fonctionsde garde champecirctre ce qui se voyait drsquoailleurs agrave sa plaque jaune bien as-tiqueacutee luisant parmi les plis de sa blouse bleue toujours propre

De bonheur pour le grand Lebrac Beacutedouin repreacutesentant de la forcepublique agrave Longeverne eacutetait un peu sourd et nrsquoy voyait plus tregraves bien

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La guerre des boutons Chapitre V

Il avait revenant de sa tourneacutee quotidienne ou presque eacuteteacute arrecircteacute parles hurlements et les cris de guerre de Lebrac se deacutebattant aux mains desVelrans Comme il se trouvait par hasard qursquoil avait deacutejagrave eacuteteacute victime defarces et plaisanteries de la part de certains laquo galapias raquo du village il nedouta mie que les invectives virulentes de celui-lagrave fuyant autant dire agravepoil ne fussent agrave son adresse Il en douta de moins en moins quand ildistingua entre autres les syllabes de laquo cochon raquo et de laquo salaud raquo quidans sa penseacutee droite et logique ne pouvaient indubitablement srsquoappli-quer qursquoagrave un repreacutesentant de la laquo loa raquo sup1 Reacutesolu (le devoir avant tout) agravepunir cet insolent qui attentait du mecircme coup aux bonnes moeurs et agrave sadigniteacute de magistrat il srsquoeacutelanccedila agrave sa poursuite pour le rattraper ou toutau moins le reconnaicirctre et lui faire donner par laquo qui de droit raquo la fesseacuteeqursquoil jugeait meacuteriter

Mais Lebrac vit Beacutedouin lui aussi et reconnaissant des intentionshostiles au laquo polisson raquo qursquoil poussa il biaisa vivement agrave gauche versle haut du communal et disparut dans les buissons pendant que lrsquoautrebrandissant son bacircton criait toujours de toute sa gorge

mdash Petit saligaud que je trsquoattrape un peu Cacheacutes dans le Gros Buisson ahuris de cette apparition inattendue

les Longevernes suivaient la poursuite de Beacutedouin avec des yeux rondscomme des prunelles de chouettes

mdash Crsquoest lui crsquoest bien lui fit La Crique parlant de son chefmdash Il leur z-y-a encore joueacute un tour remarqua TintinQuel bougre tout

demecircme et lrsquoinflexion de sa voix disait toute lrsquoadmiration qursquoil professaitpour son geacuteneacuteral

mdash Ce vieux chellip va-t-il nous emmerder longtemps reprit Camus frot-tant de ses paumes segraveches et calleuses ses douloureuses meurtrissures

Et il songeait deacutejagrave agrave deacuteleacuteguer Tintin ou La Crique pour attirer Beacutedouinhors des lieux ougrave devait se cacher Lebrac en poussant agrave lrsquoadresse du gardequelques seacuteries drsquoeacutepithegravetes coloreacutees et fortes telles vieille tourte enfifreacutesodomiss veacuterolard drsquoAfrique et autres qursquoils avaient retenues au passagede certaines conversations entre les anciens du village

Il nrsquoen fut pas reacuteduit agrave cet expeacutedient car le vieux briscard redescendit

1 Loi

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La guerre des boutons Chapitre V

bientocirct le chemin jurant contre ces garnements agrave qui il tirerait les oreilleset qursquoil laquo foutrait raquo bien un jour ou lrsquoautre agrave laquo lrsquoousteau raquo communal pourtenir compagnie durant une heure ou deux aux rats de la fromagerie

Immeacutediatement Camus imita le tirouit de la perdrix grise signal deralliement de Longeverne et agrave la reacuteponse qui lui vint signala par troisnouveaux cris conseacutecutifs agrave son feacuteal aux abois que tout danger eacutetait mo-mentaneacutement eacutecarteacute

Bientocirct derriegravere les buissons on aperccedilut srsquoapprochant en effet lasilhouette indeacutecise drsquoabord et blanche de Lebrac son petit baluchon agrave lamain puis se distinguegraverent les traits de sa face contracteacutee de colegravere

mdash Ben mon vieux ben ma vieille Ce fut tout ce que put dire Camus qui les larmes aux yeux et les dents

serreacutees brandit un poing menaccedilant dans la direction de VelransEt Lebrac fut entoureacuteToutes les ficelles et toutes les eacutepingles de la bande furent reacutequisi-

tionneacutees afin de lui refaire une tenue tant qursquoagrave peu pregraves preacutesentable pourrentrer au village Agrave un soulier on mit de la ficelle de fouet agrave lrsquoautre de laficelle de pain de sucre prise agrave une garde drsquoeacutepeacutee des morceaux de tresseserregraverent les bas aux jarrets on trouva une eacutepingle de nourrice pour re-joindre et maintenir les deux ouvertures du pantalon Camus mecircme ivrede sacrifice voulait deacutefaire sa fronde agrave laquo lastique raquo pour en fabriquer uneceinture agrave son chef mais lrsquoautre noblement srsquoy opposa quelques eacutepinesbouchegraverent les plus gros trous La blouse ma foi pendait bien un peu enarriegravere la chemise irreacutemeacutediablement bacircillait agrave la cotisse sup2 et la manchedeacutechireacutee dont manquait le morceau eacutetait un irreacutecusable teacutemoin de la lutteterrible qursquoavait soutenue le guerrier

Quand il fut tant bien que mal regaupeacute sup3 jetant sur son accoutrementun coup drsquooeil meacutelancolique et eacutevaluant en lui-mecircme la quantiteacute de coupsde pied au cul que lui vaudrait cette tenue il reacutesuma ses appreacutehensionsen une phrase lapidaire qui fit freacutemir jusqursquoau coeur toutes les fibres deses soldats

mdash Bon Dieu ce que je vais ecirctre ceriseacute ⁴ en rentrant

2 Cotisse col3 Regaupeacute rajusteacute4 Ceriseacute signifie apparemment secoueacute comme le serait un cerisier et mecircme plus

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La guerre des boutons Chapitre V

Un silence morne accueillit cette preacutevision Le groupe eacutevidemment nevoyait pas drsquoobjections agrave faire et dans la nuit qui tombait ce fut la saboteacuteelamentable et silencieuse vers le village

Que diffeacuterente fut cette rentreacutee de celle du lundi La nuit morne etpesante alourdissait leur tristesse pas une eacutetoile ne se levait dans lesnuages qui tout agrave coup avaient envahi le ciel les murs gris qui bordaientle chemin avaient lrsquoair drsquoescorter en silence leur deacutesastre les branchesdes buissons pendaient en saule pleureur et euxmarchaient traicircnaient lespieds comme si leurs semelles eussent eacuteteacute appesanties de toute la deacutetressehumaine et de toute la meacutelancolie de lrsquoautomne

Pas un ne parlait pour ne point aggraver les preacuteoccupations doulou-reuses du chef vaincu et pour augmenter encore leur peine leur parve-nait dans le vent du sud-ouest le chant de victoire des Velrans glorieuxqui rentraient dans leurs foyers

Je suis chreacutetien voilagrave ma gloireMon espeacuterance et mon soutienhellipCar on eacutetait calotin agrave Velrans et rouge agrave LongeverneAu Gros Tilleul on srsquoarrecircta comme de coutume et Lebrac rompit le

silence mdash On se retrouvera demain matin pregraves du lavoir au second coup de

la messe fit-il drsquoune voix qursquoil voulait rendre ferme mais ougrave perccedilait toutde mecircme dans une sorte de chevrotement lrsquoangoisse drsquoun avenir troubletregraves incertain ou plutocirct trop certain

mdash Oui reacutepondit-on simplement et Camus le lapideacute vint lui serrer lesmains en silence pendant que la petite troupe tregraves vite srsquoeacutegrenait par lessentiers et les chemins qui conduisaient chacun agrave son domicile respectif

Quand Lebrac arriva agrave la maison de son pegravere pregraves de la fontaine duhaut il vit la lampe agrave peacutetrole allumeacutee dans la chambre du poecircle et par unentrebacircillement de rideaux il remarqua que sa famille eacutetait deacutejagrave en trainde souper

Il en freacutemit Cette constatation coupait net ses derniegraveres chances dene pas ecirctre vu en la tenue plutocirct deacutebrailleacutee dans laquelle il se trouvait parle plus fatal des destins

Mais il reacutefleacutechit que un peu plus tocirct ou un peu plus tard il fallait toutde mecircme y passer et reacutesolu agrave tout recevoir stoiumlquement il leva le loquet

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La guerre des boutons Chapitre V

de la cuisine traversa la piegravece et poussa la porte du poecircleLe pegravere de Lebrac tenait drsquoautant plus agrave laquo lrsquoestruction raquo ⁵ qursquoil en eacutetait

lui-mecircme et totalement deacutepourvu aussi exigeait-il de son rejeton degraves querevenait la saison drsquoeacutecolage une application agrave lrsquoeacutetude qui vraiment ne setrouvait pas ecirctre en raison directe des aptitudes intellectuelles de lrsquoeacutelegraveveLebrac Il venait de temps agrave autre confeacuterer de ce sujet avec le pegravere Simonet lui recommandait avec insistance de ne pas manquer son garnement etde le tanner chaque fois qursquoil le jugerait bon Ce ne serait certes pas luiqui le soutiendrait comme certains parents nouillottes laquo qui savent pas yfaire pour le bien de leurs enfants raquo et quand le gars aurait eacuteteacute puni enclasse lui le pegravere redoublerait la dose agrave la maison

Comme on le voit le pegravere de Lebrac avait en peacutedagogie des ideacutees bienarrecircteacutees et des principes tregraves nets et il les appliquait sinon avec succegravesdu moins avec conviction

Il avait justement en abreuvant les becirctes passeacute ce soir-lagrave pregraves dumaicirctre drsquoeacutecole qui fumait sa pipe sous les arcades de la maison communepregraves de la fontaine du milieu et il srsquoeacutetait enquis de la faccedilon dont son filsse comportait

Il avait naturellement appris que Lebrac jeune eacutetait resteacute en retenuejusqursquoagrave quatre heures et demie heure agrave laquelle il avait sans broncherreacuteciteacute la leccedilon qursquoil nrsquoavait pas sue le matin ce qui prouvait bien quequand il voulaithellip nrsquoest-ce pashellip

mdash Le rossard srsquoeacutetait exclameacute le pegravere Savez-vous bien qursquoil nrsquoemportejamais un livre agrave la maison Foutez-lui donc des devoirs des lignes desverbes ce que vous voudrez mais nrsquoayez crainte jrsquovas le soigner ce soirmoi

Crsquoeacutetait dans cette mecircme disposition drsquoesprit qursquoil se trouvait quandson fils franchit le seuil de la chambre

Chacun eacutetait agrave sa place et avait deacutejagrave mangeacute sa soupe Le pegravere sa cas-quette sur la tecircte le couteau agrave la main srsquoapprecirctait agrave disposer sur un adosde choux les tranches de lard fumeacute coupeacutees en morceaux plus ou moinsgros suivant la taille et lrsquoestomac de leur destinataire quand la portegrinccedila et que son fils apparut

5 Estruction instruction

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La guerre des boutons Chapitre V

mdash Ah te voilagrave tout de mecircme fit-il drsquoun petit air mi-sec mi-narquoisqui nrsquoannonccedilait rien de bon

Lebrac jugea prudent de ne pas reacutepondre et gagna sa place au bas dela table ignorant drsquoailleurs tout des intentions paternelles

mdash Mange ta soupe grogna la megravere elle est deacutejagrave toute laquo reacutefroidiete raquo mdash Et boutonne donc ton blouson fit le pegravere tu mrsquoas lrsquoair drsquoun mar-

chand de cabes ⁶Lebrac ramena drsquoun geste aussi eacutenergique qursquoinutile sa blouse qui

pendait dans son dos mais nrsquoagrafa rien et pour causemdash Je te dis drsquoagrafer ta blouse reacutepeacuteta le pegravere Et drsquoabord drsquoougrave viens-tu

comme ccedila Tu sors pas de classe peut-ecirctre agrave ces heures-ci mdash Jrsquoai perdu mon crochet de blouson marmotta Lebrac eacutevitant une

reacuteponse directemdash Las-moi Mon doux Jeacutesus srsquoexclama la megravere quels gouillands ⁷ que

ces cochons-lagrave ccedila casse tout ils deacutechirent tout ils ravalent tout Qursquoest-ce qursquoon veut devenir avec eux

mdash Et tes manches interrompit de nouveau le pegravere Trsquoas perdu aussiles boutons

mdash Oui avoua LebracApregraves cette nouvelle deacutecouverte qui avec la rentreacutee tardive deacutecelait

une situation particuliegravere et anormale un examen deacutetailleacute srsquoimposaitLebrac se sentit devenir rouge jusqursquoagrave la racine des cheveuxmdash Merde ccedila allait rien barder mdash Viens voir un peu ici au milieu Et le pegravere ayant leveacute lrsquoabat-jour de la lampe sous les quatre paires

drsquoyeux inquisiteurs de la famille Lebrac apparut dans toute lrsquoeacutetendue deson deacutesastre aggraveacute encore par les reacuteparations hacirctives que desmains en-thousiastes et bienveillantes certes mais trop malhabiles avaient acheveacuteau lieu de le tempeacuterer

mdash Ben nom de Dieu ah salaud ah cochon ah vaurien ah rossard grognait le pegravere apregraves chaque deacutecouverte Pas un bouton agrave son tricot niagrave sa chemise des eacutepines pour fermer sa braguette une eacutepingle de sucircreteacute

6 Cabe bique chegravevre7 Gouilland homme de mauvaise vie ivrogne et deacutebaucheacute

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La guerre des boutons Chapitre V

pour tenir son pantalon des ficelles agrave ses souliers mdash Mais drsquoougrave sors-tu donc nom de Dieu de saligaud gronda Lebrac

pegravere doutant que lui calme citoyen eucirct pu procreacuteer un garnement pareiltandis que la megravere se lamentait sur le travail continuel que ce polissonce boufre de gredin de cochon drsquoenfant lui donnait quotidiennement

mdash Et tu trsquoimagines que ccedila va durer longtemps comme ccedila peut-ecirctrereprit le pegravere que je vais deacutepenser des sous agrave eacutelever et agrave nourrir un salo-piot comme toi qui ne fout rien ni agrave la maison ni en classe ni ailleursmecircme que jrsquoen ai parleacute ce soir agrave ton maicirctre drsquoeacutecole

mdash Ah je trsquoen foutrai bandit Je vas te faire voir que les maisons decorrection elles sont pas faites pour les chiens Ah rosse

mdash hellipmdash Drsquoabord tu vas te passer de souper Mais vas-tu me reacutepondre nom

de Dieu ougrave trsquoes-tu arrangeacute comme ccedila mdash hellipmdashAh tu ne veux rien dire crapule ah oui vraiment eh bien attends

un peu nom de Dieu je veux bien te faire causer moi va Et saisissant dans le fagot entameacute pregraves de la chemineacutee un raim ⁸ de

coudre souple et dur arrachant la chemise jetant bas la culotte le pegraverede Lebrac administra agrave son rejeton qui se roulait se tordait eacutecumaitracirclait et hurlait hurlait agrave faire trembler les vitres une de ces racleacutees quicomptent dans la vie drsquoun mocircme

Puis sa justice ayant passeacute il ajouta drsquoun ton sec et qui nrsquoadmettaitpas de reacuteplique

mdash Et file te coucher maintenant et vivement hein nom de Dieu etque jrsquoentende laquo queacuteque chose raquo hellip

Sur sa paillasse de turquit ⁹ et son matelas de paillette sup1⁰ Lebracsrsquoeacutetendit las intenseacutement les membres briseacutes le derriegravere en sang la tecirctebouillonnante il se retourna longtemps meacutedita longuement longuementet srsquoendormit sur son deacutesastre

8 Forte baguette mot patois qui vient sans doute de rameau9 Paille de maiumls10 Balle drsquoavoine

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CHAPITRE VI

Plan de campagne

hellipdans le simple appareilDrsquoune beauteacute qursquoon vient drsquoarracher au sommeil

Racine (Britannicus acte II sc II)

E rsquo lendemain drsquoun sommeil de plomb lourd commela cuveacutee drsquoune ivresse Lebrac srsquoeacutetira lentement avec des sensa-tions de meurtrissure aux reins et de vide agrave lrsquoestomac

Le souvenir de ce qui srsquoeacutetait passeacute lui revint agrave lrsquoesprit comme une bouffeacuteede chaleur vous monte agrave la tecircte et le fit rougir

Ses vecirctements jeteacutes au pied du lit et ailleurs nrsquoimporte ougrave nrsquoimportecomment attestaient par leur deacutesordre le trouble profond qui avait preacute-sideacute au deacuteshabillage de leur proprieacutetaire

Lebrac songea que la colegravere paternelle devait ecirctre un peu eacutemousseacuteepar une nuit de sommeil il jugea de lrsquoheure aux bruits de la maison et dela rue les becirctes rentraient de lrsquoabreuvoir sa megravere portait le laquo leacutecher raquo aux

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La guerre des boutons Chapitre VI

vaches Il eacutetait temps qursquoil se levacirct et accomplicirct la besogne qui lui eacutetaitdeacutevolue chaque dimanche matin savoir deacutecrotter et astiquer les cinqpaires de souliers de la famille emplir de bois la caisse et drsquoeau les arro-soirs srsquoil ne voulait pas encourir de nouveau les rigueurs de la correctionfamiliale

Il sauta du lit et mit sa casquette puis il porta les mains agrave son derriegraverequi eacutetait chaud et douloureux et nrsquoayant pas de glace pour ymirer ce qursquoilvoulait tourna autant qursquoil put la tecircte sur les eacutepaules et regarda

Crsquoeacutetait rouge avec des raies violettes Eacutetaient-ce les coups de verge de Migue la Lune ou les marques de la

trique du pegravere Tous les deux sans douteUn nouvelle rougeur de honte ou de rage lui empourpra le front Salauds de Velrans ils lui paieraient ccedila Immeacutediatement il enfila ses bas et se mit en quecircte de son vieux pan-

talon celui qursquoil devait porter chaque fois qursquoil avait agrave accomplir une be-sogne au cours de laquelle il risquait de salir et de deacuteteacuteriorer ses laquo bons ha-bits raquo Crsquoeacutetait fichtre bien le cas Mais lrsquoironie de sa situation lui eacutechappaet il descendit agrave la cuisine

Il commenccedila par mettre agrave profit lrsquoabsence de sa megravere pour chiper dansle dressoir un gros quignon de pain qursquoil cacha dans sa poche et dont ilarrachait de temps agrave autre agrave pleines dents une eacutenorme boucheacutee qui luidistendait les macircchoires puis il se mit agrave manier les brosses avec ardeuret comme si rien de particulier ne srsquoeacutetait passeacute la veille

Son pegravere raccrochant son fouet au crochet de fer du pilier de pierrequi srsquoeacutelevait au milieu de la cuisine lui jeta en passant un coup drsquooeilrapide et seacutevegravere mais ne desserra pas les dents

Sa megravere quand il eut fini sa tacircche et apregraves qursquoil eut deacutejeuneacute drsquoun bolde soupe veilla agrave son eacutechenillage dominicalhellip

Il faut dire que Lebrac de mecircme que la plupart de ses camaradesLa Crique excepteacute nrsquoavait avec lrsquoeau que des relations plutocirct lointainesextra-familiales si lrsquoon peut dire et qursquoil la craignait autant que Mitis lechat de la maison Il ne lrsquoappreacuteciait vraiment en effet que dans les rigolesde la rue ougrave il aimait agrave patauger et comme force motrice faisant tournerde petits moulins agrave aubes de sa construction avec un axe en sureau et despalettes en coudre

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La guerre des boutons Chapitre VI

Aussi en semaine malgreacute les colegraveres du pegravere Simon ne se lavait-il ja-mais sauf les mains qursquoil fallait preacutesenter agrave lrsquoinspection de propreteacute etencore le plus souvent se servait-il de sable en guise de savon Le di-manche il y passait en rechignant Sa megravere armeacutee drsquoun rude torchon degrosse toile bise preacutealablement mouilleacute et savonneacute lui racircpait vigoureuse-ment la face le cou et les plis des oreilles et quant au fond drsquoicelles ileacutetait cureacute non moins eacutenergiquement avec le coin du linge mouilleacute tortilleacuteen forme de vrille Ce jour-lagrave Lebrac srsquoabstint de brailler et quand onlrsquoeut nanti de ses vecirctements du dimanche on lui permit lorsque sonnale second coup de la messe de se rendre sur la place en lui faisant tou-tefois remarquer avec une ironie totalement deacutepourvue drsquoeacuteleacutegance qursquoilnrsquoavait qursquoagrave recommencer comme la veille

Toute lrsquoarmeacutee de Longeverne eacutetait deacutejagrave lagrave peacuterorant et jacassant re-macircchant la deacutefaite et attendant anxieusement le geacuteneacuteral

Il entra simplement dans le gros de la bande leacutegegraverement eacutemu toutefoisde tous ces yeux brillants qui lrsquointerrogeaient muettement

mdash Ben oui fit-il jrsquoai reccedilu la danse Et puis quoi on nrsquoen cregraveve paslaquo pisque raquo me voilagrave

Nrsquoempecircche que nous leur z-y devons queacuteque chose et qursquoils le paie-ront

Cette faccedilon de parler qui semblerait au premier abord et pour quel-qursquoun de non initieacute deacutepourvue de logique fut pourtant admise par tous etdu premier coup car Lebrac fut appuyeacute dans son opinion par drsquounanimesapprobations

mdash Ccedila ne peut aller comme ccedila continua-t-il Non faut absolumenttrouver queacuteque chose Jrsquoveux plus me faire taugner sup1 agrave la cambuse laquo passeque raquo drsquoabord on ne me laisserait plus sortir et puis il faut leur faire payerla tourneacutee drsquohier

mdash Faudra y penser pendant la messe et on en recausera ce soirAgrave ce moment passegraverent les petites filles qui en bande se rendaient

elles aussi agrave lrsquooffice En traversant la place elles regardegraverent curieuse-ment Lebrac laquo pour voir la gueule qursquoil faisait raquo car elles eacutetaient au cou-rant de la grande guerre et savaient deacutejagrave toutes par leur fregravere ou leur

1 Taugner rosser

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La guerre des boutons Chapitre VI

cousin que la veille le geacuteneacuteral malgreacute une reacutesistance heacuteroiumlque avaitsubi le sort des vaincus et eacutetait rentreacute chez soi deacutepouilleacute et en piteux eacutetat

Sous les multiples feux de tous ces regards Lebrac bien qursquoil fucirct loindrsquoecirctre timide rougit jusqursquoau bout des oreilles son orgueil de macircle et dechef souffrait horriblement de sa deacutefaite et de cette sorte de deacutecheacuteancepassagegravere et ce fut bien pis encore quand sa bonne amie la soeur deTintin lui jeta au passage un regard de tendresse aux abois un regarddeacutesoleacute inquiet humide et tendre qui disait eacuteloquemment toute la partqursquoelle prenait agrave son malheur et tout lrsquoamour qursquoelle gardait envers etmalgreacute tout pour lrsquoeacutelu de son coeur

Malgreacute ces marques non eacutequivoques de sympathie Lebrac nrsquoy tintpas il voulut agrave tout prix se justifier complegravetement aux yeux de son amie et lacircchant sa bande il entraicircna Tintin agrave part et entre quatre-z-yeux luidemanda

mdash Y as-tu au moins tout bien raconteacute agrave ta soeur mdash Pour sucircr affirma lrsquoautre elle pleurait de rage elle disait que laquo si

elle aurait tenu le Migue la Lune elle y aurait creveacute les oeils raquomdash Y as-tu dit que crsquoeacutetait pour deacutelivrer Camus et que si vous aviez eacuteteacute

plus lestes ils ne mrsquoauraient pas chopeacute comme ccedila mdash Mais oui que jrsquoy ai dit Jrsquoy ai mecircme dit que tout le temps qursquoils te

saboulaient trsquoavais pas pleureacute une goutte et puis que pour finir tu leurzrsquoy avais montreacute ton cul Ah ce qursquoelle mrsquoeacutecoutait mon vieux Crsquoest paspour dire tu sais mais elle te gobe notrsquo Marie Elle mrsquoa mecircme dit detrsquoembrasser mais entre nous tu comprends entre hommes ccedila ne se faitpas ccedila a lrsquoair becircte nrsquoempecircche que le coeur y est mon vieux les femmesquand ccedila aimehellip Elle mrsquoa aussi dit qursquoune autre fois quand elle aurait letemps elle tacirccherait de venir par derriegravere pour des fois que si tu eacutetaisrepris tu comprends elle te recoudrait des boutons

mdash Jrsquoy serai pas repris n d Dhellip non jrsquoy serai pas fit Lebrac eacutemu toutde mecircme

Mais quand je laquo rrsquoirai raquo agrave la foire de Vercel laquo dis-y raquo que je lui rap-porterai un pain drsquoeacutepices pas un petit guiguillon de rien du tout mais ungros tu sais un de six sous avec une double devise

mdash Ce qursquoelle va ecirctre contente la Marie mon vieux quand jrsquoy diraireprit Tintin qui songeait avec eacutemotion que sa soeur partageait toujours

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La guerre des boutons Chapitre VI

avec lui reacuteguliegraverement ses desserts Il ajouta mecircme se trahissant dans uneacutelan de geacuteneacuterositeacute

mdash On tacircchera de le bouffer tous les trois ensemblemdash Mais crsquoest pas pour toi que je lrsquoachegraveterai ni pour moi crsquoest pour

elle mdash Oui je sais bien oui mais tu comprends des fois une ideacutee qursquoelle

aurait de faire comme ccedila mdash Tout de mecircme convint Lebrac pensif et ils entregraverent avec les autres

agrave lrsquoeacuteglise les cloches sonnant agrave toute voleacuteeQuand ils se furent caseacutes chacun agrave son poste respectif crsquoest-agrave-dire aux

places que les convenances la vigueur personnelle la soliditeacute du poingleur avaient fait srsquoattribuer peu agrave peu apregraves des deacutebats plus oumoins longs(les meilleures eacutetant reacuteputeacutees les plus proches des bancs des petites filles)ils tiregraverent de leurs poches qui un chapelet qui un livre de messe voireune image pieuse pour avoir laquo lrsquoair plus convenable raquo

Lebrac comme les autres extirpa du fond de sa poche de veste unvieux paroissien au cuir useacute et aux lettres eacutenormes heacuteritage drsquoune grand-tante agrave la vue faible et lrsquoouvrit nrsquoimporte ougrave histoire drsquoavoir lui aussi unecontenance agrave peu pregraves exempte de reproches

Peu curieux des oraisons il tourna son livre agrave lrsquoenvers et tout enfixant sans les voir les immenses caractegraveres drsquoune messe de mariage enlatin de laquelle il se fichait pas mal il reacutefleacutechit agrave ce qursquoil proposerait lesoir agrave ses soldats car il se doutait bien que ces sacreacutes asticots-lagrave ne trouve-raient comme drsquohabitude rien du tout du tout et se reposeraient encoresur lui du soin de deacutecider ce qursquoil faudrait faire pour remeacutedier au dangerterrible dont ils eacutetaient tous plus ou moins menaceacutes

Tintin dut le pousser pour le faire agenouiller lever et asseoir auxmoments deacutesigneacutes par le rituel et il jugea de la terrible contention drsquoespritde son chef agrave ce que celui-ci ne jeta pas une seule fois les yeux sur lesgamines qui elles de temps en temps le reluquaient pour voir laquo quellegueule qursquoon fait raquo quand on a reccedilu une bonne voleacutee

Des divers moyens qui srsquooffrirent agrave son esprit Lebrac partisan dessolutions radicales nrsquoen retint qursquoun et le soir apregraves vecircpres quand leconseil geacuteneacuteral des guerriers de Longeverne fut reacuteuni agrave la carriegravere agrave Pe-piot il le proposa carreacutement froidement et sans tergiversations

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash Pour ne pas se faire esquinter ses habits il nrsquoy a qursquoun moyen sucircrcrsquoest de nrsquoen pas avoir Je propose donc qursquoon se batte agrave poil hellip

mdash Tout nus se reacutecriegraverent bon nombre de camarades surpris eacutetonneacuteset mecircme un peu effrayeacutes de ce proceacutedeacute violent qui choquait peut-ecirctreaussi leurs sentiments de pudeur

mdash Parfaitement reprit Lebrac Si vous aviez reccedilu la danse vous nrsquoheacute-siteriez pas agrave dire comme moi

Et par le menu sans deacutesir drsquoeacutepater la galerie pour la convaincre seule-ment Lebrac narra les souffrances physiques et morales de sa captiviteacuteau bord du bois et la rentreacutee cuisante agrave la maison

mdash Tout de mecircme objecta Boulot srsquoil venait agrave passer du monde si unmendiant venait agrave rouler par lagrave et qursquoil nous ratiboise nos frusques siBeacutedouin nous retombait dessus

mdash Drsquoabord reprit Lebrac les habits on les cachera et puis au besoinon mettra quelqursquoun pour les garder

Srsquoil passe des gens et que ccedila les gecircne ils nrsquoauront qursquoagrave ne pas regarderet pour ce qui est du pegravere Beacutedouin on lrsquoemmhellip vous avez bien vu commejrsquoai fait hier au soir

mdash Oui maishellip fit Boulot qui deacutecideacutement nrsquoavait pas du tout lrsquoair detenir agrave se montrer dans le simple appareilhellip

mdash Crsquoest bon coupa Camus clouant son adversaire par un argumentpeacuteremptoire toi on sait bien pourquoi tu nrsquooses pas te mettre tout nuCrsquoest laquo passe que raquo trsquoas peur qursquoon voie la tache de vin que tu as auderriegravere et qursquoon se foute de ta fiole Trsquoas tort Boulot Ben quoi la belleaffaire une tache au cul crsquoest pas ecirctre estropieacute ccedila et il nrsquoy a pas agrave enavoir honte crsquoest ta megravere qursquoa eu une envie quand elle eacutetait grosse ellea eu ideacutee de boire du vin et laquo aile raquo srsquoest gratteacute le derriegravere agrave ce moment-lagraveCrsquoest comme ccedila que ccedila arrive Et ccedila ccedila nrsquoest pas une mauvaise envie

Les femmes grosses y en a qursquoont toutes sortes drsquoideacutees et des bienplus deacutegoucirctantes mes vieux moi jrsquoai entendu la bonne femme sup2 de Roc-fontaine qui disait agrave la megravere que y en avait qui voulaient manger de lamerde dans ces moments-lagrave

mdash De la merde

2 Sage-femme

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash Oui mdash Oh hellipmdash Oui mes vieux parfaitement de la merde de soldat mecircme et toutes

sortes drsquoautres saloperies que les chiens mecircme ne voudraient pas reniflerde loin

mdash Elles sont donc folles agrave ce moment-lagrave srsquoexclama Teacutetardmdash Elles le sont pendant avant et apregraves agrave ce qui paraicirctmdash Toujours est-il que crsquoest mon pegravere qui dit comme ccedila et pour quant

agrave y croire jrsquoy crois on ne peut rien faire sans qursquoelles ne gueulent commedes poules qursquoon plumerait tout vif et pour des choses de rien elles vousfoutent des mornifles

mdash Oui crsquoest vrai les femmes crsquoest de la sale engeance mdash Crsquoest-y entendu oui ou non qursquoon se battra agrave poil reacutepeacuteta Lebracmdash Il faut voter exigea Boulot qui deacutecideacutement ne tenait pas agrave exhiber

la tache de vin dont lrsquoenvie maternelle avait deacutecoreacute son postegraveremdash Que trsquoes becircte mon vieux fit Tintin puisqursquoon te dit qursquoon srsquoen

fout mdash Je ne dis pas vous autres maishellip les Velrans sihellip ils la voyaienthellip

eh bien eh bien hellip ccedila mrsquoembecircterait na mdash Voyons intervint La Crique essayant drsquoarranger les choses une

supposition que Boulot garderait le saint frusquin et que nous autres onse battrait hein

mdash Non non opinegraverent certains guerriers qui intrigueacutes par les reacuteveacute-lations de Camus et curieux de lrsquoanatomie de leur camarade voulaient devisu se rendre compte de ce que crsquoest qursquoune envie et tenaient absolumentagrave ce que Boulot se deacuteshabillacirct comme tout le monde

mdash Montre-leur zrsquoy va Boulot agrave ces idiots-lagrave reprit La Crique ilssont plus becirctes que mes pieds on dirait qursquoils nrsquoont jamais rien vu pasmecircme une vache qui vecircle ou une cabe qursquoon megravene au bouc

Boulot comprit fut heacuteroiumlque et se reacutesigna Il deacuteboutonna ses bretelleslaissa tomber sa culotte troussa sa chemise et montra agrave tous les guerriersde Longeverne plus ou moins inteacuteresseacutes laquo lrsquoenvie raquo qui ornait la faceposteacuterieure de son individu Et sitocirct qursquoil eut fait la motion de Lebracappuyeacutee par Camus Tintin La Crique et Grangibus fut adopteacutee agrave laquo lrsquoin-animiteacute raquo comme drsquohabitude

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash Crsquoest pas tout ccedila maintenant reprit Lebrac il faut savoir ougrave lrsquoonse deacuteshabillera et ousqursquoon cachera les habits Si des fois Boulot voyaitsrsquoamener quelqursquoun comme le pegravere Simon ou le cureacute vaudrait tout demecircme mieux qursquoils ne nous voient pas agrave poil sans quoi on pourrait bientous prendre quelque chose en rentrant chez soi

mdash Je sais moi deacuteclara Camus Et lrsquoeacuteclaireur volontaire conduisit lapetite armeacutee dans une sorte de vieille carriegravere entoureacutee de taillis abriteacuteede tous les cocircteacutes et drsquoougrave lrsquoon pouvait facilement par une espegravece de sous-bois arriver derriegravere le retranchement du Gros Buisson crsquoest-agrave-dire auchamp de bataille

Degraves qursquoarriveacutes ils se reacutecriegraverent mdash Chicard mdash Chouette mdash Merde crsquoest eacutepatant Crsquoeacutetait tregraves bien en effet Et il fut conclu illico que le lendemain apregraves

avoir deacutepecirccheacute en eacuteclaireurs Camus avec deux autres bons gaillards quiproteacutegeraient le gros de lrsquoarmeacutee on viendrait srsquoinstaller lagrave pour se mettresi lrsquoon peut dire en tenue de campagne

En srsquoen retournant Lebrac srsquoapprocha deCamus et confidentiellementlui demanda

mdash Comment que trsquoas pu faire pour deacutegoter un si chouette coin pourse deacuteshabiller

mdash Ah ah reacutepondit Camus regardant drsquoun petit air eacutegrillard son ca-marade et geacuteneacuteral

Et passant sa langue sur ses legravevres et clignant de lrsquooeil devant lrsquointer-rogation muette du chef

mdash Mon vieux ccedila crsquoest des affaires de femme Je te raconterai toutplus tard quand nous ne serons rien que les deux

n

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CHAPITRE VII

Nouvelles batailles

Panurge soubdain leva en lrsquoair la main dextre puys drsquoicellemist le pouce dedans la narine drsquoycellui cousteacute tenant lesquatre doigtz estenduz et serrez par leur ordre en ligneparallegravele agrave la pene du nez fermant lrsquooeil gauche entiegraverementet guaignant du dextre avecques profonde deacutepression de lasourcille et paulpiegraverehellip

Rabelais (livre II chap XIX)

L classe le lundi matin agrave huit heures avec sonpantalon raccommodeacute et une blouse agrave deux manches de cou-leurs diffeacuterentes ce qui lui donnait un peu lrsquoair drsquoun laquo carna-

val raquoSa megravere en partant lrsquoavait seacutevegraverement preacutevenu qursquoil eucirct agrave prendre unsoin speacutecial de ses habits et que si le soir on relevait dessus la plus petitetache de boue ou la moindre deacutechirure il saurait de nouveau ce que cela

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La guerre des boutons Chapitre VII

lui coucircterait Aussi eacutetait-il un peu gecircneacute aux entournures et assez mal agravelrsquoaise dans ses mouvements mais cela ne dura pas

Tintin degraves son entreacutee dans la cour lui transmit de nouveau confi-dentiellement les serments drsquoeacuteternel amour de sa soeur et les offres plusterre agrave terre mais non moins importantes de reacuteparation mobiliegravere desvecirctements le cas eacutecheacuteant

Cela leur prit une demi-minute agrave peine et ils gagnegraverent immeacutediate-ment le groupe principal ougrave Grangibus peacuterorait avec volubiliteacute expli-quant pour la septiegraveme fois comme quoi son fregravere et lui avaient failli laveille au soir tomber derechef dans lrsquoembuscade des Velrans qui ne srsquoeneacutetaient pas tenus comme la premiegravere fois agrave des injures et agrave des caillouxlanceacutes mais avaient bel et bien voulu se saisir de leurs preacutecieuses per-sonnes et les immoler agrave leur insatiable vengeance

Heureusement les Gibus nrsquoeacutetaient pas loin de la maison ils avaientsiffleacute Turc leur gros chien danois qui eacutetait justement lacirccheacute ce jour-lagrave (uneveine ) et la venue du molosse qursquoils avaient laquo houksseacute raquo aussitocirct contreleurs ennemis ses grondements ses mines de srsquoeacutelancer ses crocs montreacutesderriegravere les babines rouges avaient mis prudemment en fuite la bande desVelrans

Et degraves lors disait Grangibus ils avaient demandeacute agrave Narcisse de deacuteta-cher le chien tous les jours vers cinq heures et demie et de lrsquoenvoyer agraveleur rencontre pour qursquoil pucirct en cas de malheur proteacuteger leur rentreacutee agravela maison

mdash Les salauds grommelait Lebrac Ah les salauds ils nous le paie-ront va et cher

Crsquoeacutetait une belle journeacutee drsquoautomne les nuages bas qui avaient pro-teacutegeacute la terre de la geleacutee srsquoeacutetaient eacutevanouis avec lrsquoaurore il faisait tiegravede les brouillards du ruisseau du Vernois semblaient se fondre dans les pre-miers rayons du soleil et derriegravere les buissons de la Saute tout lagrave-bas lalisiegravere ennemie heacuterissait dans la lumiegravere les fucircts jaunes et deacutegarnis parendroits de ses baliveaux et de ses futaies

Un vrai beau jour pour se battremdash Attendez un peu agrave ce soir disait Lebrac le sourire aux legravevres Un

vent de joie passait sur lrsquoarmeacutee de Longeverne Les moineaux et les pin-sons peacutepiaient et sifflaient sur les tas de fagots et dans les pruniers des

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La guerre des boutons Chapitre VII

vergers comme les oiseaux eux aussi ils chantaient le soleil les eacutegayaitles rendait confiants oublieux et sereins Les soucis de la veille et la racleacuteedu geacuteneacuteral eacutetaient deacutejagrave loin et on fit une eacutepique partie de saute-moutonjusqursquoagrave lrsquoheure de lrsquoentreacutee en classe

Il y eut au coup de sifflet du pegravere Simon une veacuteritable suspension dejoie des plis soucieux sur les fronts des marques drsquoamertume aux legravevreset du regret dans les yeux Ah la vie hellip

mdash Sais-tu tes leccedilons Lebrac demanda confidentiellement La Criquemdash Heu ouihellip pas trop Tacircche de me souffler si tu peux hein Srsquoagirait

pas ce soir de se faire coller comme samedi Jrsquoai bien appris le systegravememeacutetrique jrsquosais tous les poids par coeur en fonte en cuivre agrave godets etles petites lames par-dessus le marcheacute mais jrsquosais pas ce qursquoil faut pourecirctre eacutelecteur Comme mon pegravere a vu le pegravere Simon je vais sucircrement pasy couper agrave une leccedilon ou agrave une autre Pourvu que jrsquoy saute en systegravememeacutetrique

Le voeu de Lebrac fut exauceacute mais la chance qui le favorisa faillit bienpar contrecoup ecirctre fatale agrave son cher Camus et sans lrsquointervention aussihabile que discregravete de La Crique qui jouait des legravevres et des mains commele plus patheacutetique des mimes ccedila y eacutetait bien Camus eacutetait boucleacute pour lesoir

Le pauvre garccedilon qui on srsquoen souvient avait deacutejagrave failli eacutecoper les joursdrsquoavant agrave propos du laquo citoyen raquo ignorait encore et totalement les condi-tions requises pour ecirctre eacutelecteur

Il sut tout de mecircme gracircce agrave la mimique de La Crique brandissant sadextre en fourchette les quatre doigts en lrsquoair et le pouce cacheacute qursquoil yen avait quatre

Pour les deacuteterminer ce fut beaucoup plus dur Camus simulant uneamneacutesie momentaneacutee et partielle le front plisseacute les doigts eacutenerveacutes sem-blait profondeacutement reacutefleacutechir et ne perdait pas de vue La Crique le sau-veur qui srsquoingeacuteniait

Drsquoun coup drsquooeil expressif il deacutesigna agrave son camarade la carte de Francepar Vidal-Lablache appendue au mur mais Camus peu au courant semeacuteprit agrave ce geste eacutequivoque et au lieu de dire qursquoil faut ecirctre Franccedilais ilreacutepondit agrave lrsquoahurissement geacuteneacuteral qursquoil fallait savoir laquo sa giografie raquo

Le pegravere Simon lui demanda srsquoil devenait fou ou srsquoil se fichait dumonde

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La guerre des boutons Chapitre VII

tandis que La Crique navreacute drsquoecirctre si mal compris haussait imperceptible-ment les eacutepaules en tournant la tecircte

Camus se ressaisit Une lueur brilla en lui et il dit mdash Il faut ecirctre du pays mdashQuel pays hargna lemaicirctre furieux drsquoune reacuteponse aussi impreacutecise

de la Prusse ou de la Chine mdash De la France reprit lrsquointerpelleacute ecirctre Franccedilais mdash Ah tout de mecircme nous y sommes Et apregraves mdash Apregraves et ses yeux imploraient La CriqueCelui-ci saisit dans sa poche son couteau lrsquoouvrit fit semblant drsquoeacutegor-

ger Boulot son voisin et de le deacutevaliser puis il tourna la tecircte de droite agravegauche et de gauche agrave droite

Camus saisit qursquoil ne fallait pas avoir tueacute ni voleacute il le proclama in-continent et les autres par lrsquoorgane autoriseacute de La Crique auquel ils mecirc-legraverent leurs voix geacuteneacuteralisegraverent la reacuteponse en disant qursquoil fallait jouir deses droits civils

Cela nrsquoallait fichtre pas si mal et Camus respirait Pour la troisiegravemecondition La Crique fut tregraves expressif il porta la main agrave son mentonpour y caresser une absente barbiche effila drsquoinvisibles et longues mous-taches porta mecircme ailleurs ses mains pour indiquer aussi la preacutesence encet endroit discret drsquoun systegraveme pileux particulier puis tel Panurge fai-sant quinaud lrsquoAngloys qui arguoit par signe il leva simultaneacutement enlrsquoair et deux fois de suite ses deux mains tous doigts eacutecarteacutes puis le seulpouce de la dextre ce qui eacutevidemment signifiait vingt et un Puis il toussaen faisant han et Camus victorieux sortit la troisiegraveme condition

mdash Avoir vingt et un ansmdash Agrave la quatriegraveme maintenant fit le pegravere Simon tel un patron de jeu

de tourniquet le soir de la fecircte patronaleLes yeux de Camus fixegraverent La Crique puis le plafond puis le tableau

puis de nouveau La Crique ses sourcils se froncegraverent comme si sa volonteacuteimpuissante brassait les eaux de sa meacutemoire

La Crique un cahier agrave la main traccedilait de son index drsquoinvisibles lettressur la couverture

Qursquoest-ce que ccedila pouvait bien vouloir dire Non ccedila ne disait rien agraveCamus alors le souffleur fronccedila le nez ouvrit la bouche en serrant les

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La guerre des boutons Chapitre VII

dents la langue sur les legravevres et une syllabe parvint aux oreilles du nau-frageacute

mdash Iste Il ne pigeait pas davantage et tendait de plus en plus le cou du cocircteacute

de La Crique tant et tant que le pegravere Simon intrigueacute de cet air idiot queprenait lrsquointerrogeacute fixant obstineacutement le mecircme point de la salle eut lrsquoideacuteesaugrenue bizarre et stupide de se retourner brusquement

Ce fut un demi-malheur car il surprit la grimace de La Crique et lrsquoin-terpreacuteta fort mal en deacuteduisant que le garnement se livrait derriegravere sondos agrave une mimique simiesque dont le but eacutetait de faire rire les camaradesaux deacutepens de leur maicirctre

Aussi lui bombarda-t-il aussitocirct cette phrase vengeresse mdash La Crique vous me ferez pour demain matin le verbe laquo faire le

singe raquo et vous aurez soin au futur et au conditionnel de mettre laquo je neferai plus raquo et laquo je ne ferais plus le singe raquo au lieu de laquo je ferai raquo crsquoestcompris

Il se trouva dans la salle un imbeacutecile pour rire de la punition Bacailleacutele boiteux et cet acte stupide de mauvaise camaraderie eut pour conseacute-quence immeacutediate de mettre en colegravere le maicirctre drsquoeacutecole lequel srsquoen pritviolemment agrave Camus qui risquait fort la retenue

mdash Enfin vous allez-vous me dire la quatriegraveme condition La quatriegraveme condition ne venait pas La Crique seul la connaissaitmdash Foutu pour foutu pensa-t-il il fallait au moins en sauver un aussi

avec un air plein de bonne volonteacute et fort innocent comme srsquoil eucirct voulufaire oublier sa mauvaise action drsquoauparavant reacutepondit-il en lieu et placede son feacuteal et tregraves vite pour que lrsquoinstituteur ne pucirct lui imposer silence

mdash Ecirctre inscrit sur la liste eacutelectorale de sa commune mdash Mais qui est-ce qui vous demande quelque chose Est-ce que je

vous interroge vous enfin tonna le pegravere Simon de plus en plus monteacutetandis que son meilleur eacutecolier prenait un petit air contrit et idiot quijurait avec son ressentiment inteacuterieur

Ainsi srsquoacheva la leccedilon sans autre anicroche mais Tintin glissa danslrsquooreille de Lebrac

mdash Trsquoas-trsquoy vu ce sale bancal tu sais je crois qursquoil faut faire attention y a pas de fiance agrave avoir en lui il doit cafarder

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La guerre des boutons Chapitre VII

mdash Tu crois sursauta Lebrac Ah par exemple mdash Jrsquoai pas de preuves reprit Tintin mais ccedila mrsquoeacutepaterait pas il est en

laquo dessour raquo crsquoest un laquo surnois raquo et jrsquoaime pas ces types-lagrave moi Les plumes grincegraverent sur le papier pour la date qursquoonmettait Lundihellip

189hellipEacutepheacutemeacuterides commencement de la guerre avec les Prussiens Bataille

de Forbach mdash Dis Tintin demanda Guignard je vois pas bien est-ce que crsquoest

Forbach ou Morbach mdash Crsquoest Forbach Des Morbachs crsquoest lrsquoartilleur de chez Camus qui

en parlait aux Chantelots lrsquoautre dimanche qursquoil eacutetait en permission For-bach ccedila doit ecirctre un pays

Le devoir se fit en silence puis un marmottement sourd croissant peuagrave peu en volume et en intensiteacute indiqua qursquoil eacutetait fini et que les eacutecoliersprofitaient du reacutepit qursquoils avaient entre les deux exercices pour repasserla leccedilon suivante ou eacutechanger des vues personnelles sur les situationsrespectives des deux armeacutees belligeacuterantes

Lebrac triompha en systegraveme meacutetrique Les mesures de poids crsquoestcomme les mesures de longueur il y a mecircme deux multiples en plus et il jonglait intellectuellement avec les myriagrammes et les quintauxmeacutetriques ni plus ni moins qursquoun athlegravete forain avec des haltegraveres de vingtkilos il eacutebahit mecircme le pegravere Simon en lui deacutebitant du plus gros au pluspetit tous les poids usuels sans rien omettre de leur description particu-liegravere

mdash Si vous saviez toujours vos leccedilons comme celle-ci affirma le maicirctreje vous megravenerais au Certificat lrsquoanneacutee prochaine

Le certificat drsquoeacutetudes Lebrac nrsquoy tenait pas srsquoappuyer des dicteacuteesdes calculs des compositions franccedilaises sans compter la laquo giographie raquoet lrsquohistoire ah mais non pas de ccedila Aussi les compliments ni les pro-messes ne lrsquoeacutemurent et srsquoil eut le sourire ce fut tout simplement parceqursquoil se sentait sucircr maintenant mecircme srsquoil flanchait un peu en histoire eten grammaire drsquoecirctre lacirccheacute quand mecircme le soir agrave cause de la bonne im-pression qursquoil avait produite le matin

Quand quatre heures sonnegraverent qursquoils eurent fileacute agrave la maison prendrele chanteau de pain habituel et qursquoils se trouvegraverent de nouveau rassem-

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La guerre des boutons Chapitre VII

bleacutes agrave la carriegravere agrave Pepiot Camus certain drsquoecirctre en avance partit avecGrangibus et Gambette pour surveiller la lisiegravere pendant que le reste delrsquoarmeacutee filait en toute hacircte se mettre en tenue de bataille

Camus arriveacute monta sur son arbre et regarda Rien encore nrsquoappa-raissait il en profita pour resserrer les ficelles qui rattachaient les eacutelas-tiques agrave la fourche et au cuir de sa fronde et pour trier ses cailloux lesmeilleurs dans les poches de gauche les autres dans celles de droite

Pendant ce temps sous la garde de Boulot qui deacutesignait agrave chacun saplace et alignait de grosses pierres pour y poser les habits afin qursquoils nese salissent point les soldats de Lebrac et le chef se deacuteshabillaient

mdash Prends mon fiautot sup1 fit Tintin agrave Boulot et grimpe sur le checircne quevoilagrave Si des fois tu voyais le noir ou le fouette-cul ou quelqursquoun que tune connaisses pas tu sifflerais deux coups pour qursquoon puisse se sauver

Agrave ce moment Lebrac qui eacutetait en tenue poussa une exclamation decolegravere en se frappant le front

mdash Nom de Dieu de nom de Dieu Comment que jrsquoy ai pas songeacute onnrsquoa point de poche pour mettre les cailloux

mdash Merde crsquoest vrai constata Tintinmdash Ce qursquoon est becircte confessa La Crique Il nrsquoy a que les triques crsquoest

pas assez Et il reacutefleacutechit une secondehellipmdash Prenons nos mouchoirs et mettons les cailloux dedansQuand il nrsquoy

aura pus rien agrave lancer chacun roulera le sien autour de son poignetBien que les mouchoirs ne fussent souvent que des morceaux hors

drsquousage de vieilles chemises de toile ou des deacutebris de torchons il se trouvaune bonne demi-douzaine de combattants qui nrsquoen eacutetaient point pourvuset ce pour la simple raison que leurs manches de blouses les remplaccedilantavantageusement agrave leur greacute ils ne tenaient point du tout en sages qursquoilseacutetaient agrave srsquoencombrer de ces meubles inutiles

Preacutevenant lrsquoobjection de ces jeunes philosophes Lebrac leur deacutesignacomme laquomusette agrave godons raquo leur casquette ou celle de leur voisin et toutfut ainsi reacutegleacute au mieux des inteacuterecircts de la troupe

mdash On y est demanda-t-il ensuitehellip En avant alorsse

1 Fiautot sifflet

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La guerre des boutons Chapitre VII

Et lui en tecircte Tintin le suivant puis La Crique puis les autres au petitbonheur tous le bacircton agrave lamain droite le mouchoir lieacute aux quatre coins etplein de cailloux agrave lrsquoautre ils avancegraverent lentement leurs formes fluettesou rondouillardes leacutegegraverement frissonnantes se deacutecoupant en blanc surla couleur sombre du deacutefileacute En cinq minutes ils furent au Gros Buisson

Camus juste agrave ce moment engageait les hostiliteacutes et laquo ciblait raquo Miguela Lune agrave qui il voulait absolument disait-il casser la gueule

Il eacutetait temps cependant que le gros des forces de Longeverne arri-vacirct Les Velrans preacutevenus par Touegueule eacutemule et rival de Camus dela seule preacutesence de quelques ennemis et enfieacutevreacutes encore au souvenirde leur victoire de lrsquoavant-veille se preacuteparaient agrave ne faire qursquoune bou-cheacutee de ceux qui se trouvaient devant eux Mais au moment preacutecis ougrave ilsdeacutebouchaient de la forecirct pour se former en colonne drsquoassaut une gerbeeacutecrasante de projectiles leur deacutegringola sur les eacutepaules qui les fit tout demecircme reacutefleacutechir et eacutemoussa leur enthousiasme

Touegueule qui eacutetait descendu pour prendre part agrave la cureacutee regrimpasur son foyard pour voir si drsquoaventure des renforts nrsquoeacutetaient pas arriveacutesau Gros Buisson mais il srsquoaperccedilut tout simplement que Camus eacutetait re-descendu de son arbre et la fronde bandeacutee se tenait pregraves de Grangibuset de Gambette ces derniers aussi sur la deacutefensive Rien de nouveau parconseacutequent Crsquoest que les guerriers de Longeverne tout transis et grelot-tants srsquoeacutetaient couleacutes silencieusement derriegravere les fucircts des arbres et sousles fourreacutes eacutepais et ne bougeaient laquo ni pieds ni pattes raquo

mdash Ils vont recommencer lrsquoassaut preacutedit Lebrac agrave mi-voix on a eutort peut-ecirctre de lancer trop de cailloux tout agrave lrsquoheure pourvu qursquoils nese doutent pas qursquoon les attend

mdash Attention prenez vos godons laissez-les venir tout pregraves alors jecommanderai le feu et aussitocirct la charge

LrsquoAztec des Gueacutes rassureacute par lrsquoexploration de Touegueule pensaque si les ennemis ne se montraient pas et faisaient ainsi que le samedidrsquoavant crsquoeacutetait qursquoils se trouvaient de mecircme que ce jour-lagrave sans chef eten eacutetat drsquoinfeacuterioriteacute numeacuterique notoire Il deacutecida donc immeacutediatementapprouveacute par les grands conseillers enthousiastes encore au souvenir dela prise de Lebrac qursquoil serait bon aussi de piger Camus qui justementremontait sur son checircne

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La guerre des boutons Chapitre VII

Celui-lagrave sucircrement nrsquoaurait pas le temps de fuir il nrsquoy couperait pascette fois il serait laquo chauffeacute raquo et y passerait tout comme Lebrac Depuislongtemps deacutejagrave ses cailloux et ses billes faisaient trop de blesseacutes dans leursrangs il eacutetait urgent vraiment de lui donner une bonne leccedilon et de luirafler sa fronde

Ils le laissegraverent commodeacutement srsquoinstallerLes dispositions de combat nrsquoeacutetaient pas longues agrave prendre pour ces

escarmouches ougrave la valeur personnelle et lrsquoeacutelan geacuteneacuteral deacutecidaient le plussouvent de la victoire ou de la deacutefaite aussi lrsquoinstant drsquoapregraves les bacirctonsfollement tournoyant poussant des ah ahr gutturaux et feacuteroces les Vel-rans confiants en leur force fondirent impeacutetueusement sur le camp en-nemi

On aurait entendu voler unemouche au Gros Buisson de Longeverne seule la fronde de Camus claquait lanccedilant ses projectileshellip

Les gars nus tapis agrave genoux ou accroupis frissonnant de froid sansoser se lrsquoavouer tenaient tous le caillou dans la main droite et la triqueen la gauche

Lebrac au centre au pied du checircne de Camus debout le corps entiegravere-ment dissimuleacute par le fucirct du gros arbre tendait en avant sa tecircte farouchedardant sous ses sourcils fronceacutes ses yeux fixes et flamboyants le poinggauche nerveusement serrant son sabre de chef agrave garde de ficelle de fouet

Il suivait le mouvement ennemi les legravevres freacutemissantes precirct agrave donnerle signal

Et tout drsquoun coup se deacutetendant comme un diable qui sort drsquoune boicirctetout son corps contracteacute bondit sur place en mecircme temps que sa gorgehurlait comme dans un accegraves de deacutemence le commandement impeacutetueux

mdash Feu Un frondonnement courut comme un frissonLa rafale de cailloux de lrsquoarmeacutee de Longeverne frappa la troupe des

Velrans en plein centre cassant son eacutelan en mecircme temps que la voix deLebrac beuglant rageusement et de tous ses poumons reprenait

mdash En avant en avant en avant nom de Dieu Et telle une leacutegion infernale et fantastique de gnomes subitement sur-

gis de terre tous les soldats de Lebrac brandissant leurs eacutepieux et leurssabres et hurlant eacutepouvantablement tous nus comme des vers bondirent

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La guerre des boutons Chapitre VII

de leur repaire mysteacuterieux et srsquoeacutelancegraverent drsquoun irreacutesistible eacutelan sur latroupe des Velrans

La surprise lrsquoeffarement la frousse la panique passegraverent successi-vement sur la bande de lrsquoAztec des Gueacutes qui srsquoarrecircta paralyseacutee puis de-vant le danger imminent et qui grandissait de seconde en seconde tournabride drsquoun seul coup et plus vite encore qursquoelle nrsquoeacutetait venue agrave enjambeacuteesdoubles affoleacutee litteacuteralement fila vers sa lisiegravere protectrice sans qursquounseul parmi les fuyards osacirct seulement tourner la tecircte

Lebrac en avant toujours brandissait son sabre ses grands bras nusgesticulaient ses jambes nerveuses faisaient des bonds de deux megravetreset toute son armeacutee libre de toute entrave heureuse de se reacutechauffer ac-courant drsquoune folle allure tacirctait deacutejagrave de la pointe de ses eacutepieux et de seslances les cocirctes des ennemis qui arrivaient enfin agrave la grande trancheacutee Onallait en chauffer

Mais la fuite des Velrans ne srsquoarrecircta point pour si peu Le mur drsquoen-ceinte eacutetait lagrave avec le taillis derriegravere clairsemeacute agrave la lisiegravere pour srsquoeacutepaissirapregraves par degreacutes La troupe en deacuteroute de lrsquoAztec des Gueacutes ne perdit passon temps agrave chercher agrave passer agrave la queue leu-leu dans la Grande TrancheacuteeLes premiers la prirent mais les derniers nrsquoheacutesitegraverent point agrave bondir enplein taillis et agrave se frayer des pieds et des mains et coucircte que coucircte unchemin de retraite

La tenue simplifieacutee des Longevernes ne leur permettait malheureuse-ment pas de continuer la poursuite dans les ronces et les eacutepines et du murde la forecirct ils virent leurs ennemis fuyant lacircchant leurs bacirctons perdantleurs casquettes semant leurs cailloux qui srsquoenfonccedilaient meurtris fouet-teacutes eacutegratigneacutes deacutechireacutes parmi les eacutepines et les fourreacutes de ronces commedes sangliers forceacutes ou des cerfs aux abois

Lebrac lui avait enfileacute la Grande Trancheacutee avec Tintin et GrangibusIl allait poser la griffe sur lrsquoeacutepaule freacutemissante de peur de Migue la Lunedont il venait deacutejagrave de tanner les reins avec son sabre quand deux stridentscoups de sifflet venant de son camp en achevant la deacuteroute ennemie lesarrecirctegraverent net eux aussi lui et ses soldats

Migue la Lune laissant derriegravere lui un sillage odorant caracteacuteristiquequi teacutemoignait de sa frousse intense put srsquoeacutechapper comme les autres etdisparut dans le sous-bois

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La guerre des boutons Chapitre VII

Qursquoy avait-il Lebrac et ses guerriers srsquoeacutetaient retourneacutes inquiets du signal de Bou-

lot et soucieux quand mecircme de ne pas se laisser surprendre dans cettetenue eacutequivoque par un des gardiens laiumlque ou eccleacutesiastique naturel ouautre de la morale publique de Longeverne ou drsquoailleurs

Jetant un regard de regret sur la silhouette de Migue la Lune Lebracremonta la trancheacutee pour regagner la lisiegravere ougrave ses soldats eacutecarquillantles prunelles cherchaient en attendant son retour agrave se rendre compte dece qui avait bien pu motiver le signal drsquoalarme de Boulot

Camus qui au moment de lrsquoassaut eacutetait redescendu de lrsquoarbre etavait on srsquoen souvient gardeacute ses vecirctements srsquoavanccedila prudemment jus-qursquoau contour du chemin pour explorer les alentours

Ah ce ne fut pas long Il vit qui Parbleu cette vadrouille de vieille brute de pegravere Beacutedouin lequel ahuri

lui aussi de ces deux coups de sifflet qui lrsquoavaient fait tressauter bourraitses mauvais quinquets de tous les cocircteacutes afin de saisir la causemysteacuterieusede ce signal insolite et vaguement sinistre

n

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CHAPITRE VIII

Justes repreacutesailles

Donec ponam inimicos tuos scabellum pedum tuorum(Vecircpres du Dimanche)(Psalmohellip nescio quo)Janotus de Bragmardo αʹ

αʹ Par Dieu monsieur mon amy magis magnos clericos non suntmagis magnos sapientes

(livre I chap XXXIX Rabelais)

L B vit Camus enmecircme temps que lrsquoaperccedilut celui-cimais si le gosse avait parfaitement reconnu le vieux du premiercoup la reacuteciproque nrsquoeacutetait heureusement pas vraie

Seulement le garde champecirctre sentant avec son flair de vieux briscardque le galapiat qursquoil avait devant lui devait ecirctre pour quelque chose danscette nouvelle affaire ou tout au moins pourrait lui donner quelques ren-seignements ou explications il lui fit signe de lrsquoattendre et marcha droit

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La guerre des boutons Chapitre VIII

agrave luiCela faisait bien lrsquoaffaire de Boulot qui appreacutehendait fort que ce vieux

sagouin ne vicircnt de son cocircteacute et ne deacutecouvricirct le garde-meuble des camaradesde Longeverne Boulot pour lrsquoempecirccher de parvenir agrave cet endroit eacutetaitreacutesolu agrave tout employer et le meilleur moyen eacutetait encore lrsquoinjure agrave courtedistance pourvu toutefois qursquoon eucirct comme crsquoeacutetait le cas des arbres etdes buissons afin de se dissimuler et de nrsquoecirctre point reconnu De cettefaccedilon en jouant habilement des jambes on pouvait entraicircner le vieuxtregraves loin du terrain de combat

and la perdrixVoit ses petitsEn danger et nrsquoayant qursquoune plume nouvellehellipBoulot avait appris la fable cette ruse drsquooiseau lui avait plu et comme

il nrsquoeacutetait pas plus becircte qursquoune perdrix dont il imitait agrave srsquoy meacuteprendre lelaquo tirouit raquo il saurait bien lui aussi entraicircner au loin et semer Zeacutephirin

Ce petit jeu rependant nrsquoallait pas sans quelques risques et compli-cations dont les plus graves eacutetaient la preacutesence ou la venue en ces lieuxdrsquoun habitant du village ayant bon pied et bon oeil qui le deacutenoncerait augarde ou mecircme (ccedila srsquoeacutetait vu) srsquoil eacutetait parent allieacute ou ami srsquoautorise-rait de cette familiariteacute pour venir attraper par lrsquooreille le deacutelinquant et leconduire en cette posture au repreacutesentant de la force publique situationfacirccheuse comme on peut croire

Et comme Boulot eacutetait prudent il preacutefeacuterait ne pas se mettre dans lecas drsquoencourir ce risque Il nrsquoavait drsquoautre part pas de notions exactes surlrsquoissue de la bataille et la faccedilon dont Lebrac avait dirigeacute ses troupes Lescris entendus lui avaient seulement appris qursquoun seacuterieux assaut avait eacuteteacutedonneacute Oui mais ougrave en eacutetaient maintenant les camarades

Graves questions Camus lui comme bien on pense ne perdit pas son temps agrave attendre

le garde champecirctre Degraves qursquoil eut vu que lrsquoautre voulait le rejoindre etse dirigeait de son cocircteacute il fit prestement demi-tour se baissa en sautantdans le ravin et fila vers les camarades en leur criant pas trop fort du restede fuir par en haut puisque le Charognard ainsi deacutesignait-il le trouble-guerre venait du cocircteacute du bas

Zeacutephirin voyant srsquoenfuir Camus ne douta pas un seul instant que

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La guerre des boutons Chapitre VIII

ces sales morveux eacutetaient encore en train laquo de lui en jouer une raquo il sesouvint du coup de lrsquoavant-veille ougrave lrsquoautre lui avait montreacute son derriegraveresans voiles et comme il se sentait drsquoattaque ce soir-lagrave il piqua un pas degymnastique pour rattraper le galopin

Suant et soufflant il arriva juste agrave point pour voir la nicheacutee desgaillards nus comme des vers fuir et disparaicirctre entre les buissons duhaut de la Saute tout en hurlant agrave son adresse des injures sur le sensdesquelles il nrsquoy avait pas agrave se meacuteprendre

mdash Vieux salaud putassier veacuterolard vieux bac heacute on trsquoemmhellip mdash Petits cochons ah deacutegoucirctants polissons mal eacuteleveacutes ripostait le

vieux reprenant sa course Ah que jrsquoen attrape un seulement je luicoupe les oreilles je lui coupe le nez je lui coupe la langue je lui coupehellip

Beacutedouin voulait tout couperMais pour en attraper un il aurait fallu avoir des jambes plus agiles

que ses vieilles guibolles il battit bien les buissons de tous cocircteacutes mais netrouva rien et suivit de loin agrave la voix une trace qursquoil crut bonne mais quidevait bientocirct lui faire faux bond elle aussi

Camus Grangibus et La Crique tous trois vecirctus pour proteacuteger le re-tour et la mise en tenue de leurs camarades avaient reacutealiseacute ce que Boulotavait eu un instant lrsquointention de faire et attireacute Zeacutephirin par les pacirctures deChasalans loin loin du cocircteacute de Velrans afin aussi de lui donner le changeet lui laisser croire sa faible vue aidant que crsquoeacutetaient les gamins du vil-lage ennemi qui eacutetaient les seuls coupables de cet attentat agrave sa digniteacute devieux deacutefenseur de la laquo Pacirctrie raquo et de repreacutesentant de la laquo loacirc raquo

Tous les signaux demeacutefiance et de ralliement eacutetant convenus drsquoavancele bois ennemi eacutetant deacutesert Camus et ses deux acolytes quand ils ju-gegraverent le moment venu cessegraverent de crier des injures agrave Beacutedouin firentun brusque crochet dans les champs longegraverent en rampant le mur de lapacircture agrave Fricot rentregraverent dans le bois et par la trancheacutee du haut vinrentdeacuteboucher dans les buissons du communal agrave une centaine de megravetres au-dessus du coude du chemin crsquoest-agrave-dire du champ de bataille

Il eacutetait bien deacutesert agrave ce moment-lagrave le champ de bataille et rien nrsquoyrappelait la lutte eacutepique de lrsquoheure preacuteceacutedente mais dans les buissonsdu bas ils entendirent le tirouit des Longevernes qui reacuteguliegraverement lesrappelait

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Gracircce agrave leur habile diversion en effet la troupe surprise avait pu rega-gner le camp que gardait Boulot et agrave la hacircte dare-dare remettre chemisesculottes et blousons et souliers Boulot affaireacute allait de lrsquoun agrave lrsquoautre ai-dant de toutes ses mains nrsquoayant pas assez de ses dix doigts pour rentrerles pans de chemises ajuster les bretelles boutonner les pantalons ra-masser les casquettes lacer des cordons de souliers et veiller agrave ce quepersonne ne perdicirct ni nrsquooubliacirct rien

En moins de cinq minutes jurant et grognant contre cette sacreacuteevieille fripouille de garde qui se trouvait toujours ougrave on ne le deman-dait pas les soldats de lrsquoarmeacutee ayant avec une juste satisfaction reacuteinteacute-greacute leurs pelures et demi-satisfaits drsquoune demi-victoire dans laquelle onnrsquoavait pas fait de prisonniers srsquoeacutechelonnaient du haut en bas en quatreou cinq groupes pour rappeler les trois eacuteclaireurs aux prises avec Beacutedouin

mdash Il me le paiera celui-lagrave faisait Lebrac oui il me le paiera Crsquoest pasla premiegravere fois que ccedila lui arrive de chercher agrave me faire des misegraveres Ccedilane peut pas se passer comme ccedila ou ben y aurait pus de bon Dieu pusde justice pus rien Ah non nom de Dieu non ccedila ne se passera pascomme ccedila

Et le cerveau de Lebrac ruminait une vengeance compliqueacutee et ter-rible et ses camarades eux aussi reacutefleacutechissaient profondeacutement

mdash Dis donc Lebrac proposa Tintin il y a ses pommes au vieux sion allait un peu lui caresser ses arbres agrave coups laquo drsquoavarchots raquo sup1 pendantqursquoil nous cherche agrave Chasalans hein qursquoen dis-tu

mdash Et lui faire sauter son carreacute de choux compleacuteta Tigibusmdash Lui casser ses carreaux fit Guerreuillasmdash Ccedila crsquoest des ideacutees convint Lebrac qui lui aussi avait la sienne

mais attendons les autres Et puis on ne peut guegravere faire ccedila de jour Desfois que si on eacutetait vu il pourrait bien nous faire aller en prison avec desteacutemoinshellip un vieux cochon comme ccedila que ccedila nrsquoa ni coeur ni entraillesfaut pas srsquoy fier vous savez Enfin on verra bien

mdash Tirouit interrogea-t-on dans les buissons du couchantmdash Les voici fit Lebrac et il imita agrave trois reprises le rappel de la perdrix

grise

1 Bout de bois qursquoon lance pour faire tomber les fruits

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Une forte saboteacutee frappant le sol agrave coups redoubleacutes lui apprit la venuedes trois eacuteclaireurs et le rassemblement agrave son poste des divers groupesdisseacutemineacutes par le coteau Quand tout le monde fut reacuteuni les coureurssrsquoexpliquegraverent

Zeacutephirin assuregraverent-ils jurait les tonnerre et les bordel de Dieucontre ces sales petits morpions de Velrans qui venaient emmerder leshonnecirctes gens jusque sur leur territoire et le pauvre bougre suait etsrsquoeacutepongeait et soufflait tel un carcan poussif qui tire une voiture de deuxmille en montant une leveacutee de grange rapide comme un toit

mdash Ccedila va bien affirma Lebrac Il veut repasser par ici faudra que quel-qursquoun reste pour le guetter

La Crique qui eacutetait deacutejagrave psychologue et logicien eacutemit une opinion mdash Il a eu chaud par conseacutequent il a soif donc il va srsquoen retourner

tout droit au pays pour aller prendre sa pureacutee chez Fricot lrsquoaubergisteFaudrait peut-ecirctre bien que quelqursquoun aille aussi par lagrave-bas

mdash Oui approuva le chef crsquoest vrai trois ici trois lagrave-bas les autresvont tous venir avec moi dans le bois du Teureacute maintenant jrsquosais ce qursquoilfaut faire

mdash Il en faudra un malin pregraves de chez Fricot continua-t-il La Criqueva y partir avec Chanchet et Pirouli vous jouerez aux billes sans avoirlrsquoair de rien

Boulot lui restera ici caleacute dans la carriegravere avec deux autres faudrabien regarder et bien eacutecouter ce qursquoil dira quand le vieux sera loin etqursquoon saura ce qursquoil va faire vous viendrez tous nous retrouver au boutde la vie sup2 agrave Donzeacute pregraves de la Croix du Jubileacute Alors on verra et je vousdirai de quoi il retourne

La Crique fit remarquer que ni lui ni ses camarades nrsquoavaient de billeset Lebrac geacuteneacutereusement lui en donna une douzaine (pour un sou monvieux) afin qursquoils pussent devant le garde soutenir convenablement leurrocircle

Et sur une derniegravere recommandation du chef La Crique plein deconfiance en soi ricana

mdash Trsquoembecircte pas ma vieille je me charge bien de lui monter le coup

2 Voie chemin

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proprement agrave ce vieux trou du chellip lagrave La dislocation srsquoopeacutera sans tarderLebrac avec le gros de la troupe gagna le bois du Teureacute et sitocirct qursquoon y

fut ordonna agrave ses hommes drsquoarracher des grands arbres les plus longueschaicircnes de veacutellie ou veacuteliere (cleacutematite) qursquoils pourraient trouver

mdash Pour quoi faire demandegraverent-ils Pour fumer Ah ah on va fairedes cigares chouette

mdash Ne la cassez pas surtout reprit Lebrac et trouvez-en autant quevous pourrez vous verrez bien plus tard

Toi Camus tu grimperas aux arbres pour la deacutetacher tu monterashaut il en faut de longs bouts

mdash Pour ccedila je mrsquoen charge fit le lieutenantmdash Auparavant y en a-t-il qui auraient de la ficelle par hasard ques-

tionna le chefTous en avaient des morceaux drsquoune longueur variant de un agrave trois

pieds Ils les preacutesentegraverentmdash Gardez-les ndash Oui conclut-il en reacuteponse agrave une question inteacuterieure

qursquoil srsquoeacutetait poseacutee gardez-les et trouvons de la veacutellieDans la vieille coupe ce nrsquoeacutetait pas difficile agrave deacutecouvrir crsquoeacutetait ccedila qui

manquait le moins Le long des grands checircnes des foyards des charmesdes bouleaux des poiriers sauvages de presque tous les arbres les soupleset durs lacets montaient grimpaient srsquoaccrochaient par leurs feuilles envrilles aux fucircts noueux srsquoenroulaient serpents veacutegeacutetaux et vivaces pourescalader lrsquoazur conqueacuterir la lumiegravere et boire avec chaque aurore leurlampeacutee de soleil Il y avait en bas et presque partout sur le sol des vieillessouches grises dures et raides srsquoeacutecaillant en filaments comme du boeufbouilli trop cuit pour srsquoeffiler au sommet en fouets souples et reacutesistants

Camus grimpait Teacutetas et Guignard aussi ils formaient trois chan-tiers qui opeacuteraient simultaneacutement sous lrsquooeil vigilant de Lebrac

Ah crsquoeacutetait bientocirct fait lrsquoescaladeQuelque gros que fucirct lrsquoarbre Camus comme un lutteur antique lrsquoat-

taquait agrave bras le corps franchement souvent mecircme ses bras trop courtsnrsquoarrivaient pas agrave en eacutetreindre complegravetement le tronc

Qursquoimporte Ses mains aplaties srsquoaccrochaient comme des ventousesagrave tous les noeuds drsquoeacutecorce ses jambes se croisaient enlaccedilantes comme

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des ceps de vigne tortus et une deacutetente solide de jarrets vous le projetaitdrsquoun seul coup agrave trente ou cinquante centimegravetres plus haut lagrave nouvelagrippement de mains nouvel arrimage de jarrets et en quinze ou vingtsecondes il accrochait la premiegravere branche

Alors ccedila ne traicircnait plus un reacutetablissement sur les avant-bras et lapoitrine drsquoabord puis les genoux arrivaient agrave hauteur de cette barre fixenaturelle et srsquoy installaient et puis les pieds ne tardaient pas agrave remplacerles genoux et la monteacutee jusqursquoau sommet srsquoopeacuterait ensuite aussi naturel-lement et facilement que par le plus commode des escaliers

La liane veacutegeacutetale tombait vite entre leurs mains car au pied de lrsquoarbreun camarade agrave lrsquoeustache tranchant rasait la tige au niveau du sol tandisque trois ou quatre autres gars tirant dessus avec toutes les preacutecautionsdrsquousage lrsquoamenaient agrave eux par degreacutes

Que de fois les petits bergers avaient fait cela en eacuteteacute agrave la Saint-Jean etenguirlandeacute de verdure et de fleurs des champs les cornes de leurs becirctes La cleacutematite le lierre les bleuets les coquelicots les marguerites les sca-bieuses mariaient leurs couleurs parmi la verdure sombre des couronnestresseacutees pour lesquelles on rivalisait drsquoingeacuteniositeacute et de goucirct et crsquoeacutetaitune joie le soir de voir revenir agrave pas pesants et faisant tinter leurs clo-chettes les bonnes vaches aux grands yeux limpides fleuries et couron-neacutees comme des marieacutees de mai

En rentrant on accrochait le bouquet au-dessus de la porte de la cui-sine parmi les grands clous de laquo baudrions raquo ougrave la panoplie luisante etrustique des faux jette ses feux sombres et on lrsquoy laissait sous lrsquoabri delrsquoauvent se desseacutecher jusqursquoagrave lrsquoanneacutee suivante et plus longtemps quel-quefois

Mais il ne srsquoagissait pas de cela aujourdrsquohuimdash Deacutepecircchons-nous pressa Lebrac qui voyait tomber la nuit et les

brouillards du couchant se lever sur le moulin de VelransEt ayant fait rassembler le butin apregraves srsquoecirctre livreacute mentalement agrave

des opeacuterations matheacutematiques compliqueacutees et avoir avec soin auneacute deses bras eacutetendus les liens dont on disposait il deacutecida le deacutepart pour lecarrefour de la Croix du Jubileacute en passant entre les haies de la vie agrave Donzeacute

Lebrac avait quatre morceaux de reacutesistance longs chacun drsquoenvirondix megravetres et huit autres plus petits

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Chemin faisant apregraves avoir soigneusement recommandeacute de ne pascasser les grands bouts il ordonna de nouer autant que possible les pe-tits deux agrave deux et cependant que seize soldats portaient ces engins decombat et que les autres les regardaient lui le chef se mit agrave reacutefleacutechirprofondeacutement jusqursquoagrave lrsquoarriveacutee au point de concentration

mdashQursquoest-ce qursquoon va faire Lebrac interrogeaient tour agrave tour les garsLa nuit tombait peu agrave peumdash Ccedila deacutepend reacutepondit eacutevasivement le chefmdash Il va bientocirct ecirctre temps de rentrer constata un des petitsmdash Les autres ne viennent pas ni Boulot ni La Crique mdashQursquoest-ce qursquoils font Qursquoest-ce qursquoagrave pu devenir le vieux On srsquoimpatientait enfin et lrsquoair mysteacuterieux du chef nrsquoeacutetait pas pour

calmer lrsquoeacutenervement geacuteneacuteral mdash Ah voici Boulot avec ses hommes srsquoesjouit Camusmdash Eh bien Boulot mdash Eh bien reprit lrsquoautre il a passeacute par la grand-route tout en bas

et on aurait pu lrsquoattendre longtemps si jrsquoavais pas eu lrsquooeil Il a ducirc re-descendre le bois et regagner la route par le petit sentier qui part de lasommiegravere

Nous lrsquoavons vu de la Carriegravere Il faisait des grands moulinets avecses bras tout comme Kinkin quand il est saoul Il doit ecirctre salement encolegravere

mdash Tigibus commanda Lebrac va voir ce que fait La Crique et tu zrsquoydiras de venir me dire tout de suite ce qui se passe

Tigibus docile partit au triple galop mais agrave trente sauts du groupeun laquo tirouit raquo discret lrsquoarrecircta

mdash Crsquoest toi La Crique Viens vite mon vieux viens vite dire ougrave queccedila en est

Ils arrivegraverent en quelques secondesLa Crique fut entoureacute et parlamdash Un quart drsquoheure avant rouge comme un coq Beacutedouin srsquoeacutetait

ameneacute alors qursquoils jouaient tous trois bien tranquillement aux billes de-vant chez Fricot

Tous en choeur lui avaient souhaiteacute le bonsoir et le vieux leur avaitdit

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mdashAgrave la bonne heure aumoins vous vous ecirctes de bons petits garccedilons crsquoest pas comme vos camarades un tas de salauds de grossiers je lesfoutrai dedans

La Crique avait regardeacute le garde avec des quinquets comme des portesde grange qui disaient sa stupeacutefaction puis il avait reacutepondu agraveM Zeacutephirinqursquoil devait sucircrement se tromper qursquoagrave cette heure tous leurs camaradesdevaient ecirctre rentreacutes chez eux ougrave ils aidaient la maman agrave faire les provi-sions drsquoeau et de bois pour le lendemain ou bien secondaient agrave lrsquoeacutecurie lepapa en train drsquoarranger les becirctes

mdash Ah qursquoavait fait Zeacutephirin Alorsse qui crsquoest donc qursquoeacutetait agrave la Sautetout agrave lrsquoheure

mdash Ccedila mrsquosieu le garde jrsquosais pas mais ccedila mrsquoeacutetonnerait pas que ccedilalaquo soye raquo les Velrans Hier encore tenez ils ont laquo acailleneacute raquo les deuxGibus quand ils retournaient au Vernois

laquo Crsquoest des gosses mal eacuteleveacutes on voit bien que crsquoest des cafards al-lez avait-il ajouteacute hypocritement flagornant lrsquoanticleacutericalisme du vieuxsoldat

mdash Je mrsquoen doutais n d Dhellip grogna Beacutedouin en grinccedilant ce qui luirestait de dents car on srsquoen souvient Longeverne eacutetait rouge et Velransblanc oui n d Dhellip je mrsquoen doutais les mal eacuteleveacutes crsquoest ccedila leur religionmontrer son cul aux honnecirctes gens Race de cureacutes race de brigands ah les salauds que jrsquoen attrape un

Et ce disant Zeacutephirin apregraves avoir souhaiteacute aux gosses de bien srsquoamu-ser et drsquoecirctre toujours sages eacutetait entreacute boire sa petite laquo pureacutee raquo chez Fricot

mdash Il crevait de soif continua La Crique aussi elle nrsquoa pas fait longfeu maintenant il sirote la seconde jrsquoai laisseacute Chanchet et Pirouli lagrave-baspour le surveiller et venir nous preacutevenir au cas ougrave il sortirait avant monretour

mdash Ccedila va tregraves bien conclut Lebrac se deacuteridant tout agrave fait Maintenantquels sont ceusses qui peuvent rester encore un petit moment ici Nousnrsquoavons pas besoin drsquoecirctre tous ensemble au contraire

Huit se deacutecidegraverent les chefs naturellementGambette parmi eux fut plus long agrave prendre une reacutesolution il habitait

loin lui Mais Lebrac lui fit remarquer que les Gibus restaient bien et quecomme crsquoeacutetait lui le plus leste on aurait sucircrement besoin de son concours

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Stoiumlque il se rendit aux raisons de son chef risquant la racleacutee paternellesi lrsquoalibi ne prenait pas

mdash Maintenant vous autres exposa Lebrac crsquoest pas la peine de vousfaire engueuler agrave la maison allez-vous-en on fera bien sans vous de-main on vous racontera comment que les choses se sont passeacutees ce soirvous nous gecircneriez plutocirct et dormez tranquilles le vieux va nous payerses dettes Surtout ajouta-t-il eacutecampillez-vous ne restez pas en bandeon pourrait peut-ecirctre se douter de laquo queacuteque chose raquo et il ne faut pas deccedila

Quand la bande fut reacuteduite agrave Lebrac Camus Tintin La Crique Boulotles deux Gibus et Gambette le chef exposa son plan

Ils allaient tous en silence leurs cordes de veacutellie agrave la main traicircnantderriegravere eux descendre la grande rue du village et les hommes deacutesigneacutes agravecet effet se placeraient aux endroits voulus entre deux fumiers se faisantface

Deux groupes de deux gars suffiraient pour tendre en travers de laroute au passage du garde les rets traicirctres qui le feraient treacutebucher rouleragrave terre et passer pour plus saoul encore qursquoil ne serait Il y aurait quatreendroits ougrave lrsquoon tendrait les embuscades

On descendit au fumier de chez Jean-Baptiste on laissa un lien et unautre agrave celui de chez Groscoulas Boulot et Tigibus devaient revenir audernier La Crique et Grangibus agrave lrsquoavant-dernier En attendant ils conti-nuegraverent tous agrave avancer et Boulot chef drsquoembuscade srsquoarrecircta avec soncamarade au fumier de chez Botot tandis que La Crique et son copainvenaient se poster agrave celui de chez Doni

Les autres allegraverent relever de leur faction Chanchet et Pirouli qursquoilsrenvoyegraverent drsquoabord et immeacutediatement dans leurs foyers Ensuite de quoiils srsquoen furent agrave travers les carreaux reluquer ce que faisait le vieux

Il en eacutetait agrave sa troisiegraveme absinthe et peacuterorait comme un deacuteputeacute sur sescampagnes reacuteelles ou imaginaires imaginaires plutocirct car on lrsquoentendaitdire laquo Oui un jour que je mrsquoen devais venir en permission depuis Algeragrave Marseille jrsquoarrive juste n de Dhellip que le bateau venait de partir

laquoQursquoest-ce que je fais ndash Y avait justement une bonne femme du pays

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qui lavait la bueacutee sup3 au bord de la mer Je ne fais ni une ni deusse jrsquoy fousle nez dans un baquet je renverse son cuveau je saute dedans et avecma crosse de fusil je rame dans le laquo suillage raquo du bateau et je suis arriveacutequasiment avant lui agrave Marseille raquo

On avait le temps Gambette fut laisseacute en embuscade derriegravere un tasde fagots Il devait le moment venu preacutevenir les deux groupes ainsi queLebrac et ses acolytes de la sortie de Zeacutephirin

En attendant il put entendre le reacutecit de la derniegravere entrevue de Beacute-douin avec son vieux copain laquo lrsquoempereur raquo Napoleacuteon III

mdash Oui comme je passais agrave Paris pregraves des Tuileries je mrsquodemandais sijrsquoentrerais lui donner le bonjour quand jrsquosens quelqursquoun qui me tape surlrsquoeacutepaule Je me retournehellip

Crsquoeacutetait lui ndash Oh ce sacreacute Zeacutephirin qursquoil a fait comme ccedila se trouve Entrons on va boire la goutte

mdashGeacutenie ⁴ cria-t-il agrave lrsquoimpeacuteratrice crsquoest Zeacutephirin on va trinquer rincedeux verres

Les trois gaillards pendant ce temps remontaient le village et arri-vaient agrave la maison du garde

Par une lucarne de la remise Lebrac se glissa agrave lrsquointeacuterieur ouvrit agrave sescamarades une petite porte deacuterobeacutee et tous trois de couloir en couloirpeacuteneacutetregraverent dans lrsquoappartement de Beacutedouin ougrave un quart drsquoheure durantils se livregraverent agrave un mysteacuterieux travail parmi les arrosoirs les marmitesles lampes le bidon de peacutetrole les buffets le lit et le poecircle

Ensuite de quoi le tirouit de Gambette annonccedilant le retour de leurvictime ils se retiregraverent aussi discregravetement qursquoils eacutetaient entreacutes

Vivement ils accoururent au deuxiegraveme poste de Boulot ougrave ils arri-vegraverent bien avant la venue de ce dernier

Le pegravere Zeacutephirin apregraves avoir en effet une derniegravere fois encore raconteacuteagrave Fricot des histoires sur les laquo Arbis raquo et les laquo chacails raquo et parleacute deslaquo raquins raquo qui infectaient la rade drsquoAlger mecircme qursquoune de ces sales becirctesavait un jour qursquoils se baignaient coupeacute le laquo zobi raquo agrave un de ses camaradeset que la mer srsquoeacutetait toute teinte de sang partit en titubant et en traicircnant

3 Lavait la lessive4 Geacutenie abreacuteviation drsquoEugeacutenie

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La guerre des boutons Chapitre VIII

les semelles sous les regards amuseacutes du bistro et de sa femmeQuand il arriva vers chez Doni pouf il prit une premiegravere bucircche en

jurant des laquo tonnerre de Dieu raquo contre ce sale chemin que le pegravere Breacutedale cantonnier (un feignant qui nrsquoavait fait que sept ans et la campagnedrsquoItalie quelle foutaise ) entretenait salement mal Puis apregraves y avoir misle temps il se redressa et repartit

mdash Je crois qursquoil a sa malle jugea Fricot en refermant sa porteUn peu plus loin la liane de Boulot traicirctreusement tendue devant ses

pas le fit rouler dans le ruisseau de purin tandis que filaient en silenceemportant leur lien les deux teacuteneacutebreux machinateurs

Au fumier de chez Groscoulas il nemanqua pas non plus de reprendrela bucircche en sacrant de tous ses poumons contre ce salaud de pays ougrave lrsquoonnrsquoy voyait pas plus clair que dans le c drsquoune neacutegresse

Cependant les gens attireacutes par son vacarme sortaient sur le pas deleurs portes et disaient

mdash Eh bien je crois qursquoil a sa paille le vieux briscard ce soir pour unebelle cuite crsquoest une belle cuite

Et quinze ou vingt paires drsquoyeux purent constater que vingt pas plusloin le vieux meacuteconnaissant encore les lois de lrsquoeacutequilibre reprenait unede ces bucircches qui comptent dans la vie drsquoun poivrot

mdash Jrsquosuis pourtant pas saoul nom de Dieu beacutegayait-il en portant lamain agrave son front bossueacute et agrave son nez meurtri Jrsquoai presque rien bu Crsquoestla colegravere qui mrsquoa monteacute agrave la tecircte ah les salauds

Il nrsquoavait plus de genoux agrave son pantalon et il mit bien cinq minutes agravetrouver sa clef ensevelie au fond de sa poche sous son ample mouchoir agravecarreaux parmi son couteau sa bourse sa tabatiegravere sa pipe sa blague etsa boicircte drsquoallumettes

Enfin il entraLes curieux qui le suivirent au nombre desquels les huit moutards

constategraverent degraves ses premiers pas un vacarme drsquoarrosoirs renverseacutesCrsquoeacutetait preacutevu ils les avaient disposeacutes pour cela Enfin le vieux srsquoeacutetantfrayeacute tout de mecircme un passage arriva au reacuteduit creuseacute dans le mur ougrave illogeait ses allumettes

Il en frotta une sur son pantalon sur la boicircte sur le tuyau du poecirclesur le mur elle ne prit point il en frotta une deuxiegraveme puis une troi-

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La guerre des boutons Chapitre VIII

siegraveme une quatriegraveme une cinquiegraveme toujours sans reacutesultat malgreacute leschangements de frottoirs

mdash Frotte mon vieux ricanait Camus qui les avait toutes trempeacuteesdans lrsquoeau Frotte ccedila trsquoamusera

Las de frotter en vain Zeacutephirin en chercha une dans sa poche la frottalrsquoenflamma et voulut allumer sa lampe agrave peacutetrole mais la megraveche fut reacutecal-citrante elle aussi et ne voulut jamais prendre

Zeacutephirin par contre srsquoeacutechauffait mdash Sacreacute nom de Dieu de nom de Dieu de saloperie de putasserie de

vache Ah nom de Dieu tu ne veux pas prendre ah tu ne veux pasprendre vraiment ah oui crsquoest comme ccedila eh bien tiens nom de Dieu prends celle-lagrave saleteacute fit-il en la lanccedilant de toutes ses forces contre sonpoecircle ougrave elle se brisa avec fracas

mdash Mais il va foutre le feu agrave sa boicircte fit quelqursquounmdash Pas de danger pensait Lebrac qui avait remplaceacute le peacutetrole par un

reste de vin blanc traicircnant au fond drsquoune bouteilleApregraves cet exploit le vieux ambulant dans lrsquoobscuriteacute heurta son

poecircle renversa des chaises donna du pied dans les arrosoirs tituba parmiles marmites beugla jura injuria tout le monde tomba se releva sortitrentra et finalement fatigueacute et meurtri se coucha tout habilleacute sur sonlit ougrave un voisin le lendemain matin alla le trouver ronflant comme untuyau drsquoorgue au milieu drsquoun magnifique deacutesordre qui nrsquoeacutetait pas pourautant un effet de lrsquoart

Peu de temps apregraves on entendait dire par le village et Lebrac et lescopains en riaient sous cape que le pegravere Beacutedouin eacutetait laquo si tellement raquosaoul la veille au soir qursquoil eacutetait tombeacute huit fois en sortant de chez Fricotqursquoil avait tout renverseacute en rentrant chez lui casseacute sa lampe pisseacute au litet ch dans sa marmite

n

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Deuxiegraveme partie

De lrsquoargent

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CHAPITRE I

Le treacutesor de guerre

Lrsquoargent est le nerf de la guerre

Bismarck

L lendemain en se rendant agrave lrsquoeacutecole apprirentlambeau par lambeau lrsquohistoire du pegravere Zeacutephirin Le village toutentier en rumeur commentait joyeusement les diverses phases

de cette bachique eacutequipeacutee seul le heacuteros principal ronflant drsquoun som-meil drsquoivrogne ignorait encore les deacutegacircts commis dans son meacutenage et lescoups de mine dont sa conduite de la veille avait sapeacute sa reacuteputation

Dans la cour de lrsquoeacutecole le groupe des grands Lebrac au centre setordait de rire chacun racontant tregraves haut pour que le maicirctre entendicircttout ce qursquoil savait des histoires scabreuses qui couraient les rues et tousinsistaient avec force sur les deacutetails salaces et verts la marmite et lelit Ceux qui ne disaient rien riaient de toutes leurs dents et leurs yeuxorgueilleux luisaient drsquoun feu vainqueur car ils songeaient qursquoils avaient

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La guerre des boutons Chapitre I

tous plus ou moins coopeacutereacute agrave ces eacutequitables et dignes repreacutesaillesAh il pouvait gueuler maintenant Zeacutephirin Quel respect voulez-

vous qursquoon porte agrave un type qui se saoule laquo si tellement raquo qursquoon le ramasseplein comme une vache dans les fosses agrave purin de la commune et perd latramontane agrave un tel point qursquoil en vient agrave consideacuterer son lit comme unepissotiegravere et agrave prendre sa marmite pour un pot de chambre

Seulement en sourdine les plus grands les guerriers importantssollicitaient des explications et reacuteclamaient des deacutetails Bientocirct tousconnurent la part que chacun des huit avait eue dans lrsquooeuvre de ven-geance

Ils surent ainsi que le coup des arrosoirs et celui des allumettes eacutetaientde Camus Tintin guettant lrsquoarriveacutee et le signal de Gambette et que lesgrosses opeacuterations eacutetaient les fruits de lrsquoimagination de Lebrac

Le vieux srsquoapercevrait encore plus tard que le vin restant dans sa bou-teille avait un goucirct de peacutetrole il se demanderait quel cochon de chat avaitmis le nez dans son bol de cancoillotte sup1 et pourquoi ce reste de fricot drsquooi-gnons eacutetait si saleacutehellip

Oui et ce nrsquoeacutetait pas tout Qursquoil recommenccedilacirct seulement pour voiragrave emhellip nuyer Lebrac et sa troupe et on lui reacuteserverait queacuteque chose demieux encore et de plus soigneacute Le chef ruminait en effet de lui bouchersa chemineacutee avec de la marne de lui deacutemonter sa charrette et drsquoen fairedisparaicirctre les roues de venir lui laquo racircper la tuile raquo sup2 tous les soirs pendanthuit jours sans compter le pillage des fruits de son verger et la mise agrave sacde son potager

mdash Ce soir conclut-il on sera tranquille Il nrsquoosera pas sortir Drsquoabordil est tout laquo beugneacute raquo drsquoavoir piqueacute des tecirctes dans les rigoles et puis il aassez de travail chez lui Quand on a de la besogne chez soi on ne fourrepas le nez dans celle des autres

mdash Est-ce qursquoon va se remettre encore agrave poil questionna Boulotmdash Mais puisque nous ne seront pas embecircteacutes fit Lebrac bien sucircr

1 Fromage mou particulier agrave la Comteacute2 Racircper la tuile farce consistant agrave frotter une forte tuile contre la faccedilade exteacuterieure du

mur drsquoune maison Il se produit agrave lrsquointeacuterieur un vacarme mysteacuterieux drsquoautant plus mysteacute-rieux qursquoon le croit inteacuterieur et qursquoon ne peut en deacutecouvrir la source

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La guerre des boutons Chapitre I

mdashCrsquoest que hasardegraverent plusieurs voix mon vieux tu sais il ne faisaitguegravere chaud hier au soir on en eacutetait tout laquo rengremesilleacute raquo avant la charge

mdash Jrsquoavais la peau comme une poule deacuteplumeacutee moi deacuteclara Tintin etle zizi qui fondait laquo si tellement raquo que y en avait pus

mdash Et puis les Velrans ne veulent pas venir ce soir Hier ils ont tropeu le trac Ils ne savaient pas ce qui leur arrivait dessus Ils ont cru qursquoontombait de la lune

mdash Crsquoeacutetait pas ce qui manquait les lunes remarqua La Criquemdash Sucircrement que ce soir ils vont muser agrave ce qursquoils pourraient bien

trouver et on en serait pour se moisir lagrave-bas sur place mdash Si Beacutedouin ne vient pas ce soir il peut venir quelqursquoun drsquoautre (il

a ducirc blaguer chez Fricot) et on risque bien plus encore de se faire piger tout le monde nrsquoest pas aussi deacutecati que le garde

mdash Et puis nom de Dieu non je ne me bats plus agrave poil articula Guer-reuillas levant carreacutement lrsquoeacutetendard de la reacutevolte ou tout au moins de laprotestation irreacuteductible

Chose grave Il fut appuyeacute par de tregraves nombreux camarades qui srsquoeneacutetaient toujours remis docilement aux deacutecisions de Lebrac La raison dece deacutesaccord crsquoest que la veille au cours de la charge en plus du froidressenti ils srsquoeacutetaient en outre qui planteacute une eacutepine dans le pied qui eacutecor-cheacute les orteils sur des chardons ou blesseacute les talons en marchant sur descailloux

Bientocirct toute lrsquoarmeacutee bancalerait Ce serait du propre Non vraimentccedila nrsquoeacutetait pas un meacutetier

Lebrac seul ou presque de son opinion dut convenir que le moyenqursquoil avait preacuteconiseacute offrait en effet de notoires inconveacutenients et qursquoil se-rait bon drsquoen trouver un autre

mdashMais lequel Trouvez-en puisque vous ecirctes si malins reprit-il vexeacuteau fond du peu de succegraves en dureacutee qursquoavait eu son entreprise

On cherchamdash On pourrait peut-ecirctre se battre en manches de chemises proposa

La Crique les blouses au moins nrsquoauraient pas de mal et avec des ficellespour les souliers et des eacutepingles pour le pantalon on pourrait rentrer

mdash Pour te faire punir le lendemain par le pegravere Simon qui te dira quetu as une tenue deacutebrailleacutee et qui en preacuteviendra tes vieux hein Qui crsquoest

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La guerre des boutons Chapitre I

qui te remettra des boutons agrave ta chemise et agrave ton tricot Et tes bretelles mdash Non crsquoest pas un moyen ccedila Tout ou rien trancha Lebrac Vous ne

voulez pas de rien il faut tout gardermdash Ah fit La Crique si on avait quelqursquoun pour nous recoudre des

boutons et refaire les boutonniegraveres mdash Et aussi pour te racheter des cordons et des jarretiegraveres et des bre-

telles hein Pourquoi pas pour te faire pisser pendant que tu y es et puistorcher le laquo jacquot raquo agrave laquo mocieu raquo quand il a fini de se vider le boyaugras hein

mdash Ce qursquoil faut je vous le dis encore moi na laquo pisse que raquo vous netrouvez rien reprit Lebrac ce qursquoil nous faut crsquoest des sous

mdash Des sous mdash Oui bien sucircr parfaitement des sous Avec des sous on peut ache-

ter des boutons de toutes sortes du fil des aiguilles des agrafes des bre-telles des cordons de souliers du laquo lastique raquo tout que je vous dis tout

mdash Crsquoest bien vrai ccedila tout de mecircme mais pour acheter ce fourbi que tudis il faudrait qursquoon nous en donne beaucoup de sous prsquotrsquoecirctre bien centsous

mdash Merde une roue de brouette jamais on nrsquoaura ccedilamdash Pour qursquoon nous les donne drsquoun seul coup sucircrement non il nrsquoy

a pas agrave y compter mais eacutecoutez-moi bien insista Lebrac il y aurait unmoyen tout de mecircme drsquoavoir presque tout ce qursquoil nous faut

mdash Un moyen que tuhellipmdash Eacutecoute donc Crsquoest pas tous les jours qursquoon est fait prisonnier et

puis nous en rechiperons des prsquotits Migue la Lune et alorshellipmdash Alors mdash Alors nous les garderons leurs boutons leurs agrafes leurs bre-

telles aux peigne-culs de Velrans au lieu de couper les cordons on lesmettra de cocircteacute pour avoir une petite reacuteserve

mdash Il ne faut pas vendre la peau de lrsquoours avant de lrsquoavoir pris interrom-pit La Crique qui bien que jeune avait deacutejagrave des lettres Si nous voulonsecirctre sucircrs drsquoavoir des boutons et nous pouvons en avoir besoin drsquoun jouragrave lrsquoautre le meilleur est drsquoen acheter

mdash Trsquoas des ronds ironisa Boulot

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La guerre des boutons Chapitre I

mdash Jrsquoen ai sept dans une tirelire en forme de laquo guernouille raquo mais ilnrsquoy a pas agrave compter dessus la guernouille les deacutegobillera pas de sitocirct mamegravere sait laquo combien qursquoil y en a raquo elle garde le fourbi dans le buffet Elledit qursquoelle veut mrsquoacheter un chapeau agrave Pacircqueshellip ou agrave la Triniteacute et si jrsquoenfaisais couler un je recevrais une belle dingueacutee

mdash Crsquoest toujours comme ccedila bon Dieu ragea Tintin Quand on nousdonne des sous crsquoest jamais pour nous Faut absolument que les vieuxposent le grappin dessus Ils disent qursquoils font de grands sacrifices pournous eacutelever qursquoils en ont bien besoin pour nous acheter des chemises deshabits des sabots jrsquosais ti quoi moi mais je mrsquoen fous de leurs nippesje voudrais qursquoon me les donne mes ronds pour que je puisse acheterquelque chose drsquoutile ce que je voudrais du chocolat des billes du las-tique pour une fronde voilagrave mais il nrsquoy a vraiment que ceux qursquoon ac-croche par-ci par-lagrave qui sont bien agrave nous et encore faut pas qursquoils traicircnentlongtemps dans nos poches

Un coup de sifflet interrompit la discussion et les eacutecoliers se mirenten rang pour entrer en classe

mdash Tu sais confia Grangibus agrave Lebrac moi jrsquoai deux ronds qui sontagrave moi et que personne ne sait Crsquoest Theacuteodule drsquoOuvans qui est venu aumoulin et qui me les a donneacutes passe que jrsquoai tenu son cheval Crsquoest un chictype Theacuteodule il donne toujours queacuteque chosehellip tu sais bien Theacuteodulele reacutepublicain celui qui pleure quand il est saoul

mdash Taisez-vous Adonis ndash Grangibus eacutetait preacutenommeacute Adonis ndash fit lepegravere Simon ou je vous punis

mdash Merde fit Grangibus entre ses dentsmdash Qursquoest-ce que vous marmottez reprit lrsquoautre qui avait surpris le

tremblement des legravevres on verra comme vous bavarderez tout agrave lrsquoheurequand je vous interrogerai sur vos devoirs envers lrsquoEacutetat

mdash Dis rien souffla Lebrac jrsquoai une ideacuteeEt lrsquoon entraDegraves que Lebrac fut installeacute agrave sa place ses cahiers et ses livres devant

lui il commenccedila par arracher proprement une feuille double du milieude son cahier de brouillons Il la partagea ensuite par pliages successifsen trente-deux morceaux eacutegaux sur lesquels il traccedila il condensa cettecapitale interrogation

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La guerre des boutons Chapitre I

Hau unccedilou (traduire as-tu un sou )puis il mit sur chacun desdits morceaux ducircment plieacutes les noms

de trente-deux de ses camarades et poussant drsquoun seul coup de coudebrusque Tintin il lui glissa subrepticement et lrsquoune apregraves lrsquoautre lestrente-deux missives en les accompagnant de la phrase sacramentelle laquo Passe ccedila agrave ton voisin raquo

Ensuite sur une grande feuille il reacuteinscrivit ses trente-deux noms etpendant que le maicirctre interrogeait lui aussi du regard demandait suc-cessivement agrave chacun de ses correspondants la reacuteponse agrave sa questionpointant au fur et agrave mesure drsquoune croix (+) ceux qui disaient oui drsquountrait horizontal (-) ceux qui disaient non Puis il compta ses croix il y enavait vingt-sept

mdash Y a du bon pensa-t-il Et il se plongea dans de profondes reacuteflexionset de longs calculs pour eacutetablir un plan dont son cerveau depuis quelquesheures eacutebauchait les grandes lignes

Agrave la reacutecreacuteation il nrsquoeut point besoin de convoquer ses guerriers Tousvinrent drsquoeux-mecircmes immeacutediatement se placer en cercle autour de luidans leur coin derriegravere les cabinets tandis que les tout-petits deacutejagrave com-plices mais qui nrsquoavaient pas voix deacutelibeacuterative formaient en jouant unrempart protecteur devant eux

mdash Voilagrave exposa le chef Il y en a deacutejagrave vingt-sept qui peuvent payer etjrsquoai pas pu envoyer de lettre agrave tous Nous sommes quarante-cinq Quelssont ceux agrave qui je nrsquoai pas eacutecrit et qui ont aussi un sou agrave eux Levez lamain

Huit mains sur treize se dressegraverentmdash Ccedila fait vingt-sept et huit Voyons vingt-sept et huithellip vingt-huit

vingt-neuf trentehellip fit-il en comptant sur ses doigtsmdash Trente-cinq va coupa La Criquemdash Trente-cinq trsquoes bien sucircr ccedila fait donc trente-cinq sous Trente-

cinq sous crsquoest pas cent sous en effet mais crsquoest queacuteque chose Eh bien voici ce que je propose

On est en reacutepublique on est tous eacutegaux tous camarades tous fregraveres Liberteacute Eacutegaliteacute Fraterniteacute on doit tous srsquoaider hein et faire en sorte queccedila marche bien Alors on va voter comme qui dirait lrsquoimpocirct oui un im-pocirct pour faire une bourse une caisse une cagnotte avec quoi on achegravetera

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La guerre des boutons Chapitre I

notre treacutesor de guerre Comme on est tous eacutegaux chacun paiera une co-tisation eacutegale et tous auront droit en cas de malheur agrave ecirctre recousus etlaquo rarrangeacutes raquo pour ne pas ecirctre laquo zonzeneacutes raquo en rentrant chez eux

Il y a la Marie de chez Tintin qui a dit qursquoelle viendrait recoudre lefourbi de ceux qui seraient pris comme ccedila vous voyez on pourra y allercarreacutement Si on est chauffeacute tant pis on se laisse faire sans rien dire et aubout drsquoune demi-heure on rentre propre reboutonneacute retapeacute requinqueacuteet qui crsquoest qursquoest les cons Crsquoest les Velrans

mdash Ccedila crsquoest chouette Mais des sous on nrsquoen a guegravere tu sais Lebrac mdash Ah mais sacreacute nom de Dieu est-ce que vous ne pouvez pas faire

un petit sacrifice agrave la Patrie Seriez-vous des traicirctres par hasard Je pro-pose moi pour commencer et avoir tout de suite quelque chose qursquoondonne degraves demain un sou par mois Plus tard si on est plus riches et si onfait des prisonniers on ne mettra plus qursquoun sou tous les deux mois

mdash Mince mon vieux comme tu y vas Trsquoes donc laquo meacutellionnaire raquotoi Un sou par moi crsquoest des sommes ccedila Jamais je pourrai trouver unsou agrave donner tous les mois

mdash Si chacun ne peut pas se deacutevouer un tout petit peu crsquoest pas la peinede faire la guerre vaut mieux avouer qursquoon a de la pureacutee de pommes deterre dans les veines et pas du sang rouge du sang franccedilais nom de Dieu Ecirctes-vous des Alboches oui ou merde Je comprends pas qursquoon heacutesite agravedonner ce qursquoon a pour assurer la victoire moi je donnerai mecircme deuxrondshellip quand jrsquoen aurai

mdash Alors crsquoest entendu on va voterPar trente-cinq voix contre dix la proposition de Lebrac fut adopteacutee

Votegraverent contre naturellement les dix qui nrsquoavaient pas en leur posses-sion le sou exigible

mdash Pour ce qui est de votrsquoaffaire trancha Lebrac jrsquoy ai penseacute aussion reacuteglera ccedila agrave quatre heures agrave la carriegravere agrave Pepiot agrave moins qursquoon aille agravecelle ousqursquoon eacutetait hier pour se deacuteshabiller Oui on y sera mieux et plustranquilles

On mettra des sentinelles pour ne pas ecirctre surpris au cas ougrave par ha-sard les Velrans viendraient quand mecircme mais je ne crois pas

Allez ccedila va bien ce soir tout sera reacutegleacute

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CHAPITRE II

Faulte drsquoargent crsquoest doleurnon pareille

Toustefois il avoit soixante et trois maniegraveres drsquoen trouvertoujours agrave son besoing dont la plus honorable et la pluscommune estoit par faccedilon de larrecin furtivement faict

Rabelais (livre II chap XVI)

C ce soir-lagrave Il faisait un temps clair de nouvellelune La fine corne drsquoargent pacircle translucide encore aux der-niers rayons du soleil preacutedisait une de ces nuits brutales et

franches qui vous rasent les feuilles les derniegraveres feuilles claquant surleurs branches deacutesoleacutees comme les grelots fecircleacutes des cavales du vent

Boulot frileux avait rabattu sur ses oreilles son beacuteret bleu Tintinavait baisseacute les oreillegraveres de sa casquette les autres aussi srsquoingeacuteniaient agravelutter contre les eacutepines de la bise seul Lebrac nu-tecircte tanneacute encore du

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La guerre des boutons Chapitre II

soleil drsquoeacuteteacute la blouse ouverte faisait fi de ces froidures de rien du toutcomme il disait

Les premiers arriveacutes agrave la Carriegravere attendirent les retardataires et lechef chargea Teacutetas Tigibus et Guignard drsquoaller un moment surveiller lalisiegravere ennemie

Il confeacutera agrave Teacutetas les pouvoirs de chef et lui dit laquo Dedans raquo un quartdrsquoheure quand on sifflera si trsquoas rien vu tu monteras sur le checircne agrave Ca-mus et si tu ne vois rien encore crsquoest qursquoils ne viendront sucircrement pas alors vous reviendrez nous rejoindre au camp

Les autres dociles acquiescegraverent et pendant qursquoils allaient prendreleur quart de garde le reste de la colonne monta au repaire de Camus ougravelrsquoon srsquoeacutetait deacuteshabilleacute la veille

mdash Tu vois bien vieux constata Boulot qursquoon nrsquoaurait pas pu se deacutesha-biller aujourdrsquohui

mdash Crsquoest bon dit Lebrac du moment qursquoon a deacutecideacute de faire autrechose il nrsquoy a pas agrave revenir sur ce qui est passeacute

On eacutetait vraiment bien dans la cachette agrave Camus du cocircteacute de Velransau couchant et au midi et du cocircteacute du bas la carriegravere agrave ciel ouvert formaitun rempart naturel qui mettait agrave lrsquoabri des vents de pluie et de neige desautres cocircteacutes de grands arbres laissant entre eux et les buissons quelquespassages eacutetroits arrecirctaient les vents du nord et drsquoest pas chauds pour unliard ce soir-lagrave

mdash Asseyons-nous proposa LebracChacun choisit son siegravege Les grosses pierres plates srsquooffraient drsquoelles-

mecircmes il nrsquoy avait qursquoagrave prendre Chacun trouva la sienne et regarda lechef

mdash Crsquoest donc entendu articula ce dernier rappelant briegravevement levote du matin qursquoon va se cotiser pour avoir un treacutesor de guerre

Les dix panneacutes protestegraverent unanimementGuerreuillas ainsi nommeacute parce qursquoagrave cocircteacute du sien le regard de Gui-

gnard eacutetait drsquoun Adonis et que ses gros yeux ronds lui sortaient effroya-blement de la tecircte prit la parole au nom des sans-le-sou

Crsquoeacutetait le fils de pauvres bougres de paysans qui peinaient du 1ᵉʳ jan-vier agrave la Saint-Sylvestre pour nouer les deux bouts et qui naturellementnrsquooffraient pas souvent agrave leur rejeton de lrsquoargent de poche pour ses menus

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La guerre des boutons Chapitre II

plaisirsmdash Lebrac dit-il crsquoest pas bien tu fais honte aux pauvres Trsquoas dit

qursquoon eacutetait tous eacutegaux et tu sais bien que ccedila nrsquoest pas vrai et que moi queZozo que Bati et les autres nous ne pourrons jamais avoir un radis Jrsquosaisbien que trsquoes gentil avec nous que quand trsquoachegravetes des bonbons tu nousen donnes un de temps en temps et que tu nous laisses des fois leacutechertes raies de chocolat et tes bouts de reacuteglisse mais tu sais bien que si parmalheur on nous donne un rond le pegravere ou la megravere le prennent aussitocirctpour acheter des fourbis dont on ne voit jamais la couleur On te lrsquoa deacutejagravedit ce matin Y a pas moyen qursquoon paye Alors on est des galeux Crsquoestpas une reacutepublique ccedila na et je ne peux pas me soumettre agrave la deacutecision

mdash Nous non plus firent les neuf autresmdash Jrsquoai dit qursquoon arrangerait ccedila tonna le geacuteneacuteral et on lrsquoarrangera na

ou bien je ne suis plus Lebrac ni chef ni rien nom de Dieu laquo Eacutecoutez-moi tas drsquoandouilles puisque vous ne savez pas vous deacute-

grouiller tout seulslaquo Croyez-vous qursquoon mrsquoen donne agrave moi des ronds et que le vieux

ne me les chipe pas lui aussi quand mon parrain ou ma marraine ounrsquoimporte qui vient boire un litre agrave la maison et me glisse un petit ou ungros sou Ah ouiche Si jrsquoai pas le temps de me trotter assez tocirct et direque jrsquoai acheteacute des billes ou du chocolat avec le sou qursquoon mrsquoa donneacute on abientocirct fait de me le raser Et quand je dis que jrsquoai acheteacute des billes on meles fait montrer passe que si crsquoeacutetait pas vrai on me le ferait laquo renaquer raquole sou et quand on les a vues pan une paire de gifles pour mrsquoapprendreagrave deacutepenser mal agrave propos des sous qursquoon a tant de maux de gagner quandje dis que jrsquoai acheteacute des bonbons jrsquoai pas besoin de les montrer on mefout la torgnole avant en disant que je suis un deacutepensier un gourmandun goulu un goinfre et je ne sais quoi encore

laquo Voilagrave eh ben il faut savoir se deacutebrouiller dans la vie du monde etjrsquovas vous dire comment qursquoy faut srsquoy prendre

laquo Je parle pas des commissions que tout le monde peut reacuteussir agrave fairepour la servante du cureacute ou la femme au pegravere Simon ils sont si rapiatsqursquoils ne se fendent pas souvent je parle pas non plus des sous qursquoonpeut ramasser aux baptecircmes et aux mariages crsquoest trop rare et il nrsquoy apas agrave compter dessus mais voici ce que tout le monde peut faire

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La guerre des boutons Chapitre II

laquo Tous les mois le pattier sup1 srsquoamegravene sur la leveacutee de grange de Fricot etles femmes lui portent leurs vieux chiffons et leurs peaux de lapins moije lui donne des os et de la ferraille les Gibus aussi pas vrai Grangibus

mdash Oui oui mdash Contre ccedila il nous donne des images des plumes dans un petit ton-

neau des deacutecalcomanies ou bien un sou ou deux ccedila deacutepend de ce qursquoona mais il nrsquoaime pas donner des ronds crsquoest un sale grippe-sou qui nouscolle toujours des saloperies qui ne deacutecalquent pas contre de bons grosos de jambons et de la belle ferraille et puis ses deacutecalcomanies ccedila ne sert agraverien Il nrsquoy a qursquoagrave lui dire carreacutement selon ce qursquoon porte Je veux un rondou deux mecircme trois srsquoil y a beaucoup de fourbi Srsquoil dit non on nrsquoa qursquoagravelui reacutepondre Mon vieux trsquoauras peau de zeacutebi et remporter son truc ilveut bien vous rappeler ce sale juif-lagrave allez

laquo Je sais bien que des os et de la ferraille il nrsquoy en a pas des tas maisle meilleur crsquoest de chiper des pattes sup2 blanches elles valent plus cher queles autres et lui vendre le prix et au poids

mdash Crsquoest pas commode chez nous objecta Guerreuillas la megravere a ungrand sac sur le buffet et elle fourre tout dedans

mdash Trsquoas qursquoagrave tomber sur son sac et en faire un petit avec Crsquoest pastout Vous avez des poules tout le monde a des poules eh bien un jouron chipe un oeuf dans le nid un autre jour un autre deux jours apregraves untroisiegraveme on y va le matin avant que les poules aient toutes pondu vouscachez bien vos oeufs dans un coin de la grange et quand vous avez votredouzaine ou votrsquo demi-douzaine vous prenez bien gentiment un panieret tout comme si on vous envoyait en commission vous les portez agrave lamegravere Maillot elle les paye quelquefois en hiver jusqursquoagrave vingt-quatre sousla douzaine avec une demi il y a pour toute une anneacutee drsquoimpocirct

mdash Crsquoest pas possible chez nous affirma Zozo Ma vieille est si telle-ment agrave cheval sur ses geacutelines que tous les soirs et tous les matins elle valeur tacircter au cul pour sentir si elles ont lrsquooeuf Elle sait toujours drsquoavancecombien qursquoelle en aura le soir Srsquoil en manquait un ccedila ferait un beaurafut dans la cambuse

1 Chiffonnier2 Chiffons

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La guerre des boutons Chapitre II

mdash Y a encore un moyen qursquoest le meilleur Je vous le recommande agravetertous

laquo Voilagrave crsquoest quand le pegravere prend la cuite Jrsquosuis content moi quand jevois qursquoil graisse ses brodequins pour aller agrave la foire agrave Vercel ou agrave Baume

laquo Il dicircne bien lagrave-bas avec les ldquomontagnonsrdquo ou les ldquopays basrdquo il boitsec des apeacuteritifs des petits verres du vin boucheacute en revenant il srsquoarrecircteavec les autres agrave tous les bouchons et avant de rentrer il prend encorelrsquoabsinthe chez Fricot Ma megravere va le chercher elle est pas contente ellegrogne ils srsquoengueulent chaque fois puis ils rentrent et elle lui demandecombien qursquoil a deacutepenseacute Lui il lrsquoenvoie promener en disant qursquoil est lemaicirctre et que ccedila ne la regarde pas et puis il se couche et fout ses habitssur une chaise Alors moi pendant que la megravere va fermer les portes etldquoclairer les becirctesrdquo je fouille les poches et la bourse

Il ne sait jamais au juste ce qursquoil y a dedans alors crsquoest selon je prendsdeux sous trois sous quatre sous une fois mecircme jrsquoai chipeacute dix sousmais crsquoest trop et jrsquoen reprendrai jamais autant parce que le vieux srsquoenest aperccedilu

mdash Alors il trsquoa foutu la peigneacutee eacutemit Tintinmdash Penses-tu crsquoest la megravere qui a reccedilu la danse il a cru que crsquoeacutetait elle

qui lui avait refait sa piegravece et il lui a passeacute queacuteque chose comme engueu-lade

mdash Ccedila crsquoest vraiment un bon truc convint Boulot qursquoen dis-tu Bati mdash Je dis moi que ccedila ne me servira agrave rien du tout le truc agrave Lebrac

passe que mon pegravere ne se saoule jamaismdash Jamais srsquoexclama en choeur toute la bande eacutetonneacuteemdash Jamais reprit Bati drsquoun air navreacutemdash Ccedila fit Lebrac crsquoest unmalheur mon vieux oui un grandmalheur

un vrai malheur et on nrsquoy peut rienmdash Alors mdash Alors trsquoas qursquoagrave rogner quand trsquoiras en commission Je laquo mrsquoes-

plique raquo quand tu as une piegravece agrave changer tu cales un sou et tu dis que tulrsquoas perdu Ccedila te coucirctera une gifle ou deux mais on nrsquoa rien pour rien ence bas monde et puis on gueule avant que les vieux ne tapent on gueuletant qursquoon peut et ils nrsquoosent pas taper si fort quand crsquoest pas une piegravecepar exemple quand crsquoest de la chicoreacutee que tu vas acheter il y a des pa-

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La guerre des boutons Chapitre II

quets agrave quatre sous et agrave cinq sous eh bien si trsquoas cinq sous tu prends unpaquet de quatre sous et tu dis que ccedila a augmenteacute si on trsquoenvoie ache-ter pour deux sous de moutarde tu nrsquoen prends que pour un rond et turacontes qursquoon ne trsquoa donneacute que ccedila Mon vieux on ne risque pas grand-chose la megravere dit que lrsquoeacutepicier est un filou et une fripouille et cela passecomme ccedila

laquo Et puis enfin agrave lrsquoimpossible personne nrsquoest tenu Quand vous au-rez trouveacute des sous vous payerez si vous ne pouvez pas tant pis enattendant on srsquoarrangera autrement

laquo Nous avons besoin de sous pour acheter du fourbi eh bien quandvous trouverez un bouton une agrafe un cordon un lastique de la ficelleagrave rafler foutez-les dedans votre poche et aboulez-les ici pour grossir letreacutesor de guerre

laquo On estimera ce que cela vaut en tenant compte que crsquoest du vieuxet pas du neuf Celui qui gardera le treacutesor tiendra un calepin sur lequel ilmarquera les recettes et les deacutepenses mais ccedila serait bien mieux si chacunarrivait agrave donner son sou Peut-ecirctre que plus tard on aurait des eacutecono-mies une petite cagnotte quoi et qursquoon pourrait se payer une petite fecircteapregraves une victoire

mdash Ce serait eacutepatant ccedila approuva Tintin Des pains drsquoeacutepices du cho-colathellip

mdash Des sardines mdash Trouvez drsquoabord les ronds hein repartit le geacuteneacuterallaquo Voyons il faut ecirctre bien nouille apregraves tout ce que je viens de vous

dire pour ne pas arriver agrave deacutegoter un radis tous les moismdash Crsquoest vrai approuva le choeur des posseacutedantsLes purotins enflammeacutes par les reacuteveacutelations de Lebrac acquiescegraverent

cette fois agrave la proposition drsquoimpocirct et juregraverent que pour le mois prochainils remueraient ciel et terre pour payer leur cotisation Pour le mois cou-rant ils srsquoacquitteraient en nature et remettraient tout ce qursquoils pourraientaccrocher entre les mains du treacutesorier

Mais qui serait treacutesorier Lebrac et Camus en qualiteacute de chef et de sous-chef ne pouvaient rem-

plir cet emploi Gambette manquant souvent lrsquoeacutecole ne pouvait lui nonplus occuper ce poste drsquoailleurs ses qualiteacutes de liegravevre agile le rendaient

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La guerre des boutons Chapitre II

indispensable comme courrier en cas de malheur Lebrac proposa agrave LaCrique de se charger de lrsquoaffaire La Crique eacutetait bon calculateur il eacutecri-vait vite et bien il eacutetait tout deacutesigneacute pour cette situation de confiance etce meacutetier difficile

mdash Je ne peux pas deacuteclina La Crique Voyons mettez-vous agrave ma placeJe suis lrsquoeacutecolier le plus pregraves du bureau du maicirctre agrave tout moment il voit ceque je fais Quand crsquoest-il alors que je pourrais tenir mes comptes Crsquoestpas possible Il faut que le treacutesorier soit dans les bancs du fond CrsquoestTintin qui doit lrsquoecirctre

mdash Tintin fit Lebraclaquo Oui apregraves tout mon vieux crsquoest toi qui dois prendre ccedila puisque

crsquoest la Marie qui viendra recoudre les boutons de ceux qui auront eacuteteacutefaits prisonniers Oui il nrsquoy a que toi

mdash Oui mais si je suis pris moi par les Velrans tout le treacutesor serafoutu

mdash Alors tu ne te battras pas tu resteras en arriegravere et tu regarderas faut bien savoir des fois faire des sacrifices ma vieille branche

mdash Oui oui Tintin treacutesorier Tintin fut eacutelu par acclamations et comme tout eacutetait reacutegleacute ou agrave peu

pregraves on alla voir au Gros Buisson ce que devenaient les trois sentinellesque dans la chaleur de la discussion on avait oublieacute de rappeler

Teacutetas nrsquoavait rien vu et ils blaguaient en fumant des tiges de cleacutematite on leur fit part de la deacutecision prise ils approuvegraverent et il fut convenuque degraves le lendemain tout le monde apporterait agrave Tintin sa cotisation enargent ceux qui pourraient et en nature les autres

n

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CHAPITRE III

La comptabiliteacute de Tintin

Il est vrai que jrsquoai donneacute depuis que je suis arriveacutee drsquoassezgrosses sommes un matin huit cents francs lrsquoautre jourmille francs un autre jour trois cents eacutecus

Lere de Mme de Seacutevigneacute agrave Mme de Grignan (15 juin 1680)

T arriveacutee dans la cour de lrsquoeacutecole commenccedila par preacute-lever aupregraves de ceux qui avaient leurs cahiers une feuille de pa-pier brouillard afin de confectionner tout de suite le grand livre

de caisse sur lequel il inscrirait les recettes et les deacutepenses de lrsquoarmeacutee deLongeverne

Il reccedilut ensuite des mains des cotisants les trente-cinq sous preacutevusempocha des payeurs en nature sept boutons de tailles et de formes di-verses plus trois bouts de ficelle et se mit agrave reacutefleacutechir profondeacutement

Toute la matineacutee le crayon agrave la main il fit des devis retranchant icirajoutant lagrave agrave la reacutecreacuteation il consulta Lebrac et Camus et La Crique les

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La guerre des boutons Chapitre III

principaux en somme srsquoenquit du cours des boutons du prix des eacutepinglesde sucircreteacute de la valeur de lrsquoeacutelastique de la soliditeacute compareacutee des cordonsde souliers puis en fin de compte reacutesolut de prendre conseil de sa soeurMarie plus verseacutee qursquoeux tous dans ces sortes drsquoaffaires et cette branchedu neacutegoce

Au bout drsquoune journeacutee de consultations et apregraves une contention drsquoes-prit qui faillit agrave plusieurs reprises lui meacuteriter des verbes et la retenueil avait barbouilleacute sept feuilles de papier puis dresseacute tant qursquoagrave peu pregraveset sauf modifications le projet de budget suivant qursquoil soumit le lende-main degraves lrsquoarriveacutee en classe agrave lrsquoexamen et agrave lrsquoapprobation de lrsquoassembleacuteegeacuteneacuterale des camarades

Budget de lrsquoarmeacutee de LongeverneBoutons de chemises 1 souBoutons de tricot et de veste 4 sousBoutons de culoe 4 sousCrochets de derriegravere pour paes de pantalons 4 sousFicelle de pain de sucre pour bretelles 5 sousLastique pour jarretiegraveres 8 sousCordons de souliers 5 sousAgrafes de blouses 2 sous

Total 33 sousReste en reacuteserve 2 sousen cas de malheur

mdash Et les aiguilles et le fil que trsquoas oublieacutes observa La Crique hein onserait des propres cocos si jrsquoy songeais pas avec quoi qursquoon se raccom-moderait

mdash Crsquoest vrai avoua Tintin alors changeons quelque chosemdash Jrsquosuis drsquoavis qursquoon garde les deux ronds de reacuteserve eacutemit Lebracmdash Ccedila oui approuva Camus crsquoest une bonne ideacutee on peut perdre

quelque chose une poche peut ecirctre perceacutee faut songer agrave toutmdash Voyons reprit La Crique on peut rogner deux sous sur les boutons

de tricot ccedila ne se voit pas le tricot Avec un bouton au-dessus deuxau plus ccedila tient assez il nrsquoy a pas besoin drsquoecirctre boutonneacute tout du longcomme un artilleur

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La guerre des boutons Chapitre III

Et Camus dont le grand fregravere eacutetait dans lrsquoartillerie de forteresse et quibuvait ses moindres paroles entonna lagrave-dessus guilleret et agrave mi-voix cerefrain entendu un jour que leur soldat eacutetait venu en permission

Rien nrsquoest si beaursquoun artilleur sur un chameau Rien nrsquoest si vilainrsquoun fantassin sur une phellip Toute la bande eacuteprise de choses militaires et enthousiaste de nou-

veauteacute voulut apprendre aussitocirct la chanson que Camus dut reprendreplusieurs fois de suite et puis on en revint aux affaires et en conti-nuant lrsquoeacutepluchage du budget on trouva eacutegalement que quatrsquosous pourdes boucles ou crochets de pantalon crsquoeacutetait exageacutereacute il nrsquoen fallait jamaisqursquoune par falzar encore beaucoup de petits nrsquoavaient-ils pas de culotteavec patte bouclant derriegravere donc en reacuteduisant agrave deux sous ce chapitrecela irait encore et cela ferait quatre sous de disponibles agrave employer de lafaccedilon suivante

1 sou de fil blanc1 sou de fil noir2 sous drsquoaiguilles assortiesLe budget fut voteacute ainsi Tintin ajouta qursquoil prenait note des boutons

et des ficelles que lui avaient remis les payeurs en nature et que le len-demain son carnet serait en ordre Chacun pourrait en prendre connais-sance et veacuterifier la caisse et la comptabiliteacute agrave toute heure du jour

Il compleacuteta ses renseignements en confiant en outre que sa soeurMarie la cantiniegravere de lrsquoarmeacutee si on voulait bien avait promis de luiconfectionner un petit sac agrave coulisses comme ceux laquo ousqursquoon raquo mettaitles billes pour y remiser et concentrer le treacutesor de guerre Elle attendaitseulement de voir la quantiteacute que ccedila ferait pour ne le faire ni trop grandni trop petit

On applaudit agrave cette offre geacuteneacutereuse et la Marie Tintin bonne amiecomme chacun savait du geacuteneacuteral Lebrac fut acclameacutee cantiniegravere drsquohon-neur de lrsquoarmeacutee de Longeverne Camus annonccedila eacutegalement que sa cou-sine la Tavie sup1 des Planches se joindrait aussi souvent que possible agrave la

1 Octavie

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La guerre des boutons Chapitre III

soeur de Tintin et elle eut sa part dans le concert drsquoacclamations Ba-cailleacute toutefois nrsquoapplaudit pas il regarda mecircme Camus de travers Sonattitude nrsquoeacutechappa point agrave La Crique le vigilant et agrave Tintin le comptableet ils se dirent mecircme qursquoil devait y avoir du louche par lagrave-dessous

mdash Ce midi fit Tintin jrsquoirai avec La Crique acheter le fourbi chez lamegravere Maillot

mdash Va plutocirct chez la Jullaude conseilla Camus elle est mieux assortieqursquoon dit

mdash Crsquoest tous des fripouilles et des voleurs les commerccedilants tranchapour les mettre drsquoaccord Lebrac qui semblait avoir avec des ideacutees geacuteneacute-rales une certaine expeacuterience de la vie prends-en si tu veux la moitieacutechez lrsquoun la moitieacute chez lrsquoautre on verra pour une autre fois ousqursquoonest le moins eacutetrilleacute

mdash Vaudrait peut-ecirctre mieux acheter en gros deacuteclara Boulot il y auraitplus drsquoavantages

mdash Apregraves tout fais comme tu voudras Tintin trsquoes treacutesorier arrange-toi tu nrsquoas qursquoagrave montrer tes comptes quand tu auras fini nous on nrsquoapas agrave y fourrer le nez avant

La faccedilon dont Lebrac eacutemit cette opinion coupa la discussion qui eucirctpu srsquoeacuteterniser il eacutetait temps drsquoailleurs car le pegravere Simon intrigueacute deleur manegravege lrsquooreille aux eacutecoutes sans faire semblant de rien passait etrepassait pour essayer de saisir au vol quelque bribe de leur conversation

Il en fut pour ses frais mais il se promit de surveiller avec soin Lebracqui donnait des signes manifestes et extra-scolaires drsquoexaltation intellec-tuelle

La Crique ainsi appeleacute parce qursquoil eacutetait sec comme un coucou maispar contre eacuteveilleacute et observateur autant que tous les autres agrave la fois eacuteventala penseacutee dumaicirctre drsquoeacutecole Aussi comme Tintin se trouvait ecirctre en classele voisin du chef et que lrsquoun pinceacute lrsquoautre pourrait se trouver compromiset fort embarrasseacute pour expliquer la preacutesence dans sa poche drsquoune sommeaussi consideacuterable il lui confia qursquoil eucirct durant le cours de la seacuteance agrave semeacutefier du laquo vieux raquo dont les intentions ne lui paraissaient pas propres

Agrave onze heures Tintin et La Crique se dirigegraverent vers la maison de laJullaude et apregraves avoir salueacute poliment et demandeacute un sou de boutons dechemises ils srsquoenquirent du prix de lrsquoeacutelastique

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La guerre des boutons Chapitre III

La deacutebitante au lieu de leur donner le renseignement solliciteacute les fixadrsquoun oeil curieux et reacutepondit agrave Tintin par cette doucereuse et insidieuseinterrogation

mdash Crsquoest pour votre maman mdash Non intervint La Crique deacutefiant Crsquoest pour sa soeur Et comme

lrsquoautre toujours souriante leur donnait des prix il poussa leacutegegraverement ducoude son voisin en lui disant Sortons

Degraves qursquoils furent dehors La Crique expliqua sa penseacutee mdash Trsquoas pas vu cette vieille bavarde qui voulait savoir pourquoi com-

ment ousque quand et puis encore quoi Si nous avons envie que tout le village le sache bientocirct que nous avons

un treacutesor de guerre il nrsquoy a qursquoagrave acheter chez elle Vois-tu il ne faut pasprendre ce qursquoil nous faut tout drsquoun coup ou bien cela donnerait des soup-ccedilons il vaut mieux que nous achetions un jour une chose lrsquoautre jourune autre et ainsi de suite et quant agrave aller encore chez cette sale cabe-lagravejamais

mdash Ce qursquoil y a encore de mieux reacutepliqua Tintin vois-tu crsquoest drsquoen-voyer ma soeur Marie chez la megravere Maillot On croira que crsquoest ma megraverequi lrsquoenvoie en commission et puis tu sais elle srsquoy connaicirct mieux quenous pour ces affaires-lagrave elle sait mecircme marchander mon vieux trsquoes sucircrqursquoelle nous fera avoir la bonne mesure de ficelle et deux ou trois boutonspar-dessus

mdash Trsquoas raison convint La CriqueEt comme ils rejoignaient Camus sa fronde agrave la main en train de viser

desmoineaux qui picoraient sur le fumier du pegravereGugu ils luimontregraverentles boutons de chemise en verre blanc cousus sur un petit carton bleu il yen avait cinquante et ils lui confiegraverent qursquoagrave cela se bornaient leurs achatsdu moment lui donnegraverent les raisons de leur abstention prudente et luiaffirmegraverent que pour une heure tout serait quand mecircme acheteacute

De fait vers midi et demi comme Lebrac sortant de table se rendaiten classe les mains dans les poches en sifflant le refrain de Camus alorsfort agrave la mode parmi eux il aperccedilut lrsquoair tregraves affaireacute sa bonne amie qui sedirigeait vers la maison de la megravere Maillot par le traje des laquo Chemineacutees raquo

Comme personne nrsquoeacutetait agrave ce moment sur le pas de sa porte et qursquoellene le voyait pas il attira son attention par un laquo tirouit raquo discret qui la

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La guerre des boutons Chapitre III

preacutevint de sa preacutesenceElle sourit puis lui fit un signe drsquointelligence pour indiquer ougrave elle al-

lait et Lebrac tout joyeux reacutepondit lui aussi par un franc et large sourirequi disait la belle joie drsquoune acircme vigoureuse et saine

Dans la cour de lrsquoeacutecole dans le coin du fond tous les yeux des preacutesentsfixaient obstineacutement et impatiemment la porte espeacuterant drsquoinstant en ins-tant lrsquoarriveacutee de Tintin Chacun savait deacutejagrave que la Marie srsquoeacutetait chargeacuteede faire elle-mecircme les achats et que Tintin lrsquoattendait derriegravere le lavoirpour recevoir de ses mains le treacutesor qursquoil allait bientocirct preacutesenter agrave leurcontrocircle

Enfin il apparut preacuteceacutedeacute de La Crique et un ah geacuteneacuteral drsquoexclama-tion salua son entreacutee On se porta en masse autour de lui lrsquoaccablant dequestions

mdash As-tu le fourbi mdash Combien de boutons de veste pour un sou mdash Y en a-t-il long de ficelle mdash Viens voir les boucles mdash Est-ce que le fil est solide mdash Attendez nom de Dieu gronda Lebrac Si vous causez tous agrave la

fois vous nrsquoentendrez rien du tout et si tout le monde lui grimpe sur ledos personne ne verra Allez faites le cercle Tintin va tout nous montrer

On srsquoeacutecarta agrave regret chacun deacutesirant se trouver ecirctre le plus pregraves du treacute-sorier et palper si possible le butin Mais Lebrac fut intraitable et deacutefenditagrave Tintin de rien sortir de sa laquo profonde raquo avant qursquoil ne fucirct absolumentdeacutegageacute

Quand ce fut fait le treacutesorier triomphant tira un agrave un de sa pochedivers paquets enveloppeacutes de papier jaune et deacutenombra

mdash Cinquante boutons de chemise sur un carton mdash Oh merde mdash Vingt-quatre boutons de culotte mdash Ah ah mdash Neuf boutons de tricot un de plus que le compte ajouta-t-il vous

savez qursquoon nrsquoen donne que quatre pour un soumdash Crsquoest la Marie expliqua Lebrac qui lrsquoa eu en marchandantmdashQuatre boucles de pantalon

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Un bon megravetre de lastique Et Tintin lrsquoeacutetendit pour faire voir qursquoonnrsquoeacutetait pas grugeacute

mdash Deux agrafes de blouse mdash Sont-elles belles hein fit Lebrac qui songeait que lrsquoautre soir srsquoil

en avait eu une peut-ecirctre enfinhellip brefhellipmdash Cinq paires de cordons de souliers rencheacuterit Tintinmdash Dix megravetres de ficelle plus un grand bout de rabiot qursquoelle a eu parce

qursquoelle achetait pour beaucoup agrave la fois mdash Onze aiguilles une de plus que le compte et une pelote de fil noir

et une de blanc Agrave chaque exposition et deacutenombrement des oh et des ah des foutre

des merde exclamatifs et admiratifs saluaient le deacuteballement de lrsquoachatnouveau

mdash Chicot srsquoeacutecria tout agrave coup Tigibus comme srsquoil eucirct joueacute agrave pour-suivre un camarade mais agrave ce signal drsquoalarme annonccedilant lrsquoarriveacutee dumaicirctre tout le monde se mecircla tandis que Tintin fourrait pecircle-mecircle et en-tassait dans sa poche les divers articles qursquoil venait de deacuteballer

La chose se fit si naturellement et drsquoune faccedilon si prompte que lrsquoautrenrsquoy vit que du feu et srsquoil remarqua quelque chose ce fut lrsquoeacutepanouissementgeacuteneacuteral de toutes ces frimousses qursquoil avait vues lrsquoavant-veille si sombreset si fermeacutees

mdash Crsquoest eacutetonnant pensa-t-il combien le temps le soleil lrsquoorage lapluie ont drsquoinfluence sur lrsquoacircme des enfants Quand il va tonner ou pleu-voir on ne peut pas les tenir il faut qursquoils bavardent et se chamaillent etse remuent quand une seacuterie de beau temps srsquoannonce ils sont naturelle-ment travailleurs et dociles et gais comme des pinsons

Brave homme qui ne soupccedilonnait guegravere les causes occultes et pro-fondes de la joie de ses eacutelegraveves et le cerveau farci de peacutedagogies fumeusescherchait midi agrave quatorze heures

Comme si les enfants vite au courant des hypocrisies sociales se li-vraient jamais en preacutesence de ceux qui ont sur eux une parcelle drsquoauto-riteacute Leur monde est agrave part ils ne sont eux-mecircmes vraiment eux-mecircmesqursquoentre eux et loin des regards inquisiteurs ou indiscrets Et le soleilcomme la lune nrsquoexerccedilaient sur eux qursquoune influence en lrsquooccurrence biensecondaire

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La guerre des boutons Chapitre III

Les Longevernes commencegraverent agrave se poursuivre agrave se laquo couratter raquodans la cour se disant lorsqursquoils se rejoignaient

mdash Alors ccedila y est crsquoest ce soir qursquoon leur zrsquoy fout mdash Ce soir voui mdash Ah nom de dious ils nrsquoont qursquoagrave venir qursquoest-ce qursquoon va leur pas-

ser Un coup de sifflet puis la voix naturellement rogue du maicirctre laquo Al-

lons en rangs deacutepecircchons-nous raquo interrompirent ces eacutevocations de ba-taille et ces perspectives de prouesses guerriegraveres futures

n

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CHAPITRE IV

Le retour des victoires

Reviendrez-vous un jour ocirc fiegraveres exileacutees

Seacuteb Ch Leconte(Le Masque de fer)

C fougue indescriptible animait les Longevernes rien nul souci nulle perspective facirccheuse nrsquoentravait leur en-thousiasme Les coups de trique ccedila passe et ils srsquoen fichaient

et quant aux cailloux on avait le temps presque toujours quand ils nevenaient pas de la fronde de Touegueule drsquoeacuteviter leur trajectoire

Les yeux riaient peacutetillants vifs dans les faces eacutepanouies par le rireles grosses joues rouges rebondies comme de belles pommes hurlaient lasanteacute et la joie les bras les jambes les pieds les eacutepaules les mains le coula tecircte tout remuait tout vibrait tout sautait en eux Ah ils ne pesaientpas lourd aux pieds les sabots de peuplier de tremble ou de noyer et leurclaquement sec sur le chemin durci eacutetait deacutejagrave une fiegravere menace pour les

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La guerre des boutons Chapitre IV

VelransIls se reacutecriaient srsquoattendaient se rappelaient se bousculaient se chi-

potaient srsquoexcitaient tels des chiens de chasse longtemps tenus agrave lrsquoat-tache qursquoon megravene enfin courir le liegravevre ou le goupil se mordillent lesoreilles et les jambes pour se feacuteliciter reacuteciproquement et se teacutemoignerleur joie

Crsquoeacutetait vraiment un enthousiasme entraicircnant que le leur Derriegravere leureacutelan vers la Saute derriegravere leur joie en marche comme agrave la suite drsquounemusique guerriegravere toute la vie jeune et saine du village semblait happeacuteeet emporteacutee les petites filles timides et rougissantes les suivirent jus-qursquoau gros tilleul nrsquoosant aller plus loin les chiens couraient sur leur flancen gambadant et en jappant les chats eux-mecircmes les prudents matoussrsquoavanccedilaient sur les murs drsquoenclos avec une vague ideacutee de les suivre lesgens sur le seuil des portes les interrogeaient du regard Ils reacutepondaienten riant qursquoils allaient srsquoamuser mais agrave quel jeu

Lebrac degraves la Carriegravere agrave Pepiot canalisa lrsquoenthousiasme en invitantses guerriers agrave bourrer leurs poches de cailloux

mdash Faudra nrsquoen garder sur soi qursquoune demi-douzaine dit-il et poser lereste agrave terre sitocirct qursquoon sera arriveacute car pour pousser la charge il ne srsquoagitpas de peser comme des sacs de farine

Si on manque de munitions six des petits prendront chacun deux beacute-rets et partiront les remplir agrave la carriegravere du Rat (crsquoest la plus pregraves du camp)Il deacutesigna ceux qui le cas eacutecheacuteant seraient chargeacutes du ravitaillement ouplutocirct du reacuteapprovisionnement des munitions Puis il fit exhiber agrave Tintinles diverses piegraveces du treacutesor de guerre afin que les camarades fussent toustranquilles et bien affermis et il donna le signal de la marche en avantlui prenant la tecircte et comme toujours servant drsquoeacuteclaireur agrave sa troupe

Son arriveacutee fut salueacutee par le passage drsquoun caillou qui lui frisa le front etlui fit baisser le cracircne il se retourna simplement pour indiquer aux autrespar un petit hochement de tecircte que lrsquoaction eacutetait commenceacutee Aussitocirct sessoldats srsquoeacutecampillegraverent et il les laissa se placer agrave leur convenance chacunagrave son poste habituel assureacute qursquoil eacutetait que leur flair guerroyeur ne seraitpas ce soir-lagrave mis en deacutefaut

Quand Camus fut jucheacute sur son arbre il exposa la situationIls y eacutetaient tous agrave leur lisiegravere les Velrans du plus grand au plus petit

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La guerre des boutons Chapitre IV

de Touegueule le grimpeur agrave Migue la Lune lrsquoexeacutecuteacutemdash Tant mieux conclut Lebrac ce sera au moins une belle bataillePendant un quart drsquoheure le flot coutumier drsquoinjures flua et reflua

entre les deux camps mais les Velrans ne bougeaient pas croyant peut-ecirctre que leurs ennemis nus pousseraient encore comme lrsquoavant-veilleune charge ce soir-lagrave Aussi les attendaient-ils de pied ferme bien amu-nitionneacutes qursquoils eacutetaient par un service reacutecemment organiseacute de galopinscharriant continuellement et agrave pleins mouchoirs des picotins de caillouxqursquoils allaient queacuterir aux roches du milieu du bois et venaient verser agrave lalisiegravere

Les Longevernes ne les voyaient que par intermittences derriegravere leurmur et derriegravere leurs arbres

Cela ne faisait guegravere lrsquoaffaire de Lebrac qui eucirct voulu les attirer tous unpeu en plaine afin de diminuer la distance agrave parcourir pour les atteindre

Voyant qursquoils ne se deacutecidaient pas vite il reacutesolut de prendre lrsquooffensiveavec la moitieacute de sa troupe

Camus consulteacute descendit et deacuteclara que pour cette affaire-lagrave crsquoeacutetaitlui que ccedila regardait Tintin par derriegravere se mangeait les sangs agrave les voirainsi se treacutemousser et srsquoagiter

Camus ne perdit point de temps La fronde agrave la main il fit prendrequatre cailloux pas plus agrave chacun de ses vingt soldats et commanda lacharge

Crsquoeacutetait entendu il ne devait pas y avoir de corps agrave corps on devaitseulement approcher agrave bonne porteacutee de lrsquoennemi qui serait sans douteeacutebahi de cette attaque lancer dans ses rangs une grecircle de moellons etbattre en retraite immeacutediatement pour eacuteviter la riposte qui serait sucircre-ment dangereuse

Espaceacutes de quatre ou cinq pas en tirailleurs Camus en avant tous sepreacutecipitegraverent et en effet le feu de lrsquoennemi cessa un instant devant cecoup drsquoaudace Il fallait en profiter Camus saisissant son cuir de frondeprit la ligne de mire et visa lrsquoAztec des Gueacutes tandis que ses hommesfaisant tournoyer leurs bras criblaient de cailloux la section ennemie

mdash Filons maintenant cria Camus en voyant la bande de lrsquoAztec seramasser pour lrsquoeacutelan

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La guerre des boutons Chapitre IV

Une voleacutee de pierres leur arriva sur les talons pendant que drsquoef-froyables cris pousseacutes par les Velrans leur apprenaient qursquoils eacutetaientpoursuivis agrave leur tour

LrsquoAztec ayant vu qursquoils nrsquoeacutetaient plus deacutevecirctus avait jugeacute inutile etsteacuterile une plus longue deacutefensive

Camus entendant ce vacarme et se fiant agrave ses jambes agiles se re-tourna pour voir laquo comme ccedila en allait raquo mais le geacuteneacuteral ennemi avaitavec lui ses meilleurs coureurs Camus eacutetait deacutejagrave un peu en retard sur lesautres il fallait filer et sec srsquoil ne voulait pas ecirctre pinceacute Ses boutons il lesavait non moins que sa fronde eacutetaient rudement convoiteacutes par la bandede lrsquoAztec qui lrsquoavait rateacute le soir de Lebrac

Aussi voulut-il jouer des jambesMalheur un caillou lanceacute terriblement un caillou de Touegueule

bien sucircr ah le salaud vint lui choquer violemment la poitrine lrsquoeacutebranlaet lrsquoarrecircta un instant Les autres allaient lui tomber dessus

mdash Ah nom de Dieu Foutu Et Camus en moins de temps qursquoil ne faut pour le dire et pour lrsquoeacutecrire

porta drsquoun geste deacutesespeacutereacute sa main agrave sa poitrine et tomba en arriegravere sanssouffle et la tecircte inerte

Les Velrans eacutetaient sur luiIls avaient suivi la trajectoire du projectile de Touegueule et remarqueacute

le geste de Camus ils le virent pacircle srsquoaffaler de tout son long sans motdire ils srsquoarrecirctegraverent net

mdash Srsquoil eacutetait tueacute hellipUn rugissement terrible le cri de rage et de vengeance de Longeverne

se fit entendre aussitocirct monta grandit emplit la combe et un brandis-sement fantastique drsquoeacutepieux et de sabres pointa deacutesespeacutereacutement sur leurgroupe

En une seconde ils eurent tourneacute bride et regagneacute leur abri ougrave ils setinrent de nouveau sur la deacutefensive le caillou agrave la main tandis que toutelrsquoarmeacutee de Longeverne arrivait pregraves de Camus

Agrave travers ses paupiegraveres demi-closes et ses cils papillotants le guerriertombeacute avait vu les Velrans srsquoarrecircter court devant lui puis faire demi-touret finalement srsquoenfuir

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La guerre des boutons Chapitre IV

Alors comprenant aux grondements furieux accourant agrave lui que lessiens venaient agrave la rescousse et les mettaient en fuite il rouvrit les yeuxsrsquoassit sur son derriegravere puis se releva paisiblement campa ses poings surses hanches et fit aux Velrans dont les tecirctes inquiegravetes apparaissaient agraveniveau du mur drsquoenceinte sa plus eacuteleacutegante reacuteveacuterence

mdash Cochon salaud ah traicirctre lacircche beuglait lrsquoAztec des Gueacutesvoyant que son prisonnier car il lrsquoeacutetait lui eacutechappait encore par ruse ah je trsquoy rechoperai je trsquoy rechoperai et tu nrsquoy couperas pas faineacuteant

Lors Camus tregraves calme et toujours souriant lrsquoarmeacutee de Longeverneeacutetonneacutee eacutetant derriegravere lui porta son index agrave sa gorge et le passa quatrefois drsquoarriegravere en avant du cou au menton puis pour compleacuteter ce que cegeste avait deacutejagrave drsquoexpressif se souvenant opportuneacutement que son grandfregravere eacutetait artilleur il se frappa vivement de la dextre sur la cuisse droiteretourna la main la paume en dehors le pouce agrave lrsquoouverture de la bra-guette

mdash Et ccedilui-lagrave reprit-il quand crsquoest-y que tu le choperas heacute trop becircte mdash Bravo bravo Camus ouhe ouhe ouhe hihan bouaou meuh

becirc couacirc keureukeukeue crsquoeacutetait lrsquoarmeacutee de Longeverne qui par des crisdivers teacutemoignait ainsi son meacutepris pour la sotte creacuteduliteacute des Velrans etses feacutelicitations au brave Camus qui venait de lrsquoeacutechapper belle et de leurjouer un si bon tour

mdash Trsquoas tout de mecircme reccedilu le gnon rugissait Touegueule ballotteacute desentiments divers content au fond de la tournure qursquoavaient prise leschoses et furieux cependant de ce que ce salaud de Camus qui lui avaitpour rien fichu la frousse eucirct eacutechappeacute au chacirctiment qursquoil meacuteritait si bien

mdash Toi mon petit reacutepliqua Camus qui avait son ideacutee laquo soye raquo tran-quille je te retrouverai

Et les cailloux commenccedilant agrave tomber parmi les rangs deacutecouverts desLongevernes armeacutes seulement de leurs triques ils firent prestement demi-tour et regagnegraverent leur camp

Mais lrsquoeacutelan eacutetait donneacute la bataille reprit de plus belle car les Velranscerneacutes furieux de leur deacuteconvenue ndash avoir eacuteteacute joueacutes railleacutes insulteacutes ccedilase paierait et tout de suite ndash voulurent reprendre lrsquooffensive

On avait deacutejagrave chipeacute le geacuteneacuteral ce serait bien le tonnerre de diable sion nrsquoarrivait pas encore agrave pincer quelques soldats

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La guerre des boutons Chapitre IV

mdash Ils vont revenir pensait LebracEt Tintin en arriegravere ne tenait pas en placeQuel sale meacutetier que drsquoecirctre

treacutesorier Cependant lrsquoAztec des Gueacutes ayant de nouveau rassembleacute ses hommes

surexciteacutes et furieux et pris conseil deacutecida drsquoun assaut geacuteneacuteralIl poussa un sonore et rugissant laquo La murie vous cregraveve raquo et triques

brandies bacirctons serreacutes srsquoeacutelanccedila dans la carriegravere toute son armeacutee aveclui

Lebrac nrsquoheacutesita pas davantage Il reacutepliqua par un laquoAgrave cul les Velrans raquoaussi sonore que le cri de guerre de son rival et les eacutepieux et les sabres deLongeverne pointegraverent encore une fois en avant leurs estocs durcis

mdash Ah Prussiens ah salauds ndash triples cochons ndash andouilles demerde ndash bacirctards de cureacutes ndash enfants de putains ndash charognards ndash pour-riture ndash civiliteacutes ndash crevures ndash calotins ndash sectaires ndash chats creveacutes ndashgaleux ndash meacutelinards ndash combisses ndash pouilleux telles furent quelques-unes des expressions qui srsquoentrecroisegraverent avant lrsquoabordage

Non on peut le dire les langues ne chocircmaient pas Quelques cailloux passegraverent encore en rafales frondonnant au-dessus

des tecirctes et une effroyable mecircleacutee srsquoensuivit on entendit des triques tom-ber sur des caboches des lances et des sabres craquer des coups de poingssonner sur les poitrines et des gifles qui claquaient et des sabots qui cas-saient et des gorges qui hurlaient pif paf pan zoum crac zop

mdash Ah traicirctre ah lacircche Et lrsquoon vit des heacuterissements de cheveluresdes armes casseacutees des corps se nouer des bras deacutecrire de grands cerclespour retomber de tout leur eacutelan et des poings projeteacutes en avant commedes bielles et des gigues agrave terre se deacutemenant srsquoagitant se treacutemoussantpour lancer des coups de tous cocircteacutes

Ainsi La Crique jeteacute bas degraves le deacutebut de lrsquoaction par une bourradeanonyme tournant sur une fesse faisait non pas tecircte mais pied agrave tous lesassaillants froissant des tibias broyant des rotules tordant des chevilleseacutecrasant des orteils martelant des mollets

Lebrac heacuterisseacute comme un marcassin col deacuteboutonneacute nu-tecircte latrique casseacutee entrait comme un coin drsquoacier dans le groupe de lrsquoAztecdes Gueacutes saisissait agrave la gorge son ennemi le secouait comme un pru-nier malgreacute une nicheacutee de Velrans suspendus agrave ses gregravegues et lui tirait les

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La guerre des boutons Chapitre IV

poils le giflait le calottait le bosselait puis ruait comme un eacutetalon fou aucentre de la bande et eacutecartait violemment ce cercle drsquoennemis

mdash Ah Je te tiens Nom de Dieu rugissait-il salaud tu nrsquoy coupespas jrsquote le jure trsquoy passeras quand je devrais te saigner je trsquoemmegraveneraiau Gros Buisson et trsquoy passeras que je te dis trsquoy passeras

Et ce disant le bourrant de coups de pieds et de coups de poings aideacutepar Camus et par Grangibus qui lrsquoavaient suivi ils emportegraverent litteacuterale-ment le chef ennemi qui se deacutebattait de toutes ses forces Mais Camus etGrangibus tenaient chacun un pied et Lebrac le soulevant sous les braslui jurait avec force noms de Dieu qursquoil lui serrerait la vis srsquoil faisait trople malin

Pendant ce temps les gros des deux troupes luttaient avec un acharne-ment terrible mais la victoire deacutecideacutement souriait aux Longevernes dansles corps agrave corps ils eacutetaient bons eacutetant bien racircbleacutes et robustes quelquesVelrans qui avaient eacuteteacute culbuteacutes trop violemment reculaient drsquoautreslacircchaient pied tant et si bien que lorsqursquoon vit le geacuteneacuteral lui-mecircme em-porteacute ce fut la deacutebandade et la deacuteroute et la fuite en deacutesordre

mdash Chopez-en donc chopez-en donc nom de Dieu Mais chopez-endonc rugissait Lebrac de loin

Et les guerriers de Longeverne srsquoeacutelancegraverent sur les pas des vaincusmais comme bien on pense les fuyards ne les attendirent point et lesvainqueurs ne poussegraverent pas trop loin leur poursuite trop curieux devoir comment on allait traiter le chef ennemi

n

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CHAPITRE V

Au poteau drsquoexeacutecution

Les ayant cloueacutes nus aux poteaux de couleurs

J-A Rimbaud (Le Bateau ivre)

B petite taille et drsquoapparence cheacutetive ce qui lui avaitvalu son surnom lrsquoAztec des Gueacutes nrsquoeacutetait pas un gars agrave se lais-ser faire sans reacutesistance Lebrac et les deux autres lrsquoapprirent

bientocirct agrave leurs deacutepensEn effet pendant que le geacuteneacuteral tournait la tecircte pour exciter ses soldats

agrave la poursuite le prisonnier tel un renard pieacutegeacute profite drsquoun instant derelacircchement pour se venger drsquoavance du supplice qui lrsquoattend saisit entreses macircchoires le pouce de son porteur et le mordit agrave si belles dents quecela fit sang Camus et Grangibus eux connurent en recevant chacun uncoup de soulier dans les cocirctes ce qursquoil en coucirctait agrave desserrer si peu que cesoit lrsquoeacutetreinte de la patte qursquoils avaient agrave maintenir entre leur bras et leurflanc

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La guerre des boutons Chapitre V

Lorsque Lebrac drsquoun maicirctre coup de poing en travers de la gueule delrsquoAztec lui eut fait lacirccher son pouce perceacute jusqursquoagrave lrsquoos il lui jura derechef agravegrand renfort de blasphegravemes et drsquoimpreacutecations que tout ccedila allait se payeret illico

Justement lrsquoarmeacutee revenait agrave eux sans autre captif Oui crsquoeacutetait lrsquoAztecqui allait payer pour tous

Tintin qui srsquoapprocha pour le deacutevisager reccedilut un crachat en pleinefigure mais il meacuteprisa cette injure et ricana de la belle maniegravere en recon-naissant le geacuteneacuteral ennemi

mdash Ah crsquoest toi ah ben mon salaud tu nrsquoy coupes pas Cochon Si laMarie eacutetait seulement lagrave pour te tirer un peu les poils ccedila lui ferait plaisir ah tu baves serpent mais trsquoas beau baver crsquoest pas ccedila qui te rendra tesboutons ni doublera tes fesses

mdash Trouve la cordelette Tintin ordonna Camus on va le ficeler cesaucisson-lagrave

mdash Attache-lui toutes les pattes drsquoabord celles de derriegravere celles dedevant apregraves pour finir on le liera au gros checircne et on lui fera sa petiteaffaire Et je te promets que tu ne mordras plus et que tu ne baveras plusnon plus saligaud deacutegoucirctant fumier

Les guerriers qui arrivaient prirent part agrave lrsquoopeacuteration on commenccedilapar les pieds mais comme lrsquoautre ne cessait point de cracher sur tousceux qui approchaient agrave porteacutee de son jet de salive et qursquoil essayait mecircmede mordre Lebrac ordonna agrave Boulot de fouiller les poches de ce vilaincoco-lagrave et de se servir de son mouchoir pour lui boucher sa sale gueule

Boulot obeacuteit sous les postillons de lrsquoAztec dont il se garait drsquounemainautant que possible il tira de la poche du prisonnier un carreacute drsquoeacutetoffe decouleur indeacutecise qui avait ducirc ecirctre agrave carreaux rouges agrave moins qursquoil nefucirct blanc du temps pas tregraves lointain peut-ecirctre qursquoil eacutetait propre Mais celaquo tire-jus raquo nrsquooffrait plus maintenant aux yeux de lrsquoobservateur par suitede contacts avec des objets heacuteteacuteroclites tregraves divers et sans doute aussiles multiples usages auxquels il avait eacuteteacute voueacute propreteacute lien bacircillonbandeau baluchon coiffure bande de pansement essuie-mains porte-monnaie casse-tecircte brosse plumeau etc etc qursquoune teinte pisseuseverdacirctre ou grisacirctre rien moins qursquoattirante

mdash Bien elle est propre sa guenille fit Camus elle est encore pleine

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La guerre des boutons Chapitre V

de laquo chose raquo trsquoas pas honte deacutegoucirctant drsquoavoir une saleteacute pareille dansta poche Et tu dis que trsquoes riche

Quelle saloperie un mendiant nrsquoen voudrait point on ne sait pas parquel bout le prendre

mdash Ccedila ne fait rien deacutecida Lebrac Mettez-y en travers du meufion sup1 srsquoily a gras dedans il pourra le rebouffer y aura rien de perdu Et des poingseacutenergiques nouegraverent en arriegravere agrave la nuque le bacircillon sur les mandibulesde lrsquoAztec des Gueacutes qui fut bientocirct reacuteduit agrave lrsquoimmobiliteacute et au silence

mdash Tu mrsquoas fait fouailler lrsquoautre jour tu seras laquo aujordrsquohui raquo fesseacute agravecoups de verge toi aussi

mdash Oeil pour oeil dent pour dent profeacutera le moraliste La Criquemdash Allez Grangibus prends la verge et cingle Une petite seacuteance avant

le deacuteculottage pour le mettre en laquo vibrance raquo ce beau petit laquo mocieu raquoqui fait tant le malin

mdash Serrez-vous les autres eacutecartez le cercle Et Grangibus consciencieusement appliqua drsquoune baguette verte

flexible et lourde six coups sifflants sur les fesses de lrsquoautre qui sous sonbacircillon eacutetouffait de colegravere et de douleur

Quand ce fut fait Lebrac apregraves avoir pendant quelques instantsconfeacutereacute agrave voix basse avec Camus et Gambette qui srsquoeacuteloignegraverent sans sefaire remarquer srsquoeacutecria joyeusement

mdash Et maintenant aux boutons Tintin mon vieux preacutepare tes pochescrsquoest le moment crsquoest lrsquoinstant et compte bien tout et ne perds rien

Lebrac y alla prudemment Il convenait en effet de ne point deacuteteacuteriorerpar des mouvements trop brusques et des coups de couteau malhabilesles diverses piegraveces composant la ranccedilon de lrsquoAztec piegraveces qui devaientgrossir le treacutesor de guerre de lrsquoarmeacutee de Longeverne

Il commenccedila par les souliersmdash Oh oh fit-il un cordon neuf y a du bon mdash Salaud reprit-il bientocirct il est noueacute Et lentement lrsquooeil guettant les

liens de ficelle qui garantissaient son museau drsquoun coup de pied vengeuret qui eucirct eacuteteacute terrible il deacutelit laquo lrsquoemboueacutelage raquo deacutelaccedila le soulier et retira lecordon qursquoil remit agrave Tintin Puis il passa au deuxiegraveme et ce fut plus rapide

1 Mufle

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La guerre des boutons Chapitre V

Ensuite il remonta la jambe du pantalon pour srsquoemparer des jarretiegraveres eneacutelastique qui devaient tenir les bas

Ici Lebrac fut voleacute LrsquoAztec nrsquoavait qursquoune jarretiegravere lrsquoautre bas eacutetantmaintenu par unmeacutechant bout de tresse qursquoil confisqua quandmecircme nonsans grommeler

mdash Voleur va ccedila nrsquoa pas mecircme une paire de jarretiegraveres et ccedila fait lemalinQursquoest-ce qursquoil fait donc de ses sous ton pegravere ndash Il les boit Enfantde soulaud chien drsquoivrogne

Ensuite Lebrac veilla agrave ne pas oublier un bouton ni une boutonniegravereIl eut une joie au pantalon LrsquoAztec avait des bretelles agrave double patte eten bon eacutetat

mdashDu lusque sup2 fit-il sept boutons ce falzar Ccedila crsquoest bien lrsquoami Trsquoau-ras un coup de baguette en plus pour te remercier ccedila trsquoapprendra agrave nar-guer le pauvrsquo monde tu sais on nrsquoest pas chien non plus agrave Longevernepas chien de rien pas mecircme de coups de trique Ce qursquoil va ecirctre content lepremier de nous qui sera chopeacute drsquoavoir une si chouette paire de bretelles Merde jrsquoai quasiment laquo drsquoenvie raquo que ccedila laquo soye raquo moi

Pendant ce temps le pantalon deacutesustenteacute de ses boutons de sa boucleet de ses crochets deacutegringolait sur les bas deacutejagrave en accordeacuteon

Le tricot le gilet la blouse et la chemise furent agrave leur tour eacutechenilleacutesmeacutethodiquement on trouva mecircme dans le gousset du laquo mecton raquo unsou neuf qui alla dans la comptabiliteacute de Tintin se caser au chapitre laquo Reacuteserve en cas de malheur raquo

Et quand plusieurs inspections minutieuses eurent convaincu lesguerriers de Longeverne qursquoil nrsquoy avait plus rien mais rien de rien agrave grat-ter qursquoon eut mis de cocircteacute pour Gambette qui nrsquoen avait pas le couteaude lrsquoAztec on se deacutecida enfin avec toute la prudence deacutesirable agrave deacutelier lesmains et les pieds de la victime Il eacutetait temps

LrsquoAztec eacutecumait sous son bacircillon et tout vestige de pudeur eacuteteint parla souffrance ou eacutetouffeacute par la colegravere sans songer agrave remonter son pantalontombeacute qui laissait voir sous la chemise ses fesses rouges de la fesseacutee sonpremier soin fut drsquoarracher de sa bouche son malencontreux et terriblemouchoir

2 Luxe

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La guerre des boutons Chapitre V

Ensuite respirant preacutecipitamment il rassembla tout de mecircme sur sesreins ses habits et se mit agrave hurler des injures agrave ses bourreaux

Drsquoaucuns srsquoapprecirctaient agrave lui sauter dessus pour le fouailler de nou-veau mais Lebrac faisant le geacuteneacutereux et qui avait sans doute pour celases raisons les arrecircta en souriant

mdash Laissez-le gueuler ce petit si ccedila lrsquoamuse fit-il de son air gogue-nard il faut bien que les enfants srsquoamusent

LrsquoAztec partit traicircnant les pieds et pleurant de rage Naturellement ilsongea agrave faire ce qursquoavait fait Lebrac le samedi preacuteceacutedent il se laissa choirderriegravere le premier buisson venu et reacutesolu agrave montrer aux Longevernesqursquoil nrsquoeacutetait pas plus couillon qursquoeux se deacutevecirctit totalement mecircme de sachemise pour leur montrer son posteacuterieur

Au camp de Longeverne on y pensaitmdash Y va se foutrsquoe de nous encore tu vas voir Lebrac trsquoaurais ducirc le faire

laquo rerosser raquomdash Laissez laissez fit le geacuteneacuteral qui comme Trochu avait son planmdashQuand je te le disais nom de Dieu cria TintinEt en effet lrsquoAztec nu se leva drsquoun seul bond de derriegravere son buis-

son parut devant le front de bandiegravere des Longevernes leur montra ceqursquoavait dit Tintin et les traita de lacircches de brigands de cochons pourrisde couilles molles dehellip puis voyant qursquoils faisaient mine de srsquoeacutelancer pritson eacutelan vers la lisiegravere et fila comme un liegravevre

Il nrsquoalla pas loin le malheureuxhellipDrsquoun seul coup agrave quatre pas devant lui deux silhouettes patibulaires

et sinistres se dressegraverent lui barregraverent la voie de leurs poings projeteacutes enavant puis violemment se saisirent de sa personne et tout en le bourrantcopieusement de coups de pied le ramenegraverent de force au Gros Buissonqursquoil venait de quitter

Ce nrsquoeacutetait point pour des prunes que Lebrac avait confeacutereacute avec Ca-mus et Gambette il voyait clair de loin comme il disait et bien avantles autres il avait penseacute que son laquo boquezizi raquo lui jouerait le tour Aussilrsquoavait-il bonassement laisseacute filer malgreacute les objurgations des copainspour mieux le repincer lrsquoinstant drsquoapregraves

mdash Ah tu veux nous montrer ton cul mon ami ah tregraves bien fautpas contrarier les enfants nous allons le regarder ton cul mon petit et

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La guerre des boutons Chapitre V

toi tu le sentirasmdash Rattachez-le agrave son checircne ce jeune laquo galustreau raquo et toi Grangibus

retrouve la verge qursquoon lui marque un peu le bas du dosGrangibus geacuteneacutereux au possible y alla de ses douze coups plus un

de rabiot pour lui apprendre agrave venir les emmhellipbecircter le soir quand ils ren-traient

mdash Ce sera aussi pour que ccedila laquo soye raquo plus tendre et que notre Turc nese fasse pas mal aux dents quand il voudra mordre dans ta sale bidocheaffirma-t-il

Pendant ce temps Camus rectifiait le baluchon confisqueacute au prison-nier

Quand il eut les fesses bien rouges on le deacutelia de nouveau et Lebracceacutereacutemonieusement lui remit son paquet en disant

mdash Bon voyage monsieur le cul rouge et le bonsoir agrave vos poulesPuis revenant au ton naturel mdash Ah tu veux nous montrer ton cul mon ami eh bien montre-le ton

cul montre-le tant que tu voudras tu le montreras plus qursquoagrave ton saoulton cul va mon ami crsquoest moi Lebrac qui te le dis

Et lrsquoAztec deacutelivreacute fila cette fois sans mot dire et rejoignit son armeacuteeen deacuteroute

n

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CHAPITRE VI

Cruelle eacutenigme

S rsquo ce titre emprunteacute peut-on croire agrave M Paul Bourgetet si contrairement agrave lrsquousage adopteacute jusqursquoalors jrsquoai remplaceacute letexte toujours ceacutelegravebre placeacute en eacutepigraphe de mes chapitres par

un symbolique point drsquointerrogation que le lecteur ou la lectrice veuillebien croire que je nrsquoai voulu en lrsquooccurrence ni le mystifier ni surtout em-prunter en quoi que ce fucirct lrsquoinspiration des pages qui vont suivre au laquo tregravesillustre eacutecrivain raquo nommeacute plus haut Nul nrsquoignore drsquoailleurs et mon ex-cellent maicirctre OctaveMirbeau nous lrsquoa plus particuliegraverement et enmainteoccurrence fait savoir qursquoon ne commence agrave ecirctre une acircme du ressort deM Paul Bourget qursquoagrave partir de cent mille francs de rente il ne sauraitdonc je le reacutepegravete y avoir de rapport entre les heacuteros du distingueacute et glo-rieux acadeacutemicien et la saine et vigoureuse marmaille dont je me suis fait

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La guerre des boutons Chapitre VI

ici le tregraves simple et sincegravere historiographeLrsquoAztec des Gueacutes en arrivant parmi ses soldats nrsquoeut pas besoin de

raconter ce qui srsquoeacutetait passeacute Touegueule percheacute sur son arbre avait toutvu ou agrave peu pregraves Les coups de verge lrsquoembuscade la deacutegradation bouton-niegravere la fuite la reprise la deacutelivrance les camarades avaient veacutecu aveclui au bout de son fil si lrsquoon peut dire ces minutes terribles de souffrancedrsquoangoisse et de rage

mdash Faut srsquoen aller dit Migue la Lune rien moins que rassureacute et agrave quila peacutenible meacutesaventure de son chef rappelait sans qursquoil lrsquoavouacirct de bientristes souvenirs

mdash Faut drsquoabord rhabiller lrsquoAztec objectegraverent quelques voix Et lrsquoondeacutefit le baluchon Lesmanches de blouse deacutelieacutees on trouva les souliers lesbas le gilet le tricot la chemise et la casquette mais le pantalon nrsquoapparutpointhellip

mdash Mon pantalon Qui crsquoqursquoa mon laquo patalon raquo demanda lrsquoAztecmdash Il nrsquoest pas dedans deacuteclara Touegueule Tu lrsquoas pas perdu des fois

en laquo trsquoensauvant raquo mdash Faut aller le laquo sercher raquomdash laquo Ergardez raquo voir si vous ne le voyez pas On interrogea des yeux le champ de bataille Aucune loque gisant agrave

terre nrsquoindiquait le pantalonmdash Monte sur lrsquoarbre va fit lrsquoAztec agrave Touegueule tu verras peut-ecirctre

laquo ousqursquoil a tombeacute raquoLe grimpeur en silence escalada son foyardmdash Je ne vois rien deacuteclara-t-il apregraves un instant drsquoexamenlaquo Rien hellip non rienhellip mais es-tu sucircr de lrsquoavoir mis dedans quand tu

trsquoes deacuteshabilleacute au buisson mdash Bien sucircr que je lrsquoavais reacutepondit le chef tregraves inquietmdash Ousqursquoil a pu passer mdash Ah bon diousse ah les cochons srsquoexclama tout agrave coup Toue-

gueule Eacutecoutez mais eacutecoutez donc tas de bredouillards Les Velrans lrsquooreille tendue entendirent en effet tregraves distinctement

leurs ennemis srsquoen retournant chantant agrave pleins poumons ce refrain po-pulaire de circonstance agrave ce qursquoil semblait et moins reacutevolutionnaire quede coutume

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La guerre des boutons Chapitre VI

Mon pantalonEst deacutecousu Si ccedila continueOn verra le trouDe monhellip pantalonrsquoest deacutecousuhellipEt se penchant se tortillant se haussant agrave travers les branches pour

voir au loin Touegueule hurla plein de rage mdash Mais ils lrsquoont ton pantalon ils te lrsquoont chipeacute les sales salauds les

voleurs Je les vois ils lrsquoont mis au bout drsquoune grande perche en guise dedrapeau Ils sont bientocirct agrave la Carriegravere

Et le refrain arrivait toujours narquois aux oreilles eacutepouvanteacutees delrsquoAztec et de sa troupe

Si ccedila continueOn verra lrsquotrouDe monhellipLes yeux du chef srsquoagrandirent papillotegraverent se troublegraverent il pacirclit mdash Ben jrsquoen suis un propre pour rentrer Qursquoest-ce que je vais dire

Comment pourrai-je faire hellip Jamais je nrsquooserai traverser le villagemdash Faudra attendre la nuit noire eacutemit quelqursquounmdash On va tous se faire engueuler si on rentre en retard observa Migue

la Lunehellip Faut tacirccher de trouver queacuteque chosemdash Voyons avec ta blouse proposa Touegueule en la fermant bien

avec des eacutepingles peut-ecirctre qursquoon ne verrait pas grand-choseOn essaya apregraves avoir remis des ficelles aux souliers et une eacutepingle

au col de chemise mais va te faire fiche comme disait Tatti la blouse nedescendait mecircme pas jusqursquoagrave lrsquoourlet de la chemise de sorte que lrsquoAztecavait lrsquoair drsquoavoir mis un surplis noir sur une aube blanche ( )

mdash On dirait un cureacute refit Tatti sauf que crsquoest le contrairemdash Voui mais les cureacutes ne montrent pas non plus leurs guibolles

comme ccedila objecta Pissefroid mon vieux ccedila ne va pasSi tu mettais ta blouse comme un jupon en la liant sur tes reins on ne

verrait pas ton cul on ferait tous comme ccedila les gens croiraient que crsquoestpour srsquoamuser et tu pourrais arriver chez vous

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdashOui mais en rentrant on me dira de mettre ma blouse comme il fautet on verra Ah mes amis qursquoest-ce que je vais recevoir

mdash Allons toujours du cocircteacute du pays voilagrave qursquoil se fait tard on ne pourrapas aller agrave la priegravere on va tous se faire tamiser reprit Migue la Lune

Le conseil nrsquoeacutetait pas mauvais et la troupe sous bois chemina tristeet lente cherchant une combinaison qui permicirct au chef de regagner sanstrop drsquoencombres ses peacutenates

Au bord du fosseacute drsquoenceinte apregraves avoir descendu la trancheacutee trans-versale qui menait agrave la lisiegravere du bois la bande srsquoarrecircta et reacutefleacutechit

hellip Rienhellip personne ne trouvait rienhellipmdash Va falloir srsquoen aller larmoyaient les timides qui craignaient lrsquoire

pastorale et la racleacutee paternellemdash On va pas laisser le chef tout seul ici se reacutecria Touegueule eacutener-

gique devant le deacutesastreLrsquoAztec semblait tantocirct affoleacute tantocirct abrutimdash Ah si quelqursquoun pouvait seulement aller chez nous par derriegravere

et srsquoenfiler dans la chambre du fond Il y a mon vieux laquo falzar raquo qursquoestderriegravere la malle Si je lrsquoavais au moins

mdash Mon vieux si on allait lagrave-bas et qursquoon soit surpris par ta megravere oupar ton pegravere qursquoest-ce qursquoon zrsquoy dirait ils voudraient savoir ce qursquoon faitlagrave ils nous prendraient peut-ecirctre pour des voleurs crsquoest pas des coups agravefaire ccedila

mdash Bon Dieu de bon Dieu Qursquoest-ce que je vas faire ici laquo Vous allez me laisser tout seul mdash Jure pas comme ccedila tourna Migue la Lune tu ferais pleurer la Sainte

Vierge et ccedila porte malheurmdash Ah la Sainte Vierge elle fait des laquo miraques raquo agrave Lourdes qursquoon

dit si seulement elle me redonnait un pauvre petit vieux laquo patalon raquo Ding dong ding dong La priegravere sonnamdash On peut pas rester plus longtemps ccedila nrsquoavance agrave rien faut srsquoen

aller firent de nombreuses voixEt la moitieacute de la troupe se deacutebandant lacircchant son chef fila au triple

galop vers lrsquoeacuteglise pour ne pas ecirctre punie par le cureacutemdash Comment faire Seigneur Comment faire

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash Attendons qursquoil fasse nuit va consola Touegueule je resterai avectoi On sera tanneacutes tous les deux Crsquoest pas la peine que ceux-ci soientengueuleacutes avec nous

mdash Non ce nrsquoest pas la peine reacutepeacuteta lrsquoAztec Allez agrave la priegravere allez-vous-en et priez la sainte Vierge et saint Nicolas qursquoon ne laquo soye raquo pastrop sabouleacutes

Ils ne se le firent pas reacutepeacuteter et pendant qursquoils srsquoeacuteloignaient agrave touteallure deacutejagrave un peu en retard les deux compegraveres se regardegraverent

Touegueule tout agrave coup se frappa le frontmdash Ce qursquoon est becirctes tout de mecircme jrsquoai trouveacute mdash Dis oh dis vite fit lrsquoAztec suspendu aux legravevres de son copainmdash Voici mon vieux moi je peux pas aller chez vous mais toi tu vas

y aller toi mdash hellipmdash Voui mais oui je vas me deacuteculotter moi et te passer mon grimpant

et ma blouse Tu vas filer chez vous par derriegravere caler tes nippes deacutechi-reacutees en remettre des bonnes et me rapporter mes frusques Apregraves on srsquoenretournera On dira qursquoon eacutetait alleacute aux champignons et qursquoon eacutetait loinpar Chasalans si tellement loin qursquoon nrsquoa quasiment pas entendu sonnerAllez

Lrsquoideacutee parut geacuteniale agrave lrsquoAztec et sitocirct dit sitocirct fait Touegueule drsquounetaille leacutegegraverement supeacuterieure agrave celle de son ami lui enfila le pantalon dontil retroussa en dedans les deux jambes un peu longues il serra drsquoun cranla pattelette de derriegravere ceignit les reins du chef drsquoune ficelle et lui re-commanda de filer dare-dare et surtout de ne pas se faire voir

Et tandis que lrsquoAztec rasant les murs et les haies filait comme un che-vreuil vers son logis pour y conqueacuterir un autre pantalon lui Touegueulecacheacute dans le fosseacute du bois regardait de tous ses yeux et dans toutes lesdirections pour voir si lrsquoexpeacutedition avait quelque chance de reacuteussir

LrsquoAztec atteignit son gicircte escalada sa fenecirctre trouva un pantalon agravepeu pregraves semblable agrave celui qursquoil avait perdu des bretelles usageacutees unevieille blouse arracha les cordons de ses souliers du dimanche puis sansperdre le temps de se remettre en tenue ressauta dans le verger et parle mecircme chemin qursquoil eacutetait venu srsquoen fut agrave toute bride rejoindre son heacute-roiumlque compagnon accroupi grelottant derriegravere sonmur et serrant autant

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La guerre des boutons Chapitre VI

qursquoil le pouvait sa mince chemise de toile rude sur ses cuisses rougiesIls eurent en se revoyant un large rire silencieux comme en ont les

bons Peaux-Rouges dans les romans de Fenimore Cooper et sans perdreune minute ils eacutechangegraverent leurs vecirctements

Quand tous deux eurent reacuteinteacutegreacute leurs pelures personnelles lrsquoAztecayant enfin une chemise agrave boutons une blouse propre et des cordonsagrave ses souliers jeta un regard inquiet et meacutelancolique sur ses habits enlambeaux

Il songea que le jour ougrave sa megravere les deacutecouvrirait il recevrait sucircrementla pile et subirait lrsquoengueulade et peut-ecirctre la claustration agrave la chambre etau lit

Cette derniegravere consideacuteration lui fit aussitocirct prendre une reacutesolutioneacutenergique

mdash As-tu des allumettes demanda-t-il agrave Touegueulemdash Oui fit lrsquoautre pourquoi mdash Donne-mrsquoen une reprit lrsquoAztecEt ayant frotteacute le phosphore contre une pierre apregraves avoir reacuteuni en

une sorte de petit bucirccher expiatoire la blouse et la chemise teacutemoins de sadeacutefaite et de sa honte et sujets drsquoinquieacutetude pour lrsquoavenir il y mit le feusans heacutesitations afin drsquoeffacer agrave tout jamais le souvenir de ce jour neacutefasteet maudit

mdash Je mrsquoarrangerai pour ne pas avoir besoin de changer de pantalonreacutepondit-il agrave lrsquointerrogation de Touegueule Et jamais ma megravere nrsquoauralrsquoideacutee de croire qursquoil est foutu Elle pensera plutocirct qursquoil traicircne quelquepart derriegravere un meuble avec ma blouse et ma chemise

Ainsi tranquilles tous deux et rassureacutes lrsquoeacutenigme cruelle eacutetant deacutechif-freacutee et le chenilleux problegraveme reacutesolu ils attendirent le premier coup delrsquoangelus pour se mecircler aux camarades sortant de la priegravere qui furent toutsurpris de les rencontrer en tenue et ils rentregraverent chez eux comme srsquoilsen eacutetaient venus eux aussi

Si le cureacute nrsquoavait rien vu le tour eacutetait joueacute Il lrsquoeacutetaitPendant ce temps une autre scegravene se deacuteroulait agrave LongeverneArriveacute au vieux tilleul agrave cinquante pas de la premiegravere maison du vil-

lage Lebrac fit stopper sa troupe et demanda le silence

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash On va pas traicircner cette guenille par les rues affirma-t-il en deacutesi-gnant de lrsquooeil le pantalon de lrsquoAztec Les gens pourraient bien nous de-mander ougrave que crsquoest qursquoon lrsquoa eue et qursquoest-ce qursquoon leur zrsquoy dirait

mdash Faut la foutre dans un trou de purin conseilla Tigibus Hein toutde mecircme qursquoest-ce qursquoil va dire agrave leurs gens lrsquoAztec et qursquoest-ce que valui repasser sa megravere quand elle le verra rentrer cul nu

Perdre un mouchoir eacutegarer sa casquette casser un sabot nouer uncordon ccedila va bien ccedila se voit tous les jours ccedila vaut une ou deux paires declaques et encore quand crsquoest vieuxhellip mais perdre sa culotte on a beaudire ccedila ne se voit pas si souvent

mdash Mes vieux je voudrais pas ecirctre que de lui mdash Ccedila le dressera affirma Tintin dont les poches rebondies des deacute-

pouilles opimes attestaient un ample butinmdash Encore deux ou trois secousses comme ccedila fit-il en frappant sur ses

cuisses et on pourra se passer de payer la contribution de guerre onpourra faire la fecircte avec les sous

mdash Mais crsquote culotte qursquoest-ce qursquoon va en faire mdash La culotte trancha Lebrac laissons-la dans la caverne du tilleul

je mrsquoen sarge sup1 vous verrez bien demain seulement vous savez srsquoagitpas drsquoaller rancuser sup2 hein vous nrsquoecirctes pas des laveuses de lessive tacircchezde tenir vos langues Je veux vous faire bien rigoler demain matin Maissi le cureacute savait que crsquoest encore moi y voudrait peut-ecirctre pas me fairema premiegravere communion comme lrsquoanneacutee derniegravere passe que jrsquoavais laveacutemon encrier laquo dedans raquo le beacutenitier

Et il ajouta bravache en vrai fils drsquoun pegravere qui lisait Le Reacuteveil desCampagnes et Le Petit Brandon organes anticleacutericeux de la province

mdash Vous savez crsquoest pas que jrsquoy tienne agrave sa rondelle mais crsquoest pourfaire comme tout le monde

mdashQursquoest-ce que tu veux faire Lebrac interrogegraverent les camaradesmdash Rien que je vous ai dit Vous verrez bien demain matin allons-

nous-en chacun chez nousEt la deacutepouille de lrsquoAztec deacuteposeacutee dans le coeur caverneux du vieux

1 Charge2 Deacutenoncer

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La guerre des boutons Chapitre VI

tilleul ils srsquoen allegraverentmdash Tu reviendras ici apregraves les huit heures fit Lebrac agrave Camus Tu mrsquoai-

deras Et lrsquoautre ayant acquiesceacute ils srsquoen furent souper et eacutetudier leurs le-

ccedilonsApregraves le repas comme son pegravere sommeillait sur lrsquoalmanach du Grand

Messager boiteux de Strasbourg ougrave il cherchait des indications sur le tempsqursquoil ferait agrave la prochaine foire de Vercel Lebrac qui guettait ce momentgagna la porte sans faccedilons

Mais sa megravere veillaitmdash Ougrave vas-tu fit-ellemdash Je vais pisser un coup pardine reacutepondit-il naturellementEt sans attendre drsquoautre objection il passa dehors et ne fit qursquoun saut

si lrsquoon peut dire jusqursquoau vieux tilleul Camus qui lrsquoattendait vit malgreacutelrsquoobscuriteacute qursquoil avait des eacutepingles piqueacutees dans le devant de sa blouse

mdashQursquoest-ce qursquoon va faire questionna-t-il precirct agrave toutmdash Viens commanda lrsquoautre apregraves avoir pris le pantalon dont il fendit

de haut en bas le derriegravere et les deux jambesIls arrivegraverent sur la place de lrsquoeacuteglise absolument deacuteserte et silencieusemdash Tume passeras la guenille fit Lebrac en montant sur le coin du mur

ougrave se trouvait la grille de fer entourant le saint lieuIl y avait agrave lrsquoendroit ougrave eacutetait le chef une statue de saint (saint Joseph

croyait-il) aux jambes demi-nues poseacutee sur un petit pieacutedestal de pierreque le hardi gamin escalada en une seconde et sur lequel il se campa tantbien que mal agrave cocircteacute de lrsquoeacutepoux de la Vierge Camus lui tendit agrave bout debras le laquo grimpant raquo de lrsquoAztec et Lebrac se mit en devoir de culotter pres-tement laquo le petit homme de fer raquo Il eacutetendit sur les membres infeacuterieurs dela statue les jambes du pantalon les recousit par derriegravere avec quelqueseacutepingles et assura la ceinture trop large et fendue comme on sait en cei-gnant les reins de saint Joseph drsquoun double bout de vieille ficelle

Puis satisfait de son oeuvre il redescenditmdash Les nuits sont fraicircches eacutemit-il sentencieusement Comme ccedila saint

Joseph nrsquoaura plus froid aux guibolles Le pegravere bon Dieu sera content etpour nous remercier il nous fera encore chiper des prisonniers

mdash Allons nous coucher ma vieille

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La guerre des boutons Chapitre VI

Le lendemain les bonnes femmes la vieille du Potte la Grande Pheacute-mie la Griotte et les autres qui venaient comme drsquohabitude agrave la messe desept heures se signegraverent en arrivant sur la place de lrsquoeacuteglise scandaliseacuteesdrsquoune pareille profanation

mdash On avait mis une culotte agrave saint Joseph Le sacristain qui deacutevecirctit la statue apregraves avoir constateacute que lrsquoentre-

jambes nrsquoen eacutetait pas des plus propres et qursquoelle avait servi tout reacutecem-ment ne reconnut pourtant point dans ce vecirctement un pantalon porteacutepar un gosse de la paroisse

Son enquecircte meneacutee avec toute la vigueur et la promptitude deacutesirablesnrsquoeut pas de reacutesultats Les gamins interrogeacutes furent muets comme despoissons ou ahuris comme de jeunes veaux et le dimanche suivant lecureacute convaincu que cela venait de quelque sinistre association secregravetetonna du haut de la chaire contre les impies et les sectaires qui noncontents de perseacutecuter les gens de bien poussaient plus loin encore lesacrilegravege en essayant de ridiculiser les saints jusque dans leur propre mai-son

Les gens de Longeverne eacutetaient aussi eacutetonneacutes que leur cureacute et nul aupays ne se douta que saint Joseph avait eacuteteacute culotteacute avec le pantalon delrsquoAztec des Gueacutes conquis en combat loyal par lrsquoarmeacutee de Longeverne surles peigne-culs de Velrans

n

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CHAPITRE VII

Les malheurs drsquoun treacutesorier

Il nrsquoest pas toujours bon drsquoavoir un haut emploi

La Fontaine (Les Deux Mulets)

D matin le treacutesorier installeacute agrave sa place dans unbanc du fond et qui avait deacutejagrave cent fois et plus compteacute recompteacuteet reacutecapituleacute les diverses piegraveces du treacutesor commis agrave sa garde se

preacutepara agrave mettre agrave jour son grand livreIl commenccedila donc de meacutemoire agrave transcrire dans la colonne des re-

cettes ces comptes deacutetailleacutes LundiReccedilu de Guignard Un bouton de pantalonGrand comme le bras de laquo fisselle raquo de fouetReccedilu de Guerreuillas Une vieille jarretiegravere de sa megravere pour en faire une paire de rechange

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La guerre des boutons Chapitre VII

Trois boutons de chemiseReccedilu de Bati Une eacutepingle de sucircreteacuteUn vieux cordon de soulier en cuirReccedilu de Feacuteli Deux bouts de ficelle en tout grand comme moiUn bouton de vesteDeux boutons de chemiseMardiConquis agrave la bataille de la Saute sur le prisonnier lrsquoAztec des Gueacutes

chopeacute par Lebrac Camus et Grangibus Une bonne paire de cordons de souliersUne jarretiegravereUn bout de tresseSept boutons de pantalonUne boucle de derriegravereUne paire de bretellesUne agrafe de blouseDeux boutons de blouse en verre noirTrois boutons de tricotCinq boutons de chemiseatre boutons de giletUn souTotal du treacutesor Trois sous de reacuteserve en cas de malheur Soixante boutons de chemise mdashVoyons pensa-t-il est-ce que crsquoest bien soixante boutons Le vieux

ne me voit pas Si je recomptais Et il porta lamain agrave sa poche que gonflait la cagnotte eacuteparse etmecircleacutee agrave

ses possessions personnelles car la Marie nrsquoavait pas encore eu le tempsle travail devant se faire en cachette et son fregravere eacutetant rentreacute trop tard laveille de confectionner le sac agrave coulisses qursquoelle avait promis agrave lrsquoarmeacutee

Le mouchoir de Tintin formait tampon sur la poche des boutons Il letira sans trop reacutefleacutechir brusquement presseacute qursquoil eacutetait de veacuterifier lrsquoexac-titude de ses comptes ethellip patatrashellip de tous cocircteacutes roulant sur le plancher

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La guerre des boutons Chapitre VII

ainsi que des noisettes ou des billes les boutons du treacutesor srsquoeacuteparpillegraverentdans la salle

Il y eut une rumeur eacutetouffeacutee une houle de tecirctes se deacutetournantmdash Qursquoest-ce que crsquoest que ccedila questionna segravechement le pegravere Simon

qui avait deacutejagrave remarqueacute depuis deux jours les eacutetranges allures de soneacutelegraveve

Et il se preacutecipita pour constater de ses propres yeux la nature du deacutelitpeu confiant qursquoil eacutetait malgreacute toutes ses leccedilons de morale et lrsquohistoire deGeorge Washington et de la hachette dans la sinceacuteriteacute de Tintin ni desautres compegraveres

Lebrac nrsquoeut que le temps son camarade trop eacutemu nrsquoy pensant guegraverede rafler drsquoune main freacutemissante le carnet de caisse et de le fourrer vive-ment dans sa case

Mais ce geste nrsquoavait point eacutechappeacute agrave lrsquooeil vigilant du maicirctremdash Qursquoest-ce que vous cachez Lebrac Montrez-moi ccedila tout de suite

ou je vous fiche huit jours de retenue Montrer le grand livre mettre agrave deacutecouvert le secret qui faisait la force

et la gloire de lrsquoarmeacutee de Longeverne allons donc Lebrac eucirct mieux aimeacuteen chhellip faire des ronds de chapeaux comme disait eacuteleacutegamment le fregraverede Camus Pourtant huit jours de retenue hellip

Les camarades anxieusement suivaient ce duelLebrac fut heacuteroiumlque simplementIl souleva derechef le couvercle de sa case ouvrit son histoire de

France et tendit au pegravere Simon ndash sacrifiant sur lrsquoautel de la petite patrielongevernoise le premier gage si cher agrave son coeur de ses jeunes amours ndashil tendit agrave cette sinistre fripouille de maicirctre drsquoeacutecole lrsquoimage que la soeur deTintin lui avait donneacutee comme emblegraveme de sa foi une tulipe ou une pen-seacutee eacutecarlate sur champ drsquoazur avec on srsquoen souvient ce mot passionneacute souvenir

Lebrac se jura drsquoailleurs si lrsquoautre ne la deacutechirait pas immeacutediatementdrsquoaller la rechiper dans son bureau la premiegravere fois qursquoil serait de ba-layage ou que le maicirctre tournerait le pied pour une raison ou pour uneautre

Quelles eacutemotions nrsquoeacuteprouva-t-il pas lrsquoinstant drsquoapregraves quand lrsquoinstitu-teur regagna son estrade

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La guerre des boutons Chapitre VII

Mais la chute des boutons ne srsquoexpliquait guegravereLebrac dut avouer en bafouillant qursquoil troquait lrsquoimage contre des

boutonshellip Ce genre de neacutegoce nrsquoen restait pas moins bizarre et mysteacute-rieux

mdashQursquoest-ce que vous faites de tous ces boutons dans votre poche fitle pegravere Simon agrave Tintin Je parierais que vous les avez voleacutes agrave votre mamanJe vais la preacutevenir par un petit mothellip Attendez un peu nous verrons

laquo Pour commencer puisque vous troublez la classe vous resterez cesoir une heure en retenue tous les deux

mdash Une heure de retenue pensegraverent les autres Ah bien oui crsquoeacutetait dupropre Le chef et le treacutesorier pinceacutes Comment se battre

Depuis le jour de sa meacutesaventure et de sa deacutefaite Camus on le com-prend heacutesitait agrave assumer de nouveau les responsabiliteacutes de geacuteneacuteral enchef Si les Velrans venaient quand mecircme hellip ma foi mhellipiel pour eux

Il est vrai qursquoils avaient reccedilu la veille une telle pile qursquoil eacutetait fort peuprobable qursquoils revinssent ce jour-lagrave mais est-ce qursquoon sait jamais avecdes tocbloches sup1 pareils

mdash Ougrave sont-ils donc ces boutons reprit le pegravere Simon Il eut beau sebaisser et assujettir ses lunettes et regarder entre les bancs aucun boutonne tomba dans son champ visuel pendant lrsquoalgarade les copains pru-dents les avaient tous soigneusement et subrepticement ramasseacutes et ca-cheacutes au plus profond de leurs poches Impossible aumaicirctre de reconnaicirctrela nature et la quantiteacute des fameux boutons de sorte qursquoil resta dans ledoute

Mais en regagnant sa place sans doute pour se venger la vieille rosse il deacutechira en deux la belle image de la Marie Tintin et Lebrac en devintpourpre de rage et de douleur Neacutegligemment le maicirctre en laissa tom-ber un agrave un les deux deacutebris dans sa corbeille agrave papier et reprit sa leccediloninterrompue

La Crique qui savait agrave quel point Lebrac tenait agrave son image laissa fortopportuneacutement tomber son porte-plume et se baissant pour le ramasserchipa prestement les deux preacutecieux morceaux qursquoil cacha dans un livre

Puis voulant faire plaisir agrave son chef il recolla en cachette avec des

1 Toqueacutes

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La guerre des boutons Chapitre VII

rognures de timbre-poste les deux fragments deacutesunis et agrave la reacutecreacuteationmecircme les remit agrave Lebrac qui surpris au suprecircme degreacute faillit en pleurerde joie et drsquoeacutemotion et ne sut comment remercier ce bon La Crique cevrai copain

Mais lrsquoaffaire de la retenue eacutetait bien embecirctante tout de mecircmemdash Pourvu qursquoil ne dise rien chez nous pensait Tintin et il confia son

angoisse agrave Lebracmdash Oh fit le chef il nrsquoy veut plus penser Seulement fais attention

tiens-toi bien ne touche pas tes poches Srsquoil savait que tu en as encorehellipDegraves qursquoils furent dans la cour de reacutecreacuteation les deacutetenteurs de boutons

remirent au treacutesorier les uniteacutes eacuteparses qursquoils avaient ramasseacutees nul nelui fit de reproches sur son imprudence chacun sentant trop bien quellelourde responsabiliteacute il avait assumeacutee et tout ce que son poste qui luiavait deacutejagrave valu une retenue sans compter la racleacutee qursquoil pouvait encorebien ramasser en rentrant chez soi lui pourrait revaloir dans lrsquoavenir

Lui-mecircme le sentit et se plaignit mdash Non tu sais faudra trouver quelqursquoun drsquoautre pour ecirctre treacutesorier

crsquoest trop embecirctant et dangereux je ne me suis deacutejagrave pas battu hier soiret aujourdrsquohui je suis puni hellip

mdash Moi aussi fit Lebrac pour le consoler je suis en retenuemdash Oui mais hier au soir en as-tu oui zrsquoou non foutu des laquo gnons raquo

et des cailloux et des coups de trique mdash Ccedila ne fait rien va le soir on te remplacera de temps en temps pour

que tu puisses te battre aussimdash Si je savais je cacherais les boutons maintenant pour ne pas avoir

agrave les emporter ce soir chez nousmdash Si quelqursquoun te voyait par exemple le pegravere Gugu agrave travers les

planches de sa grange et puis qursquoil vienne nous les chiper ou le dire aumaicirctre nous serions de beaux cocos apregraves

mdash Mais non tu ne risques rien Tintin reprirent en choeur les autrescamarades pour le consoler le rassurer et lrsquoengager agrave conserver par de-vers soi ce capital de guerre source agrave la fois drsquoennuis et de confiance devicissitudes et drsquoorgueil

La derniegravere heure drsquoeacutecole fut triste la fin de la reacutecreacuteation sombra danslrsquoimmobiliteacute et le demi-silence semeacute de colloques mysteacuterieux et de confeacute-

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La guerre des boutons Chapitre VII

rences agrave voix basse qui intriguegraverent le maicirctre Crsquoeacutetait une journeacutee perduela perspective des retenues ayant tari net leur enthousiasme juveacutenile etapaiseacute leur soif de mouvement

mdash Qursquoest-ce qursquoon pourrait bien faire ce soir se demandegraverent ceuxdu village apregraves que Gambette et les deux Gibus deacutesempareacutes se furentretireacutes dans leurs foyers lrsquoun sur la Cocircte et les autres au Vernois

Camus proposa une partie de billes car on ne voulait pas jouer auxbarres ce semblant de guerre paraissant si fade apregraves les peigneacutees de laSaute

On se rendit donc sur la place et on joua au carreacute agrave une bille la miselaquo pour de bon et non pour de rire raquo tandis que les punis charmaientlrsquoheure suppleacutementaire qui leur eacutetait imposeacutee en copiant une lecture delrsquoHistoire de France Blanchet qui commenccedilait ainsi laquo Mirabeau en nais-sant avait le pied tordu et la langue enchaicircneacutee deux dents molaires for-meacutees dans sa bouche annonccedilaient sa forcehellip raquo etc ce dont ils se fichaientpas mal

Pendant qursquoils copiaient leur attention vagabonde cueillait par les fe-necirctres ouvertes les exclamations des joueurs ndash Tout ndash Rien ndash Jrsquoai ditavant toi ndash Menteur

mdash Trsquoas pas but mdash Vise le Camus ndash Pan trsquoes tueacute Combien que trsquoas de billes mdash Trois mdash Crsquoest pas vrai trsquoen as au moins deux de plus allez renaque-les

sale voleur mdash Remets-en une au carreacute si tu veux jouer mon petitmdash Je mrsquoen fous jrsquovas mrsquoapprocher du tas et pis tout nettoyerCe que crsquoest chic tout de mecircme une partie de billes pensaient Tintin

et Lebrac copiant pour la troisiegraveme fois laquo Mirabeau en naissant avait lepied tordu et la langue enchaicircneacuteehellip raquo

mdash Y devait avoir une sale gueule ce Mirabeau eacutemit Lebrac Quandcrsquoest-y que lrsquoheure sera passeacutee

mdash Vous nrsquoavez pas vu mon fregravere demanda la Marie qui passait auxjoueurs de billes disputant avec acharnement un coup douteux

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La guerre des boutons Chapitre VII

Son interrogation les calma net les petits inteacuterecircts susciteacutes par la partiesrsquoeacutevanouissant devant toute chose se rattachant agrave la grande oeuvre

mdash Jrsquoai fait le sac ajouta-t-ellemdash Ah oh viens voir Et la Marie Tintin exhiba aux guerriers eacutebahis et figeacutes drsquoadmiration

un sac agrave coulisses en grisette neuve grand comme deux sacs de billes or-dinaires un sac solide bien cousu avec deux tresses neuves qui permet-taient de serrer lrsquoouverture si eacutetroitement que rien nrsquoen pourrait couler

mdash Crsquoest salement bien jugea Camus exprimant ainsi le summum delrsquoadmiration tandis que ses yeux luisaient de reconnaissance Avec ccedilalaquo on est bons raquo

mdash Est-ce qursquoils veulent bientocirct sortir interrogea la fillette qursquoon avaitmise au courant de la situation de son fregravere et de son bon ami

mdash laquo Dedans raquo dix minutes un petit quart drsquoheure fixa La Crique apregravesavoir consulteacute la tour du clocher veux-tu les attendre

mdash Non reacutepondit-elle jrsquoai peur qursquoon me voie pregraves de vous et qursquoondise agrave ma megravere que je suis une laquo garccedilonniegravere raquo je vais mrsquoen aller maisvous direz agrave mon fregravere qursquoil srsquoen vienne sitocirct qursquoil sera sorti

mdash Oui oui on zrsquoy dira tu peux ecirctre tranquillemdash Je serai devant la porte acheva-t-elle en filant vers leur logisLa partie continua languissante dans lrsquoattente des retenusDix minutes apregraves en effet Lebrac et Tintin entiegraverement deacutegoucircteacutes de

Mirabeau jeune au pied tordu ethellip etc arrivaient pregraves des joueurs qui separtagegraverent pour en finir les billes du carreacute

Degraves qursquoon les eut mis au courant Tintin nrsquoheacutesita pasmdash Je file srsquoeacutecria-t-il passe que ces sacreacutes boutons ccedila me tale la cuisse

sans compter que jrsquoai toujours peur de les perdremdash Si tu peux tacircche de revenir quand ils seront dans le sac hein de-

manda CamusTintin promit et srsquoen fut au galop rejoindre sa soeurIl arriva juste au moment preacutecis ougrave son pegravere claquant du fouet sortait

de lrsquoeacutecurie chassant les becirctes agrave lrsquoabreuvoirmdash Tu nrsquoas donc rien agrave faire non fit-il en le voyant srsquoinstaller pregraves de

la Marie ostensiblement occupeacutee agrave ravauder un basmdash Oh jrsquosais mes leccedilons reacutepliqua-t-il

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La guerre des boutons Chapitre VII

mdash Ah tiens tiens tiens Et le pegravere sur ces exclamations eacutequivoques les laissa pour courir sus

au laquo Griveacute raquo qui se frottait violemment le cou contre la clocircture du GrandCoulas

mdash Iche-te sup2 rosse gueulait-il en lui tapant du manche de fouet surles naseaux humides

Degraves qursquoil eut deacutepasseacute la premiegravere maison Marie sortit enfin le fameuxsac et Tintin vidant ses poches eacutetala sur le tablier de sa soeur tout letreacutesor qui les gonflait

Alors ils introduisirent dans les profondeurs et meacutethodiquementdrsquoabord les boutons puis les agrafes et les boucles et le paquet drsquoaiguillessoigneusement piqueacutees dans un morceau drsquoeacutetoffe pour finir par les cor-dons lrsquoeacutelastique les tresses et la ficelle

Il restait encore de la place pour le cas ougrave lrsquoon ferait de nouveauxprisonniers Crsquoeacutetait vraiment tregraves bien

Tintin les coulisses serreacutees levait agrave hauteur de son oeil comme univrogne son verre le sac rempli soupesant le treacutesor et oubliant dans sajoie les punitions et les soucis que lui avait deacutejagrave valus sa situation quandle laquo tac tac tac tac tac raquo des sabots de La Crique frappant le sol agrave coupsredoubleacutes lui fit baisser le nez et interroger le chemin

La Crique tregraves essouffleacute les yeux inquiets arriva tout droit agrave eux etsrsquoeacutecria drsquoune voix seacutepulcrale

mdash Fais attention aux boutons Il y a ton pegravere qui jabote avec le pegravereSimon Je nrsquoai rien que peur que ce vieux sagouin ne lui dise qursquoil trsquoa puniaujourdrsquohui pour ccedila et qursquoon ne te fouille Tacircche de les cacher en cas quecela nrsquoarrive hein moi je me barre srsquoil me voyait il se douterait peut-ecirctreque je trsquoai preacutevenu

On entendait deacutejagrave au contour les claquements de fouet du pegravere TintinLa Crique se glissa entre les clocirctures des vergers et disparut comme uneombre tandis que la Marie inteacuteresseacutee autant que les gars dans lrsquoaven-ture prenant fort opportuneacutement une reacutesolution aussi subite qursquoeacutener-gique troussait son tablier le liait solidement derriegravere son dos pour for-mer devant une sorte de poche et enfouissait dans cette cachette sous son

2 Recule-toi

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La guerre des boutons Chapitre VII

ouvrage le sac et les boutons de lrsquoarmeacutee de Longevernemdash Rentre dit-elle agrave son fregravere et fais semblant de travailler moi je vais

rester agrave ravauder mon basTout en ayant lrsquoair de ne srsquointeacuteresser qursquoagrave son travail la soeur de Tin-

tin ne manqua pas drsquoobserver en dessous la mine de son pegravere et elle nedouta nullement qursquoil y aurait du grabuge quand elle eut saisi le coupdrsquooeil qursquoil lanccedila pour savoir si son fils se trouvait encore agrave faineacuteanter auseuil de la porte

Les boeufs et les vaches se pressaient se bousculaient pour rentrervite agrave lrsquoeacutetable et tacirccher en longeant la cregraveche de voler une partie du laquo leacute-cher raquo deacuteposeacute pour le voisin avant demanger leurs parts respectives Maisle paysan fit claquer en menace son fouet affirmant ainsi sa volonteacute de nepoint toleacuterer ces vols quotidiens et coutumiers et degraves qursquoil eut entoureacutele cou de chaque becircte de son lien de fer les sabots noirs de fumier et depurin il poussa la porte de communication qui ouvrait sur la cuisine ougraveil trouva son fils occupeacute agrave preacuteparer avec une attention inaccoutumeacutee etde trop bon aloi une leccedilon drsquoarithmeacutetique pour le lendemain

Il en eacutetait agrave la deacutefinition de la soustractionmdash laquo La soustraction est une opeacuteration qui a pour buthellip raquo marmottait-

ilmdashQursquoest-ce que tu fais maintenant dit le pegraveremdash Jrsquoapprends mon arithmeacutetique pour demain mdash Tu savais tes leccedilons tout agrave lrsquoheure mdash Jrsquoavais oublieacute celle-lagrave mdash Sur quoi mdash Sur la soustraction mdash La soustraction hellip Tiens mais il me semble que tu la connais la

soustraction petite rosse Et il ajouta brusquement mdash Viens voir ici pregraves de moi Tintin obeacuteit en prenant un air aussi surpris et aussi innocent que pos-

siblemdash Fais voir tes poches ordonna le pegraveremdash Mais jrsquoai rien fait jrsquoai rien pris objecta Tintin

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La guerre des boutons Chapitre VII

mdash Jrsquote dis de me montrer ce qursquoil y a laquo dedans raquo tes poches nhellip d Dhellip et plus vite que ccedila

mdash Y a rien pardine Et Tintin noblement en victime odieusement calomnieacutee plongea sa

main dans sa poche droite drsquoougrave il retira un bout de guenille sale servantde mouchoir un couteau eacutebreacutecheacute dont le ressort ne fonctionnait plus unbout de tresse une bille et un morceau de charbon qui servait agrave tracer lecarreacute quand on jouait aux billes sur un plancher

mdash Crsquoest tout demanda le pegravereTintin retourna la doublure noire de crasse pour bien montrer que

rien ne restaitmdash Fais voir lrsquoautre La mecircme opeacuteration recommenccedila Tintin successivement aveignit un

bout de reacuteglisse de bois agrave moitieacute rongeacute un croucircton de pain un trognonde pomme un noyau de pruneau des coquilles de noisette et un caillourond (un bon caillou pour la fronde)

mdash Et tes boutons fit le pegravereLa megravere Tintin rentrait agrave ce moment En entendant parler de boutons

ses instincts eacuteconomes de bonne meacutenagegravere srsquoeacutemurentmdash Des boutons reacutepondit Tintin Jrsquoen ai pas mdash Trsquoen as pas mdash Non jrsquoai pas de boutons quels boutons mdash Et ceux que tu avais cette apregraves-midi mdash Cette apregraves-midi reprit Tintin lrsquoair vague cherchant agrave rassembler

ses souvenirsmdash Fais pas la becircte nom de Dieu srsquoexclama le pegravere ou je te calotte

sacreacute petit morveux trsquoavais des boutons cette apregraves-midi puisque tu enas perdu une poigneacutee en classe le maicirctre vient de me dire que tu en avaisplein tes poches Qursquoen as-tu fait Ougrave les avais-tu pris

mdash Jrsquoavais pas de boutons Crsquoest pasmoi crsquoesthellip crsquoest Lebrac qui voulaitmrsquoen vendre contre une image

mdash Ah pardieacute fit la megravere Crsquoest donc pour ccedila qursquoil nrsquoy a jamais plusrien dans ma corbeille agrave ouvrage et dans les tiroirs de ma machine agravecoudre crsquoest ce laquo sapreacute raquo petit cochon-lagrave qui me les prend on ne trouvejamais rien ici on a beau tous les jours acheter et racheter crsquoest comme

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La guerre des boutons Chapitre VII

si on chantait ils en voleraient bien autant qursquoun cureacute en pourrait beacute-nir Et quand ils ne prennent pas ce qursquoil y a ici ils deacutechirent ce qursquoilsont sur le dos ils cassent leurs sabots perdent leurs casquettes segravementleurs mouchoirs de poche nrsquoont jamais de cordons de souliers entiersAh mon Dieu Jeacutesus Marie Joseph qursquoest-ce qursquoon veut devenir avecdes laquo gouillands raquo comme ccedila

mdash Mais qursquoest-ce qursquoils peuvent bien faire de ces boutons mdash Ah sacreacute arsouille Je vais trsquoapprendre un peu lrsquoordre et lrsquoeacutecono-

mie et laquo pisse que raquo les mots ne servent de rien crsquoest agrave coups de pied auderriegravere que je vais trsquoinstruire moi tu vas voir ccedila gronda le pegravere Tintin

Aussitocirct joignant le geste agrave la parole saisissant son rejeton par lebras et le faisant pivoter devant lui il lui imprima sur le bas du dos avecses sabots noirs de purin quelques cachets de garantie qui pensait-il legueacuteriraient pendant quelque temps du deacutesir et de la manie de chiper desboutons dans le laquo catrignot raquo sup3 de sa megravere

Tintin selon les principes formuleacutes par Lebrac les jours drsquoavantgueula et hurla de toutes ses forces avant mecircme que son pegravere ne lrsquoeucircttoucheacute il piailla encore plus haut et plus effroyablement quand les se-melles de bois prirent contact avec son postegravere il poussa mecircme des crissi aigus que la Marie tout eacutemue et effareacutee rentra les larmes aux yeux etque la megravere elle-mecircme surprise pria son eacutepoux de ne pas taper si fortcroyant que son fils souffrait vraiment le martyre ou presque

mdash Je ne lrsquoai presque pas toucheacute ce salaud-lagrave reacutepliqua le pegravere Uneautre fois je lui apprendrai agrave gueuler pour quelque chose

mdashQue je trsquoy reprenne un peu ajouta-t-il agrave feuner ⁴ dans les tiroirs deta megravere et que jrsquoen retrouve des boutons dans tes poches

n

3 Corbeille agrave ouvrage4 Feuner fureter ou mieux fouiner

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CHAPITRE VIII

Autres combinaisons

Plus jrsquoai chercheacute Madame et plus je cherche encorhellip

Racine (Britannicus acte II sc III)

mdash Non non je nrsquoen veux plus du treacutesor Jrsquoen ai assez moi de ne pasme battre de copier des conneries sur Mirabeau de faire des retenues etde recevoir des piles Merde pour les boutons Les prendra qui voudraCrsquoest pas toujours aux mecircmes drsquoecirctre taugneacutes Si mon pegravere retrouve unbouton dans mes poches il a dit qursquoil me refoutrait une danse commejrsquoen ai encore jamais reccedilu

Ainsi parla Tintin le treacutesorier le lendemain matin en remettant egravesmains du geacuteneacuteral le joli sac rebondi confectionneacute par sa soeur

mdash Faut pourtant que quelqursquoun les garde ces boutons affirma LebracCrsquoest vrai que Tintin ne peut plus guegravere les conserver puisqursquoon le soup-ccedilonne Agrave tout moment il pourrait srsquoattendre agrave ecirctre fouilleacute et pinceacute

mdash Grangibus il te faut les prendre toi Tu ne restes pas au village

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La guerre des boutons Chapitre VIII

ton pegravere ne se doutera jamais que tu les asmdash Traicircner ce sac drsquoici au Vernois et du Vernois ici deux fois par jour

aller et retour et ne pas me battre moi un des plus forts un des meilleurssoldats de Longeverne est-ce que tu te foutrais de ma gueule par hasard riposta Grangibus

mdash Tintin aussi est un bon soldat et il avait bien accepteacute mdash Pour me faire chiper en classe ou en retournant agrave la maison Tu

vois pas que les Velrans nous attendent un soir que Narcisse aura oublieacutede lacirccher Turc Et les jours ougrave nous ne viendrons pas qursquoest-ce que vousferez Vous coiumlonnerez hein

mdash On pourrait cacher le sac dans une case en classe eacutemit Boulotmdash Sacreacutee gourde railla La Crique Quand crsquoest-y que tu les mettras

en classe tes boutons Crsquoest apregraves quatre heures qursquoil nous les faut jus-tement cucu crsquoest pas pendant la classe Alors comment veux-tu rentrerpour les y cacher Dis-le voir un peu tout malin

mdash Non non personne nrsquoy est Crsquoest pas ccedila rumina Lebracmdash Ousqursquoest Camus et Gambette demanda un petitmdash Trsquoen occupe pas reacutepondit le chef vertement ils sont dans leur peau

et moi dans la mienne et mhellip pour la tienne as-tu compris mdashOh je demandais ccedila passe que Camus pourrait peut-ecirctre le prendre

le sac De son arbre ccedila ne le gecircnerait guegraveremdash Non Non reprit violemment Lebrac Pas plus Camus qursquoun autre

jrsquoai trouveacute il faut tout simplement chercher une cachette pour y caler lefourbi

mdash Pas au village par exemple Si on la trouvaithellipmdash Non conceacuteda le chef crsquoest agrave la Saute qursquoil faudra trouver un coin

dans les vieilles carriegraveres du haut par exemplemdash Il faut que ce soit un endroit sec passe que les aiguilles si crsquoest

rouilleacute ccedila ne va plus et puis agrave lrsquohumiditeacute le fil se pourritmdash Si on pouvait trouver aussi une cachette pour les sabres et pour les

lances et pour les triques On risque toujours de se les faire prendremdash Hier mon pegravere mrsquoa foutu mon sabre au feu apregraves me lrsquoavoir casseacute

geacutemit Boulot jrsquoai rien que pu rrsquoavoir un petit bout de ficelle de la poigneacuteeet encore il est tout roussi

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La guerre des boutons Chapitre VIII

mdash Oui conclut Tintin crsquoest ccedila il faut trouver un coin une cache untrou pour y mettre tout le fourbi

mdash Si on faisait une cabane proposa La Crique une chouette cabanedans une vieille carriegravere bien abriteacutee bien cacheacutee il y en a ougrave il y a deacutejagravede grandes cavernes toutes precirctes on la finirait en bacirctissant des murs eton trouverait des perches et des bouts de planches pour faire le toit

mdash Ce serait rudement bien reprit Tintin une vraie cabane avec deslits de feuilles segraveches pour srsquoy reposer un foyer pour faire du feu et fairela fecircte quand on aura des sous

mdash Crsquoest ccedila affirma Lebrac on va faire une cabane agrave la Saute On ycachera le treacutesor les laquo minitions raquo les frondes une reacuteserve de beauxcailloux On fera des laquo assetottes raquo pour srsquoasseoir des lits pour se cou-cher des racircteliers pour poser les sabres on eacutelegravevera une chemineacutee onramassera du bois sec pour faire du feu Ce que ccedila va ecirctre bien

mdash Il faut trouver lrsquoendroit tout de suite fit Tintin qui tenait agrave ecirctre leplus tocirct possible fixeacute sur les destineacutees de son sac

mdash Ce soir ce soir oui ce soir on cherchera conclut toute la bandeenthousiaste

mdash Si les Velrans ne viennent pas rectifia Lebrac mais Camus et Gam-bette leur arrangent quelque chose pour qursquoils nous foutent la paix si ccedilava bien on sera tranquilles tertous si ccedila ne reacuteussit pas eh bien on ennommera deux pour aller chercher lrsquoendroit qui conviendra le mieux

mdashQursquoest-ce qursquoil fait Camus dis-nous-le va Lebrac interrogea Ba-cailleacute

mdash Ne lui dis pas souffla Tintin en le poussant du coude pour lui re-mettre en meacutemoire une ancienne suspicion

mdash Trsquoas le temps de le voir toi Jrsquoen sais rien drsquoabord En dehors de laguerre et des batailles chacun est bien libre Camus fait ce qursquoil veut etmoi aussi et toi itou et tout le monde On est en reacutepublique quoi nomde Dieu comme dit le pegravere

Lrsquoentreacutee en classe se fit sans Camus et Gambette Le maicirctre interro-geant ses camarades sur les causes preacutesumeacutees de leur absence apprit desinitieacutes que le premier eacutetait resteacute chez lui pour assister une vache qui eacutetaiten train de vecircler tandis que lrsquoautre menait encore au bouc une cabe quisrsquoobstinait agrave ne pashellip prendre

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Il nrsquoinsista pas pour avoir des deacutetails et les gaillards le savaient bienAussi quand lrsquoun drsquoeux fripait lrsquoeacutecole ne manquaient-ils pas pour lrsquoex-cuser drsquoeacutevoquer innocemment un petit motif bien scabreux sur lequel ilseacutetaient drsquoavance certains que le pegravere Simon ne solliciterait pas drsquoexplica-tions compleacutementaires

Cependant Camus et Gambette eacutetaient fort loin de se soucier de lafeacuteconditeacute respective de leurs vaches ou de leurs chegravevres

Camus on srsquoen souvient avait en effet promis agrave Touegueule de leretenir il avait depuis rumineacute sa petite vengeance et il eacutetait en train demettre son plan agrave exeacutecution aideacute par son feacuteal et complice Gambette

Tous deux degraves les sept heures avaient vu Lebrac avec qui ils srsquoeacutetaiententendus et qursquoils avaient mis au courant de tout

Lrsquoexcuse eacutetant trouveacutee ils avaient quitteacute le village Se dissimulantpour que personne ne les vicirct ni ne les reconnucirct ils avaient gagneacute le che-min de la Saute et le Gros Buisson drsquoabord puis la lisiegravere ennemie deacute-pourvue agrave cette heure de ses deacutefenseurs habituels

Le foyard de Touegueule srsquoeacutelevait lagrave agrave quelques pas du mur drsquoen-ceinte avec son tronc lisse et droit et poli depuis quelques semaines parle frottement du pantalon de la vigie des Velrans Les branches en fourchepremiegraveres ramifications du fucirct prenaient agrave quelques brasses au-dessus dela tecircte des grimpeurs En trois secousses Camus atteignait une branchese reacutetablissait sur les avant-bras et se dressait sur les genoux puis sur lespieds

Une fois lagrave il srsquoorienta Il srsquoagissait en effet de deacutecouvrir agrave quellefourche et sur quelle branche srsquoinstallait son rival afin de ne point srsquoex-poser agrave accomplir un travail inutile qui les aurait de plus ridiculiseacutes auxyeux de leurs ennemis et fait baisser dans lrsquoestime de leurs camarades

Camus regarda le Gros Buisson et plus particuliegraverement son checircnepour ecirctre fixeacute sur la hauteur approximative du poste de Touegueule puisil examina soigneusement les eacuteraflures des branches afin de deacutecouvrirles points ougrave lrsquoautre posait les pieds Ensuite par cette sorte drsquoescaliernaturel de sente aeacuterienne il grimpa Tel un Sioux ou un Delaware rele-vant une piste de Visage Pacircle il explora de bas en haut tous les rameauxde lrsquoarbre et deacutepassa mecircme en hauteur lrsquoaltitude du poste de lrsquoennemiafin de distinguer les branches fouleacutees par le soulier de Touegueule de

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La guerre des boutons Chapitre VIII

celles ougrave il ne se posait pas Puis il deacutetermina exactement le point de lafourche drsquoougrave le frondeur lanccedilait sur lrsquoarmeacutee de Longeverne ses caillouxmeurtriers srsquoinstalla commodeacutement agrave cocircteacute regarda en dessous pour bienjuger de la culbute qursquoil meacuteditait de faire prendre agrave son ennemi et tiraenfin son eustache de sa poche

Crsquoeacutetait un couteau double comme les muscles de Tartarin du moinslrsquoappelait-on ainsi parce qursquoagrave cocircteacute de la lame il y avait une petite scie agravegrosses dents peu coupante et aussi incommode que possible

Avec cet outil rudimentaire Camus qui ne doutait de rien se mit endevoir de trancher agrave un fil pregraves une branche vivante et dure de foyardgrosse au moins comme sa cuisse Dur travail et qui devait ecirctre meneacutehabilement si lrsquoon voulait que rien ne vicircnt au moment fatal eacuteveiller lessoupccedilons de lrsquoadversaire

Pour eacuteviter les sauts de scie et un eacuteraflement trop visible de la brancheCamus qui eacutetait descendu sur la fourche infeacuterieure et serrait le fucirct delrsquoarbre entre ses genoux commenccedila par marquer avec la lame de son cou-teau la place agrave entailler et agrave creuser drsquoabord une leacutegegravere rainure ougrave la sciesrsquoengagerait

Ensuite de quoi il se mit agrave manier le poignet drsquoavant en arriegravere etdrsquoarriegravere en avant

Gambette pendant ce temps eacutetait monteacute sur lrsquoarbre et surveillaitlrsquoopeacuterationQuand Camus fut fatigueacute son complice le remplaccedila Au boutdrsquoune demi-heure le couteau eacutetait chaud agrave nrsquoen plus pouvoir toucher leslames Ils se reposegraverent un moment puis ils reprirent leur travail

Deux heures durant ils se relayegraverent dans cemaniement de scie Leursdoigts agrave la fin eacutetaient raides leurs poignets engourdis leur cou casseacuteleurs yeux troubles et pleins de larmes mais une flamme inextinguibleles ranimait et la scie grattait encore et rongeait toujours comme uneimpitoyable souris

Quand il ne resta plus qursquoun centimegravetre et demi agrave raser ils es-sayegraverent en srsquoappuyant dessus prudemment puis plus fort la soliditeacutede la branche

mdash Encore un peu conclut CamusGambette reacutefleacutechissait Il ne faut pas que la branche reste attacheacutee au

fucirct pensait-il sans quoi il srsquoy raccrochera et en sera quitte pour la peur

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Il faut qursquoelle casse net Et il proposa agrave Camus de recommencer agrave scierdrsquoen dessous lrsquoeacutepaisseur drsquoun doigt pour obtenir une rupture franche ceqursquoils firent

Camus srsquoappuyant de nouveau assez fortement sur la branche enten-dit un craquement de bon augure Encore quelques petits coups jugea-t-il

mdash Maintenant ccedila va Il pourra monter dessus sans qursquoelle ne cassemais une fois qursquoil sera en train de gigoter avec sa frondehellip ah ah ceqursquoon va rigoler

Et apregraves avoir souffleacute sur la sciure qui sablait les rameaux pour lafaire disparaicirctre poli de leurs mains les bords de la fente pour rappro-cher les eacuteraflures drsquoeacutecorce et rendre invisible leur travail ils descendirentdu foyard de Touegueule en ayant conscience drsquoavoir bien rempli leurmatineacutee

mdash Mrsquosieu fit Gambette au maicirctre en arrivant en classe agrave une heuremoins dix je viens vous dire que mon pegravere mrsquoa dit de vous dire que jrsquoaipas pu venir ce matin agrave lrsquoeacutecole passe que jrsquoai meneacute notrsquocabehellip

mdash Crsquoest bon crsquoest bon je sais interrompit le pegravere Simon qui nrsquoaimaitpas voir ses eacutelegraveves se complaire agrave ces sortes de descriptions pour les-quelles tous faisaient cercle dans lrsquoassurance qursquoun malin demanderait leplus innocemment du monde des explications compleacutementaires

mdash Ccedila va bien ccedila va bien reacutepondit-il de mecircme et drsquoavance agrave Camusqui srsquoapprochait le beacuteret agrave la main Allez dispersez-vous ou je vous faisrentrer

Et en dedans il pensait maugreacuteant Je ne comprends pas que desparents soient aussi insoucieux que ccedila de la moraliteacute de leurs gosses pourleur flanquer des spectacles pareils sous les yeux

Crsquoest une rage Chaque fois que lrsquoeacutetalon passe dans le village tousassistent agrave lrsquoopeacuteration ils font le cercle autour du groupe ils voient toutils entendent tout et on les laisse Et apregraves ccedila on vient se plaindre de ceqursquoils eacutechangent des billets doux avec les gamines

Brave homme qui geacutemissait sur la morale et srsquoaffligeait de bien peude chose

Comme si lrsquoacte drsquoamour dans la nature nrsquoeacutetait pas partout visible Fallait-il mettre un eacutecriteau pour deacutefendre aux mouches de se chevau-cher aux coqs de sauter sur les poules enfermer les geacutenisses en chaleur

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La guerre des boutons Chapitre VIII

flanquer des coups de fusil auxmoineaux amoureux deacutemolir les nids drsquohi-rondelles mettre des pagnes ou des caleccedilons aux chiens et des jupes auxchiennes et ne jamais envoyer un petit berger garder les moutons parceque les beacuteliers en oublient de manger quand une brebis eacutemet lrsquoodeur pro-pitiatoire agrave lrsquoacte et qursquoelle est entoureacutee drsquoune cour de galants

Drsquoailleurs les gosses accordent agrave ce spectacle coutumier beaucoupmoins drsquoimportance qursquoon ne le suppose Ce qui les amuse lagrave-dedanscrsquoest le mouvement qui a lrsquoair drsquoune lutte ou qursquoils assimilent quelque-fois teacutemoin ce reacutecit de Tigibus agrave la deacutesustentation intestinale qui suit lesrepas

mdash Y poussait comme quand il a besoin de chhellip disait-il en parlantde leur gros Turc qui avait couvert la chienne du maire apregraves avoir rosseacutetous ses rivaux

Ce que crsquoeacutetait rigolo Il srsquoeacutetait tellement baisseacute pour arriver juste qursquoilen eacutetait presque sur ses genoux de derriegravere et il faisait un dos comme labossue drsquoOrsans Et puis quand il a eu assez pousseacute en la retenant entreses pattes de devant eh bien il laquo srsquoa redresseacute raquo et puis mes vieux pasmoyen de sortir Ils eacutetaient attacheacutes et la Follette qui est petite elle avaitle cul en lrsquoair et ses pattes de derriegravere ne touchaient plus par terre

Agrave ce moment-lagrave le maire est sorti de chez nous mdash Jetez-y de lrsquoeau Jetez-y de lrsquoeau bon Dieu qursquoil gueulait Mais la

chienne braillait et Turc qursquoest le plus fort la tirait par le derriegravere mecircmeque seshellip affaires eacutetaient toutes retourneacutees

Vous savez ccedila a ducirc lui faire salement mal agrave Turc quand on a pu lesfaire se deacutecoller crsquoeacutetait tout rouge et il laquo srsquoa leacutecheacute raquo la machine pendantau moins une demi-heure

Pis Narcisse a dit laquo Ah mrsquosieu le Maire jrsquocrois bien qursquoelle en tientpour ses quatrsquosous votrsquoFolette hellip raquo

Et il est parti en jurant les n d Dhellip

n

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Troisiegraveme partie

La cabane

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CHAPITRE I

La construction de la cabane

Nous aurons des lits pleins drsquoodeurs leacutegegraveresDes divans profonds comme des tombeaux

Ch Baudelaire(La Mort des Amants)

Lrsquo G et de Camus et la reacuteservemysteacuterieuse dugeacuteneacuteral nrsquoavaient pas eacuteteacute sans intriguer fortement les guerriersde Longeverne qui individuellement et sous le sceau du secret

eacutetaient venus pour une raison ou pour une autre demander agrave Lebrac desexplications

Mais tout ce que les plus favoriseacutes avaient pu obtenir comme rensei-gnement tenait dans cette phrase

mdash Vous regarderez bien Touegueule ce soirAussi agrave quatre heures dix minutes des munitions en quantiteacute impo-

sante devant eux et le quignon de pain au poing eacutetaient-ils chacun agrave son

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La guerre des boutons Chapitre I

poste attendant impatiemment la venue des Velrans et plus attentifs quejamais

mdash Vous vous tiendrez cacheacutes avait expliqueacute Camus il faut qursquoil monteagrave son arbre si lrsquoon veut que ccedila soit rigolo

Tous les Longevernes les yeux eacutecarquilleacutes suivirent bientocirct chacundes mouvements du grimpeur ennemi gagnant son poste de vigie au hautdu foyard de lisiegravere

Ils regardegraverent et regardegraverent encore se frottant de minute en minuteles yeux qui srsquoembuaient drsquoeau et ne virent absolument rien de particuliermais lagrave rien du tout Touegueule srsquoinstalla comme drsquohabitude deacutenombrales ennemis puis saisit sa fronde et se mit agrave laquo acaillener raquo consciencieu-sement les adversaires qursquoil pouvait distinguer

Mais au moment ougrave un geste trop brusque du franc-tireur le penchaitde cocircteacute afin drsquoeacuteviter un projectile de Camus impatienteacute de voir que nullecatastrophe nrsquoadvenait un craquement sec et de sinistre augure deacutechiralrsquoair La grosse branche sur laquelle eacutetait jucheacute le Velrans cassait net drsquounseul coup et lui deacutegringolait avec elle sur les soldats qui se trouvaient endessous La sentinelle aeacuterienne essaya bien de se raccrocher aux autresrameaux mais cogneacutee de-ci meurtrie de-lagrave sur les branches infeacuterieuresqui craquaient agrave leur tour la repoussaient ou se deacuterobaient traicirctreuse-ment elle arriva agrave terre on ne sait trop comment mais agrave coup sucircr plusvite qursquoelle nrsquoeacutetait monteacutee

mdash Ouais ouais oille ouille oh oh la la La jambe La tecircte Lebras

Un homeacuterique eacuteclat de rire reacutepondit du Gros Buisson agrave ce concert delamentations

mdash Crsquoest moi qui te rechope encore hein railla Camus voilagrave ce quecrsquoest que de faire le malin et de menacer les autres Ccedila trsquoapprendra salepeigne-cul agrave me viser avec ta fronde Trsquoas pas casseacute ton verre de montredes fois Non Il est bon le cadran

mdash Lacircches assassins crapules ripostaient les rescapeacutes de lrsquoarmeacutee desVelrans Vous nous le paierez bandits voui vous le paierez

mdash Tout de suite reacutepondit Lebrac et srsquoadressant aux siens mdash Hein si on poussait une petite charge mdash Allez approuva-t-on

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La guerre des boutons Chapitre I

Et le hurlement du lancer des quarante-cinq Longevernes apprit auxennemis deacutejagrave deacuterouteacutes et en deacutesarroi qursquoil fallait vivement deacuteguerpir silrsquoon ne voulait pas srsquoexposer agrave la grande honte drsquoune nouvelle et deacutesas-treuse confiscation de boutons

Le camp retrancheacute de Velrans fut deacutegarni en un clin drsquooeil Les bles-seacutes par enchantement retrouvegraverent leurs jambes mecircme Touegueule quiavait eu plus de peur que de mal et srsquoen tirait agrave bon marcheacute avec des eacutegra-tignures aux mains des meurtrissures aux reins et aux cuisses plus unoeil au beurre noir

mdash Nous voilagrave au moins bien tranquilles constata Lebrac lrsquoinstantdrsquoapregraves Allons chercher lrsquoemplacement de la cabane

Toute lrsquoarmeacutee revint pregraves de Camus lequel eacutetait descendu de lrsquoarbrepour garder momentaneacutement le sac confectionneacute par la Marie Tintin etqui contenait le treacutesor deux fois sauveacute deacutejagrave et quatorze fois cher de lrsquoarmeacuteede Longeverne

Les gars se renfoncegraverent dans les profondeurs du Gros Buisson afin deregagner sans ecirctre vus lrsquoabri deacutecouvert par Camus la chambre du Conseilcomme lrsquoavait baptiseacute La Crique et de lagrave diverger vers le haut par petitsgroupes pour rechercher parmi les nombreux emplacements utilisablescelui qui paraicirctrait le plus propice et reacutepondrait le mieux aux besoins delrsquoheure et de la cause

Cinq ou six bandes srsquoagglomeacuteregraverent spontaneacutement conduites cha-cune par un guerrier important et immeacutediatement se dispersegraverent parmiles vieilles carriegraveres abandonneacutees examinant cherchant furetant discu-tant jugeant srsquointerpellant

Il ne fallait pas ecirctre trop pregraves du chemin ni trop loin duGros Buisson Ilfallait eacutegalement meacutenager agrave la troupe un chemin de retraite parfaitementdissimuleacute afin de pouvoir se rendre sans danger du camp agrave la forteresse

Ce fut La Crique qui trouvaAu centre drsquoun labyrinthe de carriegraveres une excavation comme une

petite grotte offrait son abri naturel qursquoun rien suffirait agrave consolider agravefermer et agrave rendre invisible aux profanes

Il appela par le signal drsquousage Lebrac et Camus et les autres et bien-tocirct tous furent devant la caverne que le camarade venait de redeacutecouvrircar tous parbleu la connaissaient deacutejagrave Comment ne srsquoen eacutetaient-ils pas

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La guerre des boutons Chapitre I

souvenus Pardieacute ce sacreacute La Crique avec sa meacutemoire de chien il se lrsquoeacutetait rap-

peleacutee tout de suite Vingt fois en effet ils avaient passeacute lagrave au cours drsquoin-cursions dans le canton en quecircte de nids de merles de noisettes mucircresde prunelles geleacutees ou de guilleris boutons rintris sup1

Les carriegraveres preacuteceacutedentes faisaient comme une espegravece de chemincreux qui aboutissait agrave une sorte de carrefour ou de terre-plein bordeacute ducocircteacute du haut par une bande de bois rejoignant le Teureacute et semeacute vers le basde buissons entre lesquels des sentiers de becirctes se rattachaient en cou-pant le chemin aux preacutes-bois qui se trouvaient derriegravere le Gros Buisson

Toute lrsquoarmeacutee entra dans la caverne Elle eacutetait en reacutealiteacute peu pro-fonde mais se trouvait prolongeacutee ou plutocirct preacuteceacutedeacutee par un large couloirde roc de sorte que rien nrsquoeacutetait plus facile que drsquoagrandir son abri natu-rel en placcedilant sur ces deux murs distants de quelques megravetres un toit debranches et de feuillage Elle eacutetait drsquoautre part admirablement proteacutegeacuteeentoureacutee de tous cocircteacutes sauf vers lrsquoentreacutee drsquoun eacutepais rideau drsquoarbres et debuissons

On reacutetreacutecirait lrsquoouverture en eacutelevant une muraille large et solide avecles belles pierres plates qui abondaient et on serait lagrave-dedans absolumentchez soi Quand le dehors serait fait on srsquooccuperait de lrsquointeacuterieur

Ici les instincts bacirctisseurs de Lebrac se reacuteveacutelegraverent dans toute leur pleacute-nitude Son cerveau concevait ordonnait distribuait la besogne avec uneadmirable sucircreteacute et une irreacutefutable logique

mdash Il faudra dit-il ramasser degraves ce soir tous les morceaux de planchesque lrsquoon trouvera les lattes les baudrions sup2 les vieux clous les bouts defer

Il chargea lrsquoun des guerriers de trouver un marteau un autre des te-nailles un troisiegraveme un marteau de maccedilon lui apporterait une hachetteCamus une serpe Tintin un megravetre (en pieds et en pouces) et tous cecieacutetait obligatoire tous devaient chiper dans la boicircte agrave ferraille de la familleau moins cinq clous chacun de preacutefeacuterence de forte taille pour parer im-meacutediatement aux plus pressantes neacutecessiteacutes de construction savoir entre

1 Fruits de lrsquoeacuteglantier rideacutes par le gel2 Baudrion petite poutrelle soutenant les lattes du toit

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La guerre des boutons Chapitre I

autres lrsquoeacutedification du toitCrsquoeacutetait agrave peu pregraves tout ce qursquoon pouvait faire ce soir-lagrave En fait demateacute-

riaux il fallait surtout de grosses perches et des planches Or le bois offraitsuffisamment de fortes coudres droites et solides qui feraient jolimentlrsquoaffaire Pour le reste Lebrac avait appris agrave dresser des palissades pourbarrer les pacirctures tous savaient tresser des claies et quant aux pierres ily en avait dit-il en veux-tu nrsquoen voilagrave

mdash Nrsquooubliez pas les clous surtout recommanda-t-ilmdash On laisse le sac ici interrogea Tintinmdash Mais oui fit La Crique on va bacirctir tout de suite lagrave au fond avec

des pierres un petit coffre et on va lrsquoy mettre bien au sec bien agrave lrsquoabri personne ne veut venir lrsquoy trouver

Lebrac choisit une grande pierre plate qursquoil posa horizontalement nonloin de la paroi du rocher avec quatre autres plus eacutepaisses il eacutedifia quatrepetits murs mit au centre le treacutesor de guerre recouvrit le tout drsquoune nou-velle pierre plate et disposa alentour et irreacuteguliegraverement des cailloux quel-conques afin de masquer ce que sa construction pouvait avoir de tropgeacuteomeacutetrique pour le cas bien improbable ougrave un visiteur inopineacute eucirct eacuteteacuteintrigueacute par ce cube de pierres

Lagrave-dessus joyeuse la bande srsquoen retourna lentement au village fai-sant mille projets precircte agrave tous les vols domestiques aux travaux les plusrudes aux sacrifices les plus complets

Ils reacutealiseraient leur volonteacute leur personnaliteacute naissait de cet acte faitpar eux et pour eux Ils auraient une maison un palais une forteresse untemple un pantheacuteon ougrave ils seraient chez eux ougrave les parents le maicirctredrsquoeacutecole et le cureacute grands contre-carreurs de projets ne mettraient pas lenez ougrave ils pourraient faire en toute tranquilliteacute ce qursquoon leur deacutefendait agravelrsquoeacuteglise en classe et dans la famille savoir se tenir mal se mettre piedsnus ou en manches de chemise ou laquo agrave poil raquo allumer du feu faire cuiredes pommes de terre fumer de la viorne et surtout cacher les boutons etles armes

mdash On fera une chemineacutee disait Tintinmdash Des lits de mousse et de feuilles ajoutait Camusmdash Et des bancs et des fauteuils rencheacuterissait Grangibusmdash Surtout calez tout ce que vous pourrez en fait de planches et de

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La guerre des boutons Chapitre I

clous recommanda le chef tacircchez drsquoapporter vos provisions derriegravere lemur ou dans la haie du chemin de la Saute on reprendra tout demainen venant agrave la besogne

Ils srsquoendormirent fort tard ce soir-lagrave Le palais la forteresse le templela cabane hantaient leur cerveau en eacutebullition Leurs imaginations vaga-bondaient leurs tecirctes bourdonnaient leurs yeux fixaient le noir les brassrsquoeacutenervaient les jambes gigotaient les doigts de pieds srsquoagitaient Qursquoilleur tardait de voir poindre lrsquoaurore du jour suivant et de commencer lagrande oeuvre

On nrsquoeut pas besoin de les appeler pour les faire lever ce matin-lagrave etbien avant lrsquoheure de la soupe ils rocircdaient par lrsquoeacutecurie la grange la cui-sine le chari sup3 afin de mettre de cocircteacute les bouts de planches et de ferraillesqui devaient grossir le treacutesor commun

Les boicirctes agrave clous paternelles subirent un terrible assaut Chacun vou-lant se distinguer et montrer ce qursquoil pouvait faire ce ne fut pas seule-ment deux cents clous que Lebrac eut le soir agrave sa disposition mais cinqcent vingt-trois bien compteacutes Toute la journeacutee il y eut du village augros tilleul et aux murs de la Saute des alleacutees et venues mysteacuterieusesde gaillards aux blouses gonfleacutees agrave la deacutemarche peacutenible aux pantalonsraides dissimulant entre toile et cuir des objets heacuteteacuteroclites qursquoil eucirct eacuteteacutefort ennuyeux de laisser voir aux passants

Et le soir lentement tregraves lentement Lebrac arriva par le chemin dederriegravere au carrefour du vieux tilleul Il avait la jambe gauche raide luiaussi et semblait boiter

mdash laquo Tu trsquoas fais mal raquo interrogea Tintinmdash laquo Trsquoas tombeacute raquo reprit La CriqueLe geacuteneacuteral sourit du sourire mysteacuterieux de Bas de Cuir ou drsquoun autre

drsquoun sourire qui disait agrave ses hommes vous nrsquoy ecirctes pointEt il continua agrave bancaler jusqursquoagrave ce qursquoils fussent tous entiegraverement

dissimuleacutes derriegravere les haies vives du chemin de la Saute Alors il srsquoar-recircta deacuteboutonna sa culotte saisit contre sa peau la hache agrave main qursquoilavait promis drsquoapporter et dont le manche enfileacute dans une de ses jambesde pantalon donnait agrave sa deacutemarche cette roideur claudicante et disgra-

3 Remise hangar

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La guerre des boutons Chapitre I

cieuse Ce fait il se reboutonna et pour montrer aux amis qursquoil eacutetait aussiingambe que nrsquoimporte lequel drsquoentre eux il entama brandissant sa ha-chette au centre de la bande une sorte de danse du scalp qui nrsquoauraitpas eacuteteacute deacuteplaceacutee au milieu drsquoun chapitre du Dernier des Mohicans ou duCoureur des Bois

Tout le monde avait ses outils on allait srsquoy mettre Deux sentinellestoutefois furent posteacutees au checircne de Cantus pour preacutevenir la petite armeacuteedans le cas ougrave la bande de lrsquoAztec serait venue porter la guerre au campde Longeverne et lrsquoon reacutepartit les eacutequipes

mdash Moi je ferai le charpentier deacuteclara Lebracmdash Et moi je serai le maicirctre maccedilon affirma Camusmdash Crsquoest moi laquo que je poserai raquo les pierres avec Grangibus Les autres

les choisiront pour nous les passerLrsquoeacutequipe de Lebrac devait avant tout chercher les poutres et les

perches neacutecessaires agrave la toiture de lrsquoeacutedifice Le chef de sa hachette lescouperait agrave la taille voulue et on assemblerait ensuite quand le mur deCantus serait bacircti

Les autres srsquooccuperaient agrave faire des claies que lrsquoon disposerait sur lapremiegravere charpente pour former un treillage analogue au lattis qui sup-porte les tuiles Ce lattis-lagrave en guise de produits de Montchanin suppor-terait tout simplement un ample lit de feuilles segraveches qui seraient main-tenues en place car il fallait preacutevoir les coups de vent par un treillage debacirctons

Les clous du treacutesor soigneusement recompteacutes allegraverent se joindre auxboutons du sac Et lrsquoon se mit agrave lrsquooeuvre

Jamais Celtes narguant le tonnerre agrave coups de flegraveches compagnonsglorieux du siegravecle des catheacutedrales sculptant leur recircve de pierre volon-taires de la grande Reacutevolution srsquoenrocirclant agrave la voix de Danton quarante-huitards plantant lrsquoarbre de la Liberteacute nrsquoentreprirent leur besogne avecplus de fougue joyeuse et de freacuteneacutetique enthousiasme que les quarante-cinq soldats de Lebrac eacutedifiant dans une carriegravere perdue des preacutes-bois dela Saute la maison commune de leur recircve et de leur espoir

Les ideacutees jaillissaient comme des sources aux flancs drsquoune montagneboiseacutee les mateacuteriaux srsquoaccumulaient en monceaux Camus empilait descailloux Lebrac poussant des han formidables cognait et tranchait deacutejagrave

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La guerre des boutons Chapitre I

agrave grands coups ayant trouveacute plus pratique au lieu de fouiller le taillispour y trouver des poutrelles de faire enlever dans les laquo tas raquo voisinsde la coupe une quarantaine de fortes perches qursquoune corveacutee de vingtvolontaires eacutetait alleacutee voler sans heacutesitation

Pendant ce temps une eacutequipe coupait des rameaux une autre tres-sait des claies et lui la hache ou le marteau agrave la main entaillait creusaitclouait consolidait la partie infeacuterieure de sa toiture

Pour que la charpente fucirct solidement arrimeacutee il avait fait creuser lesol afin drsquoemboicircter ses poutres dans la terre il les entourerait pensait-ilde cailloux enfonceacutes de force et destineacutes autant agrave les maintenir en placeqursquoagrave les proteacuteger de lrsquohumiditeacute de la terre Apregraves avoir pris ses mesuresil avait eacutebaucheacute son chacircssis et maintenant il lrsquoassemblait agrave force de clousavant de lrsquoajuster dans les entailles creuseacutees par Tintin

Ah crsquoeacutetait solide et il lrsquoavait eacuteprouveacute en posant lrsquoensemble sur quatregrosses pierres Il avait marcheacute sauteacute danseacute dessus rien nrsquoavait bougeacuterien nrsquoavait freacutemi rien nrsquoavait craqueacute laquo crsquoeacutetait de la belle ouvrage vrai-ment raquo

Et jusqursquoagrave la nuit jusqursquoagrave la nuit noire mecircme apregraves le deacutepart du grosde la bande il resta lagrave encore avec Camus La Crique et Tintin pour toutmettre en ordre et tout preacutevoir

Le lendemain on poserait le toit et on ferait un bouquet parbleu tout comme les charpentiers lorsque la charpente est acheveacutee et qursquoilslaquo prennent le chat raquo Lrsquoembecirctement crsquoest qursquoon nrsquoaurait pas un litre oudeux agrave boire pour commeacutemorer dignement cette ceacutereacutemonie

mdash Allons-nous-en fit TintinEt ils rejoignirent le bas de la Saute et la carriegravere agrave Pepiot en passant

par la laquo chambre du conseil raquomdash Tu mrsquoas toujours pas dit comment que trsquoavais trouveacute ce coin-lagrave heacute

Camus rappela le geacuteneacuteralmdash Ah ah repartit lrsquoautre Eh ben voilagrave laquo Cet eacuteteacute nous eacutetions aux champs avec la Titine de chez Jean-Claude

et puis le berger du laquo Poron raquo tu sais celui de Laiviron qui miguait ⁴ toutle temps Et puis y avait encore les deux Ronfous de sur la Cocircte qui sont

4 Clignait de lrsquooeil

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La guerre des boutons Chapitre I

laquo agrave maicirctre raquo ⁵ maintenantlaquo Alors on a songeacute Si on srsquoamusait agrave dire la messe laquo Le berger du Poron ⁶ a voulu faire le cureacute il a ocircteacute sa chemise et il

lrsquoa passeacutee sur ses habits pour avoir comme qui dirait un surplis on a faitun autel avec des cailloux et des bancs aussi les deux Ronfous eacutetaient lesservants mais ils nrsquoont pas voulu mettre leur chemise sur leur tricot Ilsont dit que crsquoeacutetait passe qursquoelles eacutetaient deacutechireacutees mais je parierais bienque crsquoest parce qursquoils avaient chhellip fait dedans enfin bref le berger nousa marieacutes la Titine et moi

mdash Trsquoavais pas de bagues pour y mettre au doigt mdash Jrsquoy ai mis des bouts de tressemdash Et la couronne mdash On avait du chegravevrefeuillemdash Ah mdash Oui et puis lrsquoautre avait un paroissien il a dit des Dominus vobis-

cum oremus prends tes puces secundum secula un tas de chichis quoicomme le noir kifkifre puis apregraves laquo Ite Missa est raquo allez en paix mesenfants

laquo Alors on est parti les deux la Titine et on leur a dit de ne pas venirque crsquoeacutetait la nuit de noce que ccedila ne les regardait pas qursquoon resteraitpas longtemps et qursquoon reviendrait le lendemain matin pour la messe desparents deacutefunts

laquo On a foutu le camp par les buissons et on est venu juste tomber lagraveagrave crsquote carriegravere ougrave que nous venons de passer Alors on srsquoa coucheacute sur lescailloux

mdash Et puis mdash Et puis je lrsquoai embrasseacutee pardine mdash Crsquoest tout Tu y as pas mis ton doigt auhellip mdash Penses-tu mon vieux pour me lrsquoemplir de jus crsquoest bien trop sale

ben y avait pas de danger et puis qursquoest-ce qursquoaurait penseacute la Tavie mdash Crsquoest vrai que crsquoest sale les femmes

5 Au service comme berger6 Parrain

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La guerre des boutons Chapitre I

mdash Et encore ce nrsquoest rien quand elles sont petites mais quand elleslaquo viennent raquo grandes leurs pantets sont pleins de fourbihellip

mdash Pouah fit Tintin tu vas me faire deacutegobillermdash Filons filons coupa Lebrac voilagrave six heures et demie qui sonnent

agrave la tour on va se faire attraper Et sur ces reacuteflexions misogynes ilsregagnegraverent leurs peacutenates

n

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CHAPITRE II

Les grands jours de Longeverne

hellipQui consideacuterera aussi la grande preacutevoyance dont il usa pourlrsquoamunitionner et y eacutetablir vivres munitions reacuteglementezpolliceshellip qui mettra aussi devant les yeux le bel ordre deguerre qursquoil y ordonnahellip

Brantocircme (Grands capitaines franccediloisndash M de Guize)

H ho hisse ahanait la corveacutee des dix chantiers de Le-brac soulevant pour la mettre en place la premiegravere et lourdecharpente du toit de la forteresse Et au rythme imprimeacute par ce

commandement reacuteciproque vingt bras crispant ensemble leurs musclesvigoureux enlevaient lrsquoassemblage et le portaient au-dessus de la carriegravereafin de bien poser les poutrelles dans les entailles creuseacutees par Tintin

mdash Doucement doucement disait Lebrac bien ensemble ne cassonsrien Attention Avance encore un peu Beacutebert Lagrave ccedila va bien

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La guerre des boutons Chapitre II

mdash Non Tintin eacutelargis un peu le premier trou il est trop en arriegravere Prends la hache allez vas-y

mdash Tregraves bien ccedila entre mdash As pas peur crsquoest solide Et Lebrac pour bienmontrer que son oeuvre eacutetait bonne se coucha en

travers de ce bacircti surplombant le vide Pas une piegravece du bloc ne bronchamdash Hein cracircna-t-il fiegraverement en se redressant Maintenant posons les

claiesDe son cocircteacute Camus par le moyen rudimentaire drsquoescaliers de pierres

reacutealisant une sorte de plan inclineacute posait au-dessus de son mur les der-niers mateacuteriaux crsquoeacutetait un mur large de plus de trois pieds heacuterisseacute endehors de par la volonteacute du constructeur qui voulait pour cacher lrsquoentreacuteedissimuler la reacutegulariteacute de sa maccedilonnerie mais au dedans rectiligne au-tant que srsquoil eucirct eacuteteacute eacutedifieacute agrave lrsquoaide du fil agrave plomb et soigneacute poli fignoleacuteleacutecheacute dresseacute tout entier avec des pierres de choix

Les blouseacutees de feuilles mortes apporteacutees par les petits devant la ca-verne formaient agrave cocircteacute drsquoun matelas de mousse un tas respectable leshaies srsquoalignaient propres et bien tresseacutees ccedila avait marcheacute rondement eton nrsquoeacutetait pas des faineacuteants agrave Longevernehellip quand on voulait

Lrsquoajustement des claies fut lrsquoaffaire drsquoune minute et bientocirct uneeacutepaisse toiture de feuilles segraveches fermait complegravetement en haut lrsquoouver-ture de la cabane Un seul trou fut meacutenageacute agrave droite de la porte afin depermettre agrave la fumeacutee (car on allumerait du feu dans la maison) de monteret de srsquoeacutechapper

Avant de proceacuteder agrave lrsquoameacutenagement inteacuterieur Lebrac et Camus de-vant toutes leurs troupes reacuteunies masseacutees face agrave la porte suspendirentpar un bout de ficelle une touffe eacutenorme de beau gui drsquoun vert doreacute etpatineacute dans les feuilles duquel luisaient les graines ainsi que des perleseacutenormes Les Gaulois faisaient comme ccedila preacutetendait La Crique et on ditque ccedila porte bonheur

On poussa des hourrah mdash Vive la cabane mdash Vive nous mdash Vive Longeverne mdash Agrave cul les Velrans Enlevez-les

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La guerre des boutons Chapitre II

mdash Crsquoest des peigne-culs Ceci fait et lrsquoenthousiasme un peu calmeacute on nettoya lrsquointeacuterieur de la

bacirctisseLes cailloux ineacutegaux furent enleveacutes et remplaceacutes par drsquoautres Chacun

eut sa besogne Lebrac distribuait les rocircles et dirigeait tout en travaillantcomme quatre

mdash Ici au fond contre le rocher onmettra le treacutesor et les armes du cocircteacutegauche dans un emplacement limiteacute par des planches en face du foyerune espegravece de litiegravere de feuilles et de mousses formant un lit douillet pourles blesseacutes et les eacutereinteacutes puis quelques siegraveges De lrsquoautre cocircteacute de part etdrsquoautre du foyer des bancs et des siegraveges de pierre au milieu un passage

Chacun voulut avoir sa pierre et sa place attitreacutee agrave un banc La Criquefixeacute sur les questions de preacuteseacuteance marqua les siegraveges de pierre avec ducharbon et les bancs avec de la craie afin qursquoaucune discussion ne vicircntagrave jaillir plus tard agrave ce sujet La place de Lebrac eacutetait au fond devant letreacutesor et les triques

Une perche heacuterisseacutee de clous fut tendue entre les parois de la muraillederriegravere la pierre du geacuteneacuteral Lagrave chacun y eut aussi son clou matriculeacutepour mettre son sabre et y appuyer sa lance ou son bacircton Les Longe-vernes on le voit eacutetaient partisans drsquoune forte discipline et savaient srsquoysoumettre

Lrsquoaffaire de Camus la semaine drsquoavant nrsquoavait pas eacuteteacute non plus pourne point contenir ni calmer les velleacuteiteacutes anarchiques de quelques guer-riers et la supeacuterioriteacute de Lebrac eacutetait vraiment incontestable

Camus avait installeacute le foyer en posant sur le sol une immense pierreplate une lave comme on disait il avait eacuteleveacute agrave lrsquoarriegravere et sur les cocircteacutestrois petits murs puis poseacute sur les deux murs des cocircteacutes une autre pierreplate laissant en arriegravere juste en dessous du trou meacutenageacute dans le toitune ouverture libre qui favorisait le tirage

Quant au sac il y fut deacuteposeacute par Lebrac tout au fond comme unciboire sacreacute dans un tabernacle de roc et mureacute solennellement jusqursquoagravelrsquoheure ougrave lrsquoon aurait besoin drsquoy recourir

Avant de le deacuteposer dans le caveau il lrsquooffrit une derniegravere fois agrave lrsquoado-ration des fidegraveles veacuterifia les livres de Tintin compta minutieusementtoutes les piegraveces les laissa regarder et palper par tous ceux qui le deacute-

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La guerre des boutons Chapitre II

siregraverent et remit sacerdotalement le tout dans son autel de pierremdash Ccedila manque un peu drsquoimages par ici remarqua en plissant les pau-

piegraveres La Crique chez qui srsquoeacuteveillait un certain sens estheacutetique et le goucirctde la couleur

La Crique avait dans sa poche un miroir de deux sous qursquoil sacrifia agravela cause commune et deacuteposa sur un entablement de roc Ce fut le premierornement de la cabane

Et tandis que les uns preacuteparaient le lit et bacirctissaient les siegraveges lesautres partaient en expeacutedition pour chercher dans le sous-bois de nou-veaux matelas de feuilles mortes et des provisions de bois sec

Comme on ne pouvait pas encombrer la maison drsquoune si grande quan-titeacute de combustible on deacutecida immeacutediatement de bacirctir tout agrave cocircteacute uneremise basse et assez vaste pour y entasser de suffisantes provisions debois Agrave dix pas de lagrave sous un abri de roc on eut vite fait de monter troismurailles laissant du cocircteacute de la bise un trou libre et entre lesquelles onpouvait faire tenir plus de deux stegraveres de quartelage On fit trois tas dis-tincts du gros du moyen du fin Comme ccedila on eacutetait pareacute on pouvaitattendre et narguer les mauvais jours

Le lendemain lrsquooeuvre fut paracheveacutee Lebrac avait apporteacute des sup-pleacutements illustreacutes du Petit Parisien et du Petit Journal La Crique de vieuxcalendriers drsquoautres des images diverses Le preacutesident Feacutelix Faure regar-dait de son air fat et niais lrsquohistoire de Barbe Bleue Une rentiegravere eacutegorgeacuteefaisait face agrave un suicide de cheval enjambant un parapet et un vieux Gam-betta deacutenicheacute est-il besoin de le dire par Gambette fixait eacutetrangementde son puissant oeil de borgne une jolie fille deacutecolleteacutee la cigarette auxlegravevres et qui ne fumait affirmait la leacutegende que du Nil ou du Riz la + agravemoins que ce ne fucirct du Job sup1

Crsquoeacutetait chatoyant et gai les couleurs crues srsquoharmonisaient agrave la sauva-gerie de ce cadre dans lequel la Joconde apacirclie et si lointaine maintenantsans doute eucirct eacuteteacute tout agrave fait deacuteplaceacutee

Un bout de balai chipeacute parmi les vieux qui ne servaient plus en classetrouvait lagrave son emploi et dressait dans un coin son manche noirci par la

1 Jrsquoespegravere bien que ces trois maisons reconnaissantes de la reacuteclame spontaneacutee que jeleur fais ici vont mrsquoenvoyer chacune une caisse de leur meilleur produit (Note de lrsquoauteur)

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La guerre des boutons Chapitre II

crasse des mainsEnfin comme il restait des planches disponibles on bacirctit en les

clouant ensemble une feuille de table Quatre piquets ficheacutes en terre de-vant le siegravege de Lebrac et consolideacutes agrave grand renfort de cailloutis ser-virent de pieds Des clous scellegraverent la feuille agrave ces supports et lrsquoon eutainsi quelque chose qui nrsquoeacutetait peut-ecirctre pas de la premiegravere eacuteleacutegance maisqui tenait bon comme tout ce qursquoon avait fait jusqursquoalors

Pendant ce temps que devenaient les Velrans Chaque jour on avait renouveleacute les sentinelles au camp du Gros Buis-

son et agrave aucun moment les vigies nrsquoavaient eu agrave signaler par les troiscoups de sifflet convenus lrsquoattaque des ennemis

Ils eacutetaient venus pourtant les peigne-culs pas le premier jour maisle second

Oui le deuxiegraveme jour un groupe eacutetait apparu aux yeux de Tigibuschef de patrouille ils avaient soigneusement eacutepieacute lui et ses hommes lesfaits et gestes de ces niguedouilles mais les autres avaient disparu mys-teacuterieusement Le lendemain deux ou trois guerriers de Velrans vinrentencore passifs se poster agrave la lisiegravere et firent face continuellement auxsentinelles de Longeverne

Il se passait quelque chose de pas ordinaire au camp de lrsquoAztec Lapile du chef la deacutegringolade de Touegueule nrsquoavaient pas eacuteteacute sucircrementpour arrecircter leur ardeur guerriegravereQue pouvaient-ils bien meacutediter Et lessentinelles ruminaient imaginaient nrsquoayant rien drsquoautre agrave faire quant agraveLebrac il eacutetait trop heureux de profiter du reacutepit laisseacute par les ennemispour se soucier ou srsquoenqueacuterir de la faccedilon dont ils passaient ces heureshabituellement consacreacutees agrave la guerre

Pourtant vers le quatriegraveme jour comme on eacutetablissait lrsquoitineacuteraire leplus court pour se rendre en se dissimulant de la cabane au Gros Buissonon apprit par un homme de communication deacutepecirccheacute par le chef eacuteclaireurque les vigies ennemies venaient de profeacuterer des menaces sur lrsquoimpor-tance desquelles on ne pouvait point se meacuteprendre

Eacutevidemment le gros de leur troupe avait eacuteteacute lui aussi occupeacute ailleurs peut-ecirctre avait-elle eacutedifieacute de son cocircteacute un repaire fortifieacute ses positionscreuseacute des chausse-trapes dans la trancheacutee on ne savait quoi La suppo-sition la plus logique eacutetait encore pour la construction drsquoune cabane Mais

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qui avait bien pu leur donner cette ideacutee il est vrai que les ideacutees quandelles sont dans lrsquoair circulent mysteacuterieusement Le fait certain crsquoest qursquoilsmijotaient quelque chose car autrement comment expliquer pourquoiils ne srsquoeacutetaient pas eacutelanceacutes sur les gardiens du Gros Buisson

On verrait bienLa semaine passa la forteresse srsquoapprovisionna de pommes de terre

chipeacutees de vieilles casseroles bien nettoyeacutees et reacutecureacutees pour la circons-tance et on se tint sur la deacutefensive on attendit car malgreacute la propositionde Grangibus nul ne voulut se charger drsquoune peacuterilleuse reconnaissanceau sein de la forecirct ennemie

Mais le dimanche apregraves-midi les deux armeacutees au grand completeacutechangegraverent force injures et force cailloux Il y avait de part et drsquoautre leredoublement drsquoeacutenergie et lrsquointransigeante arrogance que donnent seulesune forte organisation et une absolue confiance en soi La journeacutee dulundi serait chaude

mdash Apprenons bien nos leccedilons avait recommandeacute Lebrac srsquoagit pasde se faire mettre en retenue demain y aura du grabuge

Et jamais en effet leccedilons ne furent reacuteciteacutees comme ce lundi au grandeacutebahissement de lrsquoinstituteur dont ces alternatives de paresse et de tra-vail drsquoattention et de recircvasserie bouleversaient tous les preacutejugeacutes peacutedago-giques Allez donc bacirctir des theacuteories sur la preacutetendue expeacuterience des faitsquand les veacuteritables causes les mobiles profonds vous sont aussi cacheacutesque la face drsquoIsis sous son voile de pierre

Mais cela allait barderCamus en accrochant sa premiegravere branche pour se reacutetablir com-

menccedila par deacutegringoler de son checircne de pas tregraves haut heureusement etsur ses pattes encore Crsquoeacutetait la revanche de Touegueule il srsquoy devait at-tendre mais il pensait que lrsquoautre srsquoattaquerait lui aussi agrave une branchede son laquo assetotte raquo Nrsquoempecircche que sitocirct remonteacute il veacuterifia soigneuse-ment la soliditeacute de chacune drsquoelles avant de srsquoinstaller drsquoailleurs il allaitredescendre pour prendre part agrave lrsquoassaut et au corps agrave corps et srsquoil pinccedilaitTouegueule il ne manquerait pas de lui faire payer cette petite tourneacutee-lagrave

Agrave part ceci ce fut une bataille francheQuand chacun des camps en preacutesence eut eacutepuiseacute sa reacuteserve de

cailloux les guerriers srsquoavancegraverent reacutesolument de part et drsquoautre les

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La guerre des boutons Chapitre II

armes agrave la main pour se cogner en toute conscienceLes Velrans avanccedilaient en coin les Longevernes en trois petits groupes

au centre Lebrac agrave droite Camus agrave gauche GrangibusPas un ne disait mot Ils avanccedilaient au pas lentement comme des

chats qui se guettent les sourcils fronceacutes les yeux terribles les fronts plis-seacutes les gueules tordues les dents serreacutees les poings raidis sur le gourdinles sabres ou les lances

Et la distance diminuait et au fur et agrave mesure les pas se rapetissaientencore les trois groupes de Longeverne se concentraient sur la massetriangulaire de Velrans

Et quand les deux chefs furent presque nez agrave nez agrave deux pas lrsquoun delrsquoautre ils srsquoarrecirctegraverent Les deux troupes eacutetaient immobiles mais de lrsquoim-mobiliteacute drsquoune eau qui va bouillir heacuterisseacutees terribles des colegraveres gron-daient sourdement en tous les yeux deacutecochaient des eacuteclairs les poingstremblaient de rage les legravevres freacutemissaient

Qui le premier de lrsquoAztec ou de Lebrac allait srsquoeacutelancer on sentaitqursquoun geste un cri allait deacutechaicircner ces colegraveres deacutebrider ces rages affolerces eacutenergies et le geste ne se faisait pas et le cri ne sortait point et ilplanait sur les deux armeacutees un grand silence tragique et sombre que rienne rompait

Couacirc couacirc croacirc une bande de corbeaux rentrant en forecirct passegraverentsur le champ de bataille en jetant eacutetonneacutes une rafale de cris

Cela deacuteclencha toutUn hurlement sans nom jaillit de la gorge de Lebrac un cri terrible

sauta des legravevres de lrsquoAztec et ce fut des deux cocircteacutes une rueacutee impitoyableet fantastique

Impossible de rien distinguer Les deux armeacutees srsquoeacutetaient enfonceacuteeslrsquoune dans lrsquoautre le coin des Velrans dans le groupe de Lebrac les ailes deCamus et de Grangibus dans les flancs de la troupe ennemie Les triquesne servaient agrave rien On srsquoeacutetreignait on srsquoeacutetranglait on se deacutechirait onse griffait on srsquoassommait on se mordait on arrachait des cheveux desmanches de blouses et de chemises volaient au bout des doigts crispeacutes etles coffres des poitrines heurteacutees de coups de poing sonnaient commedes tambours les nez saignaient les yeux pleuraient

Crsquoeacutetait sourd et haletant on nrsquoentendait que des grognements des

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La guerre des boutons Chapitre II

hurlements des cris rauques inarticuleacutes han ahi ran pan rab crac ahan charogne mecircleacutes de plaintes eacutetouffeacutees euh oille ah et cela semecirclait effroyablement

Crsquoeacutetait un immense torchis hurlant de croupes et de tecirctes heacuterisseacute debras et de jambes qui se nouaient et se deacutenouaient Et tout ce bloc seroulait et se deacuteroulait et se massait et srsquoeacutetalait pour recommencer encore

La victoire serait aux plus forts et aux plus brutaux Elle devait sourireencore agrave Lebrac et agrave son armeacutee

Les plus atteints partirent individuellement Boulot le nez eacutecraseacute parun anonyme coup de sabot regagna le Gros Buisson en srsquoeacutepongeantcomme il pouvait mais du cocircteacute des Velrans crsquoeacutetait la deacutebandade TattiPissefroid Lataupe Bousbot et sept ou huit autres filaient agrave cloche-piedou le bras en eacutecharpe ou la gueule en compote et drsquoautres encore les sui-virent et encore quelques-uns de sorte que les valides se voyant petit agravepetit abandonneacutes et presque sucircrs de leur perte cherchegraverent eux aussi leursalut dans la fuite mais pas assez vite cependant pour que TouegueuleMigue la Lune et quatre autres ne fussent bel et bien enveloppeacutes chi-peacutes empoigneacutes et emmeneacutes tout vifs au camp du Gros Buisson agrave grandrenfort de coups de pied au cul

Ce fut vraiment une belle journeacuteeLa Marie preacutevenue eacutetait agrave la cabane Gambette y conduisit Boulot

pour le faire panser Lui-mecircme prit une casserole et fila dare dare agrave lasource la plus proche puiser de lrsquoeau fraicircche pour laver le pif endom-mageacute de son vaillant compaing tandis que durant ce temps les vain-queurs deacutesustentaient leurs prisonniers des objets divers encombrantleurs poches et tranchaient impitoyablement tous les boutons

Ils y passegraverent chacun agrave son tour Ce fut Touegueule qui eut les hon-neurs de la soireacutee Camus le soigna particuliegraverement nrsquoomit point de luiconfisquer sa fronde et lrsquoobligea agrave rester agrave cul nu devant tout le mondejusqursquoagrave la fin de lrsquoexeacutecution

Les quatre autres qui nrsquoavaient pas encore eacuteteacute pinceacutes furent eacuteche-nilleacutes agrave leur tour simplement froidement sans barbarie inutile

On avait reacuteserveacuteMigue la Lune pour le dernier pour la bonne bouchecomme on disait Nrsquoavait-il pas derniegraverement porteacute une griffe sacrilegravegesur le geacuteneacuteral apregraves lrsquoavoir fait treacutebucher traicirctreusement Oui crsquoeacutetait ce

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La guerre des boutons Chapitre II

pleurnicheur ce laquo jean-grognard raquo cette laquo mort aux rats raquo qui avait oseacutefrapper drsquoune baguette les fesses drsquoun guerrier deacutesarmeacute qursquoil eacutetait bienincapable de prendre La reacuteciproque srsquoimposait Il serait fesseacute drsquoimpor-tance Mais une odeur caracteacuteristique eacutemanait de sa personne une odeurinsupportable infecte qui malgreacute leur endurance fit se boucher le nezaux exeacutecuteurs des hautes oeuvres de Longeverne

Ce salaud-lagrave peacutetait comme un ronsin sup2 Ah il se permettait de peacuteter Migue la Lune balbutiait des syllabes inintelligibles larmoyant et

pleurnichant la gorge secoueacutee de sanglots Mais quand tous les boutonseacutetant trancheacutes le pantalon tomba et qursquoon deacutecouvrit la source drsquoinfec-tion on srsquoaperccedilut en effet que lrsquoodeur pouvait perdurer avec tant de veacute-heacutemence Le malheureux avait fait dans sa culotte et ses maigres fessesconchieacutees reacutepandaient tout alentour un parfum peacuteneacutetrant et eacutepouvan-table tant que geacuteneacutereux quand mecircme le geacuteneacuteral Lebrac renonccedila auxcoups de verge vengeurs et renvoya son prisonnier comme les autres sansplus de deacutepens heureux au fond et jubilant de cette punition naturelleinfligeacutee par sa couardise au plus sale guerrier que les Velrans comptaientdans leurs rangs de peigne-culs et de foireux

n

2 Eacutetalon

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CHAPITRE III

Le festin dans la forecirct

Qursquoon boute du vin en la tasseSoumelier Qursquoon en verse tantQursquoil se respande dans la place Qursquoon mange qursquoon boive drsquoautant

Ronsard (Odes)

Qrsquo dans la troupe de lrsquoAztec rosseacutee meurtriepilleacutee et abattue Lebrac apregraves tout srsquoen fhellipichait et son armeacuteeaussi On avait la victoire on avait fait six prisonniers Jamais

ccedila ne srsquoeacutetait vu depuis des temps et des temps La tradition des hauts faitsde guerre religieusement conserveacutee et transmise ne signalait La Criquesrsquoen portait garant aucune de ces prises fabuleuses et de ces rosseacutees fan-tastiques Lebrac pouvait se consideacuterer comme le plus grand capitaine quieucirct jamais commandeacute agrave Longeverne et son armeacutee comme la phalange laplus vaillante et la plus eacuteprouveacutee

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La guerre des boutons Chapitre III

Le butin eacutetait lagrave en tas amas de boutons et de tresses de cordons et deboucles et drsquoobjets heacuteteacuteroclites tregraves divers car on avait fait main basse surtout ce que renfermaient les poches les mouchoirs excepteacutes On voyaitde petits os de cochon perceacutes au milieu traverseacutes drsquoun double cordonde laine qui faisait en se roulant et se deacuteroulant tourner en frondonnantlrsquoosselet on appelait ce joujou un laquo fredot raquo on voyait aussi des billesdes couteaux ou pour ecirctre plus juste de vagues lames mal emmancheacutees il srsquoy trouvait eacutegalement quelques cleacutes de boicirctes de sardines un pegravere LaColique en plomb accroupi dans une posture intime et des tubes cha-lumeaux pour lancer des pois Tout cela entasseacute pecircle-mecircle devait allergrossir le treacutesor commun ou serait tireacute au sort

Mais le treacutesor du coup serait certainement doubleacute Et crsquoeacutetait le surlen-demain qursquoon devait justement payer au treacutesorier la seconde contributionde guerre

La premiegravere ideacutee de Lebrac lui revint agrave lrsquoesprit Si on employait cetargent agrave faire la fecircte

Comme il eacutetait homme de reacutealisation il srsquoenquit immeacutediatement au-pregraves de ses soldats des sommes que pourrait reacutecupeacuterer le treacutesorier

mdashQui crsquoest qui nrsquoa pas son sou pour payer lrsquoimpocirct de guerre Personne ne dit mot Tout le monde a bien compris Levez la main

ceusses qui nrsquoont pas leur sou drsquoimpocirct Aucune main ne se leva Un silence religieux planait Eacutetait-ce pos-

sible Ils avaient tous trouveacute le moyen drsquoacqueacuterir leur laquo rond raquo Les bonsconseils du geacuteneacuteral avaient porteacute leurs fruits aussi feacutelicita-t-il chaude-ment ses troupes

mdash Vous voyez bien que vous nrsquoecirctes pas si becirctes que vous croyiez hein Il suffit de vouloir on trouve toujours Mais il ne faut pas ecirctre une nouillepardine sans quoi on est toujours rouleacute dans la vie du monde

laquo Ici dedans fit-il en deacutesignant les deacutepouilles opimes il y a au moinspour quarante sous de fourbi eh bien mes petits puisqursquoon a eacuteteacute as-sez courageux pour le conqueacuterir avec nos poings il nrsquoy a pas besoin dedeacutepenser nos sous agrave en acheter drsquoautre

laquo Nous allons avoir demain quarante-cinq sous Pour fecircter la victoireet laquo prendre le chat raquo de la construction de la cabane on va faire la bringuetous ensemble jeudi prochain apregraves-midi

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La guerre des boutons Chapitre III

laquoQursquoen dites-vous mdash Oui oui oui bravo bravo crsquoest ccedila criegraverent beuglegraverent hurlegraverent

quarante voix crsquoest ccedila vive la fecircte vive la noce mdash Et maintenant agrave la cabane reprit le chef Tinum passe-moi ton

beacuteret que je lrsquoemplisse de butin pour le joindre agrave notre cagnotteIl nrsquoy a plus personne lagrave-bas questionna-t-il en deacutesignant la lisiegravere

du bois de VelransCamus grimpa au checircne pour srsquoen assurermdash Penses-tu fit-il au bout drsquoun instant drsquoexamen apregraves une pareille

tatouille ils ont fileacute comme des liegravevresLrsquoarmeacutee de Longeverne rejoignit agrave la cabane Boulot Gambette et la

Marie qui srsquoapprecirctait agrave partir Le blesseacute qui avait abondamment saigneacuteavait le nez tout bleu et enfleacute comme une pomme de terre mais il ne seplaignait pas trop tout demecircme songeant au nombre de tignasses crecircpeacuteespar ses doigts et agrave la quantiteacute respectable de coups de poing qursquoil avaiteacutequitablement distribueacutes de cocircteacute et drsquoautre

On srsquoarrangea pour raconter qursquoen courant il eacutetait tombeacute sur une billede bois et qursquoil nrsquoavait pas eu le temps de porter les mains en avant pourproteacuteger sa face

Jeudi il serait gueacuteri il pourrait faire la fecircte avec les autres et commecrsquoeacutetait lui qui avait en lrsquooccurrence eacuteteacute le plus malmeneacute on lui revaudraitccedila en nature agrave lrsquoheure du partage des provisions

Le lendemain Lebrac et Tintin ayant perccedilu lrsquoargent discutegraverent avecles camarades de la faccedilon dont on devrait lrsquoemployer

On fit des propositionsmdash Du chocolatTout le monde eacutetait drsquoaccord pour cet achatmdash Comptons fit La Crique La tablette de dix raies coucircte huit sous il

en faut agrave chacun un assez gros morceau avec trois tablettes trente raieson en aura chacun plus drsquoune demie oui reprit-il apregraves calcul cela ferajuste deux tiers de raie agrave chacun crsquoest tregraves bien

laquo On le mangera comme ccedila sec ou avec son pain Trois tablettes agravehuit sous ccedila fait vingt-quatre sous De quarante-cinq il restera vingt etun ronds

laquoQursquoest-ce qursquoon va acheter avec

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Des croquets mdash Des biscuits mdash Des bonbons mdash Des sardines mdash Nous nrsquoavons que vingt et un sous souligna Lebracmdash Faut acheter des sardines insinua Tintin Crsquoest bon les sardines

Ah tu sais pas ce que crsquoest Guerreuillas Eh bien mon vieux crsquoest despetits poissons sans tecircte cuits laquo dedans raquo une boicircte en fer-blanc mais tusais crsquoest salement bon Seulement on nrsquoen achegravete pas souvent chez nouslaquo passe que raquo crsquoest cher

Achetons-en une boicircte voulez-vous Il y en a dix douze mecircme quel-quefois laquo tienze raquo par boicircte on partagera

mdash Ah oui que crsquoest bon rencheacuterit Tigibus et lrsquohuile aussi mes amis moi ce que je lrsquoaime lrsquohuile de sardine je relegraveche les boicirctes quand on enachegravete crsquoest pas comme lrsquohuile agrave salade

On vota drsquoenthousiasme lrsquoachat drsquoune boicircte de sardines de onze sousRestaient dix sous de disponiblesLa Crique en le faisant remarquer crut devoir ajouter cet avis mdash On ferait bien de prendre quelque chose qursquoon puisse partager plus

facilement et dont on aurait plusieurs morceaux pour un souLes bonbons srsquoimposaient les petits bonbons ronds et aussi la reacuteglisse

en bois qursquoil faisait si bon sucer et macirccher en classe derriegravere le paraventdes pupitres ouverts

mdash Partageons donc conclut Lebrac cinq sous de bonbons cinq sousde reacuteglisse en bois

Crsquoest reacutegleacute comme ccedila mais ce nrsquoest pas tout vous savez Il faudrachiper des pommes et des poires agrave la cave on fera aussi cuire des pommesde terre Camus fera des cigares de laquo veacutellie raquo

mdash Faudra boire aussi deacuteclara Grangibusmdash Si on pouvait avoir du vin mdash Et de la goutte mdash Du cassis mdash Du sirop mdash De la laquo gueurnadine raquo mdash Crsquoest bien difficile

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Je sais ousqursquoest la bonbonne de goutte agrave la chambre haute fit Le-brac si y a moyen drsquoen prendre un laquo maillet raquo sup1 as pas peur on en auramais du vin bernique

mdash Et puis on nrsquoa pas de verresmdash Faudra au moins avoir de lrsquoeau dans quelque chosemdash Il y a des casseroles lagrave-bas mdash Crsquoest pas assez grand mdash Si on pouvait avoir un petit tonneau ou mecircme un vieil arrosoirmdash Un arrosoir il y a le vieux de lrsquoeacutecole qursquoest au fond du laquo collidor raquo

si on le chipait il y a bien un trou au fond et il est plein de poussiegraveremais crsquoest pas une affaire on bouchera le laquo poutiu raquo sup2 avec une chevilleet on reacutecurera le fer-blanc avec du sable ccedila y est-il

mdash Oui acquiesccedila Lebrac crsquoest une bonne ideacutee Agrave quatre heures ce soirjrsquosuis de balayage je le foutrai derriegravere le mur de la cour en venant viderle chenit sup3 le soir agrave la nuit je viendrai le prendre et jrsquoirai le cacher enattendant dans la caverne du Tilleul on le reacutecurera demain

laquo Pour les achats voici comment il faudra faire moi jrsquoachegraveterai uneplaque de chocolat Grangibus une autre Tintin la troisiegraveme La Criqueira chercher les sardines Boulot les bonbons et Gambette la reacuteglisse Per-sonne ne pourra se douter de rien On portera tout le fourbi agrave la cabaneavec les pommes et les laquo patates raquo et tout ce qursquoon pourra rabioter

laquo Ah jrsquooubliais Du sucre Tacircchez de chiper du sucre pour mangeravec la gouttehellip si on en a On fera des canards

laquo Crsquoest facile agrave prendre du sucre quand la vieille tourne le pied raquoAucune de ces excellentes recommandations ne fut oublieacutee cha-

cun srsquoeacutetait chargeacute drsquoune tacircche particuliegravere et srsquoappliquait agrave la remplirconsciencieusement Aussi le jeudi apregraves-midi Lebrac Camus Tintin LaCrique et Grangibus lesquels avaient pris les devants reccedilurent-ils leurscamarades qui arrivaient lrsquoun apregraves lrsquoautre ou par petites bandes avec lespoches garnies et bourreacutees mais bourreacutees agrave taper

Eux les chefs avaient aussi des surprises agrave faire agrave leurs inviteacutes

1 Litre bouteille2 Pertuis trou3 Chenit balayures

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La guerre des boutons Chapitre III

Un feu clair dont la flammemontait agrave plus drsquounmegravetre de haut emplis-sait la cabane drsquoune clarteacute chaude et faisait chatoyer les couleurs violentesdes gravures

Sur la table rustique ougrave les journaux eacutetendus remplaccedilaient la nappeles provisions acheteacutees en bel ordre srsquoalignaient et derriegravere ocirc joie ocirctriomphe trois bouteilles pleines trois bouteilles mysteacuterieuses deacuterobeacuteesagrave coup de geacutenie par les Gibus et par Lebrac dressaient leurs formes eacuteleacute-gantes

Lrsquoune renfermait de lrsquoeau-de-vie les deux autres du vinSur une sorte de pieacutedestal de pierre lrsquoarrosoir reacutecureacute neuf dont les

cabossures brillaient brandissait en avant son goulot poli qui deacuteverseraitune eau limpide et pure puiseacutee agrave la source voisine des tas de pommes deterre peacutetaient sous la cendre chaude

Quelle belle journeacutee Il avait eacuteteacute entendu qursquoon partageait tout chacun devant seulement

garder son pain Aussi agrave cocircteacute des plaques de chocolat et de la boicircte desardines une pile de morceaux de sucre monta bientocirct que La Criquedeacutenombra avec soin

Il eacutetait impossible de faire tenir les pommes sur la table il y en avaitplus de trois doubles On avait vraiment bien fait les choses mais ici en-core le geacuteneacuteral avec sa bouteille de goutte battait tous les records

mdash Chacun aura son cigare affirma Camus deacutesignant drsquoun geste largeune pile reacuteguliegravere et serreacutee de bouts de cleacutematite soigneusement choisissans noeuds lisses avec de beaux petits trous ronds qui disaient que celatirerait bien

Les uns se tenaient dans la cabane drsquoautres ne faisaient qursquoy passer on entrait on sortait on riait on se tapait sur le ventre on se fichait pourrire de grands coups de poing dans le dos on se congratulait

mdash Ben mon vieux ccedila biche mdash Crois-tu qursquoon est des types hein mdash Ce qursquoon va rigoler Il eacutetait entendu que lrsquoon commencerait degraves que les pommes ce terre

seraient precirctes Camus et Tigibus en surveillaient la cuisson repous-saient les cendres rejetaient les braises tirant de temps agrave autre avec unpetit bacircton les savoureux tubercules et les tacirctant du bout des doigts ils

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La guerre des boutons Chapitre III

se brucirclaient et secouaient les mains soufflaient sur leurs ongles puis re-chargeaient le feu continuellement

Pendant ce temps Lebrac Tintin Grangibus et La Crique apregraves avoircalculeacute le nombre de pommes et de morceaux de sucre auxquels chacunaurait droit srsquooccupaient agrave un eacutequitable partage des tablettes de chocolatdes petits bonbons et des bouts de reacuteglisse

Une grosse eacutemotion les eacutetreignit en ouvrant la boicircte de sardines seraient-ce des petites ou des grosses Pourrait-on reacutepartir eacutegalementle contenu entre tous

Avec la pointe de son couteau deacutetournant celles du dessus La Criquecompta huit neuf dix onze Onze reacutepeacuteta-t-il Voyons trois fois onzetrente-trois quatre fois onze quarante-quatre

mdash Merde bon dious nous sommes quarante-cinq un de trop Il y ena un qui srsquoen passera

Tigibus agrave croupetons devant son brasier entendit cette exclamationsinistre et drsquoun geste et drsquoun mot trancha la difficulteacute et reacutesolut le pro-blegraveme

mdash Ce sera moi qui nrsquoen aurai point si vous voulez srsquoeacutecria-t-il vousme donnerez la boicircte avec lrsquohuile pour la releacutecher jrsquoaime autant ccedila Est-ceque ccedila ira

Si ccedila irait crsquoeacutetait mecircme eacutepatant mdash Je crois bien que les pommes de terre sont cuites eacutemit Camus re-

poussant vers le fond avec une fourche en coudre plus qursquoagrave moitieacute brucircleacuteele brasier rougeoyant afin drsquoaveindre son butin

mdash Agrave table alors rugit LebracEt se portant agrave lrsquoentreacutee mdash Eh bien la coterie on nrsquoentend rien Agrave table qursquoon vous dit

Amenez-vous Y a pus drsquoamour quoi y a pus moyen Faut-il aller cher-cher la banniegravere

Et lrsquoon se massa dans la cabanemdashQue chacun srsquoasseye agrave sa place ordonna le chef on va partager Les

patates drsquoabord faut commencer par queacuteque chose de chaud crsquoest mieuxcrsquoest plus chic crsquoest comme ccedila qursquoon fait dans les grands dicircners

Et les quarante gaillards aligneacutes sur leurs siegraveges les jambes serreacuteesles genoux agrave angle droit comme des statues eacutegyptiennes le quignon de

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La guerre des boutons Chapitre III

pain au poing attendirent la distributionElle se fit dans un religieux silence les derniers servis lorgnaient les

boules grises dont la chair drsquoune blancheur mate fumait en eacutepandant unbon parfum sain et vigoureux qui aiguisait les appeacutetits

On eacuteventrait la croucircte on mordait agrave mecircme on se brucirclait on se re-tirait vivement et la pomme de terre roulait quelquefois sur les genouxougrave une main leste la rattrapait agrave temps crsquoeacutetait si bon Et lrsquoon riait etlrsquoon se regardait et une contagion de joie les secouait tous et les languescommenccedilaient agrave se deacutelier

De temps en temps on allait boire agrave lrsquoarrosoir Le buveur ajustait sabouche comme un succediloir au goulot de fer-blanc aspirait un bon coup etla bouche pleine et les joues gonfleacutees avalait tout hoquetant sa gorgeacutee ourecrachait lrsquoeau en gerbe en eacuteclatant de rire sous les lazzi des camarades

mdash Boira boira pas pari que si parie que ni Crsquoeacutetait le tour des sardinesLa Crique religieusement avait partageacute chaque poisson en quatre il

avait opeacutereacute avec tout le soin et la preacutecision deacutesirables afin que les frac-tions ne srsquoeacutemiettassent point et il srsquooccupait agrave remettre agrave chacun la partqui lui revenait Deacutelicatement avec le couteau il prenait dans la boicircte queportait Tintin et mettait sur le pain de chacun la portion leacutegale Il avaitlrsquoair drsquoun precirctre faisant communier les fidegraveles

Pas un ne toucha agrave son morceau avant que tous ne fussent servis Ti-gibus comme il eacutetait convenu eut la boicircte avec lrsquohuile ainsi que quelquespetits bouts de peau qui nageaient dedans

Il nrsquoy en avait pas gros mais crsquoeacutetait du bon Il fallait en jouir Et tousflairaient reniflaient palpaient leacutechaient le morceau qursquoils avaient surleur pain se feacutelicitant de lrsquoaubaine se reacutejouissant au plaisir qursquoils allaientprendre agrave le mastiquer srsquoattristant agrave penser que cela durerait si peu detemps Un coup drsquoengouloir et tout serait fini Pas un ne se deacutecidait agrave atta-quer franchement Crsquoeacutetait si minime Il fallait jouir jouir et lrsquoon jouissaitpar les yeux par les mains par le bout de la langue par le nez par le nezsurtout jusqursquoau moment ougrave Tigibus qui pompait torchait eacutepongeaitson reste de laquo sauce raquo avec de la mie de pain fraicircche leur demanda ironi-quement srsquoils voulaient faire des reliques de leur poisson qursquoils nrsquoavaientdans ce cas qursquoagrave porter leurs morceaux au cureacute pour qursquoil pucirct les joindre

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La guerre des boutons Chapitre III

aux os de lapins qursquoil faisait baiser aux vieilles gribiches en leur disant laquo Passe tes cornes ⁴ raquo

Et lrsquoon mangea lentement sans pain par petites portions eacutegales eacutepui-sant le suc pompant par chaque papille arrecirctant au passage le morceaudeacutelayeacute noyeacute submergeacute dans un flux de salive pour le ramener encoresous la langue le remastiquer de nouveau et ne le laisser filer enfin qursquoagraveregret

Et cela finit ainsi religieusement Ensuite Guerreuillas confessa qursquoeneffet crsquoeacutetait rudement bon mais qursquoil nrsquoy en avait guegravere

Les bonbons eacutetaient pour le dessert et la reacuteglisse pour ronger en srsquoenretournant Restaient les pommes et le chocolat

mdash Voui mais va-t-on pas boire bientocirct reacuteclama Boulotmdash Il y a lrsquoarrosoir reacutepondit Grangibus faceacutetieuxmdash Tout agrave lrsquoheure reacutegla Lebrac le vin et la gniaule crsquoest pour la fin

pour le cigaremdash Au chocolat maintenant Chacun eut sa part les uns en deux morceaux les autres en un

seul Crsquoeacutetait le plat de reacutesistance on le mangea avec le pain toutefoisquelques-uns des raffineacutes sans doute preacutefeacuteregraverent manger leur pain secdrsquoabord et le chocolat ensuite

Les dents croquaient et mastiquaient les yeux peacutetillaient La flammedu foyer raviveacutee par une brasseacutee de brandes enluminait les joues et rou-gissait les legravevres On parlait des batailles passeacutees des combats futurs desconquecirctes prochaines et les bras commenccedilaient agrave srsquoagiter et les pieds setreacutemoussaient et les torses se tortillaient

Crsquoeacutetait lrsquoheure des pommes et du vinmdashOn boira chacun agrave son tour dans la petite casserole proposa CamusMais La Crique deacutedaigneusement reacutepliqua mdash Pas du tout Chacun aura son verre Une telle affirmation bouleversa les convivesmdash Des verres Trsquoas des verres Chacun son verre Trsquoes pas fou La

Crique Comment ccedila

4 Sans doute Pax tecum

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Ah ah ricana le compegravere Voilagrave ce que crsquoest que drsquoecirctre malin Etces pommes pour qui que vous les prenez

Personne ne voyait ougrave La Crique en voulait venirmdash Tas de gourdes reprit-il sans respect pour la socieacuteteacute prenez vos

couteaux et faites comme moi Ce disant lrsquoinventeur lrsquoeustache agrave lamain creusa immeacutediatement dans les chairs rebondies drsquoune belle pommerouge un trou qursquoil eacutevida avec soin transformant en coupe originale lebeau fruit qursquoil avait entailleacute

mdash Crsquoest vrai tout de mecircme sacreacute La Crique Crsquoest eacutepatant srsquoexclamaLebrac

Et immeacutediatement il fit faire la distribution des pommes Chacun semit agrave la taille de son gobelet tandis que La Crique loquace et triomphantexpliquait

mdashQuand jrsquoallais aux champs et que jrsquoavais soif je creusais une grossepomme et je trayais une vache et voilagrave je mrsquoenfilais comme ccedila mon petitbol de lait chaudot

Chacun ayant confectionneacute son gobelet Grangibus et Lebrac deacutebou-chegraverent les litres de vin Ils se partagegraverent les convives Le litre de Gran-gibus plus grand que lrsquoautre devait contenter vingt-trois guerriers celuide son chef vingt-deux Les verres heureusement eacutetaient petits et le par-tage fut eacutequitable du moins il faut le croire car il ne donna lieu agrave aucunereacutecrimination

Quand chacun fut servi Lebrac levant sa pomme pleine formula letoast drsquousage simple et bref

mdash Et maintenant agrave la nocirctre mes vieux et agrave cul les Velrans mdash Agrave la tienne mdash Agrave la nocirctre mdash Vive nous mdash Vivent les Longevernes On choqua les pommes on brandit les coupes on beugla des injures

aux ennemis on exalta le courage la force lrsquoheacuteroiumlsme de Longeverne eton but on leacutecha on succedila la pomme jusqursquoau treacutefonds des chairs

mdash Si on en poussait une maintenant proposa Tigibusmdash Allez Camus Ta chanson Camus entonna

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La guerre des boutons Chapitre III

Rien nrsquoest si beaursquoun artilleur sur un chameauhellipmdash Crsquoest pas assez long Crsquoest dommage Elle est bellemdash Alors on va tous chanter ensemble Aupregraves de ma blonde Tout le

monde la sait Allons-y Une deusse Et toutes les voix juveacuteniles lancegraverent agrave pleins poumons la vieille chan-

son Au jardin de mon pegravereLes lauriers sont fleurisTous les oiseaux du mondeViennent faire leur nidOui Aupregraves de ma blondersquoil fait bon fait bon fait bon Aupregraves de ma blondersquoil fait bon dormir Tous les oiseaux du mondeViennent faire leur nidLa caillrsquo la tourterelleEt la jolie perdrixOui Aupregraves de ma blondehellipLa caille la tourterelleEt la jolie perdrixEt la blanche colombei chante jour et nuitOui Aupregraves de ma blondehellipEt la blanche colombei chante jour et nuiti chante pour les bellesi nrsquoont pas de mariOui Aupregraves de ma blondehellip

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La guerre des boutons Chapitre III

Quand on eut fini celle-lagrave on en voulut recommencer une autre et cefut Tintin qui entonna

Petit tambour srsquoen revenant de guerre (bis)Srsquoen revenant de guerrePan plan ra-ta-planhellipMais on la lacirccha en cours de route car maintenant qursquoon avait bu il

fallait autre chose quelque chose de mieuxmdash Allez Camus Dis-nous Madeleine srsquoen fut agrave Romendash Oh Jrsquosais rien que deux morceaux de deux couplets crsquoest pas la

peine personne ne la sait Quand les conscrits voient qursquoon approchepour eacutecouter ils srsquoarrecirctent et ils nous disent de foutre le camp

mdash Crsquoest passe que crsquoest rigolomdash Non jrsquocrois que crsquoest passe que crsquoest des cochonceteacutes laquo Y a un sacreacute truc mais jrsquosais pas ce que crsquoest ousqursquoon y fourre la

Madeleine lrsquoEstitut et le Pateacuteon un reacutegiment drsquoinfanterie la baiumlonnetteau canon et encore un tas drsquoautrsquofourbis laquo que je peux pas me raviser raquo

mdash Plus tard quand on sera conscrit on le saura nous aussi va affirmaTigibus pour exhorter ses camarades agrave la patience

On essaya alors de se rappeler la chanson deDeacutebiez quand il est saoul Soupe agrave lrsquooignon bouillon deacutemocratiquehellipOn eacutecorcha encore tant bien que mal le refrain de Kinkin le bracon-

nier Car le Paradis laiumlriCar le Paradis laiumlriCar le ParadisAux ivrognrsquo est promisPuis de guerre lasse lrsquoensemble manquant il y eut un court silence

eacutetonneacuteAlors Boulot pour le rompre proposa mdash Si on faisait des tours mdash Faire voir le diable dans une manche de veste mdash Si on jouait agrave pigeon vole reprit un autremdash Penses-tu un jeu de gamines ccedila pourquoi pas sauter agrave la corde mdash Et notre goutte nom de Dieu rugit Lebrac

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Et mes cigares beugla Camus

n

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CHAPITRE IV

Reacutecits des temps heacuteroiumlques

En ces temps eacutepoque lointaine merveilleusehellip

Charles Callet (Contes anciens)

C rsquo des chefs reprit sa pomme et tandisque Camus passant entre les rangs offrait avec une nonchalanteeacuteleacutegance les cigares de laquo veacutellie raquo Grangibus lui distribuait les

morceaux de sucremdash Tout de mecircme quelle noce mdash Mrsquoen parle pas quelle bringue mdashQuel gueuleton mdashQuelle bombe Lebrac en connaisseur agitait son litre drsquoeau-de-vie ougrave des bulles

drsquoair se formaient qui venaient srsquoeacutepanouir et crever en couronne au gou-lot

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La guerre des boutons Chapitre IV

mdash Crsquoest de la bonne affirma-t-il Elle a de la religion elle fait le cha-pelet Attention jrsquovas passer que personne ne bouge

Et lentement il partagea entre les quarante-cinq convives le litre drsquoal-cool Cela dura bien dix minutes mais personne ne but avant le signalOn porta alors de nouveaux toasts plus verts et plus violents que jamais ensuite on trempa les morceaux de sucre et on pompa le liquide agrave petitscoups

Vingt dieux ce qursquoelle eacutetait forte Les petits en eacuteternuaient tous-saient crachaient devenaient rouges violets cramoisis mais pas un nevoulait avouer que cela lui brucirclait la gorge et que ccedila lui tordait les tripes

Crsquoeacutetait chipeacute donc crsquoeacutetait bon crsquoeacutetait mecircme deacutelicieux exquis et ilnrsquoen fallait pas perdre une goutte

Aussi ducirct-on en crever on avala la gniaule jusqursquoagrave la derniegravere moleacute-cule et on leacutecha la pomme et on la mangea pour ne rien perdre du jus quiavait pu peacuteneacutetrer agrave lrsquointeacuterieur des chairs

mdash Et maintenant allumons proposa CamusTigibus le chauffeur fit passer des tisons enflammeacutes On emboucha

les morceaux de laquo veacutellie raquo et tous fermant agrave demi les yeux tordant lesbajoues pinccedilant les legravevres plissant le front se mirent agrave tirer de toute leureacutenergie Parfois mecircme tant on y mettait drsquoardeur il arrivait que la cleacutema-tite bien segraveche srsquoenflammait et alors on admirait et tous srsquoappliquaient agravereacutealiser cet exploit

mdash Pendant que nous avons les pattes au chaud et le ventre plein qursquoonest bien tranquille en train de fumer un bon cigare si on disait des racon-tottes sup1

mdash Ah oui crsquoest ccedila ou bien des devinettes Pour rigoler on donneraitdes gages

mdashMes vieux coupa La Crique les jambes croiseacutees grave le cigare auxdents moi si vous voulez jrsquovas vous dire quelque chose queacuteque chosede seacuterieux de vrai que jrsquoai appris y a pas longtemps Crsquoest mecircme presquede lrsquohistoire Oui je lrsquoai entendu du vieux Jean-Claude qui le racontait agravemon parrain

mdash Ah quoi quoi donc interrogegraverent plusieurs voix

1 Histoires

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La guerre des boutons Chapitre IV

mdash Crsquoest la cause pourquoi qursquoon se bat avec les Velrans Vous savezmes petits crsquoest pas drsquoaujourdrsquohui ni drsquohier que ccedila dure il y a des anneacuteeset des anneacutees

mdashCrsquoest depuis le commencement dumonde pardieacute interrompit Gam-bette parce qursquoils ont toujours eacuteteacute des peigne-culs et voilagrave

mdash Crsquoest des peigne-culs tant que tu voudras pourtant crsquoest pas depuisle moment que tu dis quand mecircme Gambette crsquoest apregraves bien apregravesmais il y a tout de mecircme une belle lurette depuis ce temps-lagrave au jourdrsquoaujordrsquohui

mdash Ben puisque tu le sais dis-nous ccedila ma vieille ccedila doit ecirctre sucircrementpasse que crsquoest rien qursquoune sale bande de foutus cochons

mdash Tout juste des faineacuteants et des gouris sup2 Et ils ont oseacute traiter lesLongevernes de voleurs encore par-dessus le marcheacute ces salauds-lagrave

mdash Ah par exemple quel toupet mdash Oui fit La Crique continuantQuant agrave pouvoir dire au juste lrsquoanneacutee

ougrave que crsquoest arriveacute je peux pas le vieux Jean-Claude y sait pas non pluspersonne ne se rappelle pour savoir il faudrait regarder dans les vieuxpapiers dans les archives qursquoils disent et je sais pas ce que crsquoest que cescochonneries-lagrave

laquo Crsquoeacutetait au temps ougrave qursquoon parlait de la Murie La Murie voilagrave onne sait plus bien ce que crsquoest peut-ecirctre une sale maladie quelque chosecomme un fantocircme qui sortait tout vivant du ventre des becirctes creveacuteesqursquoon laissait pourrir dans les coins et qui voyageait qui se baladait dansles champs dans les bois dans les rues des villages la nuit On ne la voyaitpas on la sentait on la reniflait les becirctesmeuglaient les chiens jappaientagrave la mort quand elle eacutetait par lagrave aux alentours agrave rocircder Les gens eux sesignaient et disaient Y a un malheur qursquoest en route Alors au matinquand on lrsquoavait sentie passer les becirctes qursquoelle avait toucheacutees dans leurseacutetables tombaient et peacuterissaient et les gens aussi crevaient comme desmouches

laquo La Murie venait surtout quand il faisait chaudlaquo Voilagrave on eacutetait bien on riait on mangeait on buvait et puis sans

savoir pourquoi ni comment une ou deux heures apregraves on devenait tout

2 Gouris gorets

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La guerre des boutons Chapitre IV

noir on vomissait du sang pourri et on claquait Rien agrave faire et rien agrave direPersonne nrsquoarrecirctait la Murie les malades eacutetaient fichus On avait beaujeter de lrsquoeau beacutenite dire toutes sortes de priegraveres faire venir le cureacute pourmarmonner ses oremus invoquer tous les saints du Paradis la ViergeJeacutesus-Christ le pegravere Bon Dieu crsquoeacutetait comme si on avait pisseacute dans unviolon ou puiseacute de lrsquoeau avec une eacutecumoire tout crevait quand mecircme etle pays eacutetait ruineacute et les gens eacutetaient foutus

laquo Aussi quand une becircte venait agrave peacuterir vous pouvez croire qursquoon lrsquoen-crottait vivement

laquo Crsquoest la Murie qui a ameneacute la guerre entre les Velrans et les Longe-vernes raquo

Le conteur ici fit une pause savourant son preacuteambule jouissant delrsquoattention eacuteveilleacutee puis il tira quelques bouffeacutees de son cigare de cleacutema-tite et reprit les yeux des camarades dardeacutes sur lui

mdash Savoir au juste comment que crsquoest arriveacute crsquoest pas possible on nrsquoapas assez de renseignements On croit pourtant que des espegraveces demaqui-gnons peut-ecirctre bien des voleurs eacutetaient venus aux foires de Morteau oude Maicircche et srsquoen retournaient dans le pays bas Ils voyageaient la nuit peut-ecirctre se cachaient-ils surtout srsquoils avaient voleacute des becirctes Toujoursest-il que comme ils passaient lagrave-haut par les pacirctures de Chasalans unedes vaches qursquoils emmenaient srsquoest mise agrave meugler agrave meugler puis ellenrsquoa plus voulu marcher elle srsquoest laquo accouteacute le cul raquo comme un laquo murot raquoet elle est resteacutee lagrave agrave meugler toujours Les autres ont eu beau tirer surla longe et lui flanquer des coups de trique rien nrsquoy a fait elle nrsquoa plusbougeacute au bout drsquoun moment elle srsquoest fichue par terre srsquoest allongeacuteetoute raide elle eacutetait creveacutee foutue

laquo Les ldquotypesrdquo ne pouvaient pas lrsquoemporter agrave quoi leur aurait-elleservi Ils nrsquoont rien dit du tout et comme crsquoeacutetait la nuit loin des vil-lages ndash ni vu ni connu je trsquoembrouille ndash ils ont fichu le camp et on ne lesa jamais revus et on nrsquoa jamais su ni qui ils eacutetaient ni drsquoougrave ils venaient

laquo Faut dire que crsquoeacutetait en eacuteteacute que ccedila se passaitlaquo Agrave ce moment-lagrave crsquoeacutetaient les Velrans qui pacircturaient les communaux

de Chasalans et qui faisaient les coupes du bois qursquoon a toujours appeleacutedepuis bois de Velrans le bois ousqursquoils viennent pour nous attaquer par-dieacute

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La guerre des boutons Chapitre IV

mdash Ah ah interrompirent des voix Crsquoest bien le nocirctre pourtant cebois-lagrave nom d Dhellip

mdash Oui crsquoest le nocirctre et vous allez bien le voir mais eacutecoutez Commeil faisait tregraves chaud cet eacuteteacute-lagrave bientocirct la vache creveacutee a commenceacute desentir mauvais au bout de trois ou quatre jours elle empoisonnait elleeacutetait pleine de mouches de sales mouches vertes de mouches agrave muriecomme on disait Alors les gens qui ont eu lrsquooccasion de passer par lagrave ontbien renifleacute lrsquoodeur ils se sont approcheacutes et ils ont vu la charogne quipourrissait lagrave sur place

laquo Ccedila pressait Ils nrsquoont fait ni une ni deusse ils ont fileacute subito trouverles anciens de Velrans et ils leur zrsquoont dit

laquo ndash Voilagrave y a une charogne qui pourrit dedans votrsquopacircturage de Cha-salans et ccedila empoisonne jusqursquoau milieu du Chanet faut vite aller lrsquoen-crotter avant que les becirctes nrsquoattrapent la Murie

laquo ndash La Murie qursquoils ont reacutepondu mais crsquoest nous qursquoon lrsquoattraperaitpeut-ecirctre en enfouissant la becircte encrottez-la vous-mecircmes puisque vouslrsquoavez trouveacutee drsquoabord qursquoest-ce qui prouve qursquoelle est sur notrsquo terri-toire La pacircture est autant agrave vous qursquoagrave nous agrave preuve crsquoest que vos becirctesy sont tout le temps fourreacutees

laquo ndashQuand par hasard elles y vont vous savez bien nous gueuler apregraveset les acaillener qursquoont reacutepondu les Longevernes (ce qui eacutetait la pure veacute-riteacute) Vous nrsquoavez point de temps agrave perdre ou bien autant agrave Velrans qursquoagraveLongeverne les becirctes vont bientocirct crever par la Murie et les gens itou

laquo ndash Murie vous-mecircme qursquoont reacutepondu les Velranslaquo ndash Ah vous ne voulez pas lrsquoencrotter ah ben on verra voir drsquoabord

vous nrsquoecirctes que des propres-agrave-rien et des peigne-culs laquo ndash Crsquoest vous qui nrsquoecirctes que des jeanfoutres puisque vous avez

trouveacute la charogne eh ben crsquoest la vocirctre gardez-la on vous la donnemdash Salauds interrompirent quelques auditeurs furieux de retrouver

lrsquoantique mauvaise foi des Velransmdash Alors qursquoest-ce qui srsquoest passeacute mdash Ce qui srsquoest passeacute reprit La Crique Eh bien voici laquo Les Longevernes sont revenus au pays ils sont alleacutes trouver tous les

anciens et le cureacute et ceusses qui avaient du bien et qursquoauraient fait commequi dirait le Conseil Municipal drsquoaujourdrsquohui et ils leur ont raconteacute ce

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La guerre des boutons Chapitre IV

qursquoils avaient vu et ldquosenturdquo et ce qursquoavaient dit les Velranshelliplaquo Quand les femmes ont su ce qursquoil y avait elles ont commenceacute agrave

chougner sup3 et agrave gueuler elles ont dit que tout eacutetait foutu et qursquoon allaitpeacuterir Alors les vieux ont deacutecideacute de foutre le camp agrave Besanccedilon que je croisou ailleurs je sais pas trop au juste trouver les grosses leacutegumes les jugeset le gouverneur Comme crsquoeacutetait pressant toute la grande seacutequelle a rap-pliqueacute aussitocirct et ils ont fait venir agrave Chasalans les Longevernes et lesVelrans pour qursquoils srsquoessepliquent

laquo Les Velrans ont dit Messeigneurs la pacircture nrsquoest pas agrave nous nous lejurons devant le Bon Dieu et la sainte Vierge qursquoest notre sainte patronneagrave tertous elle est aux Longevernes crsquoest agrave eusses drsquoencrotter la becircte

laquo Les Longevernes ont dit Sauf votrsquorespect Messeigneurs crsquoest pasvrai crsquoest des menteurs Agrave preuve crsquoest qursquoils la pacircturent toute lrsquoanneacutee etqursquoils font les coupes de bois

laquo Lagrave-dessus les autres ont rejureacute en crachant par terre que le terrainnrsquoeacutetait pas agrave eux

laquo Les gens de la haute eacutetaient bien embecircteacutes Tout de mecircme comme ccedilane sentait pas bon et qursquoil fallait en finir ils ont jugeacute sur place et ont dit

laquo Puisque crsquoest comme ccedila comme les Velrans jurent que la proprieacuteteacutene leur appartient pas les Longevernes encrotteront la becirctehellip Alors lesVelrans ont ri passe que vous savez ce qursquoelle empoisonnait la vache et les beaux messieurs ils ne srsquoen approchaient que de loinhellip Mais qursquoilsont ajouteacute puisqursquoils lrsquoencrotteront la pacircture et le bois seront acquis deacute-finitivement agrave Longeverne attendu que les Velrans nrsquoen veulent pas

laquo Alors apregraves ccedila les Velrans ont ri jaune et ccedila les emmhellip becirctait bienmais ils avaient jureacute en crachant par terre ils ne pouvaient pas se deacutediredevant le cureacute et les messieurs

laquo Les gens de Longeverne ont tireacute agrave la courte bucircche qui crsquoest qursquoen-crotterait la vache et ceux-lagrave ont eu double affouage de bois pendant lesquatre coupes qursquoon a faites Seulement sitocirct que la becircte a eacuteteacute encrotteacuteeet qursquoon nrsquoa plus eu peur de la Murie les Velrans ont preacutetendu que le boiseacutetait toujours agrave eux et ils ne voulaient pas que les gens de Longevernefassent les coupes

3 Pleurer

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La guerre des boutons Chapitre IV

laquo Ils traitaient nos vieux de voleurs et de relegraveche-murie ces faineacuteants-lagrave qursquoavaient pas eu le courage drsquoenterrer leur pourriture

laquo Ils ont fait un procegraves agrave Longeverne un procegraves qursquoa dureacute longtempslongtemps et ils ont deacutepenseacute des tas de sous mais ils ont perdu agrave Baumeils ont perdu agrave Besanccedilon ils ont perdu agrave Dijon ils ont perdu agrave Paris paraicirctqursquoils ont mis plus de cent ans agrave en deacutefinir

laquo Et ccedila les ldquohoukssaitrdquo salement de voir les Longevernes venir leurcouper le bois agrave leur nez agrave chaque coup ils les appelaient voleurs de bois seulement nos vieux qursquoavaient des bonnes poignes ne se le laissaientpas dire deux fois ils leur tombaient sur le racircbrsquoe et ils leur foutaient despeigneacutees des peigneacutees ah quelles peigneacutees

laquo Agrave toutes les foires de Vercel de Baume de Sancey de Belleherbe deMaicircche sitocirct qursquoils avaient bu un petit coup ils se reprenaient de gueuleet pan aiumle donc Ils srsquoen foutaient ils srsquoen foutaient jusqursquoagrave ce que lesang coule comme vache qui pisse et crsquoeacutetaient pas des feignants ceux-lagraveils savaient cogner Aussi pendant deux cents ans trois cents ans peut-ecirctre jamais un Longeverne ne srsquoest marieacute avec une Velrans et jamais unVelrans nrsquoest venu agrave la fecircte agrave Longeverne

laquo Mais crsquoeacutetait le dimanche de la fecircte de la Paroisse qursquoils se retrou-vaient reacuteguliegraverement Tout le monde y allait en bande tous les hommesde Longeverne et tous ceux de Velrans

laquo Ils faisaient drsquoabord le tour du pays pour prendre le vent ensuitede quoi ils entraient dans les auberges et commenccedilaient agrave boire pour semettre ldquoen vibrancerdquo Alors degraves qursquoon voyait qursquoils commenccedilaient agrave ecirctresaouls tout le monde foutait le camp et se cachait Ccedila nemanquait jamais

laquo Les Longevernes allaient srsquoenfiler dans le ldquobouchonrdquo ougrave eacutetaient lesVelrans ils mettaient bas leurs vestes et leurs ldquoblaudesrdquo et allez-y ccedila com-menccedilait

laquo Les tables les bancs les chaises les verres les bouteilles tout sau-tait tout dansait tout volait tout ronflait On cognait agrave un bout pan par-ci pan par-lagrave agrave grands coups de pieds et de poings de tabourets etde litres tout eacutetait bientocirct casseacute les chandelles roulaient et srsquoeacuteteignaient on cognait quand mecircme dans la nuit on roulait sur les tessons de bou-teilles et les deacutebris de verre le sang coulait comme du vin et quand on nrsquoyvoyait plus rien rien du tout qursquoil y en avait deux ou trois qui racirclaient et

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La guerre des boutons Chapitre IV

criaient miseacutericorde tous ceux qui pouvaient encore se traicircner foutaientle camp

laquo Il y en avait toujours un ou deux de cabeacutes ⁴ il y en avait des eacuteborgneacutesdes autres qursquoavaient les bras casseacutes les guibolles eacutereinteacutees le nez eacutecra-bouilleacute les oreilles arracheacutees quant agrave savoir celui ou ceusses qui avaienttueacute jamais jamais on ne lrsquoa su et tous les ans pendant cent ans et plusil y en a eu au moins un drsquoesquinteacute par fecircte patronale

laquoQuand il nrsquoy avait point de morts nos vieux disaient Nous nrsquoavonspas bien fait la fecircte

laquo Crsquoeacutetaient des bougres et tous y allaient tous se battaient les jeunescomme les vieux crsquoeacutetait le bon temps plus tard ccedila nrsquoa plus eacuteteacute que lesconscrits qui se rossaient le jour du tirage au sort et du conseil de reacutevi-sion et maintenanthellip maintenant il nrsquoy a plus que nous pour deacutefendrelrsquohonneur de Longeverne Crsquoest triste drsquoy songer raquo

Les yeux dans la fumeacutee bleue des cigares de cleacutematite flamboyaientcomme les tisons du foyer Le conteur tregraves exciteacute continua

mdash Et puis ccedila nrsquoest pas lagrave toute lrsquoaffairelaquo Non le plus beau de lrsquohistoire et le plus rigolo ccedila a eacuteteacute le pegravelerinage

agrave la Sainte Vierge de Ranguelle Ranguellehellip vous savez crsquoest la chapellequi se trouve du cocircteacute de Baume derriegravere le bois de Vaudrivillers

laquo Vous vous rappelez crsquoest lagrave que nous sommes alleacutes lrsquoanneacutee derniegravereavec le cureacute et la vieille Pauline crsquoeacutetait au moment des zrsquohannetons onen secouait tout le long du bois et on les mettait sur la soutane du ldquonoirrdquoet sur la caule ⁵ de la vieille Ils eacutetaient tout fleuris de ldquocancoinesrdquo quigonflaient leurs ailes pour srsquoessayer et qui partaient de temps en tempsen zonzonnant Crsquoeacutetait bien rigolo

laquo Oui mes amis eh bien un jour du vieux temps au moment ougravelrsquoherbe allait devenir bonne agrave faucher et agrave rentrer les Longevernesconduits par leur cure srsquoen sont tous alleacutes hommes femmes et enfantsen pegravelerinage agrave la Notre-Dame de Ranguelle demander agrave la Sainte Viergeqursquoelle leur fasse avoir du soleil pour bien faire les foins

laquo Malheureusement le mecircme jour le cureacute de Velrans avait deacutecideacute de

4 Tueacutes5 Coiffe bonnet tuyauteacute

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La guerre des boutons Chapitre IV

conduire ses oies ndash crsquoest comme ccedila qursquoon dit je croishellipmdash Non crsquoest ses oilles ⁶ rectifia Camusmdash Ses oilles alors si tu veux reprit La Crique agrave lamecircme Sainte Vierge

passe que y en a pas des chieacutees de saintes vierges dans le pays avec tousles trucs de saint sacrement et autres fourbis eux ils voulaient de la pluiepour leurs choux qui ne teacutetaient pashellip

laquo Alors bon les voilagrave partis de bonne heure le cureacute en tecircte avec sessurplis et son calice les servants avec le goupillon et lrsquoostensoir le mar-guillier avec ses livres de Kyrie derriegravere eux venaient les gosses puis leshommes et pour finir les gamines et les femmes

laquoQuand les Longevernes ont passeacute le bois qursquoest-ce qursquoils voient laquo Pardieacute toute cette bande de grands deacutependeurs drsquoandouilles de Vel-

rans qui beuglaient des litanies en demandant de lrsquoeaulaquo Vous pensez si ccedila leur a fait plaisir aux Longevernes eux qui ve-

naient justement pour demander du soleillaquo Alors ils se sont mis de toutes leurs forces agrave gueuler les priegraveres qursquoil

faut dire pour avoir le beau temps tandis que les autres racirclaient commedes veaux pour avoir la pluie

laquo Les Longevernes ont voulu arriver les premiers et ils ont allongeacute lepas quand les Velrans srsquoen sont aperccedilus ils se sont mis agrave courir

laquo Il nrsquoy avait plus bien loin pour arriver agrave la chapelle peut-ecirctre deuxcents cambeacutees ⁷ alors ils ont couru eux aussi puis ils se sont regardeacutes detravers ils se sont traiteacutes de feignants de voleurs de salauds de pourriset de plus en plus les deux bandes se rapprochaient

laquo Quand les hommes nrsquoont plus eacuteteacute qursquoagrave dix pas les uns des autresils ont commenceacute agrave se menacer agrave se montrer le poing agrave se bourrer desquinquets comme desmatous en chaleur puis les femmes se sont ameneacuteeselles aussi elles se sont traiteacutees de gourmandes de rouleuses de vachesde putains et les cureacutes aussi mes vieux se regardaient drsquoun sale oeil

laquo Alors tout le monde a commenceacute par ramasser des cailloux agrave couperdes triques et on se les lanccedilait agrave distance Mais agrave force de srsquoexciter engueulant la rage les a pris et ils se sont tombeacutes dessus agrave grands coups et ils

6 Crsquoest ouailles que voulait dire Camus7 Enjambeacutees

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La guerre des boutons Chapitre IV

se sontmis agrave taper avec tout ce qui leur tombait sous lamain pan agrave coupsde souliers pan agrave coups de livres de messe Les femmes piaillaient lesgosses hurlaient les hommes juraient comme des chiffonniers ah vousvoulez de la pluie tas de cochons on vous en foutra Et pan par-ci etaiumle donc par-lagravehellip Les hommes nrsquoavaient plus drsquohabits les femmes avaientleurs jupes ldquoravaleacuteesrdquo leurs caracos deacutechireacutes et le plus drocircle crsquoest queles cureacutes qui ne se gobaient pas non plus comme je vous lrsquoai dit apregravessrsquoecirctre maudits lrsquoun lrsquoautre et menaceacutes du tonnerre du diable se sont misagrave cogner eux aussi Ils ont mis bas leurs surplis trousseacute leurs soutaneset allez donc comme de bons bougres apregraves srsquoecirctre engueuleacutes comme desartilleurs beugneacutes agrave coups de pieds lanceacutes des cailloux tireacute les poilsquand ils nrsquoont plus su sur quoi tomber ils se sont foutu leurs calices etleurs bons dieux par la gueule raquo

Ccedila a ducirc ecirctre rudement bien tout de mecircme songeait Lebrac tregraves eacutemumdash Et qui est-ce qui a eu raison aupregraves de la Notre-Dame crsquoest-y les

Velrans ou les Longevernes Est-ce qursquoils ont eu le soleil ou bien la pluie mdash Pour srsquoen venir acheva La Crique nonchalamment ils ont tous eu

la grecircle

n

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CHAPITRE V

erelles intestines

Ce nrsquoest que dans le sang qursquoon lave un tel outrage

Corneille (Le Cid acte I sc IV)

Crsquo rsquo lrsquoentreacutee dans la cour de lrsquoeacutecole ce vendredi ma-tinmdash Ce qursquoon srsquoest bien amuseacute hier tout de mecircme

mdash Tu sais que Tigibus a deacutegueuleacute tout le long du mur des Menelots ensrsquoen retournant

mdash Ah Guerreuillas aussi il a sucircrement tout recracheacute ses patates etson pain pour quant aux sardines et au chocolat on ne sait pas

mdash Crsquoest les cigares mdash Ou bien la goutte mdash Tout de mecircme quelle belle fecircte Faudra tacirccher de recommencer le

mois prochain

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La guerre des boutons Chapitre V

Ainsi dans le recoin du fond qursquoabritait la grange du pegravere Gugu Le-brac Grangibus Tintin et Boulot continuaient agrave se congratuler et se feacutelici-ter et se louer de la faccedilon admirable dont ils avaient passeacute leur apregraves-mididu jeudi

Ccedilrsquoavait eacuteteacute vraiment tregraves bien puisqursquoen srsquoen retournant ils eacutetaienttous aux trois quarts saouls et qursquoune bonne demi-douzaine srsquoeacutetaienttrouveacutes en proie agrave un chavirant mal au coeur qui les avait contraints agravesrsquoarrecircter et srsquoasseoir nrsquoimporte ougrave sur un mur sur une pierre agrave terre lecou tendu la langue pacircteuse lrsquoestomac en reacutevolution

On causait de ces joies perdurables et pures qui devaient hanter long-temps les meacutemoires vierges et sensibles quand de grands cris de rageaccompagneacutes de gifles sonores et suivis drsquoinjures violentes attiregraverent lrsquoat-tention de tout le monde

On se preacutecipita vers le coin drsquoougrave venait le bruitCamus de la main gauche tenant Bacailleacute par la tignasse le calot-

tait de lrsquoautre puissamment tout en lui hurlant aux oreilles qursquoil nrsquoeacutetaitqursquoun sale sournois et un foutu salaud et il lui en fichait le gars pour luiapprendre disait-il agrave ce cochon-lagrave

Lui apprendre quoi Nul des grands ne savait encoreLe pegravere Simon arrivant en hacircte attireacute par le bruit des gifles et les

injures des deux belligeacuterants commenccedila par les seacuteparer de force et agrave lesplanter devant lui un au bout de son bras droit lrsquoautre au bout de sonbras gauche puis pour calmer toute velleacuteiteacute de reacutevolte agrave leur flanquereacutequitablement et agrave chacun une retenue ensuite de quoi assureacute pour soncompte apregraves ce coup de force drsquoavoir la paix il voulut bien connaicirctreles causes de cette subite et violente querelle

Une retenue agrave Camus pensait Lebrac Comme ccedila tombe bien On ajustement besoin de lui ce soir Les Velrans vont venir et on ne sera pasde trop

mdash Jrsquoai toujours penseacute quant agrave moi rappela Tintin que ce sale bancaljouerait un vilain tour agrave Camus un jour ou lrsquoautre Mon vieux au fondcrsquoest parce qursquoil est jaloux de la Tavie et qursquoelle se fout de sa fiole

laquo Depuis longtemps deacutejagrave il cherche agrave embecircter Camus et agrave le faire pu-nir Je lrsquoai bien vu et La Crique aussi y avait pas besoin drsquoecirctre sorcier pourle remarquer

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La guerre des boutons Chapitre V

mdash Mais pourquoi se sont-ils donc attrapeacutes comme ccedila Un petit renseigna discregravetement Lebrac et ses feacuteauxhellip Tous eacutetaient

drsquoailleurs drsquoavance convaincus que dans cette affaire Camus avait rai-son ils lrsquoeacutetaient drsquoautant plus que le lieutenant avait toute leur sympa-thie et qursquoil eacutetait neacutecessaire agrave la bande ce soir-lagrave aussi spontaneacutementsongegraverent-ils agrave tenter avec ensemble une manifestation en sa faveur etagrave prouver par leur teacutemoignage que en lrsquooccurrence Bacailleacute avait tousles torts tandis que son rival eacutetait innocent comme le cabri qui vient denaicirctre

Ainsi le pegravere Simon forceacute dans ses sentiments drsquoeacutequiteacute par cet assautde teacutemoignages et cette magnifique manifestation se devrait srsquoil ne vou-lait pas faire perdre toute confiance en lui agrave ses eacutelegraveves et tuer dans lrsquooeufleur notion de la justice drsquoacquitter Camus et de condamner le bancal

Ce qui srsquoeacutetait passeacute eacutetait bien simpleCamus devant tous le dit carreacutement tout en omettant avec prudence

certains deacutetails preacuteparatoires qui avaient peut-ecirctre leur importanceEacutetant aux cabinets avec Bacailleacute celui-ci lui avait drsquoessequepregraves sup1 traicirc-

treusement pisseacute dessus injure qursquoil nrsquoavait comme de juste pu toleacuterer de lagrave ce crecircpage de toisons et la seacuterie drsquoeacutepithegravetes coloreacutees qursquoil avait en-voyeacutees avec une rafale de gifles agrave la face de son insulteur

La chose en reacutealiteacute eacutetait un peu plus compliqueacutee Bacailleacute et Camusentreacutes dans le mecircme cabinet pour y satisfaire le mecircme besoin avaient faitconverger leurs jets vers lrsquoorifice destineacute agrave les recueillir Une eacutemulationnaturelle avait jailli spontaneacutement de cet acte simple devenu jeuhellip CrsquoeacutetaitBacailleacute qui avait affirmeacute sa supeacuterioriteacute il cherchait rogne eacutevidemment

mdash Je vais plus loin que toi avait-il fait remarquermdash Ccedila nrsquoest pas vrai riposta Camus fort de sa bonne foi et de lrsquoexpeacute-

rience des faits Et lors tous deux hausseacutes sur la pointe des pieds bom-bant le ventre comme un baril srsquoeacutetaient mutuellement efforceacutes agrave se sur-passer

Aucune preuve convaincante de la supeacuterioriteacute de lrsquoun drsquoeux nrsquoeacutetantjaillie avec les jets de cette rivaliteacute Bacailleacute qui voulait avoir sa querelletrouva autre chose

1 Expregraves volontairement

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La guerre des boutons Chapitre V

mdash Crsquoest la mienne qursquoest la plus grande affirma-t-ilmdash Des neacutersquoes riposta Camus crsquoest la mienne mdash Menteur MesuronsCamus se precircta agrave lrsquoexamen Et crsquoeacutetait au moment de la comparaison

que Bacailleacute gardant en reacuteserve une partie de ce qursquoil aurait ducirc lacirccher preacute-ceacutedemment compissa aigrement et traicirctreusement la main et le pantalonde Camus sans deacutefense

Une gifle bien appliqueacutee avait suivi cette ouverture saleacutee des hostiliteacutespuis vinrent sans deacutelai la bousculade le crecircpage des tignasses la chute descasquettes le deacutefoncement de la porte et le scandale de la cour

mdash Sale salaud deacutegoucirctant fumier racirclait Camus hors de luimdash Assassin ripostait Bacailleacutemdash Si vous ne vous taisez pas tous les deux je vous colle agrave chacun huit

pages drsquohistoire agrave copier et agrave reacuteciter et quinze jours de retenuemdash Mrsquosieu crsquoest lui qursquoa commenceacute jrsquolui faisas rien moi jrsquolui disais

rien agrave cehellipmdash Non mrsquosieu crsquoest pas vrai crsquoest lui qui mrsquoa dit que jrsquoeacutetais un men-

teurCela devenait eacutepineux et deacutelicatmdash Il mrsquoa pisseacute dessus reprenait Camus Je ne pouvais pourtant pas le

laisser faireCrsquoeacutetait le moment drsquointervenirUn oh geacuteneacuteral drsquoexclamation deacutegoucircteacutee et drsquounanime reacuteprobation

prouva au joyeux grimpeur et lieutenant que toute la troupe prenait sonparti condamnant le boiteux sournois fielleux et rageur qui avait chercheacuteagrave le faire punir

Camus comprenant bien le sens de cette exclamation srsquoen remettantagrave la haute justice du maicirctre influenceacute deacutejagrave par les teacutemoignages spontaneacutesdes camarades srsquoeacutecria noblement

mdash Mrsquosieu je veux rien dire moi mais demandez-leur-z-y aux autressi crsquoest pas vrai que crsquoest lui qursquoa commenceacute et que jrsquoy avais rien fait etque jrsquoy avais pas dit de noms

Tour agrave tour Tintin La Crique Lebrac les deux Gibus confirmegraverentles dires de Camus et nrsquoeurent pas assez de termes eacutenergiques congruentspour fleacutetrir lrsquoacte malpropre et de mauvaise camaraderie de Bacailleacute

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La guerre des boutons Chapitre V

Pour se deacutefendre ce dernier les reacutecusa alleacuteguant leur absence du lieudu conflit au moment ougrave il eacuteclatait il insista mecircme sur leur eacuteloignementet leur isolement suspects dans un coin retireacute de la cour

mdash Demandez aux petits alors mrsquosieu reacutepliqua vertement Camusdemandez-leur-z-y eux ils eacutetaient lagrave peut-ecirctre

Les petits individuellement interpelleacutes reacutepondirent invariablement mdash Crsquoest comme Camus dit que crsquoest vrai Bacailleacute a dit des mentes sup2mdash Crsquoest pas vrai crsquoest pas vrai protesta lrsquoaccuseacute crsquoest pas vrai et

puisque crsquoest ccedila je veux dire tout na Lebrac fut eacutenergique et prit les devantsIl se campa reacutesolument devant lui agrave la barbe du pegravere Simon intrigueacute

de ces petits mystegraveres et fixant Bacailleacute de ses yeux de loup il lui rugitagrave la face le deacutefiant de toute sa personne

mdash Dis-le donc un peu ce que tu as agrave dire menteur salaud deacutegoucirctantdis-le si tu nrsquoes pas un lacircche

mdash Lebrac interrompit le maicirctre si vous ne modeacuterez pas vos expres-sions je vous punirai vous aussi

mdash Mais mrsquosieu reacutepliqua le chef vous le voyez bien que crsquoest un men-teur qursquoil le dise si on lui a jamais fait du mal Il cherche encore quellesmenteries il pourrait bien inventer cette sale cabe-lagrave quand il ne fait pasle mal il le pense

De fait Bacailleacute meacuteduseacute par les regards les gestes la voix et toutelrsquoattitude du geacuteneacuteral restait lagrave muet et confondu

Un court instant de reacuteflexion lui permit de se rendre compte que sesaveux et deacutenonciations mecircme srsquoils eacutetaient pris au seacuterieux ne pouvaienten deacutefinitive que faire corser sa punition et somme toute il nrsquoy tenaitpoint

Il jugea donc bon de changer drsquoattitudePortant les mains agrave ses yeux il se mit agrave pleurnicher agrave larmoyer

agrave sangloter agrave parler en phrases entrecoupeacutees agrave se plaindre de ce queparce qursquoil eacutetait faible et infirme les autres se moquaient de lui lui cher-chaient querelle lrsquoinjuriaient le pinccedilaient dans les coins et le bousculaientagrave chaque entreacutee et agrave toutes les sorties

2 Mentes pour menteries ou mensonges

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La guerre des boutons Chapitre V

mdash Par exemple Si crsquoest permis rugissait Lebrac Autant dire qursquoonest des sauvages des assassins dis donc mais dis-le ougrave et quand on trsquoa ditlaquo queacuteque raquo chose de vesxant sup3 quand crsquoest-y qursquoon trsquoa empecirccheacute de joueravec nous

mdash Crsquoest bon conclut le pegravere Simon eacutedifieacute et presseacute par lrsquoheure jeverrai ce que jrsquoai agrave faire Bacailleacute en attendant aura sa retenue quant agraveCamus tout deacutependra de la faccedilon dont il se comportera pendant la classedrsquoaujourdrsquohui

laquo Drsquoailleurs huit heures sonnent Mettez-vous en rangs vivement eten silence

Et il frappa plusieurs fois de suite dans ses mains pour confirmer cetordre verbal

mdash Sais-tu tes leccedilons demanda Tintin agrave Camusmdash Oui oui mais pas trop Dis agrave La Crique de me souffler quand

mecircme hein srsquoil le peutmdash Mrsquosieu fit drsquoune voix rogue Bacailleacute ils me disent des noms les

Gibus et La Crique mdashQuoi Qursquoest-ce qursquoil y a mdash Ils me disent vache espagnole boquezizi peignehellipmdash Crsquoest pas vrai mrsquosieu crsquoest pas vrai crsquoest un menteur on lrsquoa agrave peine

laquo ergardeacute raquo ce menteur-lagrave Il faut croire que les regards eacutetaient eacuteloquentsmdash Allons fit le maicirctre drsquoun ton sec en voilagrave assez le premier qui

redira quelque chose et qui reviendra sur ce sujet me copiera deux foisdrsquoun bout agrave lrsquoautre la liste des deacutepartements avec les preacutefectures et sous-preacutefectures

Bacailleacute eacutetant englobeacute dans cette menace de punition qui ne seconfondait pas avec la retenue se reacutesolut momentaneacutement agrave se taire maisil se jura bien lorsqursquoelle se preacutesenterait de ne pas perdre lrsquooccasion dese venger

Tintin avait communiqueacute agrave La Crique le voeu de Camus lui souf-fler consigne presque inutile puisque La Crique eacutetait tregraves eacutequitablementcomme on lrsquoa vu deacutejagrave le souffleur attitreacute de toute la classe Camus plus

3 Vexant

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La guerre des boutons Chapitre V

que jamais pouvait compter sur luiLe lieutenant et grimpeur contrairement agrave lrsquohabitude y sauta en

arithmeacutetiqueIl avait pris dans son livre quelque teinture de la matiegravere de la leccedilon

et reacutepondait tant bien que mal vigoureusement secondeacute par La Criquedont la mimique expressive corrigeait ses deacutefaillances de meacutemoire

Mais Bacailleacute veillaitmdash Mrsquosieu y a La Crique qui lui soufflemdash Moi fit La Crique indigneacute je nrsquoai pas dit un motmdash En effet je nrsquoai rien entendu affirma le pegravere Simon et je ne suis pas

sourdmdash Mrsquosieu crsquoest avec ses doigts qursquoil lui souffle voulut expliquer Ba-

cailleacutemdash Avec ses doigts reprit le maicirctre ahuri Bacailleacute scanda-t-il magis-

tralement je crois que vous commencez agrave mrsquoeacutechauffer les oreilles Vousaccusez agrave tort et agrave travers tous vos camarades quand personne ne vousdemande rien Je nrsquoaime pas les deacutenonciateurs moi Il nrsquoy a que quandje demande qui a fait une faute que le coupable doit me reacutepondre et sedeacutenoncer

mdash Ou pas compleacuteta agrave voix basse Lebracmdash Si je vous entends encore et crsquoest mon dernier avertissement je

vous en mets pour huit jours mdash Bisque bisque enrage rancuseur ⁴ sale cafard marmottait agrave voix

basse Tigibus en lui faisant les cornes Traicirctre judas vendu peigne-cul Bacailleacute pour qui deacutecideacutement cela tournait mal ravalant en silence sa

rage se mit agrave bouder la tecircte dans les mainsOn le laissa ainsi et lrsquoon poursuivit la leccedilon tandis qursquoil ruminait ce

qursquoil pourrait bien faire pour se venger de ses camarades qui du coupallaient fort probablement le mettre en quarantaine et le bannir de leursjeux

Il songea il imagina des vengeances folles des pots drsquoeau jeteacutes enpleine figure des gicleacutees drsquoencre sur les habits des eacutepingles planteacutees sur

4 Rancuseur deacutenonciateur

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La guerre des boutons Chapitre V

les bancs pour de petits empalages des livres deacutechireacutes des cahiers tor-chonneacutes mais peu agrave peu la reacuteflexion aidant il abandonna chacun de cesprojets car il convenait drsquoagir avec prudence Lebrac Camus et les autresnrsquoeacutetant point des gaillards agrave se laisser faire sans frapper dur et cogner sec

Et il attendit les eacuteveacutenements

n

200

CHAPITRE VI

Lrsquohonneur et la culotte deTintin

Dieu et ta Dame (Devise des anciens chevaliers)

O ce soir-lagrave agrave la Saute Le treacutesor gonfleacute de boutons detoutes sortes et de toutes tailles drsquoagrafes multiples de cordonsdivers drsquoeacutepingles complexes voire drsquoune magnifique paire de

bretelles (celles de lrsquoAztec parbleu ) donnait confiance agrave tous stimulaitles eacutenergies et ravivait les audaces

Ce fut le jour si lrsquoon peut dire des initiatives individuelles et des corpsagrave corps agrave coup sucircr plus dangereux que les mecircleacutees

Les camps agrave peu pregraves drsquoeacutegale force avaient commenceacute la bataille parle duel collectif de cailloux et puis ces munitions manquant drsquoenjambeacuteesen enjambeacutees de sauts en avant en sauts en avant on srsquoeacutetait tout demecircme

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La guerre des boutons Chapitre VI

affronteacute et colleteacuteCamus saboulait (il disait sagoulait) Touegueule Lebrac laquo cerisait raquo

lrsquoAztec le reste eacutetait occupeacute avec des guerriers de moindre enverguremais Tintin lui se trouvait ecirctre aux prises avec Tatti un grand laquo conot raquoqui eacutetait becircte comme laquo trente-six cochons marieacutes en seconde noce raquo maisqui de ses longs bras de pieuvre le paralysait et lrsquoeacutetouffait

Il avait beau lui enfoncer ses poings dans le ventre lui lancer descrocs-en-jambe agrave faire treacutebucher un eacuteleacutephant (un petit) lui bourrer lementon de coups de tecircte et les chevilles de coups de sabots lrsquoautre pa-tient comme une bonne brute lrsquoeacutetreignait par le milieu du corps le serraitcomme un boudin et le pliait le balanccedilait tant et si bien que vlan ilsbasculegraverent enfin tous deux lui dessus Tintin dessous parmi les groupessrsquoentrecognant eacutepars sur le champ de bataille

Les vainqueurs dessus grognaient menaccedilants tandis que les vaincusparmi lesquels Tintin silencieux par fierteacute tapaient comme des sourdsaussi fort que possible chaque fois qursquoils le pouvaient et nrsquoimporte ougravepour reconqueacuterir lrsquoavantage

Emmener un prisonnier dans lrsquoun ou lrsquoautre camp semblait difficilesinon impossible

Ceux qui eacutetaient debout se boxaient comme des lutteurs se garant dedroite se gardant agrave gauche et ceux qui eacutetaient agrave terre y eacutetaient bien aureste chacun avait assez agrave faire agrave se deacutepecirctrer soi-mecircme

Tintin et Tatti eacutetaient parmi les plus occupeacutes Enlaceacutes sur le sol ils semordaient et se bosselaient roulant lrsquoun sur lrsquoautre et passant alternative-ment apregraves des efforts plus ou moins longs tantocirct dessus tantocirct dessousMais ce que Tintin ni les autres Longevernes ni les Velrans eux-mecircmestrop preacuteoccupeacutes ne voyaient point crsquoest que cet idiot de Tatti qui nrsquoeacutetaitpeut-ecirctre pas tout agrave fait aussi becircte qursquoon ne lrsquoimaginait srsquoarrangeait tou-jours pour faire rouler Tintin ou pour rouler lui-mecircme du cocircteacute de la lisiegraveredu bois srsquoisolant ainsi de plus en plus des autres groupes belligeacuterants auxprises par le champ de bataille

Il arriva ce qui devait arriver et le duo Tatti-Tintin fut bientocirct sansque le Longeverne dans le feu de lrsquoaction srsquoen fucirct aperccedilu le moins dumonde agrave cinq ou six pas du camp de Velrans

Le premier coup de cloche annonccedilant la priegravere sonnant agrave on ne sait

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La guerre des boutons Chapitre VI

quelle paroisse ayant instantaneacutement deacutesagreacutegeacute les groupes les Velransregagnant leur lisiegravere nrsquoeurent pour ainsi dire qursquoagrave cueillir Tintin gigo-tant de tous ses membres le dos sur le sol ougrave le maintenait son tenaceadversaire

Les Longevernes nrsquoavaient rien vu de cette prise lorsque se retrou-vant au Gros Buisson et proceacutedant des yeux agrave un deacutenombrement mutuelils durent bon greacute mal greacute reconnaicirctre que Tintin manquait agrave lrsquoappel

Ils poussegraverent le laquo tirouit raquo de ralliement Rien ne reacuteponditIls criegraverent ils hurlegraverent le nom de Tintin et une hueacutee moqueuse par-

vint agrave leurs oreillesTintin eacutetait chauffeacutemdash Gambette commanda Lebrac cours cours vite au village et va dire

agrave la Marie qursquoelle vienne tout de suite que son fregravere est prisonnier toiBoulot va-trsquoen agrave la cabane deacutefais lrsquoarmoire du treacutesor et preacutepare tout ceqursquoil faut pour le laquo rafistolage raquo du treacutesorier trouve les boutons enfileles aiguilleacutees de fil afin qursquoil nrsquoy ait pas de temps de perdu Ah les co-chons Mais comment ont-ils fait Qui est-ce qui a vu quelque chose Crsquoest presque pas possible

Personne ne pouvait reacutepondre et pour cause aux questions du chefnul nrsquoavait rien remarqueacute

mdash Faut attendre qursquoils le lacircchentMais Tintin ligoteacute bacircillonneacute derriegravere le rideau de taillis de la lisiegravere

eacutetait long agrave revenirEnfin parmi des cris des hueacutees et des ronflements de cailloux on

le vit tout de mecircme reparaicirctre deacutebrailleacute ses habits sur son bras dans lemecircme appareil que Lebrac et lrsquoAztec apregraves leurs exeacutecutions respectivescrsquoest-agrave-dire agrave cul nu ou presque sa trop courte chemise voilant mal ceqursquoil est habituel de deacuterober drsquoordinaire aux regards

mdash Tiens fit Camus sans reacutefleacutechir il leur z-y a montreacute son derriegravere luiaussi Crsquoest eacutepatant

mdash Comment ccedila se fait-il qursquoils lrsquoaient laisseacute faire et qursquoils ne lrsquoaient pasrepris objecta La Crique qui flairait quelque chose de plus grave Crsquoestlouche On leur a pourtant appris la faccedilon de srsquoy prendre

Lebrac grinccedila des dents fronccedila le nez et fit bouger ses cheveux signede perplexiteacute coleacutereuse

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash Oui reacutepondit-il agrave La Crique il y a sucircrement quelque chose de plusTintin se rapprochait hoquetant ravalant sa salive le nez humide

des terribles efforts qursquoil faisait pour contenir ses larmes Ce nrsquoeacutetait pointlrsquoattitude drsquoun gaillard qui vient de jouer un bon tour agrave ses ennemis

Il arrivait aussi vite que le lui permettaient ses souliers deacutelaceacutes Onlrsquoentoura avec sollicitude

mdash Ils trsquoont fait du mal Qui crsquoest ceusses qui trsquoont tapeacute dessus Dis-lenom de Dieu qursquoon les rechope ceux-lagrave Crsquoest encore au moins ce saleMigue la Lune ce foireux deacutegoucirctant il est aussi lacircche que meacutechant

mdash Ma culotte Ma culotte heu heue Ma culotte geacutemit Tintin sedeacutegonflant un peu dans une crise de sanglots et de larmes

mdash Hein quoi ben on te la recoudra ta culotte la belle affaire Gam-bette est alleacute chercher ta soeur et Boulot preacutepare le fil

mdash Heue hellip euhe Ma culotte Ma culotte mdash Viens voir crsquote culotte mdash Heue Je lrsquoai pas ils me lrsquoont chipeacutee ma culotte les voleurs mdash hellipmdash Oui lrsquoAztec a dit comme ccedila Ah crsquoest toi qui mrsquoas chipeacute mon

pantalon lrsquoautre fois eh ben mon salaud crsquoest le moment de le payer change pour change trsquoas eu le laquo mienne raquo toi et tes relegraveche-murie drsquoamismoi je confixe sup1 celui-ci Ccedila nous servira de drapeau

Et ils me lrsquoont pris et apregraves ils mrsquoont tout chacirctreacute mes boutons et puisils mrsquoont tous foutu leur pied au cul Comment que je vais faire pourrentrer

mdashAh benmhellip zut Crsquoest salement emmerdant cette histoire-lagrave srsquoex-clama Lebrac

mdash Trsquoas-t-y pas des autres laquo patalons raquo chez vous interrogea CamusFaut envoyer quelqursquoun au-devant de Gambette et faire dire agrave la Marieqursquoelle trsquoen rapporte un autre

mdash Oui mais on verrait bien que crsquoest pas ccedilui que jrsquoavais ce matin jelrsquoavais justement mis tout propre et ma megravere mrsquoa dit que srsquoil eacutetait crotteacutece soir je saurais ce que ccedila me coucircterait Qursquoest-ce que je veux dire

1 Confisque

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La guerre des boutons Chapitre VI

Camus eut un grand geste eacutevasif et ennuyeacute eacutevoquant les piles pater-nelles et les jeacutereacutemiades des megraveres

mdash Et lrsquohonneur nom de Dieu rugit Lebrac Vous voulez qursquoon diseque les Longevernes se sont laisseacute chiper la culotte de Tintin tout commeun merdeux drsquoAztec des Gueacutes vous voulez ccedila vous Ah non nom deDieu non jamais ou bien on nrsquoest rien qursquoune bande de pignoufs justebons agrave servir la messe et agrave empiler du bois derriegravere le fourneau

Les autres ouvraient sur Lebrac des yeux interrogateurs il reacutepondit mdash Il faut reprendre la culotte de Tintin il le faut agrave tout prix quand

ccedila ne serait que pour lrsquohonneur ou bien je ne veux plus ecirctre chef ni mebattre

mdash Mais comment Tintin nu-jambes grelottait en pleurant au centre de ses amismdash Voilagrave reprit Lebrac qui avait ramasseacute ses ideacutees et combineacute son plan

Tintin va partir agrave la cabane rejoindre Boulot et attendre la Marie Pendantce temps-lagrave nous autres au triple galop avec nos triques et nos sabresnous allons filer par les champs de la fin dessous longer le bas du bois etaller les attendre agrave leur trancheacutee

mdash Et la priegravere fit quelqursquounmdashMerde pour la priegravere riposta le chef Les Velrans vont certainement

aller agrave leur cabane car ils en ont une ils en ont sucircrement une pendant cetemps-lagrave on a le temps drsquoarriver on se calera dans les rejets de la jeunecoupe le long de la trancheacutee qui descend

laquo Eux agrave ce moment-lagrave nrsquoauront plus de triques ils ne se douterontde rien alors agrave mon commandement tout drsquoun coup on leur tomberadessus et on leur reprendra bien la culotte Agrave grands coups de trique voussavez et srsquoils font de la rebiffe cassez-leur-zrsquoy la gueule

laquo Crsquoest entendu allez en route mdash Mais srsquoils ont cacheacute la culotte dans leur cabane mdash On verra bien apregraves crsquoest pas le moment de cancaner et puis y aura

toujours lrsquohonneur de sauveacute Et comme rien ne bougeait plus agrave la lisiegravere ennemie tous les guerriers

valides de Longeverne entraicircneacutes par le geacuteneacuteral deacutevalegraverent comme unouragan la pente en remblai du coteau de la Saute sautant les murgerset les buissons trouant les haies franchissant les fosseacutes vifs comme des

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La guerre des boutons Chapitre VI

liegravevres heacuterisseacutes et furieux comme des sangliersIls longegraverent le mur drsquoenceinte du bois et toujours galopant en silence

en se rasant le plus possible ils arrivegraverent agrave la trancheacutee qui seacuteparait lescoupes des deux pays Ils la remontegraverent agrave la queue leu leu vivementsans bruit et sur un signe du chef qui les fit passer devant et resta enqueue par petits paquets ou individuellement se blottirent dans les mas-sifs de buissons eacutepais qui grandissaient entre les baliveaux de la coupe deVelrans

Il eacutetait temps vraimentDes profondeurs du taillis une rumeur montait de cris de rires et de

pieacutetinements encore un peu et lrsquoon distingua les voixmdash Hein traicircnait Tatti que je lrsquoai bien attrapeacute ccedilui-lagrave il nrsquoa rien pu

Qursquoest-ce qursquoil doit faire maintenant laquo avec sa culotte qursquoil nrsquoa plus raquo mdash Il pourra toujours faire la colbute sup2 sans perdre ce qursquoil y a dans ses

pochesmdash On va la mettre au bout de la perche ccedila y est-il Est-elle precircte

Touegueule ta perche mdash Attends un peu je suis en train de laquo siver raquo les noeuds pour ne pas

me laquo grafigner raquo les mains na ccedila y est mdash Mets-y les pattes en lrsquoair mdash On va marcher lrsquoun derriegravere lrsquoautre ordonna lrsquoAztec et on va chan-

ter notrsquocantique srsquoils entendent ccedila les fera bisquer Et lrsquoAztec entonna Je suis chreacutetien voilagrave ma gloireMon espeacuterancehellipLebrac avec Camus tous deux cacheacutes dans un buisson un peu plus bas

que la trancheacutee dumilieu srsquoils voyaientmal le spectacle ne perdaient riendes paroles

Tous leurs soldats le poing crispeacute sur les gourdins restaient muetscomme les souches sur lesquelles ils eacutetaient agrave croppetons Le geacuteneacuteral lesdents serreacutees regardait et eacutecoutait Quand les voix des Velrans reprirentapregraves le chef

Je suis chreacutetien voilagrave ma gloirehellip

2 Colbute culbute

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La guerre des boutons Chapitre VI

il macirccha entre ses dents cette menace mdash Attendez un peu nom de Dieu je vais vous en foutre moi de la

gloire Cependant triomphante la troupe arrivait Touegueule en tecircte la cu-

lotte de Tintin servant drsquoenseigne au bout drsquoune grande percheQuand ils furent agrave peu pregraves tous aligneacutes dans la trancheacutee et qursquoils

commencegraverent au rythme lent du cantique agrave la descendre Lebrac eutun rugissement eacutepouvantable comme le cri drsquoun taureau qursquoon eacutegorgeIl se deacutetendit tel un ressort terriblement bandeacute et bondit de son buissonpendant que tous ses soldats enleveacutes par son eacutelan emporteacutes par son crifonccedilaient comme des catapultes sur la muraille deacutesarmeacutee des Velrans

Ah cela ne fit pas un pli Le bloc vivant des Longevernes triques sif-flant vint frapper hurlant la ligne ahurie des Velrans Tous furent culbu-teacutes du mecircme coup et beugneacutes de coups de triques terribles tandis que lechef martelant de ses talons Touegueule eacutepouvanteacute lui reprenait drsquountour de main la culotte de son ami Tintin en jurant effroyablement

Puis en possession du vecirctement reconquis avec lrsquohonneur il com-manda sans heacutesitation la retraite qui se fit en vitesse par cette mecircme tran-cheacutee du milieu que les ennemis venaient de quitter

Et tandis que piteux et rouleacutes une fois de plus ils se relevaient lesous-bois silencieux retentissait des rires des hueacutees et des vertes injuresde Lebrac et de son armeacutee regagnant leur camp au galop derriegravere la culottereconquise

Bientocirct ils arrivegraverent agrave la cabane ougrave Gambette Boulot et Tintin cedernier tregraves inquiet sur le sort de son pantalon entouraient la Marie quide ses doigts agiles achevait de remettre aux vecirctements de son fregravere lesindispensables accessoires dont ils avaient eacuteteacute rudement deacutepouilleacutes

La victime cependant sa blouse descendue comme un jupon par pu-deur pour le voisinage de sa soeur reccedilut son pantalon avec des larmes dejoie

Il faillit embrasser Lebrac mais pour ecirctre plus agreacuteable agrave son ami ildeacuteclara qursquoil chargeait sa soeur de ce soin et il se contenta de lui affirmerdrsquoune voix tremblante encore drsquoeacutemotion qursquoil eacutetait un vrai fregravere et plusqursquoun fregravere pour lui

Chacun comprit et applaudit discregravetement

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La guerre des boutons Chapitre VI

La Marie Tintin eut sitocirct fait de remettre agrave la culotte de son fregravere lesboutons qui manquaient et on la laissa par prudence partir seule un peuen avance

Et ce soir-lagrave lrsquoarmeacutee de Longeverne apregraves avoir passeacute par de terriblestranses rentra au village fiegraverement aux macircles accents de la musique deMeacutehul

La victoire en chantanthellipheureuse drsquoavoir reconquis lrsquohonneur et la culotte de Tintin

n

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CHAPITRE VII

Le treacutesor pilleacute

Le temple est en ruine au haut du promontoireJ-M de Heredia (Les Tropheacutees)

O rsquo tout pas gardeacute rancune agrave Bacailleacute de sa que-relle avec Camus non plus que de ses tentatives de chantage etde ses velleacuteiteacutes de cafardage aupregraves du pegravere Simon

Somme toute il avait eu le dessous il avait eacuteteacute puni On se garderait agrave car-reau avec lui et sauf quelques irreacuteductibles dont La Crique et Tintin lereste de lrsquoarmeacutee et mecircme Camus avait geacuteneacutereusement passeacute lrsquoeacuteponge surcette scegravene regrettable mais apregraves tout assez habituelle qui avait failli agraveun moment critique semer la discorde et la zizanie au camp de Longe-verne

Malgreacute cette attitude toleacuterante dont il profitait Bacailleacute nrsquoavait pointdeacutesarmeacute Il avait toujours sur le coeur sinon sur les joues les gifles deCamus la retenue du pegravere Simon le teacutemoignage de toute lrsquoarmeacutee (grands

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La guerre des boutons Chapitre VII

et petits) contre lui et surtout il avait contre lrsquoeacuteclaireur et lieutenant deLebrac la haine que donne lrsquoaffreuse jalousie de lrsquoeacutevinceacute en amour Et toutcela non il ne le pardonnait pas

Drsquoun autre cocircteacute il avait reacutefleacutechi qursquoil lui serait plus facile drsquoexercersur tous les Longevernes en geacuteneacuteral et sur Camus en particulier des re-preacutesailles mysteacuterieuses et de leur dresser des embucircches srsquoil continuait agravecombattre dans leurs rangs Aussi sa punition finie il se rapprocha de labande

Srsquoil ne fut pas du combat fameux au cours duquel la culotte de Tintincomme une redoute ceacutelegravebre fut prise et reprise il ne songea point agrave srsquoenpendre comme le brave Crillon mais il vint agrave la Saute les soirs suivants etprit une part modeste et effaceacutee aux grands duels drsquoartillerie ainsi qursquoauxassauts houleux et vocifeacuterants qui les suivaient geacuteneacuteralement

Il eut la joie pure de nrsquoecirctre pas pinceacute et de voir prendre tantocirct par lesuns tantocirct par les autres car il les haiumlssait tous quelques guerriers desdeux partis que lrsquoon renvoya ou qui revinrent en piteux eacutetat

Il restait lui prudemment agrave lrsquoarriegravere-garde riant en dedans quandun Longeverne eacutetait pinceacute plus bruyamment quand crsquoeacutetait un VelransLe treacutesor fonctionnait si lrsquoon peut dire Tout le monde et Bacailleacute commeles autres allait avant de rentrer deacuteposer les armes agrave la cabane et veacuterifierla cagnotte qui selon les victoires ou les revers fluctuait montait avec lesprisonniers qursquoon faisait baissait quand il y avait un ou plusieurs vaincus(crsquoeacutetait rare ) agrave retaper pour la rentreacutee

Ce treacutesor crsquoeacutetait la joie crsquoeacutetait lrsquoorgueil de Lebrac et des Longevernescrsquoeacutetait leur consolation dans le malheur leur panaceacutee contre le deacutesespoirleur reacuteconfort apregraves le deacutesastre Bacailleacute un jour pensa laquo Tiens si je leleur chipais et que je le fiche au vent Crsquoest pour le coup qursquoils en feraientune gueule et ccedila serait bien tapeacute comme vengeance raquo

Mais Bacailleacute eacutetait prudent Il songea qursquoil pouvait ecirctre vu rocircdantseul de ce cocircteacute que les soupccedilons se dirigeraient naturellement sur luiet qursquoalors oh alors il faudrait tout craindre de la justice et de la colegraverede Lebrac

Non il ne pouvait pas lui-mecircme prendre le treacutesorSi je cafardais agrave mon pegravere pensa-t-ilAh oui ce serait encore pis On saurait tout de suite drsquoougrave partait le

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La guerre des boutons Chapitre VII

coup et moins que jamais il eacutechappait au chacirctimentNon ce nrsquoeacutetait pas cela Pourtant et son esprit et sa penseacutee sans cesse y revenaient crsquoeacutetait lagrave

qursquoil fallait frapper il le sentait bien crsquoeacutetait par lagrave qursquoil les atteindrait auvif

Mais comment comment voilagrave hellipApregraves tout il avait le temps lrsquooccasion srsquooffrirait peut-ecirctre toute

seuleLe jeudi suivant de bon matin le pegravere de Bacailleacute accompagneacute de

son fils partit agrave la foire agrave Baume Sur le devant de la voiture agrave planches agravelaquelle on avait atteleacute Bichette la vieille jument ils srsquoinstallegraverent sur unebotte de paille disposeacutee en travers en arriegravere sur une litiegravere fraicircche toutle corps dans un sac serreacute en coulisse autour de son cou un petit veau desix semaines montrait sa tecircte eacutetonneacutee Le pegravere Bacailleacute qui lrsquoavait venduau boucher de Baume profitait de lrsquooccasion qursquooffrait la foire pour leconduire agrave son acqueacutereur Comme crsquoeacutetait jeudi et qursquoil devait toucher delrsquoargent il emmenait son fils avec lui

Bacailleacute eacutetait joyeux Ces bonheurs-lagrave nrsquoarrivaient pas souvent Il eacutevo-quait drsquoavance toutes les jouissances de la journeacutee il dicircnerait agrave lrsquoaubergeboirait du vin des petits verres ou des sirops dans le gobelet de son pegravere ilachegraveterait des pains drsquoeacutepices un sifflet et il se rengorgeait encore en pen-sant que ses camarades ses ennemis enviaient certainement son sort

Ce jour-lagrave il y eut entre Longeverne et Velrans une bataille terribleOn ne fit il est vrai pas de prisonniers mais les cailloux et les triquesfirent rage et les blesseacutes nrsquoavaient guegravere le soir envie de rire

Camus avait une bosse eacutepouvantable au front une bosse avec unebelle entaille rouge qui avait saigneacute durant deux heures Tintin ne sen-tait plus son bras gauche ou plutocirct il ne le sentait que trop Boulot avaitune jambe toute noire La Crique nrsquoy voyait plus sous lrsquoenflure de la pau-piegravere droite Grangibus avait les orteils eacutecraseacutes son fregravere remuait avecune peine infinie le poignet droit et lrsquoon comptait pour rien les meurtris-sures multiples qui tatouaient les cocirctes et les membres du geacuteneacuteral de sonlieutenant et de la plupart des autres guerriers

Mais on ne se plaignait pas trop car du cocircteacute des Velrans crsquoeacutetait sucircre-ment pis encore Bien sucircr qursquoon nrsquoeacutetait pas alleacute inventorier les laquo gnons raquo

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La guerre des boutons Chapitre VII

reccedilus par les ennemis mais crsquoeacutetait une beacuteneacutediction srsquoil nrsquoy en avait pasdans le tas des eacutecharpeacutes quelques-uns qui se missent au lit avec des meacute-ningites des foulures graves des luxations ou des fiegravevres carabineacutees

Bacailleacute entre ses planches sur sa botte de paille rentra le soir unpeu eacutemeacutecheacute lrsquoair triomphant et ricana mecircme meacutechamment au nez descamarades qui drsquoaventure assistegraverent agrave sa descente de voiture

mdash Fait-il le laquo zig raquo bon Dieu pour une fois qursquoil va agrave la foire cecoco-lagrave Dirait-on pas qursquoil descend de calegraveche et que son calandeau sup1 estun pur sang

Mais lrsquoautre drsquoun air de vengeance satisfaite et de profond deacutedaincontinuait agrave ricaner en les regardant

Au reste ils ne pouvaient se comprendreLe lendemain vu la quantiteacute drsquouniteacutes hors de combat il eacutetait impos-

sible de songer agrave se battre Drsquoailleurs les Velrans eux ne pourraient cer-tainement pas venir On se reposa donc on se soigna on se pansa avecdes herbages simples ou compliqueacutes chipeacutes dans les vieilles boicirctes agrave re-megravedes des mamans au petit bonheur des trouvailles Ainsi La Crique sefaisait des lavages de camomille agrave la paupiegravere et Tintin pansait son brasavec de la tisane de chiendent Il jurait drsquoailleurs que cela lui faisait beau-coup de bien En meacutedecine comme en religion il nrsquoy a que la foi qui sauve

Et puis on fit quelques parties de billes pour se changer un peu desdistractions violentes de la veille

Le samedi on ne devait pas plus que le vendredi se rendre au GrosBuisson Pourtant Camus Lebrac Tintin et La Crique que lrsquoennui tarau-dait reacutesolurent non point drsquoaller chercher noise ou reconnaicirctre lrsquoennemimais bien drsquoaller faire un petit tour agrave la cabane la chegravere cabane qui abritaitle treacutesor et ougrave lrsquoon eacutetait si tranquille et si bien pour faire la fecircte

Ils ne confiegraverent agrave personne leur projet pasmecircme auxGibus et agrave Gam-bette Agrave quatre heures ils partirent chacun vers son domicile respectif etun moment apregraves se retrouvegraverent agrave la vie agrave Donzeacute pour gagner agrave traversle bois du Teureacute lrsquoemplacement de la forteresse

Chemin faisant ils parlaient de la grande bataille du jeudi Tintin sonbras en eacutecharpe et La Crique un bandeau sur lrsquooeil deux des plusmaltrai-

1 Carcan vieux cheval

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La guerre des boutons Chapitre VII

teacutes de la journeacutee revivaient avec deacutelices les coups de pieds qursquoils avaientfoutus et les coups de trique qursquoils avaient distribueacutes avant de recevoirlrsquoun le poing de Touegueule dans lrsquooeil lrsquoautre le bacircton de Pissefroid surle radiushellip ou le cubitus

mdash Il a fait han comme un boeuf qursquoon assomme disait Tintin en par-lant de son grand ennemi Tatti quand jrsquoy ai foutu mon talon dans lrsquoesto-mac jrsquoai cru qursquoil ne voulait pas reprendre son souffle ccedila lui apprendraagrave me refiler ma culotte

La Crique eacutevoquait les dents casseacutees et les crachats rouges de Toue-gueule recevant son coup de tecircte sous la macircchoire et tout cela leur faisaitoublier les petites souffrances de lrsquoheure preacutesente

On eacutetait maintenant sous bois dans le vieux chemin de deacutefruit reacute-treacuteci drsquoanneacutee en anneacutee par les pousses vigoureuses du taillis envahissantqui obligeait agrave se courber ou agrave se baisser pour eacuteviter la gifle segraveche drsquouneramille deacutefeuilleacutee

Des corbeaux qui rentraient en forecirct agrave lrsquoappel drsquoun veacuteteacuteran tour-noyaient en croassant au-dessus de leur groupehellip

mdash On dit que crsquoest des oiseaux qui portent malheur tout comme leschouettes qui chantent la nuit annoncent une mort dans la maison Crois-tu que crsquoest vrai toi Lebrac demanda Camus

mdash Peuh fit le geacuteneacuteral crsquoest des histoires de vieille femme Srsquoil arrivaitunmalheur chaque fois qursquoon voit un laquo cro raquo on ne pourrait plus vivre surla terre mon pegravere dit toujours que ces corbeaux-lagrave sont moins agrave craindreque ceusses qui nrsquoont point drsquoailes Faut toucher du fer quand on en voitun de ceux-lagrave pour deacutetourner la malchance

mdash Crsquoest-il vrai qursquoils vivent cent ans ces becirctes-lagrave Je voudrais bien ecirctreque drsquoeux ils voient du pays et ils ne vont pas en classe envia Tintin

mdash Mon vieux reprit La Crique pour savoir srsquoils vivent si longtempset ccedila se peut bien il faudrait ecirctre lagrave et en marquer un au nid Seulementquand on vient au monde on nrsquoa pas toujours un corbeau sous la main etpuis on nrsquoy pense guegravere tu sais sans compter qursquoil nrsquoy a pas beaucoupde types qui viennent agrave cet acircge-lagrave

mdash Parlez plus de ces becirctes-lagrave demanda Camus moi je crois quandmecircme que ccedila porte malheur

mdash Faut pas ecirctre laquo superticieux raquo Camus Crsquoeacutetait bon pour les gens du

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vieux temps maintenant on est civiliseacute y a la sciencehellipEt lrsquoon continua agrave marcher tandis que La Crique interrompait sa

phrase et lrsquoeacuteloge des tempsmodernes pour eacuteviter la caresse brusque drsquounebranche basse qursquoavait deacuteplaceacutee le passage de Lebrac

Agrave la sortie de la forecirct on obliqua vers la droite pour gagner les car-riegraveres

mdash Les autres ne nous ont pas vus remarqua Lebrac Personne ne saitqursquoon est venu Ah notre cabane est vraiment bien cacheacutee

On fit chorus Ce sujet eacutetait ineacutepuisablemdash Crsquoest moi laquo que je lrsquoai trouveacutee raquo hein rappela La Crique riant

drsquoun large rire triomphant malgreacute son oeil au beurre noirmdash Entrons coupa LebracUn cri de stupeacutefaction et drsquohorreur jaillit simultaneacutement des quatre

poitrines un cri eacutepouvantable deacutechirant ougrave il y avait de lrsquoangoisse de laterreur et de la rage

La cabane eacutetait deacutevasteacutee pilleacutee ravageacutee aneacuteantieDes gens eacutetaient venus lagrave des ennemis les Velrans assureacutement Le

treacutesor avait disparu les armes eacutetaient casseacutees ou deacuterobeacutees la table arra-cheacutee le foyer deacutemoli les bancs renverseacutes la mousse et les feuilles brucircleacuteesles images deacutechireacutees le miroir briseacute lrsquoarrosoir cabosseacute et perceacute le toit deacute-fonceacute et le balai suprecircme insulte le vieux balai deacuterobeacute au stock de lrsquoeacutecoleplus deacutepailleacute et plus sale que jamais deacuterisoirement planteacute en terre au mi-lieu de ce deacutesordre comme un teacutemoin vivant du deacutesastre et de lrsquoironiedes pillards

Agrave chaque deacutecouverte crsquoeacutetaient de nouveaux cris de rage et des voci-feacuterations et des blasphegravemes et des serments de vengeance

On avait deacutemoli les casseroles ethellip souilleacute les pommes de terre Crsquoeacutetaient sucircrement les Velrans qui avaient fait le coup La Crique

avec son intuitive finesse et sa logique habituelle le prouva incontinentmdash Voyons un homme de Longeverne qui aurait trouveacute par aventure

la cabane nrsquoaurait fait qursquoen rire il en aurait jaseacute au village et on lrsquoauraitsu un eacutetranger nrsquoavait rien agrave prendre lagrave et srsquoen serait fichu Beacutedouinlui eacutetait bien trop nouille pour trouver tout seul une cache pareille etdrsquoailleurs depuis sa derniegravere soulographie il ne se hasardait plus en rasecampagne et comme un sage cultivait et rentrait les leacutegumes et les fruits

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La guerre des boutons Chapitre VII

de son jardinRestaient donc les Velransmdash Quand La veille parbleu puisque le jeudi soir tout eacutetait intact et

qursquoaujourdrsquohui il leur aurait eacuteteacute impossible de trouver apregraves quatre heuresle temps mateacuteriel neacutecessaire pour perpeacutetrer un pareil saccage agrave moinstoutefois qursquoils ne fussent venus le matin mais ils eacutetaient bien trop frous-sards pour oser friper une classe

mdash Ah si nous eacutetions au moins venus hier se lamentait Lebrac Direque jrsquoy ai penseacute Car enfin ils nrsquoont pas pu tous venir il y en avait tropdrsquoeacuteclopeacutes parmi eux je le sais bien peut-ecirctre moi comme ils eacutetaient ar-rangeacutes ils eacutetaient sucircrement plus mal foutus que nous encore

Ah si on leur eacutetait tombeacute dessus Bon Dieu de nom de Dieu je leseacutetranglais

mdash Cochons canailles bandits mdash Crsquoest tout de mecircme lacircche vous savez ce qursquoils ont fait lagrave jugea

Camusmdash Et nous en sommes des propres pour nous rebattre mdash Il faudra trouver leur cabane aussi nous reprit Lebrac il nrsquoy a plus

que ccedila parbleu plus rien que ccedila mdash Oui mais quand Apregraves quatre heures ils viendront faire le guet

agrave la lisiegravere il nrsquoy a que pendant la classe qursquoon pourrait chercher maisfaudrait la gouepper sup2 au moins huit jours de suite laquo passe que raquo il ne fautguegravere compter qursquoon tombera dessus le premier matinQursquoest-ce qui veutoser faire ce coup-lagrave pour recevoir une tatouille carabineacutee de son pegravere etattraper un mois de retenue du maicirctre drsquoeacutecole

mdash Il nrsquoy a que Gambette mdashMais comment ont-ils bien pu la trouver les salauds Une cabane si

bien cacheacutee que personne ne connaissait et ougrave ils ne nous avaient jamaisvus venir

mdash Crsquoest pas possible on leur a dit mdash Tu crois Mais qui il nrsquoy a que nous qui sachions ougrave elle est Il y

aurait donc un traicirctre

2 Manquer friper

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La guerre des boutons Chapitre VII

mdashUn traicirctre ruminait La Crique ndash Puis se frappant le front sans soucide son oeil illumineacute malgreacute son bandeau drsquoune penseacutee subite

mdash Oui lagrave nom de Dieu rugit-il oui il y a un traicirctre et je le connaisle salaud je sais qui crsquoest Ah je vois tout je devine tout maintenant ledeacutegoucirctant le Judas le pourri

mdashQui interrogea CamusmdashQui reprirent les deux autresmdash Bacailleacute pardi mdash Le bancal Tu crois mdash Jrsquoen suis sucircr Eacutecoutez-moi laquo Jeudi il nrsquoeacutetait pas avec nous il est alleacute avec son pegravere agrave la foire agrave

Baume hein vous vous souvenez Rappelez-vous bien maintenant lagueule qursquoil faisait en rentrant il avait lrsquoair de nous narguer de se foutrsquode nous parfaitement Eh bien en revenant de Baume il est passeacute parVelrans avec son pegravere ils eacutetaient un peu eacutemeacutecheacutes ils se sont arrecircteacutes chezquelqursquoun lagrave-bas je ne sais pas chez qui mais je parierais tout ce qursquoonvoudrait que crsquoest comme ccedila peut-ecirctre bien mecircme qursquoil srsquoen est revenuavec des Velrans et alors il leur zrsquoy a dit sucircrement il leur zrsquoy a dit ous-qursquoeacutetait notrsquocabane

laquoAlors lrsquoautre qui nrsquoeacutetait pas eacuteclopeacute srsquoest ameneacute hier ici avec lesmoinsmalades et voilagrave parbleu voilagrave

mdash Le cochon le traicirctre la crapule macircchonnait Lebrac si crsquoest vraibon Dieu gare agrave sa peau je le saigne

mdash Si crsquoest vrai Mais crsquoest sucircr comme un et un font laquo deusse raquo commeje mrsquoappelle La Crique et que jrsquoai lrsquooeil noir comme un cul de marmitepardine

mdash Faut le deacutemasquer alors conclut Tintinmdash Allons-nous-en il nrsquoy a plus rien agrave faire ici ccedila me retourne les

sangs et ccedila me chavire le coeur de voir ccedila geacutemit Camus On causera bienen srsquoen allant et il ne faut pas surtout qursquoon se doute que nous sommesvenus aujourdrsquohui

mdash Crsquoest demain dimanche reprit-il on le deacutemasquera bien on le feraavouer et alorshellip

Camus nrsquoacheva pas Mais son poing fermeacute brandi vers le ciel com-pleacutetait eacutenergiquement sa penseacutee

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La guerre des boutons Chapitre VII

Et par le mecircme chemin qursquoils eacutetaient venus ils rentregraverent au villageapregraves avoir drsquoun commun accord pris de seacutevegraveres dispositions pour lelendemain

n

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CHAPITRE VIII

Le traicirctre chacirctieacute

Le trouble de mon acircme eacutetant sans gueacuterisonLe voeu de la vengeance est un voeu leacutegitime

Malherbe (Sur la mort de son fils)

mdash Si on allait faire un tour agrave la cabane proposa insidieusementLa Crique le dimanche apregraves vecircpres quand tous ses camarades furentreacuteunis sous lrsquoauvent de lrsquoabreuvoir autour du geacuteneacuteral

Bacailleacute freacutemit de joie sans se douter le moins du monde qursquoil eacutetaitobserveacute discregravetement

Au reste agrave part les quatre chefs qui avaient pris part agrave la promenadede la veille nul pas mecircme les Gibus ni Gambette ne se doutait de lrsquoeacutetatdans lequel se trouvait la cabane

mdash Faudra pas se battre aujourdrsquohui conseilla Camus allons-y par lavie agrave Donzeacute

On acquiesccedila agrave ces propositions diverses et la petite armeacutee babillante

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La guerre des boutons Chapitre VIII

gaie et sans penser agrave mal srsquoachemina vers la forteresseLebrac selon son habitude tenait la tecircte Tintin au milieu de la co-

lonne et sans avoir lrsquoair de penser agrave rien marchait agrave hauteur de Bacailleacutesur qui il ne jetait mecircme pas les yeux agrave lrsquoarriegravere-garde fermant la marcheet ne perdant point de vue lrsquoaccuseacute venaient La Crique et Camus dont lesblessures eacutetaient en bonne voie de gueacuterison

Bacailleacute eacutetait visiblement agiteacute de penseacutees complexes car il ne savaitrien au juste de ce qursquoavaient fait les Velrans qursquoallait-on trouver agrave lacabane Quelle gueule feraient Lebrac et Camus et les autres sihellip

Il les regardait de temps agrave autre agrave la deacuterobeacutee et ses yeux peacutetillaientmalgreacute lui de malice contenue de joie refreacuteneacutee et aussi drsquoun leacuteger senti-ment de crainte

Et srsquoils allaient se douter Mais comment pourraient-ils savoir et sur-tout prouver

On avanccedilait dans le sentier du bois Et La Crique pencheacute vers le grim-peur lui disait

mdash Hein Camus tes corbeaux drsquohier tu te souvienshellip jrsquoaurais jamaiscru Crsquoest tout de mecircme vrai que ccedila porte malheur quelquefois ces becirctes-lagrave

mdash Demande voir agrave Bacailleacute riposta Camus qui par un inexplicablerevirement redevenait sceptique demande-zrsquoy voir srsquoil en a vu ce matindes corbeaux Il ne se doute guegravere que nous savons et ne sait pas ce quilrsquoattend Regarde-le mais regarde-le donc un peu ce salaud-lagrave

mdashCrois-tu qursquoil a du toupet Oh il se croit bien sucircr et bien tranquille mdash Tu sais faut pas le laisser eacutechapper mdash Penses-tu un bancal comme ccedila mdash Oh mais il court bien tout de mecircme ce sautereacute-lagrave sup1 Agrave lrsquoautre extreacutemiteacute de la colonne on entendait Boulot qui disait mdash Ce que je ne comprends pas crsquoest qursquoils reviennent encore apregraves

les tatouilles qursquoon leur zrsquoy a foutues mdash Pour moi reacutepondait Lebrac ils doivent avoir une cache eux aussi

Vous avez bien vu que pour la culotte de Tintin ils nrsquoavaient plus detriques en sortant du bois

1 Sautereacute probablement macircle de sauterelle sauteur

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La guerre des boutons Chapitre VIII

mdash Oui ils ont sucircrement une cabane comme nous concluait TigibusBacailleacute agrave cette affirmation eut un ricanement muet qui nrsquoeacutechappa

point agrave Tintin pas plus qursquoagrave La Crique ni agrave Camusmdash Eh bien es-tu sucircr maintenant fit La Criquemdash Oui reacutepondit lrsquoautre Ah la crapule Faudra bien qursquoil avoue On sortait du bois on allait arriver on srsquoengageait dans les chemins

creuxmdash Ah nom de Dieu srsquoexclama Lebrac srsquoarrecirctant et ainsi que crsquoeacutetait

convenu jouant la rage et la surprise comme srsquoil eucirct tout ignoreacuteIl y eut un vacarme effroyable de cris et de bousculades pour voir plus

vite et ce fut bientocirct un concert farouche de maleacutedictionsmdash Bon Dieu de bon Dieu Crsquoest-y possible mdash Cochons de cochons mdashQui est-ce qui a bien pu faire ccedila mdash Le treacutesor mdash Rien pus rien racirclait Grangibusmdash Et notre toit et nos sabres notrsquoarrosoir nos images le lit la glace

la table mdash Le balai mdash Crsquoest les Velrans mdash Pour sucircr qui ccedila serait-il mdash Peut-on savoir hasarda Bacailleacute pour dire quelque chose lui aussiTous eacutetaient entreacutes derriegravere le chef Seuls Camus et La Crique

sombres et silencieux leur trique au poing comme le Cheacuteroub au seuildu paradis perdu gardaient la porte

Lebrac laissa ses soldats se plaindre se lamenter et hurler ainsi quedes chiens qui sentent la mort Lui comme eacutecraseacute srsquoassit agrave terre au fondsur les pierres qui avaient contenu le treacutesor et la tecircte dans les mainssembla srsquoabandonner agrave son deacutesespoir

Personne ne songeait agrave sortir on criait on menaccedilait puis lrsquoefferves-cence de cris se calma et cette grande colegravere bruyante et vaine fit place agravela prostration qui suit les irreacuteparables deacutesastres

Camus et La Crique gardaient toujours la porteEnfin Lebrac relevant la tecircte et se redressant montra sa figure rava-

geacutee et ses traits crispeacutes

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La guerre des boutons Chapitre VIII

mdash Crsquoest pas possible rugit-il que les Velrans aient fait ccedila tout seuls non crsquoest pas possible qursquoils aient reacuteussi agrave trouver notrsquocabane sans qursquoonleur ait enseigneacute ougrave elle eacutetait Crsquoest pas possible on leur a dit Il y a untraicirctre ici

Et son accusation profeacutereacutee tomba dans le grand silence comme uncoup de fouet cinglant sur un troupeau deacutesempareacute

Les yeux srsquoeacutecarquillegraverent et papillotegraverent Un silence plus lourd planamdash Un traicirctre reprirent en eacutecho lointain et affaibli quelques voix

comme si crsquoeucirct eacuteteacute monstrueux et impossiblemdash Un traicirctre oui tonna derechef Lebrac Il y a un traicirctre et je le

connaismdash Il est ici glapit La Crique brandissant son eacutepieu drsquoun geste exter-

minateurmdash Regardez et vous le verrez le traicirctre reprit Lebrac fixant Bacailleacute

de ses yeux de loupmdash Crsquoest pas vrai crsquoest pas vrai balbutia le bancal qui rougissait blecirc-

missait verdissait tremblait devant cette accusation muette comme touteune frondaison de bouleau et chancelait sur ses jambes

mdash Vous voyez bien qursquoil se deacutenonce tout seul le traicirctre Le traicirctre crsquoestBacailleacute Lagrave le voyez-vous

mdash Judas va hurla Gambette terriblement eacutemu tandis que Grangi-bus freacutemissant lui posait la griffe sur lrsquoeacutepaule et le secouait comme unprunier

mdash Crsquoest pas vrai crsquoest pas vrai protestait de nouveau Bacailleacute quandest-ce que jrsquoaurais pu leur dire moi je ne les vois pas les Velrans je neles connais pas

mdash Silence menteur coupa le chef Nous savons tout Jeudi la cabaneeacutetait intacte crsquoest vendredi qursquoon lrsquoa sacqueacutee puisqursquohier elle y eacutetait deacutejagraveAllez dites-le ceux qui sont venus hier soir avec moi

mdash Nous le jurons firent ensemble Camus Tintin et La Crique levantla main droite preacutealablement mouilleacutee de salive et crachant par terre ser-ment solennel

mdash Et tu vas dire canaille ou je trsquoeacutetrangle trsquoentends tu vas avouer agravequi tu lrsquoas dit jeudi en revenant de Baume Crsquoest jeudi que trsquoas vendu tesfregraveres

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Une secoueacutee brutale rappela agrave Bacailleacute ahuri sa situation terriblemdash Crsquoest pas vrai na continua-t-il agrave nier et jrsquoveux mrsquoen aller puisque

crsquoest comme ccedilamdash On ne passe pas grogna La Crique levant son bacirctonmdash Lacircches vous ecirctes des lacircches riposta Bacailleacutemdash Canaille gibier de bagne beugla Camus il nous trahit il nous fait

voler et il nous insulte encore par-dessus le marcheacute mdash Liez-le ordonna Lebrac drsquoun ton secEt avant que la chose fucirct faite il se saisit du prisonnier et le calotta

vigoureusementmdash La Crique interrogea-t-il ensuite drsquoun air grave toi qui connais ton

histoire de France dis-nous un peu comment on srsquoy prenait au bon vieuxtemps pour faire avouer leurs crimes aux coupables

mdash On leur laquo roustissait raquo les doigts de piedmdash Deacutechaussez le traicirctre alors et allumez du feuBacailleacute se deacutebattaitmdash Oh tu as beau faire preacutevint le chef tu nrsquoeacutechapperas pas avoueras-

tu canaille Une fumeacutee eacutepaisse et blanche montait deacutejagrave drsquoun amas de mousse et

de feuilles segravechesmdash Oui fit lrsquoautre affoleacute oui Et le bancal toujours maintenu par des ficelles et des mouchoirs rou-

leacutes en forme de lien au milieu du cercle menaccedilant et furibond des guer-riers de Longeverne avoua par petites phrases qursquoil eacutetait en effet revenude Baume avec Boguet de Velrans et le pegravere drsquoicelui qursquoils srsquoeacutetaient arrecirc-teacutes chez eux lagrave-bas pour boire un litre et une goutte et qursquoil avait eacutetantsaoul raconteacute sans croire mal faire ougrave se trouvait la cabane de Longe-verne

mdash Crsquoest pas la peine drsquoessayer de nous monter le coup tu sais coupaLa Crique jrsquoai bien vu la gueule que tu faisais en rentrant de Baume tusavais bien ce que tu disais et en venant ici tout agrave lrsquoheure nous trsquoavonsbien vu aussi Tu savais

mdash Tout ccedila laquo crsquoest passe que tu bisques raquo de ce que la Tavie aimemieuxCamus Elle a sucircrement raison de se foutre de ta gueule Mais est-ce qursquoontrsquoavait fait du mal apregraves lrsquoaffaire de vendredi Est-ce qursquoon trsquoa seulement

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La guerre des boutons Chapitre VIII

empecirccheacute de revenir te battre avec nous Pourquoi alors que tu te vengesaussi salement Trsquoas pas laquo drsquoescuses raquo

mdash Voilagrave conclut Lebrac serrez les noeuds On va le jugerUn grand silence tombaCamus et La Crique geocircliers sinistres barraient toujours le seuil Une

houle de poings se tendaient vers Bacailleacute Comprenant qursquoil nrsquoavait pasde pitieacute agrave attendre des geocircliers et sentant venir lrsquoheure des expiationssuprecircmes il eut une reacutevolte deacutesespeacutereacutee et terrible et essaya de ruer de sedeacutebattre et de mordre

Mais Gambette et les Gibus qui avaient assumeacute le rocircle de garde-chiourme eacutetaient des gars solides et racircbleacutes et on ne le leur faisait pascomme ccedila drsquoautant que la colegravere une colegravere folle qui leur faisait lesoreilles rouges deacutecuplait encore leurs forces

Les poignets de Bacailleacute serreacutes dans des eacutetaux de fer devinrent bleusses jambes furent en un clin drsquooeil ligoteacutees plus eacutetroitement encore et onle jeta comme un paquet de chiffons au milieu de la cabane sous le troudu toit deacutefonceacute du toit si solide que malgreacute tous leurs efforts les Velransne lrsquoavaient pu crever qursquoen un seul endroit

Lebrac en chef parla mdash La cabane dit-il est foutue on connaicirct notre cache tout est agrave re-

faire mais ccedila ce nrsquoest rien il y a le treacutesor qui a disparu il y a lrsquohonneurqui est atteint

laquo Lrsquohonneur on le redressera on sait ce que valent nos poings maisle treacutesorhellip le treacutesor valait bien cent sous

laquo Bacailleacute continua-t-il gravement tu es complice des voleurs tu esun voleur tu nous a voleacute cent sous as-tu un eacutecu de cinq livres agrave nousrendre raquo

La question eacutetait de pure forme et Lebrac ne lrsquoignorait pasQui est-cequi avait jamais eu cent sous agrave soi cent sous ignoreacutes des parents et surlesquels ces derniers ne pussent avoir agrave toute heure droit de haute main

Personne mdash Jrsquoai trois sous geacutemit Bacailleacutemdash Fous-toi-les laquo queacuteque raquo part tes trois sous rugit Gambettemdash Messieurs reprit Lebrac solennel voici un traicirctre et nous allons le

juger et lrsquoexeacutecuter sans reacutemission

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La guerre des boutons Chapitre VIII

mdash Sans haine et sans crainte redressa La Crique qui se remeacutemoraitdes lambeaux de phrases drsquoinstruction civique

mdash Il a avoueacute qursquoil eacutetait coupable mais il a avoueacute parce qursquoil ne pouvaitpas faire autrement et que nous connaissions son crime Quel supplicedoit-on lui faire subir

mdash Le saigner rugirent dix voixmdash Le pendre beuglegraverent dix autresmdash Le chacirctrer grondegraverent quelques-unesmdash Lui couper la langue mdash On va drsquoabord interrompit le chef plus prudent et gardant incons-

ciemment malgreacute sa colegravere une plus saine ideacutee des choses et des conseacute-quences de leur acte on va drsquoabord lui nettoyer tous ses boutons pourreconstituer un noyau de treacutesor et remplacer en partie celui qui nous aeacuteteacute voleacute par ses amis les Velrans

mdash Mes habits du dimanche sursauta le prisonnier Jrsquoveux pas jrsquoveuxpas je lrsquodirai agrave nos gens sup2

mdash Chante toujours mon petit tu nous amuses mais tu sais tu nrsquoasqursquoagrave recommencer agrave cafarder pour voir un peu et jrsquote preacuteviens que si tubrailles trop fort ici on te la boucle ta gueule avec ton laquo tire-jus raquo commeon a fait agrave lrsquoAztec des Gueacutes

Comme ces menaces ne deacutecidaient point Bacailleacute agrave se taire on lebacircillonna et on fit sauter tous ses boutons

mdash Ce nrsquoest pas tout ccedila n d Dhellip reprit La Crique si on ne fait que ccedilaagrave un traicirctre crsquoest vraiment pas la peine Un traicirctre hellip crsquoest un traicirctre nd Dhellip et ccedila nrsquoa pas le droit de vivre

mdash On va le fouetter proposa Grangibus chacun son coup puisqursquoilnous a fait du mal agrave tertous

On ligota de nouveau Bacailleacute nu sur les planches de la table deacutemoliemdash Commencez ordonna LebracUn agrave un la baguette de coudre agrave la main les quarante Longevernes

deacutefilegraverent devant Bacailleacute qui sous leurs coups hurlait agrave fendre le roc etils lui crachegraverent sur le dos sur les reins sur les cuisses sur tout le corpsen signe de meacutepris et de deacutegoucirct

2 Nos gens expression comtoise pour laquo mes parents raquo

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Durant ce temps une dizaine de guerriers sous la conduite de LaCrique eacutetaient sortis avec les habits du condamneacute

Ils revinrent quand finissait lrsquoopeacuteration et Bacailleacute deacutebacircillonneacute et deacute-lieacute reccedilut au bout de longs bacirctons les diverses piegraveces de son habillementveuves de boutons qui avaient eacuteteacute de plus largement compisseacutees et abon-damment souilleacutees drsquoautre faccedilon encore par les justiciers de Longeverne

mdash Va te faire recoudre ccedila par les Velrans lui conseilla-t-on pour finir

n

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CHAPITRE IX

Tragiques rentreacutees

Les sanglots des martyrs et des supplicieacutesSont une symphonie enivrante sans doutehellip

Ch Baudelaire (Les Fleurs du Mal)

B ses liens les fesses en sang la face conges-tionneacutee les yeux reacutevulseacutes drsquohorreur reccedilut en pleine figure lespaquets malodorants qursquoeacutetaient ses habits cependant que toute

lrsquoarmeacutee suivant ses chefs lrsquoabandonnait agrave son sort et quittait dignementla cabane pour aller un peu plus loin dans un endroit deacutesert et cacheacute seconcerter sur ce qursquoil convenait de faire en si pressante et peacutenible occur-rence

Pas un ne se demandait ce qursquoil allait advenir du traicirctre deacutemasqueacutechacirctieacute fesseacute deacuteshonoreacute empuanti Ccedila crsquoeacutetait son affaire il nrsquoavait quece qursquoil meacuteritait et tout juste encore Des racircles et des hoquets de ragedes sanglots drsquoun homme qursquoon assassine parvenaient bien jusqursquoagrave leurs

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La guerre des boutons Chapitre IX

oreilles ils ne srsquoen souciegraverent pointBientocirct par degreacutes lrsquoautre reprenant conscience et se sauvant agrave toute

allure les sanglots et les cris et les hurlements diminuegraverent et lrsquoon nrsquoen-tendit plus rien

Alors Lebrac commanda mdash Il faut aller prendre agrave la cabane tout ce qui peut servir encore et

aller le cacher ailleurs en attendantAgrave deux cents megravetres de lagrave dans le taillis une petite excavation in-

suffisante pour remplacer celle que lrsquoon venait de perdre par le crime deBacailleacute pouvait faute de mieux abriter momentaneacutement les deacutebris dece qui avait eacuteteacute le palais de gloire de lrsquoarmeacutee de Longeverne

mdash Il faut tout apporter ici deacutecida-t-il Et immeacutediatement la majeurepartie de la troupe srsquooccupa agrave ce travail

mdash Fichez aussi le mur en bas compleacuteta-t-il enlevez le toit et murez laprovision de bois il faut qursquoon ne voie plus rien de rien

Les ordres eacutetant donneacutes pendant que les soldats vaquaient agrave ces cor-veacutees reacuteglementaires et presseacutees il confeacutera avec les autres chefs CamusLa Crique Tintin Boulot Grangibus et Gambette

Ce fut une confeacuterence longue et mysteacuterieuseLrsquoavenir et le preacutesent y furent confronteacutes au passeacute non sans regrets

et sans plaintes et surtout lrsquoon agita la question de reconqueacuterir le treacutesorCe treacutesor eacutetait sucircrement dans la cabane des Velrans et la cabane eacutetait

dans le bois mais comment le trouver et surtout quand pourrait-on lechercher

Il nrsquoy avait que Gambette habitant sur la Cocircte et quelquefois Grangi-bus occupeacute au moulin qui pouvaient invoquer des motifs plausibles drsquoab-sence sans courir le risque drsquoun controcircle immeacutediat et seacuterieux

Gambette nrsquoheacutesita pasmdash Je gouepperai sup1 lrsquoeacutecole tant qursquoil faudra je battrai le bois en long

en large en haut en travers jrsquoen laisserai pas un pouce drsquoinesqueploreacute sup2tant que jrsquoaurai pas deacutemoli leur cabane et repris notre sac

Grangibus deacuteclara que toutes les fois qursquoil pourrait se joindre agrave lui il

1 Manquerai2 Inexploreacute

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La guerre des boutons Chapitre IX

le trouverait agrave la carriegravere agrave Pepiot une demi-heure environ avant lrsquoentreacuteeen classe

Degraves que la traque de Gambette aurait abouti et qursquoon aurait reconquisle treacutesor on rebacirctirait la cabane sur un emplacement qursquoon deacutetermineraitplus tard apregraves les recherches les plus preacutecieuses

Pour lrsquoheure on se contenterait de proteacuteger jusqursquoau contour des Me-nelots et agrave la marniegravere de Jean-Baptiste le retour au Vernois des Gibus

Le transport des mateacuteriaux eacutetait acheveacute les guerriers vinrent se grou-per autour des chefs

Lebrac au nom du Conseil annonccedila gravement que la guerre agrave laSaute eacutetait suspendue jusqursquoagrave une date prochaine qursquoon fixerait de faccedilonpreacutecise degraves qursquoon aurait retrouveacute ce qursquoil fallait

Le Conseil prudent gardait en effet pour lui le secret de ses grandesdeacutecisions

On effaccedila aussi bien que possible les traces qui menaient de lrsquoanciennecabane agrave la nouvelle reacuteserve apregraves quoi le soleil baissant on se reacutesolutagrave regagner le village sans se douter qursquoagrave cette heure il eacutetait en pleinereacutevolution

Les conscrits qui jouaient aux quilles les hommes qui buvaient leurlitre agrave lrsquoauberge de Fricot les commegraveres allant faire la causette avec lavoisine les grandes filles srsquoexerccedilant agrave la broderie ou au crochet derriegravereles rideaux de la fenecirctre toute la population de Longeverne se reacutecreacuteant ouse reposant fut tout drsquoun coup attireacutee aspireacutee devrait-on dire au milieude la rue par des cris eacutepouvantables par les racircles qui nrsquoavaient plus riendrsquohumain drsquoun malheureux qui est agrave bout qui va tomber rendre lrsquoacircme etchacun les yeux arrondis drsquoangoisse se demandait ce qursquoil y avait

Et voilagrave que lrsquoon vit surgir du laquo traje raquo des Chemineacutees bancalant plusque jamais et courant et hurlant autant qursquoon peut hurler Bacailleacute toutnu ou presque car il nrsquoavait sur son dos que sa chemise et aux pieds dessouliers sans cordons Il tenait sur ses bras deux paquets drsquohabits et ilsentait il empoisonnait plus que trente-six charognes en train de pourrir

Les premiers qui accoururent agrave sa rencontre reculegraverent en se bouchantle nez puis un peu aguerris se rapprochegraverent tout de mecircme complegravete-ment ahuris interrogeant

mdashQursquoest-ce qursquoil y a

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La guerre des boutons Chapitre IX

Bacailleacute avait les fesses rouges de sang des rigoles de crachat lui des-cendaient le long des cuisses ses yeux chavireacutes nrsquoavaient plus de larmesses cheveux eacutetaient tout droits et agglutineacutes comme les poils drsquoun heacuteris-son et il tremblait comme une feuille morte qui va se deacutetacher de sonrameau et srsquoenvoler au vent

mdashQursquoest-ce qursquoil y a Qursquoest-ce qursquoil y a Bacailleacute ne pouvait rien dire il hoquetait racirclait se tordait hochait la

tecircte se laissait allerSon pegravere et sa megravere accourus lrsquoemportegraverent agrave la maison agrave demi eacuteva-

noui cependant que tout le village intrigueacute les suivaitOn pansa les fesses de Bacailleacute on le deacutebarbouilla on mit tremper ses

habits dans une seille agrave la remise on le coucha on lui chauffa des briquesdes cruchons des bouillottes on lui fit boire du theacute du cafeacute des grogs ettoujours hoquetant il se calma un peu et baissa les paupiegraveres

Un quart drsquoheure apregraves un peu remis il rouvrait les yeux et racon-tait agrave ses parents ainsi qursquoaux nombreuses femmes qui entouraient sacouche tout ce qui venait de se passer agrave la cabane en omettant toutefoissoigneusement de speacutecifier les motifs qui lui avaient valu ce traitementbarbare crsquoest-agrave-dire sa trahison

Il dit tout le reste il vendit tous les secrets de lrsquoarmeacutee de Longeverne ilnarra les escapades agrave la Saute et les batailles il confessa les boutons chipeacuteset la contribution de guerre il deacutevoila tous les trucs de Lebrac deacutenonccedilatous ses conseils il chargea Camus autant qursquoil put il dit les planchesdeacuterobeacutees les clous soustraits les outils emprunteacutes et la noce la gouttele vin les pommes et le sucre voleacutes les chants obscegravenes la deacutegueuladeau retour et les farces agrave Beacutedouin et le culottage de saint Joseph avec lesdeacutepouilles de lrsquoAztec des Gueacutes tout tout tout il se deacutegonfla se vida sevengea et srsquoendormit lagrave-dessus avec la fiegravevre et le cauchemar

Marchant sur la pointe des pieds une agrave une ou par petits groupessrsquoarrecirctant de temps agrave autre pour jeter un coup drsquooeil sur lrsquointeacuteressant ma-lade les visiteuses se retiregraverent Mais elles srsquoattendirent au seuil de laporte et toutes reacuteunies confeacuteregraverent srsquoanimegraverent srsquoexcitegraverent se mon-tegraverent jusqursquoagrave la fureur folle oeufs voleacutes boutons rafleacutes clous chipeacutessans compter ce qursquoon ne savait pas et bientocirct pas un chat dans le vil-lage ndash si toutefois ces gracieux animaux eurent le mauvais goucirct de precircter

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La guerre des boutons Chapitre IX

lrsquooreille aux discours de leurs patronnes ndash nrsquoignora un mot de la terribleaffaire

mdash Les gredins les gouillands les gouapes les voyous les saligauds mdash Attendez un peu qursquoil rentre jrsquovais le soignermdash Jrsquovais lui servir queacuteque chose aussi au nocirctre le mien mdash Si crsquoest permis des gamins de leur acircge mdash Y a pus drsquoenfants voyez-vous mdash Moi crsquoest son pegravere qui va lui en foutre mdash Attendez seulement qursquoils reviennent Le fait est qursquoils ne paraissaient point autrement presseacutes de rentrer les

gars de Longeverne et ils lrsquoauraient eacuteteacute bien moins encore srsquoils avaient puse douter de lrsquoeacutetat de surexcitation dans lequel le retour et les reacuteveacutelationsde Bacailleacute avaient mis les auteurs de leurs jours

mdash Vous ne les avez pas encore revus mdash Non quelles sottises peuvent-ils bien ecirctre encore en train de faire Les pegraveres venaient de rentrer pour arranger les becirctes leur donner agrave

manger les mener boire et renouveler la litiegravere Ils criaient moins queleurs eacutepouses mais ils avaient les traits crispeacutes et durcis

Le pegravere Bacailleacute avait parleacute de maladie procegraves dommages-inteacuterecirctset dame quand il eacutetait question de leur faire desserrer les cordons de labourse cela nrsquoallait point aussi promettaient-ils inteacuterieurement et mecircmeagrave haute voix de fabuleuses racleacutees agrave leurs rejetons

mdash Les voici annonccedila la megravere Camus du haut de sa leveacutee de grangela main en abat-jour sur les yeux

Et en effet presque aussitocirct se poursuivant et discutant comme agravelrsquoordinaire les gamins du village apparurent dans le chemin pregraves de lafontaine

mdash File chez nous tout de suite commanda segravechement agrave son fils le pegravereTintin qui abreuvait ses becirctes

laquo Lebrac ajouta-t-il et toi aussi Camus y a ton pegravere qui trsquoa deacutejagrave ap-peleacute trois fois

mdash Ah bien on y va alors reacutepondirent nonchalamment les deux chefsEt bientocirct de tous les coins sur tous les seuils on vit surgir des ma-

mans ou des papas heacutelant agrave haute voix leur fils et le priant de rentrerimmeacutediatement

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La guerre des boutons Chapitre IX

Les Gibus et Gambette presque instantaneacutement abandonneacutes se reacute-solurent puisqursquoil en eacutetait ainsi agrave regagner eacutegalement leurs domicilesrespectifs mais Gambette en montant la cocircte et les Gibus la derniegraverebicoque deacutepasseacutee srsquoarrecirctegraverent court

De toutes les maisons du village des cris des hurlements des voci-feacuterations des racircles mecircleacutes agrave des coups de pieds claquant agrave des coups depoings sonnant agrave des tonnerres de chaises et de meubles srsquoeacutecroulant semariaient agrave des jappements eacutepouvanteacutes de chiens se sauvant de chatsfaisant claquer les chatiegraveres pour le plus effroyable charivari qursquooreillehumaine pucirct recircver

On eucirct dit que partout agrave la fois on srsquoeacutegorgeaitGambette le coeur serreacute immobile eacutecoutaitCrsquoeacutetaienthellip oui crsquoeacutetaient bien les voix de ses amis crsquoeacutetaient les ru-

gissements de Lebrac les cris de putois de La Crique les meuglementsde Camus les hurlements de Tintin les piaillements de Boulot les pleursdes autres et leurs grincements de dents on les battait on les rossait onles eacutetrillait on les assommait

Qursquoest-ce que ccedila pouvait bien signifier Et il revint par derriegravere agrave travers les vergers nrsquoosant repasser de-

vant chez Leacuteon le buraliste ougrave quelques ceacutelibataires endurcis fumantleur bouffarde jugeaient des coups drsquoapregraves les cris et discutaient avecironie sur la vigueur compareacutee des poignes paternelles

Il aperccedilut les deux Gibus arrecircteacutes aux aussi comme des liegravevres quieacutecoutent la chasse lrsquooeil rond et les cheveux heacuterisseacuteshellip

mdash Entends-tu entendez-vous mdash Ils les eacutereintent Pourquoi mdash Bacailleacute hellip fit Grangibus crsquoest agrave cause de Bacailleacute je parierais Oui

il est rentreacute tout agrave lrsquoheure au village peut-ecirctre tel qursquoon lrsquoavait laisseacute avecses habits pleins de merde et il a ducirc recafarder

mdash Peut-ecirctre qursquoil a tout raconteacute le salaud mdash Alors nous aussi quand les vieux le sauront on va recevoir la

danse mdash Srsquoil nrsquoa pas dit nos noms et qursquoon en parle chez nous on dira qursquoon

nrsquoy eacutetait pasmdash Eacutecoute eacutecoute hellip

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La guerre des boutons Chapitre IX

Une bordeacutee de sanglots et de racircles et de cris et drsquoinjures et de menacessrsquoeacutevadait de chaque maison montait se mecirclait emplissait la rue pour uneeffarante cacophonie un sabbat infernal un vrai concert de damneacutes

Toute lrsquoarmeacutee de Longeverne du geacuteneacuteral au plus humble soldat duplus grand au plus petit du plus malin au moins deacutegourdi tous rece-vaient la pile et les paternels y allaient sans se retenir (la question drsquoar-gent ayant eacuteteacute eacutevoqueacutee) agrave grands coups de poings et de pieds de soulierset de sabots de martinets et de triques et les megraveres srsquoen mecirclaient ellesaussi farouches impitoyables sur les questions de gros sous tandis queles soeurs navreacutees et un peu complices pleuraient se lamentaient et sup-pliaient qursquoon ne tuacirct pas pour si peu leur pauvre petit fregravere

La Marie Tintin voulut intervenir directement Elle reccedilut de sa megravereune paire de gifles lanceacutees agrave toute voleacutee avec cette menace

mdash Toi petite garce mecircle-toi de ce qui te regarde et que jrsquoentende direencore par les voisines que tu fricotes avec ce jeune gouilland de Lebracje veux trsquoapprendre ce qui est de ton acircge

La Marie voulut lui reacutepliquer une nouvelle paire de claques du pegraverelui en coupa lrsquoenvie et elle srsquoen fut pleurer silencieusement dans un coin

Et Gambette et les Gibus eacutepouvanteacutes srsquoen furent aussi chacun deleur cocircteacute apregraves avoir convenu que Grangibus irait en classe le lendemainmatin pour avoir des renseignements sur ce qui srsquoeacutetait passeacute et qursquoil ac-compagnerait le mardi Gambette agrave la Saute dans sa recherche de la cabanedes Velrans pour lui raconter comment tout ccedila avait tourneacute

n

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CHAPITRE X

Derniegraveres paroles

Et srsquoil nrsquoen reste qursquoun je serai celui-lagrave

Victor Hugo (Les Chacirctiments)

S de la poigne toute-puissante et des irreacutesistiblesarguments que sont des coups de pied au cul bien appliqueacutesune promesse un serment avaient eacuteteacute arracheacutes agrave presque tous

les guerriers de Longeverne la promesse de ne plus se battre avec lesVelrans le serment de ne plus deacutetourner agrave lrsquoavenir ni boutons ni clousni planches ni oeufs ni sous au deacutetriment du meacutenage

Seuls les Gibus et Gambette habitant des meacutetairies eacuteloigneacutees ducentre avaient momentaneacutement eacutechappeacute agrave la sauce quant agrave Lebrac plustecirctu qursquoune demi-douzaine de mules il nrsquoavait rien voulu avouer ni sousla menace ni sous la trique Il nrsquoavait rien promis ni jureacute il eacutetait resteacutemuet comme une carpe crsquoest-agrave-dire qursquoil nrsquoavait pas profeacutereacute durant labastonnade furieuse qursquoil reccedilut de sons humainement articuleacutes mais

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La guerre des boutons Chapitre X

par contre il srsquoeacutetait copieusement rattrapeacute en beuglements en rugisse-ments en hennissements en hurlements qui auraient pu rendre jalouxtous les animaux sauvages de la creacuteation

Et naturellement tous les jeunes Longevernois se couchegraverent ce soir-lagrave sans souper ou bien eurent pour toute pitance avec le morceau de painsec la permission drsquoaller boire un coup agrave lrsquoarrosoir ou au bassin sup1

On leur deacutefendit le lendemain de srsquoamuser avant la classe on leur or-donna de rentrer immeacutediatement apregraves onze et quatre heures interdic-tion aussi de parler aux camarades recommandation au pegravere Simon dedonner des devoirs suppleacutementaires et des leccedilons itou de veiller agrave lrsquoiso-lement de punir dur et de doubler chaque fois qursquoun audacieux oseraittroubler le silence et enfreindre la deacutefense geacuteneacuterale donneacutee de concert partous les chefs de famille

Agrave huit heures moins cinq minutes on les lacircchaLes Gibus arrivant voulurent interpeller Tintin qui filait sous les

yeux de son pegravere Tintin les yeux rouges et les eacutepaules renfonceacutees quieut en les entendant un regard affoleacute et se tut obstineacutement comme si lechat lui eucirct mangeacute la langue Ils nrsquoeurent pas plus de succegraves aupregraves deBoulot

Deacutecideacutement ccedila devenait graveTous les pegraveres eacutetaient sur le seuil de leur porte Camus fut aussi muet

que Tintin et La Crique eut un geste drsquoeacutepaules qui en disait long tregraveslong

Grangibus pensait se rattraper dans la cour de lrsquoeacutecole Mais le pegravereSimon ne leur permit pas drsquoy entrer

En arrecirct devant la porte il les parquait par deux degraves leur arriveacutee avecdeacutefense drsquoouvrir la bouche

Grangibus regretta amegraverement de nrsquoavoir pas suivi son impulsion pre-miegravere qui lui commandait drsquoaccompagner Gambette dans ses rechercheset drsquoavoir laisseacute agrave son fregravere le soin de les renseigner

On entra

1 Quand jrsquoeacutetais enfant chez presque tous les paysans on mettait la provision drsquoeaudans des seilles de bois on y puisait agrave lrsquoaide drsquoun bassin de cuivre Quand on avait soifchacun pouvait aller boire au bassin

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La guerre des boutons Chapitre X

Le maicirctre du haut de sa chaire droit et seacutevegravere sa regravegle drsquoeacutebegravene agrave lamain commenccedila par fleacutetrir en termes eacutenergiques leur conduite sauvagede la veille indigne de citoyens civiliseacutes vivant en Reacutepublique dont ladevise eacutetait liberteacute eacutegaliteacute fraterniteacute

Il les compara ensuite aux ecirctres apparemment les plus horrifiques etles plus deacutegradeacutes de la creacuteation aux apaches aux anthropophages auxilotes antiques aux singes de Sumatra et de lrsquoAfrique eacutequatoriale auxtigres aux loups aux indigegravenes de Borneacuteo aux Bachibouzouks aux Bar-bares des temps jadis et crsquoeacutetait le plus grave comme conclusion agrave cediscours deacuteclara qursquoil ne toleacutererait pas un mot que le premier geste decommunication qursquoil surprendrait soit en classe soit en reacutecreacuteation vau-drait agrave son auteur trente jours de retenue et dix pages par soir drsquohistoirede France ou de geacuteographie agrave copier et agrave reacuteciter

Ce fut une classe morne pour tous on nrsquoentendait que le bruit cris-sant des plumesmordant rageusement le papier quelques claquements desabots le frottement leacuteger et eacutetouffeacute des pupitres leveacutes avec prudence etquand venait lrsquoheure des leccedilons la voix rogue du pegravere Simon et le reacutecitatifheacutesitant et timide de lrsquointerrogeacute

Les Gibus pourtant auraient bien voulu ecirctre fixeacutes car lrsquoappreacutehensionde la racleacutee comme une eacutepeacutee de Damoclegraves pendait toujours sur leur des-tin

Agrave la fin Grangibus par lrsquointermeacutediaire de ses voisins et avec drsquoinfiniespreacutecautions fit passer agrave Lebrac un court billet interrogateur

Lebrac par le mecircme truchement reacuteussit agrave lui reacutepondre agrave lui narreren quelques phrases poignantes la situation et lui indiquer en quelquesmots concis la conduite agrave tenir

laquo Bacailleacute oli avegraveque la fiaivre sai degraves manier Hi la tout vandu la-maiche Tout le monde a aiteacute roceacute Deacutefense de coseacute ou bien nouvailedanse sairman de pas recommenceacute mais on ccedilanfou les Velrant repaierontou Rechaircher le treacutessor quand mecircme raquo

Grangibus en savait assez Il eacutetait inutile de srsquoexposer davantageLrsquoapregraves-midi mecircme il fripait la classe et filait rejoindre Gambette tan-

dis que son fregravere lrsquoexcusait aupregraves du maicirctre en disant que Narcisse ledomestique srsquoeacutetant fait mal au bras son fregravere le remplaccedilait momentaneacute-ment au travail du moulin

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La guerre des boutons Chapitre X

Le mardi et le mercredi furent comme le lundi des jours mornes etstudieux Les leccedilons eacutetaient sues imperturbablement et les devoirs soi-gneacutes fignoleacutes et paracheveacutes

On nrsquoessaya pas drsquoenfreindre les ordres crsquoeacutetait trop grave on fitcomme les chats patte douce on eut lrsquoair soumis

Tigibus tous les jours passait le mecircme billet agrave Lebrac mdash Rien Le vendredi la surveillance un peu se relacirccha ils eacutetaient si sages

et sans doute si bien corrigeacutes totalement gueacuteris et puis on apprit queBacailleacute srsquoeacutetait leveacute

La crainte de la justice et des dommages-inteacuterecircts se dissipant avec lagueacuterison du malade les pegraveres et les megraveres sentirent srsquoapaiser par degreacutesleur rancune et se montregraverent moins rogues Mais on se garda agrave carreautout de mecircme dans le petit monde des gosses

Le samedi comme Bacailleacute eacutetait sorti la tension diminua encore onleur permit de jouer dans la cour et ils purent au cours des parties or-ganiseacutees mecircler aux expressions reacuteglementaires du jeu quelques phrasesrelatives agrave leur situation phrases bregraveves prudentes et agrave double ententecar ils se sentaient eacutepieacutes

Le dimanche un peu avant la messe ils purent se reacuteunir autour delrsquoabreuvoir et causer enfin de leurs affaires

Ils virent passer tenant son pegravere par la main Bacailleacute entiegraverementremis et plus narquois que jamais dans ses habits laquo rapproprieacutes raquo Apregravesvecircpres ils crurent habile et prudent de rentrer avant qursquoon les y invitacirct

Bien leur en prit en effet car ce dernier trait deacutesarma tout agrave fait lesparents et le maicirctre si bien que le lundi on les laissa libres de jouer etde bavarder comme avant la sauce ce qursquoils ne manquegraverent pas de faireagrave quatre heures loin des oreilles inquisitoriales et des regards malinten-tionneacutes

Mais le mardi tous eurent une grosse eacutemotion Grangibus arriva agravelrsquoeacutecole avec son fregravere et Gambette lui aussi descendit de la Cocircte avanthuit heures Il apportait au pegravere Simon un chiffon de papier graisseuxplieacute en quatre que lrsquoautre ouvrit et sur lequel il lut

Mocieu le maicirctre

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La guerre des boutons Chapitre X

Je vous envoi seacute deux mots pour vous dire que jrsquoai gardeacute Leacuteon agrave la meacutesonagrave cause de mes rumatisses pour arrangeacute les becirctes

Jean-Baptiste CassardCrsquoeacutetait Gambette qui avait reacutedigeacute le billet et Grangibus qui lrsquoavait

signeacute pour le pegravere de lrsquoabsent afin que les deux eacutecritures ne se ressem-blassent point il passa haut la main

La chose drsquoailleurs nrsquoinquieacutetait pas les guerriers Gambette on lesavait eacutetait souvent retenu agrave la maison

Mais si Gambette revenait avec Grangibus crsquoest qursquoil avait trouveacute lacabane des Velrans et repris le treacutesor

Les yeux de Lebrac flamboyaient comme ceux drsquoun loup les cama-rades nrsquoeacutetaient pas moins inteacuteresseacutes Ah comme elle eacutetait oublieacute la pilede lrsquoavant-dernier dimanche et comme les promesses et les serments ar-racheacutes de force agrave leurs legravevres pesaient peu agrave leurs acircmes de douze ans

mdash Ccedila y est ti interrogea-t-ilmdash Oui ccedila y est fit GambetteLebrac faillit pacirclir et tomber il ravala sa saliveTintin La Crique Boulot avaient entendu la demande et la reacuteponse

eux aussi eacutetaient pacirclesLebrac deacutecida mdash Faudra se reacuteunir ce soir mdash Oui agrave quatre heures agrave la carriegravere agrave Pepiot Tant pis si on est chopeacute mdash On srsquoarrangera exposa La Crique pour jouer agrave la cachette on filera

chacun par un chemin de ce cocircteacute-lagrave sans rien dire agrave personnemdash Entendu

Crsquoeacutetait un soir gris et sombre La bise avait couru tout le jour ba-

layant la poussiegravere des routes elle srsquoarrecirctait un peu de souffler un calmefroid pesait sur les champs des nuages plombeacutes de gros nuages informessrsquoeacutebattaient agrave lrsquohorizon la neige nrsquoeacutetait pas loin sans doute mais aucundes chefs accourus agrave la carriegravere ne sentait la froidure ils avaient un brasierdans le coeur une illumination dans le cerveau

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La guerre des boutons Chapitre X

mdash Ougrave est-il demanda Lebrac agrave Gambettemdash Lagrave-haut agrave la nouvelle cache reacutepondit lrsquoautre et tu sais il a fait des

petits mdash Ah Et comme Boulot toujours bon dernier arrivait ils filegraverent tous au

triple galop vers leur abri provisoire ougrave Gambette extirpa de dessous unamas de planches et de clous un sac eacutenorme rebondi peacutetant de boutonsalourdi de toutes les munitions des guerriers de Velrans

mdash Comment as-tu fait pour le trouver Tu as deacutemoli leur cabane mdash Leur cabane hellip srsquoexclama Gambettehellip cabane Peuh pas une ca-

bane ils sont trop becirctes pour en bacirctir une comme nous pas mecircme unbacul un petit machin de rien du tout accouteacute contre un bout de rocheret qursquoon ne pouvait mecircme pas voir

laquo Crsquoest agrave peine si on pouvait y entrer agrave genoux mdash Ah mdash Oui leurs sabres leurs triques leurs lances eacutetaient empileacutes lagrave-

dedans et on a commenceacute par leur zrsquoy casser tous lrsquoun apregraves lrsquoautre tantqursquoagrave force on en avait mal aux genoux

mdash Et le sac mdash Mais je vous ai pas dit comment qursquoon lrsquoavait trouveacute leur bacul

Ah mes vieux ce qursquoon a eu du mal mdash Depuis huit jours qursquoon cherchait pour rien rencheacuterit Grangibus

ccedila commenccedilait agrave ecirctre emmhellipbecirctant mdash Et devinez comment qursquoon lrsquoa trouveacute mdash Jrsquodonne ma part au chat pressa La Criquemdash Et moi aussi firent tous les autres impatientsmdash Non vous ne devineriez jamais et ce qursquoon a eu de la veine de

regarder en lrsquoair mdash hellipmdash Oui mes vieux on avait deacutejagrave bien passeacute quatre ou cinq fois par lagrave

quand sur un checircne un peu plus loin on a vu une boule drsquoeacutecureuil etGrangibus mrsquoa dit

mdash Je ne sais srsquoil est dedans Si tu montais voir comme crsquoest mdash Alors jrsquoai pris entre mes dents un petit bacircton pour fourgonner

parce que srsquoil avait eacuteteacute dedans quand jrsquoaurais mis la main il aurait pu me

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La guerre des boutons Chapitre X

mordre les doigts Je monte jrsquoarrive je tacircte et qursquoest-ce que je trouve mdash Le sac mdash Mais non rien du tout alors je fous la boule en bas et alors en

regardant crsquoest lagrave que dans un contrebas un peu plus du cocircteacute de bise jrsquoaivu le bacul de ces cochons de Velrans

laquo Ah jrsquoai bientocirct eacuteteacute en bas Grangibus croyait que lrsquoeacutecureuil mrsquoavaitmordu et que je deacutegringolais de frousse mais quand il mrsquoa vu courir ilsrsquoest douteacute tout de suite qursquoil y avait du nouveau et crsquoest alors que nousavons fichu leur cambuse agrave sac

laquo Les boutons eacutetaient au fond sous une grosse pierre on nrsquoy voyaitpresque pas clair je les ai trouveacutes en tacirctant

laquo Ah ce qursquoon eacutetait content laquo Mais vous savez crsquoest pas tout Avant de partir je me suis deacuteculotteacute

au fond de leur cabanehellip jrsquoai reboucheacute avec la pierre on a bien remis tousles morceaux de sabres et de lances comme ils eacutetaient et quand ils irontmettre la main sous la pierre ils sentiront comment il est fait maintenantleur treacutesor jrsquoai trsquoi bien travailleacute raquo

On serra la main de Gambette on lui tapa sur le ventre on lui fichades coups de poing dans le dos pour le feacuteliciter comme il convenait

mdash Alors reprit-il interrompant le concert de louanges qursquoon lui deacute-cernait alors vous vous avez reccedilu la pile

mdash Ah mon vieux ce qursquoils nous ont passeacute Et le laquo noir raquo a dit ajoutaLebrac que je ferais encore pas de premiegravere communion cette anneacutee rap-port agrave la culotte de saint Joseph mais je mrsquoen fous

mdash Tout de mecircme des parents comme les nocirctres crsquoest pas rigolo Ilssont charognes au fond tout comme si eux ils nrsquoen avaient pas fait au-tant Et dire qursquoils se figurent maintenant qursquoils nous ont bien tanneacute lapeau que tout est passeacute et qursquoon ne songera plus agrave recommencer

mdash Non mais des fois est-ce qursquoils nous prennent pour des chellip Ah ils auront beau dire sitocirct qursquoils auront un peu oublieacute on les retrouverales autres hein fit Lebrac on recommence

laquo Oh ajouta-t-il jrsquosais bien qursquoil y a ldquoqueacutequerdquo froussards qui ne re-viendront pas mais vous tous vous sucircrement vous reviendrez et biendrsquoautres encore et quand je devrais ecirctre tout seul moi je reviendrais etje leur zrsquoy dirais aux Velrans que je les emmhellip et que crsquoest rien que des

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La guerre des boutons Chapitre X

peigne-culs et des vaches sans lait voui je leur zrsquoy dirais mdash On y sera aussi nous autres on zrsquoy sera sucircrement et flucircte pour les

vieux laquo Comme si on ne savait pas ce qursquoils ont fait eux aussi quand ils

eacutetaient jeunes laquo Apregraves souper ils nous envoient au plumard et eux entre voisins

ils se mettent agrave blaguer agrave jouer agrave la becircte hombreacutee agrave casser des noix agravemanger de la ldquocancoillotterdquo agrave boire des litres agrave licher des gouttes et ils seracontent leurs tours du vieux temps

laquo Parce qursquoon ferme les yeux ils se figurent qursquoon dort et ils en disentet on eacutecoute et ils ne savent pas qursquoon sait tout

laquo Moi jrsquoai entendu mon pegravere un soir de lrsquohiver passeacute qui racontaitaux autres comment il srsquoy prenait quand il allait voir ma megravere

laquo Il entrait par lrsquoeacutecurie croyez-vous et il attendait que les vieux aillentau lit pour aller coucher avec elle mais un soir mon grand-pegravere a bienmanqueacute de le pincer en venant clairer les becirctes oui le paternel il srsquoeacutetaitcacheacute sous la cregraveche devant les naseaux des boeufs qui lui soufflaient aunez et il nrsquoeacutetait pas fier allez

laquo Le vieux srsquoest ameneacute avec sa lanterne tout bonnement et il srsquoesttourneacute par hasard de son cocircteacute comme srsquoil le regardait mecircme que monpegravere se demandait srsquoil nrsquoallait pas lui sauter dessus

laquo Mais pas du tout le peacutepeacute sup2 nrsquoy songeait guegravere il srsquoest deacuteboutonneacutepuis il srsquoest mis agrave pisser tranquillement et mon pegravere disait qursquoil en finissaitpas de secouer son outil et qursquoil trouvait le temps bougrement long parceque ccedila le piquait agrave la ldquogargotterdquo sup3 et qursquoil avait peur de tousser alors sitocirctque le grand-papa a eacuteteacute parti il a pu se redresser et reprendre son souffleet un quart drsquoheure apregraves il eacutetait ldquopieuteacuterdquo avec ma megravere agrave la chambrehaute

laquo Voilagrave ce qursquoils faisaient Est-ce qursquoon a jamais fait des ldquotrueriesrdquocomme ccedila nous autres Hein je vous le demande crsquoest agrave peine si onembrasse de temps en temps nos bonnrsquoamies quand on leur donne un paindrsquoeacutepices ou une orange et pour un sale traicirctre et voleur qursquoon fouaille un

2 Grand-pegravere3 Gargotte gorge

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La guerre des boutons Chapitre X

tout petit peu ils font des chichis et des histoires comme si un boeuf eacutetaitcreveacute

mdash Mais crsquoest pas ccedila qui empecircchera qursquoon fasse son devoirmdash Tout de mecircme bon Dieu qursquoil y a pitieacute aux enfants drsquoavoir des pegravere

et megravere Un long silence suivit cette reacuteflexion Lebrac recachait le treacutesor jus-

qursquoau jour de la nouvelle deacuteclaration de guerreChacun songeait agrave sa fesseacutee et comme on redescendait entre les buis-

sons de la Saute La Crique tregraves eacutemu plein de la meacutelancolie de la neigeprochaine et peut-ecirctre aussi du pressentiment des illusions perdues laissatomber ces mots

mdash Dire que quand nous serons grands nous serons peut-ecirctre aussibecirctes qursquoeux

n

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atriegraveme partie

Annexe

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La guerre des boutons Chapitre

Louis Pergaud (1882-1915) est lrsquoauteur de romans et de recueil de nou-velles dont La Guerre des boutons assez connu par le film qursquoon en a tireacuteet De Goupil agrave Margot prix Goncourt en 1910 Les deux reacutecits qui suiventsont tireacutes de Les Rustiques nouvelles villageoises dans le dernier lrsquoonretrouve les mecircmes enfants de La Guerre des boutons

Louis Pergaud Les Rustiques nouvelles villageoises Paris Mercure deFrance 1921 Deuxiegraveme eacutedition

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CHAPITRE I

Lrsquoassassinat de la Vouivre

L JC avait eu son enfance berceacutee au reacutecit desleacutegendes de la Vouivre en qui il croyait de toutes les forces deson acircme

Sa grandrsquomegravere lui avait affirmeacute devant le poecircle ronronnant et le chatmys-teacuterieux quand sifflait la bise et tourbillonnait la neige lrsquoavoir vue de sespropres yeux les soirs de clair de lune et les nuits drsquoeacutetoiles promener parles preacutes humides de la Moraie sa sveltesse robuste de serpent aileacute Dansles miroirs des flaques encadreacutees de pregraveles scintillaient les feux de sonescarboucle de diamant qursquoelle deacuteposait agrave son cocircteacute avant de se penchersur la nacre cristalline des ruisseaux pour srsquoy deacutesalteacuterer selon le rite Etla foi bue avec les paroles de lrsquoaiumleule morte srsquoeacutetait implanteacutee si profon-deacutement en lui que toutes les railleries et les hochements increacutedules desfortes tecirctes nrsquoen avaient jamais eu raison

Ah pouvoir lui ravir lrsquoescarboucle lrsquoescarboucle qui eucirct assureacute la for-tune et la puissance au heacuteros de cette fabuleuse aventure Nul audacieux

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La guerre des boutons Chapitre I

des temps jadis nrsquoavait oseacute le faire La becircte lrsquoeucirct deacutevoreacute Jean-Claude par ce soir drsquoautomne revenait du village voisin ougrave il

avait livreacute agrave un paysan cultivateur comme lui une geacutenisse qursquoil lui avaitvendue Ses eacutecus de cinq livres entasseacutes dans un petit sac agrave plomb sefroissaient doucement sous la doublure de sa veste et caressaient sonoreille de leur bruissement argentin

Il sortit du bois du Checircnois longeant les preacutes humides drsquoEacutepenouseougrave serpentaient des ruisselets grossis par les pluies froides des jours preacute-ceacutedents Les feuilles tombaient des arbres avec des creacutepitements grecircles dans lrsquoazur laveacute les eacutetoiles scintillaient et le croissant gonfleacute drsquoun pre-mier quartier de lune srsquoavivait agrave lrsquooccident Il allait arriver agrave la source dela Moraie et songeait en lui-mecircme

mdash Oui ils lrsquoont vue jadis et elle existe toujours bien sucircr mais elle secache car elle sait que les hommes ont maintenant des fusils qursquoils necraignent plus ni dieux ni diables et que sa force et son agiliteacute nrsquoauraientraison de leur adresse et de leur avarice

Ah lui ravir lrsquoescarboucle Voilagrave pourtant les lieux qursquoelle hantait jadis Elle a rocircdeacute sous ces

saules elle srsquoest mireacutee agrave ce ruisseau et elle y revient sans doute encorede temps agrave autre par les nuits sombres et les bises drsquohiver Crsquoeacutetait sonendroit favori la laquo meacutemeacute raquo mrsquoa tant dit qursquoelle preacutefeacuterait notre Moraieaux eacutetangs croupissants de Chambotte et agrave la riviegravere de Breacutemondans

MaishellipEt Jean-Claude sentit ses jambes srsquoamollir et flageoler sous luiDerriegravere le premier rideau de saules que les rayons de lune trouaient

de leurs ciseaux drsquoargent un objet eacutenorme comme un diamant fantas-tique scintillait jetant tout agrave lrsquoentour des feux blancs eacuteblouissants Et illui sembla que quelque chose avait craqueacute par derriegravere

mdash Crsquoest elle mon Dieu pensa Jean-ClaudeCinq cents megravetres agrave peine le seacuteparaient du village il les franchit en

cinq minutes et vint pousser violemment lrsquohuis du grand Baptiste chezqui les amis srsquoeacutetaient rassembleacutes pour la premiegravere veilleacutee

mdash La Vouivre cria-t-il jrsquoai vu la Vouivre Tous le fixegraverent avec des yeux ronds

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La guerre des boutons Chapitre I

Mais la foi deacutebordait des yeux de Jean-Claude il nrsquoeut pas de peineagrave les convaincre et agrave briser le leacuteger vernis drsquoincreacuteduliteacute vantarde derriegraverelequel voulaient srsquoabriter leur ignorance naiumlve et leur candeur pueacuterile

mdash Pourquoi pas apregraves tout On voit tant de choses si bizarres et plusincompreacutehensibles

Mais Jean-Claude poursuivit mdash Nous allons prendre des fusils et la cerner nous la tuerons et son

escarboucle nous fera tous riches Personne ne discuta Un recircve de lucre plana sur lrsquoassembleacuteeDeux minutes apregraves les tricots boutonneacutes les gros brodequins laceacutes

ils eacutetaient precircts agrave partir le fusil agrave la mainLe plan drsquoattaque eacutetait simpleOn allait remonter la Moraie en profitant de lrsquoabri des buissons srsquoes-

pacer agrave gauche pour lui couper la retraite sur les bois de Valrimont et serabattre en demi-cercle vers lrsquoendroit deacutesigneacute par Jean-Claude Il nrsquoy au-rait de libre que lrsquoespace deacutecouvert assez restreint du couchant par ougrave sielle voulait fuir on pourrait la tirer avec des chances de lrsquoatteindre

Narcisse le chasseur un des meilleurs fusils du canton tirerait le pre-mier

Deacutevalant la combe des preacutes les tirailleurs en grand silence srsquoeacutegaillegraverentsous le clair de lune

Sans bruit au centre Jean-Claude rampait pregraves de Narcisse ils al-laient lentement comme englueacutes dans la brume Agrave cocircteacute drsquoeux le ruisseauchantait sur les graviers eacutelevant la voix aux tournants comme pour appe-ler les petits flots retardaires quimusaient aux berges la nuit eacutetait limpideet le croissant de lune brillait clair dans lrsquoazur noirci

Agrave quarante pas de lrsquoendroit ougrave il avait vu la becircte dix minutes aupara-vant Jean-Claude serra le bras de Narcisse murmurant drsquoune voix bassecomme le souffle drsquoun mourant

mdash La vois-tu hellip Lagrave-bas derriegravere Narcisse pencha la tecircte en avant les sourcils fronceacutes les yeux fixes

sa longue barbe noire raide et comme figeacuteeCrsquoeacutetait vrai Lagrave-bas quelque chose brillait intenseacutement et cette clarteacute

mysteacuterieuse ne pouvait provenir drsquoune source naturelle de lumiegravereVers la gauche une branche craqua les autres eacutetaient proches

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La guerre des boutons Chapitre I

mdash Attention Elle va se sauver Vois ccedila remue bredouilla Jean-Claude

Le profil de bouc de Narcisse srsquoinclina sur le canon du lefaucheux agravedeux coups chargeacute de chevrotines

Une deacutetonation formidable fit tressauter la nuit et il y eut comme unbond deacutesespeacutereacute agrave cocircteacute de lrsquoescarboucle qui sembla pacirclir un peu

Au mecircme moment une rafale de coups de feu ravagea le silence lesautres tiraient aussi

mdash En avant rugit Narcisse qui avait remplaceacute sa cartouche videmdash En avant rugirent les autres en formidable eacutechoMalgreacute lrsquoenthousiasme de leurs cris pas un nrsquoapparut et Narcisse

avanccedila seul tregraves prudemment drsquoailleurs le fusil agrave lrsquoeacutepaule precirct agrave fairefeu Jean-Claude agrave trois pas derriegravere lui tremblait drsquoeacutemotion et de peur

Le vieux chasseur arriva sur le lieu du massacre Un eacuteclat de rire ho-meacuterique le secoua de la tecircte aux pieds

Agrave cocircteacute drsquoun fond de bouteille casseacute en mille morceaux et qui scintillaitagrave la lune un grand liegravevre cribleacute de plombs gisait saignant les membrescasseacutes la tecircte troueacutee les tripes hors du ventre

Rassureacutes par le rire de Narcisse les autres surgirent enfin lentementdes buissons voisins et srsquoapprochegraverent agrave leur tour

Un peu honteux de srsquoecirctre laisseacute prendre au mirage facile du recircve delucre et agrave la fascination de la leacutegende ancienne ils essayaient de srsquoexcuseralleacuteguant leur increacuteduliteacute inteacuterieure et leur passeacute de gens agrave qui on ne lafait pas

mdash Tout de mecircme trancha Narcisse on fera bien de nrsquoen rien dire lesgens des alentours se ficheraient de nous Ce qursquoil y a de mieux agrave fairecrsquoest de manger lrsquooreillard

Comme les eacutemotions de cette nocturne eacutequipeacutee avait affameacute les tra-queurs ce fut ce mecircme soir qursquoon leva le cuir du liegravevre et qursquoon le mit agrave lacasserole Jean-Claude fut condamneacute agrave fournir la sauce et agrave payer quatrelitres au lieu de deux pour apprendre agrave vouloir en conter aux camaradeset aussi pour arroser le bon marcheacute qursquoil avait fait en vendant sa geacutenisse

Et voilagrave pourquoi maintenant les gens de Beacutemont-en-Comteacute quandon leur parle de la Vouivre hochent la tecircte et clignent de lrsquooeil drsquoun airentendu et un peu narquois en vous disant

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La guerre des boutons Chapitre I

mdash La Vouivre il y a beau temps qursquoon lrsquoa tueacutee

n

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CHAPITRE II

La traque aux nids

Y avait Michaud y avait LangloisY avait LandouillardhellipComme dans la chanson nous eacutetions sept crsquoest-agrave-dire non ne dra-

matisons rien et restons sincegravere nous nrsquoeacutetions que six Lebrac CamusGambette Tintin Grangibus et La Crique

Veacuteteacuterans chevronneacutes de la guerre des boutons grands maraudeurs depommes et abatteurs de noix tous garnements de dix agrave douze ans nousavions ce printemps-lagrave reformeacute notre association de bandits grimpeurspillards aeacuteriens et deacutetrousseurs de nids Pour le partage ainsi qursquoon leverra nous eacutetions toujours un de trop sinon deux pour la besogne lacriminelle besogne nous eacutetions de trop tous les six

Ce nrsquoeacutetait point pourtant aux petits oiseaux que nous en voulionssauf Camus qui avait conserveacute un goucirct tregraves vif pour les bouvreuils preacutedi-lection qui lui avait drsquoailleurs valu son nom un bouvreuil lagrave-bas srsquoappe-lant un camus Donc les pinsons chardonnerets linots serins fauvettes

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La guerre des boutons Chapitre II

et meacutesanges pouvaient bacirctir en paix pondre couver et faire eacuteclore sanshacircte avec nous crsquoeacutetait dans le grand que nous donnions et par les boisque se perpeacutetraient nos rapts et nos meurtres

Nous traquions les jeunes merles pour leur apprendre agrave siffler lesgeais pour leur apprendre agrave parler les corbeaux pour leur apprendre agrave sesaouler les pies pour leur apprendre agrave chaparder et les grives pour rienpour lrsquoeacutegaliteacute devant le malheur sans doute

Or la tactique et les regravegles de notre association eacutetaient les suivantes Nous entrions en forecirct agrave un endroit deacutetermineacute et agrave nous six nous

battions en tous sens un espace donneacute habituellement le grand rectanglecompris entre une trancheacutee sommiegravere et deux trancheacutees transversalesplus ou moins selon le bois et le temps dont nous disposions

Degraves que lrsquoun des traqueurs apercevait un nid il lrsquoannonccedilait aux autresen criant de tous ses poumons Preu Immeacutediatement on entendait seu puis trois quatrsquo cinq et enfin comme un grognement grave der

Ces diverses exclamations affirmaient que le preu ou premier celuiqui avait trouveacute le nid avait le droit de choisir parmi les oisillons celuiqui lui semblerait le plus beau le seu ou second venait immeacutediatementapregraves puis le troisiegraveme et ainsi de suite

Comme il eacutetait assez rare que le nid conticircnt plus de cinq petits le derou dernier laquo se bombait raquo geacuteneacuteralement Selon les lois de lrsquoexpeacuterience etdrsquoune sage approximation les trois premiers eacutetaient sucircrs le quatriegravemeavait de fortes chances et pouvait espeacuterer quant au cinquiegraveme ses espeacute-rances se trouvaient consideacuterablement amoindries On pouvait drsquoailleurseacutechanger son numeacutero comme on vend un billet de loterie et quand touseacutetaient reacuteunis au pied de lrsquoarbre avant la monteacutee on troquait on mar-chandait on vendait

mdash Je te passe ma place contre la tienne proposait habituellement lequatre au cinq

mdash Allez mdash Seulement tu me donneras quatrsquo billes et une agate mdash Quatre billes et une agate ben mon cochon trsquoen as du culot jrsquote

donne deux billes et une blanche voilagrave Jrsquosais pas ce qursquoy a dans crsquonid on nrsquoa pas seulement vu la megravere Srsquoil eacutetait coucouteacute

mdash Ou srsquoil est parti appuyait un copain

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La guerre des boutons Chapitre II

mdash Voui mais srsquoil y a quatre beaux petits bien drus qui crsquoest qui serale chellip srsquoil nrsquoa pas fait le marcheacute

mdash Et srsquoil nrsquoy en a que trois mdash Veux-tu pour quatrsquo billes mdash Non deux mdash Eh bien garde ton numeacutero cinq et tu te taperas tu nrsquoes rien qursquoun

rapia mdash Crsquoest toi que tu nrsquoen es qursquoun et puisque crsquoest comme ccedila je voudrais

que lrsquonid soille plein de mhellip mdash Salaud Les discussions nrsquoallaient geacuteneacuteralement pas plus loin une fois les

combinaisons faites les marcheacutes consacreacutes en tapant dans la main celuidont le tour eacutetait venu laquo montait le nid raquo et annonccedilait Srsquoil eacutetait precirct onle prenait srsquoil ne lrsquoeacutetait pas on attendait mais il nrsquoy avait plus agrave revenirsur ce qui avait eacuteteacute reacutegleacute

On ne sut jamais ce que Lebrac faisait de ses oiseaux Gambette etCamus les revendaient agrave des amateurs La Crique agrave qui son pegravere avaitformellement interdit ce genre de chasse et Tintin qui eacutetait dans le mecircmecas troquaient reacuteguliegraverement leurs parts de prise avec Grangibus qui aumoulin ougrave il avait en abondance des graines et des farines ainsi que descages se livrait avec rage agrave lrsquoeacutelevage de ses captifs

Pourtant Grangibus nrsquoavait pas de veine beaucoup de ses oisillonspriveacutes des soins maternels peacuterissaient un corbeau deacutejagrave dresseacute et com-ment (il buvait du vin) avait jugeacute bon neacuteanmoins de renoncer aux bien-faits de la civilisation et de reprendre la cleacute des bois une pie malgreacute sesailes agrave demi-rogneacutees avait agi de mecircme un merle qui sifflait la Mar-seillaise laquo Aux armes citoyens raquo eacutetait mort sans doute drsquoune fiegravevrepatriotique enfin un geai qui donnait les plus belles espeacuterances ndash laquo ilbouffait mon ami comme un cochon raquo ndash bouffa si bien qursquoun jour ilavala avec la bouillie de maiumls que lui tendait Grangibus la petite paletteen bois qui lui servait de fourchette et srsquoeacutetrangla comme de juste

Ces accidents ne deacutesespeacuteraient point lrsquoeacuteleveur qui avec de nouveauxsujets faisait de nouveaux essais et mettait au jour le jour les camaradesau courant des progregraves reacutealiseacutes par ses pensionnaires

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La guerre des boutons Chapitre II

Ses reacutecits eacuteblouirent Tintin qui se reacutesolut malgreacute le veto familial agravedresser lui aussi merles et geais

Il eut moins de veine encore que GrangibusLe premier soir comme il se ramenait agrave la maison avec deux geais et

un merle son pegravere lui tomba dessus et pour lui apprendre lrsquoobeacuteissance etle respect des nids lrsquoobligea agrave tordre le cou agrave ses malheureuses victimesqui tournaient deacutejagrave de lrsquooeil agrave les plumer agrave les vider agrave les barder de lardagrave les cuire lui-mecircme et agrave les manger pour son souper

Drsquoeacutecoeurement de deacutegoucirct et drsquoingestion Tintin vomit tripes et boyauxet faillit en crever pendant la nuit

Le lendemain il deacuteclara qursquoil quittait lrsquoassociationCamus le suivit bientocirct et elle fut deacutefinitivement dissoute voici dans

quelles meacutemorables circonstances Agrave une heure moins cinq minutes un beau jour Lebrac deacutecouvrit sur

un peuplier au bord drsquoune source un nid de pies et cria preu Camusarriva bon dernier

Depuis longtemps pourtant il deacutesirait une agace Crsquoeacutetait le temps ougravecelle de Grangibus commenccedilait agrave chiper les petites cuillers

Compter sur un cinquiegraveme oisillon eacutetait hasardeux Lrsquoheure de laclasse arrivant on deacutecida que le nid ne serait monteacute qursquoagrave quatre heureset lrsquoont vint agrave lrsquoeacutecole

Camus de mecircme que Trochu avait son planPersonne ne le remarqua lorsque au nom de sa megravere et pour on ne

sait quelle fabuleuse commission il demanda au maicirctre la permission desortir agrave quatre heures moins un quart et le moment venu il reacuteussit agravesrsquoeacuteclipser sans ecirctre vu

Quand la sortie srsquoeffectua les camarades furent bien eacutetonneacutes de ne pasle voir La Crique pris drsquoun soupccedilon communiqua son ideacutee aux associeacuteset tous craignant drsquoavoir eacuteteacute rouleacutes par le gaillard filegraverent ventre agrave terredans la direction du peuplier ougrave eacutetait le nid

Ils arrivegraverentCamus au pied de lrsquoarbre gisait coucheacute sur le dos tout pacircle les yeux

clos Nul doute qursquoil nrsquoeacutetait monteacute agrave lrsquoarbre et avait deacutegringoleacute Drsquooiseauxil nrsquoen avait point entre sa chemise et sa peau dans laquo ses estomacs raquocomme on disait mais le nid vide eacutetait agrave cocircteacute de lui et au fond de sa poche

252

La guerre des boutons Chapitre II

un oeuf drsquoagace pourri casseacute qui poissait la doublure et empestaitmdash Bon Dieu il est peut-ecirctre tueacute La Crique tacircta le coeur qui battait encore lentementmdash Non affirma-t-ilOn se mit agrave frictionner vigoureusement le blesseacute on lui versa de lrsquoeau

froide sur la figure et Gambette ayant gardeacute dans son bissac un peu de vinqui lui restait de son deacutejeuner approcha le goulot de sa petite bouteilledes legravevres de Camus qui ouvrit enfin les yeux

Drsquoun oeil ahuri il regarda les copains puis se souvint sans doute portales mains agrave son derriegravere qui lui cuisait et se tacircta les cocirctes en faisant lagrimace

mdash Ben mhellip affirma-t-il en guise de remerciement jrsquoy irai pus auxnids

Voyant qursquoil en eacutetait quitte pour la peur les quatre associeacutes qursquoil avaitvoulu flouer lrsquoattrapegraverent veacuteheacutementement

mdash Ccedila trsquoapprendra bougre de cochon mdash Crsquoest bien fait tu lrsquoas pas voleacute mdash Tu recommenceras sale barboteur mdash Crsquoest le bon Dieu qui trsquoa puni Devant ce deacutebordement drsquoinjures Camus malgreacute son ahurissement

eacuteprouva tout de mecircme le besoin de se rebiffer et tout en se frottant lesfesses il cracircna menaccedilant et blaspheacutematoire

mdash Si que la branche aurait eacuteteacute solide je mrsquoen foutrerais pas mal devotrsquo bon Dieu

n

253

Table des matiegraveres

I La guerre 11

I La deacuteclaration de guerre 12

II Tension diplomatique 21

III Une grande journeacutee 29

IV Premier revers 38

V Les conseacutequences drsquoun deacutesastre 46

VI Plan de campagne 54

VII Nouvelles batailles 62

VIII Justes repreacutesailles 73

254

La guerre des boutons Chapitre II

II De lrsquoargent 86

I Le treacutesor de guerre 87

II Faulte drsquoargent crsquoest doleur non pareille 95

III La comptabiliteacute de Tintin 102

IV Le retour des victoires 110

V Au poteau drsquoexeacutecution 117

VI Cruelle eacutenigme 123

VII Les malheurs drsquoun treacutesorier 132

VIII Autres combinaisons 143

III La cabane 150

I La construction de la cabane 151

II Les grands jours de Longeverne 161

III Le festin dans la forecirct 170

IV Reacutecits des temps heacuteroiumlques 183

V erelles intestines 193

VI Lrsquohonneur et la culotte de Tintin 201

VII Le treacutesor pilleacute 209

VIII Le traicirctre chacirctieacute 218

255

La guerre des boutons Chapitre II

IX Tragiques rentreacutees 226

X Derniegraveres paroles 233

IV Annexe 242

I Lrsquoassassinat de la Vouivre 244

II La traque aux nids 249

256

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  • I La guerre
    • La deacuteclaration de guerre
    • Tension diplomatique
    • Une grande journeacutee
    • Premier revers
    • Les conseacutequences dun deacutesastre
    • Plan de campagne
    • Nouvelles batailles
    • Justes repreacutesailles
      • II De largent
        • Le treacutesor de guerre
        • Faulte dargent cest doleur non pareille
        • La comptabiliteacute de Tintin
        • Le retour des victoires
        • Au poteau dexeacutecution
        • Cruelle eacutenigme
        • Les malheurs dun treacutesorier
        • Autres combinaisons
          • III La cabane
            • La construction de la cabane
            • Les grands jours de Longeverne
            • Le festin dans la forecirct
            • Reacutecits des temps heacuteroiumlques
            • Querelles intestines
            • Lhonneur et la culotte de Tintin
            • Le treacutesor pilleacute
            • Le traicirctre chacirctieacute
            • Tragiques rentreacutees
            • Derniegraveres paroles
              • IV Annexe
                • Lassassinat de la Vouivre
                • La traque aux nids
Page 2: La guerre des boutons - Bibebook...La guerre des boutons Chapitre les bêtes ou sont nuisibles. Bref, Pergaud n’avait rien d’un maître d’école. On le voyait plutôt le fusil

LOUIS PERGAUD

LA GUERRE DESBOUTONS

Le roman de ma douziegraveme anneacutee

1912

Un texte du domaine publicUne eacutedition libre

ISBNmdash978-2-8247-1747-0

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PreacutefacePergaud-le-Rustique

Q L P arrivait chezmoi le dimanche jrsquoavais lrsquoim-pression que lrsquoon ouvrait une fenecirctrehellip Lrsquoair entrait avec luiun air salubre et vif qui sentait la terre et les feuilles lrsquoherbe

mouilleacutee et les sapins Il avait beau ecirctre vecirctu comme vous et moi il mrsquoap-paraissait en costume de chasse et son chien Miraut lrsquoattendait en bas Ilapportait son pays la Franche-Comteacute agrave la semelle de ses gros souliers Ilavait le parler rude le regard franc la poigneacutee de main cordiale Il deacutetes-tait le mensonge les deacutetours et les manigances Il appelait par leur nomles gens et les choses Il savait haiumlrhellip mais comme il aimait

Je fis sa connaissance gracircce agrave Mlle Louise Read la Deacutevoueacutee par ex-cellence que son coeur nrsquoeacutegara jamais puisqursquoil la conduisit chez BarbeydrsquoAurevilly chez J-K Huysmans et chez Franccedilois Coppeacutee entre autres

Louis Pergaud qui venait de publier De Goupil agrave Margot eacutetait encoreagrave cette eacutepoque instituteur enfin laquo lrsquohomme en proie aux enfants raquo Il avaitceci de commun avec Louise Michel qursquoil aimait mieux les becirctes que lesgosses Jrsquoai cru longtemps qursquoil nrsquoavait pas raison je crois agrave preacutesent qursquoilnrsquoavait pas tout agrave fait tort Les gosses sont souvent plus dangereux que

1

La guerre des boutons Chapitre

les becirctes ou sont nuisiblesBref Pergaud nrsquoavait rien drsquoun maicirctre drsquoeacutecole On le voyait plutocirct le

fusil de chasse que la feacuterule de classe agrave la mainLe Prix Goncourt en 1910 lrsquoeacutemancipa Avec quelle joie naiumlve il le

reccedilut Une dame de Vie Heureuse manifesta son raffinement de lettreacuteema chegravere en disant que le livre du petit instituteur primaire eacutetait eacutecritavec un manche de pioche Justement Ce manche de pioche nous avaitseacuteduit parmi les plumes drsquooie Quoi De la paille et de la terre humidequi restent au fer de la pioche valent bien le cheveu au bec de la plume

Il srsquoagissait pour le petit employeacute agrave la Preacutefecture de la Seine deconqueacuterir une seconde fois son indeacutependance Car il nrsquoavait qursquoun moisde congeacute par anhellip et crsquoest peu pour un conteur rustique Pendant onzemois il rongeait son frein Il avait bien emporteacute sa pioche agrave eacutecrire maisla bonne terre natale et tout ce qui lrsquoanime lui manquaient pour travaillerallegravegrement Chaque anneacutee au retour des vacances il vidait son carnieren retirait successivement La Revanche du Corbeau La Guerre des bou-tons Miraut chien de chassehellip Il faisait ainsi durer le plaisir longtemps leplaisir de prolonger par la penseacutee lrsquoexistence drsquoun mois au grand air Ilaspirait au succegraves beaucoup moins par esprit de lucre que pour reacutealiser lerecircve de vivre la plupart du temps agrave la campagne de son meacutetier

Il nrsquoeacutetait pas somme toute le plus agrave plaindre il songeait agrave son amiLeacuteon Deubel Franc-Comtois comme lui au poegravete mort jeune de misegravereet drsquoeacutepuisementhellip Mais lrsquohomme drsquoaction reacuteveille agrave chaque instant lessongeurs de cette forte espegravece et Louis Pergaud ne srsquoattendrissait sur lecamarade disparu que pour reacuteunir son oeuvre disperseacutee et la publier

Pergaud chien de chasse lui-mecircme suivait par la plaine et par leshalliers les traces de la perdrix grise aux plumes qursquoelle y avait laisseacutees

Si la guerre en surprit un vous pouvez dire que ce fut celui-lagraveLe 2 aoucirct il mrsquoeacutecrivait laquo Demain lundi je pars pour Verdun et je viens vous dire au revoirVous savez si je hais la guerre mais vraiment nous ne sommes pas

les agresseurs et nous devons nous deacutefendreCrsquoest dans cet esprit que je rejoins mon corps Paris a eacuteteacute digne et

grave Hier soir je voyais des femmes et des gosses accompagnant le mariqui allait partirhellip et jrsquoeacutetais saisi de rage contre les miseacuterables qui ont preacute-

2

La guerre des boutons Chapitre

pareacute et voulu lrsquoimmonde boucherie qui se preacutepareTant pis pour eux si le sort nous est favorable Je vous embrasseLouis PergaudSergent 29 Compagnie du 166 drsquoInfanterie raquo

Je courus chez Pergaud rue Marguerinhellip Il venait de partir Je ne lrsquoaipas revu

Je ne lrsquoai pas revu mais il me donnait souvent de ses nouvelles ilmrsquoen donnait encore lorsqursquoil nrsquoavait plus que quelques jours agrave vivre etqursquoil se savait condamneacutehellip

Il avait lrsquoesprit de corps ce mobiliseacute antimilitariste Il mrsquoeacutecrivait le 13mars 1915

laquo Notre 166ᵉ est un reacutegiment des plus solides et des plus vaillants ccedila eacuteteacute un des piliers de la deacutefense de Verdun On y trouve pas mal deParisiens des gens de la Meuse et de Meurthe-et-Moselle et beaucoup demineurs du Nord et du Pas-de-Calais Ce sont de vrais poilus qui ont dumordant de lrsquoentrain et de lrsquoesprit parfois souvent mecircme raquo

Il me citait leurs mots les plaisanteries grasses dont lrsquoauteur de LaGuerre des boutons srsquoamusait

Il avait un bon colonel pegravere drsquoun jeune confregravere qui deacutebutait dans lapresse Drsquoautres chefs lui teacutemoignaient leur estime parmi lesquels M deMoro-Giafferi

Je lui avais demandeacute de me deacutesigner les hommes de sa compagnie la2ᵉ qui ne recevaient aucun colis Il mrsquoenvoya les noms drsquoune quinzainedrsquoentre euxhellip et huit jours avant sa mort au lendemain de deux attaquesmeurtriegraveres il me rassurait sur leur compte

Crsquoeacutetait aumois demars 1915 il venait drsquoecirctre nommeacute sous-lieutenanthellipet deacutejagrave quelques-unes de ses illusions srsquoeacutetaient dissipeacutees mais sans amoin-drir sensiblement comme on va le voir son bloc moral

laquo Vous savez avec quelle ardeur je suis parti me disait-il dans une deses lettres Pacifiste et antimilitariste je ne voulais pas plus de la bottedu Kaiser que de nrsquoimporte quelle botte eacuteperonneacutee pour mon pays jedeacutefendais ce vieil esprit pour lequel il me semble avoir deacutejagrave combattupar la plume Jrsquoeacutetais disposeacute agrave oublier tout agrave passer sur tout persuadeacute

3

La guerre des boutons Chapitre

que dans le danger tout se fondraithellip Je me battrai certes avec la mecircmeeacutenergie qursquoauparavant mais si jrsquoai le bonheur drsquoen revenir ce sera jecrois plus antimilitariste encore qursquoavant mon deacutepart

Crsquoest dans la souffrance dans la promiscuiteacute douloureuse que lrsquoondeacutecouvre bien les bas-fonds de lrsquoacircme humaine avec ses recoins de crasseet drsquoeacutegoiumlsme et jrsquoai pu jeter la sonde dans bien des coeurs Mon Dieu ily a du bon eacutevidemment et rien nrsquoest deacutesespeacutereacute mais les hauts commeles bas ont leurs saleteacutes Que doit ecirctre lrsquoAllemagne militariste Quel gi-gantesque fumier quelle pourriture morale hellip Allons-y jusqursquoau bout etjetons bas tout ccedila Je crois vraiment que crsquoest lrsquooeuvre de 93 que nouscontinuons Dommage qursquoil ne suffise pas drsquoavoir du coeur au ventre pourtriompher raquo

Il eacutecrivait cela au crayon sur ses genoux dans la cloaque des tran-cheacutees Et le crayon faisait ce qursquoil pouvait pour grincer comme une plumeen traccedilant encore ceci

laquo Je voudrais que les salauds qui parlent du confort des trancheacutees etqui donnent aux patriotes en chambre des photos truqueacutees de trancheacuteesdrsquoopeacutera-comique fussent obligeacutes de passer vingt-quatre heures devantMarcheacuteville dans lesmarais de laWoeumlvre que nous occupons La trancheacuteeest un ruisseau avec quelques icirclots ougrave lrsquoon srsquoagrippe en naufrageacutes Cesicirclots sont de la boue sur laquelle on pose des claies qui srsquoenfoncent peu agravepeu Pour eacutetablir des abris il faut exhausser le plancher si jrsquoose dire et lrsquoondoit rester plieacute en deux lagrave-dessous trop heureux encore qursquoil y ait de laplace Malgreacute cela pas de graves maladies Les hommes degraves qursquoils voientun quart de vin et quelques brins de paille segraveche reprennent courage etbonne humeur raquo

Nous rapprochons de la fin ndash pour PergaudLa lettre suivante est dateacutee du 22 mars 1915 laquo Je viens de vivre quelques journeacutees inoubliables Le 19 on nous a

lanceacutes agrave lrsquoassaut de trancheacutees boches formidablement retrancheacutees sur les-quelles lrsquoartillerie malgreacute une laquo bouzillade raquo furieuse nrsquoavait aucun effetJrsquoai vu tomber agrave mes cocircteacutes quantiteacute de braves dont le sacrifice heacuteroiumlquemeacuteritait mieux que ccedila Au demeurant crsquoeacutetait une opeacuteration stupide agrave tousles points de vuehellip mais il fallait sans doute une troisiegraveme eacutetoile au chellipsinistre qui commande la division de marche et qui a nom Bhellip de Mhellip

4

La guerre des boutons Chapitre

Je vous donne lagrave lrsquoopinion de tout le reacutegiment qui sans rien dire a obeacuteicomme il devait se faisant hacher par les mitrailleuses et les marmitesComme ai-je pu passer au travers Je lrsquoignore mais je nrsquooublierai jamaisce champ de bataille tragique les morts les blesseacutes les mares de sang lesfragments de cervelle les plaintes la nuit noire illumineacutee de fuseacutees et le75 achevant nos blesseacutes accrocheacutes aux fils de fer qui nous seacuteparent deslignes ennemies Ccedila va recommencer demainhellip mais on ne passera quesur nos cadavres je suis aussi sucircr de mes poilus que de moi-mecircme raquo

Agrave sa femme Pergaud eacutecrivait agrave la mecircme date la mecircme chose laquo 19 mars ndash Nous recherchons nos blesseacutes On est en admiration de-

vant noushellip Nrsquoempecircche qursquoil y a 111 morts 15 blesseacutes et autant de dis-parus Et pourquoi Pour que le chellip sinistre qui a nom B de M ait satroisiegraveme eacutetoile La prise de Marcheacuteville ne signifie rien rien Il est idiotde songer agrave prendre un village et des trancheacutees aussi puissamment retran-cheacutes avec des effectifs aussi reacuteduits que les nocirctres nos poilus fussent-ilsdes lions Ce soir la premiegravere compagnie seule doit recommencer lrsquoopeacute-ration Crsquoest ridicule et odieux Et le 75 nous tape dessus achevant nosblesseacutes

20 mars ndash Nous mangeons un peu et nous nous couchons On parlede la folie dangereuse de B de M et des camarades morts

21 mars ndash Conversation avec les capitaines Lhellip Vhellip et Phellip Le soir onse reacuteunit pour chasser le cafard et on plaisante les creacutetins de la Divisionde marche qui vous envoient agrave la mort et qui se terrent eux au moindredanger raquo

Le drame est-il assez saisissant dans la nuit lugubre sous ce cieldrsquoencre que perce la troisiegraveme eacutetoile hellip Que dites-vous de ce B de Mqui doit absolument faire quelque chose pour appeler lrsquoattention sur lui Qursquoagrave cela ne tienne Il nrsquoa pas comme Napoleacuteon cent mille hommes derente mais il jouit tout de mecircme drsquoune certaine aisance avec une com-pagnie agrave deacutepenser par jour Pourquoi se gecircnerait-il du moment que desillumineacutes comme Pergaud srsquoimaginent continuer 93 hellip

La derniegravere lettre que je reccedilus de Pergaud est du 3 avrillaquo La vieille vie disait-il a repris jusqursquoagravehellip peut-ecirctre la semaine pro-

chainehellip Je devine autour de notre secteur une activiteacute formidable et desmouvements de troupes rassurants Mais quelles visions de notre dernier

5

La guerre des boutons Chapitre

engagement Un de nos meacutedecins auxiliaires en plein jour et proteacutegeacute parson seul brassard est alleacute ramasser nos blesseacutes jusque devant les tran-cheacutees ennemies agrave six pas des Bocheshellip qui nrsquoont pas tireacute Vous dire notreeacutemotion agrave noushellipQue de fois nrsquoont-ils pas fusilleacute agrave bout portant nos ma-jors et nos brancardiershellip Aussi de la journeacutee plus une seule cartouchenrsquoa eacuteteacute tireacutee drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautrehellip raquo

Crsquoeacutetait trop beau pour durer Quatre jours apregraves le 7 avril agrave 8 heuresdu soir lrsquoordre arrivait de partir immeacutediatement pour Fresnes-en-Woeumlvrepar une pluie battante Agrave Fresnes la compagnie rassembleacutee au pied de lastatue du geacuteneacuteral Margueritte recevait lrsquoordre drsquoattaquer la cocircte 233 agrave 2heures du matin Et lrsquoon se re-remettait en marche agrave travers des maraisavec de lrsquoeau jusqursquoaux genoux

Agrave 2 heures exactement Pergaud et les hommes de sa section la pre-miegravere sortaient de la trancheacutee de deacutepart La deuxiegraveme section eacutetait com-mandeacutee par le sergent Louis Desprez qui a raconteacute ainsi lrsquoaffaire

laquo Il faisait une nuit tregraves noireQuand les assaillants arrivegraverent agrave proxi-miteacute du reacuteseau la fusillade commenccedila agrave creacutepiter Sous les balles nousentraicircnacircmes nos hommes jusqursquoaux fils de fer Mais lagrave ils trouvegraverent lereacuteseau intact impossible de passer Trempeacutes par la pluie ils avaient perdula direction et obliqueacute hors du secteur preacutepareacute par le geacutenie Les hommes etleurs chefs tentegraverent de se frayer un chemin quandmecircme agrave travers lrsquoentre-croissement barbeleacute mais ils offraient une cible trop facile et ils finirentpar prendre le parti de se coucher et drsquoattendre Aux premiegraveres lueurs dujour ils reccedilurent lrsquoordre de se replier Le sergent Desprez fut frappeacute drsquouneballe au moment ougrave il rassemblait ce qui lui restait de sa section Les deacute-bris de celle de Pergaud rentregraverent seuls notre brave ami avait disparuOn croit qursquoil a voulu traverser le reacuteseau et qursquoil a eacuteteacute fait prisonnier dansla trancheacutee ennemie Il se trouvait au moment de lrsquoattaque agrave trente-cinqmegravetres du pont Saint-Pierre agrave droite en allant de Marcheacuteville agrave Saulx raquo

Ces deacutetails me sont confirmeacutes par M Raveton lrsquoavoueacute parisien quieacutetait au 166ᵉ avec Pergaud depuis le deacutebut de la guerre et qui prit part agravelrsquoattaque du 8 avril

laquo Apregraves avoir franchi deux rangs de fils de fer dans lesquels lrsquoartillerieavait fait des bregraveches nous nous sommes trouveacutes en face drsquoun troisiegravemerang de fils que lrsquoartillerie avait laisseacute intacts agrave quelquesmegravetres de la tran-

6

La guerre des boutons Chapitre

cheacutee Lrsquoalarme a eacuteteacute rapidement donneacutee chez les Bocheshellip Aussitocirct un feudrsquoartifice nous eacuteclairait comme au 14 juillet et une fusillade nourrie nousdeacutemolissait Crsquoeacutetait fini il nrsquoy avait plus moyen de rien faire Ordre aeacuteteacute donneacute de se replier Au petit jour la fusillade ayant un peu diminueacutelrsquoordre put ecirctre exeacutecuteacute mais nous laissions beaucoup de monde sur leterrain beaucoup de blesseacutes notamment qui furent faits prisonniers Jrsquoaieu des nouvelles drsquoun de mes camarades qui est mort en captiviteacute Je nrsquoenai jamais eu de Pergaud Il est tombeacute des hommes lrsquoont vu et pensaientqursquoil eacutetait blesseacute au pied Il commandait agrave ce moment-lagrave En avant hellip agravesa section Cette attaque se passait sous la pluie une pluie qui ne discon-tinuait pas depuis huit jours et le terrain eacutetait un vrai mareacutecage ougrave lrsquoonenfonccedilait jusqursquoagrave la ceinture raquo

On a chercheacute partout Pergaudhellip et nrsquoest-ce pas le chercher encoreque drsquoeacutecrire sur lui Et agrave force de le chercher ne finira-t-on pas par leretrouver tout entier dans ses livres qursquoon relira dans sa correspondanceagrave publier dans lrsquoamitieacute qui se souvient de son commerce avec lui

Tout entier Non Agrave moitieacute seulement Pauvre cher Pergaud Je nereverrai plus le dimanche dans lrsquoencadrement de la porte son visagemacircle et pacircle ses yeux noirs sa maigre moustache la megraveche rebelle quibalayait son beau front sa main tendue lrsquoeacutelan de sa personne et de soncoeur

On peut toujours pousser la portehellip mais la fenecirctre fermeacutee il ne lrsquoou-vrira plus en entrant

Lucien Descaves

n

7

La guerre des boutons

Agrave mon ami Edmond Rocher

Cy nrsquoentrez pas hypocrites bigotzVieulx matagots marmiteux borsouflezhellip

Franccedilois Rabelais

n

8

Preacuteface

T rsquo agrave lire Rabelais ce grand et vrai geacutenie franccedilaisaccueillera je crois avec plaisir ce livre qui malgreacute son titrene srsquoadresse ni aux petits enfants ni aux jeunes pucelles

Foin des pudeurs (toutes verbales) drsquoun temps chacirctreacute qui sous leurhypocrite manteau ne fleurent trop souvent que la neacutevrose et le poison Et foin aussi des purs latins je suis un Celte

Crsquoest pourquoi jrsquoai voulu faire un livre sain qui fucirct agrave la fois gauloiseacutepique et rabelaisien un livre ougrave coulacirct la segraveve la vie lrsquoenthousiasme etce rire ce grand rire joyeux qui devait secouer les tripes de nos pegraveres beuveurs tregraves illustres ou goutteux tregraves preacutecieux

Aussi nrsquoai-je point craint lrsquoexpression crue agrave condition qursquoelle fucirct sa-voureuse ni le geste leste pourvu qursquoil fucirct eacutepique

Jrsquoai voulu restituer un instant de ma vie drsquoenfant de notre vie enthou-siaste et brutale de vigoureux sauvageons dans ce qursquoelle eut de franc etdrsquoheacuteroiumlque crsquoest-agrave-dire libeacutereacutee des hypocrisies de la famille et de lrsquoeacutecole

On conccediloit qursquoil eucirct eacuteteacute impossible pour un tel sujet de srsquoen tenir auseul vocabulaire de Racine

Le souci de la sinceacuteriteacute serait mon preacutetexte si je voulais me faire par-donner les mots hardis et les expressions violemment coloreacutees de mes

9

La guerre des boutons Chapitre

heacuteros Mais personne nrsquoest obligeacute de me lire Et apregraves cette preacuteface etlrsquoeacutepigraphe de Rabelais adornant la couverture je ne reconnais agrave nul caiuml-man laiumlque ou religieux en mal de morales plus ou moins deacutegoucirctantesle droit de se plaindre

Au demeurant et crsquoest ma meilleure excuse jrsquoai conccedilu ce livre dansla joie je lrsquoai eacutecrit avec volupteacute il a amuseacute quelques amis et fait rire moneacutediteur sup1 jrsquoai le droit drsquoespeacuterer qursquoil plaira aux laquo hommes de bonne vo-lonteacute raquo selon lrsquoeacutevangile de Jeacutesus et pour ce qui est du reste comme ditLebrac un de mes heacuteros je mrsquoen fous

L P

n

1 Ceci par anticipation

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Premiegravere partie

La guerre

11

CHAPITRE I

La deacuteclaration de guerre

Quant agrave la guerrehellip il est plaisant agrave consideacuterer par combien devaines occasions elle est agiteacutee et par combien leacutegiegraveresoccasions eacuteteinte toute lrsquoAsie se perdit et se consomma enguerre pour le maquerelage de Paris

Montaigne (Livre second ch XII)

mdash Attends-moi Grangibus heacutela Boulot ses livres et ses cahiers sousle bras

mdash Grouille-toi alors jrsquoai pas le temps de cotainer sup1 moi mdash Y a du neuf mdash Ccedila se pourrait mdashQuoi mdash Viens toujours

1 Cotainer signifie muser et bavarder inutilement ndash se dit surtout en parlant des com-megraveres

12

La guerre des boutons Chapitre I

Et Boulot ayant rejoint les deux Gibus ses camarades de classe toustrois continuegraverent agrave marcher cocircte agrave cocircte dans la direction de la maisoncommune

Crsquoeacutetait un matin drsquooctobre Un ciel tourmenteacute de gros nuages gris li-mitait lrsquohorizon aux collines prochaines et rendait la campagne meacutelanco-lique Les pruniers eacutetaient nus les pommiers eacutetaient jaunes les feuilles denoyer tombaient en une sorte de vol planeacute large et lent drsquoabord qui srsquoac-centuait drsquoun seul coup comme un plongeon drsquoeacutepervier degraves que lrsquoangle dechute devenait moins obtus Lrsquoair eacutetait humide et tiegravede Des ondes de ventcouraient par intervalles Le ronflement monotone des batteuses donnaitsa note sourde qui se prolongeait de temps agrave autre quand la gerbe eacutetaitdeacutevoreacutee en une plainte lugubre comme un sanglot deacutesespeacutereacute drsquoagonie ouun vagissement douloureux

Lrsquoeacuteteacute venait de finir et lrsquoautomne naissaitIl pouvait ecirctre huit heures du matin Le soleil rocircdait triste derriegravere

les nues et de lrsquoangoisse une angoisse impreacutecise et vague pesait sur levillage et sur la campagne

Les travaux des champs eacutetaient acheveacutes et un agrave un ou par petitsgroupes depuis deux ou trois semaines on voyait revenir agrave lrsquoeacutecole lespetits bergers agrave la peau tanneacutee bronzeacutee de soleil aux cheveux drus cou-peacutes ras agrave la tondeuse (la mecircme qui servait pour les boeufs) aux pantalonsde droguet ou de moulineacute rapieacuteceacutes surchargeacutes de laquo pattins raquo aux genouxet au fond mais propres aux blouses de grisette neuves raides qui endeacuteteignant leur faisaient les premiers jours les mains noires comme despattes de crapauds disaient-ils

Ce jour-lagrave ils traicircnaient le long des chemins et leurs pas semblaientalourdis de toute la meacutelancolie du temps de la saison et du paysage

Quelques-uns cependant les grands eacutetaient deacutejagrave dans la cour delrsquoeacutecole et discutaient avec animation Le pegravere Simon le maicirctre sa calotteen arriegravere et ses lunettes sur le front dominant les yeux eacutetait installeacute de-vant la porte qui donnait sur la rue Il surveillait lrsquoentreacutee gourmandait lestraicircnards et au fur et agrave mesure de leur arriveacutee les petits garccedilons sou-levant leur casquette passaient devant lui traversaient le couloir et sereacutepandaient dans la cour

Les deux Gibus du Vernois et Boulot qui les avait rejoints en cours de

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La guerre des boutons Chapitre I

route nrsquoavaient pas lrsquoair drsquoecirctre impreacutegneacutes de cette meacutelancolie douce quirendait traicircnassants les pas de leurs camarades

Ils avaient au moins cinq minutes drsquoavance sur les autres jours et lepegravere Simon en les voyant arriver tira preacutecipitamment sa montre qursquoilporta ensuite agrave son oreille pour srsquoassurer qursquoelle marchait bien et qursquoilnrsquoavait point laisseacute passer lrsquoheure reacuteglementaire

Les trois compaings entregraverent vite lrsquoair preacuteoccupeacute et immeacutediatementgagnegraverent derriegravere les cabinets le carreacute en retrait abriteacute par la maison dupegravere Gugu (Auguste) le voisin ougrave ils retrouvegraverent la plupart des grandsqui les y avaient preacuteceacutedeacutes

Il y avait lagrave Lebrac le chef qursquoon appelait encore le grand Braque sonpremier lieutenant Camu ou Camus le fin grimpeur ainsi nommeacute parceqursquoil nrsquoavait pas son pareil pour deacutenicher les bouvreuils et que lagrave-bas lesbouvreuils srsquoappellent des camus il y avait Gambette de sur la Cocircte dontle pegravere reacutepublicain de vieille souche fils lui-mecircme de quarante-huitardavait deacutefendu Gambetta aux heures peacutenibles il y avait La Crique quisavait tout et Tintin et Guignard le bigle qui se tournait de cocircteacute pourvous voir de face et Teacutetas ou Teacutetard au cracircne massif bref les plus fortsdu village qui discutaient une affaire seacuterieuse

Lrsquoarriveacutee des deux Gibus et de Boulot nrsquointerrompit pas la discussion les nouveaux venus eacutetaient apparemment au courant de lrsquoaffaire unevieille affaire agrave coup sucircr et ils se mecirclegraverent immeacutediatement agrave la conversa-tion en apportant des faits et des arguments capitaux

On se tutLrsquoaicircneacute des Gibus qursquoon appelait par contraction Grangibus pour le

distinguer du Prsquotit Gibus ou Tigibus son cadet parla ainsi mdash Voilagrave Quand nous sommes arriveacutes mon fregravere et moi au contour

des Menelots les Velrans se sont dresseacutes tout drsquoun coup pregraves de la mar-niegravere agrave Jean-Baptiste Ils se sont mis agrave gueuler comme des veaux agrave nousfoutre des pierres et agrave nous montrer des triques

Ils nous ont traiteacutes de cons drsquoandouilles de voleurs de cochons depourris de creveacutes de merdeux de couilles molles dehellip

mdash De couilles molles reprit Lebrac le front plisseacute et qursquoest-ce que tuleur zrsquoy as redit lagrave-dessus

mdash Lagrave-dessus on laquo srsquoa ensauveacute raquo mon fregravere et moi puisque nous

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La guerre des boutons Chapitre I

nrsquoeacutetions pas en nombre tandis qursquoeusses ils eacutetaient au moins tienze sup2 etqursquoils nous auraient sucircrement foutu la pile

mdash Ils vous ont traiteacutes de couilles molles scanda le gros Camus visi-blement choqueacute blesseacute et furieux de cette appellation qui les atteignaittous car les deux Gibus crsquoeacutetait sucircr nrsquoavaient eacuteteacute attaqueacutes et insulteacutes queparce qursquoils appartenaient agrave la commune et agrave lrsquoeacutecole de Longeverne

mdash Voilagrave reprit Grangibus je vous dis maintenant moi que si nous nesommes pas des andouilles des jeanfoutres et des lacircches on leur zrsquoy feravoir si on en est des couilles molles

mdash Drsquoabord qursquoest-ce que crsquoest trsquoy que ccedila des couilles molles fit Tin-tin

La Crique reacutefleacutechissaitmdash Couille molle hellip Des couilles on sait bien ce que crsquoest pardine

puisque tout le monde en a mecircme le Miraut de Liseacutee et qursquoelles res-semblent agrave des marrons sans bogue mais couille molle hellip couille molle hellip

mdash Sucircrement que ccedila veut dire qursquoon est des pas grand-chose coupaTigibus puisque hier soir en rigolant avec Narcisse notrsquomeunier je lrsquoaiappeleacute couille molle comme ccedila pour voir et mon pegravere que jrsquoavais pas vuet qui passait justement sans rien me dire mrsquoa foutu aussitocirct une bonnepaire de claques Alorshellip

Lrsquoargument eacutetait peacuteremptoire et chacun le sentitmdash Alors bon Dieu il nrsquoy a pas agrave rebeuiller sup3 plus longtemps il nrsquoy a

qursquoagrave se venger na conclut Lebracmdash Crsquoest trsquoy votrsquoideacutee vous autres mdash Foutez le camp de lagrave hein les chie-en-lit fit Boulot aux petits qui

srsquoapprochaient pour eacutecouterIls approuvegraverent le grand Lebrac agrave lrsquoinanimiteacute comme on disait Agrave

ce moment le pegravere Simon apparut dans lrsquoencadrement de la porte pourfrapper dans ses mains et donner ainsi le signal de lrsquoentreacutee en classe Tousdegraves qursquoils le virent se preacutecipitegraverent avec impeacutetuositeacute vers les cabinets caron remettait toujours agrave la demiegravere minute le soin de vaquer aux besoinshygieacuteniques reacuteglementaires et naturels

2 Quinze3 Rebeuiller de beuiller voir ou bayer ndash Regarder avec un eacutetonnement niais

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La guerre des boutons Chapitre I

Et les conspirateurs se mirent en rang silencieusement lrsquoair indif-feacuterent comme si rien ne srsquoeacutetait passeacute et qursquoils nrsquoeussent pris lrsquoinstantdrsquoavant une grande et terrible deacutecision

Cela ne marcha pas tregraves bien en classe ce matin-lagrave et le maicirctre dutcrier fort pour contraindre ses eacutelegraveves agrave lrsquoattention Non qursquoils fissent dupotin mais ils semblaient tous perdus dans un nuage et restaient absolu-ment reacutefractaires agrave saisir lrsquointeacuterecirct que peut avoir pour de jeunes Franccedilaisreacutepublicains lrsquohistorique du systegraveme meacutetrique

La deacutefinition du megravetre en particulier leur paraissait horriblementcompliqueacutee dix millioniegraveme partie du quart de la moitieacutehellip duhellip ahmerde pensait le grand Lebrac

Et se penchant vers son voisin et ami Tintin il lui glissa confidentiel-lement

mdash Eurecircquart Le grand Lebrac voulait sans doute dire Eurecircka Il avait vaguement

entendu parler drsquoArchimegravede qui srsquoeacutetait battu au temps jadis avec des len-tilles

La Crique lui avait laborieusement expliqueacute qursquoil ne srsquoagissait pas deleacutegumes car Lebrac agrave la rigueur comprenait bien qursquoon pucirct se battre avecdes pois qursquoon lance dans un fer de porte-plume creux mais pas avec deslentilles

mdash Et puis disait-il ccedila ne vaut pas les trognons de pommes ni lescroucirctes de pain

La Crique lui avait dit que crsquoeacutetait un savant ceacutelegravebre qui faisait desproblegravemes sur des capotes de cabriolet et ce dernier trait lrsquoavait peacuteneacute-treacute drsquoadmiration pour un bougre pareil lui qui eacutetait aussi reacutefractaire auxbeauteacutes de la matheacutematique qursquoaux regravegles de lrsquoorthographe

Drsquoautres qualiteacutes que celles-lagrave lrsquoavaient depuis un an deacutesigneacute commechef incontesteacute des Longeverne

Tecirctu comme une mule malin comme un singe vif comme un liegravevreil nrsquoavait surtout pas son pareil pour casser un carreau agrave vingt pas quelque fucirct le mode de projection du caillou agrave la main agrave la fronde agrave ficelle aubacircton refendu agrave la fronde agrave lastique ⁴ il eacutetait dans les corps agrave corps un ad-

4 Eacutelastique

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La guerre des boutons Chapitre I

versaire terrible il avait deacutejagrave joueacute des tours pendables au cureacute au maicirctredrsquoeacutecole et au garde champecirctre il fabriquait des kisses ⁵ merveilleuses avecdes branches de sureau grosses comme sa cuisse des kisses qui vous gi-claient lrsquoeau agrave quinze pas mon ami voui parfaitement et des topes ⁶qui peacutetaient comme des pistolets et qursquoon ne retrouvait plus les ballesdrsquoeacutetoupes Aux billes crsquoeacutetait lui qui avait le plus de pouce il savait poin-ter et rouletter comme pas un quand on jouait au pot il vous laquo foutaitles znogs sur les onccedilottes raquo agrave vous faire pleurer et avec ccedila sans morgueaucune ni affectation il redonnait de temps agrave autre agrave ses partenaires mal-heureux quelques-unes des billes qursquoil leur avait gagneacutees ce qui lui valaitune reacuteputation de grande geacuteneacuterositeacute

Agrave lrsquointerjection de son chef et camarade Tintin joignit les oreilles ouplutocirct les fit bouger comme un chat qui meacutedite un sale coup et devintrouge drsquoeacutemotion

mdash Ah ah pensa-t-il Ccedila y est Jrsquoen eacutetais bien sucircr que ce sacreacute Lebractrouverait le joint pour leur zrsquoy faire

Et il demeura noyeacute dans un recircve perdu dans des mondes de sup-positions insensible aux travaux de Delambre de Meacutechain de Machin-chouette ou drsquoautres aux mesures prises sous diverses latitudes longi-tudes ou altitudeshellip Ah oui que ccedila lui eacutetait bien eacutegal et qursquoil srsquoen foutait

Mais qursquoest-ce qursquoils allaient prendre les Velrans Ce que fut le devoir drsquoapplication qui suivit cette premiegravere leccedilon on

lrsquoapprendra plus tard qursquoil suffise de savoir que les gaillards avaient tousune meacutethode personnelle pour rouvrir sans qursquoil y parucirct le livre fermeacutepar ordre supeacuterieur et se mettre agrave couvert contre les deacutefaillances de meacute-moire Nrsquoempecircche que le pegravere Simon eacutetait dans une belle rage le lundisuivant Mais nrsquoanticipons pas

Quand onze heures sonnegraverent agrave la tour du vieux clocher paroissial ilsattendirent impatiemment le signal de sortie car tous eacutetaient deacutejagrave preacuteve-nus on ne sait comment par infiltration par radiation ou drsquoune tout autremaniegravere que Lebrac avait trouveacute quelque chose

Il y eut comme drsquohabitude quelques bonnes bousculades dans le cou-

5 Kisse ou gicle seringue faite avec une branche de sureau6 Tope espegravece de pistolet en sureau

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La guerre des boutons Chapitre I

loir des beacuterets eacutechangeacutes des sabots perdus des coups de poings sour-nois mais lrsquointerventionmagistrale fit tout rentrer dans lrsquoordre et la sortiesrsquoopeacutera quand mecircme normalement

Sitocirct que le maicirctre fut rentreacute dans sa boicircte les camarades fondirenttous sur Lebrac comme une voleacutee de moineaux sur un crottin frais

Il y avait lagrave avec les soldats ordinaires et le menu fretin les dix prin-cipaux guerriers de Longeverne avides de se repaicirctre de la parole du chef

Lebrac exposa son plan qui eacutetait simple et hardi ensuite il demandaquels seraient les ceusses qui lrsquoaccompagneraient le soir venu

Tous briguegraverent cet honneur mais quatre suffisaient et on deacutecida queCamus La Crique Tintin et Grangibus seraient de lrsquoexpeacutedition Gam-bette habitant sur la Cocircte ne pouvait srsquoattarder si longtemps Guignardnrsquoy voyait pas tregraves clair la nuit et Boulot nrsquoeacutetait pas tout agrave fait aussi lesteque les quatre autres

Lagrave-dessus on se seacuteparaAu soir sur le coup de lrsquoAngelus les cinq guerriers se retrouvegraverentmdash As-tu la craie fit Lebrac agrave La Crique qui srsquoeacutetait chargeacute vu sa posi-

tion pregraves du tableau drsquoen subtiliser deux ou trois morceaux dans la boicirctedu pegravere Simon

La Crique avait bien fait les choses il en avait chipeacute cinq bouts degrands bouts il en garda un pour lui et en remit un autre agrave chacun de sesfregraveres drsquoarmes De cette faccedilon srsquoil arrivait agrave lrsquoun drsquoeux de perdre en routeson morceau les autres pourraient facilement y remeacutedier

mdash Alorsse filons fit CamusPar la grande rue du village drsquoabord puis par le traje ⁷ des Chemineacutees

rejoignant au gros Tilleul la route de Velrans ce fut un instant une saboteacuteesonore dans la nuit Les cinq gars marchaient agrave toute allure agrave lrsquoennemi

mdash Il y en a pour une petite demi-heure agrave pied avait dit Lebrac on peutdonc y aller dedans un quart drsquoheure et ecirctre rentreacute bien avant la fin de laveilleacutee

La galopade se perdit dans le noir et dans le silence pendant la moitieacutedu trajet la petite troupe nrsquoabandonna pas le chemin ferreacute ougrave lrsquoon pouvaitcourir mais degraves qursquoelle fut en territoire ennemi les cinq conspirateurs

7 Traje sentier raccourci

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La guerre des boutons Chapitre I

prirent les bas cocircteacutes et marchegraverent sur les banquettes que leur vieil amile pegravere Breacuteda le cantonnier entretenait disaient les mauvaises langueschaque fois qursquoil lui tombait un oeilQuand ils furent tout pregraves de Velransque les lumiegraveres devinrent plus nettes derriegravere les vitres et les aboiementsdes chiens plus menaccedilants ils firent halte

mdash Ocirctons nos sabots conseilla Lebrac et cachons-les derriegravere ce murLes quatre guerriers et le chef se deacutechaussegraverent et mirent leurs bas

dans leurs chaussures puis ils srsquoassuregraverent qursquoils nrsquoavaient pas perduleur morceau de craie et lrsquoun derriegravere lrsquoautre le chef en tecircte la pupilledilateacutee lrsquooreille tendue le nez freacutemissant ils srsquoengagegraverent sur le sentierde la guerre pour gagner le plus directement possible lrsquoeacuteglise du villageennemi but de leur entreprise nocturne

Attentifs au moindre bruit srsquoaplatissant au fond des fosseacutes se col-lant aux murs ou se noyant dans lrsquoobscuriteacute des haies ils se glissaientils srsquoavanccedilaient comme des ombres craignant seulement lrsquoapparition in-solite drsquoune lanterne porteacutee par un indigegravene se rendant agrave la veilleacutee ou lapreacutesence drsquoun voyageur attardeacute menant boire son carcan Mais rien neles ennuya que lrsquoaboi du chien de Jean des Gueacutes un salopiot qui gueulaitcontinuellement

Enfin ils parvinrent sur la place du moutier ⁸ et ils srsquoavancegraverent sousles cloches

Tout eacutetait deacutesert et silencieuxLe chef resta seul pendant que les quatre autres revenaient en arriegravere

pour faire le guetAlors prenant son bout de craie au fond de sa profonde hausseacute sur ses

orteils aussi haut que possible Lebrac inscrivit sur le lourd panneau dechecircne culotteacute et noirci qui fermait le saint lieu cette inscription lapidairequi devait faire scandale le lendemain agrave lrsquoheure de la messe beaucoupplus par sa cruditeacute heacuteroiumlque et provocante que par son orthographe fan-taisiste

Tou leacute Velrant ccedilon deacute paigne ku Et quand il se fut pour ainsi dire colleacute les quinquets sur le bois pour

voir laquo si ccedila avait bien marqueacute raquo il revint pregraves des quatre complices aux

8 Moutier eacuteglise

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La guerre des boutons Chapitre I

eacutecoutes et agrave voix basse et joyeusement leur dit mdash Filons Carreacutement cette fois ils srsquoengagegraverent de front sur le milieu du che-

min et repartirent sans faire de bruit inutile agrave lrsquoendroit ougrave ils avaientabandonneacute leurs sabots et leurs bas

Mais sitocirct rechausseacutes deacutedaigneux tout agrave fait drsquoinutiles preacutecautionsfrappant le sol agrave pleins sabots ils regagnegraverent Longeverne et leur domicilerespectif en attendant avec confiance lrsquoeffet de leur deacuteclaration de guerre

n

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CHAPITRE II

Tension diplomatique

Les ambassadeurs des deux puissances ont eacutechangeacute des vuesau sujet de la question du Maroc

Les journaux (eacuteteacute 1911)

Q laquo raquo sonneacute au clocher du village une demi-heure avant le dernier coup de cloche annonccedilant la messe dudimanche le grand Lebrac vecirctu de sa veste de drap tailleacutee dans

la vieille anglaise de son grand-pegravere culotteacute drsquoun pantalon de droguetneuf chausseacute de brodequins ternis par une eacutepaisse couche de graisse etcoiffeacute drsquoune casquette agrave poil le grand Lebrac dis-je vint srsquoappuyer contrele mur du lavoir communal et attendit ses troupes pour les mettre aucourant de la situation et les informer du plein succegraves de lrsquoentreprise

Lagrave-bas devant la porte de Fricot lrsquoaubergiste quelques hommes le

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La guerre des boutons Chapitre II

brucircle-gueule aux dents se preacuteparaient agrave aller laquo piquer une larme raquo sup1 avantdrsquoentrer agrave lrsquoeacuteglise

Camus arriva bientocirct avec son pantalon limeacute aux jarrets et sa cravaterouge comme une gorge de bouvreuil ils se sourirent puis vinrent lesdeux Gibus lrsquoair flaireur puis Gambette qui nrsquoeacutetait pas encore au cou-rant et Guignard et Boulot La Crique Guerreuillas Bombeacute Teacutetas et toutle contingent au grand complet des combattants de Longeverne en toutune quarantaine

Les cinq heacuteros de la veille recommencegraverent au moins dix fois chacunle reacutecit de leur expeacutedition et la bouche humide et les yeux brillants lescamarades buvaient leurs paroles mimaient les gestes et applaudissaientagrave chaque coup freacuteneacutetiquement

Ensuite de quoi Lebrac reacutesuma la situation en ces termes mdash Comme ccedila ils verront si on en est des couilles molles Alors sucircrement cette apregraves-midi ils viendront se reacutetrainer par les

buissons de la Saute histoire de chercher rogne et on y sera tous pourles recevoir laquo un peu raquo

Faudra prendre tous les lance-pierres et toutes les frondes Pas besoinde srsquoembarrasser des triques on veut pas se colleter Avec les habits dudimanche il faut faire attention et ne pas trop se salir parce que on seferait beigner en rentrant

Seulement on leur dira deux motsLe troisiegraveme coup de cloche (le dernier) sonnant agrave toute voleacutee les mit

en branle et les ramena lentement agrave leur place accoutumeacutee dans les petitsbancs de la chapelle de saint Jospeh symeacutetrique agrave celle de la Vierge ougravesrsquoinstallaient les gamines

mdash Foutre fit Camus en arrivant sous les cloches et moi que je doisservir la messe aujordrsquohui jrsquovas me faire engueuler par le noir

Et sans prendre le temps de plonger sa main dans le grand beacutenitierde pierre ougrave les camarades gavouillaient sup2 en passant il traversa la nefen filant tel un zegravebre pour aller endosser son surplis de thurifeacuteraire oudrsquoacolyte

1 Boire la goutte2 Gavouiller agiter lrsquoeau avec la main pour faire des remous des glouglous

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La guerre des boutons Chapitre II

Quand agrave lrsquoAsperges me il passa entre les bancs portant son baquetdrsquoeau beacutenite ougrave le cureacute faisait trempette avec son goupillon il ne put srsquoem-pecirccher de jeter un coup drsquooeil sur ses fregraveres drsquoarmes

Il vit Lebrac montrant agrave Boulot une image que lui avait donneacutee lasoeur de Tintin une fleur de tulipe ou de geacuteranium agrave moins que ce ne fucirctune penseacutee souligneacutee du mot laquo souvenir raquo et il clignait de lrsquooeil drsquoun airdon juanesque

Alors Camus songea lui aussi agrave la Tavie sup3 sa bonne amie agrave qui il avaitoffert derniegraverement un pain drsquoeacutepices de deux sous srsquoil vous plaicirct qursquoilavait acheteacute agrave la foire de Vercel un joli pain drsquoeacutepices en coeur saupoudreacutede bonbonnets rouges bleus et jaunes orneacute drsquoune devise qui lui avaitsembleacute tout agrave fait tregraves bien

Je mets mon coeur agrave vos genouxAcceptez-le il est agrave vous Il la chercha de lrsquooeil dans les rangs des petites filles et vit qursquoelle le

regardait La graviteacute de son office lui interdisait le sourire mais il eut unchoc au coeur et leacutegegraverement rougissant se redressa le bidon drsquoeau beacuteniteagrave son poignet raidi

Ce mouvement nrsquoeacutechappa point agrave La Crique qui confia agrave Tintin mdash laquo Ergarde raquo donc Camus srsquoil se rebraque ⁴ On voit bien que la Tavie

le reluqueEt Camus en lui-mecircme pensait Maintenant que crsquoest lrsquoeacutecole on va se

revoir plus souvent Ouihellip mais la guerre eacutetait deacuteclareacutee Agrave la sortie de lrsquooffice de vecircpres le grand Lebrac reacuteunit toutes ses

troupes et parla en chef mdashAllezmettre vos blousons prenez un chanteau de pain et rappliquez

au bas de la Saute agrave la Carriegravere agrave PepiotIls srsquoeacutecampillegraverent comme une voleacutee de moineaux et cinq minutes

apregraves lrsquoun courant derriegravere lrsquoautre le quignon de pain aux dents se re-joignirent agrave lrsquoendroit deacutesigneacute par le geacuteneacuteral

3 Octavie4 Se rebraquer se redresser porter le corps en arriegravere

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La guerre des boutons Chapitre II

mdash Faudra pas deacutepasser le tournant du chemin recommanda Lebracconscient de son rocircle et soucieux de sa troupe

mdash Alors tu crois qursquoils vont venir mdash Autrement ccedila serait rien foireux de leur part et il ajouta pour ex-

pliquer son ordre mdash Il y en a qui sont lestes vous savez les culs lourds trsquoentends Bou-

lot hein srsquoagit pas de se faire chiperPrenez des godons ⁵ laquo dedans raquo vos poches agrave ceusses qursquoont des

frondes agrave laquo lastique raquo donnez-y les beaux cailloux et attention de pas lesperdre On va monter jusqursquoau Gros Buisson

Le communal de la Saute qui srsquoeacutetend du bois du Teureacute au nord-est aubois de Velrans au sud-ouest est un grand rectangle en remblais long dequinze cents megravetres environ et large de huit cents Les lisiegraveres des deuxforecircts sont les deux petits cocircteacutes du rectangle un mur de pierre doubleacutedrsquoune haie proteacutegeacutee elle-mecircme par un eacutepais rempart de buissons le borneen bas vers les champs de la fin au-dessus la limite assez indeacutecise estmarqueacutee par des carriegraveres abandonneacutees perdues dans une bande de boisnon classeacutee avec des massifs de noisetiers et de coudriers formant uneacutepais taillis que lrsquoon ne coupe jamais Drsquoailleurs tout le communal estcouvert de buissons de massifs de bosquets drsquoarbres isoleacutes ou groupeacutesqui font de ce terrain un ideacuteal champ de bataille

Un chemin ferreacute venant du village de Longeverne gravit lentement ensemi-diagonale le rectangle puis agrave cinquante megravetres de la lisiegravere du boisde Velrans fait un contour aigu pour permettre aux voitures chargeacuteesdrsquoatteindre sans trop de peine le sommet du laquo crecirctot raquo

Un grand massif avec des checircnes des eacutepines des prunelliers des noi-setiers des coudriers emplit la boucle du contour on lrsquoappelle le GrosBuisson

Des carriegraveres agrave ciel ouvert exploiteacutees par Pepiot le bancal Laugu duMoulin qui srsquointitulent enterpreneurs apregraves boire et quelquefois par Abelle Rat bordent le chemin vers le bas

Pour les gosses elles constituent uniquement drsquoexcellents et ineacutepui-sables magasins drsquoapprovisionnement

5 Cailloux

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La guerre des boutons Chapitre II

Crsquoeacutetait sur ce terrain fatal agrave eacutegale distance des deux villages quedepuis des anneacutees et des anneacutees les geacuteneacuterations de Longeverne et deVelrans srsquoeacutetaient copieusement rosseacutees fustigeacutees et lapideacutees car tous lesautomnes et tous les hivers ccedila recommenccedilait

Les Longevernes ⁶ srsquoavanccedilaient habituellement jusqursquoau contour gar-dant la boucle du chemin bien que lrsquoautre cocircteacute apparticircnt encore agrave leurcommune et le bois de Velrans aussi mais comme ce bois eacutetait tout pregravesdu village ennemi il servait aux adversaires de camp retrancheacute de champde retraite et drsquoabri sucircr en cas de poursuite ce qui faisait rager Lebrac

mdash On a toujours lrsquoair drsquoecirctre envahi nom de Dhellip Or il nrsquoy avait pas cinq minutes qursquoon avait fini son pain que Camus

le grimpeur posteacute en vigie dans les branches du grand checircne signalaitdes remuements suspects agrave la lisiegravere ennemie

mdash Quand je vous le disais constata Lebrac Calez-vous hein qursquoilscroient que je suis tout seul Je mrsquoen vas les houksser ⁷ kss kss attrape et si des fois ils se lanccedilaient pour me prendrehellip hop

Et Lebrac sortant de son couvert drsquoeacutepines la conversation diploma-tique suivante srsquoengagea dans les formes habituelles

(Que le lecteur ici ou la lectrice veuille bien me permettre une inci-dente et un conseil Le souci de la veacuteriteacute historique mrsquooblige agrave employerun langage qui nrsquoest pas preacuteciseacutement celui des cours ni des salons Jenrsquoeacuteprouve aucune honte ni aucun scrupule agrave le restituer lrsquoexemple deRabelais mon maicirctre mrsquoy autorisant Toutefois MM Falliegraveres ou Beacuteren-ger ne pouvant ecirctre compareacutes agrave Franccedilois Iᵉʳ ni moi agrave mon illustre modegraveleles temps drsquoailleurs eacutetant changeacutes je conseille aux oreilles deacutelicates et auxacircmes sensibles de sauter cinq ou six pages Et jrsquoen reviens agrave Lebrac )

mdash Montre-toi donc heacute grand fendu cudot feignant pourri Si trsquoespas un lacircche montre-la ta sale gueule de peigne-cul va

mdash Heacute grandrsquocrevure approche un peu toi aussi pour voir reacutepliqualrsquoennemi

mdash Crsquoest lrsquoAztec des Gueacutes fit Camus mais je vois encore Touegueuleet Bancal et Tatti et Migue la Lune ils sont une chieacutee

6 On deacutesigne souvent les habitants drsquoun pays par le nom de leur village ou du hameauqursquoils habitent quelquefois on ajoute un diminutif en ot qui se veut toujours injurieux

7 Exciter contre quelqursquoun se dit surtout des chiens

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La guerre des boutons Chapitre II

Ce petit renseignement entendu le grand Lebrac continua mdash Crsquoest toi hein merdeux qursquoas traiteacute les Longevernes de couilles

molles Je te lrsquoai-t-y fait voir moi si on est en des couilles molles Ignrsquoa fallu tous vos pantets ⁸ pour effacer ce que jrsquoai marqueacute agrave la portede votrsquoeacuteglise Crsquoest pas des foireux comme vous qursquoen auraient oseacute faireautant

mdash Approche donc laquo un peu raquo laquo pisque raquo trsquoes si malin grand gueulardtrsquoas que la gueulehellip et les gigues ⁹ pour laquo trsquoensauver raquo

mdash Fais seulement la moitieacute du chemin heacute pattier sup1⁰ Crsquoest pas passeque ton pegravere tacirctait les couilles des vaches sup1sup1 sur les champs de foire quetrsquoes devenu riche

mdash Et toi donc ton bacul ougrave que vous restez est tout crevi sup1sup2 drsquohypo-thegraveques

mdash Hypothegraveque toi-mecircme traicircne-besache sup1sup3 Quand crsquoest trsquoy que tuvas reprendre le fusil de toile de ton grand-pegravere pour aller assommer lesportes agrave coups de laquo Pater raquo

mdash Crsquoest pas chez nous comme agrave Longeverne ougrave que les poules cregraveventde faim en pleine moisson

mdash Tant qursquoagrave Velrans crsquoest les poux qui cregravevent sur vos caboches maison ne sait pas si crsquoest de faim ou de poison

VelriPourriTraicircne la MurieAgrave vau les vies sup1⁴Ouhe hellip ouhe hellip ouhe hellip fit derriegravere son chef le choeur des guerriers

Longevernes incapable de se dissimuler et de contenir plus longtemps sonenthousiasme et sa colegravere

LrsquoAztec des Gueacutes riposta

8 Pantets pans de chemise9 Jambes10 Pattier marchand de pattes crsquoest-agrave-dire de chiffons de guenilles11 Authentique12 Couvert13 Besace14 Vies voies chemins

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La guerre des boutons Chapitre II

LongevernePique merdeTacircte merdeMonteacutes sur quatre pieuxLes diablrsquo te tirrsquo agrave eux Et le choeur des Velrans applaudit agrave son tour freacuteneacutetiquement le geacuteneacute-

ral par des Euh euh prolongeacutes et euphoniquesDes bordeacutees drsquoinsultes furent jeteacutees de part et drsquoautre en rafales et en

trombes puis les deux chefs eacutegalement surexciteacutes apregraves srsquoecirctre lanceacute lesinjures classiques et modernes

mdash Enfonceurs de portes ouvertes mdash Eacutetrangleurs de chats par la queue sup1⁵ etc ctc revenant au mode

antique se flanquegraverent agrave la face avec toute la deacuteloyauteacute coutumiegravere lesaccusations les plus abracadabrantes et les plus ignobles de leur reacuteper-toire

mdash Heacute trsquoen souviens-tu quand ta megravere phellip dans le rata pour te fairede la sauce

mdash Et toi quand elle demandait les sacs au chacirctreur de taureaux pourte les faire bouffer en salade

mdash Rappelle-toi donc le jour ougrave ton pegravere disait qursquoil aurait plus drsquoavan-tage agrave eacutelever un veau qursquoun peut sup1⁶ merle comme toi

mdash Et toi quand ta megravere disait qursquoelle aimerait mieux faire teacuteter unevache que ta soeur passe que ccedila serait au moins pas une putain qursquoelleeacutelegraveverait

mdash Ma soeur ripostait lrsquoautre qui nrsquoen avait pas elle bat le beurrequand elle battra la mhellip tu viendras leacutecher le bacircton ou bien elle est pa-veacutee drsquoardoises pour que les petits crapauds comme toi nrsquoy puissent pasgrimper

mdash Attention preacutevint Camus vrsquolagrave le Touegueule qui lance des pierresavec sa fronde

Un caillou en effet siffla en lrsquoair au-dessus des tecirctes auquel des rica-nements reacutepondirent et des grecircles de projectiles rayegraverent bientocirct le ciel

15 De mon temps on ne parlait pas encore de roulure de capote ni drsquoeacutechappeacute de bidetOn a fait des progregraves depuis16 Vilain

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La guerre des boutons Chapitre II

de part et drsquoautre cependant que le flot eacutecumeux et sans cesse grossissantdrsquoinjures salaces continuait de fluctuer du Gros Buisson agrave la lisiegravere le reacute-pertoire des uns comme des autres eacutetant aussi abondant que richementchoisi

Mais crsquoeacutetait dimanche les deux partis eacutetaient vecirctus de leurs beauxaffutiaux et nul pas plus les chefs que les soldats ne se souciait drsquoencompromettre lrsquoordonnance dans des corps agrave corps dangereux

Aussi toute la lutte se borna-t-elle ce jour-lagrave agrave cet eacutechange de vues silrsquoon peut dire et agrave ce duel drsquoartillerie qui ne fit drsquoailleurs aucune victimeseacuterieuse pas plus drsquoun cocircteacute que de lrsquoautre

Quand le premier coup de la priegravere sonna agrave lrsquoeacuteglise de Velrans lrsquoAztecdes Gueacutes donna agrave son armeacutee le signal du retour non sans avoir lanceacute auxennemis avec une derniegravere injure et un dernier caillou cette suprecircmeprovocation

mdash Crsquoest demain qursquoon vous y retrouvera les couilles molles de Lon-geverne

mdash Tu fous le camp heacute lacircche railla Lebrac attends un peu oui at-tends agrave demain tu verras ce qursquoon vous passera tas de peigne-culs

Et une derniegravere bordeacutee de cailloux salua la rentreacutee des Velrans dansla trancheacutee du milieu qursquoils suivaient pour le retour

Les Longevernes dont lrsquohorloge communale retardait ou dont lrsquoheurede la priegravere eacutetait peut-ecirctre reculeacutee profitegraverent de la disparition des enne-mis et prirent pour le lendemain leurs dispositions de combat

Tintin eut une ideacutee de geacuteniemdash Il faudra dit-il se caler cinq ou six dans ce buisson-lagrave avant qursquoils

nrsquoarrivent et ne bouger ni pieds ni pattes et le premier qui passera pastrop loin lui tomber sus le racircbrsquoe et laquo srsquoensauver raquo avec

Le chef drsquoembuscade immeacutediatement approuveacute choisit parmi les pluslestes les cinq qui lrsquoaccompagneraient pendant que les autres megraveneraientlrsquoattaque de front et tous rentregraverent au village lrsquoacircme bouillonnante drsquoar-deur guerriegravere et assoiffeacutee de repreacutesailles

n

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CHAPITRE III

Une grande journeacutee

Vae victis Un vieux chef gaulois aux Romains

C en classe cela tourna mal plus mal encore que lesamediCamus sommeacute par le pegravere Simon de reacutepeacuteter en leccedilon drsquoinstruc-

tion civique ce qursquoon lui avait serineacute lrsquoavant-veille sur laquo le citoyen raquo srsquoat-tira des invectives deacutepourvues drsquoameacuteniteacute

Rien ne voulait sortir de ses legravevres toute sa face exprimait un travailde geacutesine intellectuelle horriblement douloureux il lui semblait que soncerveau eacutetait mureacute

mdash Citoyen citoyen pensaient les autres moins ahuris qursquoest-ce queccedila peut bien ecirctre que cette saloperie-lagrave

mdash Moi mrsquosieu fit La Crique en faisant claquer son index et son meacute-dius contre son pouce

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Non pas vous et srsquoadressant agrave Camus debout la tecircte branlanteles yeux eacuteperdus

mdash Alors vous ne savez pas ce que crsquoest qursquoun citoyen mdash hellipmdash Je vais vous coller agrave tous une heure de retenue pour ce soir Des frissons froids coururent le long des eacutechinesmdash Enfin vous ecirctes-vous citoyen fit le maicirctre drsquoeacutecole qui voulait ab-

solument avoir une reacuteponsemdash Oui mrsquosieu reacutepondit Camus se souvenant qursquoil avait assisteacute avec

son pegravere agrave une reacuteunion eacutelectorale ougrave mrsquosieu le marquis le deacuteputeacute devaitoffrir un verre agrave ses eacutelecteurs et leur serrer la main mecircme qursquoil avait ditau pegravere Camus

mdash Crsquoest votre fils ce citoyen-lagrave Il a lrsquoair intelligent mdash Vous ecirctes citoyen vous ragea lrsquoautre cramoisi de colegravere eh bien

oui il est joli le citoyen vous mrsquoen faites un propre de citoyen mdash Non mrsquosieu reprit Camus qui apregraves tout ne tenait pas agrave ce titremdash Alors pourquoi nrsquoecirctes-vous pas citoyen mdash hellipmdash Dis-y marmonna entre ses dents La Crique agaceacute que crsquoest parce

que trsquoas pas encore de poil au chellipmdashQursquoest-ce que vous dites La Crique mdash Jehellip je dishellip quehellip quehellipmdashQue quoi mdashQue crsquoest parce qursquoil est trop jeune mdash Ah eh bien maintenant y ecirctes-vous On y eacutetait La reacuteponse de La Crique fit lrsquoeffet drsquoune roseacutee bienfai-

sante sur le champ desseacutecheacute de leur meacutemoire des lambeaux de phrasesdes morceaux de qualiteacute des deacutebris de citoyen se reacuteajustegraverent se replacirc-tregraverent petit agrave petit et Camus lui-mecircme moins ahuri toute sa personneremerciant veacuteheacutementement La Crique le sauveur contribua agrave recamperlaquo le citoyen raquo

Enfin crsquoeacutetait toujours ccedila de passeacuteMais quand on en vint agrave la correction du devoir de systegraveme meacutetrique

cela ne fut pas drocircle du tout Preacuteoccupeacutes comme ils lrsquoeacutetaient lrsquoavant-veilleils avaient oublieacute en copiant de changer des mots et de faire le nombre de

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La guerre des boutons Chapitre III

fautes drsquoorthographe qui correspondait agrave peu pregraves agrave leur force respectiveen la matiegravere force matheacutematiquement doseacutee par des dicteacutees bihebdo-madaires Par contre ils avaient sauteacute des mots mis des majuscules ougrave ilnrsquoen fallait pas et ponctueacute en deacutepit de tout sens La copie de Lebrac sur-tout eacutetait lamentable et se ressentait visiblement de ses graves soucis dechef

Aussi fut-ce lui qui fut ameneacute au tableau par le pegravere Simon cramoiside colegravere les yeux luisant derriegravere ses lunettes comme des prunelles dechat dans la nuit

Comme tous ses camarades drsquoailleurs Lebrac eacutetait convaincu drsquoavoircopieacute eacutevidemment ccedila ne faisait de doute pour personne inutile de reacute-pliquer mais on voulait savoir au moins srsquoil avait su tirer quelque fruitde cet exercice banni en principe des meacutethodes de la peacutedagogie moderne

mdashQursquoest-ce que le megravetre Lebrac mdash hellipmdashQursquoest-ce que le systegraveme meacutetrique mdash hellipmdash Comment a-t-on obtenu la longueur du megravetre mdash Euh hellipTrop eacuteloigneacute de La Crique Lebrac les oreilles agrave lrsquoaffucirct le front effroya-

blement plisseacute suait sang et eau pour se rappeler quelque vague notionayant trait agrave la matiegravere Enfin il se remeacutemora vaguement tregraves vaguementdeux noms propres citeacutes Delambre et La Condamine mesureurs ceacutelegravebresde morceaux de meacuteridien Malheureusement dans son esprit Delambresrsquoassociait aux pipes en eacutecume qui flambaient derriegravere la vitrine de Leacuteon leburaliste Aussi hasarda-t-il avec tout le doute qui convenait en si graveoccurrence

mdash Crsquoest crsquoest Leacutecume et Leconhellip Lecon mdash Hein qui quoi donc fit le pegravere Simon au paroxysme de la co-

legravere Voilagrave que vous insultez les savants maintenant Vous en avez un detoupet par exemple et un joli reacutepertoire ma foi mes compliments monami

Et vous savez ajouta-t-il pour assommer le malheureux vous savezque votre pegravere mrsquoa recommandeacute de vous soigner

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La guerre des boutons Chapitre III

Il paraicirct que vous nrsquoen fichez pas la secousse agrave la maison toujourssur les quatrsquochemins agrave faire le galvaudeux la gouape le voyou au lieu desonger agrave vous deacutecrasser le cerveau

Eh bien mon ami si vous ne me reacutepeacutetez pas agrave onze heures tout ceque nous allons redire pour vous et pour vos camarades qui ne valentguegravere mieux que vous je vous preacuteviens moi que pour commencer jevous foutrai en retenue de quatre agrave six tous les soirs jusqursquoagrave ce que ccedilamarche Voilagrave

Le tonnerre de Zeus tombant sur lrsquoassembleacutee nrsquoeucirct pas provoqueacute stu-peur plus profonde Tous restaient eacutecraseacutes par cette eacutepouvantable me-nace

Aussi Lebrac et les autres du plus grand au plus petit eacutecoutegraverent-ils ce jour-lagrave avec une attention concentreacutee les paroles du maicirctre expo-sant rageusement les abus des anciens systegravemes de poids et mesures etla neacutecessiteacute drsquoun systegraveme unique Et srsquoils nrsquoapprouvegraverent point en leurfor inteacuterieur la mesure du meacuteridien de Dunkerque agrave Barcelone srsquoils sereacutejouirent des ennuis de Delambre et des emmhellipbecirctements de Meacutechainils en retinrent avec soin les incidents et peacuteripeacuteties pour leur gouvernepersonnelle et leur sauvetage immeacutediat mais Camus et Lebrac et Tintinet La Crique mecircme partisan du laquo Progregraves raquo et tous les autres se juregraverentbien nom de Dieu qursquoen souvenir de cette terrible frousse ils preacutefeacutere-raient toujours mesurer par pieds et par pouces comme avaient fait leurspegraveres et grands-pegraveres qui ne srsquoen eacutetaient pas porteacutes plus mal (la belleblague ) plutocirct que drsquoemployer ce sacreacute systegraveme de bourrique qui avaitfailli les faire passer pour couillons aux yeux de leurs ennemis

Lrsquoapregraves-midi fut plus calme Ils avaient retenu lrsquohistoire des Gauloisqui eacutetaient de grands batailleurs et qursquoils admiraient fort Aussi ni Lebracni Camus ni personne ne fut gardeacute agrave quatre heures chacun et le chef enparticulier ayant fait de remarquables efforts pour contenter cette vieilleandouille de pegravere Simon

Cette fois on allait voirTintin avec ses cinq guerriers qui avaient eu agrave midi la sage preacutecau-

tion de mettre leur goucircter dans leurs poches prirent les devants pendantque les autres allaient queacuterir leur morceau de pain et quand devant lesennemis apparaissant retentit le cri de guerre de Longeverne laquo Agrave cul

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les Velrans raquo ils eacutetaient deacutejagrave habilement et confortablement dissimuleacutesprecircts agrave toutes les peacuteripeacuteties du combat corps agrave corps

Tous avaient les poches bourreacutees de cailloux quelques-uns mecircme enavaient rempli leur casquette ou leur mouchoir les frondeurs veacuterifiaientles noeuds de leur arme avec preacutecaution la plupart des grands eacutetaientarmeacutes de triques drsquoeacutepines ou de lances de coudres avec des noeuds polis agravela flamme et des pointes durcies certaines srsquoenjolivaient de naiumlfs dessinsobtenus en faisant sauter lrsquoeacutecorce les anneaux verts et les anneaux blancsalternaient formant des bigarrures de zegravebre ou des tatouages de negravegre crsquoeacutetait solide et beau disait Boulot dont le goucirct nrsquoeacutetait peut-ecirctre pas siaffineacute que la pointe de sa lance

Degraves que les avant-gardes eurent pris contact par des bordeacutees reacuteci-proques drsquoinjures et un eacutechange convenable de moellons les gros desdeux troupes srsquoaffrontegraverent

Agrave cinquante megravetres agrave peine lrsquoun de lrsquoautre disseacutemineacutes en tirailleursse dissimulant parfois derriegravere les buissons sautant agrave gauche sautant agravedroite pour se garer des projectiles les adversaires en preacutesence se deacute-fiaient srsquoinjuriaient srsquoinvitaient agrave srsquoapprocher se traitaient de lacircches etde froussards puis se criblaient de cailloux pour recommencer encore

Mais il nrsquoy avait guegravere drsquoensemble tantocirct crsquoeacutetaient les Velrans quiavaient le dessus et tout drsquoun coup les Longevernes par une pointe har-die reprenaient lrsquoavantage les triques au vent mais ils srsquoarrecirctaient bien-tocirct devant une pluie de pierres

Un Velrans avait reccedilu pourtant un caillou agrave la cheville et avait regagneacutele bois en clochant du cocircteacute de Longeverne Camus percheacute sur son checircnedrsquoougrave il maniait la fronde avec une dexteacuteriteacute de singe nrsquoavait pu eacuteviterle godon drsquoun Velrans de Touegueule croyait-il qui lui avait choqueacute lecracircne et lrsquoavait tout ensaigneacute

Il avait mecircme ducirc descendre et demander un mouchoir pour bander sablessure mais rien de preacutecis ne se dessinait Pourtant Grangibus tenaitabsolument agrave utiliser lrsquoembuscade de Tintin et agrave en chauffer un disait-ilCrsquoest pourquoi ayant communiqueacute son ideacutee agrave Lebrac il fit semblant dese faufiler seul du cocircteacute du buisson occupeacute par Tintin pour assaillir deflanc les ennemis Mais il srsquoarrangea du mieux qursquoil put pour ecirctre vu dequelques guerriers de Velrans tout en ayant lrsquoair de ne pas remarquer

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La guerre des boutons Chapitre III

leur manoeuvre Il se mit donc agrave ramper et agrave marcher agrave quatre pattes ducocircteacute du haut et il ricana sous cape quand il aperccedilut Migue la Lune et deuxautres Velrans se concertant pour lrsquoassaillir sucircrs de leur force collectivecontre un isoleacute

Il avanccedila donc imprudemment tandis que les trois autres se rasaientde son cocircteacute

Lebrac agrave ce moment poussait une attaque vigoureuse pour occuperle gros de la troupe ennemie et Tintin qui voyait tout de son buissonpreacutepara ses hommes agrave lrsquoaction

mdash Ccedila va laquo viendre raquo mes vieux attention Grangibus eacutetait agrave six pas de leur retraite du cocircteacute de Velrans quand

les trois ennemis surgissant tout agrave coup drsquoentre les buissons se jetegraverentfurieusement agrave sa poursuite

Tout comme srsquoil eacutetait surpris de cette attaque le Longeverne fit volte-face et battit en retraite mais assez lentement pour laisser les autres ga-gner du terrain et leur faire croire qursquoils allaient le pincer

Il repassa aussitocirct devant le buisson de Tintin serreacute de pregraves par Miguela Lune et ses deux acolytes

Alors Tintin donnant le signal de lrsquoattaque bondit agrave son tour avecses cinq guerriers coupant la retraite aux Velrans et poussant des criseacutepouvantables

mdash Tous sur Migue la Lune avait-il ditAh cela ne fit pas un pli Les trois ennemis paralyseacutes de frayeur agrave

ce coup de theacuteacirctre inattendu srsquoarrecirctegraverent net puis crochegraverent vivementpour regagner leur camp et deux srsquoeacutechappegraverent en effet comme lrsquoavaitpreacutevu Tintin Mais Migue la Lune fut happeacute par six paires de griffes etenleveacute emporteacute comme un paquet dans le camp de Longeverne parmiles acclamations et les hurlements de guerre des vainqueurs

Ce fut un deacutesarroi dans lrsquoarmeacutee de Velrans qui battit en retraite surle bois tandis que les Longevernes entourant leur prisonnier beuglaienthaut leur victoire Migue la Lune entoureacute drsquoune quadruple haie de gar-diens se deacutebattait agrave peine eacutecraseacute sous lrsquoaventure

mdash Ah mon ami laquo on srsquoa fait choper raquo fit le grand Lebrac sinistre eh bien attends un peu pour voir

mdash Euh euh euh ne me faites point de mal beacutegaya Migue la Lune

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mdash Oui mon prsquotit pour que tu nous traites encore de pourris et decouilles molles

mdash Crsquoest pas moi Oh mon Dieu Qursquoest-ce que vous voulez me faire mdash Apportez le couteau commanda Lebracmdash Oh laquo moman moman raquo Qursquoest-ce que vous voulez me couper mdash Les oreilles beugla Tintinmdash Et le nez ajouta Camusmdash Et le zizi continua La Criquemdash Sans oublier les couilles compleacuteta Lebrac on va voir si tu les as

molles mdash Faudra lui lier le sac avant de couper comme on fait avec les pe-

tits taureaux fit observer Gambette qui avait apparemment assisteacute agrave cessortes drsquoopeacuterations

mdash Sucircrement qui laquo crsquoest qursquoa la ficelle raquo mdash Nrsquoen vrsquolagrave reacutepondit Tigibusmdash Me faites point de mal ou je le dirai agrave ma laquo moman raquo larmoya le

prisonniermdash Je me fous autant de ta megravere que du pape riposta Lebrac cyniquemdash Et agrave mrsquosieu le cureacute ajouta Migue la Lune eacutepouvanteacutemdash Je te redis que je mrsquoen refous mdash Et au maicirctre fit-il encore miguant sup1 plus que jamaismdash Je lrsquoemmerde Ah voilagrave que tu nous menaces par-dessus le marcheacute maintenant

Manquait plus que ccedila Attends un peu mon salaud Passez-moi le chacirctre-bique sup2Et lrsquoeustache en main Lebrac aborda sa victime Il passa drsquoabord sim-

plement le dos du couteau sur les oreilles deMigue la Lune qui croyant aufroid du meacutetal que ccedila y eacutetait vraiment se mit agrave sangloter et agrave hurler puissatisfait il srsquoarrecircta dans cette voie et se mit en devoir de lui laquo affucircter raquocomme il disait proprement ses habits

Il commenccedila par la blouse il arracha les agrafes meacutetalliques du colcoupa les boutons des manches ainsi que ceux qui fermaient le devant

1 Miguer cligner des paupiegraveres2 Chacirctre-bique couteau

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de la blouse puis il fendit entiegraverement les boutonniegraveres ensuite de quoiCamus fit sauter ce vecirctement inutile les boutons du tricot et les bou-tonniegraveres subirent un sort pareil les bretelles nrsquoeacutechappegraverent point on fitsauter le tricot Ce fut ensuite le tour de la chemise du col au plastronet aux manches pas un bouton ni une boutonniegravere nrsquoeacutechappa ensuite lepantalon fut lui-mecircme eacutechenilleacute pattes et boucles et poches et boutons etboutonniegraveres y passegraverent les jarretiegraveres en eacutelastique qui tenaient les basfurent confisqueacutees les cordons de souliers tailleacutes en trente-six morceaux

mdash Tas pas de laquo caneccedilon raquo non reprit Lebrac en veacuterifiant lrsquointeacuterieurde la culotte qui deacutegringolait sur les jarrets

mdash Eh bien maintenant fous le camp Il dit et tel un honnecircte jureacute qui sous un reacutegime reacutepublicain sans

haine et sans crainte obeacuteit uniquement aux injonctions de sa conscienceil ne lui lanccedila pour finir qursquoun solide et vigoureux coup de pied agrave lrsquoendroitlaquo ousque raquo le dos perd son nom

Rien ne tenait plus des habits deMigue la Lune et il pleurait miseacuterableet petit au milieu des ennemis qui le raillaient et le huaient

mdash Viens donc mrsquoarrecircter maintenant invita Grangibus narquois tan-dis que lrsquoautre ayant remis sur son tricot qui ne boutonnait plus sa blousequi pendait en marchand de biques essayait en vain de rassembler dansson pantalon les pans de sa chemise deacutebrailleacutee

mdash Va voir maintenant ce que veut te dire ta megravere acheva Camusretournant le poignard dans la plaie

Et lent dans le soir qui tombait traicircnant les pieds ougrave ses souliers te-naient agrave peine Migue la Lune pleurant geignant et sanglotant rejoignitdans le bois ses camarades agrave lrsquoaffucirct qui lrsquoattendaient anxieusement lrsquoen-touregraverent et lui portegraverent aide et secours autant qursquoil eacutetait en leur pouvoirde le faire

Et lagrave-bas au levant ougrave leur groupe se distinguait mal maintenant dansle creacutepuscule retentissaient les cris de triomphe et les insultes narquoisesdes Longevernes victorieux

Lebrac enfin reacutesuma la situation mdash Hein on leur zrsquoy a poseacute Ccedila leur apprendra agrave ces Alboches-lagrave Puis comme rien de nouveau nrsquoapparaissait agrave la lisiegravere cette journeacutee

eacutetant deacutefinitivement la leur ils deacutevalegraverent le communal de la Saute jusqursquoagrave

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La guerre des boutons Chapitre III

la carriegravere agrave PepiotEt de lagrave par rangs de six bras dessus bras dessous Lebrac de cocircteacute le

bacircton brandi Camus en avant son mouchoir rouge de sang servant drsquoen-seigne au bout de sa trique de bataille ils partirent au commandement duchef claquant des talons et marquant le pas vers Longeverne en chantantde tous leurs poumons

La victoi-ren chantantNous ou-vre la barriegrave-reLa li-berteacute gui-ide nos pasEt du No-rau Midi la trom-pee guerriegravereA sonneacute lrsquoheure des com-ombatshellip

n

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CHAPITRE IV

Premier revers

Ils mrsquoont entoureacute comme la beste et croyent qursquoon me prendaux filetz Moy je leur veulx passer agrave travers ou dessus leventreHenri IV (Lere agrave M de Batz gouverneur de la ville drsquoEuse en

Armagnac 11 mars 1586)

L suivirent cettemeacutemorable victoire furent plus calmesLe grand Lebrac et sa troupe confiants dans leur succegraves gar-daient lrsquoavantage et nantis de leurs lances de coudre pointu-

seacutees au couteau et polies avec du verre armeacutes de sabres de bois avec unegarde en fil de fer recouverte de ficelle de pain de sucre poussaient descharges terribles qui faisaient freacutemir les Velrans et les ramenaient jusqursquoagraveleur lisiegravere parmi des grecircles de cailloux

Migue la Lune prudent restait au dernier rang et lrsquoon ne fit pas deprisonniers et il nrsquoy eut pas de blesseacutes

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La guerre des boutons Chapitre IV

Cela eucirct pu durer longtemps ainsi malheureusement pour Longe-verne la classe du samedi matin fut deacutesastreuse Le grand Lebrac quisrsquoeacutetait tout de mecircme fourreacute dans la tecircte les multiples et les sous-multiplesdu megravetre confiant dans la parole du pegravere Simon qui avait dit que quandon les savait pour une sorte de mesures on les savait pour toutes ne vou-lut pas entendre dire que le kilolitre et le myrialitre nrsquoexistaient point

Il emmecircla si bien lrsquohectolitre et le double et le boisseau et la chopineses connaissances livresques avec son expeacuterience personnelle qursquoil se vitfermement et sans espoir drsquoen reacutechapper fourrer en retenue de quatre agravecinq drsquoabord plus longtemps si crsquoeacutetait neacutecessaire et srsquoil ne satisfaisait pasagrave toutes les exigences reacutecitatoires du maicirctre

mdash Quel vieux salaud quand il srsquoy mettait tout de mecircme que ce pegravereSimon

Le malheur voulut que Tintin se trouvacirct exactement dans le mecircmecas ainsi que Grangibus et Boulot Seuls Camus qui y avait coupeacute et LaCrique qui savait toujours restaient pour conduire ce soir-lagrave la troupede Longeverne deacutejagrave reacuteduite par lrsquoabsence de Gambette qui nrsquoeacutetait pasvenu ce jour-lagrave parce qursquoil avait conduit leur cabe sup1 au bouc et de quelquesautres obligeacutes de rentrer agrave la maison pour preacuteparer la toilette du lende-main

mdash Faudrait peut-ecirctre pas aller ce soir hasarda Lebrac pensifCamus bondit ndash Pas aller Ben il la baillait belle le geacuteneacuteral Pour

qui qursquoon le prenait lui Camus Par exemple qursquoon allait passer pourcouillons

Lebrac eacutebranleacute se rendit agrave ces raisons et convint que sitocirct libeacutereacute avecTintin Boulot et Grangibus (et ils allaient srsquoy mettre drsquoattaque) ils se por-teraient ensemble agrave leur poste de combat

Mais il eacutetait inquiet Ccedila lrsquoembecirctait na que lui chef ne fucirct pas lagrave pourdiriger la manoeuvre en un jour plutocirct difficile

Camus le rassura et apregraves de brefs adieux agrave quatre heures fila flan-queacute de ses guerriers vers le terrain de combat

Tout de mecircme cette responsabiliteacute nouvelle le rendait pensif et preacute-occupeacute drsquoon ne sait quoi le coeur peut-ecirctre eacutetreint de sombres pressenti-

1 Chegravevre

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ments il ne songea point agrave faire se dissimuler ses hommes avant drsquoarriveragrave leur retranchement du Gros Buisson

Les Velrans eux eacutetaient arriveacutes en avance Surpris de ne rien voir ilsavaient chargeacute lrsquoun drsquoeux Touegueule sup2 de grimper agrave son arbre pour serendre compte de la situation

Touegueule de son foyard vit la petite troupe qui srsquoavanccedilait impru-demment dans le chemin et une joie deacutebordante et silencieuse inondanttout son ecirctre le fit se tortiller comme un goujon au bout drsquoune ligne

Immeacutediatement il fit part agrave ses camarades de lrsquoinfeacuterioriteacute numeacuteriquede lrsquoennemi et de lrsquoabsence du grand Lebrac

LrsquoAztec des Gueacutes qui ne demandait qursquoagrave venger Migue la Lune ima-gina aussitocirct un plan drsquoattaque et il lrsquoexposa

On nrsquoallait drsquoabord faire semblant de rien se battre comme drsquohabitudesrsquoavancer puis reculer puis avancer de nouveau jusqursquoagrave mi-chemin etapregraves une feinte reculade partir de nouveau tous ensemble charger enmasse tomber en trombe sur le camp ennemi cogner ceux qui reacutesiste-raient faire prisonniers tous ceux qursquoon attraperait et les ramener agrave lalisiegravere ougrave ils subiraient le sort des vaincus

Ainsi crsquoeacutetait bien compris quand il pousserait son cri de guerre laquo LaMurie vous cregraveve raquo tous srsquoeacutelanceraient derriegravere lui la trique au poing

Touegueule eacutetait agrave peine redescendu de son foyard que lrsquoorgane per-ccedilant de Camus du centre du Gros Buisson lanccedilait le deacutefi drsquousage laquo Agravecul les Velrans raquo et que la bataille srsquoengageait dans les formes ordinaires

En tant que geacuteneacuteral Camus aurait ducirc rester agrave terre et diriger sestroupes mais lrsquohabitude la sacreacutee habitude de monter agrave lrsquoarbre fit tairetous ses scrupules de commandant en chef et il grimpa au checircne pourlancer de haut ses projectiles dans les rangs des adversaires

Installeacute dans une fourche soigneusement choisie et ameacutenageacutee com-modeacutement assis il prenait la ligne de mire en tendant lrsquoeacutelastique le cuirjuste au milieu de la fourche les bandes de caoutchouc bien eacutegales et lacirc-chait le projectile qui partait en sifflant du cocircteacute de Velrans deacutechiquetantdes feuilles ou cognant un tronc en faisant toc

Camus pensait qursquoil en serait ce jour-lagrave comme des jours preacuteceacutedents

2 Surnom qui signifie tord gueule

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et ne se doutait mie que les autres tenteraient une attaque et pousseraientune charge puisque chaque engagement depuis lrsquoouverture des hostiliteacutesavait vu leur deacutefaite ou leur reculade

Tout alla bien pendant une demi-heure et le sentiment du devoir ac-compli le souci drsquoun emploi judicieux de ses cailloux le rasseacutereacutenaientlorsque au cri de guerre de lrsquoAztec il vit la horde des Velrans chargeantson armeacutee avec une telle vitesse une telle ardeur une telle impeacutetuositeacuteune telle certitude de victoire qursquoil en demeura abasourdi sur sa branchesans pouvoir profeacuterer un mot

Ses guerriers en entendant cette rueacutee formidable en voyant ce bran-dissement drsquoeacutepieux et de triques effareacutes deacutemoraliseacutes trop peu nombreuxbattirent en retraite aussitocirct et prenant leurs jambes agrave leur cou srsquoen-fuirent leurs talons battant les fesses agrave toute allure dans la direction dela carriegravere agrave Laugu sans oser se retourner et croyant que toute lrsquoarmeacuteeennemie leur arrivait dessus

Malgreacute sa supeacuterioriteacute numeacuterique la colonne des Velrans en arrivantau Gros Buisson ralentit un peu son eacutelan craignant quelque projectiledeacutesespeacutereacute mais ne recevant rien elle srsquoengagea brusquement sous lecouvert et se mit agrave fouiller le camp

Heacutelas on ne voyait rien on ne trouvait personne et lrsquoAztec grom-melait deacutejagrave quand il deacutenicha Camus blotti dans son arbre tel un eacutecureuilsurpris

Il eut un ah sonore de triomphe en lrsquoapercevant et tout en se feacuteli-citant inteacuterieurement de ce que lrsquoassaut nrsquoeucirct pas eacuteteacute inutile il sommaimmeacutediatement son prisonnier de descendre

Camus qui savait le sort qui lrsquoattendait srsquoil abandonnait son asile etavait encore quelques cailloux en poche reacutepondit par le mot de Cam-bronne agrave cette injonction injurieuse Deacutejagrave il fouillait les poches de sonpantalon quand lrsquoAztec sans reacuteiteacuterer son invitation discourtoise or-donna agrave ses hommes de lui laquo descendre cet oiseau-lagrave raquo agrave coups de cailloux

Avant qursquoil eucirct bandeacute sa fronde une grecircle terrible lapida Camus quicroisa ses bras sur sa figure les mains sur les yeux pour se proteacuteger

Beaucoup de Velrans manquaient heureusement leur but presseacutesqursquoils eacutetaient de lancer leurs projectiles mais quelques-uns mais troptouchaient pan sur le dos pan sur la gueule pan sur la ratelle pan

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sur le racircble pan sur les guibolles attrape encore laquo ccedilui-lagrave raquo mon fils mdash Ah lrsquoy viendras mon salaud disait lrsquoAztecEt de fait le pauvre Camus nrsquoavait pas assez demains pour se proteacuteger

et se frotter et il allait enfin se rendre agrave merci quand le cri de guerre etle rugissement terrible de son chef ramenant ses troupes au combat ledeacutelivra comme par enchantement de cette terrible position

Lentement il deacutecroisa un bras puis un autre et se tacircta et regarda ethellipce qursquoil vithellip

Horreur trois fois horreur Lrsquoarmeacutee de Longeverne essouffleacutee arri-vait au Gros Buisson hurlante avec Tintin et Grangibus tandis qursquoagrave lalisiegravere les Velrans en troupeau emmenaient emportaient Lebrac prison-nier

mdash Lebrac Lebrac nom de Dieu Lebrac piailla-t-il Comment que ccedilaa pu se faire Ah bon Dieu de bon Dieu de nom de Dieu de nom de Dieude cent dieux

La maleacutediction deacutesespeacutereacutee de Camus eut un retentissement dans labande de Longeverne arrivant agrave la rescousse

mdash Lebrac fit Tintin en eacutecho Il nrsquoest pas lagrave Et il expliqua On arrivaitau bas de la Saute quand on a vu les nocirctres qui laquo srsquoensauvaient raquo commedes liegravevres alors il srsquoest lanceacute et leur zrsquoa dit

mdash Halte-lagrave hellip Ougrave venez-vous Et Camus mdash Camus qursquoa fait jrsquosais plus qui il est sur son checircne mdash Et La Crique mdash La Crique hellip on ne sait pas mdash Et vous les laissez comme ccedila nomdeDieu prisonniers des Velrans

vous nrsquoen avez donc point En avant allez en avant Alors il laquo srsquoa lanceacute raquo et on est parti derriegravere lui en laquo nrsquohurlant raquo

mais il eacutetait en avance drsquoau moins vingt sauts et agrave eux tous ils lrsquoaurontsucircrement pinceacute

mdash Mais oui qursquoil est chauffeacute ah nom de Dieu souffla Camus suffo-queacute deacutegringolant de son checircne

mdash Il nrsquoy a pas agrave chhellip faut le deacuteprendre mdash Ils sont deux fois plus que nous remarqua lrsquoun des fuyards rendu

prudent sucircrement qursquoil y en aura encore des chopeacutes crsquoest tout ce qursquoon

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La guerre des boutons Chapitre IV

y gagnera Puisqursquoon nrsquoest pas en nombre laquo gnrsquoa raquo qursquoagrave attendre apregravestout ils ne veulent pas le bouffer sans boire

mdash Non convint Camus mais ses boutons Et dire que crsquoest pour medeacutelivrer Ah malheur de malheur Il avait bien raison de nous dire dene pas venir ce soir Faut toujours eacutecouter son chef

mdash Mais ousqursquoest La Crique personne nrsquoa vu La Crique tu ne saispas srsquoil est pris

mdashNon reprit Camus je ne crois pas jrsquoai pas vu qursquoils lrsquoaient emmeneacuteil a ducirc se deacutefiler par les buissons du dessushellip

Pendant que les Longevernes se lamentaient et que Camus dans ledeacutesarroi du deacutesastre reconnaissait les avantages et la neacutecessiteacute drsquoune fortediscipline un rappel de perdrix les fit tressaillir

mdash Crsquoest La Crique dit GrangibusCrsquoeacutetait lui en effet qui au moment de lrsquoassaut srsquoeacutetait glisseacute comme

un renard entre les buissons et avait eacutechappeacute aux Velrans Il venait duhaut du communal et avait sucircrement vu quelque chose car il dit

mdash Ah mes amis qursquoest-ce qursquoils lui passent agrave Lebrac Jrsquoai mal vumais ce que ccedila cognait dur

Et il reacutequisitionna la ficelle et les eacutepingles de la bande pour raffublerles habits du geacuteneacuteral qui certainement nrsquoy couperait pas

Et en effet une scegravene terrible se deacuteroulait agrave la lisiegravereDrsquoabord enveloppeacute enrouleacute emporteacute par le tourbillon des adversaires

au point de nrsquoy plus rien comprendre le grand Lebrac srsquoeacutetait enfin re-connu eacutetait revenu agrave lui et quand on voulut le traiter en vaincu et lrsquoabor-der lrsquoeustache agrave la main il leur fit voir agrave ces peigne-culs ce que crsquoestqursquoun Longeverne

De la tecircte des pieds des mains des coudes des genoux des reinsdes dents cognant ruant sautant giflant tapant boxant mordant il sedeacutebattait terriblement culbutant les uns deacutechirant les autres eacuteborgnaitcelui-ci giflait celui-lagrave en bosselait un troisiegraveme et pan par-ci et toc par-lagrave et zon sur un autre tant et si bien que laissant pour compte une demi-manche de blouse il se faisait lacirccher enfin par la meute ennemie et srsquoeacutelan-ccedilait deacutejagrave vers Longeverne drsquoun eacutelan irreacutesistible quand un traicirctre croc-en-jambe deMigue la Lune lrsquoallongea net le nez dans une taupiniegravere les brasen avant et la gueule ouverte

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La guerre des boutons Chapitre IV

Il nrsquoeut pas le temps de dire ouf avant qursquoil eucirct songeacute seulement agravese mettre sur les genoux douze gars se preacutecipitaient derechef sur lui etpif et paf et poum et zop vous le saisissaient par les quatre membrestandis qursquoun autre le fouillait lui confisquait son couteau et le bacircillonnaitde son propre mouchoir

LrsquoAztec dirigeant la manoeuvre arma Migue la Lune sauveur de lasituation drsquoune verge de noisetier et lui recommanda preacutecaution inutiledrsquoy aller de ses six coups chaque fois que lrsquoautre tenterait la moindre se-cousse

De fait Lebrac nrsquoeacutetait pas homme agrave se tenir comme ccedila bientocirct sesfesses furent bleues de coups de baguette tant qursquoagrave la fin il dut bien setenir tranquille

mdash Ramasse cochon disait Migue la Lune Ah tu voulais me couperle zizi et les couilles Eh bien si on te les coupait agrave toi maintenant

Ils ne les lui coupegraverent point mais pas un bouton pas une bouton-niegravere pas une agrafe pas un cordon nrsquoeacutechappa agrave leur vigilance venge-resse et Lebrac vaincu deacutepouilleacute et fesseacute fut rendu agrave la liberteacute dans lemecircme eacutetat piteux que Migue la Lune cinq jours auparavant

Mais le Longeverne ne pleurnichait pas comme le Velrans il avaitune acircme de chef lui et srsquoil eacutecumait de rage inteacuterieure il semblait ne passentir la douleur physique Aussi degraves que deacutebacircillonneacute il nrsquoheacutesita pas agravecracher agrave ses bourreaux en invectives virulentes son incoercible meacutepriset sa haine vivace

Crsquoeacutetait un peu trop tocirct heacutelas et la horde victorieuse sucircre de le teniragrave sa merci le lui fit bien voir en le bacirctonnant de nouveau agrave trique queveux-tu et en le bourrant de coups de pieds

Alors Lebrac vaincu gonfleacute de rage et de deacutesespoir ivre de haine etde deacutesir de vengeance partit enfin la face ravageacutee fit quelques pas puisse laissa choir derriegravere un petit buisson comme pour pleurer agrave son aiseou chercher quelques eacutepines qui lui permissent de retenir son pantalonautour de ses reins

Une colegravere folle le dominait il tapa du pied il serra les poings ilgrinccedila des dents il mordit la terre puis comme si cet acircpre baiser lrsquoeucirctinspireacute subitement il srsquoarrecircta net

Les cuivres du couchant baissaient dans les branches demi-nues de

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La guerre des boutons Chapitre IV

la forecirct eacutelargissant lrsquohorizon amplifiant les lignes ennoblissant le pay-sage qursquoun puissant souffle de vent vivifiait Des chiens de garde au loinaboyaient au bout de leurs chaicircnes un corbeau rappelait ses compagnonspour le coucher les Velrans srsquoeacutetaient tus on nrsquoentendait rien des Longe-vernes

Lebrac dissimuleacute derriegravere son buisson se deacutechaussa (crsquoeacutetait facile)mit ses bas en loques dans ses souliers veufs de lacets retira son tricotet sa culotte les roula ensemble autour de ses chaussures mit ce rouleaudans sa blouse dont il fit ainsi un petit paquet noueacute aux quatre coins et negarda sur lui que sa courte chemise dont les pans frissonnaient au vent

Alors saisissant son petit baluchon drsquoune main de lrsquoautre troussantentre deux doigts sa chemise il se dressa drsquoun seul coup devant toute lrsquoar-meacutee ennemie et traitant ses vainqueurs de vaches de cochons de salaudset de lacircches il leur montra son cul drsquoun index eacutenergique puis se mit agrave fuiragrave toutes jambes dans le creacutepuscule tombant poursuivi par les impreacuteca-tions des Velrans au milieu drsquoune grecircle de cailloux qui bourdonnaient agraveses oreilles

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CHAPITRE V

Les conseacutequences drsquoun deacutesastre

Coup sur coup Deuil sur deuil Ah lrsquoeacutepreuve redouble

Victor Hugo (LrsquoAnneacutee terrible)

O raison de dire qursquounmalheur ne vient jamais seul Ce futLa Crique qui plus tard formula cet aphorisme dont il nrsquoeacutetaitpas lrsquoauteur

Quand Lebrac sacrant et vocifeacuterant contre ces peigne-culs de Velransarriva cheveux chemise et le reste au vent agrave la boucle du chemin de laSaute ce ne fut pas les compaings qursquoil trouva pour le recevoir mais bienle pegravere Zeacutephirin vieux soldat drsquoAfrique qursquoon appelait plus communeacute-ment Beacutedouin et qui remplissait dans la commune les modestes fonctionsde garde champecirctre ce qui se voyait drsquoailleurs agrave sa plaque jaune bien as-tiqueacutee luisant parmi les plis de sa blouse bleue toujours propre

De bonheur pour le grand Lebrac Beacutedouin repreacutesentant de la forcepublique agrave Longeverne eacutetait un peu sourd et nrsquoy voyait plus tregraves bien

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La guerre des boutons Chapitre V

Il avait revenant de sa tourneacutee quotidienne ou presque eacuteteacute arrecircteacute parles hurlements et les cris de guerre de Lebrac se deacutebattant aux mains desVelrans Comme il se trouvait par hasard qursquoil avait deacutejagrave eacuteteacute victime defarces et plaisanteries de la part de certains laquo galapias raquo du village il nedouta mie que les invectives virulentes de celui-lagrave fuyant autant dire agravepoil ne fussent agrave son adresse Il en douta de moins en moins quand ildistingua entre autres les syllabes de laquo cochon raquo et de laquo salaud raquo quidans sa penseacutee droite et logique ne pouvaient indubitablement srsquoappli-quer qursquoagrave un repreacutesentant de la laquo loa raquo sup1 Reacutesolu (le devoir avant tout) agravepunir cet insolent qui attentait du mecircme coup aux bonnes moeurs et agrave sadigniteacute de magistrat il srsquoeacutelanccedila agrave sa poursuite pour le rattraper ou toutau moins le reconnaicirctre et lui faire donner par laquo qui de droit raquo la fesseacuteeqursquoil jugeait meacuteriter

Mais Lebrac vit Beacutedouin lui aussi et reconnaissant des intentionshostiles au laquo polisson raquo qursquoil poussa il biaisa vivement agrave gauche versle haut du communal et disparut dans les buissons pendant que lrsquoautrebrandissant son bacircton criait toujours de toute sa gorge

mdash Petit saligaud que je trsquoattrape un peu Cacheacutes dans le Gros Buisson ahuris de cette apparition inattendue

les Longevernes suivaient la poursuite de Beacutedouin avec des yeux rondscomme des prunelles de chouettes

mdash Crsquoest lui crsquoest bien lui fit La Crique parlant de son chefmdash Il leur z-y-a encore joueacute un tour remarqua TintinQuel bougre tout

demecircme et lrsquoinflexion de sa voix disait toute lrsquoadmiration qursquoil professaitpour son geacuteneacuteral

mdash Ce vieux chellip va-t-il nous emmerder longtemps reprit Camus frot-tant de ses paumes segraveches et calleuses ses douloureuses meurtrissures

Et il songeait deacutejagrave agrave deacuteleacuteguer Tintin ou La Crique pour attirer Beacutedouinhors des lieux ougrave devait se cacher Lebrac en poussant agrave lrsquoadresse du gardequelques seacuteries drsquoeacutepithegravetes coloreacutees et fortes telles vieille tourte enfifreacutesodomiss veacuterolard drsquoAfrique et autres qursquoils avaient retenues au passagede certaines conversations entre les anciens du village

Il nrsquoen fut pas reacuteduit agrave cet expeacutedient car le vieux briscard redescendit

1 Loi

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La guerre des boutons Chapitre V

bientocirct le chemin jurant contre ces garnements agrave qui il tirerait les oreilleset qursquoil laquo foutrait raquo bien un jour ou lrsquoautre agrave laquo lrsquoousteau raquo communal pourtenir compagnie durant une heure ou deux aux rats de la fromagerie

Immeacutediatement Camus imita le tirouit de la perdrix grise signal deralliement de Longeverne et agrave la reacuteponse qui lui vint signala par troisnouveaux cris conseacutecutifs agrave son feacuteal aux abois que tout danger eacutetait mo-mentaneacutement eacutecarteacute

Bientocirct derriegravere les buissons on aperccedilut srsquoapprochant en effet lasilhouette indeacutecise drsquoabord et blanche de Lebrac son petit baluchon agrave lamain puis se distinguegraverent les traits de sa face contracteacutee de colegravere

mdash Ben mon vieux ben ma vieille Ce fut tout ce que put dire Camus qui les larmes aux yeux et les dents

serreacutees brandit un poing menaccedilant dans la direction de VelransEt Lebrac fut entoureacuteToutes les ficelles et toutes les eacutepingles de la bande furent reacutequisi-

tionneacutees afin de lui refaire une tenue tant qursquoagrave peu pregraves preacutesentable pourrentrer au village Agrave un soulier on mit de la ficelle de fouet agrave lrsquoautre de laficelle de pain de sucre prise agrave une garde drsquoeacutepeacutee des morceaux de tresseserregraverent les bas aux jarrets on trouva une eacutepingle de nourrice pour re-joindre et maintenir les deux ouvertures du pantalon Camus mecircme ivrede sacrifice voulait deacutefaire sa fronde agrave laquo lastique raquo pour en fabriquer uneceinture agrave son chef mais lrsquoautre noblement srsquoy opposa quelques eacutepinesbouchegraverent les plus gros trous La blouse ma foi pendait bien un peu enarriegravere la chemise irreacutemeacutediablement bacircillait agrave la cotisse sup2 et la manchedeacutechireacutee dont manquait le morceau eacutetait un irreacutecusable teacutemoin de la lutteterrible qursquoavait soutenue le guerrier

Quand il fut tant bien que mal regaupeacute sup3 jetant sur son accoutrementun coup drsquooeil meacutelancolique et eacutevaluant en lui-mecircme la quantiteacute de coupsde pied au cul que lui vaudrait cette tenue il reacutesuma ses appreacutehensionsen une phrase lapidaire qui fit freacutemir jusqursquoau coeur toutes les fibres deses soldats

mdash Bon Dieu ce que je vais ecirctre ceriseacute ⁴ en rentrant

2 Cotisse col3 Regaupeacute rajusteacute4 Ceriseacute signifie apparemment secoueacute comme le serait un cerisier et mecircme plus

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La guerre des boutons Chapitre V

Un silence morne accueillit cette preacutevision Le groupe eacutevidemment nevoyait pas drsquoobjections agrave faire et dans la nuit qui tombait ce fut la saboteacuteelamentable et silencieuse vers le village

Que diffeacuterente fut cette rentreacutee de celle du lundi La nuit morne etpesante alourdissait leur tristesse pas une eacutetoile ne se levait dans lesnuages qui tout agrave coup avaient envahi le ciel les murs gris qui bordaientle chemin avaient lrsquoair drsquoescorter en silence leur deacutesastre les branchesdes buissons pendaient en saule pleureur et euxmarchaient traicircnaient lespieds comme si leurs semelles eussent eacuteteacute appesanties de toute la deacutetressehumaine et de toute la meacutelancolie de lrsquoautomne

Pas un ne parlait pour ne point aggraver les preacuteoccupations doulou-reuses du chef vaincu et pour augmenter encore leur peine leur parve-nait dans le vent du sud-ouest le chant de victoire des Velrans glorieuxqui rentraient dans leurs foyers

Je suis chreacutetien voilagrave ma gloireMon espeacuterance et mon soutienhellipCar on eacutetait calotin agrave Velrans et rouge agrave LongeverneAu Gros Tilleul on srsquoarrecircta comme de coutume et Lebrac rompit le

silence mdash On se retrouvera demain matin pregraves du lavoir au second coup de

la messe fit-il drsquoune voix qursquoil voulait rendre ferme mais ougrave perccedilait toutde mecircme dans une sorte de chevrotement lrsquoangoisse drsquoun avenir troubletregraves incertain ou plutocirct trop certain

mdash Oui reacutepondit-on simplement et Camus le lapideacute vint lui serrer lesmains en silence pendant que la petite troupe tregraves vite srsquoeacutegrenait par lessentiers et les chemins qui conduisaient chacun agrave son domicile respectif

Quand Lebrac arriva agrave la maison de son pegravere pregraves de la fontaine duhaut il vit la lampe agrave peacutetrole allumeacutee dans la chambre du poecircle et par unentrebacircillement de rideaux il remarqua que sa famille eacutetait deacutejagrave en trainde souper

Il en freacutemit Cette constatation coupait net ses derniegraveres chances dene pas ecirctre vu en la tenue plutocirct deacutebrailleacutee dans laquelle il se trouvait parle plus fatal des destins

Mais il reacutefleacutechit que un peu plus tocirct ou un peu plus tard il fallait toutde mecircme y passer et reacutesolu agrave tout recevoir stoiumlquement il leva le loquet

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La guerre des boutons Chapitre V

de la cuisine traversa la piegravece et poussa la porte du poecircleLe pegravere de Lebrac tenait drsquoautant plus agrave laquo lrsquoestruction raquo ⁵ qursquoil en eacutetait

lui-mecircme et totalement deacutepourvu aussi exigeait-il de son rejeton degraves querevenait la saison drsquoeacutecolage une application agrave lrsquoeacutetude qui vraiment ne setrouvait pas ecirctre en raison directe des aptitudes intellectuelles de lrsquoeacutelegraveveLebrac Il venait de temps agrave autre confeacuterer de ce sujet avec le pegravere Simonet lui recommandait avec insistance de ne pas manquer son garnement etde le tanner chaque fois qursquoil le jugerait bon Ce ne serait certes pas luiqui le soutiendrait comme certains parents nouillottes laquo qui savent pas yfaire pour le bien de leurs enfants raquo et quand le gars aurait eacuteteacute puni enclasse lui le pegravere redoublerait la dose agrave la maison

Comme on le voit le pegravere de Lebrac avait en peacutedagogie des ideacutees bienarrecircteacutees et des principes tregraves nets et il les appliquait sinon avec succegravesdu moins avec conviction

Il avait justement en abreuvant les becirctes passeacute ce soir-lagrave pregraves dumaicirctre drsquoeacutecole qui fumait sa pipe sous les arcades de la maison communepregraves de la fontaine du milieu et il srsquoeacutetait enquis de la faccedilon dont son filsse comportait

Il avait naturellement appris que Lebrac jeune eacutetait resteacute en retenuejusqursquoagrave quatre heures et demie heure agrave laquelle il avait sans broncherreacuteciteacute la leccedilon qursquoil nrsquoavait pas sue le matin ce qui prouvait bien quequand il voulaithellip nrsquoest-ce pashellip

mdash Le rossard srsquoeacutetait exclameacute le pegravere Savez-vous bien qursquoil nrsquoemportejamais un livre agrave la maison Foutez-lui donc des devoirs des lignes desverbes ce que vous voudrez mais nrsquoayez crainte jrsquovas le soigner ce soirmoi

Crsquoeacutetait dans cette mecircme disposition drsquoesprit qursquoil se trouvait quandson fils franchit le seuil de la chambre

Chacun eacutetait agrave sa place et avait deacutejagrave mangeacute sa soupe Le pegravere sa cas-quette sur la tecircte le couteau agrave la main srsquoapprecirctait agrave disposer sur un adosde choux les tranches de lard fumeacute coupeacutees en morceaux plus ou moinsgros suivant la taille et lrsquoestomac de leur destinataire quand la portegrinccedila et que son fils apparut

5 Estruction instruction

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La guerre des boutons Chapitre V

mdash Ah te voilagrave tout de mecircme fit-il drsquoun petit air mi-sec mi-narquoisqui nrsquoannonccedilait rien de bon

Lebrac jugea prudent de ne pas reacutepondre et gagna sa place au bas dela table ignorant drsquoailleurs tout des intentions paternelles

mdash Mange ta soupe grogna la megravere elle est deacutejagrave toute laquo reacutefroidiete raquo mdash Et boutonne donc ton blouson fit le pegravere tu mrsquoas lrsquoair drsquoun mar-

chand de cabes ⁶Lebrac ramena drsquoun geste aussi eacutenergique qursquoinutile sa blouse qui

pendait dans son dos mais nrsquoagrafa rien et pour causemdash Je te dis drsquoagrafer ta blouse reacutepeacuteta le pegravere Et drsquoabord drsquoougrave viens-tu

comme ccedila Tu sors pas de classe peut-ecirctre agrave ces heures-ci mdash Jrsquoai perdu mon crochet de blouson marmotta Lebrac eacutevitant une

reacuteponse directemdash Las-moi Mon doux Jeacutesus srsquoexclama la megravere quels gouillands ⁷ que

ces cochons-lagrave ccedila casse tout ils deacutechirent tout ils ravalent tout Qursquoest-ce qursquoon veut devenir avec eux

mdash Et tes manches interrompit de nouveau le pegravere Trsquoas perdu aussiles boutons

mdash Oui avoua LebracApregraves cette nouvelle deacutecouverte qui avec la rentreacutee tardive deacutecelait

une situation particuliegravere et anormale un examen deacutetailleacute srsquoimposaitLebrac se sentit devenir rouge jusqursquoagrave la racine des cheveuxmdash Merde ccedila allait rien barder mdash Viens voir un peu ici au milieu Et le pegravere ayant leveacute lrsquoabat-jour de la lampe sous les quatre paires

drsquoyeux inquisiteurs de la famille Lebrac apparut dans toute lrsquoeacutetendue deson deacutesastre aggraveacute encore par les reacuteparations hacirctives que desmains en-thousiastes et bienveillantes certes mais trop malhabiles avaient acheveacuteau lieu de le tempeacuterer

mdash Ben nom de Dieu ah salaud ah cochon ah vaurien ah rossard grognait le pegravere apregraves chaque deacutecouverte Pas un bouton agrave son tricot niagrave sa chemise des eacutepines pour fermer sa braguette une eacutepingle de sucircreteacute

6 Cabe bique chegravevre7 Gouilland homme de mauvaise vie ivrogne et deacutebaucheacute

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La guerre des boutons Chapitre V

pour tenir son pantalon des ficelles agrave ses souliers mdash Mais drsquoougrave sors-tu donc nom de Dieu de saligaud gronda Lebrac

pegravere doutant que lui calme citoyen eucirct pu procreacuteer un garnement pareiltandis que la megravere se lamentait sur le travail continuel que ce polissonce boufre de gredin de cochon drsquoenfant lui donnait quotidiennement

mdash Et tu trsquoimagines que ccedila va durer longtemps comme ccedila peut-ecirctrereprit le pegravere que je vais deacutepenser des sous agrave eacutelever et agrave nourrir un salo-piot comme toi qui ne fout rien ni agrave la maison ni en classe ni ailleursmecircme que jrsquoen ai parleacute ce soir agrave ton maicirctre drsquoeacutecole

mdash Ah je trsquoen foutrai bandit Je vas te faire voir que les maisons decorrection elles sont pas faites pour les chiens Ah rosse

mdash hellipmdash Drsquoabord tu vas te passer de souper Mais vas-tu me reacutepondre nom

de Dieu ougrave trsquoes-tu arrangeacute comme ccedila mdash hellipmdashAh tu ne veux rien dire crapule ah oui vraiment eh bien attends

un peu nom de Dieu je veux bien te faire causer moi va Et saisissant dans le fagot entameacute pregraves de la chemineacutee un raim ⁸ de

coudre souple et dur arrachant la chemise jetant bas la culotte le pegraverede Lebrac administra agrave son rejeton qui se roulait se tordait eacutecumaitracirclait et hurlait hurlait agrave faire trembler les vitres une de ces racleacutees quicomptent dans la vie drsquoun mocircme

Puis sa justice ayant passeacute il ajouta drsquoun ton sec et qui nrsquoadmettaitpas de reacuteplique

mdash Et file te coucher maintenant et vivement hein nom de Dieu etque jrsquoentende laquo queacuteque chose raquo hellip

Sur sa paillasse de turquit ⁹ et son matelas de paillette sup1⁰ Lebracsrsquoeacutetendit las intenseacutement les membres briseacutes le derriegravere en sang la tecirctebouillonnante il se retourna longtemps meacutedita longuement longuementet srsquoendormit sur son deacutesastre

8 Forte baguette mot patois qui vient sans doute de rameau9 Paille de maiumls10 Balle drsquoavoine

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CHAPITRE VI

Plan de campagne

hellipdans le simple appareilDrsquoune beauteacute qursquoon vient drsquoarracher au sommeil

Racine (Britannicus acte II sc II)

E rsquo lendemain drsquoun sommeil de plomb lourd commela cuveacutee drsquoune ivresse Lebrac srsquoeacutetira lentement avec des sensa-tions de meurtrissure aux reins et de vide agrave lrsquoestomac

Le souvenir de ce qui srsquoeacutetait passeacute lui revint agrave lrsquoesprit comme une bouffeacuteede chaleur vous monte agrave la tecircte et le fit rougir

Ses vecirctements jeteacutes au pied du lit et ailleurs nrsquoimporte ougrave nrsquoimportecomment attestaient par leur deacutesordre le trouble profond qui avait preacute-sideacute au deacuteshabillage de leur proprieacutetaire

Lebrac songea que la colegravere paternelle devait ecirctre un peu eacutemousseacuteepar une nuit de sommeil il jugea de lrsquoheure aux bruits de la maison et dela rue les becirctes rentraient de lrsquoabreuvoir sa megravere portait le laquo leacutecher raquo aux

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La guerre des boutons Chapitre VI

vaches Il eacutetait temps qursquoil se levacirct et accomplicirct la besogne qui lui eacutetaitdeacutevolue chaque dimanche matin savoir deacutecrotter et astiquer les cinqpaires de souliers de la famille emplir de bois la caisse et drsquoeau les arro-soirs srsquoil ne voulait pas encourir de nouveau les rigueurs de la correctionfamiliale

Il sauta du lit et mit sa casquette puis il porta les mains agrave son derriegraverequi eacutetait chaud et douloureux et nrsquoayant pas de glace pour ymirer ce qursquoilvoulait tourna autant qursquoil put la tecircte sur les eacutepaules et regarda

Crsquoeacutetait rouge avec des raies violettes Eacutetaient-ce les coups de verge de Migue la Lune ou les marques de la

trique du pegravere Tous les deux sans douteUn nouvelle rougeur de honte ou de rage lui empourpra le front Salauds de Velrans ils lui paieraient ccedila Immeacutediatement il enfila ses bas et se mit en quecircte de son vieux pan-

talon celui qursquoil devait porter chaque fois qursquoil avait agrave accomplir une be-sogne au cours de laquelle il risquait de salir et de deacuteteacuteriorer ses laquo bons ha-bits raquo Crsquoeacutetait fichtre bien le cas Mais lrsquoironie de sa situation lui eacutechappaet il descendit agrave la cuisine

Il commenccedila par mettre agrave profit lrsquoabsence de sa megravere pour chiper dansle dressoir un gros quignon de pain qursquoil cacha dans sa poche et dont ilarrachait de temps agrave autre agrave pleines dents une eacutenorme boucheacutee qui luidistendait les macircchoires puis il se mit agrave manier les brosses avec ardeuret comme si rien de particulier ne srsquoeacutetait passeacute la veille

Son pegravere raccrochant son fouet au crochet de fer du pilier de pierrequi srsquoeacutelevait au milieu de la cuisine lui jeta en passant un coup drsquooeilrapide et seacutevegravere mais ne desserra pas les dents

Sa megravere quand il eut fini sa tacircche et apregraves qursquoil eut deacutejeuneacute drsquoun bolde soupe veilla agrave son eacutechenillage dominicalhellip

Il faut dire que Lebrac de mecircme que la plupart de ses camaradesLa Crique excepteacute nrsquoavait avec lrsquoeau que des relations plutocirct lointainesextra-familiales si lrsquoon peut dire et qursquoil la craignait autant que Mitis lechat de la maison Il ne lrsquoappreacuteciait vraiment en effet que dans les rigolesde la rue ougrave il aimait agrave patauger et comme force motrice faisant tournerde petits moulins agrave aubes de sa construction avec un axe en sureau et despalettes en coudre

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La guerre des boutons Chapitre VI

Aussi en semaine malgreacute les colegraveres du pegravere Simon ne se lavait-il ja-mais sauf les mains qursquoil fallait preacutesenter agrave lrsquoinspection de propreteacute etencore le plus souvent se servait-il de sable en guise de savon Le di-manche il y passait en rechignant Sa megravere armeacutee drsquoun rude torchon degrosse toile bise preacutealablement mouilleacute et savonneacute lui racircpait vigoureuse-ment la face le cou et les plis des oreilles et quant au fond drsquoicelles ileacutetait cureacute non moins eacutenergiquement avec le coin du linge mouilleacute tortilleacuteen forme de vrille Ce jour-lagrave Lebrac srsquoabstint de brailler et quand onlrsquoeut nanti de ses vecirctements du dimanche on lui permit lorsque sonnale second coup de la messe de se rendre sur la place en lui faisant tou-tefois remarquer avec une ironie totalement deacutepourvue drsquoeacuteleacutegance qursquoilnrsquoavait qursquoagrave recommencer comme la veille

Toute lrsquoarmeacutee de Longeverne eacutetait deacutejagrave lagrave peacuterorant et jacassant re-macircchant la deacutefaite et attendant anxieusement le geacuteneacuteral

Il entra simplement dans le gros de la bande leacutegegraverement eacutemu toutefoisde tous ces yeux brillants qui lrsquointerrogeaient muettement

mdash Ben oui fit-il jrsquoai reccedilu la danse Et puis quoi on nrsquoen cregraveve paslaquo pisque raquo me voilagrave

Nrsquoempecircche que nous leur z-y devons queacuteque chose et qursquoils le paie-ront

Cette faccedilon de parler qui semblerait au premier abord et pour quel-qursquoun de non initieacute deacutepourvue de logique fut pourtant admise par tous etdu premier coup car Lebrac fut appuyeacute dans son opinion par drsquounanimesapprobations

mdash Ccedila ne peut aller comme ccedila continua-t-il Non faut absolumenttrouver queacuteque chose Jrsquoveux plus me faire taugner sup1 agrave la cambuse laquo passeque raquo drsquoabord on ne me laisserait plus sortir et puis il faut leur faire payerla tourneacutee drsquohier

mdash Faudra y penser pendant la messe et on en recausera ce soirAgrave ce moment passegraverent les petites filles qui en bande se rendaient

elles aussi agrave lrsquooffice En traversant la place elles regardegraverent curieuse-ment Lebrac laquo pour voir la gueule qursquoil faisait raquo car elles eacutetaient au cou-rant de la grande guerre et savaient deacutejagrave toutes par leur fregravere ou leur

1 Taugner rosser

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La guerre des boutons Chapitre VI

cousin que la veille le geacuteneacuteral malgreacute une reacutesistance heacuteroiumlque avaitsubi le sort des vaincus et eacutetait rentreacute chez soi deacutepouilleacute et en piteux eacutetat

Sous les multiples feux de tous ces regards Lebrac bien qursquoil fucirct loindrsquoecirctre timide rougit jusqursquoau bout des oreilles son orgueil de macircle et dechef souffrait horriblement de sa deacutefaite et de cette sorte de deacutecheacuteancepassagegravere et ce fut bien pis encore quand sa bonne amie la soeur deTintin lui jeta au passage un regard de tendresse aux abois un regarddeacutesoleacute inquiet humide et tendre qui disait eacuteloquemment toute la partqursquoelle prenait agrave son malheur et tout lrsquoamour qursquoelle gardait envers etmalgreacute tout pour lrsquoeacutelu de son coeur

Malgreacute ces marques non eacutequivoques de sympathie Lebrac nrsquoy tintpas il voulut agrave tout prix se justifier complegravetement aux yeux de son amie et lacircchant sa bande il entraicircna Tintin agrave part et entre quatre-z-yeux luidemanda

mdash Y as-tu au moins tout bien raconteacute agrave ta soeur mdash Pour sucircr affirma lrsquoautre elle pleurait de rage elle disait que laquo si

elle aurait tenu le Migue la Lune elle y aurait creveacute les oeils raquomdash Y as-tu dit que crsquoeacutetait pour deacutelivrer Camus et que si vous aviez eacuteteacute

plus lestes ils ne mrsquoauraient pas chopeacute comme ccedila mdash Mais oui que jrsquoy ai dit Jrsquoy ai mecircme dit que tout le temps qursquoils te

saboulaient trsquoavais pas pleureacute une goutte et puis que pour finir tu leurzrsquoy avais montreacute ton cul Ah ce qursquoelle mrsquoeacutecoutait mon vieux Crsquoest paspour dire tu sais mais elle te gobe notrsquo Marie Elle mrsquoa mecircme dit detrsquoembrasser mais entre nous tu comprends entre hommes ccedila ne se faitpas ccedila a lrsquoair becircte nrsquoempecircche que le coeur y est mon vieux les femmesquand ccedila aimehellip Elle mrsquoa aussi dit qursquoune autre fois quand elle aurait letemps elle tacirccherait de venir par derriegravere pour des fois que si tu eacutetaisrepris tu comprends elle te recoudrait des boutons

mdash Jrsquoy serai pas repris n d Dhellip non jrsquoy serai pas fit Lebrac eacutemu toutde mecircme

Mais quand je laquo rrsquoirai raquo agrave la foire de Vercel laquo dis-y raquo que je lui rap-porterai un pain drsquoeacutepices pas un petit guiguillon de rien du tout mais ungros tu sais un de six sous avec une double devise

mdash Ce qursquoelle va ecirctre contente la Marie mon vieux quand jrsquoy diraireprit Tintin qui songeait avec eacutemotion que sa soeur partageait toujours

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La guerre des boutons Chapitre VI

avec lui reacuteguliegraverement ses desserts Il ajouta mecircme se trahissant dans uneacutelan de geacuteneacuterositeacute

mdash On tacircchera de le bouffer tous les trois ensemblemdash Mais crsquoest pas pour toi que je lrsquoachegraveterai ni pour moi crsquoest pour

elle mdash Oui je sais bien oui mais tu comprends des fois une ideacutee qursquoelle

aurait de faire comme ccedila mdash Tout de mecircme convint Lebrac pensif et ils entregraverent avec les autres

agrave lrsquoeacuteglise les cloches sonnant agrave toute voleacuteeQuand ils se furent caseacutes chacun agrave son poste respectif crsquoest-agrave-dire aux

places que les convenances la vigueur personnelle la soliditeacute du poingleur avaient fait srsquoattribuer peu agrave peu apregraves des deacutebats plus oumoins longs(les meilleures eacutetant reacuteputeacutees les plus proches des bancs des petites filles)ils tiregraverent de leurs poches qui un chapelet qui un livre de messe voireune image pieuse pour avoir laquo lrsquoair plus convenable raquo

Lebrac comme les autres extirpa du fond de sa poche de veste unvieux paroissien au cuir useacute et aux lettres eacutenormes heacuteritage drsquoune grand-tante agrave la vue faible et lrsquoouvrit nrsquoimporte ougrave histoire drsquoavoir lui aussi unecontenance agrave peu pregraves exempte de reproches

Peu curieux des oraisons il tourna son livre agrave lrsquoenvers et tout enfixant sans les voir les immenses caractegraveres drsquoune messe de mariage enlatin de laquelle il se fichait pas mal il reacutefleacutechit agrave ce qursquoil proposerait lesoir agrave ses soldats car il se doutait bien que ces sacreacutes asticots-lagrave ne trouve-raient comme drsquohabitude rien du tout du tout et se reposeraient encoresur lui du soin de deacutecider ce qursquoil faudrait faire pour remeacutedier au dangerterrible dont ils eacutetaient tous plus ou moins menaceacutes

Tintin dut le pousser pour le faire agenouiller lever et asseoir auxmoments deacutesigneacutes par le rituel et il jugea de la terrible contention drsquoespritde son chef agrave ce que celui-ci ne jeta pas une seule fois les yeux sur lesgamines qui elles de temps en temps le reluquaient pour voir laquo quellegueule qursquoon fait raquo quand on a reccedilu une bonne voleacutee

Des divers moyens qui srsquooffrirent agrave son esprit Lebrac partisan dessolutions radicales nrsquoen retint qursquoun et le soir apregraves vecircpres quand leconseil geacuteneacuteral des guerriers de Longeverne fut reacuteuni agrave la carriegravere agrave Pe-piot il le proposa carreacutement froidement et sans tergiversations

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash Pour ne pas se faire esquinter ses habits il nrsquoy a qursquoun moyen sucircrcrsquoest de nrsquoen pas avoir Je propose donc qursquoon se batte agrave poil hellip

mdash Tout nus se reacutecriegraverent bon nombre de camarades surpris eacutetonneacuteset mecircme un peu effrayeacutes de ce proceacutedeacute violent qui choquait peut-ecirctreaussi leurs sentiments de pudeur

mdash Parfaitement reprit Lebrac Si vous aviez reccedilu la danse vous nrsquoheacute-siteriez pas agrave dire comme moi

Et par le menu sans deacutesir drsquoeacutepater la galerie pour la convaincre seule-ment Lebrac narra les souffrances physiques et morales de sa captiviteacuteau bord du bois et la rentreacutee cuisante agrave la maison

mdash Tout de mecircme objecta Boulot srsquoil venait agrave passer du monde si unmendiant venait agrave rouler par lagrave et qursquoil nous ratiboise nos frusques siBeacutedouin nous retombait dessus

mdash Drsquoabord reprit Lebrac les habits on les cachera et puis au besoinon mettra quelqursquoun pour les garder

Srsquoil passe des gens et que ccedila les gecircne ils nrsquoauront qursquoagrave ne pas regarderet pour ce qui est du pegravere Beacutedouin on lrsquoemmhellip vous avez bien vu commejrsquoai fait hier au soir

mdash Oui maishellip fit Boulot qui deacutecideacutement nrsquoavait pas du tout lrsquoair detenir agrave se montrer dans le simple appareilhellip

mdash Crsquoest bon coupa Camus clouant son adversaire par un argumentpeacuteremptoire toi on sait bien pourquoi tu nrsquooses pas te mettre tout nuCrsquoest laquo passe que raquo trsquoas peur qursquoon voie la tache de vin que tu as auderriegravere et qursquoon se foute de ta fiole Trsquoas tort Boulot Ben quoi la belleaffaire une tache au cul crsquoest pas ecirctre estropieacute ccedila et il nrsquoy a pas agrave enavoir honte crsquoest ta megravere qursquoa eu une envie quand elle eacutetait grosse ellea eu ideacutee de boire du vin et laquo aile raquo srsquoest gratteacute le derriegravere agrave ce moment-lagraveCrsquoest comme ccedila que ccedila arrive Et ccedila ccedila nrsquoest pas une mauvaise envie

Les femmes grosses y en a qursquoont toutes sortes drsquoideacutees et des bienplus deacutegoucirctantes mes vieux moi jrsquoai entendu la bonne femme sup2 de Roc-fontaine qui disait agrave la megravere que y en avait qui voulaient manger de lamerde dans ces moments-lagrave

mdash De la merde

2 Sage-femme

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash Oui mdash Oh hellipmdash Oui mes vieux parfaitement de la merde de soldat mecircme et toutes

sortes drsquoautres saloperies que les chiens mecircme ne voudraient pas reniflerde loin

mdash Elles sont donc folles agrave ce moment-lagrave srsquoexclama Teacutetardmdash Elles le sont pendant avant et apregraves agrave ce qui paraicirctmdash Toujours est-il que crsquoest mon pegravere qui dit comme ccedila et pour quant

agrave y croire jrsquoy crois on ne peut rien faire sans qursquoelles ne gueulent commedes poules qursquoon plumerait tout vif et pour des choses de rien elles vousfoutent des mornifles

mdash Oui crsquoest vrai les femmes crsquoest de la sale engeance mdash Crsquoest-y entendu oui ou non qursquoon se battra agrave poil reacutepeacuteta Lebracmdash Il faut voter exigea Boulot qui deacutecideacutement ne tenait pas agrave exhiber

la tache de vin dont lrsquoenvie maternelle avait deacutecoreacute son postegraveremdash Que trsquoes becircte mon vieux fit Tintin puisqursquoon te dit qursquoon srsquoen

fout mdash Je ne dis pas vous autres maishellip les Velrans sihellip ils la voyaienthellip

eh bien eh bien hellip ccedila mrsquoembecircterait na mdash Voyons intervint La Crique essayant drsquoarranger les choses une

supposition que Boulot garderait le saint frusquin et que nous autres onse battrait hein

mdash Non non opinegraverent certains guerriers qui intrigueacutes par les reacuteveacute-lations de Camus et curieux de lrsquoanatomie de leur camarade voulaient devisu se rendre compte de ce que crsquoest qursquoune envie et tenaient absolumentagrave ce que Boulot se deacuteshabillacirct comme tout le monde

mdash Montre-leur zrsquoy va Boulot agrave ces idiots-lagrave reprit La Crique ilssont plus becirctes que mes pieds on dirait qursquoils nrsquoont jamais rien vu pasmecircme une vache qui vecircle ou une cabe qursquoon megravene au bouc

Boulot comprit fut heacuteroiumlque et se reacutesigna Il deacuteboutonna ses bretelleslaissa tomber sa culotte troussa sa chemise et montra agrave tous les guerriersde Longeverne plus ou moins inteacuteresseacutes laquo lrsquoenvie raquo qui ornait la faceposteacuterieure de son individu Et sitocirct qursquoil eut fait la motion de Lebracappuyeacutee par Camus Tintin La Crique et Grangibus fut adopteacutee agrave laquo lrsquoin-animiteacute raquo comme drsquohabitude

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash Crsquoest pas tout ccedila maintenant reprit Lebrac il faut savoir ougrave lrsquoonse deacuteshabillera et ousqursquoon cachera les habits Si des fois Boulot voyaitsrsquoamener quelqursquoun comme le pegravere Simon ou le cureacute vaudrait tout demecircme mieux qursquoils ne nous voient pas agrave poil sans quoi on pourrait bientous prendre quelque chose en rentrant chez soi

mdash Je sais moi deacuteclara Camus Et lrsquoeacuteclaireur volontaire conduisit lapetite armeacutee dans une sorte de vieille carriegravere entoureacutee de taillis abriteacuteede tous les cocircteacutes et drsquoougrave lrsquoon pouvait facilement par une espegravece de sous-bois arriver derriegravere le retranchement du Gros Buisson crsquoest-agrave-dire auchamp de bataille

Degraves qursquoarriveacutes ils se reacutecriegraverent mdash Chicard mdash Chouette mdash Merde crsquoest eacutepatant Crsquoeacutetait tregraves bien en effet Et il fut conclu illico que le lendemain apregraves

avoir deacutepecirccheacute en eacuteclaireurs Camus avec deux autres bons gaillards quiproteacutegeraient le gros de lrsquoarmeacutee on viendrait srsquoinstaller lagrave pour se mettresi lrsquoon peut dire en tenue de campagne

En srsquoen retournant Lebrac srsquoapprocha deCamus et confidentiellementlui demanda

mdash Comment que trsquoas pu faire pour deacutegoter un si chouette coin pourse deacuteshabiller

mdash Ah ah reacutepondit Camus regardant drsquoun petit air eacutegrillard son ca-marade et geacuteneacuteral

Et passant sa langue sur ses legravevres et clignant de lrsquooeil devant lrsquointer-rogation muette du chef

mdash Mon vieux ccedila crsquoest des affaires de femme Je te raconterai toutplus tard quand nous ne serons rien que les deux

n

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CHAPITRE VII

Nouvelles batailles

Panurge soubdain leva en lrsquoair la main dextre puys drsquoicellemist le pouce dedans la narine drsquoycellui cousteacute tenant lesquatre doigtz estenduz et serrez par leur ordre en ligneparallegravele agrave la pene du nez fermant lrsquooeil gauche entiegraverementet guaignant du dextre avecques profonde deacutepression de lasourcille et paulpiegraverehellip

Rabelais (livre II chap XIX)

L classe le lundi matin agrave huit heures avec sonpantalon raccommodeacute et une blouse agrave deux manches de cou-leurs diffeacuterentes ce qui lui donnait un peu lrsquoair drsquoun laquo carna-

val raquoSa megravere en partant lrsquoavait seacutevegraverement preacutevenu qursquoil eucirct agrave prendre unsoin speacutecial de ses habits et que si le soir on relevait dessus la plus petitetache de boue ou la moindre deacutechirure il saurait de nouveau ce que cela

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La guerre des boutons Chapitre VII

lui coucircterait Aussi eacutetait-il un peu gecircneacute aux entournures et assez mal agravelrsquoaise dans ses mouvements mais cela ne dura pas

Tintin degraves son entreacutee dans la cour lui transmit de nouveau confi-dentiellement les serments drsquoeacuteternel amour de sa soeur et les offres plusterre agrave terre mais non moins importantes de reacuteparation mobiliegravere desvecirctements le cas eacutecheacuteant

Cela leur prit une demi-minute agrave peine et ils gagnegraverent immeacutediate-ment le groupe principal ougrave Grangibus peacuterorait avec volubiliteacute expli-quant pour la septiegraveme fois comme quoi son fregravere et lui avaient failli laveille au soir tomber derechef dans lrsquoembuscade des Velrans qui ne srsquoeneacutetaient pas tenus comme la premiegravere fois agrave des injures et agrave des caillouxlanceacutes mais avaient bel et bien voulu se saisir de leurs preacutecieuses per-sonnes et les immoler agrave leur insatiable vengeance

Heureusement les Gibus nrsquoeacutetaient pas loin de la maison ils avaientsiffleacute Turc leur gros chien danois qui eacutetait justement lacirccheacute ce jour-lagrave (uneveine ) et la venue du molosse qursquoils avaient laquo houksseacute raquo aussitocirct contreleurs ennemis ses grondements ses mines de srsquoeacutelancer ses crocs montreacutesderriegravere les babines rouges avaient mis prudemment en fuite la bande desVelrans

Et degraves lors disait Grangibus ils avaient demandeacute agrave Narcisse de deacuteta-cher le chien tous les jours vers cinq heures et demie et de lrsquoenvoyer agraveleur rencontre pour qursquoil pucirct en cas de malheur proteacuteger leur rentreacutee agravela maison

mdash Les salauds grommelait Lebrac Ah les salauds ils nous le paie-ront va et cher

Crsquoeacutetait une belle journeacutee drsquoautomne les nuages bas qui avaient pro-teacutegeacute la terre de la geleacutee srsquoeacutetaient eacutevanouis avec lrsquoaurore il faisait tiegravede les brouillards du ruisseau du Vernois semblaient se fondre dans les pre-miers rayons du soleil et derriegravere les buissons de la Saute tout lagrave-bas lalisiegravere ennemie heacuterissait dans la lumiegravere les fucircts jaunes et deacutegarnis parendroits de ses baliveaux et de ses futaies

Un vrai beau jour pour se battremdash Attendez un peu agrave ce soir disait Lebrac le sourire aux legravevres Un

vent de joie passait sur lrsquoarmeacutee de Longeverne Les moineaux et les pin-sons peacutepiaient et sifflaient sur les tas de fagots et dans les pruniers des

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La guerre des boutons Chapitre VII

vergers comme les oiseaux eux aussi ils chantaient le soleil les eacutegayaitles rendait confiants oublieux et sereins Les soucis de la veille et la racleacuteedu geacuteneacuteral eacutetaient deacutejagrave loin et on fit une eacutepique partie de saute-moutonjusqursquoagrave lrsquoheure de lrsquoentreacutee en classe

Il y eut au coup de sifflet du pegravere Simon une veacuteritable suspension dejoie des plis soucieux sur les fronts des marques drsquoamertume aux legravevreset du regret dans les yeux Ah la vie hellip

mdash Sais-tu tes leccedilons Lebrac demanda confidentiellement La Criquemdash Heu ouihellip pas trop Tacircche de me souffler si tu peux hein Srsquoagirait

pas ce soir de se faire coller comme samedi Jrsquoai bien appris le systegravememeacutetrique jrsquosais tous les poids par coeur en fonte en cuivre agrave godets etles petites lames par-dessus le marcheacute mais jrsquosais pas ce qursquoil faut pourecirctre eacutelecteur Comme mon pegravere a vu le pegravere Simon je vais sucircrement pasy couper agrave une leccedilon ou agrave une autre Pourvu que jrsquoy saute en systegravememeacutetrique

Le voeu de Lebrac fut exauceacute mais la chance qui le favorisa faillit bienpar contrecoup ecirctre fatale agrave son cher Camus et sans lrsquointervention aussihabile que discregravete de La Crique qui jouait des legravevres et des mains commele plus patheacutetique des mimes ccedila y eacutetait bien Camus eacutetait boucleacute pour lesoir

Le pauvre garccedilon qui on srsquoen souvient avait deacutejagrave failli eacutecoper les joursdrsquoavant agrave propos du laquo citoyen raquo ignorait encore et totalement les condi-tions requises pour ecirctre eacutelecteur

Il sut tout de mecircme gracircce agrave la mimique de La Crique brandissant sadextre en fourchette les quatre doigts en lrsquoair et le pouce cacheacute qursquoil yen avait quatre

Pour les deacuteterminer ce fut beaucoup plus dur Camus simulant uneamneacutesie momentaneacutee et partielle le front plisseacute les doigts eacutenerveacutes sem-blait profondeacutement reacutefleacutechir et ne perdait pas de vue La Crique le sau-veur qui srsquoingeacuteniait

Drsquoun coup drsquooeil expressif il deacutesigna agrave son camarade la carte de Francepar Vidal-Lablache appendue au mur mais Camus peu au courant semeacuteprit agrave ce geste eacutequivoque et au lieu de dire qursquoil faut ecirctre Franccedilais ilreacutepondit agrave lrsquoahurissement geacuteneacuteral qursquoil fallait savoir laquo sa giografie raquo

Le pegravere Simon lui demanda srsquoil devenait fou ou srsquoil se fichait dumonde

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La guerre des boutons Chapitre VII

tandis que La Crique navreacute drsquoecirctre si mal compris haussait imperceptible-ment les eacutepaules en tournant la tecircte

Camus se ressaisit Une lueur brilla en lui et il dit mdash Il faut ecirctre du pays mdashQuel pays hargna lemaicirctre furieux drsquoune reacuteponse aussi impreacutecise

de la Prusse ou de la Chine mdash De la France reprit lrsquointerpelleacute ecirctre Franccedilais mdash Ah tout de mecircme nous y sommes Et apregraves mdash Apregraves et ses yeux imploraient La CriqueCelui-ci saisit dans sa poche son couteau lrsquoouvrit fit semblant drsquoeacutegor-

ger Boulot son voisin et de le deacutevaliser puis il tourna la tecircte de droite agravegauche et de gauche agrave droite

Camus saisit qursquoil ne fallait pas avoir tueacute ni voleacute il le proclama in-continent et les autres par lrsquoorgane autoriseacute de La Crique auquel ils mecirc-legraverent leurs voix geacuteneacuteralisegraverent la reacuteponse en disant qursquoil fallait jouir deses droits civils

Cela nrsquoallait fichtre pas si mal et Camus respirait Pour la troisiegravemecondition La Crique fut tregraves expressif il porta la main agrave son mentonpour y caresser une absente barbiche effila drsquoinvisibles et longues mous-taches porta mecircme ailleurs ses mains pour indiquer aussi la preacutesence encet endroit discret drsquoun systegraveme pileux particulier puis tel Panurge fai-sant quinaud lrsquoAngloys qui arguoit par signe il leva simultaneacutement enlrsquoair et deux fois de suite ses deux mains tous doigts eacutecarteacutes puis le seulpouce de la dextre ce qui eacutevidemment signifiait vingt et un Puis il toussaen faisant han et Camus victorieux sortit la troisiegraveme condition

mdash Avoir vingt et un ansmdash Agrave la quatriegraveme maintenant fit le pegravere Simon tel un patron de jeu

de tourniquet le soir de la fecircte patronaleLes yeux de Camus fixegraverent La Crique puis le plafond puis le tableau

puis de nouveau La Crique ses sourcils se froncegraverent comme si sa volonteacuteimpuissante brassait les eaux de sa meacutemoire

La Crique un cahier agrave la main traccedilait de son index drsquoinvisibles lettressur la couverture

Qursquoest-ce que ccedila pouvait bien vouloir dire Non ccedila ne disait rien agraveCamus alors le souffleur fronccedila le nez ouvrit la bouche en serrant les

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La guerre des boutons Chapitre VII

dents la langue sur les legravevres et une syllabe parvint aux oreilles du nau-frageacute

mdash Iste Il ne pigeait pas davantage et tendait de plus en plus le cou du cocircteacute

de La Crique tant et tant que le pegravere Simon intrigueacute de cet air idiot queprenait lrsquointerrogeacute fixant obstineacutement le mecircme point de la salle eut lrsquoideacuteesaugrenue bizarre et stupide de se retourner brusquement

Ce fut un demi-malheur car il surprit la grimace de La Crique et lrsquoin-terpreacuteta fort mal en deacuteduisant que le garnement se livrait derriegravere sondos agrave une mimique simiesque dont le but eacutetait de faire rire les camaradesaux deacutepens de leur maicirctre

Aussi lui bombarda-t-il aussitocirct cette phrase vengeresse mdash La Crique vous me ferez pour demain matin le verbe laquo faire le

singe raquo et vous aurez soin au futur et au conditionnel de mettre laquo je neferai plus raquo et laquo je ne ferais plus le singe raquo au lieu de laquo je ferai raquo crsquoestcompris

Il se trouva dans la salle un imbeacutecile pour rire de la punition Bacailleacutele boiteux et cet acte stupide de mauvaise camaraderie eut pour conseacute-quence immeacutediate de mettre en colegravere le maicirctre drsquoeacutecole lequel srsquoen pritviolemment agrave Camus qui risquait fort la retenue

mdash Enfin vous allez-vous me dire la quatriegraveme condition La quatriegraveme condition ne venait pas La Crique seul la connaissaitmdash Foutu pour foutu pensa-t-il il fallait au moins en sauver un aussi

avec un air plein de bonne volonteacute et fort innocent comme srsquoil eucirct voulufaire oublier sa mauvaise action drsquoauparavant reacutepondit-il en lieu et placede son feacuteal et tregraves vite pour que lrsquoinstituteur ne pucirct lui imposer silence

mdash Ecirctre inscrit sur la liste eacutelectorale de sa commune mdash Mais qui est-ce qui vous demande quelque chose Est-ce que je

vous interroge vous enfin tonna le pegravere Simon de plus en plus monteacutetandis que son meilleur eacutecolier prenait un petit air contrit et idiot quijurait avec son ressentiment inteacuterieur

Ainsi srsquoacheva la leccedilon sans autre anicroche mais Tintin glissa danslrsquooreille de Lebrac

mdash Trsquoas-trsquoy vu ce sale bancal tu sais je crois qursquoil faut faire attention y a pas de fiance agrave avoir en lui il doit cafarder

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La guerre des boutons Chapitre VII

mdash Tu crois sursauta Lebrac Ah par exemple mdash Jrsquoai pas de preuves reprit Tintin mais ccedila mrsquoeacutepaterait pas il est en

laquo dessour raquo crsquoest un laquo surnois raquo et jrsquoaime pas ces types-lagrave moi Les plumes grincegraverent sur le papier pour la date qursquoonmettait Lundihellip

189hellipEacutepheacutemeacuterides commencement de la guerre avec les Prussiens Bataille

de Forbach mdash Dis Tintin demanda Guignard je vois pas bien est-ce que crsquoest

Forbach ou Morbach mdash Crsquoest Forbach Des Morbachs crsquoest lrsquoartilleur de chez Camus qui

en parlait aux Chantelots lrsquoautre dimanche qursquoil eacutetait en permission For-bach ccedila doit ecirctre un pays

Le devoir se fit en silence puis un marmottement sourd croissant peuagrave peu en volume et en intensiteacute indiqua qursquoil eacutetait fini et que les eacutecoliersprofitaient du reacutepit qursquoils avaient entre les deux exercices pour repasserla leccedilon suivante ou eacutechanger des vues personnelles sur les situationsrespectives des deux armeacutees belligeacuterantes

Lebrac triompha en systegraveme meacutetrique Les mesures de poids crsquoestcomme les mesures de longueur il y a mecircme deux multiples en plus et il jonglait intellectuellement avec les myriagrammes et les quintauxmeacutetriques ni plus ni moins qursquoun athlegravete forain avec des haltegraveres de vingtkilos il eacutebahit mecircme le pegravere Simon en lui deacutebitant du plus gros au pluspetit tous les poids usuels sans rien omettre de leur description particu-liegravere

mdash Si vous saviez toujours vos leccedilons comme celle-ci affirma le maicirctreje vous megravenerais au Certificat lrsquoanneacutee prochaine

Le certificat drsquoeacutetudes Lebrac nrsquoy tenait pas srsquoappuyer des dicteacuteesdes calculs des compositions franccedilaises sans compter la laquo giographie raquoet lrsquohistoire ah mais non pas de ccedila Aussi les compliments ni les pro-messes ne lrsquoeacutemurent et srsquoil eut le sourire ce fut tout simplement parceqursquoil se sentait sucircr maintenant mecircme srsquoil flanchait un peu en histoire eten grammaire drsquoecirctre lacirccheacute quand mecircme le soir agrave cause de la bonne im-pression qursquoil avait produite le matin

Quand quatre heures sonnegraverent qursquoils eurent fileacute agrave la maison prendrele chanteau de pain habituel et qursquoils se trouvegraverent de nouveau rassem-

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La guerre des boutons Chapitre VII

bleacutes agrave la carriegravere agrave Pepiot Camus certain drsquoecirctre en avance partit avecGrangibus et Gambette pour surveiller la lisiegravere pendant que le reste delrsquoarmeacutee filait en toute hacircte se mettre en tenue de bataille

Camus arriveacute monta sur son arbre et regarda Rien encore nrsquoappa-raissait il en profita pour resserrer les ficelles qui rattachaient les eacutelas-tiques agrave la fourche et au cuir de sa fronde et pour trier ses cailloux lesmeilleurs dans les poches de gauche les autres dans celles de droite

Pendant ce temps sous la garde de Boulot qui deacutesignait agrave chacun saplace et alignait de grosses pierres pour y poser les habits afin qursquoils nese salissent point les soldats de Lebrac et le chef se deacuteshabillaient

mdash Prends mon fiautot sup1 fit Tintin agrave Boulot et grimpe sur le checircne quevoilagrave Si des fois tu voyais le noir ou le fouette-cul ou quelqursquoun que tune connaisses pas tu sifflerais deux coups pour qursquoon puisse se sauver

Agrave ce moment Lebrac qui eacutetait en tenue poussa une exclamation decolegravere en se frappant le front

mdash Nom de Dieu de nom de Dieu Comment que jrsquoy ai pas songeacute onnrsquoa point de poche pour mettre les cailloux

mdash Merde crsquoest vrai constata Tintinmdash Ce qursquoon est becircte confessa La Crique Il nrsquoy a que les triques crsquoest

pas assez Et il reacutefleacutechit une secondehellipmdash Prenons nos mouchoirs et mettons les cailloux dedansQuand il nrsquoy

aura pus rien agrave lancer chacun roulera le sien autour de son poignetBien que les mouchoirs ne fussent souvent que des morceaux hors

drsquousage de vieilles chemises de toile ou des deacutebris de torchons il se trouvaune bonne demi-douzaine de combattants qui nrsquoen eacutetaient point pourvuset ce pour la simple raison que leurs manches de blouses les remplaccedilantavantageusement agrave leur greacute ils ne tenaient point du tout en sages qursquoilseacutetaient agrave srsquoencombrer de ces meubles inutiles

Preacutevenant lrsquoobjection de ces jeunes philosophes Lebrac leur deacutesignacomme laquomusette agrave godons raquo leur casquette ou celle de leur voisin et toutfut ainsi reacutegleacute au mieux des inteacuterecircts de la troupe

mdash On y est demanda-t-il ensuitehellip En avant alorsse

1 Fiautot sifflet

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La guerre des boutons Chapitre VII

Et lui en tecircte Tintin le suivant puis La Crique puis les autres au petitbonheur tous le bacircton agrave lamain droite le mouchoir lieacute aux quatre coins etplein de cailloux agrave lrsquoautre ils avancegraverent lentement leurs formes fluettesou rondouillardes leacutegegraverement frissonnantes se deacutecoupant en blanc surla couleur sombre du deacutefileacute En cinq minutes ils furent au Gros Buisson

Camus juste agrave ce moment engageait les hostiliteacutes et laquo ciblait raquo Miguela Lune agrave qui il voulait absolument disait-il casser la gueule

Il eacutetait temps cependant que le gros des forces de Longeverne arri-vacirct Les Velrans preacutevenus par Touegueule eacutemule et rival de Camus dela seule preacutesence de quelques ennemis et enfieacutevreacutes encore au souvenirde leur victoire de lrsquoavant-veille se preacuteparaient agrave ne faire qursquoune bou-cheacutee de ceux qui se trouvaient devant eux Mais au moment preacutecis ougrave ilsdeacutebouchaient de la forecirct pour se former en colonne drsquoassaut une gerbeeacutecrasante de projectiles leur deacutegringola sur les eacutepaules qui les fit tout demecircme reacutefleacutechir et eacutemoussa leur enthousiasme

Touegueule qui eacutetait descendu pour prendre part agrave la cureacutee regrimpasur son foyard pour voir si drsquoaventure des renforts nrsquoeacutetaient pas arriveacutesau Gros Buisson mais il srsquoaperccedilut tout simplement que Camus eacutetait re-descendu de son arbre et la fronde bandeacutee se tenait pregraves de Grangibuset de Gambette ces derniers aussi sur la deacutefensive Rien de nouveau parconseacutequent Crsquoest que les guerriers de Longeverne tout transis et grelot-tants srsquoeacutetaient couleacutes silencieusement derriegravere les fucircts des arbres et sousles fourreacutes eacutepais et ne bougeaient laquo ni pieds ni pattes raquo

mdash Ils vont recommencer lrsquoassaut preacutedit Lebrac agrave mi-voix on a eutort peut-ecirctre de lancer trop de cailloux tout agrave lrsquoheure pourvu qursquoils nese doutent pas qursquoon les attend

mdash Attention prenez vos godons laissez-les venir tout pregraves alors jecommanderai le feu et aussitocirct la charge

LrsquoAztec des Gueacutes rassureacute par lrsquoexploration de Touegueule pensaque si les ennemis ne se montraient pas et faisaient ainsi que le samedidrsquoavant crsquoeacutetait qursquoils se trouvaient de mecircme que ce jour-lagrave sans chef eten eacutetat drsquoinfeacuterioriteacute numeacuterique notoire Il deacutecida donc immeacutediatementapprouveacute par les grands conseillers enthousiastes encore au souvenir dela prise de Lebrac qursquoil serait bon aussi de piger Camus qui justementremontait sur son checircne

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La guerre des boutons Chapitre VII

Celui-lagrave sucircrement nrsquoaurait pas le temps de fuir il nrsquoy couperait pascette fois il serait laquo chauffeacute raquo et y passerait tout comme Lebrac Depuislongtemps deacutejagrave ses cailloux et ses billes faisaient trop de blesseacutes dans leursrangs il eacutetait urgent vraiment de lui donner une bonne leccedilon et de luirafler sa fronde

Ils le laissegraverent commodeacutement srsquoinstallerLes dispositions de combat nrsquoeacutetaient pas longues agrave prendre pour ces

escarmouches ougrave la valeur personnelle et lrsquoeacutelan geacuteneacuteral deacutecidaient le plussouvent de la victoire ou de la deacutefaite aussi lrsquoinstant drsquoapregraves les bacirctonsfollement tournoyant poussant des ah ahr gutturaux et feacuteroces les Vel-rans confiants en leur force fondirent impeacutetueusement sur le camp en-nemi

On aurait entendu voler unemouche au Gros Buisson de Longeverne seule la fronde de Camus claquait lanccedilant ses projectileshellip

Les gars nus tapis agrave genoux ou accroupis frissonnant de froid sansoser se lrsquoavouer tenaient tous le caillou dans la main droite et la triqueen la gauche

Lebrac au centre au pied du checircne de Camus debout le corps entiegravere-ment dissimuleacute par le fucirct du gros arbre tendait en avant sa tecircte farouchedardant sous ses sourcils fronceacutes ses yeux fixes et flamboyants le poinggauche nerveusement serrant son sabre de chef agrave garde de ficelle de fouet

Il suivait le mouvement ennemi les legravevres freacutemissantes precirct agrave donnerle signal

Et tout drsquoun coup se deacutetendant comme un diable qui sort drsquoune boicirctetout son corps contracteacute bondit sur place en mecircme temps que sa gorgehurlait comme dans un accegraves de deacutemence le commandement impeacutetueux

mdash Feu Un frondonnement courut comme un frissonLa rafale de cailloux de lrsquoarmeacutee de Longeverne frappa la troupe des

Velrans en plein centre cassant son eacutelan en mecircme temps que la voix deLebrac beuglant rageusement et de tous ses poumons reprenait

mdash En avant en avant en avant nom de Dieu Et telle une leacutegion infernale et fantastique de gnomes subitement sur-

gis de terre tous les soldats de Lebrac brandissant leurs eacutepieux et leurssabres et hurlant eacutepouvantablement tous nus comme des vers bondirent

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La guerre des boutons Chapitre VII

de leur repaire mysteacuterieux et srsquoeacutelancegraverent drsquoun irreacutesistible eacutelan sur latroupe des Velrans

La surprise lrsquoeffarement la frousse la panique passegraverent successi-vement sur la bande de lrsquoAztec des Gueacutes qui srsquoarrecircta paralyseacutee puis de-vant le danger imminent et qui grandissait de seconde en seconde tournabride drsquoun seul coup et plus vite encore qursquoelle nrsquoeacutetait venue agrave enjambeacuteesdoubles affoleacutee litteacuteralement fila vers sa lisiegravere protectrice sans qursquounseul parmi les fuyards osacirct seulement tourner la tecircte

Lebrac en avant toujours brandissait son sabre ses grands bras nusgesticulaient ses jambes nerveuses faisaient des bonds de deux megravetreset toute son armeacutee libre de toute entrave heureuse de se reacutechauffer ac-courant drsquoune folle allure tacirctait deacutejagrave de la pointe de ses eacutepieux et de seslances les cocirctes des ennemis qui arrivaient enfin agrave la grande trancheacutee Onallait en chauffer

Mais la fuite des Velrans ne srsquoarrecircta point pour si peu Le mur drsquoen-ceinte eacutetait lagrave avec le taillis derriegravere clairsemeacute agrave la lisiegravere pour srsquoeacutepaissirapregraves par degreacutes La troupe en deacuteroute de lrsquoAztec des Gueacutes ne perdit passon temps agrave chercher agrave passer agrave la queue leu-leu dans la Grande TrancheacuteeLes premiers la prirent mais les derniers nrsquoheacutesitegraverent point agrave bondir enplein taillis et agrave se frayer des pieds et des mains et coucircte que coucircte unchemin de retraite

La tenue simplifieacutee des Longevernes ne leur permettait malheureuse-ment pas de continuer la poursuite dans les ronces et les eacutepines et du murde la forecirct ils virent leurs ennemis fuyant lacircchant leurs bacirctons perdantleurs casquettes semant leurs cailloux qui srsquoenfonccedilaient meurtris fouet-teacutes eacutegratigneacutes deacutechireacutes parmi les eacutepines et les fourreacutes de ronces commedes sangliers forceacutes ou des cerfs aux abois

Lebrac lui avait enfileacute la Grande Trancheacutee avec Tintin et GrangibusIl allait poser la griffe sur lrsquoeacutepaule freacutemissante de peur de Migue la Lunedont il venait deacutejagrave de tanner les reins avec son sabre quand deux stridentscoups de sifflet venant de son camp en achevant la deacuteroute ennemie lesarrecirctegraverent net eux aussi lui et ses soldats

Migue la Lune laissant derriegravere lui un sillage odorant caracteacuteristiquequi teacutemoignait de sa frousse intense put srsquoeacutechapper comme les autres etdisparut dans le sous-bois

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La guerre des boutons Chapitre VII

Qursquoy avait-il Lebrac et ses guerriers srsquoeacutetaient retourneacutes inquiets du signal de Bou-

lot et soucieux quand mecircme de ne pas se laisser surprendre dans cettetenue eacutequivoque par un des gardiens laiumlque ou eccleacutesiastique naturel ouautre de la morale publique de Longeverne ou drsquoailleurs

Jetant un regard de regret sur la silhouette de Migue la Lune Lebracremonta la trancheacutee pour regagner la lisiegravere ougrave ses soldats eacutecarquillantles prunelles cherchaient en attendant son retour agrave se rendre compte dece qui avait bien pu motiver le signal drsquoalarme de Boulot

Camus qui au moment de lrsquoassaut eacutetait redescendu de lrsquoarbre etavait on srsquoen souvient gardeacute ses vecirctements srsquoavanccedila prudemment jus-qursquoau contour du chemin pour explorer les alentours

Ah ce ne fut pas long Il vit qui Parbleu cette vadrouille de vieille brute de pegravere Beacutedouin lequel ahuri

lui aussi de ces deux coups de sifflet qui lrsquoavaient fait tressauter bourraitses mauvais quinquets de tous les cocircteacutes afin de saisir la causemysteacuterieusede ce signal insolite et vaguement sinistre

n

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CHAPITRE VIII

Justes repreacutesailles

Donec ponam inimicos tuos scabellum pedum tuorum(Vecircpres du Dimanche)(Psalmohellip nescio quo)Janotus de Bragmardo αʹ

αʹ Par Dieu monsieur mon amy magis magnos clericos non suntmagis magnos sapientes

(livre I chap XXXIX Rabelais)

L B vit Camus enmecircme temps que lrsquoaperccedilut celui-cimais si le gosse avait parfaitement reconnu le vieux du premiercoup la reacuteciproque nrsquoeacutetait heureusement pas vraie

Seulement le garde champecirctre sentant avec son flair de vieux briscardque le galapiat qursquoil avait devant lui devait ecirctre pour quelque chose danscette nouvelle affaire ou tout au moins pourrait lui donner quelques ren-seignements ou explications il lui fit signe de lrsquoattendre et marcha droit

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La guerre des boutons Chapitre VIII

agrave luiCela faisait bien lrsquoaffaire de Boulot qui appreacutehendait fort que ce vieux

sagouin ne vicircnt de son cocircteacute et ne deacutecouvricirct le garde-meuble des camaradesde Longeverne Boulot pour lrsquoempecirccher de parvenir agrave cet endroit eacutetaitreacutesolu agrave tout employer et le meilleur moyen eacutetait encore lrsquoinjure agrave courtedistance pourvu toutefois qursquoon eucirct comme crsquoeacutetait le cas des arbres etdes buissons afin de se dissimuler et de nrsquoecirctre point reconnu De cettefaccedilon en jouant habilement des jambes on pouvait entraicircner le vieuxtregraves loin du terrain de combat

and la perdrixVoit ses petitsEn danger et nrsquoayant qursquoune plume nouvellehellipBoulot avait appris la fable cette ruse drsquooiseau lui avait plu et comme

il nrsquoeacutetait pas plus becircte qursquoune perdrix dont il imitait agrave srsquoy meacuteprendre lelaquo tirouit raquo il saurait bien lui aussi entraicircner au loin et semer Zeacutephirin

Ce petit jeu rependant nrsquoallait pas sans quelques risques et compli-cations dont les plus graves eacutetaient la preacutesence ou la venue en ces lieuxdrsquoun habitant du village ayant bon pied et bon oeil qui le deacutenoncerait augarde ou mecircme (ccedila srsquoeacutetait vu) srsquoil eacutetait parent allieacute ou ami srsquoautorise-rait de cette familiariteacute pour venir attraper par lrsquooreille le deacutelinquant et leconduire en cette posture au repreacutesentant de la force publique situationfacirccheuse comme on peut croire

Et comme Boulot eacutetait prudent il preacutefeacuterait ne pas se mettre dans lecas drsquoencourir ce risque Il nrsquoavait drsquoautre part pas de notions exactes surlrsquoissue de la bataille et la faccedilon dont Lebrac avait dirigeacute ses troupes Lescris entendus lui avaient seulement appris qursquoun seacuterieux assaut avait eacuteteacutedonneacute Oui mais ougrave en eacutetaient maintenant les camarades

Graves questions Camus lui comme bien on pense ne perdit pas son temps agrave attendre

le garde champecirctre Degraves qursquoil eut vu que lrsquoautre voulait le rejoindre etse dirigeait de son cocircteacute il fit prestement demi-tour se baissa en sautantdans le ravin et fila vers les camarades en leur criant pas trop fort du restede fuir par en haut puisque le Charognard ainsi deacutesignait-il le trouble-guerre venait du cocircteacute du bas

Zeacutephirin voyant srsquoenfuir Camus ne douta pas un seul instant que

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La guerre des boutons Chapitre VIII

ces sales morveux eacutetaient encore en train laquo de lui en jouer une raquo il sesouvint du coup de lrsquoavant-veille ougrave lrsquoautre lui avait montreacute son derriegraveresans voiles et comme il se sentait drsquoattaque ce soir-lagrave il piqua un pas degymnastique pour rattraper le galopin

Suant et soufflant il arriva juste agrave point pour voir la nicheacutee desgaillards nus comme des vers fuir et disparaicirctre entre les buissons duhaut de la Saute tout en hurlant agrave son adresse des injures sur le sensdesquelles il nrsquoy avait pas agrave se meacuteprendre

mdash Vieux salaud putassier veacuterolard vieux bac heacute on trsquoemmhellip mdash Petits cochons ah deacutegoucirctants polissons mal eacuteleveacutes ripostait le

vieux reprenant sa course Ah que jrsquoen attrape un seulement je luicoupe les oreilles je lui coupe le nez je lui coupe la langue je lui coupehellip

Beacutedouin voulait tout couperMais pour en attraper un il aurait fallu avoir des jambes plus agiles

que ses vieilles guibolles il battit bien les buissons de tous cocircteacutes mais netrouva rien et suivit de loin agrave la voix une trace qursquoil crut bonne mais quidevait bientocirct lui faire faux bond elle aussi

Camus Grangibus et La Crique tous trois vecirctus pour proteacuteger le re-tour et la mise en tenue de leurs camarades avaient reacutealiseacute ce que Boulotavait eu un instant lrsquointention de faire et attireacute Zeacutephirin par les pacirctures deChasalans loin loin du cocircteacute de Velrans afin aussi de lui donner le changeet lui laisser croire sa faible vue aidant que crsquoeacutetaient les gamins du vil-lage ennemi qui eacutetaient les seuls coupables de cet attentat agrave sa digniteacute devieux deacutefenseur de la laquo Pacirctrie raquo et de repreacutesentant de la laquo loacirc raquo

Tous les signaux demeacutefiance et de ralliement eacutetant convenus drsquoavancele bois ennemi eacutetant deacutesert Camus et ses deux acolytes quand ils ju-gegraverent le moment venu cessegraverent de crier des injures agrave Beacutedouin firentun brusque crochet dans les champs longegraverent en rampant le mur de lapacircture agrave Fricot rentregraverent dans le bois et par la trancheacutee du haut vinrentdeacuteboucher dans les buissons du communal agrave une centaine de megravetres au-dessus du coude du chemin crsquoest-agrave-dire du champ de bataille

Il eacutetait bien deacutesert agrave ce moment-lagrave le champ de bataille et rien nrsquoyrappelait la lutte eacutepique de lrsquoheure preacuteceacutedente mais dans les buissonsdu bas ils entendirent le tirouit des Longevernes qui reacuteguliegraverement lesrappelait

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Gracircce agrave leur habile diversion en effet la troupe surprise avait pu rega-gner le camp que gardait Boulot et agrave la hacircte dare-dare remettre chemisesculottes et blousons et souliers Boulot affaireacute allait de lrsquoun agrave lrsquoautre ai-dant de toutes ses mains nrsquoayant pas assez de ses dix doigts pour rentrerles pans de chemises ajuster les bretelles boutonner les pantalons ra-masser les casquettes lacer des cordons de souliers et veiller agrave ce quepersonne ne perdicirct ni nrsquooubliacirct rien

En moins de cinq minutes jurant et grognant contre cette sacreacuteevieille fripouille de garde qui se trouvait toujours ougrave on ne le deman-dait pas les soldats de lrsquoarmeacutee ayant avec une juste satisfaction reacuteinteacute-greacute leurs pelures et demi-satisfaits drsquoune demi-victoire dans laquelle onnrsquoavait pas fait de prisonniers srsquoeacutechelonnaient du haut en bas en quatreou cinq groupes pour rappeler les trois eacuteclaireurs aux prises avec Beacutedouin

mdash Il me le paiera celui-lagrave faisait Lebrac oui il me le paiera Crsquoest pasla premiegravere fois que ccedila lui arrive de chercher agrave me faire des misegraveres Ccedilane peut pas se passer comme ccedila ou ben y aurait pus de bon Dieu pusde justice pus rien Ah non nom de Dieu non ccedila ne se passera pascomme ccedila

Et le cerveau de Lebrac ruminait une vengeance compliqueacutee et ter-rible et ses camarades eux aussi reacutefleacutechissaient profondeacutement

mdash Dis donc Lebrac proposa Tintin il y a ses pommes au vieux sion allait un peu lui caresser ses arbres agrave coups laquo drsquoavarchots raquo sup1 pendantqursquoil nous cherche agrave Chasalans hein qursquoen dis-tu

mdash Et lui faire sauter son carreacute de choux compleacuteta Tigibusmdash Lui casser ses carreaux fit Guerreuillasmdash Ccedila crsquoest des ideacutees convint Lebrac qui lui aussi avait la sienne

mais attendons les autres Et puis on ne peut guegravere faire ccedila de jour Desfois que si on eacutetait vu il pourrait bien nous faire aller en prison avec desteacutemoinshellip un vieux cochon comme ccedila que ccedila nrsquoa ni coeur ni entraillesfaut pas srsquoy fier vous savez Enfin on verra bien

mdash Tirouit interrogea-t-on dans les buissons du couchantmdash Les voici fit Lebrac et il imita agrave trois reprises le rappel de la perdrix

grise

1 Bout de bois qursquoon lance pour faire tomber les fruits

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Une forte saboteacutee frappant le sol agrave coups redoubleacutes lui apprit la venuedes trois eacuteclaireurs et le rassemblement agrave son poste des divers groupesdisseacutemineacutes par le coteau Quand tout le monde fut reacuteuni les coureurssrsquoexpliquegraverent

Zeacutephirin assuregraverent-ils jurait les tonnerre et les bordel de Dieucontre ces sales petits morpions de Velrans qui venaient emmerder leshonnecirctes gens jusque sur leur territoire et le pauvre bougre suait etsrsquoeacutepongeait et soufflait tel un carcan poussif qui tire une voiture de deuxmille en montant une leveacutee de grange rapide comme un toit

mdash Ccedila va bien affirma Lebrac Il veut repasser par ici faudra que quel-qursquoun reste pour le guetter

La Crique qui eacutetait deacutejagrave psychologue et logicien eacutemit une opinion mdash Il a eu chaud par conseacutequent il a soif donc il va srsquoen retourner

tout droit au pays pour aller prendre sa pureacutee chez Fricot lrsquoaubergisteFaudrait peut-ecirctre bien que quelqursquoun aille aussi par lagrave-bas

mdash Oui approuva le chef crsquoest vrai trois ici trois lagrave-bas les autresvont tous venir avec moi dans le bois du Teureacute maintenant jrsquosais ce qursquoilfaut faire

mdash Il en faudra un malin pregraves de chez Fricot continua-t-il La Criqueva y partir avec Chanchet et Pirouli vous jouerez aux billes sans avoirlrsquoair de rien

Boulot lui restera ici caleacute dans la carriegravere avec deux autres faudrabien regarder et bien eacutecouter ce qursquoil dira quand le vieux sera loin etqursquoon saura ce qursquoil va faire vous viendrez tous nous retrouver au boutde la vie sup2 agrave Donzeacute pregraves de la Croix du Jubileacute Alors on verra et je vousdirai de quoi il retourne

La Crique fit remarquer que ni lui ni ses camarades nrsquoavaient de billeset Lebrac geacuteneacutereusement lui en donna une douzaine (pour un sou monvieux) afin qursquoils pussent devant le garde soutenir convenablement leurrocircle

Et sur une derniegravere recommandation du chef La Crique plein deconfiance en soi ricana

mdash Trsquoembecircte pas ma vieille je me charge bien de lui monter le coup

2 Voie chemin

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La guerre des boutons Chapitre VIII

proprement agrave ce vieux trou du chellip lagrave La dislocation srsquoopeacutera sans tarderLebrac avec le gros de la troupe gagna le bois du Teureacute et sitocirct qursquoon y

fut ordonna agrave ses hommes drsquoarracher des grands arbres les plus longueschaicircnes de veacutellie ou veacuteliere (cleacutematite) qursquoils pourraient trouver

mdash Pour quoi faire demandegraverent-ils Pour fumer Ah ah on va fairedes cigares chouette

mdash Ne la cassez pas surtout reprit Lebrac et trouvez-en autant quevous pourrez vous verrez bien plus tard

Toi Camus tu grimperas aux arbres pour la deacutetacher tu monterashaut il en faut de longs bouts

mdash Pour ccedila je mrsquoen charge fit le lieutenantmdash Auparavant y en a-t-il qui auraient de la ficelle par hasard ques-

tionna le chefTous en avaient des morceaux drsquoune longueur variant de un agrave trois

pieds Ils les preacutesentegraverentmdash Gardez-les ndash Oui conclut-il en reacuteponse agrave une question inteacuterieure

qursquoil srsquoeacutetait poseacutee gardez-les et trouvons de la veacutellieDans la vieille coupe ce nrsquoeacutetait pas difficile agrave deacutecouvrir crsquoeacutetait ccedila qui

manquait le moins Le long des grands checircnes des foyards des charmesdes bouleaux des poiriers sauvages de presque tous les arbres les soupleset durs lacets montaient grimpaient srsquoaccrochaient par leurs feuilles envrilles aux fucircts noueux srsquoenroulaient serpents veacutegeacutetaux et vivaces pourescalader lrsquoazur conqueacuterir la lumiegravere et boire avec chaque aurore leurlampeacutee de soleil Il y avait en bas et presque partout sur le sol des vieillessouches grises dures et raides srsquoeacutecaillant en filaments comme du boeufbouilli trop cuit pour srsquoeffiler au sommet en fouets souples et reacutesistants

Camus grimpait Teacutetas et Guignard aussi ils formaient trois chan-tiers qui opeacuteraient simultaneacutement sous lrsquooeil vigilant de Lebrac

Ah crsquoeacutetait bientocirct fait lrsquoescaladeQuelque gros que fucirct lrsquoarbre Camus comme un lutteur antique lrsquoat-

taquait agrave bras le corps franchement souvent mecircme ses bras trop courtsnrsquoarrivaient pas agrave en eacutetreindre complegravetement le tronc

Qursquoimporte Ses mains aplaties srsquoaccrochaient comme des ventousesagrave tous les noeuds drsquoeacutecorce ses jambes se croisaient enlaccedilantes comme

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La guerre des boutons Chapitre VIII

des ceps de vigne tortus et une deacutetente solide de jarrets vous le projetaitdrsquoun seul coup agrave trente ou cinquante centimegravetres plus haut lagrave nouvelagrippement de mains nouvel arrimage de jarrets et en quinze ou vingtsecondes il accrochait la premiegravere branche

Alors ccedila ne traicircnait plus un reacutetablissement sur les avant-bras et lapoitrine drsquoabord puis les genoux arrivaient agrave hauteur de cette barre fixenaturelle et srsquoy installaient et puis les pieds ne tardaient pas agrave remplacerles genoux et la monteacutee jusqursquoau sommet srsquoopeacuterait ensuite aussi naturel-lement et facilement que par le plus commode des escaliers

La liane veacutegeacutetale tombait vite entre leurs mains car au pied de lrsquoarbreun camarade agrave lrsquoeustache tranchant rasait la tige au niveau du sol tandisque trois ou quatre autres gars tirant dessus avec toutes les preacutecautionsdrsquousage lrsquoamenaient agrave eux par degreacutes

Que de fois les petits bergers avaient fait cela en eacuteteacute agrave la Saint-Jean etenguirlandeacute de verdure et de fleurs des champs les cornes de leurs becirctes La cleacutematite le lierre les bleuets les coquelicots les marguerites les sca-bieuses mariaient leurs couleurs parmi la verdure sombre des couronnestresseacutees pour lesquelles on rivalisait drsquoingeacuteniositeacute et de goucirct et crsquoeacutetaitune joie le soir de voir revenir agrave pas pesants et faisant tinter leurs clo-chettes les bonnes vaches aux grands yeux limpides fleuries et couron-neacutees comme des marieacutees de mai

En rentrant on accrochait le bouquet au-dessus de la porte de la cui-sine parmi les grands clous de laquo baudrions raquo ougrave la panoplie luisante etrustique des faux jette ses feux sombres et on lrsquoy laissait sous lrsquoabri delrsquoauvent se desseacutecher jusqursquoagrave lrsquoanneacutee suivante et plus longtemps quel-quefois

Mais il ne srsquoagissait pas de cela aujourdrsquohuimdash Deacutepecircchons-nous pressa Lebrac qui voyait tomber la nuit et les

brouillards du couchant se lever sur le moulin de VelransEt ayant fait rassembler le butin apregraves srsquoecirctre livreacute mentalement agrave

des opeacuterations matheacutematiques compliqueacutees et avoir avec soin auneacute deses bras eacutetendus les liens dont on disposait il deacutecida le deacutepart pour lecarrefour de la Croix du Jubileacute en passant entre les haies de la vie agrave Donzeacute

Lebrac avait quatre morceaux de reacutesistance longs chacun drsquoenvirondix megravetres et huit autres plus petits

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Chemin faisant apregraves avoir soigneusement recommandeacute de ne pascasser les grands bouts il ordonna de nouer autant que possible les pe-tits deux agrave deux et cependant que seize soldats portaient ces engins decombat et que les autres les regardaient lui le chef se mit agrave reacutefleacutechirprofondeacutement jusqursquoagrave lrsquoarriveacutee au point de concentration

mdashQursquoest-ce qursquoon va faire Lebrac interrogeaient tour agrave tour les garsLa nuit tombait peu agrave peumdash Ccedila deacutepend reacutepondit eacutevasivement le chefmdash Il va bientocirct ecirctre temps de rentrer constata un des petitsmdash Les autres ne viennent pas ni Boulot ni La Crique mdashQursquoest-ce qursquoils font Qursquoest-ce qursquoagrave pu devenir le vieux On srsquoimpatientait enfin et lrsquoair mysteacuterieux du chef nrsquoeacutetait pas pour

calmer lrsquoeacutenervement geacuteneacuteral mdash Ah voici Boulot avec ses hommes srsquoesjouit Camusmdash Eh bien Boulot mdash Eh bien reprit lrsquoautre il a passeacute par la grand-route tout en bas

et on aurait pu lrsquoattendre longtemps si jrsquoavais pas eu lrsquooeil Il a ducirc re-descendre le bois et regagner la route par le petit sentier qui part de lasommiegravere

Nous lrsquoavons vu de la Carriegravere Il faisait des grands moulinets avecses bras tout comme Kinkin quand il est saoul Il doit ecirctre salement encolegravere

mdash Tigibus commanda Lebrac va voir ce que fait La Crique et tu zrsquoydiras de venir me dire tout de suite ce qui se passe

Tigibus docile partit au triple galop mais agrave trente sauts du groupeun laquo tirouit raquo discret lrsquoarrecircta

mdash Crsquoest toi La Crique Viens vite mon vieux viens vite dire ougrave queccedila en est

Ils arrivegraverent en quelques secondesLa Crique fut entoureacute et parlamdash Un quart drsquoheure avant rouge comme un coq Beacutedouin srsquoeacutetait

ameneacute alors qursquoils jouaient tous trois bien tranquillement aux billes de-vant chez Fricot

Tous en choeur lui avaient souhaiteacute le bonsoir et le vieux leur avaitdit

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La guerre des boutons Chapitre VIII

mdashAgrave la bonne heure aumoins vous vous ecirctes de bons petits garccedilons crsquoest pas comme vos camarades un tas de salauds de grossiers je lesfoutrai dedans

La Crique avait regardeacute le garde avec des quinquets comme des portesde grange qui disaient sa stupeacutefaction puis il avait reacutepondu agraveM Zeacutephirinqursquoil devait sucircrement se tromper qursquoagrave cette heure tous leurs camaradesdevaient ecirctre rentreacutes chez eux ougrave ils aidaient la maman agrave faire les provi-sions drsquoeau et de bois pour le lendemain ou bien secondaient agrave lrsquoeacutecurie lepapa en train drsquoarranger les becirctes

mdash Ah qursquoavait fait Zeacutephirin Alorsse qui crsquoest donc qursquoeacutetait agrave la Sautetout agrave lrsquoheure

mdash Ccedila mrsquosieu le garde jrsquosais pas mais ccedila mrsquoeacutetonnerait pas que ccedilalaquo soye raquo les Velrans Hier encore tenez ils ont laquo acailleneacute raquo les deuxGibus quand ils retournaient au Vernois

laquo Crsquoest des gosses mal eacuteleveacutes on voit bien que crsquoest des cafards al-lez avait-il ajouteacute hypocritement flagornant lrsquoanticleacutericalisme du vieuxsoldat

mdash Je mrsquoen doutais n d Dhellip grogna Beacutedouin en grinccedilant ce qui luirestait de dents car on srsquoen souvient Longeverne eacutetait rouge et Velransblanc oui n d Dhellip je mrsquoen doutais les mal eacuteleveacutes crsquoest ccedila leur religionmontrer son cul aux honnecirctes gens Race de cureacutes race de brigands ah les salauds que jrsquoen attrape un

Et ce disant Zeacutephirin apregraves avoir souhaiteacute aux gosses de bien srsquoamu-ser et drsquoecirctre toujours sages eacutetait entreacute boire sa petite laquo pureacutee raquo chez Fricot

mdash Il crevait de soif continua La Crique aussi elle nrsquoa pas fait longfeu maintenant il sirote la seconde jrsquoai laisseacute Chanchet et Pirouli lagrave-baspour le surveiller et venir nous preacutevenir au cas ougrave il sortirait avant monretour

mdash Ccedila va tregraves bien conclut Lebrac se deacuteridant tout agrave fait Maintenantquels sont ceusses qui peuvent rester encore un petit moment ici Nousnrsquoavons pas besoin drsquoecirctre tous ensemble au contraire

Huit se deacutecidegraverent les chefs naturellementGambette parmi eux fut plus long agrave prendre une reacutesolution il habitait

loin lui Mais Lebrac lui fit remarquer que les Gibus restaient bien et quecomme crsquoeacutetait lui le plus leste on aurait sucircrement besoin de son concours

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Stoiumlque il se rendit aux raisons de son chef risquant la racleacutee paternellesi lrsquoalibi ne prenait pas

mdash Maintenant vous autres exposa Lebrac crsquoest pas la peine de vousfaire engueuler agrave la maison allez-vous-en on fera bien sans vous de-main on vous racontera comment que les choses se sont passeacutees ce soirvous nous gecircneriez plutocirct et dormez tranquilles le vieux va nous payerses dettes Surtout ajouta-t-il eacutecampillez-vous ne restez pas en bandeon pourrait peut-ecirctre se douter de laquo queacuteque chose raquo et il ne faut pas deccedila

Quand la bande fut reacuteduite agrave Lebrac Camus Tintin La Crique Boulotles deux Gibus et Gambette le chef exposa son plan

Ils allaient tous en silence leurs cordes de veacutellie agrave la main traicircnantderriegravere eux descendre la grande rue du village et les hommes deacutesigneacutes agravecet effet se placeraient aux endroits voulus entre deux fumiers se faisantface

Deux groupes de deux gars suffiraient pour tendre en travers de laroute au passage du garde les rets traicirctres qui le feraient treacutebucher rouleragrave terre et passer pour plus saoul encore qursquoil ne serait Il y aurait quatreendroits ougrave lrsquoon tendrait les embuscades

On descendit au fumier de chez Jean-Baptiste on laissa un lien et unautre agrave celui de chez Groscoulas Boulot et Tigibus devaient revenir audernier La Crique et Grangibus agrave lrsquoavant-dernier En attendant ils conti-nuegraverent tous agrave avancer et Boulot chef drsquoembuscade srsquoarrecircta avec soncamarade au fumier de chez Botot tandis que La Crique et son copainvenaient se poster agrave celui de chez Doni

Les autres allegraverent relever de leur faction Chanchet et Pirouli qursquoilsrenvoyegraverent drsquoabord et immeacutediatement dans leurs foyers Ensuite de quoiils srsquoen furent agrave travers les carreaux reluquer ce que faisait le vieux

Il en eacutetait agrave sa troisiegraveme absinthe et peacuterorait comme un deacuteputeacute sur sescampagnes reacuteelles ou imaginaires imaginaires plutocirct car on lrsquoentendaitdire laquo Oui un jour que je mrsquoen devais venir en permission depuis Algeragrave Marseille jrsquoarrive juste n de Dhellip que le bateau venait de partir

laquoQursquoest-ce que je fais ndash Y avait justement une bonne femme du pays

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La guerre des boutons Chapitre VIII

qui lavait la bueacutee sup3 au bord de la mer Je ne fais ni une ni deusse jrsquoy fousle nez dans un baquet je renverse son cuveau je saute dedans et avecma crosse de fusil je rame dans le laquo suillage raquo du bateau et je suis arriveacutequasiment avant lui agrave Marseille raquo

On avait le temps Gambette fut laisseacute en embuscade derriegravere un tasde fagots Il devait le moment venu preacutevenir les deux groupes ainsi queLebrac et ses acolytes de la sortie de Zeacutephirin

En attendant il put entendre le reacutecit de la derniegravere entrevue de Beacute-douin avec son vieux copain laquo lrsquoempereur raquo Napoleacuteon III

mdash Oui comme je passais agrave Paris pregraves des Tuileries je mrsquodemandais sijrsquoentrerais lui donner le bonjour quand jrsquosens quelqursquoun qui me tape surlrsquoeacutepaule Je me retournehellip

Crsquoeacutetait lui ndash Oh ce sacreacute Zeacutephirin qursquoil a fait comme ccedila se trouve Entrons on va boire la goutte

mdashGeacutenie ⁴ cria-t-il agrave lrsquoimpeacuteratrice crsquoest Zeacutephirin on va trinquer rincedeux verres

Les trois gaillards pendant ce temps remontaient le village et arri-vaient agrave la maison du garde

Par une lucarne de la remise Lebrac se glissa agrave lrsquointeacuterieur ouvrit agrave sescamarades une petite porte deacuterobeacutee et tous trois de couloir en couloirpeacuteneacutetregraverent dans lrsquoappartement de Beacutedouin ougrave un quart drsquoheure durantils se livregraverent agrave un mysteacuterieux travail parmi les arrosoirs les marmitesles lampes le bidon de peacutetrole les buffets le lit et le poecircle

Ensuite de quoi le tirouit de Gambette annonccedilant le retour de leurvictime ils se retiregraverent aussi discregravetement qursquoils eacutetaient entreacutes

Vivement ils accoururent au deuxiegraveme poste de Boulot ougrave ils arri-vegraverent bien avant la venue de ce dernier

Le pegravere Zeacutephirin apregraves avoir en effet une derniegravere fois encore raconteacuteagrave Fricot des histoires sur les laquo Arbis raquo et les laquo chacails raquo et parleacute deslaquo raquins raquo qui infectaient la rade drsquoAlger mecircme qursquoune de ces sales becirctesavait un jour qursquoils se baignaient coupeacute le laquo zobi raquo agrave un de ses camaradeset que la mer srsquoeacutetait toute teinte de sang partit en titubant et en traicircnant

3 Lavait la lessive4 Geacutenie abreacuteviation drsquoEugeacutenie

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La guerre des boutons Chapitre VIII

les semelles sous les regards amuseacutes du bistro et de sa femmeQuand il arriva vers chez Doni pouf il prit une premiegravere bucircche en

jurant des laquo tonnerre de Dieu raquo contre ce sale chemin que le pegravere Breacutedale cantonnier (un feignant qui nrsquoavait fait que sept ans et la campagnedrsquoItalie quelle foutaise ) entretenait salement mal Puis apregraves y avoir misle temps il se redressa et repartit

mdash Je crois qursquoil a sa malle jugea Fricot en refermant sa porteUn peu plus loin la liane de Boulot traicirctreusement tendue devant ses

pas le fit rouler dans le ruisseau de purin tandis que filaient en silenceemportant leur lien les deux teacuteneacutebreux machinateurs

Au fumier de chez Groscoulas il nemanqua pas non plus de reprendrela bucircche en sacrant de tous ses poumons contre ce salaud de pays ougrave lrsquoonnrsquoy voyait pas plus clair que dans le c drsquoune neacutegresse

Cependant les gens attireacutes par son vacarme sortaient sur le pas deleurs portes et disaient

mdash Eh bien je crois qursquoil a sa paille le vieux briscard ce soir pour unebelle cuite crsquoest une belle cuite

Et quinze ou vingt paires drsquoyeux purent constater que vingt pas plusloin le vieux meacuteconnaissant encore les lois de lrsquoeacutequilibre reprenait unede ces bucircches qui comptent dans la vie drsquoun poivrot

mdash Jrsquosuis pourtant pas saoul nom de Dieu beacutegayait-il en portant lamain agrave son front bossueacute et agrave son nez meurtri Jrsquoai presque rien bu Crsquoestla colegravere qui mrsquoa monteacute agrave la tecircte ah les salauds

Il nrsquoavait plus de genoux agrave son pantalon et il mit bien cinq minutes agravetrouver sa clef ensevelie au fond de sa poche sous son ample mouchoir agravecarreaux parmi son couteau sa bourse sa tabatiegravere sa pipe sa blague etsa boicircte drsquoallumettes

Enfin il entraLes curieux qui le suivirent au nombre desquels les huit moutards

constategraverent degraves ses premiers pas un vacarme drsquoarrosoirs renverseacutesCrsquoeacutetait preacutevu ils les avaient disposeacutes pour cela Enfin le vieux srsquoeacutetantfrayeacute tout de mecircme un passage arriva au reacuteduit creuseacute dans le mur ougrave illogeait ses allumettes

Il en frotta une sur son pantalon sur la boicircte sur le tuyau du poecirclesur le mur elle ne prit point il en frotta une deuxiegraveme puis une troi-

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La guerre des boutons Chapitre VIII

siegraveme une quatriegraveme une cinquiegraveme toujours sans reacutesultat malgreacute leschangements de frottoirs

mdash Frotte mon vieux ricanait Camus qui les avait toutes trempeacuteesdans lrsquoeau Frotte ccedila trsquoamusera

Las de frotter en vain Zeacutephirin en chercha une dans sa poche la frottalrsquoenflamma et voulut allumer sa lampe agrave peacutetrole mais la megraveche fut reacutecal-citrante elle aussi et ne voulut jamais prendre

Zeacutephirin par contre srsquoeacutechauffait mdash Sacreacute nom de Dieu de nom de Dieu de saloperie de putasserie de

vache Ah nom de Dieu tu ne veux pas prendre ah tu ne veux pasprendre vraiment ah oui crsquoest comme ccedila eh bien tiens nom de Dieu prends celle-lagrave saleteacute fit-il en la lanccedilant de toutes ses forces contre sonpoecircle ougrave elle se brisa avec fracas

mdash Mais il va foutre le feu agrave sa boicircte fit quelqursquounmdash Pas de danger pensait Lebrac qui avait remplaceacute le peacutetrole par un

reste de vin blanc traicircnant au fond drsquoune bouteilleApregraves cet exploit le vieux ambulant dans lrsquoobscuriteacute heurta son

poecircle renversa des chaises donna du pied dans les arrosoirs tituba parmiles marmites beugla jura injuria tout le monde tomba se releva sortitrentra et finalement fatigueacute et meurtri se coucha tout habilleacute sur sonlit ougrave un voisin le lendemain matin alla le trouver ronflant comme untuyau drsquoorgue au milieu drsquoun magnifique deacutesordre qui nrsquoeacutetait pas pourautant un effet de lrsquoart

Peu de temps apregraves on entendait dire par le village et Lebrac et lescopains en riaient sous cape que le pegravere Beacutedouin eacutetait laquo si tellement raquosaoul la veille au soir qursquoil eacutetait tombeacute huit fois en sortant de chez Fricotqursquoil avait tout renverseacute en rentrant chez lui casseacute sa lampe pisseacute au litet ch dans sa marmite

n

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Deuxiegraveme partie

De lrsquoargent

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CHAPITRE I

Le treacutesor de guerre

Lrsquoargent est le nerf de la guerre

Bismarck

L lendemain en se rendant agrave lrsquoeacutecole apprirentlambeau par lambeau lrsquohistoire du pegravere Zeacutephirin Le village toutentier en rumeur commentait joyeusement les diverses phases

de cette bachique eacutequipeacutee seul le heacuteros principal ronflant drsquoun som-meil drsquoivrogne ignorait encore les deacutegacircts commis dans son meacutenage et lescoups de mine dont sa conduite de la veille avait sapeacute sa reacuteputation

Dans la cour de lrsquoeacutecole le groupe des grands Lebrac au centre setordait de rire chacun racontant tregraves haut pour que le maicirctre entendicircttout ce qursquoil savait des histoires scabreuses qui couraient les rues et tousinsistaient avec force sur les deacutetails salaces et verts la marmite et lelit Ceux qui ne disaient rien riaient de toutes leurs dents et leurs yeuxorgueilleux luisaient drsquoun feu vainqueur car ils songeaient qursquoils avaient

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La guerre des boutons Chapitre I

tous plus ou moins coopeacutereacute agrave ces eacutequitables et dignes repreacutesaillesAh il pouvait gueuler maintenant Zeacutephirin Quel respect voulez-

vous qursquoon porte agrave un type qui se saoule laquo si tellement raquo qursquoon le ramasseplein comme une vache dans les fosses agrave purin de la commune et perd latramontane agrave un tel point qursquoil en vient agrave consideacuterer son lit comme unepissotiegravere et agrave prendre sa marmite pour un pot de chambre

Seulement en sourdine les plus grands les guerriers importantssollicitaient des explications et reacuteclamaient des deacutetails Bientocirct tousconnurent la part que chacun des huit avait eue dans lrsquooeuvre de ven-geance

Ils surent ainsi que le coup des arrosoirs et celui des allumettes eacutetaientde Camus Tintin guettant lrsquoarriveacutee et le signal de Gambette et que lesgrosses opeacuterations eacutetaient les fruits de lrsquoimagination de Lebrac

Le vieux srsquoapercevrait encore plus tard que le vin restant dans sa bou-teille avait un goucirct de peacutetrole il se demanderait quel cochon de chat avaitmis le nez dans son bol de cancoillotte sup1 et pourquoi ce reste de fricot drsquooi-gnons eacutetait si saleacutehellip

Oui et ce nrsquoeacutetait pas tout Qursquoil recommenccedilacirct seulement pour voiragrave emhellip nuyer Lebrac et sa troupe et on lui reacuteserverait queacuteque chose demieux encore et de plus soigneacute Le chef ruminait en effet de lui bouchersa chemineacutee avec de la marne de lui deacutemonter sa charrette et drsquoen fairedisparaicirctre les roues de venir lui laquo racircper la tuile raquo sup2 tous les soirs pendanthuit jours sans compter le pillage des fruits de son verger et la mise agrave sacde son potager

mdash Ce soir conclut-il on sera tranquille Il nrsquoosera pas sortir Drsquoabordil est tout laquo beugneacute raquo drsquoavoir piqueacute des tecirctes dans les rigoles et puis il aassez de travail chez lui Quand on a de la besogne chez soi on ne fourrepas le nez dans celle des autres

mdash Est-ce qursquoon va se remettre encore agrave poil questionna Boulotmdash Mais puisque nous ne seront pas embecircteacutes fit Lebrac bien sucircr

1 Fromage mou particulier agrave la Comteacute2 Racircper la tuile farce consistant agrave frotter une forte tuile contre la faccedilade exteacuterieure du

mur drsquoune maison Il se produit agrave lrsquointeacuterieur un vacarme mysteacuterieux drsquoautant plus mysteacute-rieux qursquoon le croit inteacuterieur et qursquoon ne peut en deacutecouvrir la source

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La guerre des boutons Chapitre I

mdashCrsquoest que hasardegraverent plusieurs voix mon vieux tu sais il ne faisaitguegravere chaud hier au soir on en eacutetait tout laquo rengremesilleacute raquo avant la charge

mdash Jrsquoavais la peau comme une poule deacuteplumeacutee moi deacuteclara Tintin etle zizi qui fondait laquo si tellement raquo que y en avait pus

mdash Et puis les Velrans ne veulent pas venir ce soir Hier ils ont tropeu le trac Ils ne savaient pas ce qui leur arrivait dessus Ils ont cru qursquoontombait de la lune

mdash Crsquoeacutetait pas ce qui manquait les lunes remarqua La Criquemdash Sucircrement que ce soir ils vont muser agrave ce qursquoils pourraient bien

trouver et on en serait pour se moisir lagrave-bas sur place mdash Si Beacutedouin ne vient pas ce soir il peut venir quelqursquoun drsquoautre (il

a ducirc blaguer chez Fricot) et on risque bien plus encore de se faire piger tout le monde nrsquoest pas aussi deacutecati que le garde

mdash Et puis nom de Dieu non je ne me bats plus agrave poil articula Guer-reuillas levant carreacutement lrsquoeacutetendard de la reacutevolte ou tout au moins de laprotestation irreacuteductible

Chose grave Il fut appuyeacute par de tregraves nombreux camarades qui srsquoeneacutetaient toujours remis docilement aux deacutecisions de Lebrac La raison dece deacutesaccord crsquoest que la veille au cours de la charge en plus du froidressenti ils srsquoeacutetaient en outre qui planteacute une eacutepine dans le pied qui eacutecor-cheacute les orteils sur des chardons ou blesseacute les talons en marchant sur descailloux

Bientocirct toute lrsquoarmeacutee bancalerait Ce serait du propre Non vraimentccedila nrsquoeacutetait pas un meacutetier

Lebrac seul ou presque de son opinion dut convenir que le moyenqursquoil avait preacuteconiseacute offrait en effet de notoires inconveacutenients et qursquoil se-rait bon drsquoen trouver un autre

mdashMais lequel Trouvez-en puisque vous ecirctes si malins reprit-il vexeacuteau fond du peu de succegraves en dureacutee qursquoavait eu son entreprise

On cherchamdash On pourrait peut-ecirctre se battre en manches de chemises proposa

La Crique les blouses au moins nrsquoauraient pas de mal et avec des ficellespour les souliers et des eacutepingles pour le pantalon on pourrait rentrer

mdash Pour te faire punir le lendemain par le pegravere Simon qui te dira quetu as une tenue deacutebrailleacutee et qui en preacuteviendra tes vieux hein Qui crsquoest

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La guerre des boutons Chapitre I

qui te remettra des boutons agrave ta chemise et agrave ton tricot Et tes bretelles mdash Non crsquoest pas un moyen ccedila Tout ou rien trancha Lebrac Vous ne

voulez pas de rien il faut tout gardermdash Ah fit La Crique si on avait quelqursquoun pour nous recoudre des

boutons et refaire les boutonniegraveres mdash Et aussi pour te racheter des cordons et des jarretiegraveres et des bre-

telles hein Pourquoi pas pour te faire pisser pendant que tu y es et puistorcher le laquo jacquot raquo agrave laquo mocieu raquo quand il a fini de se vider le boyaugras hein

mdash Ce qursquoil faut je vous le dis encore moi na laquo pisse que raquo vous netrouvez rien reprit Lebrac ce qursquoil nous faut crsquoest des sous

mdash Des sous mdash Oui bien sucircr parfaitement des sous Avec des sous on peut ache-

ter des boutons de toutes sortes du fil des aiguilles des agrafes des bre-telles des cordons de souliers du laquo lastique raquo tout que je vous dis tout

mdash Crsquoest bien vrai ccedila tout de mecircme mais pour acheter ce fourbi que tudis il faudrait qursquoon nous en donne beaucoup de sous prsquotrsquoecirctre bien centsous

mdash Merde une roue de brouette jamais on nrsquoaura ccedilamdash Pour qursquoon nous les donne drsquoun seul coup sucircrement non il nrsquoy

a pas agrave y compter mais eacutecoutez-moi bien insista Lebrac il y aurait unmoyen tout de mecircme drsquoavoir presque tout ce qursquoil nous faut

mdash Un moyen que tuhellipmdash Eacutecoute donc Crsquoest pas tous les jours qursquoon est fait prisonnier et

puis nous en rechiperons des prsquotits Migue la Lune et alorshellipmdash Alors mdash Alors nous les garderons leurs boutons leurs agrafes leurs bre-

telles aux peigne-culs de Velrans au lieu de couper les cordons on lesmettra de cocircteacute pour avoir une petite reacuteserve

mdash Il ne faut pas vendre la peau de lrsquoours avant de lrsquoavoir pris interrom-pit La Crique qui bien que jeune avait deacutejagrave des lettres Si nous voulonsecirctre sucircrs drsquoavoir des boutons et nous pouvons en avoir besoin drsquoun jouragrave lrsquoautre le meilleur est drsquoen acheter

mdash Trsquoas des ronds ironisa Boulot

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La guerre des boutons Chapitre I

mdash Jrsquoen ai sept dans une tirelire en forme de laquo guernouille raquo mais ilnrsquoy a pas agrave compter dessus la guernouille les deacutegobillera pas de sitocirct mamegravere sait laquo combien qursquoil y en a raquo elle garde le fourbi dans le buffet Elledit qursquoelle veut mrsquoacheter un chapeau agrave Pacircqueshellip ou agrave la Triniteacute et si jrsquoenfaisais couler un je recevrais une belle dingueacutee

mdash Crsquoest toujours comme ccedila bon Dieu ragea Tintin Quand on nousdonne des sous crsquoest jamais pour nous Faut absolument que les vieuxposent le grappin dessus Ils disent qursquoils font de grands sacrifices pournous eacutelever qursquoils en ont bien besoin pour nous acheter des chemises deshabits des sabots jrsquosais ti quoi moi mais je mrsquoen fous de leurs nippesje voudrais qursquoon me les donne mes ronds pour que je puisse acheterquelque chose drsquoutile ce que je voudrais du chocolat des billes du las-tique pour une fronde voilagrave mais il nrsquoy a vraiment que ceux qursquoon ac-croche par-ci par-lagrave qui sont bien agrave nous et encore faut pas qursquoils traicircnentlongtemps dans nos poches

Un coup de sifflet interrompit la discussion et les eacutecoliers se mirenten rang pour entrer en classe

mdash Tu sais confia Grangibus agrave Lebrac moi jrsquoai deux ronds qui sontagrave moi et que personne ne sait Crsquoest Theacuteodule drsquoOuvans qui est venu aumoulin et qui me les a donneacutes passe que jrsquoai tenu son cheval Crsquoest un chictype Theacuteodule il donne toujours queacuteque chosehellip tu sais bien Theacuteodulele reacutepublicain celui qui pleure quand il est saoul

mdash Taisez-vous Adonis ndash Grangibus eacutetait preacutenommeacute Adonis ndash fit lepegravere Simon ou je vous punis

mdash Merde fit Grangibus entre ses dentsmdash Qursquoest-ce que vous marmottez reprit lrsquoautre qui avait surpris le

tremblement des legravevres on verra comme vous bavarderez tout agrave lrsquoheurequand je vous interrogerai sur vos devoirs envers lrsquoEacutetat

mdash Dis rien souffla Lebrac jrsquoai une ideacuteeEt lrsquoon entraDegraves que Lebrac fut installeacute agrave sa place ses cahiers et ses livres devant

lui il commenccedila par arracher proprement une feuille double du milieude son cahier de brouillons Il la partagea ensuite par pliages successifsen trente-deux morceaux eacutegaux sur lesquels il traccedila il condensa cettecapitale interrogation

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La guerre des boutons Chapitre I

Hau unccedilou (traduire as-tu un sou )puis il mit sur chacun desdits morceaux ducircment plieacutes les noms

de trente-deux de ses camarades et poussant drsquoun seul coup de coudebrusque Tintin il lui glissa subrepticement et lrsquoune apregraves lrsquoautre lestrente-deux missives en les accompagnant de la phrase sacramentelle laquo Passe ccedila agrave ton voisin raquo

Ensuite sur une grande feuille il reacuteinscrivit ses trente-deux noms etpendant que le maicirctre interrogeait lui aussi du regard demandait suc-cessivement agrave chacun de ses correspondants la reacuteponse agrave sa questionpointant au fur et agrave mesure drsquoune croix (+) ceux qui disaient oui drsquountrait horizontal (-) ceux qui disaient non Puis il compta ses croix il y enavait vingt-sept

mdash Y a du bon pensa-t-il Et il se plongea dans de profondes reacuteflexionset de longs calculs pour eacutetablir un plan dont son cerveau depuis quelquesheures eacutebauchait les grandes lignes

Agrave la reacutecreacuteation il nrsquoeut point besoin de convoquer ses guerriers Tousvinrent drsquoeux-mecircmes immeacutediatement se placer en cercle autour de luidans leur coin derriegravere les cabinets tandis que les tout-petits deacutejagrave com-plices mais qui nrsquoavaient pas voix deacutelibeacuterative formaient en jouant unrempart protecteur devant eux

mdash Voilagrave exposa le chef Il y en a deacutejagrave vingt-sept qui peuvent payer etjrsquoai pas pu envoyer de lettre agrave tous Nous sommes quarante-cinq Quelssont ceux agrave qui je nrsquoai pas eacutecrit et qui ont aussi un sou agrave eux Levez lamain

Huit mains sur treize se dressegraverentmdash Ccedila fait vingt-sept et huit Voyons vingt-sept et huithellip vingt-huit

vingt-neuf trentehellip fit-il en comptant sur ses doigtsmdash Trente-cinq va coupa La Criquemdash Trente-cinq trsquoes bien sucircr ccedila fait donc trente-cinq sous Trente-

cinq sous crsquoest pas cent sous en effet mais crsquoest queacuteque chose Eh bien voici ce que je propose

On est en reacutepublique on est tous eacutegaux tous camarades tous fregraveres Liberteacute Eacutegaliteacute Fraterniteacute on doit tous srsquoaider hein et faire en sorte queccedila marche bien Alors on va voter comme qui dirait lrsquoimpocirct oui un im-pocirct pour faire une bourse une caisse une cagnotte avec quoi on achegravetera

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La guerre des boutons Chapitre I

notre treacutesor de guerre Comme on est tous eacutegaux chacun paiera une co-tisation eacutegale et tous auront droit en cas de malheur agrave ecirctre recousus etlaquo rarrangeacutes raquo pour ne pas ecirctre laquo zonzeneacutes raquo en rentrant chez eux

Il y a la Marie de chez Tintin qui a dit qursquoelle viendrait recoudre lefourbi de ceux qui seraient pris comme ccedila vous voyez on pourra y allercarreacutement Si on est chauffeacute tant pis on se laisse faire sans rien dire et aubout drsquoune demi-heure on rentre propre reboutonneacute retapeacute requinqueacuteet qui crsquoest qursquoest les cons Crsquoest les Velrans

mdash Ccedila crsquoest chouette Mais des sous on nrsquoen a guegravere tu sais Lebrac mdash Ah mais sacreacute nom de Dieu est-ce que vous ne pouvez pas faire

un petit sacrifice agrave la Patrie Seriez-vous des traicirctres par hasard Je pro-pose moi pour commencer et avoir tout de suite quelque chose qursquoondonne degraves demain un sou par mois Plus tard si on est plus riches et si onfait des prisonniers on ne mettra plus qursquoun sou tous les deux mois

mdash Mince mon vieux comme tu y vas Trsquoes donc laquo meacutellionnaire raquotoi Un sou par moi crsquoest des sommes ccedila Jamais je pourrai trouver unsou agrave donner tous les mois

mdash Si chacun ne peut pas se deacutevouer un tout petit peu crsquoest pas la peinede faire la guerre vaut mieux avouer qursquoon a de la pureacutee de pommes deterre dans les veines et pas du sang rouge du sang franccedilais nom de Dieu Ecirctes-vous des Alboches oui ou merde Je comprends pas qursquoon heacutesite agravedonner ce qursquoon a pour assurer la victoire moi je donnerai mecircme deuxrondshellip quand jrsquoen aurai

mdash Alors crsquoest entendu on va voterPar trente-cinq voix contre dix la proposition de Lebrac fut adopteacutee

Votegraverent contre naturellement les dix qui nrsquoavaient pas en leur posses-sion le sou exigible

mdash Pour ce qui est de votrsquoaffaire trancha Lebrac jrsquoy ai penseacute aussion reacuteglera ccedila agrave quatre heures agrave la carriegravere agrave Pepiot agrave moins qursquoon aille agravecelle ousqursquoon eacutetait hier pour se deacuteshabiller Oui on y sera mieux et plustranquilles

On mettra des sentinelles pour ne pas ecirctre surpris au cas ougrave par ha-sard les Velrans viendraient quand mecircme mais je ne crois pas

Allez ccedila va bien ce soir tout sera reacutegleacute

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La guerre des boutons Chapitre I

n

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CHAPITRE II

Faulte drsquoargent crsquoest doleurnon pareille

Toustefois il avoit soixante et trois maniegraveres drsquoen trouvertoujours agrave son besoing dont la plus honorable et la pluscommune estoit par faccedilon de larrecin furtivement faict

Rabelais (livre II chap XVI)

C ce soir-lagrave Il faisait un temps clair de nouvellelune La fine corne drsquoargent pacircle translucide encore aux der-niers rayons du soleil preacutedisait une de ces nuits brutales et

franches qui vous rasent les feuilles les derniegraveres feuilles claquant surleurs branches deacutesoleacutees comme les grelots fecircleacutes des cavales du vent

Boulot frileux avait rabattu sur ses oreilles son beacuteret bleu Tintinavait baisseacute les oreillegraveres de sa casquette les autres aussi srsquoingeacuteniaient agravelutter contre les eacutepines de la bise seul Lebrac nu-tecircte tanneacute encore du

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La guerre des boutons Chapitre II

soleil drsquoeacuteteacute la blouse ouverte faisait fi de ces froidures de rien du toutcomme il disait

Les premiers arriveacutes agrave la Carriegravere attendirent les retardataires et lechef chargea Teacutetas Tigibus et Guignard drsquoaller un moment surveiller lalisiegravere ennemie

Il confeacutera agrave Teacutetas les pouvoirs de chef et lui dit laquo Dedans raquo un quartdrsquoheure quand on sifflera si trsquoas rien vu tu monteras sur le checircne agrave Ca-mus et si tu ne vois rien encore crsquoest qursquoils ne viendront sucircrement pas alors vous reviendrez nous rejoindre au camp

Les autres dociles acquiescegraverent et pendant qursquoils allaient prendreleur quart de garde le reste de la colonne monta au repaire de Camus ougravelrsquoon srsquoeacutetait deacuteshabilleacute la veille

mdash Tu vois bien vieux constata Boulot qursquoon nrsquoaurait pas pu se deacutesha-biller aujourdrsquohui

mdash Crsquoest bon dit Lebrac du moment qursquoon a deacutecideacute de faire autrechose il nrsquoy a pas agrave revenir sur ce qui est passeacute

On eacutetait vraiment bien dans la cachette agrave Camus du cocircteacute de Velransau couchant et au midi et du cocircteacute du bas la carriegravere agrave ciel ouvert formaitun rempart naturel qui mettait agrave lrsquoabri des vents de pluie et de neige desautres cocircteacutes de grands arbres laissant entre eux et les buissons quelquespassages eacutetroits arrecirctaient les vents du nord et drsquoest pas chauds pour unliard ce soir-lagrave

mdash Asseyons-nous proposa LebracChacun choisit son siegravege Les grosses pierres plates srsquooffraient drsquoelles-

mecircmes il nrsquoy avait qursquoagrave prendre Chacun trouva la sienne et regarda lechef

mdash Crsquoest donc entendu articula ce dernier rappelant briegravevement levote du matin qursquoon va se cotiser pour avoir un treacutesor de guerre

Les dix panneacutes protestegraverent unanimementGuerreuillas ainsi nommeacute parce qursquoagrave cocircteacute du sien le regard de Gui-

gnard eacutetait drsquoun Adonis et que ses gros yeux ronds lui sortaient effroya-blement de la tecircte prit la parole au nom des sans-le-sou

Crsquoeacutetait le fils de pauvres bougres de paysans qui peinaient du 1ᵉʳ jan-vier agrave la Saint-Sylvestre pour nouer les deux bouts et qui naturellementnrsquooffraient pas souvent agrave leur rejeton de lrsquoargent de poche pour ses menus

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La guerre des boutons Chapitre II

plaisirsmdash Lebrac dit-il crsquoest pas bien tu fais honte aux pauvres Trsquoas dit

qursquoon eacutetait tous eacutegaux et tu sais bien que ccedila nrsquoest pas vrai et que moi queZozo que Bati et les autres nous ne pourrons jamais avoir un radis Jrsquosaisbien que trsquoes gentil avec nous que quand trsquoachegravetes des bonbons tu nousen donnes un de temps en temps et que tu nous laisses des fois leacutechertes raies de chocolat et tes bouts de reacuteglisse mais tu sais bien que si parmalheur on nous donne un rond le pegravere ou la megravere le prennent aussitocirctpour acheter des fourbis dont on ne voit jamais la couleur On te lrsquoa deacutejagravedit ce matin Y a pas moyen qursquoon paye Alors on est des galeux Crsquoestpas une reacutepublique ccedila na et je ne peux pas me soumettre agrave la deacutecision

mdash Nous non plus firent les neuf autresmdash Jrsquoai dit qursquoon arrangerait ccedila tonna le geacuteneacuteral et on lrsquoarrangera na

ou bien je ne suis plus Lebrac ni chef ni rien nom de Dieu laquo Eacutecoutez-moi tas drsquoandouilles puisque vous ne savez pas vous deacute-

grouiller tout seulslaquo Croyez-vous qursquoon mrsquoen donne agrave moi des ronds et que le vieux

ne me les chipe pas lui aussi quand mon parrain ou ma marraine ounrsquoimporte qui vient boire un litre agrave la maison et me glisse un petit ou ungros sou Ah ouiche Si jrsquoai pas le temps de me trotter assez tocirct et direque jrsquoai acheteacute des billes ou du chocolat avec le sou qursquoon mrsquoa donneacute on abientocirct fait de me le raser Et quand je dis que jrsquoai acheteacute des billes on meles fait montrer passe que si crsquoeacutetait pas vrai on me le ferait laquo renaquer raquole sou et quand on les a vues pan une paire de gifles pour mrsquoapprendreagrave deacutepenser mal agrave propos des sous qursquoon a tant de maux de gagner quandje dis que jrsquoai acheteacute des bonbons jrsquoai pas besoin de les montrer on mefout la torgnole avant en disant que je suis un deacutepensier un gourmandun goulu un goinfre et je ne sais quoi encore

laquo Voilagrave eh ben il faut savoir se deacutebrouiller dans la vie du monde etjrsquovas vous dire comment qursquoy faut srsquoy prendre

laquo Je parle pas des commissions que tout le monde peut reacuteussir agrave fairepour la servante du cureacute ou la femme au pegravere Simon ils sont si rapiatsqursquoils ne se fendent pas souvent je parle pas non plus des sous qursquoonpeut ramasser aux baptecircmes et aux mariages crsquoest trop rare et il nrsquoy apas agrave compter dessus mais voici ce que tout le monde peut faire

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La guerre des boutons Chapitre II

laquo Tous les mois le pattier sup1 srsquoamegravene sur la leveacutee de grange de Fricot etles femmes lui portent leurs vieux chiffons et leurs peaux de lapins moije lui donne des os et de la ferraille les Gibus aussi pas vrai Grangibus

mdash Oui oui mdash Contre ccedila il nous donne des images des plumes dans un petit ton-

neau des deacutecalcomanies ou bien un sou ou deux ccedila deacutepend de ce qursquoona mais il nrsquoaime pas donner des ronds crsquoest un sale grippe-sou qui nouscolle toujours des saloperies qui ne deacutecalquent pas contre de bons grosos de jambons et de la belle ferraille et puis ses deacutecalcomanies ccedila ne sert agraverien Il nrsquoy a qursquoagrave lui dire carreacutement selon ce qursquoon porte Je veux un rondou deux mecircme trois srsquoil y a beaucoup de fourbi Srsquoil dit non on nrsquoa qursquoagravelui reacutepondre Mon vieux trsquoauras peau de zeacutebi et remporter son truc ilveut bien vous rappeler ce sale juif-lagrave allez

laquo Je sais bien que des os et de la ferraille il nrsquoy en a pas des tas maisle meilleur crsquoest de chiper des pattes sup2 blanches elles valent plus cher queles autres et lui vendre le prix et au poids

mdash Crsquoest pas commode chez nous objecta Guerreuillas la megravere a ungrand sac sur le buffet et elle fourre tout dedans

mdash Trsquoas qursquoagrave tomber sur son sac et en faire un petit avec Crsquoest pastout Vous avez des poules tout le monde a des poules eh bien un jouron chipe un oeuf dans le nid un autre jour un autre deux jours apregraves untroisiegraveme on y va le matin avant que les poules aient toutes pondu vouscachez bien vos oeufs dans un coin de la grange et quand vous avez votredouzaine ou votrsquo demi-douzaine vous prenez bien gentiment un panieret tout comme si on vous envoyait en commission vous les portez agrave lamegravere Maillot elle les paye quelquefois en hiver jusqursquoagrave vingt-quatre sousla douzaine avec une demi il y a pour toute une anneacutee drsquoimpocirct

mdash Crsquoest pas possible chez nous affirma Zozo Ma vieille est si telle-ment agrave cheval sur ses geacutelines que tous les soirs et tous les matins elle valeur tacircter au cul pour sentir si elles ont lrsquooeuf Elle sait toujours drsquoavancecombien qursquoelle en aura le soir Srsquoil en manquait un ccedila ferait un beaurafut dans la cambuse

1 Chiffonnier2 Chiffons

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La guerre des boutons Chapitre II

mdash Y a encore un moyen qursquoest le meilleur Je vous le recommande agravetertous

laquo Voilagrave crsquoest quand le pegravere prend la cuite Jrsquosuis content moi quand jevois qursquoil graisse ses brodequins pour aller agrave la foire agrave Vercel ou agrave Baume

laquo Il dicircne bien lagrave-bas avec les ldquomontagnonsrdquo ou les ldquopays basrdquo il boitsec des apeacuteritifs des petits verres du vin boucheacute en revenant il srsquoarrecircteavec les autres agrave tous les bouchons et avant de rentrer il prend encorelrsquoabsinthe chez Fricot Ma megravere va le chercher elle est pas contente ellegrogne ils srsquoengueulent chaque fois puis ils rentrent et elle lui demandecombien qursquoil a deacutepenseacute Lui il lrsquoenvoie promener en disant qursquoil est lemaicirctre et que ccedila ne la regarde pas et puis il se couche et fout ses habitssur une chaise Alors moi pendant que la megravere va fermer les portes etldquoclairer les becirctesrdquo je fouille les poches et la bourse

Il ne sait jamais au juste ce qursquoil y a dedans alors crsquoest selon je prendsdeux sous trois sous quatre sous une fois mecircme jrsquoai chipeacute dix sousmais crsquoest trop et jrsquoen reprendrai jamais autant parce que le vieux srsquoenest aperccedilu

mdash Alors il trsquoa foutu la peigneacutee eacutemit Tintinmdash Penses-tu crsquoest la megravere qui a reccedilu la danse il a cru que crsquoeacutetait elle

qui lui avait refait sa piegravece et il lui a passeacute queacuteque chose comme engueu-lade

mdash Ccedila crsquoest vraiment un bon truc convint Boulot qursquoen dis-tu Bati mdash Je dis moi que ccedila ne me servira agrave rien du tout le truc agrave Lebrac

passe que mon pegravere ne se saoule jamaismdash Jamais srsquoexclama en choeur toute la bande eacutetonneacuteemdash Jamais reprit Bati drsquoun air navreacutemdash Ccedila fit Lebrac crsquoest unmalheur mon vieux oui un grandmalheur

un vrai malheur et on nrsquoy peut rienmdash Alors mdash Alors trsquoas qursquoagrave rogner quand trsquoiras en commission Je laquo mrsquoes-

plique raquo quand tu as une piegravece agrave changer tu cales un sou et tu dis que tulrsquoas perdu Ccedila te coucirctera une gifle ou deux mais on nrsquoa rien pour rien ence bas monde et puis on gueule avant que les vieux ne tapent on gueuletant qursquoon peut et ils nrsquoosent pas taper si fort quand crsquoest pas une piegravecepar exemple quand crsquoest de la chicoreacutee que tu vas acheter il y a des pa-

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La guerre des boutons Chapitre II

quets agrave quatre sous et agrave cinq sous eh bien si trsquoas cinq sous tu prends unpaquet de quatre sous et tu dis que ccedila a augmenteacute si on trsquoenvoie ache-ter pour deux sous de moutarde tu nrsquoen prends que pour un rond et turacontes qursquoon ne trsquoa donneacute que ccedila Mon vieux on ne risque pas grand-chose la megravere dit que lrsquoeacutepicier est un filou et une fripouille et cela passecomme ccedila

laquo Et puis enfin agrave lrsquoimpossible personne nrsquoest tenu Quand vous au-rez trouveacute des sous vous payerez si vous ne pouvez pas tant pis enattendant on srsquoarrangera autrement

laquo Nous avons besoin de sous pour acheter du fourbi eh bien quandvous trouverez un bouton une agrafe un cordon un lastique de la ficelleagrave rafler foutez-les dedans votre poche et aboulez-les ici pour grossir letreacutesor de guerre

laquo On estimera ce que cela vaut en tenant compte que crsquoest du vieuxet pas du neuf Celui qui gardera le treacutesor tiendra un calepin sur lequel ilmarquera les recettes et les deacutepenses mais ccedila serait bien mieux si chacunarrivait agrave donner son sou Peut-ecirctre que plus tard on aurait des eacutecono-mies une petite cagnotte quoi et qursquoon pourrait se payer une petite fecircteapregraves une victoire

mdash Ce serait eacutepatant ccedila approuva Tintin Des pains drsquoeacutepices du cho-colathellip

mdash Des sardines mdash Trouvez drsquoabord les ronds hein repartit le geacuteneacuterallaquo Voyons il faut ecirctre bien nouille apregraves tout ce que je viens de vous

dire pour ne pas arriver agrave deacutegoter un radis tous les moismdash Crsquoest vrai approuva le choeur des posseacutedantsLes purotins enflammeacutes par les reacuteveacutelations de Lebrac acquiescegraverent

cette fois agrave la proposition drsquoimpocirct et juregraverent que pour le mois prochainils remueraient ciel et terre pour payer leur cotisation Pour le mois cou-rant ils srsquoacquitteraient en nature et remettraient tout ce qursquoils pourraientaccrocher entre les mains du treacutesorier

Mais qui serait treacutesorier Lebrac et Camus en qualiteacute de chef et de sous-chef ne pouvaient rem-

plir cet emploi Gambette manquant souvent lrsquoeacutecole ne pouvait lui nonplus occuper ce poste drsquoailleurs ses qualiteacutes de liegravevre agile le rendaient

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La guerre des boutons Chapitre II

indispensable comme courrier en cas de malheur Lebrac proposa agrave LaCrique de se charger de lrsquoaffaire La Crique eacutetait bon calculateur il eacutecri-vait vite et bien il eacutetait tout deacutesigneacute pour cette situation de confiance etce meacutetier difficile

mdash Je ne peux pas deacuteclina La Crique Voyons mettez-vous agrave ma placeJe suis lrsquoeacutecolier le plus pregraves du bureau du maicirctre agrave tout moment il voit ceque je fais Quand crsquoest-il alors que je pourrais tenir mes comptes Crsquoestpas possible Il faut que le treacutesorier soit dans les bancs du fond CrsquoestTintin qui doit lrsquoecirctre

mdash Tintin fit Lebraclaquo Oui apregraves tout mon vieux crsquoest toi qui dois prendre ccedila puisque

crsquoest la Marie qui viendra recoudre les boutons de ceux qui auront eacuteteacutefaits prisonniers Oui il nrsquoy a que toi

mdash Oui mais si je suis pris moi par les Velrans tout le treacutesor serafoutu

mdash Alors tu ne te battras pas tu resteras en arriegravere et tu regarderas faut bien savoir des fois faire des sacrifices ma vieille branche

mdash Oui oui Tintin treacutesorier Tintin fut eacutelu par acclamations et comme tout eacutetait reacutegleacute ou agrave peu

pregraves on alla voir au Gros Buisson ce que devenaient les trois sentinellesque dans la chaleur de la discussion on avait oublieacute de rappeler

Teacutetas nrsquoavait rien vu et ils blaguaient en fumant des tiges de cleacutematite on leur fit part de la deacutecision prise ils approuvegraverent et il fut convenuque degraves le lendemain tout le monde apporterait agrave Tintin sa cotisation enargent ceux qui pourraient et en nature les autres

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CHAPITRE III

La comptabiliteacute de Tintin

Il est vrai que jrsquoai donneacute depuis que je suis arriveacutee drsquoassezgrosses sommes un matin huit cents francs lrsquoautre jourmille francs un autre jour trois cents eacutecus

Lere de Mme de Seacutevigneacute agrave Mme de Grignan (15 juin 1680)

T arriveacutee dans la cour de lrsquoeacutecole commenccedila par preacute-lever aupregraves de ceux qui avaient leurs cahiers une feuille de pa-pier brouillard afin de confectionner tout de suite le grand livre

de caisse sur lequel il inscrirait les recettes et les deacutepenses de lrsquoarmeacutee deLongeverne

Il reccedilut ensuite des mains des cotisants les trente-cinq sous preacutevusempocha des payeurs en nature sept boutons de tailles et de formes di-verses plus trois bouts de ficelle et se mit agrave reacutefleacutechir profondeacutement

Toute la matineacutee le crayon agrave la main il fit des devis retranchant icirajoutant lagrave agrave la reacutecreacuteation il consulta Lebrac et Camus et La Crique les

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La guerre des boutons Chapitre III

principaux en somme srsquoenquit du cours des boutons du prix des eacutepinglesde sucircreteacute de la valeur de lrsquoeacutelastique de la soliditeacute compareacutee des cordonsde souliers puis en fin de compte reacutesolut de prendre conseil de sa soeurMarie plus verseacutee qursquoeux tous dans ces sortes drsquoaffaires et cette branchedu neacutegoce

Au bout drsquoune journeacutee de consultations et apregraves une contention drsquoes-prit qui faillit agrave plusieurs reprises lui meacuteriter des verbes et la retenueil avait barbouilleacute sept feuilles de papier puis dresseacute tant qursquoagrave peu pregraveset sauf modifications le projet de budget suivant qursquoil soumit le lende-main degraves lrsquoarriveacutee en classe agrave lrsquoexamen et agrave lrsquoapprobation de lrsquoassembleacuteegeacuteneacuterale des camarades

Budget de lrsquoarmeacutee de LongeverneBoutons de chemises 1 souBoutons de tricot et de veste 4 sousBoutons de culoe 4 sousCrochets de derriegravere pour paes de pantalons 4 sousFicelle de pain de sucre pour bretelles 5 sousLastique pour jarretiegraveres 8 sousCordons de souliers 5 sousAgrafes de blouses 2 sous

Total 33 sousReste en reacuteserve 2 sousen cas de malheur

mdash Et les aiguilles et le fil que trsquoas oublieacutes observa La Crique hein onserait des propres cocos si jrsquoy songeais pas avec quoi qursquoon se raccom-moderait

mdash Crsquoest vrai avoua Tintin alors changeons quelque chosemdash Jrsquosuis drsquoavis qursquoon garde les deux ronds de reacuteserve eacutemit Lebracmdash Ccedila oui approuva Camus crsquoest une bonne ideacutee on peut perdre

quelque chose une poche peut ecirctre perceacutee faut songer agrave toutmdash Voyons reprit La Crique on peut rogner deux sous sur les boutons

de tricot ccedila ne se voit pas le tricot Avec un bouton au-dessus deuxau plus ccedila tient assez il nrsquoy a pas besoin drsquoecirctre boutonneacute tout du longcomme un artilleur

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La guerre des boutons Chapitre III

Et Camus dont le grand fregravere eacutetait dans lrsquoartillerie de forteresse et quibuvait ses moindres paroles entonna lagrave-dessus guilleret et agrave mi-voix cerefrain entendu un jour que leur soldat eacutetait venu en permission

Rien nrsquoest si beaursquoun artilleur sur un chameau Rien nrsquoest si vilainrsquoun fantassin sur une phellip Toute la bande eacuteprise de choses militaires et enthousiaste de nou-

veauteacute voulut apprendre aussitocirct la chanson que Camus dut reprendreplusieurs fois de suite et puis on en revint aux affaires et en conti-nuant lrsquoeacutepluchage du budget on trouva eacutegalement que quatrsquosous pourdes boucles ou crochets de pantalon crsquoeacutetait exageacutereacute il nrsquoen fallait jamaisqursquoune par falzar encore beaucoup de petits nrsquoavaient-ils pas de culotteavec patte bouclant derriegravere donc en reacuteduisant agrave deux sous ce chapitrecela irait encore et cela ferait quatre sous de disponibles agrave employer de lafaccedilon suivante

1 sou de fil blanc1 sou de fil noir2 sous drsquoaiguilles assortiesLe budget fut voteacute ainsi Tintin ajouta qursquoil prenait note des boutons

et des ficelles que lui avaient remis les payeurs en nature et que le len-demain son carnet serait en ordre Chacun pourrait en prendre connais-sance et veacuterifier la caisse et la comptabiliteacute agrave toute heure du jour

Il compleacuteta ses renseignements en confiant en outre que sa soeurMarie la cantiniegravere de lrsquoarmeacutee si on voulait bien avait promis de luiconfectionner un petit sac agrave coulisses comme ceux laquo ousqursquoon raquo mettaitles billes pour y remiser et concentrer le treacutesor de guerre Elle attendaitseulement de voir la quantiteacute que ccedila ferait pour ne le faire ni trop grandni trop petit

On applaudit agrave cette offre geacuteneacutereuse et la Marie Tintin bonne amiecomme chacun savait du geacuteneacuteral Lebrac fut acclameacutee cantiniegravere drsquohon-neur de lrsquoarmeacutee de Longeverne Camus annonccedila eacutegalement que sa cou-sine la Tavie sup1 des Planches se joindrait aussi souvent que possible agrave la

1 Octavie

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La guerre des boutons Chapitre III

soeur de Tintin et elle eut sa part dans le concert drsquoacclamations Ba-cailleacute toutefois nrsquoapplaudit pas il regarda mecircme Camus de travers Sonattitude nrsquoeacutechappa point agrave La Crique le vigilant et agrave Tintin le comptableet ils se dirent mecircme qursquoil devait y avoir du louche par lagrave-dessous

mdash Ce midi fit Tintin jrsquoirai avec La Crique acheter le fourbi chez lamegravere Maillot

mdash Va plutocirct chez la Jullaude conseilla Camus elle est mieux assortieqursquoon dit

mdash Crsquoest tous des fripouilles et des voleurs les commerccedilants tranchapour les mettre drsquoaccord Lebrac qui semblait avoir avec des ideacutees geacuteneacute-rales une certaine expeacuterience de la vie prends-en si tu veux la moitieacutechez lrsquoun la moitieacute chez lrsquoautre on verra pour une autre fois ousqursquoonest le moins eacutetrilleacute

mdash Vaudrait peut-ecirctre mieux acheter en gros deacuteclara Boulot il y auraitplus drsquoavantages

mdash Apregraves tout fais comme tu voudras Tintin trsquoes treacutesorier arrange-toi tu nrsquoas qursquoagrave montrer tes comptes quand tu auras fini nous on nrsquoapas agrave y fourrer le nez avant

La faccedilon dont Lebrac eacutemit cette opinion coupa la discussion qui eucirctpu srsquoeacuteterniser il eacutetait temps drsquoailleurs car le pegravere Simon intrigueacute deleur manegravege lrsquooreille aux eacutecoutes sans faire semblant de rien passait etrepassait pour essayer de saisir au vol quelque bribe de leur conversation

Il en fut pour ses frais mais il se promit de surveiller avec soin Lebracqui donnait des signes manifestes et extra-scolaires drsquoexaltation intellec-tuelle

La Crique ainsi appeleacute parce qursquoil eacutetait sec comme un coucou maispar contre eacuteveilleacute et observateur autant que tous les autres agrave la fois eacuteventala penseacutee dumaicirctre drsquoeacutecole Aussi comme Tintin se trouvait ecirctre en classele voisin du chef et que lrsquoun pinceacute lrsquoautre pourrait se trouver compromiset fort embarrasseacute pour expliquer la preacutesence dans sa poche drsquoune sommeaussi consideacuterable il lui confia qursquoil eucirct durant le cours de la seacuteance agrave semeacutefier du laquo vieux raquo dont les intentions ne lui paraissaient pas propres

Agrave onze heures Tintin et La Crique se dirigegraverent vers la maison de laJullaude et apregraves avoir salueacute poliment et demandeacute un sou de boutons dechemises ils srsquoenquirent du prix de lrsquoeacutelastique

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La guerre des boutons Chapitre III

La deacutebitante au lieu de leur donner le renseignement solliciteacute les fixadrsquoun oeil curieux et reacutepondit agrave Tintin par cette doucereuse et insidieuseinterrogation

mdash Crsquoest pour votre maman mdash Non intervint La Crique deacutefiant Crsquoest pour sa soeur Et comme

lrsquoautre toujours souriante leur donnait des prix il poussa leacutegegraverement ducoude son voisin en lui disant Sortons

Degraves qursquoils furent dehors La Crique expliqua sa penseacutee mdash Trsquoas pas vu cette vieille bavarde qui voulait savoir pourquoi com-

ment ousque quand et puis encore quoi Si nous avons envie que tout le village le sache bientocirct que nous avons

un treacutesor de guerre il nrsquoy a qursquoagrave acheter chez elle Vois-tu il ne faut pasprendre ce qursquoil nous faut tout drsquoun coup ou bien cela donnerait des soup-ccedilons il vaut mieux que nous achetions un jour une chose lrsquoautre jourune autre et ainsi de suite et quant agrave aller encore chez cette sale cabe-lagravejamais

mdash Ce qursquoil y a encore de mieux reacutepliqua Tintin vois-tu crsquoest drsquoen-voyer ma soeur Marie chez la megravere Maillot On croira que crsquoest ma megraverequi lrsquoenvoie en commission et puis tu sais elle srsquoy connaicirct mieux quenous pour ces affaires-lagrave elle sait mecircme marchander mon vieux trsquoes sucircrqursquoelle nous fera avoir la bonne mesure de ficelle et deux ou trois boutonspar-dessus

mdash Trsquoas raison convint La CriqueEt comme ils rejoignaient Camus sa fronde agrave la main en train de viser

desmoineaux qui picoraient sur le fumier du pegravereGugu ils luimontregraverentles boutons de chemise en verre blanc cousus sur un petit carton bleu il yen avait cinquante et ils lui confiegraverent qursquoagrave cela se bornaient leurs achatsdu moment lui donnegraverent les raisons de leur abstention prudente et luiaffirmegraverent que pour une heure tout serait quand mecircme acheteacute

De fait vers midi et demi comme Lebrac sortant de table se rendaiten classe les mains dans les poches en sifflant le refrain de Camus alorsfort agrave la mode parmi eux il aperccedilut lrsquoair tregraves affaireacute sa bonne amie qui sedirigeait vers la maison de la megravere Maillot par le traje des laquo Chemineacutees raquo

Comme personne nrsquoeacutetait agrave ce moment sur le pas de sa porte et qursquoellene le voyait pas il attira son attention par un laquo tirouit raquo discret qui la

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La guerre des boutons Chapitre III

preacutevint de sa preacutesenceElle sourit puis lui fit un signe drsquointelligence pour indiquer ougrave elle al-

lait et Lebrac tout joyeux reacutepondit lui aussi par un franc et large sourirequi disait la belle joie drsquoune acircme vigoureuse et saine

Dans la cour de lrsquoeacutecole dans le coin du fond tous les yeux des preacutesentsfixaient obstineacutement et impatiemment la porte espeacuterant drsquoinstant en ins-tant lrsquoarriveacutee de Tintin Chacun savait deacutejagrave que la Marie srsquoeacutetait chargeacuteede faire elle-mecircme les achats et que Tintin lrsquoattendait derriegravere le lavoirpour recevoir de ses mains le treacutesor qursquoil allait bientocirct preacutesenter agrave leurcontrocircle

Enfin il apparut preacuteceacutedeacute de La Crique et un ah geacuteneacuteral drsquoexclama-tion salua son entreacutee On se porta en masse autour de lui lrsquoaccablant dequestions

mdash As-tu le fourbi mdash Combien de boutons de veste pour un sou mdash Y en a-t-il long de ficelle mdash Viens voir les boucles mdash Est-ce que le fil est solide mdash Attendez nom de Dieu gronda Lebrac Si vous causez tous agrave la

fois vous nrsquoentendrez rien du tout et si tout le monde lui grimpe sur ledos personne ne verra Allez faites le cercle Tintin va tout nous montrer

On srsquoeacutecarta agrave regret chacun deacutesirant se trouver ecirctre le plus pregraves du treacute-sorier et palper si possible le butin Mais Lebrac fut intraitable et deacutefenditagrave Tintin de rien sortir de sa laquo profonde raquo avant qursquoil ne fucirct absolumentdeacutegageacute

Quand ce fut fait le treacutesorier triomphant tira un agrave un de sa pochedivers paquets enveloppeacutes de papier jaune et deacutenombra

mdash Cinquante boutons de chemise sur un carton mdash Oh merde mdash Vingt-quatre boutons de culotte mdash Ah ah mdash Neuf boutons de tricot un de plus que le compte ajouta-t-il vous

savez qursquoon nrsquoen donne que quatre pour un soumdash Crsquoest la Marie expliqua Lebrac qui lrsquoa eu en marchandantmdashQuatre boucles de pantalon

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Un bon megravetre de lastique Et Tintin lrsquoeacutetendit pour faire voir qursquoonnrsquoeacutetait pas grugeacute

mdash Deux agrafes de blouse mdash Sont-elles belles hein fit Lebrac qui songeait que lrsquoautre soir srsquoil

en avait eu une peut-ecirctre enfinhellip brefhellipmdash Cinq paires de cordons de souliers rencheacuterit Tintinmdash Dix megravetres de ficelle plus un grand bout de rabiot qursquoelle a eu parce

qursquoelle achetait pour beaucoup agrave la fois mdash Onze aiguilles une de plus que le compte et une pelote de fil noir

et une de blanc Agrave chaque exposition et deacutenombrement des oh et des ah des foutre

des merde exclamatifs et admiratifs saluaient le deacuteballement de lrsquoachatnouveau

mdash Chicot srsquoeacutecria tout agrave coup Tigibus comme srsquoil eucirct joueacute agrave pour-suivre un camarade mais agrave ce signal drsquoalarme annonccedilant lrsquoarriveacutee dumaicirctre tout le monde se mecircla tandis que Tintin fourrait pecircle-mecircle et en-tassait dans sa poche les divers articles qursquoil venait de deacuteballer

La chose se fit si naturellement et drsquoune faccedilon si prompte que lrsquoautrenrsquoy vit que du feu et srsquoil remarqua quelque chose ce fut lrsquoeacutepanouissementgeacuteneacuteral de toutes ces frimousses qursquoil avait vues lrsquoavant-veille si sombreset si fermeacutees

mdash Crsquoest eacutetonnant pensa-t-il combien le temps le soleil lrsquoorage lapluie ont drsquoinfluence sur lrsquoacircme des enfants Quand il va tonner ou pleu-voir on ne peut pas les tenir il faut qursquoils bavardent et se chamaillent etse remuent quand une seacuterie de beau temps srsquoannonce ils sont naturelle-ment travailleurs et dociles et gais comme des pinsons

Brave homme qui ne soupccedilonnait guegravere les causes occultes et pro-fondes de la joie de ses eacutelegraveves et le cerveau farci de peacutedagogies fumeusescherchait midi agrave quatorze heures

Comme si les enfants vite au courant des hypocrisies sociales se li-vraient jamais en preacutesence de ceux qui ont sur eux une parcelle drsquoauto-riteacute Leur monde est agrave part ils ne sont eux-mecircmes vraiment eux-mecircmesqursquoentre eux et loin des regards inquisiteurs ou indiscrets Et le soleilcomme la lune nrsquoexerccedilaient sur eux qursquoune influence en lrsquooccurrence biensecondaire

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La guerre des boutons Chapitre III

Les Longevernes commencegraverent agrave se poursuivre agrave se laquo couratter raquodans la cour se disant lorsqursquoils se rejoignaient

mdash Alors ccedila y est crsquoest ce soir qursquoon leur zrsquoy fout mdash Ce soir voui mdash Ah nom de dious ils nrsquoont qursquoagrave venir qursquoest-ce qursquoon va leur pas-

ser Un coup de sifflet puis la voix naturellement rogue du maicirctre laquo Al-

lons en rangs deacutepecircchons-nous raquo interrompirent ces eacutevocations de ba-taille et ces perspectives de prouesses guerriegraveres futures

n

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CHAPITRE IV

Le retour des victoires

Reviendrez-vous un jour ocirc fiegraveres exileacutees

Seacuteb Ch Leconte(Le Masque de fer)

C fougue indescriptible animait les Longevernes rien nul souci nulle perspective facirccheuse nrsquoentravait leur en-thousiasme Les coups de trique ccedila passe et ils srsquoen fichaient

et quant aux cailloux on avait le temps presque toujours quand ils nevenaient pas de la fronde de Touegueule drsquoeacuteviter leur trajectoire

Les yeux riaient peacutetillants vifs dans les faces eacutepanouies par le rireles grosses joues rouges rebondies comme de belles pommes hurlaient lasanteacute et la joie les bras les jambes les pieds les eacutepaules les mains le coula tecircte tout remuait tout vibrait tout sautait en eux Ah ils ne pesaientpas lourd aux pieds les sabots de peuplier de tremble ou de noyer et leurclaquement sec sur le chemin durci eacutetait deacutejagrave une fiegravere menace pour les

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La guerre des boutons Chapitre IV

VelransIls se reacutecriaient srsquoattendaient se rappelaient se bousculaient se chi-

potaient srsquoexcitaient tels des chiens de chasse longtemps tenus agrave lrsquoat-tache qursquoon megravene enfin courir le liegravevre ou le goupil se mordillent lesoreilles et les jambes pour se feacuteliciter reacuteciproquement et se teacutemoignerleur joie

Crsquoeacutetait vraiment un enthousiasme entraicircnant que le leur Derriegravere leureacutelan vers la Saute derriegravere leur joie en marche comme agrave la suite drsquounemusique guerriegravere toute la vie jeune et saine du village semblait happeacuteeet emporteacutee les petites filles timides et rougissantes les suivirent jus-qursquoau gros tilleul nrsquoosant aller plus loin les chiens couraient sur leur flancen gambadant et en jappant les chats eux-mecircmes les prudents matoussrsquoavanccedilaient sur les murs drsquoenclos avec une vague ideacutee de les suivre lesgens sur le seuil des portes les interrogeaient du regard Ils reacutepondaienten riant qursquoils allaient srsquoamuser mais agrave quel jeu

Lebrac degraves la Carriegravere agrave Pepiot canalisa lrsquoenthousiasme en invitantses guerriers agrave bourrer leurs poches de cailloux

mdash Faudra nrsquoen garder sur soi qursquoune demi-douzaine dit-il et poser lereste agrave terre sitocirct qursquoon sera arriveacute car pour pousser la charge il ne srsquoagitpas de peser comme des sacs de farine

Si on manque de munitions six des petits prendront chacun deux beacute-rets et partiront les remplir agrave la carriegravere du Rat (crsquoest la plus pregraves du camp)Il deacutesigna ceux qui le cas eacutecheacuteant seraient chargeacutes du ravitaillement ouplutocirct du reacuteapprovisionnement des munitions Puis il fit exhiber agrave Tintinles diverses piegraveces du treacutesor de guerre afin que les camarades fussent toustranquilles et bien affermis et il donna le signal de la marche en avantlui prenant la tecircte et comme toujours servant drsquoeacuteclaireur agrave sa troupe

Son arriveacutee fut salueacutee par le passage drsquoun caillou qui lui frisa le front etlui fit baisser le cracircne il se retourna simplement pour indiquer aux autrespar un petit hochement de tecircte que lrsquoaction eacutetait commenceacutee Aussitocirct sessoldats srsquoeacutecampillegraverent et il les laissa se placer agrave leur convenance chacunagrave son poste habituel assureacute qursquoil eacutetait que leur flair guerroyeur ne seraitpas ce soir-lagrave mis en deacutefaut

Quand Camus fut jucheacute sur son arbre il exposa la situationIls y eacutetaient tous agrave leur lisiegravere les Velrans du plus grand au plus petit

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La guerre des boutons Chapitre IV

de Touegueule le grimpeur agrave Migue la Lune lrsquoexeacutecuteacutemdash Tant mieux conclut Lebrac ce sera au moins une belle bataillePendant un quart drsquoheure le flot coutumier drsquoinjures flua et reflua

entre les deux camps mais les Velrans ne bougeaient pas croyant peut-ecirctre que leurs ennemis nus pousseraient encore comme lrsquoavant-veilleune charge ce soir-lagrave Aussi les attendaient-ils de pied ferme bien amu-nitionneacutes qursquoils eacutetaient par un service reacutecemment organiseacute de galopinscharriant continuellement et agrave pleins mouchoirs des picotins de caillouxqursquoils allaient queacuterir aux roches du milieu du bois et venaient verser agrave lalisiegravere

Les Longevernes ne les voyaient que par intermittences derriegravere leurmur et derriegravere leurs arbres

Cela ne faisait guegravere lrsquoaffaire de Lebrac qui eucirct voulu les attirer tous unpeu en plaine afin de diminuer la distance agrave parcourir pour les atteindre

Voyant qursquoils ne se deacutecidaient pas vite il reacutesolut de prendre lrsquooffensiveavec la moitieacute de sa troupe

Camus consulteacute descendit et deacuteclara que pour cette affaire-lagrave crsquoeacutetaitlui que ccedila regardait Tintin par derriegravere se mangeait les sangs agrave les voirainsi se treacutemousser et srsquoagiter

Camus ne perdit point de temps La fronde agrave la main il fit prendrequatre cailloux pas plus agrave chacun de ses vingt soldats et commanda lacharge

Crsquoeacutetait entendu il ne devait pas y avoir de corps agrave corps on devaitseulement approcher agrave bonne porteacutee de lrsquoennemi qui serait sans douteeacutebahi de cette attaque lancer dans ses rangs une grecircle de moellons etbattre en retraite immeacutediatement pour eacuteviter la riposte qui serait sucircre-ment dangereuse

Espaceacutes de quatre ou cinq pas en tirailleurs Camus en avant tous sepreacutecipitegraverent et en effet le feu de lrsquoennemi cessa un instant devant cecoup drsquoaudace Il fallait en profiter Camus saisissant son cuir de frondeprit la ligne de mire et visa lrsquoAztec des Gueacutes tandis que ses hommesfaisant tournoyer leurs bras criblaient de cailloux la section ennemie

mdash Filons maintenant cria Camus en voyant la bande de lrsquoAztec seramasser pour lrsquoeacutelan

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La guerre des boutons Chapitre IV

Une voleacutee de pierres leur arriva sur les talons pendant que drsquoef-froyables cris pousseacutes par les Velrans leur apprenaient qursquoils eacutetaientpoursuivis agrave leur tour

LrsquoAztec ayant vu qursquoils nrsquoeacutetaient plus deacutevecirctus avait jugeacute inutile etsteacuterile une plus longue deacutefensive

Camus entendant ce vacarme et se fiant agrave ses jambes agiles se re-tourna pour voir laquo comme ccedila en allait raquo mais le geacuteneacuteral ennemi avaitavec lui ses meilleurs coureurs Camus eacutetait deacutejagrave un peu en retard sur lesautres il fallait filer et sec srsquoil ne voulait pas ecirctre pinceacute Ses boutons il lesavait non moins que sa fronde eacutetaient rudement convoiteacutes par la bandede lrsquoAztec qui lrsquoavait rateacute le soir de Lebrac

Aussi voulut-il jouer des jambesMalheur un caillou lanceacute terriblement un caillou de Touegueule

bien sucircr ah le salaud vint lui choquer violemment la poitrine lrsquoeacutebranlaet lrsquoarrecircta un instant Les autres allaient lui tomber dessus

mdash Ah nom de Dieu Foutu Et Camus en moins de temps qursquoil ne faut pour le dire et pour lrsquoeacutecrire

porta drsquoun geste deacutesespeacutereacute sa main agrave sa poitrine et tomba en arriegravere sanssouffle et la tecircte inerte

Les Velrans eacutetaient sur luiIls avaient suivi la trajectoire du projectile de Touegueule et remarqueacute

le geste de Camus ils le virent pacircle srsquoaffaler de tout son long sans motdire ils srsquoarrecirctegraverent net

mdash Srsquoil eacutetait tueacute hellipUn rugissement terrible le cri de rage et de vengeance de Longeverne

se fit entendre aussitocirct monta grandit emplit la combe et un brandis-sement fantastique drsquoeacutepieux et de sabres pointa deacutesespeacutereacutement sur leurgroupe

En une seconde ils eurent tourneacute bride et regagneacute leur abri ougrave ils setinrent de nouveau sur la deacutefensive le caillou agrave la main tandis que toutelrsquoarmeacutee de Longeverne arrivait pregraves de Camus

Agrave travers ses paupiegraveres demi-closes et ses cils papillotants le guerriertombeacute avait vu les Velrans srsquoarrecircter court devant lui puis faire demi-touret finalement srsquoenfuir

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La guerre des boutons Chapitre IV

Alors comprenant aux grondements furieux accourant agrave lui que lessiens venaient agrave la rescousse et les mettaient en fuite il rouvrit les yeuxsrsquoassit sur son derriegravere puis se releva paisiblement campa ses poings surses hanches et fit aux Velrans dont les tecirctes inquiegravetes apparaissaient agraveniveau du mur drsquoenceinte sa plus eacuteleacutegante reacuteveacuterence

mdash Cochon salaud ah traicirctre lacircche beuglait lrsquoAztec des Gueacutesvoyant que son prisonnier car il lrsquoeacutetait lui eacutechappait encore par ruse ah je trsquoy rechoperai je trsquoy rechoperai et tu nrsquoy couperas pas faineacuteant

Lors Camus tregraves calme et toujours souriant lrsquoarmeacutee de Longeverneeacutetonneacutee eacutetant derriegravere lui porta son index agrave sa gorge et le passa quatrefois drsquoarriegravere en avant du cou au menton puis pour compleacuteter ce que cegeste avait deacutejagrave drsquoexpressif se souvenant opportuneacutement que son grandfregravere eacutetait artilleur il se frappa vivement de la dextre sur la cuisse droiteretourna la main la paume en dehors le pouce agrave lrsquoouverture de la bra-guette

mdash Et ccedilui-lagrave reprit-il quand crsquoest-y que tu le choperas heacute trop becircte mdash Bravo bravo Camus ouhe ouhe ouhe hihan bouaou meuh

becirc couacirc keureukeukeue crsquoeacutetait lrsquoarmeacutee de Longeverne qui par des crisdivers teacutemoignait ainsi son meacutepris pour la sotte creacuteduliteacute des Velrans etses feacutelicitations au brave Camus qui venait de lrsquoeacutechapper belle et de leurjouer un si bon tour

mdash Trsquoas tout de mecircme reccedilu le gnon rugissait Touegueule ballotteacute desentiments divers content au fond de la tournure qursquoavaient prise leschoses et furieux cependant de ce que ce salaud de Camus qui lui avaitpour rien fichu la frousse eucirct eacutechappeacute au chacirctiment qursquoil meacuteritait si bien

mdash Toi mon petit reacutepliqua Camus qui avait son ideacutee laquo soye raquo tran-quille je te retrouverai

Et les cailloux commenccedilant agrave tomber parmi les rangs deacutecouverts desLongevernes armeacutes seulement de leurs triques ils firent prestement demi-tour et regagnegraverent leur camp

Mais lrsquoeacutelan eacutetait donneacute la bataille reprit de plus belle car les Velranscerneacutes furieux de leur deacuteconvenue ndash avoir eacuteteacute joueacutes railleacutes insulteacutes ccedilase paierait et tout de suite ndash voulurent reprendre lrsquooffensive

On avait deacutejagrave chipeacute le geacuteneacuteral ce serait bien le tonnerre de diable sion nrsquoarrivait pas encore agrave pincer quelques soldats

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La guerre des boutons Chapitre IV

mdash Ils vont revenir pensait LebracEt Tintin en arriegravere ne tenait pas en placeQuel sale meacutetier que drsquoecirctre

treacutesorier Cependant lrsquoAztec des Gueacutes ayant de nouveau rassembleacute ses hommes

surexciteacutes et furieux et pris conseil deacutecida drsquoun assaut geacuteneacuteralIl poussa un sonore et rugissant laquo La murie vous cregraveve raquo et triques

brandies bacirctons serreacutes srsquoeacutelanccedila dans la carriegravere toute son armeacutee aveclui

Lebrac nrsquoheacutesita pas davantage Il reacutepliqua par un laquoAgrave cul les Velrans raquoaussi sonore que le cri de guerre de son rival et les eacutepieux et les sabres deLongeverne pointegraverent encore une fois en avant leurs estocs durcis

mdash Ah Prussiens ah salauds ndash triples cochons ndash andouilles demerde ndash bacirctards de cureacutes ndash enfants de putains ndash charognards ndash pour-riture ndash civiliteacutes ndash crevures ndash calotins ndash sectaires ndash chats creveacutes ndashgaleux ndash meacutelinards ndash combisses ndash pouilleux telles furent quelques-unes des expressions qui srsquoentrecroisegraverent avant lrsquoabordage

Non on peut le dire les langues ne chocircmaient pas Quelques cailloux passegraverent encore en rafales frondonnant au-dessus

des tecirctes et une effroyable mecircleacutee srsquoensuivit on entendit des triques tom-ber sur des caboches des lances et des sabres craquer des coups de poingssonner sur les poitrines et des gifles qui claquaient et des sabots qui cas-saient et des gorges qui hurlaient pif paf pan zoum crac zop

mdash Ah traicirctre ah lacircche Et lrsquoon vit des heacuterissements de cheveluresdes armes casseacutees des corps se nouer des bras deacutecrire de grands cerclespour retomber de tout leur eacutelan et des poings projeteacutes en avant commedes bielles et des gigues agrave terre se deacutemenant srsquoagitant se treacutemoussantpour lancer des coups de tous cocircteacutes

Ainsi La Crique jeteacute bas degraves le deacutebut de lrsquoaction par une bourradeanonyme tournant sur une fesse faisait non pas tecircte mais pied agrave tous lesassaillants froissant des tibias broyant des rotules tordant des chevilleseacutecrasant des orteils martelant des mollets

Lebrac heacuterisseacute comme un marcassin col deacuteboutonneacute nu-tecircte latrique casseacutee entrait comme un coin drsquoacier dans le groupe de lrsquoAztecdes Gueacutes saisissait agrave la gorge son ennemi le secouait comme un pru-nier malgreacute une nicheacutee de Velrans suspendus agrave ses gregravegues et lui tirait les

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La guerre des boutons Chapitre IV

poils le giflait le calottait le bosselait puis ruait comme un eacutetalon fou aucentre de la bande et eacutecartait violemment ce cercle drsquoennemis

mdash Ah Je te tiens Nom de Dieu rugissait-il salaud tu nrsquoy coupespas jrsquote le jure trsquoy passeras quand je devrais te saigner je trsquoemmegraveneraiau Gros Buisson et trsquoy passeras que je te dis trsquoy passeras

Et ce disant le bourrant de coups de pieds et de coups de poings aideacutepar Camus et par Grangibus qui lrsquoavaient suivi ils emportegraverent litteacuterale-ment le chef ennemi qui se deacutebattait de toutes ses forces Mais Camus etGrangibus tenaient chacun un pied et Lebrac le soulevant sous les braslui jurait avec force noms de Dieu qursquoil lui serrerait la vis srsquoil faisait trople malin

Pendant ce temps les gros des deux troupes luttaient avec un acharne-ment terrible mais la victoire deacutecideacutement souriait aux Longevernes dansles corps agrave corps ils eacutetaient bons eacutetant bien racircbleacutes et robustes quelquesVelrans qui avaient eacuteteacute culbuteacutes trop violemment reculaient drsquoautreslacircchaient pied tant et si bien que lorsqursquoon vit le geacuteneacuteral lui-mecircme em-porteacute ce fut la deacutebandade et la deacuteroute et la fuite en deacutesordre

mdash Chopez-en donc chopez-en donc nom de Dieu Mais chopez-endonc rugissait Lebrac de loin

Et les guerriers de Longeverne srsquoeacutelancegraverent sur les pas des vaincusmais comme bien on pense les fuyards ne les attendirent point et lesvainqueurs ne poussegraverent pas trop loin leur poursuite trop curieux devoir comment on allait traiter le chef ennemi

n

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CHAPITRE V

Au poteau drsquoexeacutecution

Les ayant cloueacutes nus aux poteaux de couleurs

J-A Rimbaud (Le Bateau ivre)

B petite taille et drsquoapparence cheacutetive ce qui lui avaitvalu son surnom lrsquoAztec des Gueacutes nrsquoeacutetait pas un gars agrave se lais-ser faire sans reacutesistance Lebrac et les deux autres lrsquoapprirent

bientocirct agrave leurs deacutepensEn effet pendant que le geacuteneacuteral tournait la tecircte pour exciter ses soldats

agrave la poursuite le prisonnier tel un renard pieacutegeacute profite drsquoun instant derelacircchement pour se venger drsquoavance du supplice qui lrsquoattend saisit entreses macircchoires le pouce de son porteur et le mordit agrave si belles dents quecela fit sang Camus et Grangibus eux connurent en recevant chacun uncoup de soulier dans les cocirctes ce qursquoil en coucirctait agrave desserrer si peu que cesoit lrsquoeacutetreinte de la patte qursquoils avaient agrave maintenir entre leur bras et leurflanc

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La guerre des boutons Chapitre V

Lorsque Lebrac drsquoun maicirctre coup de poing en travers de la gueule delrsquoAztec lui eut fait lacirccher son pouce perceacute jusqursquoagrave lrsquoos il lui jura derechef agravegrand renfort de blasphegravemes et drsquoimpreacutecations que tout ccedila allait se payeret illico

Justement lrsquoarmeacutee revenait agrave eux sans autre captif Oui crsquoeacutetait lrsquoAztecqui allait payer pour tous

Tintin qui srsquoapprocha pour le deacutevisager reccedilut un crachat en pleinefigure mais il meacuteprisa cette injure et ricana de la belle maniegravere en recon-naissant le geacuteneacuteral ennemi

mdash Ah crsquoest toi ah ben mon salaud tu nrsquoy coupes pas Cochon Si laMarie eacutetait seulement lagrave pour te tirer un peu les poils ccedila lui ferait plaisir ah tu baves serpent mais trsquoas beau baver crsquoest pas ccedila qui te rendra tesboutons ni doublera tes fesses

mdash Trouve la cordelette Tintin ordonna Camus on va le ficeler cesaucisson-lagrave

mdash Attache-lui toutes les pattes drsquoabord celles de derriegravere celles dedevant apregraves pour finir on le liera au gros checircne et on lui fera sa petiteaffaire Et je te promets que tu ne mordras plus et que tu ne baveras plusnon plus saligaud deacutegoucirctant fumier

Les guerriers qui arrivaient prirent part agrave lrsquoopeacuteration on commenccedilapar les pieds mais comme lrsquoautre ne cessait point de cracher sur tousceux qui approchaient agrave porteacutee de son jet de salive et qursquoil essayait mecircmede mordre Lebrac ordonna agrave Boulot de fouiller les poches de ce vilaincoco-lagrave et de se servir de son mouchoir pour lui boucher sa sale gueule

Boulot obeacuteit sous les postillons de lrsquoAztec dont il se garait drsquounemainautant que possible il tira de la poche du prisonnier un carreacute drsquoeacutetoffe decouleur indeacutecise qui avait ducirc ecirctre agrave carreaux rouges agrave moins qursquoil nefucirct blanc du temps pas tregraves lointain peut-ecirctre qursquoil eacutetait propre Mais celaquo tire-jus raquo nrsquooffrait plus maintenant aux yeux de lrsquoobservateur par suitede contacts avec des objets heacuteteacuteroclites tregraves divers et sans doute aussiles multiples usages auxquels il avait eacuteteacute voueacute propreteacute lien bacircillonbandeau baluchon coiffure bande de pansement essuie-mains porte-monnaie casse-tecircte brosse plumeau etc etc qursquoune teinte pisseuseverdacirctre ou grisacirctre rien moins qursquoattirante

mdash Bien elle est propre sa guenille fit Camus elle est encore pleine

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La guerre des boutons Chapitre V

de laquo chose raquo trsquoas pas honte deacutegoucirctant drsquoavoir une saleteacute pareille dansta poche Et tu dis que trsquoes riche

Quelle saloperie un mendiant nrsquoen voudrait point on ne sait pas parquel bout le prendre

mdash Ccedila ne fait rien deacutecida Lebrac Mettez-y en travers du meufion sup1 srsquoily a gras dedans il pourra le rebouffer y aura rien de perdu Et des poingseacutenergiques nouegraverent en arriegravere agrave la nuque le bacircillon sur les mandibulesde lrsquoAztec des Gueacutes qui fut bientocirct reacuteduit agrave lrsquoimmobiliteacute et au silence

mdash Tu mrsquoas fait fouailler lrsquoautre jour tu seras laquo aujordrsquohui raquo fesseacute agravecoups de verge toi aussi

mdash Oeil pour oeil dent pour dent profeacutera le moraliste La Criquemdash Allez Grangibus prends la verge et cingle Une petite seacuteance avant

le deacuteculottage pour le mettre en laquo vibrance raquo ce beau petit laquo mocieu raquoqui fait tant le malin

mdash Serrez-vous les autres eacutecartez le cercle Et Grangibus consciencieusement appliqua drsquoune baguette verte

flexible et lourde six coups sifflants sur les fesses de lrsquoautre qui sous sonbacircillon eacutetouffait de colegravere et de douleur

Quand ce fut fait Lebrac apregraves avoir pendant quelques instantsconfeacutereacute agrave voix basse avec Camus et Gambette qui srsquoeacuteloignegraverent sans sefaire remarquer srsquoeacutecria joyeusement

mdash Et maintenant aux boutons Tintin mon vieux preacutepare tes pochescrsquoest le moment crsquoest lrsquoinstant et compte bien tout et ne perds rien

Lebrac y alla prudemment Il convenait en effet de ne point deacuteteacuteriorerpar des mouvements trop brusques et des coups de couteau malhabilesles diverses piegraveces composant la ranccedilon de lrsquoAztec piegraveces qui devaientgrossir le treacutesor de guerre de lrsquoarmeacutee de Longeverne

Il commenccedila par les souliersmdash Oh oh fit-il un cordon neuf y a du bon mdash Salaud reprit-il bientocirct il est noueacute Et lentement lrsquooeil guettant les

liens de ficelle qui garantissaient son museau drsquoun coup de pied vengeuret qui eucirct eacuteteacute terrible il deacutelit laquo lrsquoemboueacutelage raquo deacutelaccedila le soulier et retira lecordon qursquoil remit agrave Tintin Puis il passa au deuxiegraveme et ce fut plus rapide

1 Mufle

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La guerre des boutons Chapitre V

Ensuite il remonta la jambe du pantalon pour srsquoemparer des jarretiegraveres eneacutelastique qui devaient tenir les bas

Ici Lebrac fut voleacute LrsquoAztec nrsquoavait qursquoune jarretiegravere lrsquoautre bas eacutetantmaintenu par unmeacutechant bout de tresse qursquoil confisqua quandmecircme nonsans grommeler

mdash Voleur va ccedila nrsquoa pas mecircme une paire de jarretiegraveres et ccedila fait lemalinQursquoest-ce qursquoil fait donc de ses sous ton pegravere ndash Il les boit Enfantde soulaud chien drsquoivrogne

Ensuite Lebrac veilla agrave ne pas oublier un bouton ni une boutonniegravereIl eut une joie au pantalon LrsquoAztec avait des bretelles agrave double patte eten bon eacutetat

mdashDu lusque sup2 fit-il sept boutons ce falzar Ccedila crsquoest bien lrsquoami Trsquoau-ras un coup de baguette en plus pour te remercier ccedila trsquoapprendra agrave nar-guer le pauvrsquo monde tu sais on nrsquoest pas chien non plus agrave Longevernepas chien de rien pas mecircme de coups de trique Ce qursquoil va ecirctre content lepremier de nous qui sera chopeacute drsquoavoir une si chouette paire de bretelles Merde jrsquoai quasiment laquo drsquoenvie raquo que ccedila laquo soye raquo moi

Pendant ce temps le pantalon deacutesustenteacute de ses boutons de sa boucleet de ses crochets deacutegringolait sur les bas deacutejagrave en accordeacuteon

Le tricot le gilet la blouse et la chemise furent agrave leur tour eacutechenilleacutesmeacutethodiquement on trouva mecircme dans le gousset du laquo mecton raquo unsou neuf qui alla dans la comptabiliteacute de Tintin se caser au chapitre laquo Reacuteserve en cas de malheur raquo

Et quand plusieurs inspections minutieuses eurent convaincu lesguerriers de Longeverne qursquoil nrsquoy avait plus rien mais rien de rien agrave grat-ter qursquoon eut mis de cocircteacute pour Gambette qui nrsquoen avait pas le couteaude lrsquoAztec on se deacutecida enfin avec toute la prudence deacutesirable agrave deacutelier lesmains et les pieds de la victime Il eacutetait temps

LrsquoAztec eacutecumait sous son bacircillon et tout vestige de pudeur eacuteteint parla souffrance ou eacutetouffeacute par la colegravere sans songer agrave remonter son pantalontombeacute qui laissait voir sous la chemise ses fesses rouges de la fesseacutee sonpremier soin fut drsquoarracher de sa bouche son malencontreux et terriblemouchoir

2 Luxe

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La guerre des boutons Chapitre V

Ensuite respirant preacutecipitamment il rassembla tout de mecircme sur sesreins ses habits et se mit agrave hurler des injures agrave ses bourreaux

Drsquoaucuns srsquoapprecirctaient agrave lui sauter dessus pour le fouailler de nou-veau mais Lebrac faisant le geacuteneacutereux et qui avait sans doute pour celases raisons les arrecircta en souriant

mdash Laissez-le gueuler ce petit si ccedila lrsquoamuse fit-il de son air gogue-nard il faut bien que les enfants srsquoamusent

LrsquoAztec partit traicircnant les pieds et pleurant de rage Naturellement ilsongea agrave faire ce qursquoavait fait Lebrac le samedi preacuteceacutedent il se laissa choirderriegravere le premier buisson venu et reacutesolu agrave montrer aux Longevernesqursquoil nrsquoeacutetait pas plus couillon qursquoeux se deacutevecirctit totalement mecircme de sachemise pour leur montrer son posteacuterieur

Au camp de Longeverne on y pensaitmdash Y va se foutrsquoe de nous encore tu vas voir Lebrac trsquoaurais ducirc le faire

laquo rerosser raquomdash Laissez laissez fit le geacuteneacuteral qui comme Trochu avait son planmdashQuand je te le disais nom de Dieu cria TintinEt en effet lrsquoAztec nu se leva drsquoun seul bond de derriegravere son buis-

son parut devant le front de bandiegravere des Longevernes leur montra ceqursquoavait dit Tintin et les traita de lacircches de brigands de cochons pourrisde couilles molles dehellip puis voyant qursquoils faisaient mine de srsquoeacutelancer pritson eacutelan vers la lisiegravere et fila comme un liegravevre

Il nrsquoalla pas loin le malheureuxhellipDrsquoun seul coup agrave quatre pas devant lui deux silhouettes patibulaires

et sinistres se dressegraverent lui barregraverent la voie de leurs poings projeteacutes enavant puis violemment se saisirent de sa personne et tout en le bourrantcopieusement de coups de pied le ramenegraverent de force au Gros Buissonqursquoil venait de quitter

Ce nrsquoeacutetait point pour des prunes que Lebrac avait confeacutereacute avec Ca-mus et Gambette il voyait clair de loin comme il disait et bien avantles autres il avait penseacute que son laquo boquezizi raquo lui jouerait le tour Aussilrsquoavait-il bonassement laisseacute filer malgreacute les objurgations des copainspour mieux le repincer lrsquoinstant drsquoapregraves

mdash Ah tu veux nous montrer ton cul mon ami ah tregraves bien fautpas contrarier les enfants nous allons le regarder ton cul mon petit et

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La guerre des boutons Chapitre V

toi tu le sentirasmdash Rattachez-le agrave son checircne ce jeune laquo galustreau raquo et toi Grangibus

retrouve la verge qursquoon lui marque un peu le bas du dosGrangibus geacuteneacutereux au possible y alla de ses douze coups plus un

de rabiot pour lui apprendre agrave venir les emmhellipbecircter le soir quand ils ren-traient

mdash Ce sera aussi pour que ccedila laquo soye raquo plus tendre et que notre Turc nese fasse pas mal aux dents quand il voudra mordre dans ta sale bidocheaffirma-t-il

Pendant ce temps Camus rectifiait le baluchon confisqueacute au prison-nier

Quand il eut les fesses bien rouges on le deacutelia de nouveau et Lebracceacutereacutemonieusement lui remit son paquet en disant

mdash Bon voyage monsieur le cul rouge et le bonsoir agrave vos poulesPuis revenant au ton naturel mdash Ah tu veux nous montrer ton cul mon ami eh bien montre-le ton

cul montre-le tant que tu voudras tu le montreras plus qursquoagrave ton saoulton cul va mon ami crsquoest moi Lebrac qui te le dis

Et lrsquoAztec deacutelivreacute fila cette fois sans mot dire et rejoignit son armeacuteeen deacuteroute

n

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CHAPITRE VI

Cruelle eacutenigme

S rsquo ce titre emprunteacute peut-on croire agrave M Paul Bourgetet si contrairement agrave lrsquousage adopteacute jusqursquoalors jrsquoai remplaceacute letexte toujours ceacutelegravebre placeacute en eacutepigraphe de mes chapitres par

un symbolique point drsquointerrogation que le lecteur ou la lectrice veuillebien croire que je nrsquoai voulu en lrsquooccurrence ni le mystifier ni surtout em-prunter en quoi que ce fucirct lrsquoinspiration des pages qui vont suivre au laquo tregravesillustre eacutecrivain raquo nommeacute plus haut Nul nrsquoignore drsquoailleurs et mon ex-cellent maicirctre OctaveMirbeau nous lrsquoa plus particuliegraverement et enmainteoccurrence fait savoir qursquoon ne commence agrave ecirctre une acircme du ressort deM Paul Bourget qursquoagrave partir de cent mille francs de rente il ne sauraitdonc je le reacutepegravete y avoir de rapport entre les heacuteros du distingueacute et glo-rieux acadeacutemicien et la saine et vigoureuse marmaille dont je me suis fait

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La guerre des boutons Chapitre VI

ici le tregraves simple et sincegravere historiographeLrsquoAztec des Gueacutes en arrivant parmi ses soldats nrsquoeut pas besoin de

raconter ce qui srsquoeacutetait passeacute Touegueule percheacute sur son arbre avait toutvu ou agrave peu pregraves Les coups de verge lrsquoembuscade la deacutegradation bouton-niegravere la fuite la reprise la deacutelivrance les camarades avaient veacutecu aveclui au bout de son fil si lrsquoon peut dire ces minutes terribles de souffrancedrsquoangoisse et de rage

mdash Faut srsquoen aller dit Migue la Lune rien moins que rassureacute et agrave quila peacutenible meacutesaventure de son chef rappelait sans qursquoil lrsquoavouacirct de bientristes souvenirs

mdash Faut drsquoabord rhabiller lrsquoAztec objectegraverent quelques voix Et lrsquoondeacutefit le baluchon Lesmanches de blouse deacutelieacutees on trouva les souliers lesbas le gilet le tricot la chemise et la casquette mais le pantalon nrsquoapparutpointhellip

mdash Mon pantalon Qui crsquoqursquoa mon laquo patalon raquo demanda lrsquoAztecmdash Il nrsquoest pas dedans deacuteclara Touegueule Tu lrsquoas pas perdu des fois

en laquo trsquoensauvant raquo mdash Faut aller le laquo sercher raquomdash laquo Ergardez raquo voir si vous ne le voyez pas On interrogea des yeux le champ de bataille Aucune loque gisant agrave

terre nrsquoindiquait le pantalonmdash Monte sur lrsquoarbre va fit lrsquoAztec agrave Touegueule tu verras peut-ecirctre

laquo ousqursquoil a tombeacute raquoLe grimpeur en silence escalada son foyardmdash Je ne vois rien deacuteclara-t-il apregraves un instant drsquoexamenlaquo Rien hellip non rienhellip mais es-tu sucircr de lrsquoavoir mis dedans quand tu

trsquoes deacuteshabilleacute au buisson mdash Bien sucircr que je lrsquoavais reacutepondit le chef tregraves inquietmdash Ousqursquoil a pu passer mdash Ah bon diousse ah les cochons srsquoexclama tout agrave coup Toue-

gueule Eacutecoutez mais eacutecoutez donc tas de bredouillards Les Velrans lrsquooreille tendue entendirent en effet tregraves distinctement

leurs ennemis srsquoen retournant chantant agrave pleins poumons ce refrain po-pulaire de circonstance agrave ce qursquoil semblait et moins reacutevolutionnaire quede coutume

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La guerre des boutons Chapitre VI

Mon pantalonEst deacutecousu Si ccedila continueOn verra le trouDe monhellip pantalonrsquoest deacutecousuhellipEt se penchant se tortillant se haussant agrave travers les branches pour

voir au loin Touegueule hurla plein de rage mdash Mais ils lrsquoont ton pantalon ils te lrsquoont chipeacute les sales salauds les

voleurs Je les vois ils lrsquoont mis au bout drsquoune grande perche en guise dedrapeau Ils sont bientocirct agrave la Carriegravere

Et le refrain arrivait toujours narquois aux oreilles eacutepouvanteacutees delrsquoAztec et de sa troupe

Si ccedila continueOn verra lrsquotrouDe monhellipLes yeux du chef srsquoagrandirent papillotegraverent se troublegraverent il pacirclit mdash Ben jrsquoen suis un propre pour rentrer Qursquoest-ce que je vais dire

Comment pourrai-je faire hellip Jamais je nrsquooserai traverser le villagemdash Faudra attendre la nuit noire eacutemit quelqursquounmdash On va tous se faire engueuler si on rentre en retard observa Migue

la Lunehellip Faut tacirccher de trouver queacuteque chosemdash Voyons avec ta blouse proposa Touegueule en la fermant bien

avec des eacutepingles peut-ecirctre qursquoon ne verrait pas grand-choseOn essaya apregraves avoir remis des ficelles aux souliers et une eacutepingle

au col de chemise mais va te faire fiche comme disait Tatti la blouse nedescendait mecircme pas jusqursquoagrave lrsquoourlet de la chemise de sorte que lrsquoAztecavait lrsquoair drsquoavoir mis un surplis noir sur une aube blanche ( )

mdash On dirait un cureacute refit Tatti sauf que crsquoest le contrairemdash Voui mais les cureacutes ne montrent pas non plus leurs guibolles

comme ccedila objecta Pissefroid mon vieux ccedila ne va pasSi tu mettais ta blouse comme un jupon en la liant sur tes reins on ne

verrait pas ton cul on ferait tous comme ccedila les gens croiraient que crsquoestpour srsquoamuser et tu pourrais arriver chez vous

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdashOui mais en rentrant on me dira de mettre ma blouse comme il fautet on verra Ah mes amis qursquoest-ce que je vais recevoir

mdash Allons toujours du cocircteacute du pays voilagrave qursquoil se fait tard on ne pourrapas aller agrave la priegravere on va tous se faire tamiser reprit Migue la Lune

Le conseil nrsquoeacutetait pas mauvais et la troupe sous bois chemina tristeet lente cherchant une combinaison qui permicirct au chef de regagner sanstrop drsquoencombres ses peacutenates

Au bord du fosseacute drsquoenceinte apregraves avoir descendu la trancheacutee trans-versale qui menait agrave la lisiegravere du bois la bande srsquoarrecircta et reacutefleacutechit

hellip Rienhellip personne ne trouvait rienhellipmdash Va falloir srsquoen aller larmoyaient les timides qui craignaient lrsquoire

pastorale et la racleacutee paternellemdash On va pas laisser le chef tout seul ici se reacutecria Touegueule eacutener-

gique devant le deacutesastreLrsquoAztec semblait tantocirct affoleacute tantocirct abrutimdash Ah si quelqursquoun pouvait seulement aller chez nous par derriegravere

et srsquoenfiler dans la chambre du fond Il y a mon vieux laquo falzar raquo qursquoestderriegravere la malle Si je lrsquoavais au moins

mdash Mon vieux si on allait lagrave-bas et qursquoon soit surpris par ta megravere oupar ton pegravere qursquoest-ce qursquoon zrsquoy dirait ils voudraient savoir ce qursquoon faitlagrave ils nous prendraient peut-ecirctre pour des voleurs crsquoest pas des coups agravefaire ccedila

mdash Bon Dieu de bon Dieu Qursquoest-ce que je vas faire ici laquo Vous allez me laisser tout seul mdash Jure pas comme ccedila tourna Migue la Lune tu ferais pleurer la Sainte

Vierge et ccedila porte malheurmdash Ah la Sainte Vierge elle fait des laquo miraques raquo agrave Lourdes qursquoon

dit si seulement elle me redonnait un pauvre petit vieux laquo patalon raquo Ding dong ding dong La priegravere sonnamdash On peut pas rester plus longtemps ccedila nrsquoavance agrave rien faut srsquoen

aller firent de nombreuses voixEt la moitieacute de la troupe se deacutebandant lacircchant son chef fila au triple

galop vers lrsquoeacuteglise pour ne pas ecirctre punie par le cureacutemdash Comment faire Seigneur Comment faire

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash Attendons qursquoil fasse nuit va consola Touegueule je resterai avectoi On sera tanneacutes tous les deux Crsquoest pas la peine que ceux-ci soientengueuleacutes avec nous

mdash Non ce nrsquoest pas la peine reacutepeacuteta lrsquoAztec Allez agrave la priegravere allez-vous-en et priez la sainte Vierge et saint Nicolas qursquoon ne laquo soye raquo pastrop sabouleacutes

Ils ne se le firent pas reacutepeacuteter et pendant qursquoils srsquoeacuteloignaient agrave touteallure deacutejagrave un peu en retard les deux compegraveres se regardegraverent

Touegueule tout agrave coup se frappa le frontmdash Ce qursquoon est becirctes tout de mecircme jrsquoai trouveacute mdash Dis oh dis vite fit lrsquoAztec suspendu aux legravevres de son copainmdash Voici mon vieux moi je peux pas aller chez vous mais toi tu vas

y aller toi mdash hellipmdash Voui mais oui je vas me deacuteculotter moi et te passer mon grimpant

et ma blouse Tu vas filer chez vous par derriegravere caler tes nippes deacutechi-reacutees en remettre des bonnes et me rapporter mes frusques Apregraves on srsquoenretournera On dira qursquoon eacutetait alleacute aux champignons et qursquoon eacutetait loinpar Chasalans si tellement loin qursquoon nrsquoa quasiment pas entendu sonnerAllez

Lrsquoideacutee parut geacuteniale agrave lrsquoAztec et sitocirct dit sitocirct fait Touegueule drsquounetaille leacutegegraverement supeacuterieure agrave celle de son ami lui enfila le pantalon dontil retroussa en dedans les deux jambes un peu longues il serra drsquoun cranla pattelette de derriegravere ceignit les reins du chef drsquoune ficelle et lui re-commanda de filer dare-dare et surtout de ne pas se faire voir

Et tandis que lrsquoAztec rasant les murs et les haies filait comme un che-vreuil vers son logis pour y conqueacuterir un autre pantalon lui Touegueulecacheacute dans le fosseacute du bois regardait de tous ses yeux et dans toutes lesdirections pour voir si lrsquoexpeacutedition avait quelque chance de reacuteussir

LrsquoAztec atteignit son gicircte escalada sa fenecirctre trouva un pantalon agravepeu pregraves semblable agrave celui qursquoil avait perdu des bretelles usageacutees unevieille blouse arracha les cordons de ses souliers du dimanche puis sansperdre le temps de se remettre en tenue ressauta dans le verger et parle mecircme chemin qursquoil eacutetait venu srsquoen fut agrave toute bride rejoindre son heacute-roiumlque compagnon accroupi grelottant derriegravere sonmur et serrant autant

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La guerre des boutons Chapitre VI

qursquoil le pouvait sa mince chemise de toile rude sur ses cuisses rougiesIls eurent en se revoyant un large rire silencieux comme en ont les

bons Peaux-Rouges dans les romans de Fenimore Cooper et sans perdreune minute ils eacutechangegraverent leurs vecirctements

Quand tous deux eurent reacuteinteacutegreacute leurs pelures personnelles lrsquoAztecayant enfin une chemise agrave boutons une blouse propre et des cordonsagrave ses souliers jeta un regard inquiet et meacutelancolique sur ses habits enlambeaux

Il songea que le jour ougrave sa megravere les deacutecouvrirait il recevrait sucircrementla pile et subirait lrsquoengueulade et peut-ecirctre la claustration agrave la chambre etau lit

Cette derniegravere consideacuteration lui fit aussitocirct prendre une reacutesolutioneacutenergique

mdash As-tu des allumettes demanda-t-il agrave Touegueulemdash Oui fit lrsquoautre pourquoi mdash Donne-mrsquoen une reprit lrsquoAztecEt ayant frotteacute le phosphore contre une pierre apregraves avoir reacuteuni en

une sorte de petit bucirccher expiatoire la blouse et la chemise teacutemoins de sadeacutefaite et de sa honte et sujets drsquoinquieacutetude pour lrsquoavenir il y mit le feusans heacutesitations afin drsquoeffacer agrave tout jamais le souvenir de ce jour neacutefasteet maudit

mdash Je mrsquoarrangerai pour ne pas avoir besoin de changer de pantalonreacutepondit-il agrave lrsquointerrogation de Touegueule Et jamais ma megravere nrsquoauralrsquoideacutee de croire qursquoil est foutu Elle pensera plutocirct qursquoil traicircne quelquepart derriegravere un meuble avec ma blouse et ma chemise

Ainsi tranquilles tous deux et rassureacutes lrsquoeacutenigme cruelle eacutetant deacutechif-freacutee et le chenilleux problegraveme reacutesolu ils attendirent le premier coup delrsquoangelus pour se mecircler aux camarades sortant de la priegravere qui furent toutsurpris de les rencontrer en tenue et ils rentregraverent chez eux comme srsquoilsen eacutetaient venus eux aussi

Si le cureacute nrsquoavait rien vu le tour eacutetait joueacute Il lrsquoeacutetaitPendant ce temps une autre scegravene se deacuteroulait agrave LongeverneArriveacute au vieux tilleul agrave cinquante pas de la premiegravere maison du vil-

lage Lebrac fit stopper sa troupe et demanda le silence

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash On va pas traicircner cette guenille par les rues affirma-t-il en deacutesi-gnant de lrsquooeil le pantalon de lrsquoAztec Les gens pourraient bien nous de-mander ougrave que crsquoest qursquoon lrsquoa eue et qursquoest-ce qursquoon leur zrsquoy dirait

mdash Faut la foutre dans un trou de purin conseilla Tigibus Hein toutde mecircme qursquoest-ce qursquoil va dire agrave leurs gens lrsquoAztec et qursquoest-ce que valui repasser sa megravere quand elle le verra rentrer cul nu

Perdre un mouchoir eacutegarer sa casquette casser un sabot nouer uncordon ccedila va bien ccedila se voit tous les jours ccedila vaut une ou deux paires declaques et encore quand crsquoest vieuxhellip mais perdre sa culotte on a beaudire ccedila ne se voit pas si souvent

mdash Mes vieux je voudrais pas ecirctre que de lui mdash Ccedila le dressera affirma Tintin dont les poches rebondies des deacute-

pouilles opimes attestaient un ample butinmdash Encore deux ou trois secousses comme ccedila fit-il en frappant sur ses

cuisses et on pourra se passer de payer la contribution de guerre onpourra faire la fecircte avec les sous

mdash Mais crsquote culotte qursquoest-ce qursquoon va en faire mdash La culotte trancha Lebrac laissons-la dans la caverne du tilleul

je mrsquoen sarge sup1 vous verrez bien demain seulement vous savez srsquoagitpas drsquoaller rancuser sup2 hein vous nrsquoecirctes pas des laveuses de lessive tacircchezde tenir vos langues Je veux vous faire bien rigoler demain matin Maissi le cureacute savait que crsquoest encore moi y voudrait peut-ecirctre pas me fairema premiegravere communion comme lrsquoanneacutee derniegravere passe que jrsquoavais laveacutemon encrier laquo dedans raquo le beacutenitier

Et il ajouta bravache en vrai fils drsquoun pegravere qui lisait Le Reacuteveil desCampagnes et Le Petit Brandon organes anticleacutericeux de la province

mdash Vous savez crsquoest pas que jrsquoy tienne agrave sa rondelle mais crsquoest pourfaire comme tout le monde

mdashQursquoest-ce que tu veux faire Lebrac interrogegraverent les camaradesmdash Rien que je vous ai dit Vous verrez bien demain matin allons-

nous-en chacun chez nousEt la deacutepouille de lrsquoAztec deacuteposeacutee dans le coeur caverneux du vieux

1 Charge2 Deacutenoncer

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La guerre des boutons Chapitre VI

tilleul ils srsquoen allegraverentmdash Tu reviendras ici apregraves les huit heures fit Lebrac agrave Camus Tu mrsquoai-

deras Et lrsquoautre ayant acquiesceacute ils srsquoen furent souper et eacutetudier leurs le-

ccedilonsApregraves le repas comme son pegravere sommeillait sur lrsquoalmanach du Grand

Messager boiteux de Strasbourg ougrave il cherchait des indications sur le tempsqursquoil ferait agrave la prochaine foire de Vercel Lebrac qui guettait ce momentgagna la porte sans faccedilons

Mais sa megravere veillaitmdash Ougrave vas-tu fit-ellemdash Je vais pisser un coup pardine reacutepondit-il naturellementEt sans attendre drsquoautre objection il passa dehors et ne fit qursquoun saut

si lrsquoon peut dire jusqursquoau vieux tilleul Camus qui lrsquoattendait vit malgreacutelrsquoobscuriteacute qursquoil avait des eacutepingles piqueacutees dans le devant de sa blouse

mdashQursquoest-ce qursquoon va faire questionna-t-il precirct agrave toutmdash Viens commanda lrsquoautre apregraves avoir pris le pantalon dont il fendit

de haut en bas le derriegravere et les deux jambesIls arrivegraverent sur la place de lrsquoeacuteglise absolument deacuteserte et silencieusemdash Tume passeras la guenille fit Lebrac en montant sur le coin du mur

ougrave se trouvait la grille de fer entourant le saint lieuIl y avait agrave lrsquoendroit ougrave eacutetait le chef une statue de saint (saint Joseph

croyait-il) aux jambes demi-nues poseacutee sur un petit pieacutedestal de pierreque le hardi gamin escalada en une seconde et sur lequel il se campa tantbien que mal agrave cocircteacute de lrsquoeacutepoux de la Vierge Camus lui tendit agrave bout debras le laquo grimpant raquo de lrsquoAztec et Lebrac se mit en devoir de culotter pres-tement laquo le petit homme de fer raquo Il eacutetendit sur les membres infeacuterieurs dela statue les jambes du pantalon les recousit par derriegravere avec quelqueseacutepingles et assura la ceinture trop large et fendue comme on sait en cei-gnant les reins de saint Joseph drsquoun double bout de vieille ficelle

Puis satisfait de son oeuvre il redescenditmdash Les nuits sont fraicircches eacutemit-il sentencieusement Comme ccedila saint

Joseph nrsquoaura plus froid aux guibolles Le pegravere bon Dieu sera content etpour nous remercier il nous fera encore chiper des prisonniers

mdash Allons nous coucher ma vieille

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La guerre des boutons Chapitre VI

Le lendemain les bonnes femmes la vieille du Potte la Grande Pheacute-mie la Griotte et les autres qui venaient comme drsquohabitude agrave la messe desept heures se signegraverent en arrivant sur la place de lrsquoeacuteglise scandaliseacuteesdrsquoune pareille profanation

mdash On avait mis une culotte agrave saint Joseph Le sacristain qui deacutevecirctit la statue apregraves avoir constateacute que lrsquoentre-

jambes nrsquoen eacutetait pas des plus propres et qursquoelle avait servi tout reacutecem-ment ne reconnut pourtant point dans ce vecirctement un pantalon porteacutepar un gosse de la paroisse

Son enquecircte meneacutee avec toute la vigueur et la promptitude deacutesirablesnrsquoeut pas de reacutesultats Les gamins interrogeacutes furent muets comme despoissons ou ahuris comme de jeunes veaux et le dimanche suivant lecureacute convaincu que cela venait de quelque sinistre association secregravetetonna du haut de la chaire contre les impies et les sectaires qui noncontents de perseacutecuter les gens de bien poussaient plus loin encore lesacrilegravege en essayant de ridiculiser les saints jusque dans leur propre mai-son

Les gens de Longeverne eacutetaient aussi eacutetonneacutes que leur cureacute et nul aupays ne se douta que saint Joseph avait eacuteteacute culotteacute avec le pantalon delrsquoAztec des Gueacutes conquis en combat loyal par lrsquoarmeacutee de Longeverne surles peigne-culs de Velrans

n

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CHAPITRE VII

Les malheurs drsquoun treacutesorier

Il nrsquoest pas toujours bon drsquoavoir un haut emploi

La Fontaine (Les Deux Mulets)

D matin le treacutesorier installeacute agrave sa place dans unbanc du fond et qui avait deacutejagrave cent fois et plus compteacute recompteacuteet reacutecapituleacute les diverses piegraveces du treacutesor commis agrave sa garde se

preacutepara agrave mettre agrave jour son grand livreIl commenccedila donc de meacutemoire agrave transcrire dans la colonne des re-

cettes ces comptes deacutetailleacutes LundiReccedilu de Guignard Un bouton de pantalonGrand comme le bras de laquo fisselle raquo de fouetReccedilu de Guerreuillas Une vieille jarretiegravere de sa megravere pour en faire une paire de rechange

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La guerre des boutons Chapitre VII

Trois boutons de chemiseReccedilu de Bati Une eacutepingle de sucircreteacuteUn vieux cordon de soulier en cuirReccedilu de Feacuteli Deux bouts de ficelle en tout grand comme moiUn bouton de vesteDeux boutons de chemiseMardiConquis agrave la bataille de la Saute sur le prisonnier lrsquoAztec des Gueacutes

chopeacute par Lebrac Camus et Grangibus Une bonne paire de cordons de souliersUne jarretiegravereUn bout de tresseSept boutons de pantalonUne boucle de derriegravereUne paire de bretellesUne agrafe de blouseDeux boutons de blouse en verre noirTrois boutons de tricotCinq boutons de chemiseatre boutons de giletUn souTotal du treacutesor Trois sous de reacuteserve en cas de malheur Soixante boutons de chemise mdashVoyons pensa-t-il est-ce que crsquoest bien soixante boutons Le vieux

ne me voit pas Si je recomptais Et il porta lamain agrave sa poche que gonflait la cagnotte eacuteparse etmecircleacutee agrave

ses possessions personnelles car la Marie nrsquoavait pas encore eu le tempsle travail devant se faire en cachette et son fregravere eacutetant rentreacute trop tard laveille de confectionner le sac agrave coulisses qursquoelle avait promis agrave lrsquoarmeacutee

Le mouchoir de Tintin formait tampon sur la poche des boutons Il letira sans trop reacutefleacutechir brusquement presseacute qursquoil eacutetait de veacuterifier lrsquoexac-titude de ses comptes ethellip patatrashellip de tous cocircteacutes roulant sur le plancher

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La guerre des boutons Chapitre VII

ainsi que des noisettes ou des billes les boutons du treacutesor srsquoeacuteparpillegraverentdans la salle

Il y eut une rumeur eacutetouffeacutee une houle de tecirctes se deacutetournantmdash Qursquoest-ce que crsquoest que ccedila questionna segravechement le pegravere Simon

qui avait deacutejagrave remarqueacute depuis deux jours les eacutetranges allures de soneacutelegraveve

Et il se preacutecipita pour constater de ses propres yeux la nature du deacutelitpeu confiant qursquoil eacutetait malgreacute toutes ses leccedilons de morale et lrsquohistoire deGeorge Washington et de la hachette dans la sinceacuteriteacute de Tintin ni desautres compegraveres

Lebrac nrsquoeut que le temps son camarade trop eacutemu nrsquoy pensant guegraverede rafler drsquoune main freacutemissante le carnet de caisse et de le fourrer vive-ment dans sa case

Mais ce geste nrsquoavait point eacutechappeacute agrave lrsquooeil vigilant du maicirctremdash Qursquoest-ce que vous cachez Lebrac Montrez-moi ccedila tout de suite

ou je vous fiche huit jours de retenue Montrer le grand livre mettre agrave deacutecouvert le secret qui faisait la force

et la gloire de lrsquoarmeacutee de Longeverne allons donc Lebrac eucirct mieux aimeacuteen chhellip faire des ronds de chapeaux comme disait eacuteleacutegamment le fregraverede Camus Pourtant huit jours de retenue hellip

Les camarades anxieusement suivaient ce duelLebrac fut heacuteroiumlque simplementIl souleva derechef le couvercle de sa case ouvrit son histoire de

France et tendit au pegravere Simon ndash sacrifiant sur lrsquoautel de la petite patrielongevernoise le premier gage si cher agrave son coeur de ses jeunes amours ndashil tendit agrave cette sinistre fripouille de maicirctre drsquoeacutecole lrsquoimage que la soeur deTintin lui avait donneacutee comme emblegraveme de sa foi une tulipe ou une pen-seacutee eacutecarlate sur champ drsquoazur avec on srsquoen souvient ce mot passionneacute souvenir

Lebrac se jura drsquoailleurs si lrsquoautre ne la deacutechirait pas immeacutediatementdrsquoaller la rechiper dans son bureau la premiegravere fois qursquoil serait de ba-layage ou que le maicirctre tournerait le pied pour une raison ou pour uneautre

Quelles eacutemotions nrsquoeacuteprouva-t-il pas lrsquoinstant drsquoapregraves quand lrsquoinstitu-teur regagna son estrade

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La guerre des boutons Chapitre VII

Mais la chute des boutons ne srsquoexpliquait guegravereLebrac dut avouer en bafouillant qursquoil troquait lrsquoimage contre des

boutonshellip Ce genre de neacutegoce nrsquoen restait pas moins bizarre et mysteacute-rieux

mdashQursquoest-ce que vous faites de tous ces boutons dans votre poche fitle pegravere Simon agrave Tintin Je parierais que vous les avez voleacutes agrave votre mamanJe vais la preacutevenir par un petit mothellip Attendez un peu nous verrons

laquo Pour commencer puisque vous troublez la classe vous resterez cesoir une heure en retenue tous les deux

mdash Une heure de retenue pensegraverent les autres Ah bien oui crsquoeacutetait dupropre Le chef et le treacutesorier pinceacutes Comment se battre

Depuis le jour de sa meacutesaventure et de sa deacutefaite Camus on le com-prend heacutesitait agrave assumer de nouveau les responsabiliteacutes de geacuteneacuteral enchef Si les Velrans venaient quand mecircme hellip ma foi mhellipiel pour eux

Il est vrai qursquoils avaient reccedilu la veille une telle pile qursquoil eacutetait fort peuprobable qursquoils revinssent ce jour-lagrave mais est-ce qursquoon sait jamais avecdes tocbloches sup1 pareils

mdash Ougrave sont-ils donc ces boutons reprit le pegravere Simon Il eut beau sebaisser et assujettir ses lunettes et regarder entre les bancs aucun boutonne tomba dans son champ visuel pendant lrsquoalgarade les copains pru-dents les avaient tous soigneusement et subrepticement ramasseacutes et ca-cheacutes au plus profond de leurs poches Impossible aumaicirctre de reconnaicirctrela nature et la quantiteacute des fameux boutons de sorte qursquoil resta dans ledoute

Mais en regagnant sa place sans doute pour se venger la vieille rosse il deacutechira en deux la belle image de la Marie Tintin et Lebrac en devintpourpre de rage et de douleur Neacutegligemment le maicirctre en laissa tom-ber un agrave un les deux deacutebris dans sa corbeille agrave papier et reprit sa leccediloninterrompue

La Crique qui savait agrave quel point Lebrac tenait agrave son image laissa fortopportuneacutement tomber son porte-plume et se baissant pour le ramasserchipa prestement les deux preacutecieux morceaux qursquoil cacha dans un livre

Puis voulant faire plaisir agrave son chef il recolla en cachette avec des

1 Toqueacutes

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La guerre des boutons Chapitre VII

rognures de timbre-poste les deux fragments deacutesunis et agrave la reacutecreacuteationmecircme les remit agrave Lebrac qui surpris au suprecircme degreacute faillit en pleurerde joie et drsquoeacutemotion et ne sut comment remercier ce bon La Crique cevrai copain

Mais lrsquoaffaire de la retenue eacutetait bien embecirctante tout de mecircmemdash Pourvu qursquoil ne dise rien chez nous pensait Tintin et il confia son

angoisse agrave Lebracmdash Oh fit le chef il nrsquoy veut plus penser Seulement fais attention

tiens-toi bien ne touche pas tes poches Srsquoil savait que tu en as encorehellipDegraves qursquoils furent dans la cour de reacutecreacuteation les deacutetenteurs de boutons

remirent au treacutesorier les uniteacutes eacuteparses qursquoils avaient ramasseacutees nul nelui fit de reproches sur son imprudence chacun sentant trop bien quellelourde responsabiliteacute il avait assumeacutee et tout ce que son poste qui luiavait deacutejagrave valu une retenue sans compter la racleacutee qursquoil pouvait encorebien ramasser en rentrant chez soi lui pourrait revaloir dans lrsquoavenir

Lui-mecircme le sentit et se plaignit mdash Non tu sais faudra trouver quelqursquoun drsquoautre pour ecirctre treacutesorier

crsquoest trop embecirctant et dangereux je ne me suis deacutejagrave pas battu hier soiret aujourdrsquohui je suis puni hellip

mdash Moi aussi fit Lebrac pour le consoler je suis en retenuemdash Oui mais hier au soir en as-tu oui zrsquoou non foutu des laquo gnons raquo

et des cailloux et des coups de trique mdash Ccedila ne fait rien va le soir on te remplacera de temps en temps pour

que tu puisses te battre aussimdash Si je savais je cacherais les boutons maintenant pour ne pas avoir

agrave les emporter ce soir chez nousmdash Si quelqursquoun te voyait par exemple le pegravere Gugu agrave travers les

planches de sa grange et puis qursquoil vienne nous les chiper ou le dire aumaicirctre nous serions de beaux cocos apregraves

mdash Mais non tu ne risques rien Tintin reprirent en choeur les autrescamarades pour le consoler le rassurer et lrsquoengager agrave conserver par de-vers soi ce capital de guerre source agrave la fois drsquoennuis et de confiance devicissitudes et drsquoorgueil

La derniegravere heure drsquoeacutecole fut triste la fin de la reacutecreacuteation sombra danslrsquoimmobiliteacute et le demi-silence semeacute de colloques mysteacuterieux et de confeacute-

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La guerre des boutons Chapitre VII

rences agrave voix basse qui intriguegraverent le maicirctre Crsquoeacutetait une journeacutee perduela perspective des retenues ayant tari net leur enthousiasme juveacutenile etapaiseacute leur soif de mouvement

mdash Qursquoest-ce qursquoon pourrait bien faire ce soir se demandegraverent ceuxdu village apregraves que Gambette et les deux Gibus deacutesempareacutes se furentretireacutes dans leurs foyers lrsquoun sur la Cocircte et les autres au Vernois

Camus proposa une partie de billes car on ne voulait pas jouer auxbarres ce semblant de guerre paraissant si fade apregraves les peigneacutees de laSaute

On se rendit donc sur la place et on joua au carreacute agrave une bille la miselaquo pour de bon et non pour de rire raquo tandis que les punis charmaientlrsquoheure suppleacutementaire qui leur eacutetait imposeacutee en copiant une lecture delrsquoHistoire de France Blanchet qui commenccedilait ainsi laquo Mirabeau en nais-sant avait le pied tordu et la langue enchaicircneacutee deux dents molaires for-meacutees dans sa bouche annonccedilaient sa forcehellip raquo etc ce dont ils se fichaientpas mal

Pendant qursquoils copiaient leur attention vagabonde cueillait par les fe-necirctres ouvertes les exclamations des joueurs ndash Tout ndash Rien ndash Jrsquoai ditavant toi ndash Menteur

mdash Trsquoas pas but mdash Vise le Camus ndash Pan trsquoes tueacute Combien que trsquoas de billes mdash Trois mdash Crsquoest pas vrai trsquoen as au moins deux de plus allez renaque-les

sale voleur mdash Remets-en une au carreacute si tu veux jouer mon petitmdash Je mrsquoen fous jrsquovas mrsquoapprocher du tas et pis tout nettoyerCe que crsquoest chic tout de mecircme une partie de billes pensaient Tintin

et Lebrac copiant pour la troisiegraveme fois laquo Mirabeau en naissant avait lepied tordu et la langue enchaicircneacuteehellip raquo

mdash Y devait avoir une sale gueule ce Mirabeau eacutemit Lebrac Quandcrsquoest-y que lrsquoheure sera passeacutee

mdash Vous nrsquoavez pas vu mon fregravere demanda la Marie qui passait auxjoueurs de billes disputant avec acharnement un coup douteux

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La guerre des boutons Chapitre VII

Son interrogation les calma net les petits inteacuterecircts susciteacutes par la partiesrsquoeacutevanouissant devant toute chose se rattachant agrave la grande oeuvre

mdash Jrsquoai fait le sac ajouta-t-ellemdash Ah oh viens voir Et la Marie Tintin exhiba aux guerriers eacutebahis et figeacutes drsquoadmiration

un sac agrave coulisses en grisette neuve grand comme deux sacs de billes or-dinaires un sac solide bien cousu avec deux tresses neuves qui permet-taient de serrer lrsquoouverture si eacutetroitement que rien nrsquoen pourrait couler

mdash Crsquoest salement bien jugea Camus exprimant ainsi le summum delrsquoadmiration tandis que ses yeux luisaient de reconnaissance Avec ccedilalaquo on est bons raquo

mdash Est-ce qursquoils veulent bientocirct sortir interrogea la fillette qursquoon avaitmise au courant de la situation de son fregravere et de son bon ami

mdash laquo Dedans raquo dix minutes un petit quart drsquoheure fixa La Crique apregravesavoir consulteacute la tour du clocher veux-tu les attendre

mdash Non reacutepondit-elle jrsquoai peur qursquoon me voie pregraves de vous et qursquoondise agrave ma megravere que je suis une laquo garccedilonniegravere raquo je vais mrsquoen aller maisvous direz agrave mon fregravere qursquoil srsquoen vienne sitocirct qursquoil sera sorti

mdash Oui oui on zrsquoy dira tu peux ecirctre tranquillemdash Je serai devant la porte acheva-t-elle en filant vers leur logisLa partie continua languissante dans lrsquoattente des retenusDix minutes apregraves en effet Lebrac et Tintin entiegraverement deacutegoucircteacutes de

Mirabeau jeune au pied tordu ethellip etc arrivaient pregraves des joueurs qui separtagegraverent pour en finir les billes du carreacute

Degraves qursquoon les eut mis au courant Tintin nrsquoheacutesita pasmdash Je file srsquoeacutecria-t-il passe que ces sacreacutes boutons ccedila me tale la cuisse

sans compter que jrsquoai toujours peur de les perdremdash Si tu peux tacircche de revenir quand ils seront dans le sac hein de-

manda CamusTintin promit et srsquoen fut au galop rejoindre sa soeurIl arriva juste au moment preacutecis ougrave son pegravere claquant du fouet sortait

de lrsquoeacutecurie chassant les becirctes agrave lrsquoabreuvoirmdash Tu nrsquoas donc rien agrave faire non fit-il en le voyant srsquoinstaller pregraves de

la Marie ostensiblement occupeacutee agrave ravauder un basmdash Oh jrsquosais mes leccedilons reacutepliqua-t-il

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La guerre des boutons Chapitre VII

mdash Ah tiens tiens tiens Et le pegravere sur ces exclamations eacutequivoques les laissa pour courir sus

au laquo Griveacute raquo qui se frottait violemment le cou contre la clocircture du GrandCoulas

mdash Iche-te sup2 rosse gueulait-il en lui tapant du manche de fouet surles naseaux humides

Degraves qursquoil eut deacutepasseacute la premiegravere maison Marie sortit enfin le fameuxsac et Tintin vidant ses poches eacutetala sur le tablier de sa soeur tout letreacutesor qui les gonflait

Alors ils introduisirent dans les profondeurs et meacutethodiquementdrsquoabord les boutons puis les agrafes et les boucles et le paquet drsquoaiguillessoigneusement piqueacutees dans un morceau drsquoeacutetoffe pour finir par les cor-dons lrsquoeacutelastique les tresses et la ficelle

Il restait encore de la place pour le cas ougrave lrsquoon ferait de nouveauxprisonniers Crsquoeacutetait vraiment tregraves bien

Tintin les coulisses serreacutees levait agrave hauteur de son oeil comme univrogne son verre le sac rempli soupesant le treacutesor et oubliant dans sajoie les punitions et les soucis que lui avait deacutejagrave valus sa situation quandle laquo tac tac tac tac tac raquo des sabots de La Crique frappant le sol agrave coupsredoubleacutes lui fit baisser le nez et interroger le chemin

La Crique tregraves essouffleacute les yeux inquiets arriva tout droit agrave eux etsrsquoeacutecria drsquoune voix seacutepulcrale

mdash Fais attention aux boutons Il y a ton pegravere qui jabote avec le pegravereSimon Je nrsquoai rien que peur que ce vieux sagouin ne lui dise qursquoil trsquoa puniaujourdrsquohui pour ccedila et qursquoon ne te fouille Tacircche de les cacher en cas quecela nrsquoarrive hein moi je me barre srsquoil me voyait il se douterait peut-ecirctreque je trsquoai preacutevenu

On entendait deacutejagrave au contour les claquements de fouet du pegravere TintinLa Crique se glissa entre les clocirctures des vergers et disparut comme uneombre tandis que la Marie inteacuteresseacutee autant que les gars dans lrsquoaven-ture prenant fort opportuneacutement une reacutesolution aussi subite qursquoeacutener-gique troussait son tablier le liait solidement derriegravere son dos pour for-mer devant une sorte de poche et enfouissait dans cette cachette sous son

2 Recule-toi

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La guerre des boutons Chapitre VII

ouvrage le sac et les boutons de lrsquoarmeacutee de Longevernemdash Rentre dit-elle agrave son fregravere et fais semblant de travailler moi je vais

rester agrave ravauder mon basTout en ayant lrsquoair de ne srsquointeacuteresser qursquoagrave son travail la soeur de Tin-

tin ne manqua pas drsquoobserver en dessous la mine de son pegravere et elle nedouta nullement qursquoil y aurait du grabuge quand elle eut saisi le coupdrsquooeil qursquoil lanccedila pour savoir si son fils se trouvait encore agrave faineacuteanter auseuil de la porte

Les boeufs et les vaches se pressaient se bousculaient pour rentrervite agrave lrsquoeacutetable et tacirccher en longeant la cregraveche de voler une partie du laquo leacute-cher raquo deacuteposeacute pour le voisin avant demanger leurs parts respectives Maisle paysan fit claquer en menace son fouet affirmant ainsi sa volonteacute de nepoint toleacuterer ces vols quotidiens et coutumiers et degraves qursquoil eut entoureacutele cou de chaque becircte de son lien de fer les sabots noirs de fumier et depurin il poussa la porte de communication qui ouvrait sur la cuisine ougraveil trouva son fils occupeacute agrave preacuteparer avec une attention inaccoutumeacutee etde trop bon aloi une leccedilon drsquoarithmeacutetique pour le lendemain

Il en eacutetait agrave la deacutefinition de la soustractionmdash laquo La soustraction est une opeacuteration qui a pour buthellip raquo marmottait-

ilmdashQursquoest-ce que tu fais maintenant dit le pegraveremdash Jrsquoapprends mon arithmeacutetique pour demain mdash Tu savais tes leccedilons tout agrave lrsquoheure mdash Jrsquoavais oublieacute celle-lagrave mdash Sur quoi mdash Sur la soustraction mdash La soustraction hellip Tiens mais il me semble que tu la connais la

soustraction petite rosse Et il ajouta brusquement mdash Viens voir ici pregraves de moi Tintin obeacuteit en prenant un air aussi surpris et aussi innocent que pos-

siblemdash Fais voir tes poches ordonna le pegraveremdash Mais jrsquoai rien fait jrsquoai rien pris objecta Tintin

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La guerre des boutons Chapitre VII

mdash Jrsquote dis de me montrer ce qursquoil y a laquo dedans raquo tes poches nhellip d Dhellip et plus vite que ccedila

mdash Y a rien pardine Et Tintin noblement en victime odieusement calomnieacutee plongea sa

main dans sa poche droite drsquoougrave il retira un bout de guenille sale servantde mouchoir un couteau eacutebreacutecheacute dont le ressort ne fonctionnait plus unbout de tresse une bille et un morceau de charbon qui servait agrave tracer lecarreacute quand on jouait aux billes sur un plancher

mdash Crsquoest tout demanda le pegravereTintin retourna la doublure noire de crasse pour bien montrer que

rien ne restaitmdash Fais voir lrsquoautre La mecircme opeacuteration recommenccedila Tintin successivement aveignit un

bout de reacuteglisse de bois agrave moitieacute rongeacute un croucircton de pain un trognonde pomme un noyau de pruneau des coquilles de noisette et un caillourond (un bon caillou pour la fronde)

mdash Et tes boutons fit le pegravereLa megravere Tintin rentrait agrave ce moment En entendant parler de boutons

ses instincts eacuteconomes de bonne meacutenagegravere srsquoeacutemurentmdash Des boutons reacutepondit Tintin Jrsquoen ai pas mdash Trsquoen as pas mdash Non jrsquoai pas de boutons quels boutons mdash Et ceux que tu avais cette apregraves-midi mdash Cette apregraves-midi reprit Tintin lrsquoair vague cherchant agrave rassembler

ses souvenirsmdash Fais pas la becircte nom de Dieu srsquoexclama le pegravere ou je te calotte

sacreacute petit morveux trsquoavais des boutons cette apregraves-midi puisque tu enas perdu une poigneacutee en classe le maicirctre vient de me dire que tu en avaisplein tes poches Qursquoen as-tu fait Ougrave les avais-tu pris

mdash Jrsquoavais pas de boutons Crsquoest pasmoi crsquoesthellip crsquoest Lebrac qui voulaitmrsquoen vendre contre une image

mdash Ah pardieacute fit la megravere Crsquoest donc pour ccedila qursquoil nrsquoy a jamais plusrien dans ma corbeille agrave ouvrage et dans les tiroirs de ma machine agravecoudre crsquoest ce laquo sapreacute raquo petit cochon-lagrave qui me les prend on ne trouvejamais rien ici on a beau tous les jours acheter et racheter crsquoest comme

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La guerre des boutons Chapitre VII

si on chantait ils en voleraient bien autant qursquoun cureacute en pourrait beacute-nir Et quand ils ne prennent pas ce qursquoil y a ici ils deacutechirent ce qursquoilsont sur le dos ils cassent leurs sabots perdent leurs casquettes segravementleurs mouchoirs de poche nrsquoont jamais de cordons de souliers entiersAh mon Dieu Jeacutesus Marie Joseph qursquoest-ce qursquoon veut devenir avecdes laquo gouillands raquo comme ccedila

mdash Mais qursquoest-ce qursquoils peuvent bien faire de ces boutons mdash Ah sacreacute arsouille Je vais trsquoapprendre un peu lrsquoordre et lrsquoeacutecono-

mie et laquo pisse que raquo les mots ne servent de rien crsquoest agrave coups de pied auderriegravere que je vais trsquoinstruire moi tu vas voir ccedila gronda le pegravere Tintin

Aussitocirct joignant le geste agrave la parole saisissant son rejeton par lebras et le faisant pivoter devant lui il lui imprima sur le bas du dos avecses sabots noirs de purin quelques cachets de garantie qui pensait-il legueacuteriraient pendant quelque temps du deacutesir et de la manie de chiper desboutons dans le laquo catrignot raquo sup3 de sa megravere

Tintin selon les principes formuleacutes par Lebrac les jours drsquoavantgueula et hurla de toutes ses forces avant mecircme que son pegravere ne lrsquoeucircttoucheacute il piailla encore plus haut et plus effroyablement quand les se-melles de bois prirent contact avec son postegravere il poussa mecircme des crissi aigus que la Marie tout eacutemue et effareacutee rentra les larmes aux yeux etque la megravere elle-mecircme surprise pria son eacutepoux de ne pas taper si fortcroyant que son fils souffrait vraiment le martyre ou presque

mdash Je ne lrsquoai presque pas toucheacute ce salaud-lagrave reacutepliqua le pegravere Uneautre fois je lui apprendrai agrave gueuler pour quelque chose

mdashQue je trsquoy reprenne un peu ajouta-t-il agrave feuner ⁴ dans les tiroirs deta megravere et que jrsquoen retrouve des boutons dans tes poches

n

3 Corbeille agrave ouvrage4 Feuner fureter ou mieux fouiner

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CHAPITRE VIII

Autres combinaisons

Plus jrsquoai chercheacute Madame et plus je cherche encorhellip

Racine (Britannicus acte II sc III)

mdash Non non je nrsquoen veux plus du treacutesor Jrsquoen ai assez moi de ne pasme battre de copier des conneries sur Mirabeau de faire des retenues etde recevoir des piles Merde pour les boutons Les prendra qui voudraCrsquoest pas toujours aux mecircmes drsquoecirctre taugneacutes Si mon pegravere retrouve unbouton dans mes poches il a dit qursquoil me refoutrait une danse commejrsquoen ai encore jamais reccedilu

Ainsi parla Tintin le treacutesorier le lendemain matin en remettant egravesmains du geacuteneacuteral le joli sac rebondi confectionneacute par sa soeur

mdash Faut pourtant que quelqursquoun les garde ces boutons affirma LebracCrsquoest vrai que Tintin ne peut plus guegravere les conserver puisqursquoon le soup-ccedilonne Agrave tout moment il pourrait srsquoattendre agrave ecirctre fouilleacute et pinceacute

mdash Grangibus il te faut les prendre toi Tu ne restes pas au village

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La guerre des boutons Chapitre VIII

ton pegravere ne se doutera jamais que tu les asmdash Traicircner ce sac drsquoici au Vernois et du Vernois ici deux fois par jour

aller et retour et ne pas me battre moi un des plus forts un des meilleurssoldats de Longeverne est-ce que tu te foutrais de ma gueule par hasard riposta Grangibus

mdash Tintin aussi est un bon soldat et il avait bien accepteacute mdash Pour me faire chiper en classe ou en retournant agrave la maison Tu

vois pas que les Velrans nous attendent un soir que Narcisse aura oublieacutede lacirccher Turc Et les jours ougrave nous ne viendrons pas qursquoest-ce que vousferez Vous coiumlonnerez hein

mdash On pourrait cacher le sac dans une case en classe eacutemit Boulotmdash Sacreacutee gourde railla La Crique Quand crsquoest-y que tu les mettras

en classe tes boutons Crsquoest apregraves quatre heures qursquoil nous les faut jus-tement cucu crsquoest pas pendant la classe Alors comment veux-tu rentrerpour les y cacher Dis-le voir un peu tout malin

mdash Non non personne nrsquoy est Crsquoest pas ccedila rumina Lebracmdash Ousqursquoest Camus et Gambette demanda un petitmdash Trsquoen occupe pas reacutepondit le chef vertement ils sont dans leur peau

et moi dans la mienne et mhellip pour la tienne as-tu compris mdashOh je demandais ccedila passe que Camus pourrait peut-ecirctre le prendre

le sac De son arbre ccedila ne le gecircnerait guegraveremdash Non Non reprit violemment Lebrac Pas plus Camus qursquoun autre

jrsquoai trouveacute il faut tout simplement chercher une cachette pour y caler lefourbi

mdash Pas au village par exemple Si on la trouvaithellipmdash Non conceacuteda le chef crsquoest agrave la Saute qursquoil faudra trouver un coin

dans les vieilles carriegraveres du haut par exemplemdash Il faut que ce soit un endroit sec passe que les aiguilles si crsquoest

rouilleacute ccedila ne va plus et puis agrave lrsquohumiditeacute le fil se pourritmdash Si on pouvait trouver aussi une cachette pour les sabres et pour les

lances et pour les triques On risque toujours de se les faire prendremdash Hier mon pegravere mrsquoa foutu mon sabre au feu apregraves me lrsquoavoir casseacute

geacutemit Boulot jrsquoai rien que pu rrsquoavoir un petit bout de ficelle de la poigneacuteeet encore il est tout roussi

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La guerre des boutons Chapitre VIII

mdash Oui conclut Tintin crsquoest ccedila il faut trouver un coin une cache untrou pour y mettre tout le fourbi

mdash Si on faisait une cabane proposa La Crique une chouette cabanedans une vieille carriegravere bien abriteacutee bien cacheacutee il y en a ougrave il y a deacutejagravede grandes cavernes toutes precirctes on la finirait en bacirctissant des murs eton trouverait des perches et des bouts de planches pour faire le toit

mdash Ce serait rudement bien reprit Tintin une vraie cabane avec deslits de feuilles segraveches pour srsquoy reposer un foyer pour faire du feu et fairela fecircte quand on aura des sous

mdash Crsquoest ccedila affirma Lebrac on va faire une cabane agrave la Saute On ycachera le treacutesor les laquo minitions raquo les frondes une reacuteserve de beauxcailloux On fera des laquo assetottes raquo pour srsquoasseoir des lits pour se cou-cher des racircteliers pour poser les sabres on eacutelegravevera une chemineacutee onramassera du bois sec pour faire du feu Ce que ccedila va ecirctre bien

mdash Il faut trouver lrsquoendroit tout de suite fit Tintin qui tenait agrave ecirctre leplus tocirct possible fixeacute sur les destineacutees de son sac

mdash Ce soir ce soir oui ce soir on cherchera conclut toute la bandeenthousiaste

mdash Si les Velrans ne viennent pas rectifia Lebrac mais Camus et Gam-bette leur arrangent quelque chose pour qursquoils nous foutent la paix si ccedilava bien on sera tranquilles tertous si ccedila ne reacuteussit pas eh bien on ennommera deux pour aller chercher lrsquoendroit qui conviendra le mieux

mdashQursquoest-ce qursquoil fait Camus dis-nous-le va Lebrac interrogea Ba-cailleacute

mdash Ne lui dis pas souffla Tintin en le poussant du coude pour lui re-mettre en meacutemoire une ancienne suspicion

mdash Trsquoas le temps de le voir toi Jrsquoen sais rien drsquoabord En dehors de laguerre et des batailles chacun est bien libre Camus fait ce qursquoil veut etmoi aussi et toi itou et tout le monde On est en reacutepublique quoi nomde Dieu comme dit le pegravere

Lrsquoentreacutee en classe se fit sans Camus et Gambette Le maicirctre interro-geant ses camarades sur les causes preacutesumeacutees de leur absence apprit desinitieacutes que le premier eacutetait resteacute chez lui pour assister une vache qui eacutetaiten train de vecircler tandis que lrsquoautre menait encore au bouc une cabe quisrsquoobstinait agrave ne pashellip prendre

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Il nrsquoinsista pas pour avoir des deacutetails et les gaillards le savaient bienAussi quand lrsquoun drsquoeux fripait lrsquoeacutecole ne manquaient-ils pas pour lrsquoex-cuser drsquoeacutevoquer innocemment un petit motif bien scabreux sur lequel ilseacutetaient drsquoavance certains que le pegravere Simon ne solliciterait pas drsquoexplica-tions compleacutementaires

Cependant Camus et Gambette eacutetaient fort loin de se soucier de lafeacuteconditeacute respective de leurs vaches ou de leurs chegravevres

Camus on srsquoen souvient avait en effet promis agrave Touegueule de leretenir il avait depuis rumineacute sa petite vengeance et il eacutetait en train demettre son plan agrave exeacutecution aideacute par son feacuteal et complice Gambette

Tous deux degraves les sept heures avaient vu Lebrac avec qui ils srsquoeacutetaiententendus et qursquoils avaient mis au courant de tout

Lrsquoexcuse eacutetant trouveacutee ils avaient quitteacute le village Se dissimulantpour que personne ne les vicirct ni ne les reconnucirct ils avaient gagneacute le che-min de la Saute et le Gros Buisson drsquoabord puis la lisiegravere ennemie deacute-pourvue agrave cette heure de ses deacutefenseurs habituels

Le foyard de Touegueule srsquoeacutelevait lagrave agrave quelques pas du mur drsquoen-ceinte avec son tronc lisse et droit et poli depuis quelques semaines parle frottement du pantalon de la vigie des Velrans Les branches en fourchepremiegraveres ramifications du fucirct prenaient agrave quelques brasses au-dessus dela tecircte des grimpeurs En trois secousses Camus atteignait une branchese reacutetablissait sur les avant-bras et se dressait sur les genoux puis sur lespieds

Une fois lagrave il srsquoorienta Il srsquoagissait en effet de deacutecouvrir agrave quellefourche et sur quelle branche srsquoinstallait son rival afin de ne point srsquoex-poser agrave accomplir un travail inutile qui les aurait de plus ridiculiseacutes auxyeux de leurs ennemis et fait baisser dans lrsquoestime de leurs camarades

Camus regarda le Gros Buisson et plus particuliegraverement son checircnepour ecirctre fixeacute sur la hauteur approximative du poste de Touegueule puisil examina soigneusement les eacuteraflures des branches afin de deacutecouvrirles points ougrave lrsquoautre posait les pieds Ensuite par cette sorte drsquoescaliernaturel de sente aeacuterienne il grimpa Tel un Sioux ou un Delaware rele-vant une piste de Visage Pacircle il explora de bas en haut tous les rameauxde lrsquoarbre et deacutepassa mecircme en hauteur lrsquoaltitude du poste de lrsquoennemiafin de distinguer les branches fouleacutees par le soulier de Touegueule de

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La guerre des boutons Chapitre VIII

celles ougrave il ne se posait pas Puis il deacutetermina exactement le point de lafourche drsquoougrave le frondeur lanccedilait sur lrsquoarmeacutee de Longeverne ses caillouxmeurtriers srsquoinstalla commodeacutement agrave cocircteacute regarda en dessous pour bienjuger de la culbute qursquoil meacuteditait de faire prendre agrave son ennemi et tiraenfin son eustache de sa poche

Crsquoeacutetait un couteau double comme les muscles de Tartarin du moinslrsquoappelait-on ainsi parce qursquoagrave cocircteacute de la lame il y avait une petite scie agravegrosses dents peu coupante et aussi incommode que possible

Avec cet outil rudimentaire Camus qui ne doutait de rien se mit endevoir de trancher agrave un fil pregraves une branche vivante et dure de foyardgrosse au moins comme sa cuisse Dur travail et qui devait ecirctre meneacutehabilement si lrsquoon voulait que rien ne vicircnt au moment fatal eacuteveiller lessoupccedilons de lrsquoadversaire

Pour eacuteviter les sauts de scie et un eacuteraflement trop visible de la brancheCamus qui eacutetait descendu sur la fourche infeacuterieure et serrait le fucirct delrsquoarbre entre ses genoux commenccedila par marquer avec la lame de son cou-teau la place agrave entailler et agrave creuser drsquoabord une leacutegegravere rainure ougrave la sciesrsquoengagerait

Ensuite de quoi il se mit agrave manier le poignet drsquoavant en arriegravere etdrsquoarriegravere en avant

Gambette pendant ce temps eacutetait monteacute sur lrsquoarbre et surveillaitlrsquoopeacuterationQuand Camus fut fatigueacute son complice le remplaccedila Au boutdrsquoune demi-heure le couteau eacutetait chaud agrave nrsquoen plus pouvoir toucher leslames Ils se reposegraverent un moment puis ils reprirent leur travail

Deux heures durant ils se relayegraverent dans cemaniement de scie Leursdoigts agrave la fin eacutetaient raides leurs poignets engourdis leur cou casseacuteleurs yeux troubles et pleins de larmes mais une flamme inextinguibleles ranimait et la scie grattait encore et rongeait toujours comme uneimpitoyable souris

Quand il ne resta plus qursquoun centimegravetre et demi agrave raser ils es-sayegraverent en srsquoappuyant dessus prudemment puis plus fort la soliditeacutede la branche

mdash Encore un peu conclut CamusGambette reacutefleacutechissait Il ne faut pas que la branche reste attacheacutee au

fucirct pensait-il sans quoi il srsquoy raccrochera et en sera quitte pour la peur

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Il faut qursquoelle casse net Et il proposa agrave Camus de recommencer agrave scierdrsquoen dessous lrsquoeacutepaisseur drsquoun doigt pour obtenir une rupture franche ceqursquoils firent

Camus srsquoappuyant de nouveau assez fortement sur la branche enten-dit un craquement de bon augure Encore quelques petits coups jugea-t-il

mdash Maintenant ccedila va Il pourra monter dessus sans qursquoelle ne cassemais une fois qursquoil sera en train de gigoter avec sa frondehellip ah ah ceqursquoon va rigoler

Et apregraves avoir souffleacute sur la sciure qui sablait les rameaux pour lafaire disparaicirctre poli de leurs mains les bords de la fente pour rappro-cher les eacuteraflures drsquoeacutecorce et rendre invisible leur travail ils descendirentdu foyard de Touegueule en ayant conscience drsquoavoir bien rempli leurmatineacutee

mdash Mrsquosieu fit Gambette au maicirctre en arrivant en classe agrave une heuremoins dix je viens vous dire que mon pegravere mrsquoa dit de vous dire que jrsquoaipas pu venir ce matin agrave lrsquoeacutecole passe que jrsquoai meneacute notrsquocabehellip

mdash Crsquoest bon crsquoest bon je sais interrompit le pegravere Simon qui nrsquoaimaitpas voir ses eacutelegraveves se complaire agrave ces sortes de descriptions pour les-quelles tous faisaient cercle dans lrsquoassurance qursquoun malin demanderait leplus innocemment du monde des explications compleacutementaires

mdash Ccedila va bien ccedila va bien reacutepondit-il de mecircme et drsquoavance agrave Camusqui srsquoapprochait le beacuteret agrave la main Allez dispersez-vous ou je vous faisrentrer

Et en dedans il pensait maugreacuteant Je ne comprends pas que desparents soient aussi insoucieux que ccedila de la moraliteacute de leurs gosses pourleur flanquer des spectacles pareils sous les yeux

Crsquoest une rage Chaque fois que lrsquoeacutetalon passe dans le village tousassistent agrave lrsquoopeacuteration ils font le cercle autour du groupe ils voient toutils entendent tout et on les laisse Et apregraves ccedila on vient se plaindre de ceqursquoils eacutechangent des billets doux avec les gamines

Brave homme qui geacutemissait sur la morale et srsquoaffligeait de bien peude chose

Comme si lrsquoacte drsquoamour dans la nature nrsquoeacutetait pas partout visible Fallait-il mettre un eacutecriteau pour deacutefendre aux mouches de se chevau-cher aux coqs de sauter sur les poules enfermer les geacutenisses en chaleur

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La guerre des boutons Chapitre VIII

flanquer des coups de fusil auxmoineaux amoureux deacutemolir les nids drsquohi-rondelles mettre des pagnes ou des caleccedilons aux chiens et des jupes auxchiennes et ne jamais envoyer un petit berger garder les moutons parceque les beacuteliers en oublient de manger quand une brebis eacutemet lrsquoodeur pro-pitiatoire agrave lrsquoacte et qursquoelle est entoureacutee drsquoune cour de galants

Drsquoailleurs les gosses accordent agrave ce spectacle coutumier beaucoupmoins drsquoimportance qursquoon ne le suppose Ce qui les amuse lagrave-dedanscrsquoest le mouvement qui a lrsquoair drsquoune lutte ou qursquoils assimilent quelque-fois teacutemoin ce reacutecit de Tigibus agrave la deacutesustentation intestinale qui suit lesrepas

mdash Y poussait comme quand il a besoin de chhellip disait-il en parlantde leur gros Turc qui avait couvert la chienne du maire apregraves avoir rosseacutetous ses rivaux

Ce que crsquoeacutetait rigolo Il srsquoeacutetait tellement baisseacute pour arriver juste qursquoilen eacutetait presque sur ses genoux de derriegravere et il faisait un dos comme labossue drsquoOrsans Et puis quand il a eu assez pousseacute en la retenant entreses pattes de devant eh bien il laquo srsquoa redresseacute raquo et puis mes vieux pasmoyen de sortir Ils eacutetaient attacheacutes et la Follette qui est petite elle avaitle cul en lrsquoair et ses pattes de derriegravere ne touchaient plus par terre

Agrave ce moment-lagrave le maire est sorti de chez nous mdash Jetez-y de lrsquoeau Jetez-y de lrsquoeau bon Dieu qursquoil gueulait Mais la

chienne braillait et Turc qursquoest le plus fort la tirait par le derriegravere mecircmeque seshellip affaires eacutetaient toutes retourneacutees

Vous savez ccedila a ducirc lui faire salement mal agrave Turc quand on a pu lesfaire se deacutecoller crsquoeacutetait tout rouge et il laquo srsquoa leacutecheacute raquo la machine pendantau moins une demi-heure

Pis Narcisse a dit laquo Ah mrsquosieu le Maire jrsquocrois bien qursquoelle en tientpour ses quatrsquosous votrsquoFolette hellip raquo

Et il est parti en jurant les n d Dhellip

n

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Troisiegraveme partie

La cabane

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CHAPITRE I

La construction de la cabane

Nous aurons des lits pleins drsquoodeurs leacutegegraveresDes divans profonds comme des tombeaux

Ch Baudelaire(La Mort des Amants)

Lrsquo G et de Camus et la reacuteservemysteacuterieuse dugeacuteneacuteral nrsquoavaient pas eacuteteacute sans intriguer fortement les guerriersde Longeverne qui individuellement et sous le sceau du secret

eacutetaient venus pour une raison ou pour une autre demander agrave Lebrac desexplications

Mais tout ce que les plus favoriseacutes avaient pu obtenir comme rensei-gnement tenait dans cette phrase

mdash Vous regarderez bien Touegueule ce soirAussi agrave quatre heures dix minutes des munitions en quantiteacute impo-

sante devant eux et le quignon de pain au poing eacutetaient-ils chacun agrave son

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La guerre des boutons Chapitre I

poste attendant impatiemment la venue des Velrans et plus attentifs quejamais

mdash Vous vous tiendrez cacheacutes avait expliqueacute Camus il faut qursquoil monteagrave son arbre si lrsquoon veut que ccedila soit rigolo

Tous les Longevernes les yeux eacutecarquilleacutes suivirent bientocirct chacundes mouvements du grimpeur ennemi gagnant son poste de vigie au hautdu foyard de lisiegravere

Ils regardegraverent et regardegraverent encore se frottant de minute en minuteles yeux qui srsquoembuaient drsquoeau et ne virent absolument rien de particuliermais lagrave rien du tout Touegueule srsquoinstalla comme drsquohabitude deacutenombrales ennemis puis saisit sa fronde et se mit agrave laquo acaillener raquo consciencieu-sement les adversaires qursquoil pouvait distinguer

Mais au moment ougrave un geste trop brusque du franc-tireur le penchaitde cocircteacute afin drsquoeacuteviter un projectile de Camus impatienteacute de voir que nullecatastrophe nrsquoadvenait un craquement sec et de sinistre augure deacutechiralrsquoair La grosse branche sur laquelle eacutetait jucheacute le Velrans cassait net drsquounseul coup et lui deacutegringolait avec elle sur les soldats qui se trouvaient endessous La sentinelle aeacuterienne essaya bien de se raccrocher aux autresrameaux mais cogneacutee de-ci meurtrie de-lagrave sur les branches infeacuterieuresqui craquaient agrave leur tour la repoussaient ou se deacuterobaient traicirctreuse-ment elle arriva agrave terre on ne sait trop comment mais agrave coup sucircr plusvite qursquoelle nrsquoeacutetait monteacutee

mdash Ouais ouais oille ouille oh oh la la La jambe La tecircte Lebras

Un homeacuterique eacuteclat de rire reacutepondit du Gros Buisson agrave ce concert delamentations

mdash Crsquoest moi qui te rechope encore hein railla Camus voilagrave ce quecrsquoest que de faire le malin et de menacer les autres Ccedila trsquoapprendra salepeigne-cul agrave me viser avec ta fronde Trsquoas pas casseacute ton verre de montredes fois Non Il est bon le cadran

mdash Lacircches assassins crapules ripostaient les rescapeacutes de lrsquoarmeacutee desVelrans Vous nous le paierez bandits voui vous le paierez

mdash Tout de suite reacutepondit Lebrac et srsquoadressant aux siens mdash Hein si on poussait une petite charge mdash Allez approuva-t-on

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La guerre des boutons Chapitre I

Et le hurlement du lancer des quarante-cinq Longevernes apprit auxennemis deacutejagrave deacuterouteacutes et en deacutesarroi qursquoil fallait vivement deacuteguerpir silrsquoon ne voulait pas srsquoexposer agrave la grande honte drsquoune nouvelle et deacutesas-treuse confiscation de boutons

Le camp retrancheacute de Velrans fut deacutegarni en un clin drsquooeil Les bles-seacutes par enchantement retrouvegraverent leurs jambes mecircme Touegueule quiavait eu plus de peur que de mal et srsquoen tirait agrave bon marcheacute avec des eacutegra-tignures aux mains des meurtrissures aux reins et aux cuisses plus unoeil au beurre noir

mdash Nous voilagrave au moins bien tranquilles constata Lebrac lrsquoinstantdrsquoapregraves Allons chercher lrsquoemplacement de la cabane

Toute lrsquoarmeacutee revint pregraves de Camus lequel eacutetait descendu de lrsquoarbrepour garder momentaneacutement le sac confectionneacute par la Marie Tintin etqui contenait le treacutesor deux fois sauveacute deacutejagrave et quatorze fois cher de lrsquoarmeacuteede Longeverne

Les gars se renfoncegraverent dans les profondeurs du Gros Buisson afin deregagner sans ecirctre vus lrsquoabri deacutecouvert par Camus la chambre du Conseilcomme lrsquoavait baptiseacute La Crique et de lagrave diverger vers le haut par petitsgroupes pour rechercher parmi les nombreux emplacements utilisablescelui qui paraicirctrait le plus propice et reacutepondrait le mieux aux besoins delrsquoheure et de la cause

Cinq ou six bandes srsquoagglomeacuteregraverent spontaneacutement conduites cha-cune par un guerrier important et immeacutediatement se dispersegraverent parmiles vieilles carriegraveres abandonneacutees examinant cherchant furetant discu-tant jugeant srsquointerpellant

Il ne fallait pas ecirctre trop pregraves du chemin ni trop loin duGros Buisson Ilfallait eacutegalement meacutenager agrave la troupe un chemin de retraite parfaitementdissimuleacute afin de pouvoir se rendre sans danger du camp agrave la forteresse

Ce fut La Crique qui trouvaAu centre drsquoun labyrinthe de carriegraveres une excavation comme une

petite grotte offrait son abri naturel qursquoun rien suffirait agrave consolider agravefermer et agrave rendre invisible aux profanes

Il appela par le signal drsquousage Lebrac et Camus et les autres et bien-tocirct tous furent devant la caverne que le camarade venait de redeacutecouvrircar tous parbleu la connaissaient deacutejagrave Comment ne srsquoen eacutetaient-ils pas

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La guerre des boutons Chapitre I

souvenus Pardieacute ce sacreacute La Crique avec sa meacutemoire de chien il se lrsquoeacutetait rap-

peleacutee tout de suite Vingt fois en effet ils avaient passeacute lagrave au cours drsquoin-cursions dans le canton en quecircte de nids de merles de noisettes mucircresde prunelles geleacutees ou de guilleris boutons rintris sup1

Les carriegraveres preacuteceacutedentes faisaient comme une espegravece de chemincreux qui aboutissait agrave une sorte de carrefour ou de terre-plein bordeacute ducocircteacute du haut par une bande de bois rejoignant le Teureacute et semeacute vers le basde buissons entre lesquels des sentiers de becirctes se rattachaient en cou-pant le chemin aux preacutes-bois qui se trouvaient derriegravere le Gros Buisson

Toute lrsquoarmeacutee entra dans la caverne Elle eacutetait en reacutealiteacute peu pro-fonde mais se trouvait prolongeacutee ou plutocirct preacuteceacutedeacutee par un large couloirde roc de sorte que rien nrsquoeacutetait plus facile que drsquoagrandir son abri natu-rel en placcedilant sur ces deux murs distants de quelques megravetres un toit debranches et de feuillage Elle eacutetait drsquoautre part admirablement proteacutegeacuteeentoureacutee de tous cocircteacutes sauf vers lrsquoentreacutee drsquoun eacutepais rideau drsquoarbres et debuissons

On reacutetreacutecirait lrsquoouverture en eacutelevant une muraille large et solide avecles belles pierres plates qui abondaient et on serait lagrave-dedans absolumentchez soi Quand le dehors serait fait on srsquooccuperait de lrsquointeacuterieur

Ici les instincts bacirctisseurs de Lebrac se reacuteveacutelegraverent dans toute leur pleacute-nitude Son cerveau concevait ordonnait distribuait la besogne avec uneadmirable sucircreteacute et une irreacutefutable logique

mdash Il faudra dit-il ramasser degraves ce soir tous les morceaux de planchesque lrsquoon trouvera les lattes les baudrions sup2 les vieux clous les bouts defer

Il chargea lrsquoun des guerriers de trouver un marteau un autre des te-nailles un troisiegraveme un marteau de maccedilon lui apporterait une hachetteCamus une serpe Tintin un megravetre (en pieds et en pouces) et tous cecieacutetait obligatoire tous devaient chiper dans la boicircte agrave ferraille de la familleau moins cinq clous chacun de preacutefeacuterence de forte taille pour parer im-meacutediatement aux plus pressantes neacutecessiteacutes de construction savoir entre

1 Fruits de lrsquoeacuteglantier rideacutes par le gel2 Baudrion petite poutrelle soutenant les lattes du toit

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La guerre des boutons Chapitre I

autres lrsquoeacutedification du toitCrsquoeacutetait agrave peu pregraves tout ce qursquoon pouvait faire ce soir-lagrave En fait demateacute-

riaux il fallait surtout de grosses perches et des planches Or le bois offraitsuffisamment de fortes coudres droites et solides qui feraient jolimentlrsquoaffaire Pour le reste Lebrac avait appris agrave dresser des palissades pourbarrer les pacirctures tous savaient tresser des claies et quant aux pierres ily en avait dit-il en veux-tu nrsquoen voilagrave

mdash Nrsquooubliez pas les clous surtout recommanda-t-ilmdash On laisse le sac ici interrogea Tintinmdash Mais oui fit La Crique on va bacirctir tout de suite lagrave au fond avec

des pierres un petit coffre et on va lrsquoy mettre bien au sec bien agrave lrsquoabri personne ne veut venir lrsquoy trouver

Lebrac choisit une grande pierre plate qursquoil posa horizontalement nonloin de la paroi du rocher avec quatre autres plus eacutepaisses il eacutedifia quatrepetits murs mit au centre le treacutesor de guerre recouvrit le tout drsquoune nou-velle pierre plate et disposa alentour et irreacuteguliegraverement des cailloux quel-conques afin de masquer ce que sa construction pouvait avoir de tropgeacuteomeacutetrique pour le cas bien improbable ougrave un visiteur inopineacute eucirct eacuteteacuteintrigueacute par ce cube de pierres

Lagrave-dessus joyeuse la bande srsquoen retourna lentement au village fai-sant mille projets precircte agrave tous les vols domestiques aux travaux les plusrudes aux sacrifices les plus complets

Ils reacutealiseraient leur volonteacute leur personnaliteacute naissait de cet acte faitpar eux et pour eux Ils auraient une maison un palais une forteresse untemple un pantheacuteon ougrave ils seraient chez eux ougrave les parents le maicirctredrsquoeacutecole et le cureacute grands contre-carreurs de projets ne mettraient pas lenez ougrave ils pourraient faire en toute tranquilliteacute ce qursquoon leur deacutefendait agravelrsquoeacuteglise en classe et dans la famille savoir se tenir mal se mettre piedsnus ou en manches de chemise ou laquo agrave poil raquo allumer du feu faire cuiredes pommes de terre fumer de la viorne et surtout cacher les boutons etles armes

mdash On fera une chemineacutee disait Tintinmdash Des lits de mousse et de feuilles ajoutait Camusmdash Et des bancs et des fauteuils rencheacuterissait Grangibusmdash Surtout calez tout ce que vous pourrez en fait de planches et de

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La guerre des boutons Chapitre I

clous recommanda le chef tacircchez drsquoapporter vos provisions derriegravere lemur ou dans la haie du chemin de la Saute on reprendra tout demainen venant agrave la besogne

Ils srsquoendormirent fort tard ce soir-lagrave Le palais la forteresse le templela cabane hantaient leur cerveau en eacutebullition Leurs imaginations vaga-bondaient leurs tecirctes bourdonnaient leurs yeux fixaient le noir les brassrsquoeacutenervaient les jambes gigotaient les doigts de pieds srsquoagitaient Qursquoilleur tardait de voir poindre lrsquoaurore du jour suivant et de commencer lagrande oeuvre

On nrsquoeut pas besoin de les appeler pour les faire lever ce matin-lagrave etbien avant lrsquoheure de la soupe ils rocircdaient par lrsquoeacutecurie la grange la cui-sine le chari sup3 afin de mettre de cocircteacute les bouts de planches et de ferraillesqui devaient grossir le treacutesor commun

Les boicirctes agrave clous paternelles subirent un terrible assaut Chacun vou-lant se distinguer et montrer ce qursquoil pouvait faire ce ne fut pas seule-ment deux cents clous que Lebrac eut le soir agrave sa disposition mais cinqcent vingt-trois bien compteacutes Toute la journeacutee il y eut du village augros tilleul et aux murs de la Saute des alleacutees et venues mysteacuterieusesde gaillards aux blouses gonfleacutees agrave la deacutemarche peacutenible aux pantalonsraides dissimulant entre toile et cuir des objets heacuteteacuteroclites qursquoil eucirct eacuteteacutefort ennuyeux de laisser voir aux passants

Et le soir lentement tregraves lentement Lebrac arriva par le chemin dederriegravere au carrefour du vieux tilleul Il avait la jambe gauche raide luiaussi et semblait boiter

mdash laquo Tu trsquoas fais mal raquo interrogea Tintinmdash laquo Trsquoas tombeacute raquo reprit La CriqueLe geacuteneacuteral sourit du sourire mysteacuterieux de Bas de Cuir ou drsquoun autre

drsquoun sourire qui disait agrave ses hommes vous nrsquoy ecirctes pointEt il continua agrave bancaler jusqursquoagrave ce qursquoils fussent tous entiegraverement

dissimuleacutes derriegravere les haies vives du chemin de la Saute Alors il srsquoar-recircta deacuteboutonna sa culotte saisit contre sa peau la hache agrave main qursquoilavait promis drsquoapporter et dont le manche enfileacute dans une de ses jambesde pantalon donnait agrave sa deacutemarche cette roideur claudicante et disgra-

3 Remise hangar

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La guerre des boutons Chapitre I

cieuse Ce fait il se reboutonna et pour montrer aux amis qursquoil eacutetait aussiingambe que nrsquoimporte lequel drsquoentre eux il entama brandissant sa ha-chette au centre de la bande une sorte de danse du scalp qui nrsquoauraitpas eacuteteacute deacuteplaceacutee au milieu drsquoun chapitre du Dernier des Mohicans ou duCoureur des Bois

Tout le monde avait ses outils on allait srsquoy mettre Deux sentinellestoutefois furent posteacutees au checircne de Cantus pour preacutevenir la petite armeacuteedans le cas ougrave la bande de lrsquoAztec serait venue porter la guerre au campde Longeverne et lrsquoon reacutepartit les eacutequipes

mdash Moi je ferai le charpentier deacuteclara Lebracmdash Et moi je serai le maicirctre maccedilon affirma Camusmdash Crsquoest moi laquo que je poserai raquo les pierres avec Grangibus Les autres

les choisiront pour nous les passerLrsquoeacutequipe de Lebrac devait avant tout chercher les poutres et les

perches neacutecessaires agrave la toiture de lrsquoeacutedifice Le chef de sa hachette lescouperait agrave la taille voulue et on assemblerait ensuite quand le mur deCantus serait bacircti

Les autres srsquooccuperaient agrave faire des claies que lrsquoon disposerait sur lapremiegravere charpente pour former un treillage analogue au lattis qui sup-porte les tuiles Ce lattis-lagrave en guise de produits de Montchanin suppor-terait tout simplement un ample lit de feuilles segraveches qui seraient main-tenues en place car il fallait preacutevoir les coups de vent par un treillage debacirctons

Les clous du treacutesor soigneusement recompteacutes allegraverent se joindre auxboutons du sac Et lrsquoon se mit agrave lrsquooeuvre

Jamais Celtes narguant le tonnerre agrave coups de flegraveches compagnonsglorieux du siegravecle des catheacutedrales sculptant leur recircve de pierre volon-taires de la grande Reacutevolution srsquoenrocirclant agrave la voix de Danton quarante-huitards plantant lrsquoarbre de la Liberteacute nrsquoentreprirent leur besogne avecplus de fougue joyeuse et de freacuteneacutetique enthousiasme que les quarante-cinq soldats de Lebrac eacutedifiant dans une carriegravere perdue des preacutes-bois dela Saute la maison commune de leur recircve et de leur espoir

Les ideacutees jaillissaient comme des sources aux flancs drsquoune montagneboiseacutee les mateacuteriaux srsquoaccumulaient en monceaux Camus empilait descailloux Lebrac poussant des han formidables cognait et tranchait deacutejagrave

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La guerre des boutons Chapitre I

agrave grands coups ayant trouveacute plus pratique au lieu de fouiller le taillispour y trouver des poutrelles de faire enlever dans les laquo tas raquo voisinsde la coupe une quarantaine de fortes perches qursquoune corveacutee de vingtvolontaires eacutetait alleacutee voler sans heacutesitation

Pendant ce temps une eacutequipe coupait des rameaux une autre tres-sait des claies et lui la hache ou le marteau agrave la main entaillait creusaitclouait consolidait la partie infeacuterieure de sa toiture

Pour que la charpente fucirct solidement arrimeacutee il avait fait creuser lesol afin drsquoemboicircter ses poutres dans la terre il les entourerait pensait-ilde cailloux enfonceacutes de force et destineacutes autant agrave les maintenir en placeqursquoagrave les proteacuteger de lrsquohumiditeacute de la terre Apregraves avoir pris ses mesuresil avait eacutebaucheacute son chacircssis et maintenant il lrsquoassemblait agrave force de clousavant de lrsquoajuster dans les entailles creuseacutees par Tintin

Ah crsquoeacutetait solide et il lrsquoavait eacuteprouveacute en posant lrsquoensemble sur quatregrosses pierres Il avait marcheacute sauteacute danseacute dessus rien nrsquoavait bougeacuterien nrsquoavait freacutemi rien nrsquoavait craqueacute laquo crsquoeacutetait de la belle ouvrage vrai-ment raquo

Et jusqursquoagrave la nuit jusqursquoagrave la nuit noire mecircme apregraves le deacutepart du grosde la bande il resta lagrave encore avec Camus La Crique et Tintin pour toutmettre en ordre et tout preacutevoir

Le lendemain on poserait le toit et on ferait un bouquet parbleu tout comme les charpentiers lorsque la charpente est acheveacutee et qursquoilslaquo prennent le chat raquo Lrsquoembecirctement crsquoest qursquoon nrsquoaurait pas un litre oudeux agrave boire pour commeacutemorer dignement cette ceacutereacutemonie

mdash Allons-nous-en fit TintinEt ils rejoignirent le bas de la Saute et la carriegravere agrave Pepiot en passant

par la laquo chambre du conseil raquomdash Tu mrsquoas toujours pas dit comment que trsquoavais trouveacute ce coin-lagrave heacute

Camus rappela le geacuteneacuteralmdash Ah ah repartit lrsquoautre Eh ben voilagrave laquo Cet eacuteteacute nous eacutetions aux champs avec la Titine de chez Jean-Claude

et puis le berger du laquo Poron raquo tu sais celui de Laiviron qui miguait ⁴ toutle temps Et puis y avait encore les deux Ronfous de sur la Cocircte qui sont

4 Clignait de lrsquooeil

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La guerre des boutons Chapitre I

laquo agrave maicirctre raquo ⁵ maintenantlaquo Alors on a songeacute Si on srsquoamusait agrave dire la messe laquo Le berger du Poron ⁶ a voulu faire le cureacute il a ocircteacute sa chemise et il

lrsquoa passeacutee sur ses habits pour avoir comme qui dirait un surplis on a faitun autel avec des cailloux et des bancs aussi les deux Ronfous eacutetaient lesservants mais ils nrsquoont pas voulu mettre leur chemise sur leur tricot Ilsont dit que crsquoeacutetait passe qursquoelles eacutetaient deacutechireacutees mais je parierais bienque crsquoest parce qursquoils avaient chhellip fait dedans enfin bref le berger nousa marieacutes la Titine et moi

mdash Trsquoavais pas de bagues pour y mettre au doigt mdash Jrsquoy ai mis des bouts de tressemdash Et la couronne mdash On avait du chegravevrefeuillemdash Ah mdash Oui et puis lrsquoautre avait un paroissien il a dit des Dominus vobis-

cum oremus prends tes puces secundum secula un tas de chichis quoicomme le noir kifkifre puis apregraves laquo Ite Missa est raquo allez en paix mesenfants

laquo Alors on est parti les deux la Titine et on leur a dit de ne pas venirque crsquoeacutetait la nuit de noce que ccedila ne les regardait pas qursquoon resteraitpas longtemps et qursquoon reviendrait le lendemain matin pour la messe desparents deacutefunts

laquo On a foutu le camp par les buissons et on est venu juste tomber lagraveagrave crsquote carriegravere ougrave que nous venons de passer Alors on srsquoa coucheacute sur lescailloux

mdash Et puis mdash Et puis je lrsquoai embrasseacutee pardine mdash Crsquoest tout Tu y as pas mis ton doigt auhellip mdash Penses-tu mon vieux pour me lrsquoemplir de jus crsquoest bien trop sale

ben y avait pas de danger et puis qursquoest-ce qursquoaurait penseacute la Tavie mdash Crsquoest vrai que crsquoest sale les femmes

5 Au service comme berger6 Parrain

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La guerre des boutons Chapitre I

mdash Et encore ce nrsquoest rien quand elles sont petites mais quand elleslaquo viennent raquo grandes leurs pantets sont pleins de fourbihellip

mdash Pouah fit Tintin tu vas me faire deacutegobillermdash Filons filons coupa Lebrac voilagrave six heures et demie qui sonnent

agrave la tour on va se faire attraper Et sur ces reacuteflexions misogynes ilsregagnegraverent leurs peacutenates

n

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CHAPITRE II

Les grands jours de Longeverne

hellipQui consideacuterera aussi la grande preacutevoyance dont il usa pourlrsquoamunitionner et y eacutetablir vivres munitions reacuteglementezpolliceshellip qui mettra aussi devant les yeux le bel ordre deguerre qursquoil y ordonnahellip

Brantocircme (Grands capitaines franccediloisndash M de Guize)

H ho hisse ahanait la corveacutee des dix chantiers de Le-brac soulevant pour la mettre en place la premiegravere et lourdecharpente du toit de la forteresse Et au rythme imprimeacute par ce

commandement reacuteciproque vingt bras crispant ensemble leurs musclesvigoureux enlevaient lrsquoassemblage et le portaient au-dessus de la carriegravereafin de bien poser les poutrelles dans les entailles creuseacutees par Tintin

mdash Doucement doucement disait Lebrac bien ensemble ne cassonsrien Attention Avance encore un peu Beacutebert Lagrave ccedila va bien

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La guerre des boutons Chapitre II

mdash Non Tintin eacutelargis un peu le premier trou il est trop en arriegravere Prends la hache allez vas-y

mdash Tregraves bien ccedila entre mdash As pas peur crsquoest solide Et Lebrac pour bienmontrer que son oeuvre eacutetait bonne se coucha en

travers de ce bacircti surplombant le vide Pas une piegravece du bloc ne bronchamdash Hein cracircna-t-il fiegraverement en se redressant Maintenant posons les

claiesDe son cocircteacute Camus par le moyen rudimentaire drsquoescaliers de pierres

reacutealisant une sorte de plan inclineacute posait au-dessus de son mur les der-niers mateacuteriaux crsquoeacutetait un mur large de plus de trois pieds heacuterisseacute endehors de par la volonteacute du constructeur qui voulait pour cacher lrsquoentreacuteedissimuler la reacutegulariteacute de sa maccedilonnerie mais au dedans rectiligne au-tant que srsquoil eucirct eacuteteacute eacutedifieacute agrave lrsquoaide du fil agrave plomb et soigneacute poli fignoleacuteleacutecheacute dresseacute tout entier avec des pierres de choix

Les blouseacutees de feuilles mortes apporteacutees par les petits devant la ca-verne formaient agrave cocircteacute drsquoun matelas de mousse un tas respectable leshaies srsquoalignaient propres et bien tresseacutees ccedila avait marcheacute rondement eton nrsquoeacutetait pas des faineacuteants agrave Longevernehellip quand on voulait

Lrsquoajustement des claies fut lrsquoaffaire drsquoune minute et bientocirct uneeacutepaisse toiture de feuilles segraveches fermait complegravetement en haut lrsquoouver-ture de la cabane Un seul trou fut meacutenageacute agrave droite de la porte afin depermettre agrave la fumeacutee (car on allumerait du feu dans la maison) de monteret de srsquoeacutechapper

Avant de proceacuteder agrave lrsquoameacutenagement inteacuterieur Lebrac et Camus de-vant toutes leurs troupes reacuteunies masseacutees face agrave la porte suspendirentpar un bout de ficelle une touffe eacutenorme de beau gui drsquoun vert doreacute etpatineacute dans les feuilles duquel luisaient les graines ainsi que des perleseacutenormes Les Gaulois faisaient comme ccedila preacutetendait La Crique et on ditque ccedila porte bonheur

On poussa des hourrah mdash Vive la cabane mdash Vive nous mdash Vive Longeverne mdash Agrave cul les Velrans Enlevez-les

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La guerre des boutons Chapitre II

mdash Crsquoest des peigne-culs Ceci fait et lrsquoenthousiasme un peu calmeacute on nettoya lrsquointeacuterieur de la

bacirctisseLes cailloux ineacutegaux furent enleveacutes et remplaceacutes par drsquoautres Chacun

eut sa besogne Lebrac distribuait les rocircles et dirigeait tout en travaillantcomme quatre

mdash Ici au fond contre le rocher onmettra le treacutesor et les armes du cocircteacutegauche dans un emplacement limiteacute par des planches en face du foyerune espegravece de litiegravere de feuilles et de mousses formant un lit douillet pourles blesseacutes et les eacutereinteacutes puis quelques siegraveges De lrsquoautre cocircteacute de part etdrsquoautre du foyer des bancs et des siegraveges de pierre au milieu un passage

Chacun voulut avoir sa pierre et sa place attitreacutee agrave un banc La Criquefixeacute sur les questions de preacuteseacuteance marqua les siegraveges de pierre avec ducharbon et les bancs avec de la craie afin qursquoaucune discussion ne vicircntagrave jaillir plus tard agrave ce sujet La place de Lebrac eacutetait au fond devant letreacutesor et les triques

Une perche heacuterisseacutee de clous fut tendue entre les parois de la muraillederriegravere la pierre du geacuteneacuteral Lagrave chacun y eut aussi son clou matriculeacutepour mettre son sabre et y appuyer sa lance ou son bacircton Les Longe-vernes on le voit eacutetaient partisans drsquoune forte discipline et savaient srsquoysoumettre

Lrsquoaffaire de Camus la semaine drsquoavant nrsquoavait pas eacuteteacute non plus pourne point contenir ni calmer les velleacuteiteacutes anarchiques de quelques guer-riers et la supeacuterioriteacute de Lebrac eacutetait vraiment incontestable

Camus avait installeacute le foyer en posant sur le sol une immense pierreplate une lave comme on disait il avait eacuteleveacute agrave lrsquoarriegravere et sur les cocircteacutestrois petits murs puis poseacute sur les deux murs des cocircteacutes une autre pierreplate laissant en arriegravere juste en dessous du trou meacutenageacute dans le toitune ouverture libre qui favorisait le tirage

Quant au sac il y fut deacuteposeacute par Lebrac tout au fond comme unciboire sacreacute dans un tabernacle de roc et mureacute solennellement jusqursquoagravelrsquoheure ougrave lrsquoon aurait besoin drsquoy recourir

Avant de le deacuteposer dans le caveau il lrsquooffrit une derniegravere fois agrave lrsquoado-ration des fidegraveles veacuterifia les livres de Tintin compta minutieusementtoutes les piegraveces les laissa regarder et palper par tous ceux qui le deacute-

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La guerre des boutons Chapitre II

siregraverent et remit sacerdotalement le tout dans son autel de pierremdash Ccedila manque un peu drsquoimages par ici remarqua en plissant les pau-

piegraveres La Crique chez qui srsquoeacuteveillait un certain sens estheacutetique et le goucirctde la couleur

La Crique avait dans sa poche un miroir de deux sous qursquoil sacrifia agravela cause commune et deacuteposa sur un entablement de roc Ce fut le premierornement de la cabane

Et tandis que les uns preacuteparaient le lit et bacirctissaient les siegraveges lesautres partaient en expeacutedition pour chercher dans le sous-bois de nou-veaux matelas de feuilles mortes et des provisions de bois sec

Comme on ne pouvait pas encombrer la maison drsquoune si grande quan-titeacute de combustible on deacutecida immeacutediatement de bacirctir tout agrave cocircteacute uneremise basse et assez vaste pour y entasser de suffisantes provisions debois Agrave dix pas de lagrave sous un abri de roc on eut vite fait de monter troismurailles laissant du cocircteacute de la bise un trou libre et entre lesquelles onpouvait faire tenir plus de deux stegraveres de quartelage On fit trois tas dis-tincts du gros du moyen du fin Comme ccedila on eacutetait pareacute on pouvaitattendre et narguer les mauvais jours

Le lendemain lrsquooeuvre fut paracheveacutee Lebrac avait apporteacute des sup-pleacutements illustreacutes du Petit Parisien et du Petit Journal La Crique de vieuxcalendriers drsquoautres des images diverses Le preacutesident Feacutelix Faure regar-dait de son air fat et niais lrsquohistoire de Barbe Bleue Une rentiegravere eacutegorgeacuteefaisait face agrave un suicide de cheval enjambant un parapet et un vieux Gam-betta deacutenicheacute est-il besoin de le dire par Gambette fixait eacutetrangementde son puissant oeil de borgne une jolie fille deacutecolleteacutee la cigarette auxlegravevres et qui ne fumait affirmait la leacutegende que du Nil ou du Riz la + agravemoins que ce ne fucirct du Job sup1

Crsquoeacutetait chatoyant et gai les couleurs crues srsquoharmonisaient agrave la sauva-gerie de ce cadre dans lequel la Joconde apacirclie et si lointaine maintenantsans doute eucirct eacuteteacute tout agrave fait deacuteplaceacutee

Un bout de balai chipeacute parmi les vieux qui ne servaient plus en classetrouvait lagrave son emploi et dressait dans un coin son manche noirci par la

1 Jrsquoespegravere bien que ces trois maisons reconnaissantes de la reacuteclame spontaneacutee que jeleur fais ici vont mrsquoenvoyer chacune une caisse de leur meilleur produit (Note de lrsquoauteur)

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La guerre des boutons Chapitre II

crasse des mainsEnfin comme il restait des planches disponibles on bacirctit en les

clouant ensemble une feuille de table Quatre piquets ficheacutes en terre de-vant le siegravege de Lebrac et consolideacutes agrave grand renfort de cailloutis ser-virent de pieds Des clous scellegraverent la feuille agrave ces supports et lrsquoon eutainsi quelque chose qui nrsquoeacutetait peut-ecirctre pas de la premiegravere eacuteleacutegance maisqui tenait bon comme tout ce qursquoon avait fait jusqursquoalors

Pendant ce temps que devenaient les Velrans Chaque jour on avait renouveleacute les sentinelles au camp du Gros Buis-

son et agrave aucun moment les vigies nrsquoavaient eu agrave signaler par les troiscoups de sifflet convenus lrsquoattaque des ennemis

Ils eacutetaient venus pourtant les peigne-culs pas le premier jour maisle second

Oui le deuxiegraveme jour un groupe eacutetait apparu aux yeux de Tigibuschef de patrouille ils avaient soigneusement eacutepieacute lui et ses hommes lesfaits et gestes de ces niguedouilles mais les autres avaient disparu mys-teacuterieusement Le lendemain deux ou trois guerriers de Velrans vinrentencore passifs se poster agrave la lisiegravere et firent face continuellement auxsentinelles de Longeverne

Il se passait quelque chose de pas ordinaire au camp de lrsquoAztec Lapile du chef la deacutegringolade de Touegueule nrsquoavaient pas eacuteteacute sucircrementpour arrecircter leur ardeur guerriegravereQue pouvaient-ils bien meacutediter Et lessentinelles ruminaient imaginaient nrsquoayant rien drsquoautre agrave faire quant agraveLebrac il eacutetait trop heureux de profiter du reacutepit laisseacute par les ennemispour se soucier ou srsquoenqueacuterir de la faccedilon dont ils passaient ces heureshabituellement consacreacutees agrave la guerre

Pourtant vers le quatriegraveme jour comme on eacutetablissait lrsquoitineacuteraire leplus court pour se rendre en se dissimulant de la cabane au Gros Buissonon apprit par un homme de communication deacutepecirccheacute par le chef eacuteclaireurque les vigies ennemies venaient de profeacuterer des menaces sur lrsquoimpor-tance desquelles on ne pouvait point se meacuteprendre

Eacutevidemment le gros de leur troupe avait eacuteteacute lui aussi occupeacute ailleurs peut-ecirctre avait-elle eacutedifieacute de son cocircteacute un repaire fortifieacute ses positionscreuseacute des chausse-trapes dans la trancheacutee on ne savait quoi La suppo-sition la plus logique eacutetait encore pour la construction drsquoune cabane Mais

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La guerre des boutons Chapitre II

qui avait bien pu leur donner cette ideacutee il est vrai que les ideacutees quandelles sont dans lrsquoair circulent mysteacuterieusement Le fait certain crsquoest qursquoilsmijotaient quelque chose car autrement comment expliquer pourquoiils ne srsquoeacutetaient pas eacutelanceacutes sur les gardiens du Gros Buisson

On verrait bienLa semaine passa la forteresse srsquoapprovisionna de pommes de terre

chipeacutees de vieilles casseroles bien nettoyeacutees et reacutecureacutees pour la circons-tance et on se tint sur la deacutefensive on attendit car malgreacute la propositionde Grangibus nul ne voulut se charger drsquoune peacuterilleuse reconnaissanceau sein de la forecirct ennemie

Mais le dimanche apregraves-midi les deux armeacutees au grand completeacutechangegraverent force injures et force cailloux Il y avait de part et drsquoautre leredoublement drsquoeacutenergie et lrsquointransigeante arrogance que donnent seulesune forte organisation et une absolue confiance en soi La journeacutee dulundi serait chaude

mdash Apprenons bien nos leccedilons avait recommandeacute Lebrac srsquoagit pasde se faire mettre en retenue demain y aura du grabuge

Et jamais en effet leccedilons ne furent reacuteciteacutees comme ce lundi au grandeacutebahissement de lrsquoinstituteur dont ces alternatives de paresse et de tra-vail drsquoattention et de recircvasserie bouleversaient tous les preacutejugeacutes peacutedago-giques Allez donc bacirctir des theacuteories sur la preacutetendue expeacuterience des faitsquand les veacuteritables causes les mobiles profonds vous sont aussi cacheacutesque la face drsquoIsis sous son voile de pierre

Mais cela allait barderCamus en accrochant sa premiegravere branche pour se reacutetablir com-

menccedila par deacutegringoler de son checircne de pas tregraves haut heureusement etsur ses pattes encore Crsquoeacutetait la revanche de Touegueule il srsquoy devait at-tendre mais il pensait que lrsquoautre srsquoattaquerait lui aussi agrave une branchede son laquo assetotte raquo Nrsquoempecircche que sitocirct remonteacute il veacuterifia soigneuse-ment la soliditeacute de chacune drsquoelles avant de srsquoinstaller drsquoailleurs il allaitredescendre pour prendre part agrave lrsquoassaut et au corps agrave corps et srsquoil pinccedilaitTouegueule il ne manquerait pas de lui faire payer cette petite tourneacutee-lagrave

Agrave part ceci ce fut une bataille francheQuand chacun des camps en preacutesence eut eacutepuiseacute sa reacuteserve de

cailloux les guerriers srsquoavancegraverent reacutesolument de part et drsquoautre les

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La guerre des boutons Chapitre II

armes agrave la main pour se cogner en toute conscienceLes Velrans avanccedilaient en coin les Longevernes en trois petits groupes

au centre Lebrac agrave droite Camus agrave gauche GrangibusPas un ne disait mot Ils avanccedilaient au pas lentement comme des

chats qui se guettent les sourcils fronceacutes les yeux terribles les fronts plis-seacutes les gueules tordues les dents serreacutees les poings raidis sur le gourdinles sabres ou les lances

Et la distance diminuait et au fur et agrave mesure les pas se rapetissaientencore les trois groupes de Longeverne se concentraient sur la massetriangulaire de Velrans

Et quand les deux chefs furent presque nez agrave nez agrave deux pas lrsquoun delrsquoautre ils srsquoarrecirctegraverent Les deux troupes eacutetaient immobiles mais de lrsquoim-mobiliteacute drsquoune eau qui va bouillir heacuterisseacutees terribles des colegraveres gron-daient sourdement en tous les yeux deacutecochaient des eacuteclairs les poingstremblaient de rage les legravevres freacutemissaient

Qui le premier de lrsquoAztec ou de Lebrac allait srsquoeacutelancer on sentaitqursquoun geste un cri allait deacutechaicircner ces colegraveres deacutebrider ces rages affolerces eacutenergies et le geste ne se faisait pas et le cri ne sortait point et ilplanait sur les deux armeacutees un grand silence tragique et sombre que rienne rompait

Couacirc couacirc croacirc une bande de corbeaux rentrant en forecirct passegraverentsur le champ de bataille en jetant eacutetonneacutes une rafale de cris

Cela deacuteclencha toutUn hurlement sans nom jaillit de la gorge de Lebrac un cri terrible

sauta des legravevres de lrsquoAztec et ce fut des deux cocircteacutes une rueacutee impitoyableet fantastique

Impossible de rien distinguer Les deux armeacutees srsquoeacutetaient enfonceacuteeslrsquoune dans lrsquoautre le coin des Velrans dans le groupe de Lebrac les ailes deCamus et de Grangibus dans les flancs de la troupe ennemie Les triquesne servaient agrave rien On srsquoeacutetreignait on srsquoeacutetranglait on se deacutechirait onse griffait on srsquoassommait on se mordait on arrachait des cheveux desmanches de blouses et de chemises volaient au bout des doigts crispeacutes etles coffres des poitrines heurteacutees de coups de poing sonnaient commedes tambours les nez saignaient les yeux pleuraient

Crsquoeacutetait sourd et haletant on nrsquoentendait que des grognements des

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La guerre des boutons Chapitre II

hurlements des cris rauques inarticuleacutes han ahi ran pan rab crac ahan charogne mecircleacutes de plaintes eacutetouffeacutees euh oille ah et cela semecirclait effroyablement

Crsquoeacutetait un immense torchis hurlant de croupes et de tecirctes heacuterisseacute debras et de jambes qui se nouaient et se deacutenouaient Et tout ce bloc seroulait et se deacuteroulait et se massait et srsquoeacutetalait pour recommencer encore

La victoire serait aux plus forts et aux plus brutaux Elle devait sourireencore agrave Lebrac et agrave son armeacutee

Les plus atteints partirent individuellement Boulot le nez eacutecraseacute parun anonyme coup de sabot regagna le Gros Buisson en srsquoeacutepongeantcomme il pouvait mais du cocircteacute des Velrans crsquoeacutetait la deacutebandade TattiPissefroid Lataupe Bousbot et sept ou huit autres filaient agrave cloche-piedou le bras en eacutecharpe ou la gueule en compote et drsquoautres encore les sui-virent et encore quelques-uns de sorte que les valides se voyant petit agravepetit abandonneacutes et presque sucircrs de leur perte cherchegraverent eux aussi leursalut dans la fuite mais pas assez vite cependant pour que TouegueuleMigue la Lune et quatre autres ne fussent bel et bien enveloppeacutes chi-peacutes empoigneacutes et emmeneacutes tout vifs au camp du Gros Buisson agrave grandrenfort de coups de pied au cul

Ce fut vraiment une belle journeacuteeLa Marie preacutevenue eacutetait agrave la cabane Gambette y conduisit Boulot

pour le faire panser Lui-mecircme prit une casserole et fila dare dare agrave lasource la plus proche puiser de lrsquoeau fraicircche pour laver le pif endom-mageacute de son vaillant compaing tandis que durant ce temps les vain-queurs deacutesustentaient leurs prisonniers des objets divers encombrantleurs poches et tranchaient impitoyablement tous les boutons

Ils y passegraverent chacun agrave son tour Ce fut Touegueule qui eut les hon-neurs de la soireacutee Camus le soigna particuliegraverement nrsquoomit point de luiconfisquer sa fronde et lrsquoobligea agrave rester agrave cul nu devant tout le mondejusqursquoagrave la fin de lrsquoexeacutecution

Les quatre autres qui nrsquoavaient pas encore eacuteteacute pinceacutes furent eacuteche-nilleacutes agrave leur tour simplement froidement sans barbarie inutile

On avait reacuteserveacuteMigue la Lune pour le dernier pour la bonne bouchecomme on disait Nrsquoavait-il pas derniegraverement porteacute une griffe sacrilegravegesur le geacuteneacuteral apregraves lrsquoavoir fait treacutebucher traicirctreusement Oui crsquoeacutetait ce

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La guerre des boutons Chapitre II

pleurnicheur ce laquo jean-grognard raquo cette laquo mort aux rats raquo qui avait oseacutefrapper drsquoune baguette les fesses drsquoun guerrier deacutesarmeacute qursquoil eacutetait bienincapable de prendre La reacuteciproque srsquoimposait Il serait fesseacute drsquoimpor-tance Mais une odeur caracteacuteristique eacutemanait de sa personne une odeurinsupportable infecte qui malgreacute leur endurance fit se boucher le nezaux exeacutecuteurs des hautes oeuvres de Longeverne

Ce salaud-lagrave peacutetait comme un ronsin sup2 Ah il se permettait de peacuteter Migue la Lune balbutiait des syllabes inintelligibles larmoyant et

pleurnichant la gorge secoueacutee de sanglots Mais quand tous les boutonseacutetant trancheacutes le pantalon tomba et qursquoon deacutecouvrit la source drsquoinfec-tion on srsquoaperccedilut en effet que lrsquoodeur pouvait perdurer avec tant de veacute-heacutemence Le malheureux avait fait dans sa culotte et ses maigres fessesconchieacutees reacutepandaient tout alentour un parfum peacuteneacutetrant et eacutepouvan-table tant que geacuteneacutereux quand mecircme le geacuteneacuteral Lebrac renonccedila auxcoups de verge vengeurs et renvoya son prisonnier comme les autres sansplus de deacutepens heureux au fond et jubilant de cette punition naturelleinfligeacutee par sa couardise au plus sale guerrier que les Velrans comptaientdans leurs rangs de peigne-culs et de foireux

n

2 Eacutetalon

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CHAPITRE III

Le festin dans la forecirct

Qursquoon boute du vin en la tasseSoumelier Qursquoon en verse tantQursquoil se respande dans la place Qursquoon mange qursquoon boive drsquoautant

Ronsard (Odes)

Qrsquo dans la troupe de lrsquoAztec rosseacutee meurtriepilleacutee et abattue Lebrac apregraves tout srsquoen fhellipichait et son armeacuteeaussi On avait la victoire on avait fait six prisonniers Jamais

ccedila ne srsquoeacutetait vu depuis des temps et des temps La tradition des hauts faitsde guerre religieusement conserveacutee et transmise ne signalait La Criquesrsquoen portait garant aucune de ces prises fabuleuses et de ces rosseacutees fan-tastiques Lebrac pouvait se consideacuterer comme le plus grand capitaine quieucirct jamais commandeacute agrave Longeverne et son armeacutee comme la phalange laplus vaillante et la plus eacuteprouveacutee

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La guerre des boutons Chapitre III

Le butin eacutetait lagrave en tas amas de boutons et de tresses de cordons et deboucles et drsquoobjets heacuteteacuteroclites tregraves divers car on avait fait main basse surtout ce que renfermaient les poches les mouchoirs excepteacutes On voyaitde petits os de cochon perceacutes au milieu traverseacutes drsquoun double cordonde laine qui faisait en se roulant et se deacuteroulant tourner en frondonnantlrsquoosselet on appelait ce joujou un laquo fredot raquo on voyait aussi des billesdes couteaux ou pour ecirctre plus juste de vagues lames mal emmancheacutees il srsquoy trouvait eacutegalement quelques cleacutes de boicirctes de sardines un pegravere LaColique en plomb accroupi dans une posture intime et des tubes cha-lumeaux pour lancer des pois Tout cela entasseacute pecircle-mecircle devait allergrossir le treacutesor commun ou serait tireacute au sort

Mais le treacutesor du coup serait certainement doubleacute Et crsquoeacutetait le surlen-demain qursquoon devait justement payer au treacutesorier la seconde contributionde guerre

La premiegravere ideacutee de Lebrac lui revint agrave lrsquoesprit Si on employait cetargent agrave faire la fecircte

Comme il eacutetait homme de reacutealisation il srsquoenquit immeacutediatement au-pregraves de ses soldats des sommes que pourrait reacutecupeacuterer le treacutesorier

mdashQui crsquoest qui nrsquoa pas son sou pour payer lrsquoimpocirct de guerre Personne ne dit mot Tout le monde a bien compris Levez la main

ceusses qui nrsquoont pas leur sou drsquoimpocirct Aucune main ne se leva Un silence religieux planait Eacutetait-ce pos-

sible Ils avaient tous trouveacute le moyen drsquoacqueacuterir leur laquo rond raquo Les bonsconseils du geacuteneacuteral avaient porteacute leurs fruits aussi feacutelicita-t-il chaude-ment ses troupes

mdash Vous voyez bien que vous nrsquoecirctes pas si becirctes que vous croyiez hein Il suffit de vouloir on trouve toujours Mais il ne faut pas ecirctre une nouillepardine sans quoi on est toujours rouleacute dans la vie du monde

laquo Ici dedans fit-il en deacutesignant les deacutepouilles opimes il y a au moinspour quarante sous de fourbi eh bien mes petits puisqursquoon a eacuteteacute as-sez courageux pour le conqueacuterir avec nos poings il nrsquoy a pas besoin dedeacutepenser nos sous agrave en acheter drsquoautre

laquo Nous allons avoir demain quarante-cinq sous Pour fecircter la victoireet laquo prendre le chat raquo de la construction de la cabane on va faire la bringuetous ensemble jeudi prochain apregraves-midi

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La guerre des boutons Chapitre III

laquoQursquoen dites-vous mdash Oui oui oui bravo bravo crsquoest ccedila criegraverent beuglegraverent hurlegraverent

quarante voix crsquoest ccedila vive la fecircte vive la noce mdash Et maintenant agrave la cabane reprit le chef Tinum passe-moi ton

beacuteret que je lrsquoemplisse de butin pour le joindre agrave notre cagnotteIl nrsquoy a plus personne lagrave-bas questionna-t-il en deacutesignant la lisiegravere

du bois de VelransCamus grimpa au checircne pour srsquoen assurermdash Penses-tu fit-il au bout drsquoun instant drsquoexamen apregraves une pareille

tatouille ils ont fileacute comme des liegravevresLrsquoarmeacutee de Longeverne rejoignit agrave la cabane Boulot Gambette et la

Marie qui srsquoapprecirctait agrave partir Le blesseacute qui avait abondamment saigneacuteavait le nez tout bleu et enfleacute comme une pomme de terre mais il ne seplaignait pas trop tout demecircme songeant au nombre de tignasses crecircpeacuteespar ses doigts et agrave la quantiteacute respectable de coups de poing qursquoil avaiteacutequitablement distribueacutes de cocircteacute et drsquoautre

On srsquoarrangea pour raconter qursquoen courant il eacutetait tombeacute sur une billede bois et qursquoil nrsquoavait pas eu le temps de porter les mains en avant pourproteacuteger sa face

Jeudi il serait gueacuteri il pourrait faire la fecircte avec les autres et commecrsquoeacutetait lui qui avait en lrsquooccurrence eacuteteacute le plus malmeneacute on lui revaudraitccedila en nature agrave lrsquoheure du partage des provisions

Le lendemain Lebrac et Tintin ayant perccedilu lrsquoargent discutegraverent avecles camarades de la faccedilon dont on devrait lrsquoemployer

On fit des propositionsmdash Du chocolatTout le monde eacutetait drsquoaccord pour cet achatmdash Comptons fit La Crique La tablette de dix raies coucircte huit sous il

en faut agrave chacun un assez gros morceau avec trois tablettes trente raieson en aura chacun plus drsquoune demie oui reprit-il apregraves calcul cela ferajuste deux tiers de raie agrave chacun crsquoest tregraves bien

laquo On le mangera comme ccedila sec ou avec son pain Trois tablettes agravehuit sous ccedila fait vingt-quatre sous De quarante-cinq il restera vingt etun ronds

laquoQursquoest-ce qursquoon va acheter avec

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Des croquets mdash Des biscuits mdash Des bonbons mdash Des sardines mdash Nous nrsquoavons que vingt et un sous souligna Lebracmdash Faut acheter des sardines insinua Tintin Crsquoest bon les sardines

Ah tu sais pas ce que crsquoest Guerreuillas Eh bien mon vieux crsquoest despetits poissons sans tecircte cuits laquo dedans raquo une boicircte en fer-blanc mais tusais crsquoest salement bon Seulement on nrsquoen achegravete pas souvent chez nouslaquo passe que raquo crsquoest cher

Achetons-en une boicircte voulez-vous Il y en a dix douze mecircme quel-quefois laquo tienze raquo par boicircte on partagera

mdash Ah oui que crsquoest bon rencheacuterit Tigibus et lrsquohuile aussi mes amis moi ce que je lrsquoaime lrsquohuile de sardine je relegraveche les boicirctes quand on enachegravete crsquoest pas comme lrsquohuile agrave salade

On vota drsquoenthousiasme lrsquoachat drsquoune boicircte de sardines de onze sousRestaient dix sous de disponiblesLa Crique en le faisant remarquer crut devoir ajouter cet avis mdash On ferait bien de prendre quelque chose qursquoon puisse partager plus

facilement et dont on aurait plusieurs morceaux pour un souLes bonbons srsquoimposaient les petits bonbons ronds et aussi la reacuteglisse

en bois qursquoil faisait si bon sucer et macirccher en classe derriegravere le paraventdes pupitres ouverts

mdash Partageons donc conclut Lebrac cinq sous de bonbons cinq sousde reacuteglisse en bois

Crsquoest reacutegleacute comme ccedila mais ce nrsquoest pas tout vous savez Il faudrachiper des pommes et des poires agrave la cave on fera aussi cuire des pommesde terre Camus fera des cigares de laquo veacutellie raquo

mdash Faudra boire aussi deacuteclara Grangibusmdash Si on pouvait avoir du vin mdash Et de la goutte mdash Du cassis mdash Du sirop mdash De la laquo gueurnadine raquo mdash Crsquoest bien difficile

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Je sais ousqursquoest la bonbonne de goutte agrave la chambre haute fit Le-brac si y a moyen drsquoen prendre un laquo maillet raquo sup1 as pas peur on en auramais du vin bernique

mdash Et puis on nrsquoa pas de verresmdash Faudra au moins avoir de lrsquoeau dans quelque chosemdash Il y a des casseroles lagrave-bas mdash Crsquoest pas assez grand mdash Si on pouvait avoir un petit tonneau ou mecircme un vieil arrosoirmdash Un arrosoir il y a le vieux de lrsquoeacutecole qursquoest au fond du laquo collidor raquo

si on le chipait il y a bien un trou au fond et il est plein de poussiegraveremais crsquoest pas une affaire on bouchera le laquo poutiu raquo sup2 avec une chevilleet on reacutecurera le fer-blanc avec du sable ccedila y est-il

mdash Oui acquiesccedila Lebrac crsquoest une bonne ideacutee Agrave quatre heures ce soirjrsquosuis de balayage je le foutrai derriegravere le mur de la cour en venant viderle chenit sup3 le soir agrave la nuit je viendrai le prendre et jrsquoirai le cacher enattendant dans la caverne du Tilleul on le reacutecurera demain

laquo Pour les achats voici comment il faudra faire moi jrsquoachegraveterai uneplaque de chocolat Grangibus une autre Tintin la troisiegraveme La Criqueira chercher les sardines Boulot les bonbons et Gambette la reacuteglisse Per-sonne ne pourra se douter de rien On portera tout le fourbi agrave la cabaneavec les pommes et les laquo patates raquo et tout ce qursquoon pourra rabioter

laquo Ah jrsquooubliais Du sucre Tacircchez de chiper du sucre pour mangeravec la gouttehellip si on en a On fera des canards

laquo Crsquoest facile agrave prendre du sucre quand la vieille tourne le pied raquoAucune de ces excellentes recommandations ne fut oublieacutee cha-

cun srsquoeacutetait chargeacute drsquoune tacircche particuliegravere et srsquoappliquait agrave la remplirconsciencieusement Aussi le jeudi apregraves-midi Lebrac Camus Tintin LaCrique et Grangibus lesquels avaient pris les devants reccedilurent-ils leurscamarades qui arrivaient lrsquoun apregraves lrsquoautre ou par petites bandes avec lespoches garnies et bourreacutees mais bourreacutees agrave taper

Eux les chefs avaient aussi des surprises agrave faire agrave leurs inviteacutes

1 Litre bouteille2 Pertuis trou3 Chenit balayures

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La guerre des boutons Chapitre III

Un feu clair dont la flammemontait agrave plus drsquounmegravetre de haut emplis-sait la cabane drsquoune clarteacute chaude et faisait chatoyer les couleurs violentesdes gravures

Sur la table rustique ougrave les journaux eacutetendus remplaccedilaient la nappeles provisions acheteacutees en bel ordre srsquoalignaient et derriegravere ocirc joie ocirctriomphe trois bouteilles pleines trois bouteilles mysteacuterieuses deacuterobeacuteesagrave coup de geacutenie par les Gibus et par Lebrac dressaient leurs formes eacuteleacute-gantes

Lrsquoune renfermait de lrsquoeau-de-vie les deux autres du vinSur une sorte de pieacutedestal de pierre lrsquoarrosoir reacutecureacute neuf dont les

cabossures brillaient brandissait en avant son goulot poli qui deacuteverseraitune eau limpide et pure puiseacutee agrave la source voisine des tas de pommes deterre peacutetaient sous la cendre chaude

Quelle belle journeacutee Il avait eacuteteacute entendu qursquoon partageait tout chacun devant seulement

garder son pain Aussi agrave cocircteacute des plaques de chocolat et de la boicircte desardines une pile de morceaux de sucre monta bientocirct que La Criquedeacutenombra avec soin

Il eacutetait impossible de faire tenir les pommes sur la table il y en avaitplus de trois doubles On avait vraiment bien fait les choses mais ici en-core le geacuteneacuteral avec sa bouteille de goutte battait tous les records

mdash Chacun aura son cigare affirma Camus deacutesignant drsquoun geste largeune pile reacuteguliegravere et serreacutee de bouts de cleacutematite soigneusement choisissans noeuds lisses avec de beaux petits trous ronds qui disaient que celatirerait bien

Les uns se tenaient dans la cabane drsquoautres ne faisaient qursquoy passer on entrait on sortait on riait on se tapait sur le ventre on se fichait pourrire de grands coups de poing dans le dos on se congratulait

mdash Ben mon vieux ccedila biche mdash Crois-tu qursquoon est des types hein mdash Ce qursquoon va rigoler Il eacutetait entendu que lrsquoon commencerait degraves que les pommes ce terre

seraient precirctes Camus et Tigibus en surveillaient la cuisson repous-saient les cendres rejetaient les braises tirant de temps agrave autre avec unpetit bacircton les savoureux tubercules et les tacirctant du bout des doigts ils

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La guerre des boutons Chapitre III

se brucirclaient et secouaient les mains soufflaient sur leurs ongles puis re-chargeaient le feu continuellement

Pendant ce temps Lebrac Tintin Grangibus et La Crique apregraves avoircalculeacute le nombre de pommes et de morceaux de sucre auxquels chacunaurait droit srsquooccupaient agrave un eacutequitable partage des tablettes de chocolatdes petits bonbons et des bouts de reacuteglisse

Une grosse eacutemotion les eacutetreignit en ouvrant la boicircte de sardines seraient-ce des petites ou des grosses Pourrait-on reacutepartir eacutegalementle contenu entre tous

Avec la pointe de son couteau deacutetournant celles du dessus La Criquecompta huit neuf dix onze Onze reacutepeacuteta-t-il Voyons trois fois onzetrente-trois quatre fois onze quarante-quatre

mdash Merde bon dious nous sommes quarante-cinq un de trop Il y ena un qui srsquoen passera

Tigibus agrave croupetons devant son brasier entendit cette exclamationsinistre et drsquoun geste et drsquoun mot trancha la difficulteacute et reacutesolut le pro-blegraveme

mdash Ce sera moi qui nrsquoen aurai point si vous voulez srsquoeacutecria-t-il vousme donnerez la boicircte avec lrsquohuile pour la releacutecher jrsquoaime autant ccedila Est-ceque ccedila ira

Si ccedila irait crsquoeacutetait mecircme eacutepatant mdash Je crois bien que les pommes de terre sont cuites eacutemit Camus re-

poussant vers le fond avec une fourche en coudre plus qursquoagrave moitieacute brucircleacuteele brasier rougeoyant afin drsquoaveindre son butin

mdash Agrave table alors rugit LebracEt se portant agrave lrsquoentreacutee mdash Eh bien la coterie on nrsquoentend rien Agrave table qursquoon vous dit

Amenez-vous Y a pus drsquoamour quoi y a pus moyen Faut-il aller cher-cher la banniegravere

Et lrsquoon se massa dans la cabanemdashQue chacun srsquoasseye agrave sa place ordonna le chef on va partager Les

patates drsquoabord faut commencer par queacuteque chose de chaud crsquoest mieuxcrsquoest plus chic crsquoest comme ccedila qursquoon fait dans les grands dicircners

Et les quarante gaillards aligneacutes sur leurs siegraveges les jambes serreacuteesles genoux agrave angle droit comme des statues eacutegyptiennes le quignon de

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La guerre des boutons Chapitre III

pain au poing attendirent la distributionElle se fit dans un religieux silence les derniers servis lorgnaient les

boules grises dont la chair drsquoune blancheur mate fumait en eacutepandant unbon parfum sain et vigoureux qui aiguisait les appeacutetits

On eacuteventrait la croucircte on mordait agrave mecircme on se brucirclait on se re-tirait vivement et la pomme de terre roulait quelquefois sur les genouxougrave une main leste la rattrapait agrave temps crsquoeacutetait si bon Et lrsquoon riait etlrsquoon se regardait et une contagion de joie les secouait tous et les languescommenccedilaient agrave se deacutelier

De temps en temps on allait boire agrave lrsquoarrosoir Le buveur ajustait sabouche comme un succediloir au goulot de fer-blanc aspirait un bon coup etla bouche pleine et les joues gonfleacutees avalait tout hoquetant sa gorgeacutee ourecrachait lrsquoeau en gerbe en eacuteclatant de rire sous les lazzi des camarades

mdash Boira boira pas pari que si parie que ni Crsquoeacutetait le tour des sardinesLa Crique religieusement avait partageacute chaque poisson en quatre il

avait opeacutereacute avec tout le soin et la preacutecision deacutesirables afin que les frac-tions ne srsquoeacutemiettassent point et il srsquooccupait agrave remettre agrave chacun la partqui lui revenait Deacutelicatement avec le couteau il prenait dans la boicircte queportait Tintin et mettait sur le pain de chacun la portion leacutegale Il avaitlrsquoair drsquoun precirctre faisant communier les fidegraveles

Pas un ne toucha agrave son morceau avant que tous ne fussent servis Ti-gibus comme il eacutetait convenu eut la boicircte avec lrsquohuile ainsi que quelquespetits bouts de peau qui nageaient dedans

Il nrsquoy en avait pas gros mais crsquoeacutetait du bon Il fallait en jouir Et tousflairaient reniflaient palpaient leacutechaient le morceau qursquoils avaient surleur pain se feacutelicitant de lrsquoaubaine se reacutejouissant au plaisir qursquoils allaientprendre agrave le mastiquer srsquoattristant agrave penser que cela durerait si peu detemps Un coup drsquoengouloir et tout serait fini Pas un ne se deacutecidait agrave atta-quer franchement Crsquoeacutetait si minime Il fallait jouir jouir et lrsquoon jouissaitpar les yeux par les mains par le bout de la langue par le nez par le nezsurtout jusqursquoau moment ougrave Tigibus qui pompait torchait eacutepongeaitson reste de laquo sauce raquo avec de la mie de pain fraicircche leur demanda ironi-quement srsquoils voulaient faire des reliques de leur poisson qursquoils nrsquoavaientdans ce cas qursquoagrave porter leurs morceaux au cureacute pour qursquoil pucirct les joindre

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La guerre des boutons Chapitre III

aux os de lapins qursquoil faisait baiser aux vieilles gribiches en leur disant laquo Passe tes cornes ⁴ raquo

Et lrsquoon mangea lentement sans pain par petites portions eacutegales eacutepui-sant le suc pompant par chaque papille arrecirctant au passage le morceaudeacutelayeacute noyeacute submergeacute dans un flux de salive pour le ramener encoresous la langue le remastiquer de nouveau et ne le laisser filer enfin qursquoagraveregret

Et cela finit ainsi religieusement Ensuite Guerreuillas confessa qursquoeneffet crsquoeacutetait rudement bon mais qursquoil nrsquoy en avait guegravere

Les bonbons eacutetaient pour le dessert et la reacuteglisse pour ronger en srsquoenretournant Restaient les pommes et le chocolat

mdash Voui mais va-t-on pas boire bientocirct reacuteclama Boulotmdash Il y a lrsquoarrosoir reacutepondit Grangibus faceacutetieuxmdash Tout agrave lrsquoheure reacutegla Lebrac le vin et la gniaule crsquoest pour la fin

pour le cigaremdash Au chocolat maintenant Chacun eut sa part les uns en deux morceaux les autres en un

seul Crsquoeacutetait le plat de reacutesistance on le mangea avec le pain toutefoisquelques-uns des raffineacutes sans doute preacutefeacuteregraverent manger leur pain secdrsquoabord et le chocolat ensuite

Les dents croquaient et mastiquaient les yeux peacutetillaient La flammedu foyer raviveacutee par une brasseacutee de brandes enluminait les joues et rou-gissait les legravevres On parlait des batailles passeacutees des combats futurs desconquecirctes prochaines et les bras commenccedilaient agrave srsquoagiter et les pieds setreacutemoussaient et les torses se tortillaient

Crsquoeacutetait lrsquoheure des pommes et du vinmdashOn boira chacun agrave son tour dans la petite casserole proposa CamusMais La Crique deacutedaigneusement reacutepliqua mdash Pas du tout Chacun aura son verre Une telle affirmation bouleversa les convivesmdash Des verres Trsquoas des verres Chacun son verre Trsquoes pas fou La

Crique Comment ccedila

4 Sans doute Pax tecum

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Ah ah ricana le compegravere Voilagrave ce que crsquoest que drsquoecirctre malin Etces pommes pour qui que vous les prenez

Personne ne voyait ougrave La Crique en voulait venirmdash Tas de gourdes reprit-il sans respect pour la socieacuteteacute prenez vos

couteaux et faites comme moi Ce disant lrsquoinventeur lrsquoeustache agrave lamain creusa immeacutediatement dans les chairs rebondies drsquoune belle pommerouge un trou qursquoil eacutevida avec soin transformant en coupe originale lebeau fruit qursquoil avait entailleacute

mdash Crsquoest vrai tout de mecircme sacreacute La Crique Crsquoest eacutepatant srsquoexclamaLebrac

Et immeacutediatement il fit faire la distribution des pommes Chacun semit agrave la taille de son gobelet tandis que La Crique loquace et triomphantexpliquait

mdashQuand jrsquoallais aux champs et que jrsquoavais soif je creusais une grossepomme et je trayais une vache et voilagrave je mrsquoenfilais comme ccedila mon petitbol de lait chaudot

Chacun ayant confectionneacute son gobelet Grangibus et Lebrac deacutebou-chegraverent les litres de vin Ils se partagegraverent les convives Le litre de Gran-gibus plus grand que lrsquoautre devait contenter vingt-trois guerriers celuide son chef vingt-deux Les verres heureusement eacutetaient petits et le par-tage fut eacutequitable du moins il faut le croire car il ne donna lieu agrave aucunereacutecrimination

Quand chacun fut servi Lebrac levant sa pomme pleine formula letoast drsquousage simple et bref

mdash Et maintenant agrave la nocirctre mes vieux et agrave cul les Velrans mdash Agrave la tienne mdash Agrave la nocirctre mdash Vive nous mdash Vivent les Longevernes On choqua les pommes on brandit les coupes on beugla des injures

aux ennemis on exalta le courage la force lrsquoheacuteroiumlsme de Longeverne eton but on leacutecha on succedila la pomme jusqursquoau treacutefonds des chairs

mdash Si on en poussait une maintenant proposa Tigibusmdash Allez Camus Ta chanson Camus entonna

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La guerre des boutons Chapitre III

Rien nrsquoest si beaursquoun artilleur sur un chameauhellipmdash Crsquoest pas assez long Crsquoest dommage Elle est bellemdash Alors on va tous chanter ensemble Aupregraves de ma blonde Tout le

monde la sait Allons-y Une deusse Et toutes les voix juveacuteniles lancegraverent agrave pleins poumons la vieille chan-

son Au jardin de mon pegravereLes lauriers sont fleurisTous les oiseaux du mondeViennent faire leur nidOui Aupregraves de ma blondersquoil fait bon fait bon fait bon Aupregraves de ma blondersquoil fait bon dormir Tous les oiseaux du mondeViennent faire leur nidLa caillrsquo la tourterelleEt la jolie perdrixOui Aupregraves de ma blondehellipLa caille la tourterelleEt la jolie perdrixEt la blanche colombei chante jour et nuitOui Aupregraves de ma blondehellipEt la blanche colombei chante jour et nuiti chante pour les bellesi nrsquoont pas de mariOui Aupregraves de ma blondehellip

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La guerre des boutons Chapitre III

Quand on eut fini celle-lagrave on en voulut recommencer une autre et cefut Tintin qui entonna

Petit tambour srsquoen revenant de guerre (bis)Srsquoen revenant de guerrePan plan ra-ta-planhellipMais on la lacirccha en cours de route car maintenant qursquoon avait bu il

fallait autre chose quelque chose de mieuxmdash Allez Camus Dis-nous Madeleine srsquoen fut agrave Romendash Oh Jrsquosais rien que deux morceaux de deux couplets crsquoest pas la

peine personne ne la sait Quand les conscrits voient qursquoon approchepour eacutecouter ils srsquoarrecirctent et ils nous disent de foutre le camp

mdash Crsquoest passe que crsquoest rigolomdash Non jrsquocrois que crsquoest passe que crsquoest des cochonceteacutes laquo Y a un sacreacute truc mais jrsquosais pas ce que crsquoest ousqursquoon y fourre la

Madeleine lrsquoEstitut et le Pateacuteon un reacutegiment drsquoinfanterie la baiumlonnetteau canon et encore un tas drsquoautrsquofourbis laquo que je peux pas me raviser raquo

mdash Plus tard quand on sera conscrit on le saura nous aussi va affirmaTigibus pour exhorter ses camarades agrave la patience

On essaya alors de se rappeler la chanson deDeacutebiez quand il est saoul Soupe agrave lrsquooignon bouillon deacutemocratiquehellipOn eacutecorcha encore tant bien que mal le refrain de Kinkin le bracon-

nier Car le Paradis laiumlriCar le Paradis laiumlriCar le ParadisAux ivrognrsquo est promisPuis de guerre lasse lrsquoensemble manquant il y eut un court silence

eacutetonneacuteAlors Boulot pour le rompre proposa mdash Si on faisait des tours mdash Faire voir le diable dans une manche de veste mdash Si on jouait agrave pigeon vole reprit un autremdash Penses-tu un jeu de gamines ccedila pourquoi pas sauter agrave la corde mdash Et notre goutte nom de Dieu rugit Lebrac

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Et mes cigares beugla Camus

n

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CHAPITRE IV

Reacutecits des temps heacuteroiumlques

En ces temps eacutepoque lointaine merveilleusehellip

Charles Callet (Contes anciens)

C rsquo des chefs reprit sa pomme et tandisque Camus passant entre les rangs offrait avec une nonchalanteeacuteleacutegance les cigares de laquo veacutellie raquo Grangibus lui distribuait les

morceaux de sucremdash Tout de mecircme quelle noce mdash Mrsquoen parle pas quelle bringue mdashQuel gueuleton mdashQuelle bombe Lebrac en connaisseur agitait son litre drsquoeau-de-vie ougrave des bulles

drsquoair se formaient qui venaient srsquoeacutepanouir et crever en couronne au gou-lot

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La guerre des boutons Chapitre IV

mdash Crsquoest de la bonne affirma-t-il Elle a de la religion elle fait le cha-pelet Attention jrsquovas passer que personne ne bouge

Et lentement il partagea entre les quarante-cinq convives le litre drsquoal-cool Cela dura bien dix minutes mais personne ne but avant le signalOn porta alors de nouveaux toasts plus verts et plus violents que jamais ensuite on trempa les morceaux de sucre et on pompa le liquide agrave petitscoups

Vingt dieux ce qursquoelle eacutetait forte Les petits en eacuteternuaient tous-saient crachaient devenaient rouges violets cramoisis mais pas un nevoulait avouer que cela lui brucirclait la gorge et que ccedila lui tordait les tripes

Crsquoeacutetait chipeacute donc crsquoeacutetait bon crsquoeacutetait mecircme deacutelicieux exquis et ilnrsquoen fallait pas perdre une goutte

Aussi ducirct-on en crever on avala la gniaule jusqursquoagrave la derniegravere moleacute-cule et on leacutecha la pomme et on la mangea pour ne rien perdre du jus quiavait pu peacuteneacutetrer agrave lrsquointeacuterieur des chairs

mdash Et maintenant allumons proposa CamusTigibus le chauffeur fit passer des tisons enflammeacutes On emboucha

les morceaux de laquo veacutellie raquo et tous fermant agrave demi les yeux tordant lesbajoues pinccedilant les legravevres plissant le front se mirent agrave tirer de toute leureacutenergie Parfois mecircme tant on y mettait drsquoardeur il arrivait que la cleacutema-tite bien segraveche srsquoenflammait et alors on admirait et tous srsquoappliquaient agravereacutealiser cet exploit

mdash Pendant que nous avons les pattes au chaud et le ventre plein qursquoonest bien tranquille en train de fumer un bon cigare si on disait des racon-tottes sup1

mdash Ah oui crsquoest ccedila ou bien des devinettes Pour rigoler on donneraitdes gages

mdashMes vieux coupa La Crique les jambes croiseacutees grave le cigare auxdents moi si vous voulez jrsquovas vous dire quelque chose queacuteque chosede seacuterieux de vrai que jrsquoai appris y a pas longtemps Crsquoest mecircme presquede lrsquohistoire Oui je lrsquoai entendu du vieux Jean-Claude qui le racontait agravemon parrain

mdash Ah quoi quoi donc interrogegraverent plusieurs voix

1 Histoires

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La guerre des boutons Chapitre IV

mdash Crsquoest la cause pourquoi qursquoon se bat avec les Velrans Vous savezmes petits crsquoest pas drsquoaujourdrsquohui ni drsquohier que ccedila dure il y a des anneacuteeset des anneacutees

mdashCrsquoest depuis le commencement dumonde pardieacute interrompit Gam-bette parce qursquoils ont toujours eacuteteacute des peigne-culs et voilagrave

mdash Crsquoest des peigne-culs tant que tu voudras pourtant crsquoest pas depuisle moment que tu dis quand mecircme Gambette crsquoest apregraves bien apregravesmais il y a tout de mecircme une belle lurette depuis ce temps-lagrave au jourdrsquoaujordrsquohui

mdash Ben puisque tu le sais dis-nous ccedila ma vieille ccedila doit ecirctre sucircrementpasse que crsquoest rien qursquoune sale bande de foutus cochons

mdash Tout juste des faineacuteants et des gouris sup2 Et ils ont oseacute traiter lesLongevernes de voleurs encore par-dessus le marcheacute ces salauds-lagrave

mdash Ah par exemple quel toupet mdash Oui fit La Crique continuantQuant agrave pouvoir dire au juste lrsquoanneacutee

ougrave que crsquoest arriveacute je peux pas le vieux Jean-Claude y sait pas non pluspersonne ne se rappelle pour savoir il faudrait regarder dans les vieuxpapiers dans les archives qursquoils disent et je sais pas ce que crsquoest que cescochonneries-lagrave

laquo Crsquoeacutetait au temps ougrave qursquoon parlait de la Murie La Murie voilagrave onne sait plus bien ce que crsquoest peut-ecirctre une sale maladie quelque chosecomme un fantocircme qui sortait tout vivant du ventre des becirctes creveacuteesqursquoon laissait pourrir dans les coins et qui voyageait qui se baladait dansles champs dans les bois dans les rues des villages la nuit On ne la voyaitpas on la sentait on la reniflait les becirctesmeuglaient les chiens jappaientagrave la mort quand elle eacutetait par lagrave aux alentours agrave rocircder Les gens eux sesignaient et disaient Y a un malheur qursquoest en route Alors au matinquand on lrsquoavait sentie passer les becirctes qursquoelle avait toucheacutees dans leurseacutetables tombaient et peacuterissaient et les gens aussi crevaient comme desmouches

laquo La Murie venait surtout quand il faisait chaudlaquo Voilagrave on eacutetait bien on riait on mangeait on buvait et puis sans

savoir pourquoi ni comment une ou deux heures apregraves on devenait tout

2 Gouris gorets

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La guerre des boutons Chapitre IV

noir on vomissait du sang pourri et on claquait Rien agrave faire et rien agrave direPersonne nrsquoarrecirctait la Murie les malades eacutetaient fichus On avait beaujeter de lrsquoeau beacutenite dire toutes sortes de priegraveres faire venir le cureacute pourmarmonner ses oremus invoquer tous les saints du Paradis la ViergeJeacutesus-Christ le pegravere Bon Dieu crsquoeacutetait comme si on avait pisseacute dans unviolon ou puiseacute de lrsquoeau avec une eacutecumoire tout crevait quand mecircme etle pays eacutetait ruineacute et les gens eacutetaient foutus

laquo Aussi quand une becircte venait agrave peacuterir vous pouvez croire qursquoon lrsquoen-crottait vivement

laquo Crsquoest la Murie qui a ameneacute la guerre entre les Velrans et les Longe-vernes raquo

Le conteur ici fit une pause savourant son preacuteambule jouissant delrsquoattention eacuteveilleacutee puis il tira quelques bouffeacutees de son cigare de cleacutema-tite et reprit les yeux des camarades dardeacutes sur lui

mdash Savoir au juste comment que crsquoest arriveacute crsquoest pas possible on nrsquoapas assez de renseignements On croit pourtant que des espegraveces demaqui-gnons peut-ecirctre bien des voleurs eacutetaient venus aux foires de Morteau oude Maicircche et srsquoen retournaient dans le pays bas Ils voyageaient la nuit peut-ecirctre se cachaient-ils surtout srsquoils avaient voleacute des becirctes Toujoursest-il que comme ils passaient lagrave-haut par les pacirctures de Chasalans unedes vaches qursquoils emmenaient srsquoest mise agrave meugler agrave meugler puis ellenrsquoa plus voulu marcher elle srsquoest laquo accouteacute le cul raquo comme un laquo murot raquoet elle est resteacutee lagrave agrave meugler toujours Les autres ont eu beau tirer surla longe et lui flanquer des coups de trique rien nrsquoy a fait elle nrsquoa plusbougeacute au bout drsquoun moment elle srsquoest fichue par terre srsquoest allongeacuteetoute raide elle eacutetait creveacutee foutue

laquo Les ldquotypesrdquo ne pouvaient pas lrsquoemporter agrave quoi leur aurait-elleservi Ils nrsquoont rien dit du tout et comme crsquoeacutetait la nuit loin des vil-lages ndash ni vu ni connu je trsquoembrouille ndash ils ont fichu le camp et on ne lesa jamais revus et on nrsquoa jamais su ni qui ils eacutetaient ni drsquoougrave ils venaient

laquo Faut dire que crsquoeacutetait en eacuteteacute que ccedila se passaitlaquo Agrave ce moment-lagrave crsquoeacutetaient les Velrans qui pacircturaient les communaux

de Chasalans et qui faisaient les coupes du bois qursquoon a toujours appeleacutedepuis bois de Velrans le bois ousqursquoils viennent pour nous attaquer par-dieacute

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La guerre des boutons Chapitre IV

mdash Ah ah interrompirent des voix Crsquoest bien le nocirctre pourtant cebois-lagrave nom d Dhellip

mdash Oui crsquoest le nocirctre et vous allez bien le voir mais eacutecoutez Commeil faisait tregraves chaud cet eacuteteacute-lagrave bientocirct la vache creveacutee a commenceacute desentir mauvais au bout de trois ou quatre jours elle empoisonnait elleeacutetait pleine de mouches de sales mouches vertes de mouches agrave muriecomme on disait Alors les gens qui ont eu lrsquooccasion de passer par lagrave ontbien renifleacute lrsquoodeur ils se sont approcheacutes et ils ont vu la charogne quipourrissait lagrave sur place

laquo Ccedila pressait Ils nrsquoont fait ni une ni deusse ils ont fileacute subito trouverles anciens de Velrans et ils leur zrsquoont dit

laquo ndash Voilagrave y a une charogne qui pourrit dedans votrsquopacircturage de Cha-salans et ccedila empoisonne jusqursquoau milieu du Chanet faut vite aller lrsquoen-crotter avant que les becirctes nrsquoattrapent la Murie

laquo ndash La Murie qursquoils ont reacutepondu mais crsquoest nous qursquoon lrsquoattraperaitpeut-ecirctre en enfouissant la becircte encrottez-la vous-mecircmes puisque vouslrsquoavez trouveacutee drsquoabord qursquoest-ce qui prouve qursquoelle est sur notrsquo terri-toire La pacircture est autant agrave vous qursquoagrave nous agrave preuve crsquoest que vos becirctesy sont tout le temps fourreacutees

laquo ndashQuand par hasard elles y vont vous savez bien nous gueuler apregraveset les acaillener qursquoont reacutepondu les Longevernes (ce qui eacutetait la pure veacute-riteacute) Vous nrsquoavez point de temps agrave perdre ou bien autant agrave Velrans qursquoagraveLongeverne les becirctes vont bientocirct crever par la Murie et les gens itou

laquo ndash Murie vous-mecircme qursquoont reacutepondu les Velranslaquo ndash Ah vous ne voulez pas lrsquoencrotter ah ben on verra voir drsquoabord

vous nrsquoecirctes que des propres-agrave-rien et des peigne-culs laquo ndash Crsquoest vous qui nrsquoecirctes que des jeanfoutres puisque vous avez

trouveacute la charogne eh ben crsquoest la vocirctre gardez-la on vous la donnemdash Salauds interrompirent quelques auditeurs furieux de retrouver

lrsquoantique mauvaise foi des Velransmdash Alors qursquoest-ce qui srsquoest passeacute mdash Ce qui srsquoest passeacute reprit La Crique Eh bien voici laquo Les Longevernes sont revenus au pays ils sont alleacutes trouver tous les

anciens et le cureacute et ceusses qui avaient du bien et qursquoauraient fait commequi dirait le Conseil Municipal drsquoaujourdrsquohui et ils leur ont raconteacute ce

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La guerre des boutons Chapitre IV

qursquoils avaient vu et ldquosenturdquo et ce qursquoavaient dit les Velranshelliplaquo Quand les femmes ont su ce qursquoil y avait elles ont commenceacute agrave

chougner sup3 et agrave gueuler elles ont dit que tout eacutetait foutu et qursquoon allaitpeacuterir Alors les vieux ont deacutecideacute de foutre le camp agrave Besanccedilon que je croisou ailleurs je sais pas trop au juste trouver les grosses leacutegumes les jugeset le gouverneur Comme crsquoeacutetait pressant toute la grande seacutequelle a rap-pliqueacute aussitocirct et ils ont fait venir agrave Chasalans les Longevernes et lesVelrans pour qursquoils srsquoessepliquent

laquo Les Velrans ont dit Messeigneurs la pacircture nrsquoest pas agrave nous nous lejurons devant le Bon Dieu et la sainte Vierge qursquoest notre sainte patronneagrave tertous elle est aux Longevernes crsquoest agrave eusses drsquoencrotter la becircte

laquo Les Longevernes ont dit Sauf votrsquorespect Messeigneurs crsquoest pasvrai crsquoest des menteurs Agrave preuve crsquoest qursquoils la pacircturent toute lrsquoanneacutee etqursquoils font les coupes de bois

laquo Lagrave-dessus les autres ont rejureacute en crachant par terre que le terrainnrsquoeacutetait pas agrave eux

laquo Les gens de la haute eacutetaient bien embecircteacutes Tout de mecircme comme ccedilane sentait pas bon et qursquoil fallait en finir ils ont jugeacute sur place et ont dit

laquo Puisque crsquoest comme ccedila comme les Velrans jurent que la proprieacuteteacutene leur appartient pas les Longevernes encrotteront la becirctehellip Alors lesVelrans ont ri passe que vous savez ce qursquoelle empoisonnait la vache et les beaux messieurs ils ne srsquoen approchaient que de loinhellip Mais qursquoilsont ajouteacute puisqursquoils lrsquoencrotteront la pacircture et le bois seront acquis deacute-finitivement agrave Longeverne attendu que les Velrans nrsquoen veulent pas

laquo Alors apregraves ccedila les Velrans ont ri jaune et ccedila les emmhellip becirctait bienmais ils avaient jureacute en crachant par terre ils ne pouvaient pas se deacutediredevant le cureacute et les messieurs

laquo Les gens de Longeverne ont tireacute agrave la courte bucircche qui crsquoest qursquoen-crotterait la vache et ceux-lagrave ont eu double affouage de bois pendant lesquatre coupes qursquoon a faites Seulement sitocirct que la becircte a eacuteteacute encrotteacuteeet qursquoon nrsquoa plus eu peur de la Murie les Velrans ont preacutetendu que le boiseacutetait toujours agrave eux et ils ne voulaient pas que les gens de Longevernefassent les coupes

3 Pleurer

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La guerre des boutons Chapitre IV

laquo Ils traitaient nos vieux de voleurs et de relegraveche-murie ces faineacuteants-lagrave qursquoavaient pas eu le courage drsquoenterrer leur pourriture

laquo Ils ont fait un procegraves agrave Longeverne un procegraves qursquoa dureacute longtempslongtemps et ils ont deacutepenseacute des tas de sous mais ils ont perdu agrave Baumeils ont perdu agrave Besanccedilon ils ont perdu agrave Dijon ils ont perdu agrave Paris paraicirctqursquoils ont mis plus de cent ans agrave en deacutefinir

laquo Et ccedila les ldquohoukssaitrdquo salement de voir les Longevernes venir leurcouper le bois agrave leur nez agrave chaque coup ils les appelaient voleurs de bois seulement nos vieux qursquoavaient des bonnes poignes ne se le laissaientpas dire deux fois ils leur tombaient sur le racircbrsquoe et ils leur foutaient despeigneacutees des peigneacutees ah quelles peigneacutees

laquo Agrave toutes les foires de Vercel de Baume de Sancey de Belleherbe deMaicircche sitocirct qursquoils avaient bu un petit coup ils se reprenaient de gueuleet pan aiumle donc Ils srsquoen foutaient ils srsquoen foutaient jusqursquoagrave ce que lesang coule comme vache qui pisse et crsquoeacutetaient pas des feignants ceux-lagraveils savaient cogner Aussi pendant deux cents ans trois cents ans peut-ecirctre jamais un Longeverne ne srsquoest marieacute avec une Velrans et jamais unVelrans nrsquoest venu agrave la fecircte agrave Longeverne

laquo Mais crsquoeacutetait le dimanche de la fecircte de la Paroisse qursquoils se retrou-vaient reacuteguliegraverement Tout le monde y allait en bande tous les hommesde Longeverne et tous ceux de Velrans

laquo Ils faisaient drsquoabord le tour du pays pour prendre le vent ensuitede quoi ils entraient dans les auberges et commenccedilaient agrave boire pour semettre ldquoen vibrancerdquo Alors degraves qursquoon voyait qursquoils commenccedilaient agrave ecirctresaouls tout le monde foutait le camp et se cachait Ccedila nemanquait jamais

laquo Les Longevernes allaient srsquoenfiler dans le ldquobouchonrdquo ougrave eacutetaient lesVelrans ils mettaient bas leurs vestes et leurs ldquoblaudesrdquo et allez-y ccedila com-menccedilait

laquo Les tables les bancs les chaises les verres les bouteilles tout sau-tait tout dansait tout volait tout ronflait On cognait agrave un bout pan par-ci pan par-lagrave agrave grands coups de pieds et de poings de tabourets etde litres tout eacutetait bientocirct casseacute les chandelles roulaient et srsquoeacuteteignaient on cognait quand mecircme dans la nuit on roulait sur les tessons de bou-teilles et les deacutebris de verre le sang coulait comme du vin et quand on nrsquoyvoyait plus rien rien du tout qursquoil y en avait deux ou trois qui racirclaient et

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La guerre des boutons Chapitre IV

criaient miseacutericorde tous ceux qui pouvaient encore se traicircner foutaientle camp

laquo Il y en avait toujours un ou deux de cabeacutes ⁴ il y en avait des eacuteborgneacutesdes autres qursquoavaient les bras casseacutes les guibolles eacutereinteacutees le nez eacutecra-bouilleacute les oreilles arracheacutees quant agrave savoir celui ou ceusses qui avaienttueacute jamais jamais on ne lrsquoa su et tous les ans pendant cent ans et plusil y en a eu au moins un drsquoesquinteacute par fecircte patronale

laquoQuand il nrsquoy avait point de morts nos vieux disaient Nous nrsquoavonspas bien fait la fecircte

laquo Crsquoeacutetaient des bougres et tous y allaient tous se battaient les jeunescomme les vieux crsquoeacutetait le bon temps plus tard ccedila nrsquoa plus eacuteteacute que lesconscrits qui se rossaient le jour du tirage au sort et du conseil de reacutevi-sion et maintenanthellip maintenant il nrsquoy a plus que nous pour deacutefendrelrsquohonneur de Longeverne Crsquoest triste drsquoy songer raquo

Les yeux dans la fumeacutee bleue des cigares de cleacutematite flamboyaientcomme les tisons du foyer Le conteur tregraves exciteacute continua

mdash Et puis ccedila nrsquoest pas lagrave toute lrsquoaffairelaquo Non le plus beau de lrsquohistoire et le plus rigolo ccedila a eacuteteacute le pegravelerinage

agrave la Sainte Vierge de Ranguelle Ranguellehellip vous savez crsquoest la chapellequi se trouve du cocircteacute de Baume derriegravere le bois de Vaudrivillers

laquo Vous vous rappelez crsquoest lagrave que nous sommes alleacutes lrsquoanneacutee derniegravereavec le cureacute et la vieille Pauline crsquoeacutetait au moment des zrsquohannetons onen secouait tout le long du bois et on les mettait sur la soutane du ldquonoirrdquoet sur la caule ⁵ de la vieille Ils eacutetaient tout fleuris de ldquocancoinesrdquo quigonflaient leurs ailes pour srsquoessayer et qui partaient de temps en tempsen zonzonnant Crsquoeacutetait bien rigolo

laquo Oui mes amis eh bien un jour du vieux temps au moment ougravelrsquoherbe allait devenir bonne agrave faucher et agrave rentrer les Longevernesconduits par leur cure srsquoen sont tous alleacutes hommes femmes et enfantsen pegravelerinage agrave la Notre-Dame de Ranguelle demander agrave la Sainte Viergeqursquoelle leur fasse avoir du soleil pour bien faire les foins

laquo Malheureusement le mecircme jour le cureacute de Velrans avait deacutecideacute de

4 Tueacutes5 Coiffe bonnet tuyauteacute

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La guerre des boutons Chapitre IV

conduire ses oies ndash crsquoest comme ccedila qursquoon dit je croishellipmdash Non crsquoest ses oilles ⁶ rectifia Camusmdash Ses oilles alors si tu veux reprit La Crique agrave lamecircme Sainte Vierge

passe que y en a pas des chieacutees de saintes vierges dans le pays avec tousles trucs de saint sacrement et autres fourbis eux ils voulaient de la pluiepour leurs choux qui ne teacutetaient pashellip

laquo Alors bon les voilagrave partis de bonne heure le cureacute en tecircte avec sessurplis et son calice les servants avec le goupillon et lrsquoostensoir le mar-guillier avec ses livres de Kyrie derriegravere eux venaient les gosses puis leshommes et pour finir les gamines et les femmes

laquoQuand les Longevernes ont passeacute le bois qursquoest-ce qursquoils voient laquo Pardieacute toute cette bande de grands deacutependeurs drsquoandouilles de Vel-

rans qui beuglaient des litanies en demandant de lrsquoeaulaquo Vous pensez si ccedila leur a fait plaisir aux Longevernes eux qui ve-

naient justement pour demander du soleillaquo Alors ils se sont mis de toutes leurs forces agrave gueuler les priegraveres qursquoil

faut dire pour avoir le beau temps tandis que les autres racirclaient commedes veaux pour avoir la pluie

laquo Les Longevernes ont voulu arriver les premiers et ils ont allongeacute lepas quand les Velrans srsquoen sont aperccedilus ils se sont mis agrave courir

laquo Il nrsquoy avait plus bien loin pour arriver agrave la chapelle peut-ecirctre deuxcents cambeacutees ⁷ alors ils ont couru eux aussi puis ils se sont regardeacutes detravers ils se sont traiteacutes de feignants de voleurs de salauds de pourriset de plus en plus les deux bandes se rapprochaient

laquo Quand les hommes nrsquoont plus eacuteteacute qursquoagrave dix pas les uns des autresils ont commenceacute agrave se menacer agrave se montrer le poing agrave se bourrer desquinquets comme desmatous en chaleur puis les femmes se sont ameneacuteeselles aussi elles se sont traiteacutees de gourmandes de rouleuses de vachesde putains et les cureacutes aussi mes vieux se regardaient drsquoun sale oeil

laquo Alors tout le monde a commenceacute par ramasser des cailloux agrave couperdes triques et on se les lanccedilait agrave distance Mais agrave force de srsquoexciter engueulant la rage les a pris et ils se sont tombeacutes dessus agrave grands coups et ils

6 Crsquoest ouailles que voulait dire Camus7 Enjambeacutees

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La guerre des boutons Chapitre IV

se sontmis agrave taper avec tout ce qui leur tombait sous lamain pan agrave coupsde souliers pan agrave coups de livres de messe Les femmes piaillaient lesgosses hurlaient les hommes juraient comme des chiffonniers ah vousvoulez de la pluie tas de cochons on vous en foutra Et pan par-ci etaiumle donc par-lagravehellip Les hommes nrsquoavaient plus drsquohabits les femmes avaientleurs jupes ldquoravaleacuteesrdquo leurs caracos deacutechireacutes et le plus drocircle crsquoest queles cureacutes qui ne se gobaient pas non plus comme je vous lrsquoai dit apregravessrsquoecirctre maudits lrsquoun lrsquoautre et menaceacutes du tonnerre du diable se sont misagrave cogner eux aussi Ils ont mis bas leurs surplis trousseacute leurs soutaneset allez donc comme de bons bougres apregraves srsquoecirctre engueuleacutes comme desartilleurs beugneacutes agrave coups de pieds lanceacutes des cailloux tireacute les poilsquand ils nrsquoont plus su sur quoi tomber ils se sont foutu leurs calices etleurs bons dieux par la gueule raquo

Ccedila a ducirc ecirctre rudement bien tout de mecircme songeait Lebrac tregraves eacutemumdash Et qui est-ce qui a eu raison aupregraves de la Notre-Dame crsquoest-y les

Velrans ou les Longevernes Est-ce qursquoils ont eu le soleil ou bien la pluie mdash Pour srsquoen venir acheva La Crique nonchalamment ils ont tous eu

la grecircle

n

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CHAPITRE V

erelles intestines

Ce nrsquoest que dans le sang qursquoon lave un tel outrage

Corneille (Le Cid acte I sc IV)

Crsquo rsquo lrsquoentreacutee dans la cour de lrsquoeacutecole ce vendredi ma-tinmdash Ce qursquoon srsquoest bien amuseacute hier tout de mecircme

mdash Tu sais que Tigibus a deacutegueuleacute tout le long du mur des Menelots ensrsquoen retournant

mdash Ah Guerreuillas aussi il a sucircrement tout recracheacute ses patates etson pain pour quant aux sardines et au chocolat on ne sait pas

mdash Crsquoest les cigares mdash Ou bien la goutte mdash Tout de mecircme quelle belle fecircte Faudra tacirccher de recommencer le

mois prochain

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La guerre des boutons Chapitre V

Ainsi dans le recoin du fond qursquoabritait la grange du pegravere Gugu Le-brac Grangibus Tintin et Boulot continuaient agrave se congratuler et se feacutelici-ter et se louer de la faccedilon admirable dont ils avaient passeacute leur apregraves-mididu jeudi

Ccedilrsquoavait eacuteteacute vraiment tregraves bien puisqursquoen srsquoen retournant ils eacutetaienttous aux trois quarts saouls et qursquoune bonne demi-douzaine srsquoeacutetaienttrouveacutes en proie agrave un chavirant mal au coeur qui les avait contraints agravesrsquoarrecircter et srsquoasseoir nrsquoimporte ougrave sur un mur sur une pierre agrave terre lecou tendu la langue pacircteuse lrsquoestomac en reacutevolution

On causait de ces joies perdurables et pures qui devaient hanter long-temps les meacutemoires vierges et sensibles quand de grands cris de rageaccompagneacutes de gifles sonores et suivis drsquoinjures violentes attiregraverent lrsquoat-tention de tout le monde

On se preacutecipita vers le coin drsquoougrave venait le bruitCamus de la main gauche tenant Bacailleacute par la tignasse le calot-

tait de lrsquoautre puissamment tout en lui hurlant aux oreilles qursquoil nrsquoeacutetaitqursquoun sale sournois et un foutu salaud et il lui en fichait le gars pour luiapprendre disait-il agrave ce cochon-lagrave

Lui apprendre quoi Nul des grands ne savait encoreLe pegravere Simon arrivant en hacircte attireacute par le bruit des gifles et les

injures des deux belligeacuterants commenccedila par les seacuteparer de force et agrave lesplanter devant lui un au bout de son bras droit lrsquoautre au bout de sonbras gauche puis pour calmer toute velleacuteiteacute de reacutevolte agrave leur flanquereacutequitablement et agrave chacun une retenue ensuite de quoi assureacute pour soncompte apregraves ce coup de force drsquoavoir la paix il voulut bien connaicirctreles causes de cette subite et violente querelle

Une retenue agrave Camus pensait Lebrac Comme ccedila tombe bien On ajustement besoin de lui ce soir Les Velrans vont venir et on ne sera pasde trop

mdash Jrsquoai toujours penseacute quant agrave moi rappela Tintin que ce sale bancaljouerait un vilain tour agrave Camus un jour ou lrsquoautre Mon vieux au fondcrsquoest parce qursquoil est jaloux de la Tavie et qursquoelle se fout de sa fiole

laquo Depuis longtemps deacutejagrave il cherche agrave embecircter Camus et agrave le faire pu-nir Je lrsquoai bien vu et La Crique aussi y avait pas besoin drsquoecirctre sorcier pourle remarquer

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La guerre des boutons Chapitre V

mdash Mais pourquoi se sont-ils donc attrapeacutes comme ccedila Un petit renseigna discregravetement Lebrac et ses feacuteauxhellip Tous eacutetaient

drsquoailleurs drsquoavance convaincus que dans cette affaire Camus avait rai-son ils lrsquoeacutetaient drsquoautant plus que le lieutenant avait toute leur sympa-thie et qursquoil eacutetait neacutecessaire agrave la bande ce soir-lagrave aussi spontaneacutementsongegraverent-ils agrave tenter avec ensemble une manifestation en sa faveur etagrave prouver par leur teacutemoignage que en lrsquooccurrence Bacailleacute avait tousles torts tandis que son rival eacutetait innocent comme le cabri qui vient denaicirctre

Ainsi le pegravere Simon forceacute dans ses sentiments drsquoeacutequiteacute par cet assautde teacutemoignages et cette magnifique manifestation se devrait srsquoil ne vou-lait pas faire perdre toute confiance en lui agrave ses eacutelegraveves et tuer dans lrsquooeufleur notion de la justice drsquoacquitter Camus et de condamner le bancal

Ce qui srsquoeacutetait passeacute eacutetait bien simpleCamus devant tous le dit carreacutement tout en omettant avec prudence

certains deacutetails preacuteparatoires qui avaient peut-ecirctre leur importanceEacutetant aux cabinets avec Bacailleacute celui-ci lui avait drsquoessequepregraves sup1 traicirc-

treusement pisseacute dessus injure qursquoil nrsquoavait comme de juste pu toleacuterer de lagrave ce crecircpage de toisons et la seacuterie drsquoeacutepithegravetes coloreacutees qursquoil avait en-voyeacutees avec une rafale de gifles agrave la face de son insulteur

La chose en reacutealiteacute eacutetait un peu plus compliqueacutee Bacailleacute et Camusentreacutes dans le mecircme cabinet pour y satisfaire le mecircme besoin avaient faitconverger leurs jets vers lrsquoorifice destineacute agrave les recueillir Une eacutemulationnaturelle avait jailli spontaneacutement de cet acte simple devenu jeuhellip CrsquoeacutetaitBacailleacute qui avait affirmeacute sa supeacuterioriteacute il cherchait rogne eacutevidemment

mdash Je vais plus loin que toi avait-il fait remarquermdash Ccedila nrsquoest pas vrai riposta Camus fort de sa bonne foi et de lrsquoexpeacute-

rience des faits Et lors tous deux hausseacutes sur la pointe des pieds bom-bant le ventre comme un baril srsquoeacutetaient mutuellement efforceacutes agrave se sur-passer

Aucune preuve convaincante de la supeacuterioriteacute de lrsquoun drsquoeux nrsquoeacutetantjaillie avec les jets de cette rivaliteacute Bacailleacute qui voulait avoir sa querelletrouva autre chose

1 Expregraves volontairement

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La guerre des boutons Chapitre V

mdash Crsquoest la mienne qursquoest la plus grande affirma-t-ilmdash Des neacutersquoes riposta Camus crsquoest la mienne mdash Menteur MesuronsCamus se precircta agrave lrsquoexamen Et crsquoeacutetait au moment de la comparaison

que Bacailleacute gardant en reacuteserve une partie de ce qursquoil aurait ducirc lacirccher preacute-ceacutedemment compissa aigrement et traicirctreusement la main et le pantalonde Camus sans deacutefense

Une gifle bien appliqueacutee avait suivi cette ouverture saleacutee des hostiliteacutespuis vinrent sans deacutelai la bousculade le crecircpage des tignasses la chute descasquettes le deacutefoncement de la porte et le scandale de la cour

mdash Sale salaud deacutegoucirctant fumier racirclait Camus hors de luimdash Assassin ripostait Bacailleacutemdash Si vous ne vous taisez pas tous les deux je vous colle agrave chacun huit

pages drsquohistoire agrave copier et agrave reacuteciter et quinze jours de retenuemdash Mrsquosieu crsquoest lui qursquoa commenceacute jrsquolui faisas rien moi jrsquolui disais

rien agrave cehellipmdash Non mrsquosieu crsquoest pas vrai crsquoest lui qui mrsquoa dit que jrsquoeacutetais un men-

teurCela devenait eacutepineux et deacutelicatmdash Il mrsquoa pisseacute dessus reprenait Camus Je ne pouvais pourtant pas le

laisser faireCrsquoeacutetait le moment drsquointervenirUn oh geacuteneacuteral drsquoexclamation deacutegoucircteacutee et drsquounanime reacuteprobation

prouva au joyeux grimpeur et lieutenant que toute la troupe prenait sonparti condamnant le boiteux sournois fielleux et rageur qui avait chercheacuteagrave le faire punir

Camus comprenant bien le sens de cette exclamation srsquoen remettantagrave la haute justice du maicirctre influenceacute deacutejagrave par les teacutemoignages spontaneacutesdes camarades srsquoeacutecria noblement

mdash Mrsquosieu je veux rien dire moi mais demandez-leur-z-y aux autressi crsquoest pas vrai que crsquoest lui qursquoa commenceacute et que jrsquoy avais rien fait etque jrsquoy avais pas dit de noms

Tour agrave tour Tintin La Crique Lebrac les deux Gibus confirmegraverentles dires de Camus et nrsquoeurent pas assez de termes eacutenergiques congruentspour fleacutetrir lrsquoacte malpropre et de mauvaise camaraderie de Bacailleacute

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La guerre des boutons Chapitre V

Pour se deacutefendre ce dernier les reacutecusa alleacuteguant leur absence du lieudu conflit au moment ougrave il eacuteclatait il insista mecircme sur leur eacuteloignementet leur isolement suspects dans un coin retireacute de la cour

mdash Demandez aux petits alors mrsquosieu reacutepliqua vertement Camusdemandez-leur-z-y eux ils eacutetaient lagrave peut-ecirctre

Les petits individuellement interpelleacutes reacutepondirent invariablement mdash Crsquoest comme Camus dit que crsquoest vrai Bacailleacute a dit des mentes sup2mdash Crsquoest pas vrai crsquoest pas vrai protesta lrsquoaccuseacute crsquoest pas vrai et

puisque crsquoest ccedila je veux dire tout na Lebrac fut eacutenergique et prit les devantsIl se campa reacutesolument devant lui agrave la barbe du pegravere Simon intrigueacute

de ces petits mystegraveres et fixant Bacailleacute de ses yeux de loup il lui rugitagrave la face le deacutefiant de toute sa personne

mdash Dis-le donc un peu ce que tu as agrave dire menteur salaud deacutegoucirctantdis-le si tu nrsquoes pas un lacircche

mdash Lebrac interrompit le maicirctre si vous ne modeacuterez pas vos expres-sions je vous punirai vous aussi

mdash Mais mrsquosieu reacutepliqua le chef vous le voyez bien que crsquoest un men-teur qursquoil le dise si on lui a jamais fait du mal Il cherche encore quellesmenteries il pourrait bien inventer cette sale cabe-lagrave quand il ne fait pasle mal il le pense

De fait Bacailleacute meacuteduseacute par les regards les gestes la voix et toutelrsquoattitude du geacuteneacuteral restait lagrave muet et confondu

Un court instant de reacuteflexion lui permit de se rendre compte que sesaveux et deacutenonciations mecircme srsquoils eacutetaient pris au seacuterieux ne pouvaienten deacutefinitive que faire corser sa punition et somme toute il nrsquoy tenaitpoint

Il jugea donc bon de changer drsquoattitudePortant les mains agrave ses yeux il se mit agrave pleurnicher agrave larmoyer

agrave sangloter agrave parler en phrases entrecoupeacutees agrave se plaindre de ce queparce qursquoil eacutetait faible et infirme les autres se moquaient de lui lui cher-chaient querelle lrsquoinjuriaient le pinccedilaient dans les coins et le bousculaientagrave chaque entreacutee et agrave toutes les sorties

2 Mentes pour menteries ou mensonges

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La guerre des boutons Chapitre V

mdash Par exemple Si crsquoest permis rugissait Lebrac Autant dire qursquoonest des sauvages des assassins dis donc mais dis-le ougrave et quand on trsquoa ditlaquo queacuteque raquo chose de vesxant sup3 quand crsquoest-y qursquoon trsquoa empecirccheacute de joueravec nous

mdash Crsquoest bon conclut le pegravere Simon eacutedifieacute et presseacute par lrsquoheure jeverrai ce que jrsquoai agrave faire Bacailleacute en attendant aura sa retenue quant agraveCamus tout deacutependra de la faccedilon dont il se comportera pendant la classedrsquoaujourdrsquohui

laquo Drsquoailleurs huit heures sonnent Mettez-vous en rangs vivement eten silence

Et il frappa plusieurs fois de suite dans ses mains pour confirmer cetordre verbal

mdash Sais-tu tes leccedilons demanda Tintin agrave Camusmdash Oui oui mais pas trop Dis agrave La Crique de me souffler quand

mecircme hein srsquoil le peutmdash Mrsquosieu fit drsquoune voix rogue Bacailleacute ils me disent des noms les

Gibus et La Crique mdashQuoi Qursquoest-ce qursquoil y a mdash Ils me disent vache espagnole boquezizi peignehellipmdash Crsquoest pas vrai mrsquosieu crsquoest pas vrai crsquoest un menteur on lrsquoa agrave peine

laquo ergardeacute raquo ce menteur-lagrave Il faut croire que les regards eacutetaient eacuteloquentsmdash Allons fit le maicirctre drsquoun ton sec en voilagrave assez le premier qui

redira quelque chose et qui reviendra sur ce sujet me copiera deux foisdrsquoun bout agrave lrsquoautre la liste des deacutepartements avec les preacutefectures et sous-preacutefectures

Bacailleacute eacutetant englobeacute dans cette menace de punition qui ne seconfondait pas avec la retenue se reacutesolut momentaneacutement agrave se taire maisil se jura bien lorsqursquoelle se preacutesenterait de ne pas perdre lrsquooccasion dese venger

Tintin avait communiqueacute agrave La Crique le voeu de Camus lui souf-fler consigne presque inutile puisque La Crique eacutetait tregraves eacutequitablementcomme on lrsquoa vu deacutejagrave le souffleur attitreacute de toute la classe Camus plus

3 Vexant

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La guerre des boutons Chapitre V

que jamais pouvait compter sur luiLe lieutenant et grimpeur contrairement agrave lrsquohabitude y sauta en

arithmeacutetiqueIl avait pris dans son livre quelque teinture de la matiegravere de la leccedilon

et reacutepondait tant bien que mal vigoureusement secondeacute par La Criquedont la mimique expressive corrigeait ses deacutefaillances de meacutemoire

Mais Bacailleacute veillaitmdash Mrsquosieu y a La Crique qui lui soufflemdash Moi fit La Crique indigneacute je nrsquoai pas dit un motmdash En effet je nrsquoai rien entendu affirma le pegravere Simon et je ne suis pas

sourdmdash Mrsquosieu crsquoest avec ses doigts qursquoil lui souffle voulut expliquer Ba-

cailleacutemdash Avec ses doigts reprit le maicirctre ahuri Bacailleacute scanda-t-il magis-

tralement je crois que vous commencez agrave mrsquoeacutechauffer les oreilles Vousaccusez agrave tort et agrave travers tous vos camarades quand personne ne vousdemande rien Je nrsquoaime pas les deacutenonciateurs moi Il nrsquoy a que quandje demande qui a fait une faute que le coupable doit me reacutepondre et sedeacutenoncer

mdash Ou pas compleacuteta agrave voix basse Lebracmdash Si je vous entends encore et crsquoest mon dernier avertissement je

vous en mets pour huit jours mdash Bisque bisque enrage rancuseur ⁴ sale cafard marmottait agrave voix

basse Tigibus en lui faisant les cornes Traicirctre judas vendu peigne-cul Bacailleacute pour qui deacutecideacutement cela tournait mal ravalant en silence sa

rage se mit agrave bouder la tecircte dans les mainsOn le laissa ainsi et lrsquoon poursuivit la leccedilon tandis qursquoil ruminait ce

qursquoil pourrait bien faire pour se venger de ses camarades qui du coupallaient fort probablement le mettre en quarantaine et le bannir de leursjeux

Il songea il imagina des vengeances folles des pots drsquoeau jeteacutes enpleine figure des gicleacutees drsquoencre sur les habits des eacutepingles planteacutees sur

4 Rancuseur deacutenonciateur

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La guerre des boutons Chapitre V

les bancs pour de petits empalages des livres deacutechireacutes des cahiers tor-chonneacutes mais peu agrave peu la reacuteflexion aidant il abandonna chacun de cesprojets car il convenait drsquoagir avec prudence Lebrac Camus et les autresnrsquoeacutetant point des gaillards agrave se laisser faire sans frapper dur et cogner sec

Et il attendit les eacuteveacutenements

n

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CHAPITRE VI

Lrsquohonneur et la culotte deTintin

Dieu et ta Dame (Devise des anciens chevaliers)

O ce soir-lagrave agrave la Saute Le treacutesor gonfleacute de boutons detoutes sortes et de toutes tailles drsquoagrafes multiples de cordonsdivers drsquoeacutepingles complexes voire drsquoune magnifique paire de

bretelles (celles de lrsquoAztec parbleu ) donnait confiance agrave tous stimulaitles eacutenergies et ravivait les audaces

Ce fut le jour si lrsquoon peut dire des initiatives individuelles et des corpsagrave corps agrave coup sucircr plus dangereux que les mecircleacutees

Les camps agrave peu pregraves drsquoeacutegale force avaient commenceacute la bataille parle duel collectif de cailloux et puis ces munitions manquant drsquoenjambeacuteesen enjambeacutees de sauts en avant en sauts en avant on srsquoeacutetait tout demecircme

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La guerre des boutons Chapitre VI

affronteacute et colleteacuteCamus saboulait (il disait sagoulait) Touegueule Lebrac laquo cerisait raquo

lrsquoAztec le reste eacutetait occupeacute avec des guerriers de moindre enverguremais Tintin lui se trouvait ecirctre aux prises avec Tatti un grand laquo conot raquoqui eacutetait becircte comme laquo trente-six cochons marieacutes en seconde noce raquo maisqui de ses longs bras de pieuvre le paralysait et lrsquoeacutetouffait

Il avait beau lui enfoncer ses poings dans le ventre lui lancer descrocs-en-jambe agrave faire treacutebucher un eacuteleacutephant (un petit) lui bourrer lementon de coups de tecircte et les chevilles de coups de sabots lrsquoautre pa-tient comme une bonne brute lrsquoeacutetreignait par le milieu du corps le serraitcomme un boudin et le pliait le balanccedilait tant et si bien que vlan ilsbasculegraverent enfin tous deux lui dessus Tintin dessous parmi les groupessrsquoentrecognant eacutepars sur le champ de bataille

Les vainqueurs dessus grognaient menaccedilants tandis que les vaincusparmi lesquels Tintin silencieux par fierteacute tapaient comme des sourdsaussi fort que possible chaque fois qursquoils le pouvaient et nrsquoimporte ougravepour reconqueacuterir lrsquoavantage

Emmener un prisonnier dans lrsquoun ou lrsquoautre camp semblait difficilesinon impossible

Ceux qui eacutetaient debout se boxaient comme des lutteurs se garant dedroite se gardant agrave gauche et ceux qui eacutetaient agrave terre y eacutetaient bien aureste chacun avait assez agrave faire agrave se deacutepecirctrer soi-mecircme

Tintin et Tatti eacutetaient parmi les plus occupeacutes Enlaceacutes sur le sol ils semordaient et se bosselaient roulant lrsquoun sur lrsquoautre et passant alternative-ment apregraves des efforts plus ou moins longs tantocirct dessus tantocirct dessousMais ce que Tintin ni les autres Longevernes ni les Velrans eux-mecircmestrop preacuteoccupeacutes ne voyaient point crsquoest que cet idiot de Tatti qui nrsquoeacutetaitpeut-ecirctre pas tout agrave fait aussi becircte qursquoon ne lrsquoimaginait srsquoarrangeait tou-jours pour faire rouler Tintin ou pour rouler lui-mecircme du cocircteacute de la lisiegraveredu bois srsquoisolant ainsi de plus en plus des autres groupes belligeacuterants auxprises par le champ de bataille

Il arriva ce qui devait arriver et le duo Tatti-Tintin fut bientocirct sansque le Longeverne dans le feu de lrsquoaction srsquoen fucirct aperccedilu le moins dumonde agrave cinq ou six pas du camp de Velrans

Le premier coup de cloche annonccedilant la priegravere sonnant agrave on ne sait

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La guerre des boutons Chapitre VI

quelle paroisse ayant instantaneacutement deacutesagreacutegeacute les groupes les Velransregagnant leur lisiegravere nrsquoeurent pour ainsi dire qursquoagrave cueillir Tintin gigo-tant de tous ses membres le dos sur le sol ougrave le maintenait son tenaceadversaire

Les Longevernes nrsquoavaient rien vu de cette prise lorsque se retrou-vant au Gros Buisson et proceacutedant des yeux agrave un deacutenombrement mutuelils durent bon greacute mal greacute reconnaicirctre que Tintin manquait agrave lrsquoappel

Ils poussegraverent le laquo tirouit raquo de ralliement Rien ne reacuteponditIls criegraverent ils hurlegraverent le nom de Tintin et une hueacutee moqueuse par-

vint agrave leurs oreillesTintin eacutetait chauffeacutemdash Gambette commanda Lebrac cours cours vite au village et va dire

agrave la Marie qursquoelle vienne tout de suite que son fregravere est prisonnier toiBoulot va-trsquoen agrave la cabane deacutefais lrsquoarmoire du treacutesor et preacutepare tout ceqursquoil faut pour le laquo rafistolage raquo du treacutesorier trouve les boutons enfileles aiguilleacutees de fil afin qursquoil nrsquoy ait pas de temps de perdu Ah les co-chons Mais comment ont-ils fait Qui est-ce qui a vu quelque chose Crsquoest presque pas possible

Personne ne pouvait reacutepondre et pour cause aux questions du chefnul nrsquoavait rien remarqueacute

mdash Faut attendre qursquoils le lacircchentMais Tintin ligoteacute bacircillonneacute derriegravere le rideau de taillis de la lisiegravere

eacutetait long agrave revenirEnfin parmi des cris des hueacutees et des ronflements de cailloux on

le vit tout de mecircme reparaicirctre deacutebrailleacute ses habits sur son bras dans lemecircme appareil que Lebrac et lrsquoAztec apregraves leurs exeacutecutions respectivescrsquoest-agrave-dire agrave cul nu ou presque sa trop courte chemise voilant mal ceqursquoil est habituel de deacuterober drsquoordinaire aux regards

mdash Tiens fit Camus sans reacutefleacutechir il leur z-y a montreacute son derriegravere luiaussi Crsquoest eacutepatant

mdash Comment ccedila se fait-il qursquoils lrsquoaient laisseacute faire et qursquoils ne lrsquoaient pasrepris objecta La Crique qui flairait quelque chose de plus grave Crsquoestlouche On leur a pourtant appris la faccedilon de srsquoy prendre

Lebrac grinccedila des dents fronccedila le nez et fit bouger ses cheveux signede perplexiteacute coleacutereuse

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash Oui reacutepondit-il agrave La Crique il y a sucircrement quelque chose de plusTintin se rapprochait hoquetant ravalant sa salive le nez humide

des terribles efforts qursquoil faisait pour contenir ses larmes Ce nrsquoeacutetait pointlrsquoattitude drsquoun gaillard qui vient de jouer un bon tour agrave ses ennemis

Il arrivait aussi vite que le lui permettaient ses souliers deacutelaceacutes Onlrsquoentoura avec sollicitude

mdash Ils trsquoont fait du mal Qui crsquoest ceusses qui trsquoont tapeacute dessus Dis-lenom de Dieu qursquoon les rechope ceux-lagrave Crsquoest encore au moins ce saleMigue la Lune ce foireux deacutegoucirctant il est aussi lacircche que meacutechant

mdash Ma culotte Ma culotte heu heue Ma culotte geacutemit Tintin sedeacutegonflant un peu dans une crise de sanglots et de larmes

mdash Hein quoi ben on te la recoudra ta culotte la belle affaire Gam-bette est alleacute chercher ta soeur et Boulot preacutepare le fil

mdash Heue hellip euhe Ma culotte Ma culotte mdash Viens voir crsquote culotte mdash Heue Je lrsquoai pas ils me lrsquoont chipeacutee ma culotte les voleurs mdash hellipmdash Oui lrsquoAztec a dit comme ccedila Ah crsquoest toi qui mrsquoas chipeacute mon

pantalon lrsquoautre fois eh ben mon salaud crsquoest le moment de le payer change pour change trsquoas eu le laquo mienne raquo toi et tes relegraveche-murie drsquoamismoi je confixe sup1 celui-ci Ccedila nous servira de drapeau

Et ils me lrsquoont pris et apregraves ils mrsquoont tout chacirctreacute mes boutons et puisils mrsquoont tous foutu leur pied au cul Comment que je vais faire pourrentrer

mdashAh benmhellip zut Crsquoest salement emmerdant cette histoire-lagrave srsquoex-clama Lebrac

mdash Trsquoas-t-y pas des autres laquo patalons raquo chez vous interrogea CamusFaut envoyer quelqursquoun au-devant de Gambette et faire dire agrave la Marieqursquoelle trsquoen rapporte un autre

mdash Oui mais on verrait bien que crsquoest pas ccedilui que jrsquoavais ce matin jelrsquoavais justement mis tout propre et ma megravere mrsquoa dit que srsquoil eacutetait crotteacutece soir je saurais ce que ccedila me coucircterait Qursquoest-ce que je veux dire

1 Confisque

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La guerre des boutons Chapitre VI

Camus eut un grand geste eacutevasif et ennuyeacute eacutevoquant les piles pater-nelles et les jeacutereacutemiades des megraveres

mdash Et lrsquohonneur nom de Dieu rugit Lebrac Vous voulez qursquoon diseque les Longevernes se sont laisseacute chiper la culotte de Tintin tout commeun merdeux drsquoAztec des Gueacutes vous voulez ccedila vous Ah non nom deDieu non jamais ou bien on nrsquoest rien qursquoune bande de pignoufs justebons agrave servir la messe et agrave empiler du bois derriegravere le fourneau

Les autres ouvraient sur Lebrac des yeux interrogateurs il reacutepondit mdash Il faut reprendre la culotte de Tintin il le faut agrave tout prix quand

ccedila ne serait que pour lrsquohonneur ou bien je ne veux plus ecirctre chef ni mebattre

mdash Mais comment Tintin nu-jambes grelottait en pleurant au centre de ses amismdash Voilagrave reprit Lebrac qui avait ramasseacute ses ideacutees et combineacute son plan

Tintin va partir agrave la cabane rejoindre Boulot et attendre la Marie Pendantce temps-lagrave nous autres au triple galop avec nos triques et nos sabresnous allons filer par les champs de la fin dessous longer le bas du bois etaller les attendre agrave leur trancheacutee

mdash Et la priegravere fit quelqursquounmdashMerde pour la priegravere riposta le chef Les Velrans vont certainement

aller agrave leur cabane car ils en ont une ils en ont sucircrement une pendant cetemps-lagrave on a le temps drsquoarriver on se calera dans les rejets de la jeunecoupe le long de la trancheacutee qui descend

laquo Eux agrave ce moment-lagrave nrsquoauront plus de triques ils ne se douterontde rien alors agrave mon commandement tout drsquoun coup on leur tomberadessus et on leur reprendra bien la culotte Agrave grands coups de trique voussavez et srsquoils font de la rebiffe cassez-leur-zrsquoy la gueule

laquo Crsquoest entendu allez en route mdash Mais srsquoils ont cacheacute la culotte dans leur cabane mdash On verra bien apregraves crsquoest pas le moment de cancaner et puis y aura

toujours lrsquohonneur de sauveacute Et comme rien ne bougeait plus agrave la lisiegravere ennemie tous les guerriers

valides de Longeverne entraicircneacutes par le geacuteneacuteral deacutevalegraverent comme unouragan la pente en remblai du coteau de la Saute sautant les murgerset les buissons trouant les haies franchissant les fosseacutes vifs comme des

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La guerre des boutons Chapitre VI

liegravevres heacuterisseacutes et furieux comme des sangliersIls longegraverent le mur drsquoenceinte du bois et toujours galopant en silence

en se rasant le plus possible ils arrivegraverent agrave la trancheacutee qui seacuteparait lescoupes des deux pays Ils la remontegraverent agrave la queue leu leu vivementsans bruit et sur un signe du chef qui les fit passer devant et resta enqueue par petits paquets ou individuellement se blottirent dans les mas-sifs de buissons eacutepais qui grandissaient entre les baliveaux de la coupe deVelrans

Il eacutetait temps vraimentDes profondeurs du taillis une rumeur montait de cris de rires et de

pieacutetinements encore un peu et lrsquoon distingua les voixmdash Hein traicircnait Tatti que je lrsquoai bien attrapeacute ccedilui-lagrave il nrsquoa rien pu

Qursquoest-ce qursquoil doit faire maintenant laquo avec sa culotte qursquoil nrsquoa plus raquo mdash Il pourra toujours faire la colbute sup2 sans perdre ce qursquoil y a dans ses

pochesmdash On va la mettre au bout de la perche ccedila y est-il Est-elle precircte

Touegueule ta perche mdash Attends un peu je suis en train de laquo siver raquo les noeuds pour ne pas

me laquo grafigner raquo les mains na ccedila y est mdash Mets-y les pattes en lrsquoair mdash On va marcher lrsquoun derriegravere lrsquoautre ordonna lrsquoAztec et on va chan-

ter notrsquocantique srsquoils entendent ccedila les fera bisquer Et lrsquoAztec entonna Je suis chreacutetien voilagrave ma gloireMon espeacuterancehellipLebrac avec Camus tous deux cacheacutes dans un buisson un peu plus bas

que la trancheacutee dumilieu srsquoils voyaientmal le spectacle ne perdaient riendes paroles

Tous leurs soldats le poing crispeacute sur les gourdins restaient muetscomme les souches sur lesquelles ils eacutetaient agrave croppetons Le geacuteneacuteral lesdents serreacutees regardait et eacutecoutait Quand les voix des Velrans reprirentapregraves le chef

Je suis chreacutetien voilagrave ma gloirehellip

2 Colbute culbute

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La guerre des boutons Chapitre VI

il macirccha entre ses dents cette menace mdash Attendez un peu nom de Dieu je vais vous en foutre moi de la

gloire Cependant triomphante la troupe arrivait Touegueule en tecircte la cu-

lotte de Tintin servant drsquoenseigne au bout drsquoune grande percheQuand ils furent agrave peu pregraves tous aligneacutes dans la trancheacutee et qursquoils

commencegraverent au rythme lent du cantique agrave la descendre Lebrac eutun rugissement eacutepouvantable comme le cri drsquoun taureau qursquoon eacutegorgeIl se deacutetendit tel un ressort terriblement bandeacute et bondit de son buissonpendant que tous ses soldats enleveacutes par son eacutelan emporteacutes par son crifonccedilaient comme des catapultes sur la muraille deacutesarmeacutee des Velrans

Ah cela ne fit pas un pli Le bloc vivant des Longevernes triques sif-flant vint frapper hurlant la ligne ahurie des Velrans Tous furent culbu-teacutes du mecircme coup et beugneacutes de coups de triques terribles tandis que lechef martelant de ses talons Touegueule eacutepouvanteacute lui reprenait drsquountour de main la culotte de son ami Tintin en jurant effroyablement

Puis en possession du vecirctement reconquis avec lrsquohonneur il com-manda sans heacutesitation la retraite qui se fit en vitesse par cette mecircme tran-cheacutee du milieu que les ennemis venaient de quitter

Et tandis que piteux et rouleacutes une fois de plus ils se relevaient lesous-bois silencieux retentissait des rires des hueacutees et des vertes injuresde Lebrac et de son armeacutee regagnant leur camp au galop derriegravere la culottereconquise

Bientocirct ils arrivegraverent agrave la cabane ougrave Gambette Boulot et Tintin cedernier tregraves inquiet sur le sort de son pantalon entouraient la Marie quide ses doigts agiles achevait de remettre aux vecirctements de son fregravere lesindispensables accessoires dont ils avaient eacuteteacute rudement deacutepouilleacutes

La victime cependant sa blouse descendue comme un jupon par pu-deur pour le voisinage de sa soeur reccedilut son pantalon avec des larmes dejoie

Il faillit embrasser Lebrac mais pour ecirctre plus agreacuteable agrave son ami ildeacuteclara qursquoil chargeait sa soeur de ce soin et il se contenta de lui affirmerdrsquoune voix tremblante encore drsquoeacutemotion qursquoil eacutetait un vrai fregravere et plusqursquoun fregravere pour lui

Chacun comprit et applaudit discregravetement

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La guerre des boutons Chapitre VI

La Marie Tintin eut sitocirct fait de remettre agrave la culotte de son fregravere lesboutons qui manquaient et on la laissa par prudence partir seule un peuen avance

Et ce soir-lagrave lrsquoarmeacutee de Longeverne apregraves avoir passeacute par de terriblestranses rentra au village fiegraverement aux macircles accents de la musique deMeacutehul

La victoire en chantanthellipheureuse drsquoavoir reconquis lrsquohonneur et la culotte de Tintin

n

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CHAPITRE VII

Le treacutesor pilleacute

Le temple est en ruine au haut du promontoireJ-M de Heredia (Les Tropheacutees)

O rsquo tout pas gardeacute rancune agrave Bacailleacute de sa que-relle avec Camus non plus que de ses tentatives de chantage etde ses velleacuteiteacutes de cafardage aupregraves du pegravere Simon

Somme toute il avait eu le dessous il avait eacuteteacute puni On se garderait agrave car-reau avec lui et sauf quelques irreacuteductibles dont La Crique et Tintin lereste de lrsquoarmeacutee et mecircme Camus avait geacuteneacutereusement passeacute lrsquoeacuteponge surcette scegravene regrettable mais apregraves tout assez habituelle qui avait failli agraveun moment critique semer la discorde et la zizanie au camp de Longe-verne

Malgreacute cette attitude toleacuterante dont il profitait Bacailleacute nrsquoavait pointdeacutesarmeacute Il avait toujours sur le coeur sinon sur les joues les gifles deCamus la retenue du pegravere Simon le teacutemoignage de toute lrsquoarmeacutee (grands

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La guerre des boutons Chapitre VII

et petits) contre lui et surtout il avait contre lrsquoeacuteclaireur et lieutenant deLebrac la haine que donne lrsquoaffreuse jalousie de lrsquoeacutevinceacute en amour Et toutcela non il ne le pardonnait pas

Drsquoun autre cocircteacute il avait reacutefleacutechi qursquoil lui serait plus facile drsquoexercersur tous les Longevernes en geacuteneacuteral et sur Camus en particulier des re-preacutesailles mysteacuterieuses et de leur dresser des embucircches srsquoil continuait agravecombattre dans leurs rangs Aussi sa punition finie il se rapprocha de labande

Srsquoil ne fut pas du combat fameux au cours duquel la culotte de Tintincomme une redoute ceacutelegravebre fut prise et reprise il ne songea point agrave srsquoenpendre comme le brave Crillon mais il vint agrave la Saute les soirs suivants etprit une part modeste et effaceacutee aux grands duels drsquoartillerie ainsi qursquoauxassauts houleux et vocifeacuterants qui les suivaient geacuteneacuteralement

Il eut la joie pure de nrsquoecirctre pas pinceacute et de voir prendre tantocirct par lesuns tantocirct par les autres car il les haiumlssait tous quelques guerriers desdeux partis que lrsquoon renvoya ou qui revinrent en piteux eacutetat

Il restait lui prudemment agrave lrsquoarriegravere-garde riant en dedans quandun Longeverne eacutetait pinceacute plus bruyamment quand crsquoeacutetait un VelransLe treacutesor fonctionnait si lrsquoon peut dire Tout le monde et Bacailleacute commeles autres allait avant de rentrer deacuteposer les armes agrave la cabane et veacuterifierla cagnotte qui selon les victoires ou les revers fluctuait montait avec lesprisonniers qursquoon faisait baissait quand il y avait un ou plusieurs vaincus(crsquoeacutetait rare ) agrave retaper pour la rentreacutee

Ce treacutesor crsquoeacutetait la joie crsquoeacutetait lrsquoorgueil de Lebrac et des Longevernescrsquoeacutetait leur consolation dans le malheur leur panaceacutee contre le deacutesespoirleur reacuteconfort apregraves le deacutesastre Bacailleacute un jour pensa laquo Tiens si je leleur chipais et que je le fiche au vent Crsquoest pour le coup qursquoils en feraientune gueule et ccedila serait bien tapeacute comme vengeance raquo

Mais Bacailleacute eacutetait prudent Il songea qursquoil pouvait ecirctre vu rocircdantseul de ce cocircteacute que les soupccedilons se dirigeraient naturellement sur luiet qursquoalors oh alors il faudrait tout craindre de la justice et de la colegraverede Lebrac

Non il ne pouvait pas lui-mecircme prendre le treacutesorSi je cafardais agrave mon pegravere pensa-t-ilAh oui ce serait encore pis On saurait tout de suite drsquoougrave partait le

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La guerre des boutons Chapitre VII

coup et moins que jamais il eacutechappait au chacirctimentNon ce nrsquoeacutetait pas cela Pourtant et son esprit et sa penseacutee sans cesse y revenaient crsquoeacutetait lagrave

qursquoil fallait frapper il le sentait bien crsquoeacutetait par lagrave qursquoil les atteindrait auvif

Mais comment comment voilagrave hellipApregraves tout il avait le temps lrsquooccasion srsquooffrirait peut-ecirctre toute

seuleLe jeudi suivant de bon matin le pegravere de Bacailleacute accompagneacute de

son fils partit agrave la foire agrave Baume Sur le devant de la voiture agrave planches agravelaquelle on avait atteleacute Bichette la vieille jument ils srsquoinstallegraverent sur unebotte de paille disposeacutee en travers en arriegravere sur une litiegravere fraicircche toutle corps dans un sac serreacute en coulisse autour de son cou un petit veau desix semaines montrait sa tecircte eacutetonneacutee Le pegravere Bacailleacute qui lrsquoavait venduau boucher de Baume profitait de lrsquooccasion qursquooffrait la foire pour leconduire agrave son acqueacutereur Comme crsquoeacutetait jeudi et qursquoil devait toucher delrsquoargent il emmenait son fils avec lui

Bacailleacute eacutetait joyeux Ces bonheurs-lagrave nrsquoarrivaient pas souvent Il eacutevo-quait drsquoavance toutes les jouissances de la journeacutee il dicircnerait agrave lrsquoaubergeboirait du vin des petits verres ou des sirops dans le gobelet de son pegravere ilachegraveterait des pains drsquoeacutepices un sifflet et il se rengorgeait encore en pen-sant que ses camarades ses ennemis enviaient certainement son sort

Ce jour-lagrave il y eut entre Longeverne et Velrans une bataille terribleOn ne fit il est vrai pas de prisonniers mais les cailloux et les triquesfirent rage et les blesseacutes nrsquoavaient guegravere le soir envie de rire

Camus avait une bosse eacutepouvantable au front une bosse avec unebelle entaille rouge qui avait saigneacute durant deux heures Tintin ne sen-tait plus son bras gauche ou plutocirct il ne le sentait que trop Boulot avaitune jambe toute noire La Crique nrsquoy voyait plus sous lrsquoenflure de la pau-piegravere droite Grangibus avait les orteils eacutecraseacutes son fregravere remuait avecune peine infinie le poignet droit et lrsquoon comptait pour rien les meurtris-sures multiples qui tatouaient les cocirctes et les membres du geacuteneacuteral de sonlieutenant et de la plupart des autres guerriers

Mais on ne se plaignait pas trop car du cocircteacute des Velrans crsquoeacutetait sucircre-ment pis encore Bien sucircr qursquoon nrsquoeacutetait pas alleacute inventorier les laquo gnons raquo

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La guerre des boutons Chapitre VII

reccedilus par les ennemis mais crsquoeacutetait une beacuteneacutediction srsquoil nrsquoy en avait pasdans le tas des eacutecharpeacutes quelques-uns qui se missent au lit avec des meacute-ningites des foulures graves des luxations ou des fiegravevres carabineacutees

Bacailleacute entre ses planches sur sa botte de paille rentra le soir unpeu eacutemeacutecheacute lrsquoair triomphant et ricana mecircme meacutechamment au nez descamarades qui drsquoaventure assistegraverent agrave sa descente de voiture

mdash Fait-il le laquo zig raquo bon Dieu pour une fois qursquoil va agrave la foire cecoco-lagrave Dirait-on pas qursquoil descend de calegraveche et que son calandeau sup1 estun pur sang

Mais lrsquoautre drsquoun air de vengeance satisfaite et de profond deacutedaincontinuait agrave ricaner en les regardant

Au reste ils ne pouvaient se comprendreLe lendemain vu la quantiteacute drsquouniteacutes hors de combat il eacutetait impos-

sible de songer agrave se battre Drsquoailleurs les Velrans eux ne pourraient cer-tainement pas venir On se reposa donc on se soigna on se pansa avecdes herbages simples ou compliqueacutes chipeacutes dans les vieilles boicirctes agrave re-megravedes des mamans au petit bonheur des trouvailles Ainsi La Crique sefaisait des lavages de camomille agrave la paupiegravere et Tintin pansait son brasavec de la tisane de chiendent Il jurait drsquoailleurs que cela lui faisait beau-coup de bien En meacutedecine comme en religion il nrsquoy a que la foi qui sauve

Et puis on fit quelques parties de billes pour se changer un peu desdistractions violentes de la veille

Le samedi on ne devait pas plus que le vendredi se rendre au GrosBuisson Pourtant Camus Lebrac Tintin et La Crique que lrsquoennui tarau-dait reacutesolurent non point drsquoaller chercher noise ou reconnaicirctre lrsquoennemimais bien drsquoaller faire un petit tour agrave la cabane la chegravere cabane qui abritaitle treacutesor et ougrave lrsquoon eacutetait si tranquille et si bien pour faire la fecircte

Ils ne confiegraverent agrave personne leur projet pasmecircme auxGibus et agrave Gam-bette Agrave quatre heures ils partirent chacun vers son domicile respectif etun moment apregraves se retrouvegraverent agrave la vie agrave Donzeacute pour gagner agrave traversle bois du Teureacute lrsquoemplacement de la forteresse

Chemin faisant ils parlaient de la grande bataille du jeudi Tintin sonbras en eacutecharpe et La Crique un bandeau sur lrsquooeil deux des plusmaltrai-

1 Carcan vieux cheval

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La guerre des boutons Chapitre VII

teacutes de la journeacutee revivaient avec deacutelices les coups de pieds qursquoils avaientfoutus et les coups de trique qursquoils avaient distribueacutes avant de recevoirlrsquoun le poing de Touegueule dans lrsquooeil lrsquoautre le bacircton de Pissefroid surle radiushellip ou le cubitus

mdash Il a fait han comme un boeuf qursquoon assomme disait Tintin en par-lant de son grand ennemi Tatti quand jrsquoy ai foutu mon talon dans lrsquoesto-mac jrsquoai cru qursquoil ne voulait pas reprendre son souffle ccedila lui apprendraagrave me refiler ma culotte

La Crique eacutevoquait les dents casseacutees et les crachats rouges de Toue-gueule recevant son coup de tecircte sous la macircchoire et tout cela leur faisaitoublier les petites souffrances de lrsquoheure preacutesente

On eacutetait maintenant sous bois dans le vieux chemin de deacutefruit reacute-treacuteci drsquoanneacutee en anneacutee par les pousses vigoureuses du taillis envahissantqui obligeait agrave se courber ou agrave se baisser pour eacuteviter la gifle segraveche drsquouneramille deacutefeuilleacutee

Des corbeaux qui rentraient en forecirct agrave lrsquoappel drsquoun veacuteteacuteran tour-noyaient en croassant au-dessus de leur groupehellip

mdash On dit que crsquoest des oiseaux qui portent malheur tout comme leschouettes qui chantent la nuit annoncent une mort dans la maison Crois-tu que crsquoest vrai toi Lebrac demanda Camus

mdash Peuh fit le geacuteneacuteral crsquoest des histoires de vieille femme Srsquoil arrivaitunmalheur chaque fois qursquoon voit un laquo cro raquo on ne pourrait plus vivre surla terre mon pegravere dit toujours que ces corbeaux-lagrave sont moins agrave craindreque ceusses qui nrsquoont point drsquoailes Faut toucher du fer quand on en voitun de ceux-lagrave pour deacutetourner la malchance

mdash Crsquoest-il vrai qursquoils vivent cent ans ces becirctes-lagrave Je voudrais bien ecirctreque drsquoeux ils voient du pays et ils ne vont pas en classe envia Tintin

mdash Mon vieux reprit La Crique pour savoir srsquoils vivent si longtempset ccedila se peut bien il faudrait ecirctre lagrave et en marquer un au nid Seulementquand on vient au monde on nrsquoa pas toujours un corbeau sous la main etpuis on nrsquoy pense guegravere tu sais sans compter qursquoil nrsquoy a pas beaucoupde types qui viennent agrave cet acircge-lagrave

mdash Parlez plus de ces becirctes-lagrave demanda Camus moi je crois quandmecircme que ccedila porte malheur

mdash Faut pas ecirctre laquo superticieux raquo Camus Crsquoeacutetait bon pour les gens du

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La guerre des boutons Chapitre VII

vieux temps maintenant on est civiliseacute y a la sciencehellipEt lrsquoon continua agrave marcher tandis que La Crique interrompait sa

phrase et lrsquoeacuteloge des tempsmodernes pour eacuteviter la caresse brusque drsquounebranche basse qursquoavait deacuteplaceacutee le passage de Lebrac

Agrave la sortie de la forecirct on obliqua vers la droite pour gagner les car-riegraveres

mdash Les autres ne nous ont pas vus remarqua Lebrac Personne ne saitqursquoon est venu Ah notre cabane est vraiment bien cacheacutee

On fit chorus Ce sujet eacutetait ineacutepuisablemdash Crsquoest moi laquo que je lrsquoai trouveacutee raquo hein rappela La Crique riant

drsquoun large rire triomphant malgreacute son oeil au beurre noirmdash Entrons coupa LebracUn cri de stupeacutefaction et drsquohorreur jaillit simultaneacutement des quatre

poitrines un cri eacutepouvantable deacutechirant ougrave il y avait de lrsquoangoisse de laterreur et de la rage

La cabane eacutetait deacutevasteacutee pilleacutee ravageacutee aneacuteantieDes gens eacutetaient venus lagrave des ennemis les Velrans assureacutement Le

treacutesor avait disparu les armes eacutetaient casseacutees ou deacuterobeacutees la table arra-cheacutee le foyer deacutemoli les bancs renverseacutes la mousse et les feuilles brucircleacuteesles images deacutechireacutees le miroir briseacute lrsquoarrosoir cabosseacute et perceacute le toit deacute-fonceacute et le balai suprecircme insulte le vieux balai deacuterobeacute au stock de lrsquoeacutecoleplus deacutepailleacute et plus sale que jamais deacuterisoirement planteacute en terre au mi-lieu de ce deacutesordre comme un teacutemoin vivant du deacutesastre et de lrsquoironiedes pillards

Agrave chaque deacutecouverte crsquoeacutetaient de nouveaux cris de rage et des voci-feacuterations et des blasphegravemes et des serments de vengeance

On avait deacutemoli les casseroles ethellip souilleacute les pommes de terre Crsquoeacutetaient sucircrement les Velrans qui avaient fait le coup La Crique

avec son intuitive finesse et sa logique habituelle le prouva incontinentmdash Voyons un homme de Longeverne qui aurait trouveacute par aventure

la cabane nrsquoaurait fait qursquoen rire il en aurait jaseacute au village et on lrsquoauraitsu un eacutetranger nrsquoavait rien agrave prendre lagrave et srsquoen serait fichu Beacutedouinlui eacutetait bien trop nouille pour trouver tout seul une cache pareille etdrsquoailleurs depuis sa derniegravere soulographie il ne se hasardait plus en rasecampagne et comme un sage cultivait et rentrait les leacutegumes et les fruits

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La guerre des boutons Chapitre VII

de son jardinRestaient donc les Velransmdash Quand La veille parbleu puisque le jeudi soir tout eacutetait intact et

qursquoaujourdrsquohui il leur aurait eacuteteacute impossible de trouver apregraves quatre heuresle temps mateacuteriel neacutecessaire pour perpeacutetrer un pareil saccage agrave moinstoutefois qursquoils ne fussent venus le matin mais ils eacutetaient bien trop frous-sards pour oser friper une classe

mdash Ah si nous eacutetions au moins venus hier se lamentait Lebrac Direque jrsquoy ai penseacute Car enfin ils nrsquoont pas pu tous venir il y en avait tropdrsquoeacuteclopeacutes parmi eux je le sais bien peut-ecirctre moi comme ils eacutetaient ar-rangeacutes ils eacutetaient sucircrement plus mal foutus que nous encore

Ah si on leur eacutetait tombeacute dessus Bon Dieu de nom de Dieu je leseacutetranglais

mdash Cochons canailles bandits mdash Crsquoest tout de mecircme lacircche vous savez ce qursquoils ont fait lagrave jugea

Camusmdash Et nous en sommes des propres pour nous rebattre mdash Il faudra trouver leur cabane aussi nous reprit Lebrac il nrsquoy a plus

que ccedila parbleu plus rien que ccedila mdash Oui mais quand Apregraves quatre heures ils viendront faire le guet

agrave la lisiegravere il nrsquoy a que pendant la classe qursquoon pourrait chercher maisfaudrait la gouepper sup2 au moins huit jours de suite laquo passe que raquo il ne fautguegravere compter qursquoon tombera dessus le premier matinQursquoest-ce qui veutoser faire ce coup-lagrave pour recevoir une tatouille carabineacutee de son pegravere etattraper un mois de retenue du maicirctre drsquoeacutecole

mdash Il nrsquoy a que Gambette mdashMais comment ont-ils bien pu la trouver les salauds Une cabane si

bien cacheacutee que personne ne connaissait et ougrave ils ne nous avaient jamaisvus venir

mdash Crsquoest pas possible on leur a dit mdash Tu crois Mais qui il nrsquoy a que nous qui sachions ougrave elle est Il y

aurait donc un traicirctre

2 Manquer friper

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La guerre des boutons Chapitre VII

mdashUn traicirctre ruminait La Crique ndash Puis se frappant le front sans soucide son oeil illumineacute malgreacute son bandeau drsquoune penseacutee subite

mdash Oui lagrave nom de Dieu rugit-il oui il y a un traicirctre et je le connaisle salaud je sais qui crsquoest Ah je vois tout je devine tout maintenant ledeacutegoucirctant le Judas le pourri

mdashQui interrogea CamusmdashQui reprirent les deux autresmdash Bacailleacute pardi mdash Le bancal Tu crois mdash Jrsquoen suis sucircr Eacutecoutez-moi laquo Jeudi il nrsquoeacutetait pas avec nous il est alleacute avec son pegravere agrave la foire agrave

Baume hein vous vous souvenez Rappelez-vous bien maintenant lagueule qursquoil faisait en rentrant il avait lrsquoair de nous narguer de se foutrsquode nous parfaitement Eh bien en revenant de Baume il est passeacute parVelrans avec son pegravere ils eacutetaient un peu eacutemeacutecheacutes ils se sont arrecircteacutes chezquelqursquoun lagrave-bas je ne sais pas chez qui mais je parierais tout ce qursquoonvoudrait que crsquoest comme ccedila peut-ecirctre bien mecircme qursquoil srsquoen est revenuavec des Velrans et alors il leur zrsquoy a dit sucircrement il leur zrsquoy a dit ous-qursquoeacutetait notrsquocabane

laquoAlors lrsquoautre qui nrsquoeacutetait pas eacuteclopeacute srsquoest ameneacute hier ici avec lesmoinsmalades et voilagrave parbleu voilagrave

mdash Le cochon le traicirctre la crapule macircchonnait Lebrac si crsquoest vraibon Dieu gare agrave sa peau je le saigne

mdash Si crsquoest vrai Mais crsquoest sucircr comme un et un font laquo deusse raquo commeje mrsquoappelle La Crique et que jrsquoai lrsquooeil noir comme un cul de marmitepardine

mdash Faut le deacutemasquer alors conclut Tintinmdash Allons-nous-en il nrsquoy a plus rien agrave faire ici ccedila me retourne les

sangs et ccedila me chavire le coeur de voir ccedila geacutemit Camus On causera bienen srsquoen allant et il ne faut pas surtout qursquoon se doute que nous sommesvenus aujourdrsquohui

mdash Crsquoest demain dimanche reprit-il on le deacutemasquera bien on le feraavouer et alorshellip

Camus nrsquoacheva pas Mais son poing fermeacute brandi vers le ciel com-pleacutetait eacutenergiquement sa penseacutee

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La guerre des boutons Chapitre VII

Et par le mecircme chemin qursquoils eacutetaient venus ils rentregraverent au villageapregraves avoir drsquoun commun accord pris de seacutevegraveres dispositions pour lelendemain

n

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CHAPITRE VIII

Le traicirctre chacirctieacute

Le trouble de mon acircme eacutetant sans gueacuterisonLe voeu de la vengeance est un voeu leacutegitime

Malherbe (Sur la mort de son fils)

mdash Si on allait faire un tour agrave la cabane proposa insidieusementLa Crique le dimanche apregraves vecircpres quand tous ses camarades furentreacuteunis sous lrsquoauvent de lrsquoabreuvoir autour du geacuteneacuteral

Bacailleacute freacutemit de joie sans se douter le moins du monde qursquoil eacutetaitobserveacute discregravetement

Au reste agrave part les quatre chefs qui avaient pris part agrave la promenadede la veille nul pas mecircme les Gibus ni Gambette ne se doutait de lrsquoeacutetatdans lequel se trouvait la cabane

mdash Faudra pas se battre aujourdrsquohui conseilla Camus allons-y par lavie agrave Donzeacute

On acquiesccedila agrave ces propositions diverses et la petite armeacutee babillante

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La guerre des boutons Chapitre VIII

gaie et sans penser agrave mal srsquoachemina vers la forteresseLebrac selon son habitude tenait la tecircte Tintin au milieu de la co-

lonne et sans avoir lrsquoair de penser agrave rien marchait agrave hauteur de Bacailleacutesur qui il ne jetait mecircme pas les yeux agrave lrsquoarriegravere-garde fermant la marcheet ne perdant point de vue lrsquoaccuseacute venaient La Crique et Camus dont lesblessures eacutetaient en bonne voie de gueacuterison

Bacailleacute eacutetait visiblement agiteacute de penseacutees complexes car il ne savaitrien au juste de ce qursquoavaient fait les Velrans qursquoallait-on trouver agrave lacabane Quelle gueule feraient Lebrac et Camus et les autres sihellip

Il les regardait de temps agrave autre agrave la deacuterobeacutee et ses yeux peacutetillaientmalgreacute lui de malice contenue de joie refreacuteneacutee et aussi drsquoun leacuteger senti-ment de crainte

Et srsquoils allaient se douter Mais comment pourraient-ils savoir et sur-tout prouver

On avanccedilait dans le sentier du bois Et La Crique pencheacute vers le grim-peur lui disait

mdash Hein Camus tes corbeaux drsquohier tu te souvienshellip jrsquoaurais jamaiscru Crsquoest tout de mecircme vrai que ccedila porte malheur quelquefois ces becirctes-lagrave

mdash Demande voir agrave Bacailleacute riposta Camus qui par un inexplicablerevirement redevenait sceptique demande-zrsquoy voir srsquoil en a vu ce matindes corbeaux Il ne se doute guegravere que nous savons et ne sait pas ce quilrsquoattend Regarde-le mais regarde-le donc un peu ce salaud-lagrave

mdashCrois-tu qursquoil a du toupet Oh il se croit bien sucircr et bien tranquille mdash Tu sais faut pas le laisser eacutechapper mdash Penses-tu un bancal comme ccedila mdash Oh mais il court bien tout de mecircme ce sautereacute-lagrave sup1 Agrave lrsquoautre extreacutemiteacute de la colonne on entendait Boulot qui disait mdash Ce que je ne comprends pas crsquoest qursquoils reviennent encore apregraves

les tatouilles qursquoon leur zrsquoy a foutues mdash Pour moi reacutepondait Lebrac ils doivent avoir une cache eux aussi

Vous avez bien vu que pour la culotte de Tintin ils nrsquoavaient plus detriques en sortant du bois

1 Sautereacute probablement macircle de sauterelle sauteur

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La guerre des boutons Chapitre VIII

mdash Oui ils ont sucircrement une cabane comme nous concluait TigibusBacailleacute agrave cette affirmation eut un ricanement muet qui nrsquoeacutechappa

point agrave Tintin pas plus qursquoagrave La Crique ni agrave Camusmdash Eh bien es-tu sucircr maintenant fit La Criquemdash Oui reacutepondit lrsquoautre Ah la crapule Faudra bien qursquoil avoue On sortait du bois on allait arriver on srsquoengageait dans les chemins

creuxmdash Ah nom de Dieu srsquoexclama Lebrac srsquoarrecirctant et ainsi que crsquoeacutetait

convenu jouant la rage et la surprise comme srsquoil eucirct tout ignoreacuteIl y eut un vacarme effroyable de cris et de bousculades pour voir plus

vite et ce fut bientocirct un concert farouche de maleacutedictionsmdash Bon Dieu de bon Dieu Crsquoest-y possible mdash Cochons de cochons mdashQui est-ce qui a bien pu faire ccedila mdash Le treacutesor mdash Rien pus rien racirclait Grangibusmdash Et notre toit et nos sabres notrsquoarrosoir nos images le lit la glace

la table mdash Le balai mdash Crsquoest les Velrans mdash Pour sucircr qui ccedila serait-il mdash Peut-on savoir hasarda Bacailleacute pour dire quelque chose lui aussiTous eacutetaient entreacutes derriegravere le chef Seuls Camus et La Crique

sombres et silencieux leur trique au poing comme le Cheacuteroub au seuildu paradis perdu gardaient la porte

Lebrac laissa ses soldats se plaindre se lamenter et hurler ainsi quedes chiens qui sentent la mort Lui comme eacutecraseacute srsquoassit agrave terre au fondsur les pierres qui avaient contenu le treacutesor et la tecircte dans les mainssembla srsquoabandonner agrave son deacutesespoir

Personne ne songeait agrave sortir on criait on menaccedilait puis lrsquoefferves-cence de cris se calma et cette grande colegravere bruyante et vaine fit place agravela prostration qui suit les irreacuteparables deacutesastres

Camus et La Crique gardaient toujours la porteEnfin Lebrac relevant la tecircte et se redressant montra sa figure rava-

geacutee et ses traits crispeacutes

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La guerre des boutons Chapitre VIII

mdash Crsquoest pas possible rugit-il que les Velrans aient fait ccedila tout seuls non crsquoest pas possible qursquoils aient reacuteussi agrave trouver notrsquocabane sans qursquoonleur ait enseigneacute ougrave elle eacutetait Crsquoest pas possible on leur a dit Il y a untraicirctre ici

Et son accusation profeacutereacutee tomba dans le grand silence comme uncoup de fouet cinglant sur un troupeau deacutesempareacute

Les yeux srsquoeacutecarquillegraverent et papillotegraverent Un silence plus lourd planamdash Un traicirctre reprirent en eacutecho lointain et affaibli quelques voix

comme si crsquoeucirct eacuteteacute monstrueux et impossiblemdash Un traicirctre oui tonna derechef Lebrac Il y a un traicirctre et je le

connaismdash Il est ici glapit La Crique brandissant son eacutepieu drsquoun geste exter-

minateurmdash Regardez et vous le verrez le traicirctre reprit Lebrac fixant Bacailleacute

de ses yeux de loupmdash Crsquoest pas vrai crsquoest pas vrai balbutia le bancal qui rougissait blecirc-

missait verdissait tremblait devant cette accusation muette comme touteune frondaison de bouleau et chancelait sur ses jambes

mdash Vous voyez bien qursquoil se deacutenonce tout seul le traicirctre Le traicirctre crsquoestBacailleacute Lagrave le voyez-vous

mdash Judas va hurla Gambette terriblement eacutemu tandis que Grangi-bus freacutemissant lui posait la griffe sur lrsquoeacutepaule et le secouait comme unprunier

mdash Crsquoest pas vrai crsquoest pas vrai protestait de nouveau Bacailleacute quandest-ce que jrsquoaurais pu leur dire moi je ne les vois pas les Velrans je neles connais pas

mdash Silence menteur coupa le chef Nous savons tout Jeudi la cabaneeacutetait intacte crsquoest vendredi qursquoon lrsquoa sacqueacutee puisqursquohier elle y eacutetait deacutejagraveAllez dites-le ceux qui sont venus hier soir avec moi

mdash Nous le jurons firent ensemble Camus Tintin et La Crique levantla main droite preacutealablement mouilleacutee de salive et crachant par terre ser-ment solennel

mdash Et tu vas dire canaille ou je trsquoeacutetrangle trsquoentends tu vas avouer agravequi tu lrsquoas dit jeudi en revenant de Baume Crsquoest jeudi que trsquoas vendu tesfregraveres

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Une secoueacutee brutale rappela agrave Bacailleacute ahuri sa situation terriblemdash Crsquoest pas vrai na continua-t-il agrave nier et jrsquoveux mrsquoen aller puisque

crsquoest comme ccedilamdash On ne passe pas grogna La Crique levant son bacirctonmdash Lacircches vous ecirctes des lacircches riposta Bacailleacutemdash Canaille gibier de bagne beugla Camus il nous trahit il nous fait

voler et il nous insulte encore par-dessus le marcheacute mdash Liez-le ordonna Lebrac drsquoun ton secEt avant que la chose fucirct faite il se saisit du prisonnier et le calotta

vigoureusementmdash La Crique interrogea-t-il ensuite drsquoun air grave toi qui connais ton

histoire de France dis-nous un peu comment on srsquoy prenait au bon vieuxtemps pour faire avouer leurs crimes aux coupables

mdash On leur laquo roustissait raquo les doigts de piedmdash Deacutechaussez le traicirctre alors et allumez du feuBacailleacute se deacutebattaitmdash Oh tu as beau faire preacutevint le chef tu nrsquoeacutechapperas pas avoueras-

tu canaille Une fumeacutee eacutepaisse et blanche montait deacutejagrave drsquoun amas de mousse et

de feuilles segravechesmdash Oui fit lrsquoautre affoleacute oui Et le bancal toujours maintenu par des ficelles et des mouchoirs rou-

leacutes en forme de lien au milieu du cercle menaccedilant et furibond des guer-riers de Longeverne avoua par petites phrases qursquoil eacutetait en effet revenude Baume avec Boguet de Velrans et le pegravere drsquoicelui qursquoils srsquoeacutetaient arrecirc-teacutes chez eux lagrave-bas pour boire un litre et une goutte et qursquoil avait eacutetantsaoul raconteacute sans croire mal faire ougrave se trouvait la cabane de Longe-verne

mdash Crsquoest pas la peine drsquoessayer de nous monter le coup tu sais coupaLa Crique jrsquoai bien vu la gueule que tu faisais en rentrant de Baume tusavais bien ce que tu disais et en venant ici tout agrave lrsquoheure nous trsquoavonsbien vu aussi Tu savais

mdash Tout ccedila laquo crsquoest passe que tu bisques raquo de ce que la Tavie aimemieuxCamus Elle a sucircrement raison de se foutre de ta gueule Mais est-ce qursquoontrsquoavait fait du mal apregraves lrsquoaffaire de vendredi Est-ce qursquoon trsquoa seulement

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La guerre des boutons Chapitre VIII

empecirccheacute de revenir te battre avec nous Pourquoi alors que tu te vengesaussi salement Trsquoas pas laquo drsquoescuses raquo

mdash Voilagrave conclut Lebrac serrez les noeuds On va le jugerUn grand silence tombaCamus et La Crique geocircliers sinistres barraient toujours le seuil Une

houle de poings se tendaient vers Bacailleacute Comprenant qursquoil nrsquoavait pasde pitieacute agrave attendre des geocircliers et sentant venir lrsquoheure des expiationssuprecircmes il eut une reacutevolte deacutesespeacutereacutee et terrible et essaya de ruer de sedeacutebattre et de mordre

Mais Gambette et les Gibus qui avaient assumeacute le rocircle de garde-chiourme eacutetaient des gars solides et racircbleacutes et on ne le leur faisait pascomme ccedila drsquoautant que la colegravere une colegravere folle qui leur faisait lesoreilles rouges deacutecuplait encore leurs forces

Les poignets de Bacailleacute serreacutes dans des eacutetaux de fer devinrent bleusses jambes furent en un clin drsquooeil ligoteacutees plus eacutetroitement encore et onle jeta comme un paquet de chiffons au milieu de la cabane sous le troudu toit deacutefonceacute du toit si solide que malgreacute tous leurs efforts les Velransne lrsquoavaient pu crever qursquoen un seul endroit

Lebrac en chef parla mdash La cabane dit-il est foutue on connaicirct notre cache tout est agrave re-

faire mais ccedila ce nrsquoest rien il y a le treacutesor qui a disparu il y a lrsquohonneurqui est atteint

laquo Lrsquohonneur on le redressera on sait ce que valent nos poings maisle treacutesorhellip le treacutesor valait bien cent sous

laquo Bacailleacute continua-t-il gravement tu es complice des voleurs tu esun voleur tu nous a voleacute cent sous as-tu un eacutecu de cinq livres agrave nousrendre raquo

La question eacutetait de pure forme et Lebrac ne lrsquoignorait pasQui est-cequi avait jamais eu cent sous agrave soi cent sous ignoreacutes des parents et surlesquels ces derniers ne pussent avoir agrave toute heure droit de haute main

Personne mdash Jrsquoai trois sous geacutemit Bacailleacutemdash Fous-toi-les laquo queacuteque raquo part tes trois sous rugit Gambettemdash Messieurs reprit Lebrac solennel voici un traicirctre et nous allons le

juger et lrsquoexeacutecuter sans reacutemission

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La guerre des boutons Chapitre VIII

mdash Sans haine et sans crainte redressa La Crique qui se remeacutemoraitdes lambeaux de phrases drsquoinstruction civique

mdash Il a avoueacute qursquoil eacutetait coupable mais il a avoueacute parce qursquoil ne pouvaitpas faire autrement et que nous connaissions son crime Quel supplicedoit-on lui faire subir

mdash Le saigner rugirent dix voixmdash Le pendre beuglegraverent dix autresmdash Le chacirctrer grondegraverent quelques-unesmdash Lui couper la langue mdash On va drsquoabord interrompit le chef plus prudent et gardant incons-

ciemment malgreacute sa colegravere une plus saine ideacutee des choses et des conseacute-quences de leur acte on va drsquoabord lui nettoyer tous ses boutons pourreconstituer un noyau de treacutesor et remplacer en partie celui qui nous aeacuteteacute voleacute par ses amis les Velrans

mdash Mes habits du dimanche sursauta le prisonnier Jrsquoveux pas jrsquoveuxpas je lrsquodirai agrave nos gens sup2

mdash Chante toujours mon petit tu nous amuses mais tu sais tu nrsquoasqursquoagrave recommencer agrave cafarder pour voir un peu et jrsquote preacuteviens que si tubrailles trop fort ici on te la boucle ta gueule avec ton laquo tire-jus raquo commeon a fait agrave lrsquoAztec des Gueacutes

Comme ces menaces ne deacutecidaient point Bacailleacute agrave se taire on lebacircillonna et on fit sauter tous ses boutons

mdash Ce nrsquoest pas tout ccedila n d Dhellip reprit La Crique si on ne fait que ccedilaagrave un traicirctre crsquoest vraiment pas la peine Un traicirctre hellip crsquoest un traicirctre nd Dhellip et ccedila nrsquoa pas le droit de vivre

mdash On va le fouetter proposa Grangibus chacun son coup puisqursquoilnous a fait du mal agrave tertous

On ligota de nouveau Bacailleacute nu sur les planches de la table deacutemoliemdash Commencez ordonna LebracUn agrave un la baguette de coudre agrave la main les quarante Longevernes

deacutefilegraverent devant Bacailleacute qui sous leurs coups hurlait agrave fendre le roc etils lui crachegraverent sur le dos sur les reins sur les cuisses sur tout le corpsen signe de meacutepris et de deacutegoucirct

2 Nos gens expression comtoise pour laquo mes parents raquo

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Durant ce temps une dizaine de guerriers sous la conduite de LaCrique eacutetaient sortis avec les habits du condamneacute

Ils revinrent quand finissait lrsquoopeacuteration et Bacailleacute deacutebacircillonneacute et deacute-lieacute reccedilut au bout de longs bacirctons les diverses piegraveces de son habillementveuves de boutons qui avaient eacuteteacute de plus largement compisseacutees et abon-damment souilleacutees drsquoautre faccedilon encore par les justiciers de Longeverne

mdash Va te faire recoudre ccedila par les Velrans lui conseilla-t-on pour finir

n

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CHAPITRE IX

Tragiques rentreacutees

Les sanglots des martyrs et des supplicieacutesSont une symphonie enivrante sans doutehellip

Ch Baudelaire (Les Fleurs du Mal)

B ses liens les fesses en sang la face conges-tionneacutee les yeux reacutevulseacutes drsquohorreur reccedilut en pleine figure lespaquets malodorants qursquoeacutetaient ses habits cependant que toute

lrsquoarmeacutee suivant ses chefs lrsquoabandonnait agrave son sort et quittait dignementla cabane pour aller un peu plus loin dans un endroit deacutesert et cacheacute seconcerter sur ce qursquoil convenait de faire en si pressante et peacutenible occur-rence

Pas un ne se demandait ce qursquoil allait advenir du traicirctre deacutemasqueacutechacirctieacute fesseacute deacuteshonoreacute empuanti Ccedila crsquoeacutetait son affaire il nrsquoavait quece qursquoil meacuteritait et tout juste encore Des racircles et des hoquets de ragedes sanglots drsquoun homme qursquoon assassine parvenaient bien jusqursquoagrave leurs

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La guerre des boutons Chapitre IX

oreilles ils ne srsquoen souciegraverent pointBientocirct par degreacutes lrsquoautre reprenant conscience et se sauvant agrave toute

allure les sanglots et les cris et les hurlements diminuegraverent et lrsquoon nrsquoen-tendit plus rien

Alors Lebrac commanda mdash Il faut aller prendre agrave la cabane tout ce qui peut servir encore et

aller le cacher ailleurs en attendantAgrave deux cents megravetres de lagrave dans le taillis une petite excavation in-

suffisante pour remplacer celle que lrsquoon venait de perdre par le crime deBacailleacute pouvait faute de mieux abriter momentaneacutement les deacutebris dece qui avait eacuteteacute le palais de gloire de lrsquoarmeacutee de Longeverne

mdash Il faut tout apporter ici deacutecida-t-il Et immeacutediatement la majeurepartie de la troupe srsquooccupa agrave ce travail

mdash Fichez aussi le mur en bas compleacuteta-t-il enlevez le toit et murez laprovision de bois il faut qursquoon ne voie plus rien de rien

Les ordres eacutetant donneacutes pendant que les soldats vaquaient agrave ces cor-veacutees reacuteglementaires et presseacutees il confeacutera avec les autres chefs CamusLa Crique Tintin Boulot Grangibus et Gambette

Ce fut une confeacuterence longue et mysteacuterieuseLrsquoavenir et le preacutesent y furent confronteacutes au passeacute non sans regrets

et sans plaintes et surtout lrsquoon agita la question de reconqueacuterir le treacutesorCe treacutesor eacutetait sucircrement dans la cabane des Velrans et la cabane eacutetait

dans le bois mais comment le trouver et surtout quand pourrait-on lechercher

Il nrsquoy avait que Gambette habitant sur la Cocircte et quelquefois Grangi-bus occupeacute au moulin qui pouvaient invoquer des motifs plausibles drsquoab-sence sans courir le risque drsquoun controcircle immeacutediat et seacuterieux

Gambette nrsquoheacutesita pasmdash Je gouepperai sup1 lrsquoeacutecole tant qursquoil faudra je battrai le bois en long

en large en haut en travers jrsquoen laisserai pas un pouce drsquoinesqueploreacute sup2tant que jrsquoaurai pas deacutemoli leur cabane et repris notre sac

Grangibus deacuteclara que toutes les fois qursquoil pourrait se joindre agrave lui il

1 Manquerai2 Inexploreacute

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La guerre des boutons Chapitre IX

le trouverait agrave la carriegravere agrave Pepiot une demi-heure environ avant lrsquoentreacuteeen classe

Degraves que la traque de Gambette aurait abouti et qursquoon aurait reconquisle treacutesor on rebacirctirait la cabane sur un emplacement qursquoon deacutetermineraitplus tard apregraves les recherches les plus preacutecieuses

Pour lrsquoheure on se contenterait de proteacuteger jusqursquoau contour des Me-nelots et agrave la marniegravere de Jean-Baptiste le retour au Vernois des Gibus

Le transport des mateacuteriaux eacutetait acheveacute les guerriers vinrent se grou-per autour des chefs

Lebrac au nom du Conseil annonccedila gravement que la guerre agrave laSaute eacutetait suspendue jusqursquoagrave une date prochaine qursquoon fixerait de faccedilonpreacutecise degraves qursquoon aurait retrouveacute ce qursquoil fallait

Le Conseil prudent gardait en effet pour lui le secret de ses grandesdeacutecisions

On effaccedila aussi bien que possible les traces qui menaient de lrsquoanciennecabane agrave la nouvelle reacuteserve apregraves quoi le soleil baissant on se reacutesolutagrave regagner le village sans se douter qursquoagrave cette heure il eacutetait en pleinereacutevolution

Les conscrits qui jouaient aux quilles les hommes qui buvaient leurlitre agrave lrsquoauberge de Fricot les commegraveres allant faire la causette avec lavoisine les grandes filles srsquoexerccedilant agrave la broderie ou au crochet derriegravereles rideaux de la fenecirctre toute la population de Longeverne se reacutecreacuteant ouse reposant fut tout drsquoun coup attireacutee aspireacutee devrait-on dire au milieude la rue par des cris eacutepouvantables par les racircles qui nrsquoavaient plus riendrsquohumain drsquoun malheureux qui est agrave bout qui va tomber rendre lrsquoacircme etchacun les yeux arrondis drsquoangoisse se demandait ce qursquoil y avait

Et voilagrave que lrsquoon vit surgir du laquo traje raquo des Chemineacutees bancalant plusque jamais et courant et hurlant autant qursquoon peut hurler Bacailleacute toutnu ou presque car il nrsquoavait sur son dos que sa chemise et aux pieds dessouliers sans cordons Il tenait sur ses bras deux paquets drsquohabits et ilsentait il empoisonnait plus que trente-six charognes en train de pourrir

Les premiers qui accoururent agrave sa rencontre reculegraverent en se bouchantle nez puis un peu aguerris se rapprochegraverent tout de mecircme complegravete-ment ahuris interrogeant

mdashQursquoest-ce qursquoil y a

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La guerre des boutons Chapitre IX

Bacailleacute avait les fesses rouges de sang des rigoles de crachat lui des-cendaient le long des cuisses ses yeux chavireacutes nrsquoavaient plus de larmesses cheveux eacutetaient tout droits et agglutineacutes comme les poils drsquoun heacuteris-son et il tremblait comme une feuille morte qui va se deacutetacher de sonrameau et srsquoenvoler au vent

mdashQursquoest-ce qursquoil y a Qursquoest-ce qursquoil y a Bacailleacute ne pouvait rien dire il hoquetait racirclait se tordait hochait la

tecircte se laissait allerSon pegravere et sa megravere accourus lrsquoemportegraverent agrave la maison agrave demi eacuteva-

noui cependant que tout le village intrigueacute les suivaitOn pansa les fesses de Bacailleacute on le deacutebarbouilla on mit tremper ses

habits dans une seille agrave la remise on le coucha on lui chauffa des briquesdes cruchons des bouillottes on lui fit boire du theacute du cafeacute des grogs ettoujours hoquetant il se calma un peu et baissa les paupiegraveres

Un quart drsquoheure apregraves un peu remis il rouvrait les yeux et racon-tait agrave ses parents ainsi qursquoaux nombreuses femmes qui entouraient sacouche tout ce qui venait de se passer agrave la cabane en omettant toutefoissoigneusement de speacutecifier les motifs qui lui avaient valu ce traitementbarbare crsquoest-agrave-dire sa trahison

Il dit tout le reste il vendit tous les secrets de lrsquoarmeacutee de Longeverne ilnarra les escapades agrave la Saute et les batailles il confessa les boutons chipeacuteset la contribution de guerre il deacutevoila tous les trucs de Lebrac deacutenonccedilatous ses conseils il chargea Camus autant qursquoil put il dit les planchesdeacuterobeacutees les clous soustraits les outils emprunteacutes et la noce la gouttele vin les pommes et le sucre voleacutes les chants obscegravenes la deacutegueuladeau retour et les farces agrave Beacutedouin et le culottage de saint Joseph avec lesdeacutepouilles de lrsquoAztec des Gueacutes tout tout tout il se deacutegonfla se vida sevengea et srsquoendormit lagrave-dessus avec la fiegravevre et le cauchemar

Marchant sur la pointe des pieds une agrave une ou par petits groupessrsquoarrecirctant de temps agrave autre pour jeter un coup drsquooeil sur lrsquointeacuteressant ma-lade les visiteuses se retiregraverent Mais elles srsquoattendirent au seuil de laporte et toutes reacuteunies confeacuteregraverent srsquoanimegraverent srsquoexcitegraverent se mon-tegraverent jusqursquoagrave la fureur folle oeufs voleacutes boutons rafleacutes clous chipeacutessans compter ce qursquoon ne savait pas et bientocirct pas un chat dans le vil-lage ndash si toutefois ces gracieux animaux eurent le mauvais goucirct de precircter

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La guerre des boutons Chapitre IX

lrsquooreille aux discours de leurs patronnes ndash nrsquoignora un mot de la terribleaffaire

mdash Les gredins les gouillands les gouapes les voyous les saligauds mdash Attendez un peu qursquoil rentre jrsquovais le soignermdash Jrsquovais lui servir queacuteque chose aussi au nocirctre le mien mdash Si crsquoest permis des gamins de leur acircge mdash Y a pus drsquoenfants voyez-vous mdash Moi crsquoest son pegravere qui va lui en foutre mdash Attendez seulement qursquoils reviennent Le fait est qursquoils ne paraissaient point autrement presseacutes de rentrer les

gars de Longeverne et ils lrsquoauraient eacuteteacute bien moins encore srsquoils avaient puse douter de lrsquoeacutetat de surexcitation dans lequel le retour et les reacuteveacutelationsde Bacailleacute avaient mis les auteurs de leurs jours

mdash Vous ne les avez pas encore revus mdash Non quelles sottises peuvent-ils bien ecirctre encore en train de faire Les pegraveres venaient de rentrer pour arranger les becirctes leur donner agrave

manger les mener boire et renouveler la litiegravere Ils criaient moins queleurs eacutepouses mais ils avaient les traits crispeacutes et durcis

Le pegravere Bacailleacute avait parleacute de maladie procegraves dommages-inteacuterecirctset dame quand il eacutetait question de leur faire desserrer les cordons de labourse cela nrsquoallait point aussi promettaient-ils inteacuterieurement et mecircmeagrave haute voix de fabuleuses racleacutees agrave leurs rejetons

mdash Les voici annonccedila la megravere Camus du haut de sa leveacutee de grangela main en abat-jour sur les yeux

Et en effet presque aussitocirct se poursuivant et discutant comme agravelrsquoordinaire les gamins du village apparurent dans le chemin pregraves de lafontaine

mdash File chez nous tout de suite commanda segravechement agrave son fils le pegravereTintin qui abreuvait ses becirctes

laquo Lebrac ajouta-t-il et toi aussi Camus y a ton pegravere qui trsquoa deacutejagrave ap-peleacute trois fois

mdash Ah bien on y va alors reacutepondirent nonchalamment les deux chefsEt bientocirct de tous les coins sur tous les seuils on vit surgir des ma-

mans ou des papas heacutelant agrave haute voix leur fils et le priant de rentrerimmeacutediatement

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La guerre des boutons Chapitre IX

Les Gibus et Gambette presque instantaneacutement abandonneacutes se reacute-solurent puisqursquoil en eacutetait ainsi agrave regagner eacutegalement leurs domicilesrespectifs mais Gambette en montant la cocircte et les Gibus la derniegraverebicoque deacutepasseacutee srsquoarrecirctegraverent court

De toutes les maisons du village des cris des hurlements des voci-feacuterations des racircles mecircleacutes agrave des coups de pieds claquant agrave des coups depoings sonnant agrave des tonnerres de chaises et de meubles srsquoeacutecroulant semariaient agrave des jappements eacutepouvanteacutes de chiens se sauvant de chatsfaisant claquer les chatiegraveres pour le plus effroyable charivari qursquooreillehumaine pucirct recircver

On eucirct dit que partout agrave la fois on srsquoeacutegorgeaitGambette le coeur serreacute immobile eacutecoutaitCrsquoeacutetaienthellip oui crsquoeacutetaient bien les voix de ses amis crsquoeacutetaient les ru-

gissements de Lebrac les cris de putois de La Crique les meuglementsde Camus les hurlements de Tintin les piaillements de Boulot les pleursdes autres et leurs grincements de dents on les battait on les rossait onles eacutetrillait on les assommait

Qursquoest-ce que ccedila pouvait bien signifier Et il revint par derriegravere agrave travers les vergers nrsquoosant repasser de-

vant chez Leacuteon le buraliste ougrave quelques ceacutelibataires endurcis fumantleur bouffarde jugeaient des coups drsquoapregraves les cris et discutaient avecironie sur la vigueur compareacutee des poignes paternelles

Il aperccedilut les deux Gibus arrecircteacutes aux aussi comme des liegravevres quieacutecoutent la chasse lrsquooeil rond et les cheveux heacuterisseacuteshellip

mdash Entends-tu entendez-vous mdash Ils les eacutereintent Pourquoi mdash Bacailleacute hellip fit Grangibus crsquoest agrave cause de Bacailleacute je parierais Oui

il est rentreacute tout agrave lrsquoheure au village peut-ecirctre tel qursquoon lrsquoavait laisseacute avecses habits pleins de merde et il a ducirc recafarder

mdash Peut-ecirctre qursquoil a tout raconteacute le salaud mdash Alors nous aussi quand les vieux le sauront on va recevoir la

danse mdash Srsquoil nrsquoa pas dit nos noms et qursquoon en parle chez nous on dira qursquoon

nrsquoy eacutetait pasmdash Eacutecoute eacutecoute hellip

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La guerre des boutons Chapitre IX

Une bordeacutee de sanglots et de racircles et de cris et drsquoinjures et de menacessrsquoeacutevadait de chaque maison montait se mecirclait emplissait la rue pour uneeffarante cacophonie un sabbat infernal un vrai concert de damneacutes

Toute lrsquoarmeacutee de Longeverne du geacuteneacuteral au plus humble soldat duplus grand au plus petit du plus malin au moins deacutegourdi tous rece-vaient la pile et les paternels y allaient sans se retenir (la question drsquoar-gent ayant eacuteteacute eacutevoqueacutee) agrave grands coups de poings et de pieds de soulierset de sabots de martinets et de triques et les megraveres srsquoen mecirclaient ellesaussi farouches impitoyables sur les questions de gros sous tandis queles soeurs navreacutees et un peu complices pleuraient se lamentaient et sup-pliaient qursquoon ne tuacirct pas pour si peu leur pauvre petit fregravere

La Marie Tintin voulut intervenir directement Elle reccedilut de sa megravereune paire de gifles lanceacutees agrave toute voleacutee avec cette menace

mdash Toi petite garce mecircle-toi de ce qui te regarde et que jrsquoentende direencore par les voisines que tu fricotes avec ce jeune gouilland de Lebracje veux trsquoapprendre ce qui est de ton acircge

La Marie voulut lui reacutepliquer une nouvelle paire de claques du pegraverelui en coupa lrsquoenvie et elle srsquoen fut pleurer silencieusement dans un coin

Et Gambette et les Gibus eacutepouvanteacutes srsquoen furent aussi chacun deleur cocircteacute apregraves avoir convenu que Grangibus irait en classe le lendemainmatin pour avoir des renseignements sur ce qui srsquoeacutetait passeacute et qursquoil ac-compagnerait le mardi Gambette agrave la Saute dans sa recherche de la cabanedes Velrans pour lui raconter comment tout ccedila avait tourneacute

n

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CHAPITRE X

Derniegraveres paroles

Et srsquoil nrsquoen reste qursquoun je serai celui-lagrave

Victor Hugo (Les Chacirctiments)

S de la poigne toute-puissante et des irreacutesistiblesarguments que sont des coups de pied au cul bien appliqueacutesune promesse un serment avaient eacuteteacute arracheacutes agrave presque tous

les guerriers de Longeverne la promesse de ne plus se battre avec lesVelrans le serment de ne plus deacutetourner agrave lrsquoavenir ni boutons ni clousni planches ni oeufs ni sous au deacutetriment du meacutenage

Seuls les Gibus et Gambette habitant des meacutetairies eacuteloigneacutees ducentre avaient momentaneacutement eacutechappeacute agrave la sauce quant agrave Lebrac plustecirctu qursquoune demi-douzaine de mules il nrsquoavait rien voulu avouer ni sousla menace ni sous la trique Il nrsquoavait rien promis ni jureacute il eacutetait resteacutemuet comme une carpe crsquoest-agrave-dire qursquoil nrsquoavait pas profeacutereacute durant labastonnade furieuse qursquoil reccedilut de sons humainement articuleacutes mais

233

La guerre des boutons Chapitre X

par contre il srsquoeacutetait copieusement rattrapeacute en beuglements en rugisse-ments en hennissements en hurlements qui auraient pu rendre jalouxtous les animaux sauvages de la creacuteation

Et naturellement tous les jeunes Longevernois se couchegraverent ce soir-lagrave sans souper ou bien eurent pour toute pitance avec le morceau de painsec la permission drsquoaller boire un coup agrave lrsquoarrosoir ou au bassin sup1

On leur deacutefendit le lendemain de srsquoamuser avant la classe on leur or-donna de rentrer immeacutediatement apregraves onze et quatre heures interdic-tion aussi de parler aux camarades recommandation au pegravere Simon dedonner des devoirs suppleacutementaires et des leccedilons itou de veiller agrave lrsquoiso-lement de punir dur et de doubler chaque fois qursquoun audacieux oseraittroubler le silence et enfreindre la deacutefense geacuteneacuterale donneacutee de concert partous les chefs de famille

Agrave huit heures moins cinq minutes on les lacircchaLes Gibus arrivant voulurent interpeller Tintin qui filait sous les

yeux de son pegravere Tintin les yeux rouges et les eacutepaules renfonceacutees quieut en les entendant un regard affoleacute et se tut obstineacutement comme si lechat lui eucirct mangeacute la langue Ils nrsquoeurent pas plus de succegraves aupregraves deBoulot

Deacutecideacutement ccedila devenait graveTous les pegraveres eacutetaient sur le seuil de leur porte Camus fut aussi muet

que Tintin et La Crique eut un geste drsquoeacutepaules qui en disait long tregraveslong

Grangibus pensait se rattraper dans la cour de lrsquoeacutecole Mais le pegravereSimon ne leur permit pas drsquoy entrer

En arrecirct devant la porte il les parquait par deux degraves leur arriveacutee avecdeacutefense drsquoouvrir la bouche

Grangibus regretta amegraverement de nrsquoavoir pas suivi son impulsion pre-miegravere qui lui commandait drsquoaccompagner Gambette dans ses rechercheset drsquoavoir laisseacute agrave son fregravere le soin de les renseigner

On entra

1 Quand jrsquoeacutetais enfant chez presque tous les paysans on mettait la provision drsquoeaudans des seilles de bois on y puisait agrave lrsquoaide drsquoun bassin de cuivre Quand on avait soifchacun pouvait aller boire au bassin

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La guerre des boutons Chapitre X

Le maicirctre du haut de sa chaire droit et seacutevegravere sa regravegle drsquoeacutebegravene agrave lamain commenccedila par fleacutetrir en termes eacutenergiques leur conduite sauvagede la veille indigne de citoyens civiliseacutes vivant en Reacutepublique dont ladevise eacutetait liberteacute eacutegaliteacute fraterniteacute

Il les compara ensuite aux ecirctres apparemment les plus horrifiques etles plus deacutegradeacutes de la creacuteation aux apaches aux anthropophages auxilotes antiques aux singes de Sumatra et de lrsquoAfrique eacutequatoriale auxtigres aux loups aux indigegravenes de Borneacuteo aux Bachibouzouks aux Bar-bares des temps jadis et crsquoeacutetait le plus grave comme conclusion agrave cediscours deacuteclara qursquoil ne toleacutererait pas un mot que le premier geste decommunication qursquoil surprendrait soit en classe soit en reacutecreacuteation vau-drait agrave son auteur trente jours de retenue et dix pages par soir drsquohistoirede France ou de geacuteographie agrave copier et agrave reacuteciter

Ce fut une classe morne pour tous on nrsquoentendait que le bruit cris-sant des plumesmordant rageusement le papier quelques claquements desabots le frottement leacuteger et eacutetouffeacute des pupitres leveacutes avec prudence etquand venait lrsquoheure des leccedilons la voix rogue du pegravere Simon et le reacutecitatifheacutesitant et timide de lrsquointerrogeacute

Les Gibus pourtant auraient bien voulu ecirctre fixeacutes car lrsquoappreacutehensionde la racleacutee comme une eacutepeacutee de Damoclegraves pendait toujours sur leur des-tin

Agrave la fin Grangibus par lrsquointermeacutediaire de ses voisins et avec drsquoinfiniespreacutecautions fit passer agrave Lebrac un court billet interrogateur

Lebrac par le mecircme truchement reacuteussit agrave lui reacutepondre agrave lui narreren quelques phrases poignantes la situation et lui indiquer en quelquesmots concis la conduite agrave tenir

laquo Bacailleacute oli avegraveque la fiaivre sai degraves manier Hi la tout vandu la-maiche Tout le monde a aiteacute roceacute Deacutefense de coseacute ou bien nouvailedanse sairman de pas recommenceacute mais on ccedilanfou les Velrant repaierontou Rechaircher le treacutessor quand mecircme raquo

Grangibus en savait assez Il eacutetait inutile de srsquoexposer davantageLrsquoapregraves-midi mecircme il fripait la classe et filait rejoindre Gambette tan-

dis que son fregravere lrsquoexcusait aupregraves du maicirctre en disant que Narcisse ledomestique srsquoeacutetant fait mal au bras son fregravere le remplaccedilait momentaneacute-ment au travail du moulin

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La guerre des boutons Chapitre X

Le mardi et le mercredi furent comme le lundi des jours mornes etstudieux Les leccedilons eacutetaient sues imperturbablement et les devoirs soi-gneacutes fignoleacutes et paracheveacutes

On nrsquoessaya pas drsquoenfreindre les ordres crsquoeacutetait trop grave on fitcomme les chats patte douce on eut lrsquoair soumis

Tigibus tous les jours passait le mecircme billet agrave Lebrac mdash Rien Le vendredi la surveillance un peu se relacirccha ils eacutetaient si sages

et sans doute si bien corrigeacutes totalement gueacuteris et puis on apprit queBacailleacute srsquoeacutetait leveacute

La crainte de la justice et des dommages-inteacuterecircts se dissipant avec lagueacuterison du malade les pegraveres et les megraveres sentirent srsquoapaiser par degreacutesleur rancune et se montregraverent moins rogues Mais on se garda agrave carreautout de mecircme dans le petit monde des gosses

Le samedi comme Bacailleacute eacutetait sorti la tension diminua encore onleur permit de jouer dans la cour et ils purent au cours des parties or-ganiseacutees mecircler aux expressions reacuteglementaires du jeu quelques phrasesrelatives agrave leur situation phrases bregraveves prudentes et agrave double ententecar ils se sentaient eacutepieacutes

Le dimanche un peu avant la messe ils purent se reacuteunir autour delrsquoabreuvoir et causer enfin de leurs affaires

Ils virent passer tenant son pegravere par la main Bacailleacute entiegraverementremis et plus narquois que jamais dans ses habits laquo rapproprieacutes raquo Apregravesvecircpres ils crurent habile et prudent de rentrer avant qursquoon les y invitacirct

Bien leur en prit en effet car ce dernier trait deacutesarma tout agrave fait lesparents et le maicirctre si bien que le lundi on les laissa libres de jouer etde bavarder comme avant la sauce ce qursquoils ne manquegraverent pas de faireagrave quatre heures loin des oreilles inquisitoriales et des regards malinten-tionneacutes

Mais le mardi tous eurent une grosse eacutemotion Grangibus arriva agravelrsquoeacutecole avec son fregravere et Gambette lui aussi descendit de la Cocircte avanthuit heures Il apportait au pegravere Simon un chiffon de papier graisseuxplieacute en quatre que lrsquoautre ouvrit et sur lequel il lut

Mocieu le maicirctre

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La guerre des boutons Chapitre X

Je vous envoi seacute deux mots pour vous dire que jrsquoai gardeacute Leacuteon agrave la meacutesonagrave cause de mes rumatisses pour arrangeacute les becirctes

Jean-Baptiste CassardCrsquoeacutetait Gambette qui avait reacutedigeacute le billet et Grangibus qui lrsquoavait

signeacute pour le pegravere de lrsquoabsent afin que les deux eacutecritures ne se ressem-blassent point il passa haut la main

La chose drsquoailleurs nrsquoinquieacutetait pas les guerriers Gambette on lesavait eacutetait souvent retenu agrave la maison

Mais si Gambette revenait avec Grangibus crsquoest qursquoil avait trouveacute lacabane des Velrans et repris le treacutesor

Les yeux de Lebrac flamboyaient comme ceux drsquoun loup les cama-rades nrsquoeacutetaient pas moins inteacuteresseacutes Ah comme elle eacutetait oublieacute la pilede lrsquoavant-dernier dimanche et comme les promesses et les serments ar-racheacutes de force agrave leurs legravevres pesaient peu agrave leurs acircmes de douze ans

mdash Ccedila y est ti interrogea-t-ilmdash Oui ccedila y est fit GambetteLebrac faillit pacirclir et tomber il ravala sa saliveTintin La Crique Boulot avaient entendu la demande et la reacuteponse

eux aussi eacutetaient pacirclesLebrac deacutecida mdash Faudra se reacuteunir ce soir mdash Oui agrave quatre heures agrave la carriegravere agrave Pepiot Tant pis si on est chopeacute mdash On srsquoarrangera exposa La Crique pour jouer agrave la cachette on filera

chacun par un chemin de ce cocircteacute-lagrave sans rien dire agrave personnemdash Entendu

Crsquoeacutetait un soir gris et sombre La bise avait couru tout le jour ba-

layant la poussiegravere des routes elle srsquoarrecirctait un peu de souffler un calmefroid pesait sur les champs des nuages plombeacutes de gros nuages informessrsquoeacutebattaient agrave lrsquohorizon la neige nrsquoeacutetait pas loin sans doute mais aucundes chefs accourus agrave la carriegravere ne sentait la froidure ils avaient un brasierdans le coeur une illumination dans le cerveau

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La guerre des boutons Chapitre X

mdash Ougrave est-il demanda Lebrac agrave Gambettemdash Lagrave-haut agrave la nouvelle cache reacutepondit lrsquoautre et tu sais il a fait des

petits mdash Ah Et comme Boulot toujours bon dernier arrivait ils filegraverent tous au

triple galop vers leur abri provisoire ougrave Gambette extirpa de dessous unamas de planches et de clous un sac eacutenorme rebondi peacutetant de boutonsalourdi de toutes les munitions des guerriers de Velrans

mdash Comment as-tu fait pour le trouver Tu as deacutemoli leur cabane mdash Leur cabane hellip srsquoexclama Gambettehellip cabane Peuh pas une ca-

bane ils sont trop becirctes pour en bacirctir une comme nous pas mecircme unbacul un petit machin de rien du tout accouteacute contre un bout de rocheret qursquoon ne pouvait mecircme pas voir

laquo Crsquoest agrave peine si on pouvait y entrer agrave genoux mdash Ah mdash Oui leurs sabres leurs triques leurs lances eacutetaient empileacutes lagrave-

dedans et on a commenceacute par leur zrsquoy casser tous lrsquoun apregraves lrsquoautre tantqursquoagrave force on en avait mal aux genoux

mdash Et le sac mdash Mais je vous ai pas dit comment qursquoon lrsquoavait trouveacute leur bacul

Ah mes vieux ce qursquoon a eu du mal mdash Depuis huit jours qursquoon cherchait pour rien rencheacuterit Grangibus

ccedila commenccedilait agrave ecirctre emmhellipbecirctant mdash Et devinez comment qursquoon lrsquoa trouveacute mdash Jrsquodonne ma part au chat pressa La Criquemdash Et moi aussi firent tous les autres impatientsmdash Non vous ne devineriez jamais et ce qursquoon a eu de la veine de

regarder en lrsquoair mdash hellipmdash Oui mes vieux on avait deacutejagrave bien passeacute quatre ou cinq fois par lagrave

quand sur un checircne un peu plus loin on a vu une boule drsquoeacutecureuil etGrangibus mrsquoa dit

mdash Je ne sais srsquoil est dedans Si tu montais voir comme crsquoest mdash Alors jrsquoai pris entre mes dents un petit bacircton pour fourgonner

parce que srsquoil avait eacuteteacute dedans quand jrsquoaurais mis la main il aurait pu me

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La guerre des boutons Chapitre X

mordre les doigts Je monte jrsquoarrive je tacircte et qursquoest-ce que je trouve mdash Le sac mdash Mais non rien du tout alors je fous la boule en bas et alors en

regardant crsquoest lagrave que dans un contrebas un peu plus du cocircteacute de bise jrsquoaivu le bacul de ces cochons de Velrans

laquo Ah jrsquoai bientocirct eacuteteacute en bas Grangibus croyait que lrsquoeacutecureuil mrsquoavaitmordu et que je deacutegringolais de frousse mais quand il mrsquoa vu courir ilsrsquoest douteacute tout de suite qursquoil y avait du nouveau et crsquoest alors que nousavons fichu leur cambuse agrave sac

laquo Les boutons eacutetaient au fond sous une grosse pierre on nrsquoy voyaitpresque pas clair je les ai trouveacutes en tacirctant

laquo Ah ce qursquoon eacutetait content laquo Mais vous savez crsquoest pas tout Avant de partir je me suis deacuteculotteacute

au fond de leur cabanehellip jrsquoai reboucheacute avec la pierre on a bien remis tousles morceaux de sabres et de lances comme ils eacutetaient et quand ils irontmettre la main sous la pierre ils sentiront comment il est fait maintenantleur treacutesor jrsquoai trsquoi bien travailleacute raquo

On serra la main de Gambette on lui tapa sur le ventre on lui fichades coups de poing dans le dos pour le feacuteliciter comme il convenait

mdash Alors reprit-il interrompant le concert de louanges qursquoon lui deacute-cernait alors vous vous avez reccedilu la pile

mdash Ah mon vieux ce qursquoils nous ont passeacute Et le laquo noir raquo a dit ajoutaLebrac que je ferais encore pas de premiegravere communion cette anneacutee rap-port agrave la culotte de saint Joseph mais je mrsquoen fous

mdash Tout de mecircme des parents comme les nocirctres crsquoest pas rigolo Ilssont charognes au fond tout comme si eux ils nrsquoen avaient pas fait au-tant Et dire qursquoils se figurent maintenant qursquoils nous ont bien tanneacute lapeau que tout est passeacute et qursquoon ne songera plus agrave recommencer

mdash Non mais des fois est-ce qursquoils nous prennent pour des chellip Ah ils auront beau dire sitocirct qursquoils auront un peu oublieacute on les retrouverales autres hein fit Lebrac on recommence

laquo Oh ajouta-t-il jrsquosais bien qursquoil y a ldquoqueacutequerdquo froussards qui ne re-viendront pas mais vous tous vous sucircrement vous reviendrez et biendrsquoautres encore et quand je devrais ecirctre tout seul moi je reviendrais etje leur zrsquoy dirais aux Velrans que je les emmhellip et que crsquoest rien que des

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La guerre des boutons Chapitre X

peigne-culs et des vaches sans lait voui je leur zrsquoy dirais mdash On y sera aussi nous autres on zrsquoy sera sucircrement et flucircte pour les

vieux laquo Comme si on ne savait pas ce qursquoils ont fait eux aussi quand ils

eacutetaient jeunes laquo Apregraves souper ils nous envoient au plumard et eux entre voisins

ils se mettent agrave blaguer agrave jouer agrave la becircte hombreacutee agrave casser des noix agravemanger de la ldquocancoillotterdquo agrave boire des litres agrave licher des gouttes et ils seracontent leurs tours du vieux temps

laquo Parce qursquoon ferme les yeux ils se figurent qursquoon dort et ils en disentet on eacutecoute et ils ne savent pas qursquoon sait tout

laquo Moi jrsquoai entendu mon pegravere un soir de lrsquohiver passeacute qui racontaitaux autres comment il srsquoy prenait quand il allait voir ma megravere

laquo Il entrait par lrsquoeacutecurie croyez-vous et il attendait que les vieux aillentau lit pour aller coucher avec elle mais un soir mon grand-pegravere a bienmanqueacute de le pincer en venant clairer les becirctes oui le paternel il srsquoeacutetaitcacheacute sous la cregraveche devant les naseaux des boeufs qui lui soufflaient aunez et il nrsquoeacutetait pas fier allez

laquo Le vieux srsquoest ameneacute avec sa lanterne tout bonnement et il srsquoesttourneacute par hasard de son cocircteacute comme srsquoil le regardait mecircme que monpegravere se demandait srsquoil nrsquoallait pas lui sauter dessus

laquo Mais pas du tout le peacutepeacute sup2 nrsquoy songeait guegravere il srsquoest deacuteboutonneacutepuis il srsquoest mis agrave pisser tranquillement et mon pegravere disait qursquoil en finissaitpas de secouer son outil et qursquoil trouvait le temps bougrement long parceque ccedila le piquait agrave la ldquogargotterdquo sup3 et qursquoil avait peur de tousser alors sitocirctque le grand-papa a eacuteteacute parti il a pu se redresser et reprendre son souffleet un quart drsquoheure apregraves il eacutetait ldquopieuteacuterdquo avec ma megravere agrave la chambrehaute

laquo Voilagrave ce qursquoils faisaient Est-ce qursquoon a jamais fait des ldquotrueriesrdquocomme ccedila nous autres Hein je vous le demande crsquoest agrave peine si onembrasse de temps en temps nos bonnrsquoamies quand on leur donne un paindrsquoeacutepices ou une orange et pour un sale traicirctre et voleur qursquoon fouaille un

2 Grand-pegravere3 Gargotte gorge

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La guerre des boutons Chapitre X

tout petit peu ils font des chichis et des histoires comme si un boeuf eacutetaitcreveacute

mdash Mais crsquoest pas ccedila qui empecircchera qursquoon fasse son devoirmdash Tout de mecircme bon Dieu qursquoil y a pitieacute aux enfants drsquoavoir des pegravere

et megravere Un long silence suivit cette reacuteflexion Lebrac recachait le treacutesor jus-

qursquoau jour de la nouvelle deacuteclaration de guerreChacun songeait agrave sa fesseacutee et comme on redescendait entre les buis-

sons de la Saute La Crique tregraves eacutemu plein de la meacutelancolie de la neigeprochaine et peut-ecirctre aussi du pressentiment des illusions perdues laissatomber ces mots

mdash Dire que quand nous serons grands nous serons peut-ecirctre aussibecirctes qursquoeux

n

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atriegraveme partie

Annexe

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La guerre des boutons Chapitre

Louis Pergaud (1882-1915) est lrsquoauteur de romans et de recueil de nou-velles dont La Guerre des boutons assez connu par le film qursquoon en a tireacuteet De Goupil agrave Margot prix Goncourt en 1910 Les deux reacutecits qui suiventsont tireacutes de Les Rustiques nouvelles villageoises dans le dernier lrsquoonretrouve les mecircmes enfants de La Guerre des boutons

Louis Pergaud Les Rustiques nouvelles villageoises Paris Mercure deFrance 1921 Deuxiegraveme eacutedition

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CHAPITRE I

Lrsquoassassinat de la Vouivre

L JC avait eu son enfance berceacutee au reacutecit desleacutegendes de la Vouivre en qui il croyait de toutes les forces deson acircme

Sa grandrsquomegravere lui avait affirmeacute devant le poecircle ronronnant et le chatmys-teacuterieux quand sifflait la bise et tourbillonnait la neige lrsquoavoir vue de sespropres yeux les soirs de clair de lune et les nuits drsquoeacutetoiles promener parles preacutes humides de la Moraie sa sveltesse robuste de serpent aileacute Dansles miroirs des flaques encadreacutees de pregraveles scintillaient les feux de sonescarboucle de diamant qursquoelle deacuteposait agrave son cocircteacute avant de se penchersur la nacre cristalline des ruisseaux pour srsquoy deacutesalteacuterer selon le rite Etla foi bue avec les paroles de lrsquoaiumleule morte srsquoeacutetait implanteacutee si profon-deacutement en lui que toutes les railleries et les hochements increacutedules desfortes tecirctes nrsquoen avaient jamais eu raison

Ah pouvoir lui ravir lrsquoescarboucle lrsquoescarboucle qui eucirct assureacute la for-tune et la puissance au heacuteros de cette fabuleuse aventure Nul audacieux

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La guerre des boutons Chapitre I

des temps jadis nrsquoavait oseacute le faire La becircte lrsquoeucirct deacutevoreacute Jean-Claude par ce soir drsquoautomne revenait du village voisin ougrave il

avait livreacute agrave un paysan cultivateur comme lui une geacutenisse qursquoil lui avaitvendue Ses eacutecus de cinq livres entasseacutes dans un petit sac agrave plomb sefroissaient doucement sous la doublure de sa veste et caressaient sonoreille de leur bruissement argentin

Il sortit du bois du Checircnois longeant les preacutes humides drsquoEacutepenouseougrave serpentaient des ruisselets grossis par les pluies froides des jours preacute-ceacutedents Les feuilles tombaient des arbres avec des creacutepitements grecircles dans lrsquoazur laveacute les eacutetoiles scintillaient et le croissant gonfleacute drsquoun pre-mier quartier de lune srsquoavivait agrave lrsquooccident Il allait arriver agrave la source dela Moraie et songeait en lui-mecircme

mdash Oui ils lrsquoont vue jadis et elle existe toujours bien sucircr mais elle secache car elle sait que les hommes ont maintenant des fusils qursquoils necraignent plus ni dieux ni diables et que sa force et son agiliteacute nrsquoauraientraison de leur adresse et de leur avarice

Ah lui ravir lrsquoescarboucle Voilagrave pourtant les lieux qursquoelle hantait jadis Elle a rocircdeacute sous ces

saules elle srsquoest mireacutee agrave ce ruisseau et elle y revient sans doute encorede temps agrave autre par les nuits sombres et les bises drsquohiver Crsquoeacutetait sonendroit favori la laquo meacutemeacute raquo mrsquoa tant dit qursquoelle preacutefeacuterait notre Moraieaux eacutetangs croupissants de Chambotte et agrave la riviegravere de Breacutemondans

MaishellipEt Jean-Claude sentit ses jambes srsquoamollir et flageoler sous luiDerriegravere le premier rideau de saules que les rayons de lune trouaient

de leurs ciseaux drsquoargent un objet eacutenorme comme un diamant fantas-tique scintillait jetant tout agrave lrsquoentour des feux blancs eacuteblouissants Et illui sembla que quelque chose avait craqueacute par derriegravere

mdash Crsquoest elle mon Dieu pensa Jean-ClaudeCinq cents megravetres agrave peine le seacuteparaient du village il les franchit en

cinq minutes et vint pousser violemment lrsquohuis du grand Baptiste chezqui les amis srsquoeacutetaient rassembleacutes pour la premiegravere veilleacutee

mdash La Vouivre cria-t-il jrsquoai vu la Vouivre Tous le fixegraverent avec des yeux ronds

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La guerre des boutons Chapitre I

Mais la foi deacutebordait des yeux de Jean-Claude il nrsquoeut pas de peineagrave les convaincre et agrave briser le leacuteger vernis drsquoincreacuteduliteacute vantarde derriegraverelequel voulaient srsquoabriter leur ignorance naiumlve et leur candeur pueacuterile

mdash Pourquoi pas apregraves tout On voit tant de choses si bizarres et plusincompreacutehensibles

Mais Jean-Claude poursuivit mdash Nous allons prendre des fusils et la cerner nous la tuerons et son

escarboucle nous fera tous riches Personne ne discuta Un recircve de lucre plana sur lrsquoassembleacuteeDeux minutes apregraves les tricots boutonneacutes les gros brodequins laceacutes

ils eacutetaient precircts agrave partir le fusil agrave la mainLe plan drsquoattaque eacutetait simpleOn allait remonter la Moraie en profitant de lrsquoabri des buissons srsquoes-

pacer agrave gauche pour lui couper la retraite sur les bois de Valrimont et serabattre en demi-cercle vers lrsquoendroit deacutesigneacute par Jean-Claude Il nrsquoy au-rait de libre que lrsquoespace deacutecouvert assez restreint du couchant par ougrave sielle voulait fuir on pourrait la tirer avec des chances de lrsquoatteindre

Narcisse le chasseur un des meilleurs fusils du canton tirerait le pre-mier

Deacutevalant la combe des preacutes les tirailleurs en grand silence srsquoeacutegaillegraverentsous le clair de lune

Sans bruit au centre Jean-Claude rampait pregraves de Narcisse ils al-laient lentement comme englueacutes dans la brume Agrave cocircteacute drsquoeux le ruisseauchantait sur les graviers eacutelevant la voix aux tournants comme pour appe-ler les petits flots retardaires quimusaient aux berges la nuit eacutetait limpideet le croissant de lune brillait clair dans lrsquoazur noirci

Agrave quarante pas de lrsquoendroit ougrave il avait vu la becircte dix minutes aupara-vant Jean-Claude serra le bras de Narcisse murmurant drsquoune voix bassecomme le souffle drsquoun mourant

mdash La vois-tu hellip Lagrave-bas derriegravere Narcisse pencha la tecircte en avant les sourcils fronceacutes les yeux fixes

sa longue barbe noire raide et comme figeacuteeCrsquoeacutetait vrai Lagrave-bas quelque chose brillait intenseacutement et cette clarteacute

mysteacuterieuse ne pouvait provenir drsquoune source naturelle de lumiegravereVers la gauche une branche craqua les autres eacutetaient proches

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La guerre des boutons Chapitre I

mdash Attention Elle va se sauver Vois ccedila remue bredouilla Jean-Claude

Le profil de bouc de Narcisse srsquoinclina sur le canon du lefaucheux agravedeux coups chargeacute de chevrotines

Une deacutetonation formidable fit tressauter la nuit et il y eut comme unbond deacutesespeacutereacute agrave cocircteacute de lrsquoescarboucle qui sembla pacirclir un peu

Au mecircme moment une rafale de coups de feu ravagea le silence lesautres tiraient aussi

mdash En avant rugit Narcisse qui avait remplaceacute sa cartouche videmdash En avant rugirent les autres en formidable eacutechoMalgreacute lrsquoenthousiasme de leurs cris pas un nrsquoapparut et Narcisse

avanccedila seul tregraves prudemment drsquoailleurs le fusil agrave lrsquoeacutepaule precirct agrave fairefeu Jean-Claude agrave trois pas derriegravere lui tremblait drsquoeacutemotion et de peur

Le vieux chasseur arriva sur le lieu du massacre Un eacuteclat de rire ho-meacuterique le secoua de la tecircte aux pieds

Agrave cocircteacute drsquoun fond de bouteille casseacute en mille morceaux et qui scintillaitagrave la lune un grand liegravevre cribleacute de plombs gisait saignant les membrescasseacutes la tecircte troueacutee les tripes hors du ventre

Rassureacutes par le rire de Narcisse les autres surgirent enfin lentementdes buissons voisins et srsquoapprochegraverent agrave leur tour

Un peu honteux de srsquoecirctre laisseacute prendre au mirage facile du recircve delucre et agrave la fascination de la leacutegende ancienne ils essayaient de srsquoexcuseralleacuteguant leur increacuteduliteacute inteacuterieure et leur passeacute de gens agrave qui on ne lafait pas

mdash Tout de mecircme trancha Narcisse on fera bien de nrsquoen rien dire lesgens des alentours se ficheraient de nous Ce qursquoil y a de mieux agrave fairecrsquoest de manger lrsquooreillard

Comme les eacutemotions de cette nocturne eacutequipeacutee avait affameacute les tra-queurs ce fut ce mecircme soir qursquoon leva le cuir du liegravevre et qursquoon le mit agrave lacasserole Jean-Claude fut condamneacute agrave fournir la sauce et agrave payer quatrelitres au lieu de deux pour apprendre agrave vouloir en conter aux camaradeset aussi pour arroser le bon marcheacute qursquoil avait fait en vendant sa geacutenisse

Et voilagrave pourquoi maintenant les gens de Beacutemont-en-Comteacute quandon leur parle de la Vouivre hochent la tecircte et clignent de lrsquooeil drsquoun airentendu et un peu narquois en vous disant

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La guerre des boutons Chapitre I

mdash La Vouivre il y a beau temps qursquoon lrsquoa tueacutee

n

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CHAPITRE II

La traque aux nids

Y avait Michaud y avait LangloisY avait LandouillardhellipComme dans la chanson nous eacutetions sept crsquoest-agrave-dire non ne dra-

matisons rien et restons sincegravere nous nrsquoeacutetions que six Lebrac CamusGambette Tintin Grangibus et La Crique

Veacuteteacuterans chevronneacutes de la guerre des boutons grands maraudeurs depommes et abatteurs de noix tous garnements de dix agrave douze ans nousavions ce printemps-lagrave reformeacute notre association de bandits grimpeurspillards aeacuteriens et deacutetrousseurs de nids Pour le partage ainsi qursquoon leverra nous eacutetions toujours un de trop sinon deux pour la besogne lacriminelle besogne nous eacutetions de trop tous les six

Ce nrsquoeacutetait point pourtant aux petits oiseaux que nous en voulionssauf Camus qui avait conserveacute un goucirct tregraves vif pour les bouvreuils preacutedi-lection qui lui avait drsquoailleurs valu son nom un bouvreuil lagrave-bas srsquoappe-lant un camus Donc les pinsons chardonnerets linots serins fauvettes

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La guerre des boutons Chapitre II

et meacutesanges pouvaient bacirctir en paix pondre couver et faire eacuteclore sanshacircte avec nous crsquoeacutetait dans le grand que nous donnions et par les boisque se perpeacutetraient nos rapts et nos meurtres

Nous traquions les jeunes merles pour leur apprendre agrave siffler lesgeais pour leur apprendre agrave parler les corbeaux pour leur apprendre agrave sesaouler les pies pour leur apprendre agrave chaparder et les grives pour rienpour lrsquoeacutegaliteacute devant le malheur sans doute

Or la tactique et les regravegles de notre association eacutetaient les suivantes Nous entrions en forecirct agrave un endroit deacutetermineacute et agrave nous six nous

battions en tous sens un espace donneacute habituellement le grand rectanglecompris entre une trancheacutee sommiegravere et deux trancheacutees transversalesplus ou moins selon le bois et le temps dont nous disposions

Degraves que lrsquoun des traqueurs apercevait un nid il lrsquoannonccedilait aux autresen criant de tous ses poumons Preu Immeacutediatement on entendait seu puis trois quatrsquo cinq et enfin comme un grognement grave der

Ces diverses exclamations affirmaient que le preu ou premier celuiqui avait trouveacute le nid avait le droit de choisir parmi les oisillons celuiqui lui semblerait le plus beau le seu ou second venait immeacutediatementapregraves puis le troisiegraveme et ainsi de suite

Comme il eacutetait assez rare que le nid conticircnt plus de cinq petits le derou dernier laquo se bombait raquo geacuteneacuteralement Selon les lois de lrsquoexpeacuterience etdrsquoune sage approximation les trois premiers eacutetaient sucircrs le quatriegravemeavait de fortes chances et pouvait espeacuterer quant au cinquiegraveme ses espeacute-rances se trouvaient consideacuterablement amoindries On pouvait drsquoailleurseacutechanger son numeacutero comme on vend un billet de loterie et quand touseacutetaient reacuteunis au pied de lrsquoarbre avant la monteacutee on troquait on mar-chandait on vendait

mdash Je te passe ma place contre la tienne proposait habituellement lequatre au cinq

mdash Allez mdash Seulement tu me donneras quatrsquo billes et une agate mdash Quatre billes et une agate ben mon cochon trsquoen as du culot jrsquote

donne deux billes et une blanche voilagrave Jrsquosais pas ce qursquoy a dans crsquonid on nrsquoa pas seulement vu la megravere Srsquoil eacutetait coucouteacute

mdash Ou srsquoil est parti appuyait un copain

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La guerre des boutons Chapitre II

mdash Voui mais srsquoil y a quatre beaux petits bien drus qui crsquoest qui serale chellip srsquoil nrsquoa pas fait le marcheacute

mdash Et srsquoil nrsquoy en a que trois mdash Veux-tu pour quatrsquo billes mdash Non deux mdash Eh bien garde ton numeacutero cinq et tu te taperas tu nrsquoes rien qursquoun

rapia mdash Crsquoest toi que tu nrsquoen es qursquoun et puisque crsquoest comme ccedila je voudrais

que lrsquonid soille plein de mhellip mdash Salaud Les discussions nrsquoallaient geacuteneacuteralement pas plus loin une fois les

combinaisons faites les marcheacutes consacreacutes en tapant dans la main celuidont le tour eacutetait venu laquo montait le nid raquo et annonccedilait Srsquoil eacutetait precirct onle prenait srsquoil ne lrsquoeacutetait pas on attendait mais il nrsquoy avait plus agrave revenirsur ce qui avait eacuteteacute reacutegleacute

On ne sut jamais ce que Lebrac faisait de ses oiseaux Gambette etCamus les revendaient agrave des amateurs La Crique agrave qui son pegravere avaitformellement interdit ce genre de chasse et Tintin qui eacutetait dans le mecircmecas troquaient reacuteguliegraverement leurs parts de prise avec Grangibus qui aumoulin ougrave il avait en abondance des graines et des farines ainsi que descages se livrait avec rage agrave lrsquoeacutelevage de ses captifs

Pourtant Grangibus nrsquoavait pas de veine beaucoup de ses oisillonspriveacutes des soins maternels peacuterissaient un corbeau deacutejagrave dresseacute et com-ment (il buvait du vin) avait jugeacute bon neacuteanmoins de renoncer aux bien-faits de la civilisation et de reprendre la cleacute des bois une pie malgreacute sesailes agrave demi-rogneacutees avait agi de mecircme un merle qui sifflait la Mar-seillaise laquo Aux armes citoyens raquo eacutetait mort sans doute drsquoune fiegravevrepatriotique enfin un geai qui donnait les plus belles espeacuterances ndash laquo ilbouffait mon ami comme un cochon raquo ndash bouffa si bien qursquoun jour ilavala avec la bouillie de maiumls que lui tendait Grangibus la petite paletteen bois qui lui servait de fourchette et srsquoeacutetrangla comme de juste

Ces accidents ne deacutesespeacuteraient point lrsquoeacuteleveur qui avec de nouveauxsujets faisait de nouveaux essais et mettait au jour le jour les camaradesau courant des progregraves reacutealiseacutes par ses pensionnaires

251

La guerre des boutons Chapitre II

Ses reacutecits eacuteblouirent Tintin qui se reacutesolut malgreacute le veto familial agravedresser lui aussi merles et geais

Il eut moins de veine encore que GrangibusLe premier soir comme il se ramenait agrave la maison avec deux geais et

un merle son pegravere lui tomba dessus et pour lui apprendre lrsquoobeacuteissance etle respect des nids lrsquoobligea agrave tordre le cou agrave ses malheureuses victimesqui tournaient deacutejagrave de lrsquooeil agrave les plumer agrave les vider agrave les barder de lardagrave les cuire lui-mecircme et agrave les manger pour son souper

Drsquoeacutecoeurement de deacutegoucirct et drsquoingestion Tintin vomit tripes et boyauxet faillit en crever pendant la nuit

Le lendemain il deacuteclara qursquoil quittait lrsquoassociationCamus le suivit bientocirct et elle fut deacutefinitivement dissoute voici dans

quelles meacutemorables circonstances Agrave une heure moins cinq minutes un beau jour Lebrac deacutecouvrit sur

un peuplier au bord drsquoune source un nid de pies et cria preu Camusarriva bon dernier

Depuis longtemps pourtant il deacutesirait une agace Crsquoeacutetait le temps ougravecelle de Grangibus commenccedilait agrave chiper les petites cuillers

Compter sur un cinquiegraveme oisillon eacutetait hasardeux Lrsquoheure de laclasse arrivant on deacutecida que le nid ne serait monteacute qursquoagrave quatre heureset lrsquoont vint agrave lrsquoeacutecole

Camus de mecircme que Trochu avait son planPersonne ne le remarqua lorsque au nom de sa megravere et pour on ne

sait quelle fabuleuse commission il demanda au maicirctre la permission desortir agrave quatre heures moins un quart et le moment venu il reacuteussit agravesrsquoeacuteclipser sans ecirctre vu

Quand la sortie srsquoeffectua les camarades furent bien eacutetonneacutes de ne pasle voir La Crique pris drsquoun soupccedilon communiqua son ideacutee aux associeacuteset tous craignant drsquoavoir eacuteteacute rouleacutes par le gaillard filegraverent ventre agrave terredans la direction du peuplier ougrave eacutetait le nid

Ils arrivegraverentCamus au pied de lrsquoarbre gisait coucheacute sur le dos tout pacircle les yeux

clos Nul doute qursquoil nrsquoeacutetait monteacute agrave lrsquoarbre et avait deacutegringoleacute Drsquooiseauxil nrsquoen avait point entre sa chemise et sa peau dans laquo ses estomacs raquocomme on disait mais le nid vide eacutetait agrave cocircteacute de lui et au fond de sa poche

252

La guerre des boutons Chapitre II

un oeuf drsquoagace pourri casseacute qui poissait la doublure et empestaitmdash Bon Dieu il est peut-ecirctre tueacute La Crique tacircta le coeur qui battait encore lentementmdash Non affirma-t-ilOn se mit agrave frictionner vigoureusement le blesseacute on lui versa de lrsquoeau

froide sur la figure et Gambette ayant gardeacute dans son bissac un peu de vinqui lui restait de son deacutejeuner approcha le goulot de sa petite bouteilledes legravevres de Camus qui ouvrit enfin les yeux

Drsquoun oeil ahuri il regarda les copains puis se souvint sans doute portales mains agrave son derriegravere qui lui cuisait et se tacircta les cocirctes en faisant lagrimace

mdash Ben mhellip affirma-t-il en guise de remerciement jrsquoy irai pus auxnids

Voyant qursquoil en eacutetait quitte pour la peur les quatre associeacutes qursquoil avaitvoulu flouer lrsquoattrapegraverent veacuteheacutementement

mdash Ccedila trsquoapprendra bougre de cochon mdash Crsquoest bien fait tu lrsquoas pas voleacute mdash Tu recommenceras sale barboteur mdash Crsquoest le bon Dieu qui trsquoa puni Devant ce deacutebordement drsquoinjures Camus malgreacute son ahurissement

eacuteprouva tout de mecircme le besoin de se rebiffer et tout en se frottant lesfesses il cracircna menaccedilant et blaspheacutematoire

mdash Si que la branche aurait eacuteteacute solide je mrsquoen foutrerais pas mal devotrsquo bon Dieu

n

253

Table des matiegraveres

I La guerre 11

I La deacuteclaration de guerre 12

II Tension diplomatique 21

III Une grande journeacutee 29

IV Premier revers 38

V Les conseacutequences drsquoun deacutesastre 46

VI Plan de campagne 54

VII Nouvelles batailles 62

VIII Justes repreacutesailles 73

254

La guerre des boutons Chapitre II

II De lrsquoargent 86

I Le treacutesor de guerre 87

II Faulte drsquoargent crsquoest doleur non pareille 95

III La comptabiliteacute de Tintin 102

IV Le retour des victoires 110

V Au poteau drsquoexeacutecution 117

VI Cruelle eacutenigme 123

VII Les malheurs drsquoun treacutesorier 132

VIII Autres combinaisons 143

III La cabane 150

I La construction de la cabane 151

II Les grands jours de Longeverne 161

III Le festin dans la forecirct 170

IV Reacutecits des temps heacuteroiumlques 183

V erelles intestines 193

VI Lrsquohonneur et la culotte de Tintin 201

VII Le treacutesor pilleacute 209

VIII Le traicirctre chacirctieacute 218

255

La guerre des boutons Chapitre II

IX Tragiques rentreacutees 226

X Derniegraveres paroles 233

IV Annexe 242

I Lrsquoassassinat de la Vouivre 244

II La traque aux nids 249

256

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  • I La guerre
    • La deacuteclaration de guerre
    • Tension diplomatique
    • Une grande journeacutee
    • Premier revers
    • Les conseacutequences dun deacutesastre
    • Plan de campagne
    • Nouvelles batailles
    • Justes repreacutesailles
      • II De largent
        • Le treacutesor de guerre
        • Faulte dargent cest doleur non pareille
        • La comptabiliteacute de Tintin
        • Le retour des victoires
        • Au poteau dexeacutecution
        • Cruelle eacutenigme
        • Les malheurs dun treacutesorier
        • Autres combinaisons
          • III La cabane
            • La construction de la cabane
            • Les grands jours de Longeverne
            • Le festin dans la forecirct
            • Reacutecits des temps heacuteroiumlques
            • Querelles intestines
            • Lhonneur et la culotte de Tintin
            • Le treacutesor pilleacute
            • Le traicirctre chacirctieacute
            • Tragiques rentreacutees
            • Derniegraveres paroles
              • IV Annexe
                • Lassassinat de la Vouivre
                • La traque aux nids
Page 3: La guerre des boutons - Bibebook...La guerre des boutons Chapitre les bêtes ou sont nuisibles. Bref, Pergaud n’avait rien d’un maître d’école. On le voyait plutôt le fusil

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PreacutefacePergaud-le-Rustique

Q L P arrivait chezmoi le dimanche jrsquoavais lrsquoim-pression que lrsquoon ouvrait une fenecirctrehellip Lrsquoair entrait avec luiun air salubre et vif qui sentait la terre et les feuilles lrsquoherbe

mouilleacutee et les sapins Il avait beau ecirctre vecirctu comme vous et moi il mrsquoap-paraissait en costume de chasse et son chien Miraut lrsquoattendait en bas Ilapportait son pays la Franche-Comteacute agrave la semelle de ses gros souliers Ilavait le parler rude le regard franc la poigneacutee de main cordiale Il deacutetes-tait le mensonge les deacutetours et les manigances Il appelait par leur nomles gens et les choses Il savait haiumlrhellip mais comme il aimait

Je fis sa connaissance gracircce agrave Mlle Louise Read la Deacutevoueacutee par ex-cellence que son coeur nrsquoeacutegara jamais puisqursquoil la conduisit chez BarbeydrsquoAurevilly chez J-K Huysmans et chez Franccedilois Coppeacutee entre autres

Louis Pergaud qui venait de publier De Goupil agrave Margot eacutetait encoreagrave cette eacutepoque instituteur enfin laquo lrsquohomme en proie aux enfants raquo Il avaitceci de commun avec Louise Michel qursquoil aimait mieux les becirctes que lesgosses Jrsquoai cru longtemps qursquoil nrsquoavait pas raison je crois agrave preacutesent qursquoilnrsquoavait pas tout agrave fait tort Les gosses sont souvent plus dangereux que

1

La guerre des boutons Chapitre

les becirctes ou sont nuisiblesBref Pergaud nrsquoavait rien drsquoun maicirctre drsquoeacutecole On le voyait plutocirct le

fusil de chasse que la feacuterule de classe agrave la mainLe Prix Goncourt en 1910 lrsquoeacutemancipa Avec quelle joie naiumlve il le

reccedilut Une dame de Vie Heureuse manifesta son raffinement de lettreacuteema chegravere en disant que le livre du petit instituteur primaire eacutetait eacutecritavec un manche de pioche Justement Ce manche de pioche nous avaitseacuteduit parmi les plumes drsquooie Quoi De la paille et de la terre humidequi restent au fer de la pioche valent bien le cheveu au bec de la plume

Il srsquoagissait pour le petit employeacute agrave la Preacutefecture de la Seine deconqueacuterir une seconde fois son indeacutependance Car il nrsquoavait qursquoun moisde congeacute par anhellip et crsquoest peu pour un conteur rustique Pendant onzemois il rongeait son frein Il avait bien emporteacute sa pioche agrave eacutecrire maisla bonne terre natale et tout ce qui lrsquoanime lui manquaient pour travaillerallegravegrement Chaque anneacutee au retour des vacances il vidait son carnieren retirait successivement La Revanche du Corbeau La Guerre des bou-tons Miraut chien de chassehellip Il faisait ainsi durer le plaisir longtemps leplaisir de prolonger par la penseacutee lrsquoexistence drsquoun mois au grand air Ilaspirait au succegraves beaucoup moins par esprit de lucre que pour reacutealiser lerecircve de vivre la plupart du temps agrave la campagne de son meacutetier

Il nrsquoeacutetait pas somme toute le plus agrave plaindre il songeait agrave son amiLeacuteon Deubel Franc-Comtois comme lui au poegravete mort jeune de misegravereet drsquoeacutepuisementhellip Mais lrsquohomme drsquoaction reacuteveille agrave chaque instant lessongeurs de cette forte espegravece et Louis Pergaud ne srsquoattendrissait sur lecamarade disparu que pour reacuteunir son oeuvre disperseacutee et la publier

Pergaud chien de chasse lui-mecircme suivait par la plaine et par leshalliers les traces de la perdrix grise aux plumes qursquoelle y avait laisseacutees

Si la guerre en surprit un vous pouvez dire que ce fut celui-lagraveLe 2 aoucirct il mrsquoeacutecrivait laquo Demain lundi je pars pour Verdun et je viens vous dire au revoirVous savez si je hais la guerre mais vraiment nous ne sommes pas

les agresseurs et nous devons nous deacutefendreCrsquoest dans cet esprit que je rejoins mon corps Paris a eacuteteacute digne et

grave Hier soir je voyais des femmes et des gosses accompagnant le mariqui allait partirhellip et jrsquoeacutetais saisi de rage contre les miseacuterables qui ont preacute-

2

La guerre des boutons Chapitre

pareacute et voulu lrsquoimmonde boucherie qui se preacutepareTant pis pour eux si le sort nous est favorable Je vous embrasseLouis PergaudSergent 29 Compagnie du 166 drsquoInfanterie raquo

Je courus chez Pergaud rue Marguerinhellip Il venait de partir Je ne lrsquoaipas revu

Je ne lrsquoai pas revu mais il me donnait souvent de ses nouvelles ilmrsquoen donnait encore lorsqursquoil nrsquoavait plus que quelques jours agrave vivre etqursquoil se savait condamneacutehellip

Il avait lrsquoesprit de corps ce mobiliseacute antimilitariste Il mrsquoeacutecrivait le 13mars 1915

laquo Notre 166ᵉ est un reacutegiment des plus solides et des plus vaillants ccedila eacuteteacute un des piliers de la deacutefense de Verdun On y trouve pas mal deParisiens des gens de la Meuse et de Meurthe-et-Moselle et beaucoup demineurs du Nord et du Pas-de-Calais Ce sont de vrais poilus qui ont dumordant de lrsquoentrain et de lrsquoesprit parfois souvent mecircme raquo

Il me citait leurs mots les plaisanteries grasses dont lrsquoauteur de LaGuerre des boutons srsquoamusait

Il avait un bon colonel pegravere drsquoun jeune confregravere qui deacutebutait dans lapresse Drsquoautres chefs lui teacutemoignaient leur estime parmi lesquels M deMoro-Giafferi

Je lui avais demandeacute de me deacutesigner les hommes de sa compagnie la2ᵉ qui ne recevaient aucun colis Il mrsquoenvoya les noms drsquoune quinzainedrsquoentre euxhellip et huit jours avant sa mort au lendemain de deux attaquesmeurtriegraveres il me rassurait sur leur compte

Crsquoeacutetait aumois demars 1915 il venait drsquoecirctre nommeacute sous-lieutenanthellipet deacutejagrave quelques-unes de ses illusions srsquoeacutetaient dissipeacutees mais sans amoin-drir sensiblement comme on va le voir son bloc moral

laquo Vous savez avec quelle ardeur je suis parti me disait-il dans une deses lettres Pacifiste et antimilitariste je ne voulais pas plus de la bottedu Kaiser que de nrsquoimporte quelle botte eacuteperonneacutee pour mon pays jedeacutefendais ce vieil esprit pour lequel il me semble avoir deacutejagrave combattupar la plume Jrsquoeacutetais disposeacute agrave oublier tout agrave passer sur tout persuadeacute

3

La guerre des boutons Chapitre

que dans le danger tout se fondraithellip Je me battrai certes avec la mecircmeeacutenergie qursquoauparavant mais si jrsquoai le bonheur drsquoen revenir ce sera jecrois plus antimilitariste encore qursquoavant mon deacutepart

Crsquoest dans la souffrance dans la promiscuiteacute douloureuse que lrsquoondeacutecouvre bien les bas-fonds de lrsquoacircme humaine avec ses recoins de crasseet drsquoeacutegoiumlsme et jrsquoai pu jeter la sonde dans bien des coeurs Mon Dieu ily a du bon eacutevidemment et rien nrsquoest deacutesespeacutereacute mais les hauts commeles bas ont leurs saleteacutes Que doit ecirctre lrsquoAllemagne militariste Quel gi-gantesque fumier quelle pourriture morale hellip Allons-y jusqursquoau bout etjetons bas tout ccedila Je crois vraiment que crsquoest lrsquooeuvre de 93 que nouscontinuons Dommage qursquoil ne suffise pas drsquoavoir du coeur au ventre pourtriompher raquo

Il eacutecrivait cela au crayon sur ses genoux dans la cloaque des tran-cheacutees Et le crayon faisait ce qursquoil pouvait pour grincer comme une plumeen traccedilant encore ceci

laquo Je voudrais que les salauds qui parlent du confort des trancheacutees etqui donnent aux patriotes en chambre des photos truqueacutees de trancheacuteesdrsquoopeacutera-comique fussent obligeacutes de passer vingt-quatre heures devantMarcheacuteville dans lesmarais de laWoeumlvre que nous occupons La trancheacuteeest un ruisseau avec quelques icirclots ougrave lrsquoon srsquoagrippe en naufrageacutes Cesicirclots sont de la boue sur laquelle on pose des claies qui srsquoenfoncent peu agravepeu Pour eacutetablir des abris il faut exhausser le plancher si jrsquoose dire et lrsquoondoit rester plieacute en deux lagrave-dessous trop heureux encore qursquoil y ait de laplace Malgreacute cela pas de graves maladies Les hommes degraves qursquoils voientun quart de vin et quelques brins de paille segraveche reprennent courage etbonne humeur raquo

Nous rapprochons de la fin ndash pour PergaudLa lettre suivante est dateacutee du 22 mars 1915 laquo Je viens de vivre quelques journeacutees inoubliables Le 19 on nous a

lanceacutes agrave lrsquoassaut de trancheacutees boches formidablement retrancheacutees sur les-quelles lrsquoartillerie malgreacute une laquo bouzillade raquo furieuse nrsquoavait aucun effetJrsquoai vu tomber agrave mes cocircteacutes quantiteacute de braves dont le sacrifice heacuteroiumlquemeacuteritait mieux que ccedila Au demeurant crsquoeacutetait une opeacuteration stupide agrave tousles points de vuehellip mais il fallait sans doute une troisiegraveme eacutetoile au chellipsinistre qui commande la division de marche et qui a nom Bhellip de Mhellip

4

La guerre des boutons Chapitre

Je vous donne lagrave lrsquoopinion de tout le reacutegiment qui sans rien dire a obeacuteicomme il devait se faisant hacher par les mitrailleuses et les marmitesComme ai-je pu passer au travers Je lrsquoignore mais je nrsquooublierai jamaisce champ de bataille tragique les morts les blesseacutes les mares de sang lesfragments de cervelle les plaintes la nuit noire illumineacutee de fuseacutees et le75 achevant nos blesseacutes accrocheacutes aux fils de fer qui nous seacuteparent deslignes ennemies Ccedila va recommencer demainhellip mais on ne passera quesur nos cadavres je suis aussi sucircr de mes poilus que de moi-mecircme raquo

Agrave sa femme Pergaud eacutecrivait agrave la mecircme date la mecircme chose laquo 19 mars ndash Nous recherchons nos blesseacutes On est en admiration de-

vant noushellip Nrsquoempecircche qursquoil y a 111 morts 15 blesseacutes et autant de dis-parus Et pourquoi Pour que le chellip sinistre qui a nom B de M ait satroisiegraveme eacutetoile La prise de Marcheacuteville ne signifie rien rien Il est idiotde songer agrave prendre un village et des trancheacutees aussi puissamment retran-cheacutes avec des effectifs aussi reacuteduits que les nocirctres nos poilus fussent-ilsdes lions Ce soir la premiegravere compagnie seule doit recommencer lrsquoopeacute-ration Crsquoest ridicule et odieux Et le 75 nous tape dessus achevant nosblesseacutes

20 mars ndash Nous mangeons un peu et nous nous couchons On parlede la folie dangereuse de B de M et des camarades morts

21 mars ndash Conversation avec les capitaines Lhellip Vhellip et Phellip Le soir onse reacuteunit pour chasser le cafard et on plaisante les creacutetins de la Divisionde marche qui vous envoient agrave la mort et qui se terrent eux au moindredanger raquo

Le drame est-il assez saisissant dans la nuit lugubre sous ce cieldrsquoencre que perce la troisiegraveme eacutetoile hellip Que dites-vous de ce B de Mqui doit absolument faire quelque chose pour appeler lrsquoattention sur lui Qursquoagrave cela ne tienne Il nrsquoa pas comme Napoleacuteon cent mille hommes derente mais il jouit tout de mecircme drsquoune certaine aisance avec une com-pagnie agrave deacutepenser par jour Pourquoi se gecircnerait-il du moment que desillumineacutes comme Pergaud srsquoimaginent continuer 93 hellip

La derniegravere lettre que je reccedilus de Pergaud est du 3 avrillaquo La vieille vie disait-il a repris jusqursquoagravehellip peut-ecirctre la semaine pro-

chainehellip Je devine autour de notre secteur une activiteacute formidable et desmouvements de troupes rassurants Mais quelles visions de notre dernier

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La guerre des boutons Chapitre

engagement Un de nos meacutedecins auxiliaires en plein jour et proteacutegeacute parson seul brassard est alleacute ramasser nos blesseacutes jusque devant les tran-cheacutees ennemies agrave six pas des Bocheshellip qui nrsquoont pas tireacute Vous dire notreeacutemotion agrave noushellipQue de fois nrsquoont-ils pas fusilleacute agrave bout portant nos ma-jors et nos brancardiershellip Aussi de la journeacutee plus une seule cartouchenrsquoa eacuteteacute tireacutee drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautrehellip raquo

Crsquoeacutetait trop beau pour durer Quatre jours apregraves le 7 avril agrave 8 heuresdu soir lrsquoordre arrivait de partir immeacutediatement pour Fresnes-en-Woeumlvrepar une pluie battante Agrave Fresnes la compagnie rassembleacutee au pied de lastatue du geacuteneacuteral Margueritte recevait lrsquoordre drsquoattaquer la cocircte 233 agrave 2heures du matin Et lrsquoon se re-remettait en marche agrave travers des maraisavec de lrsquoeau jusqursquoaux genoux

Agrave 2 heures exactement Pergaud et les hommes de sa section la pre-miegravere sortaient de la trancheacutee de deacutepart La deuxiegraveme section eacutetait com-mandeacutee par le sergent Louis Desprez qui a raconteacute ainsi lrsquoaffaire

laquo Il faisait une nuit tregraves noireQuand les assaillants arrivegraverent agrave proxi-miteacute du reacuteseau la fusillade commenccedila agrave creacutepiter Sous les balles nousentraicircnacircmes nos hommes jusqursquoaux fils de fer Mais lagrave ils trouvegraverent lereacuteseau intact impossible de passer Trempeacutes par la pluie ils avaient perdula direction et obliqueacute hors du secteur preacutepareacute par le geacutenie Les hommes etleurs chefs tentegraverent de se frayer un chemin quandmecircme agrave travers lrsquoentre-croissement barbeleacute mais ils offraient une cible trop facile et ils finirentpar prendre le parti de se coucher et drsquoattendre Aux premiegraveres lueurs dujour ils reccedilurent lrsquoordre de se replier Le sergent Desprez fut frappeacute drsquouneballe au moment ougrave il rassemblait ce qui lui restait de sa section Les deacute-bris de celle de Pergaud rentregraverent seuls notre brave ami avait disparuOn croit qursquoil a voulu traverser le reacuteseau et qursquoil a eacuteteacute fait prisonnier dansla trancheacutee ennemie Il se trouvait au moment de lrsquoattaque agrave trente-cinqmegravetres du pont Saint-Pierre agrave droite en allant de Marcheacuteville agrave Saulx raquo

Ces deacutetails me sont confirmeacutes par M Raveton lrsquoavoueacute parisien quieacutetait au 166ᵉ avec Pergaud depuis le deacutebut de la guerre et qui prit part agravelrsquoattaque du 8 avril

laquo Apregraves avoir franchi deux rangs de fils de fer dans lesquels lrsquoartillerieavait fait des bregraveches nous nous sommes trouveacutes en face drsquoun troisiegravemerang de fils que lrsquoartillerie avait laisseacute intacts agrave quelquesmegravetres de la tran-

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La guerre des boutons Chapitre

cheacutee Lrsquoalarme a eacuteteacute rapidement donneacutee chez les Bocheshellip Aussitocirct un feudrsquoartifice nous eacuteclairait comme au 14 juillet et une fusillade nourrie nousdeacutemolissait Crsquoeacutetait fini il nrsquoy avait plus moyen de rien faire Ordre aeacuteteacute donneacute de se replier Au petit jour la fusillade ayant un peu diminueacutelrsquoordre put ecirctre exeacutecuteacute mais nous laissions beaucoup de monde sur leterrain beaucoup de blesseacutes notamment qui furent faits prisonniers Jrsquoaieu des nouvelles drsquoun de mes camarades qui est mort en captiviteacute Je nrsquoenai jamais eu de Pergaud Il est tombeacute des hommes lrsquoont vu et pensaientqursquoil eacutetait blesseacute au pied Il commandait agrave ce moment-lagrave En avant hellip agravesa section Cette attaque se passait sous la pluie une pluie qui ne discon-tinuait pas depuis huit jours et le terrain eacutetait un vrai mareacutecage ougrave lrsquoonenfonccedilait jusqursquoagrave la ceinture raquo

On a chercheacute partout Pergaudhellip et nrsquoest-ce pas le chercher encoreque drsquoeacutecrire sur lui Et agrave force de le chercher ne finira-t-on pas par leretrouver tout entier dans ses livres qursquoon relira dans sa correspondanceagrave publier dans lrsquoamitieacute qui se souvient de son commerce avec lui

Tout entier Non Agrave moitieacute seulement Pauvre cher Pergaud Je nereverrai plus le dimanche dans lrsquoencadrement de la porte son visagemacircle et pacircle ses yeux noirs sa maigre moustache la megraveche rebelle quibalayait son beau front sa main tendue lrsquoeacutelan de sa personne et de soncoeur

On peut toujours pousser la portehellip mais la fenecirctre fermeacutee il ne lrsquoou-vrira plus en entrant

Lucien Descaves

n

7

La guerre des boutons

Agrave mon ami Edmond Rocher

Cy nrsquoentrez pas hypocrites bigotzVieulx matagots marmiteux borsouflezhellip

Franccedilois Rabelais

n

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Preacuteface

T rsquo agrave lire Rabelais ce grand et vrai geacutenie franccedilaisaccueillera je crois avec plaisir ce livre qui malgreacute son titrene srsquoadresse ni aux petits enfants ni aux jeunes pucelles

Foin des pudeurs (toutes verbales) drsquoun temps chacirctreacute qui sous leurhypocrite manteau ne fleurent trop souvent que la neacutevrose et le poison Et foin aussi des purs latins je suis un Celte

Crsquoest pourquoi jrsquoai voulu faire un livre sain qui fucirct agrave la fois gauloiseacutepique et rabelaisien un livre ougrave coulacirct la segraveve la vie lrsquoenthousiasme etce rire ce grand rire joyeux qui devait secouer les tripes de nos pegraveres beuveurs tregraves illustres ou goutteux tregraves preacutecieux

Aussi nrsquoai-je point craint lrsquoexpression crue agrave condition qursquoelle fucirct sa-voureuse ni le geste leste pourvu qursquoil fucirct eacutepique

Jrsquoai voulu restituer un instant de ma vie drsquoenfant de notre vie enthou-siaste et brutale de vigoureux sauvageons dans ce qursquoelle eut de franc etdrsquoheacuteroiumlque crsquoest-agrave-dire libeacutereacutee des hypocrisies de la famille et de lrsquoeacutecole

On conccediloit qursquoil eucirct eacuteteacute impossible pour un tel sujet de srsquoen tenir auseul vocabulaire de Racine

Le souci de la sinceacuteriteacute serait mon preacutetexte si je voulais me faire par-donner les mots hardis et les expressions violemment coloreacutees de mes

9

La guerre des boutons Chapitre

heacuteros Mais personne nrsquoest obligeacute de me lire Et apregraves cette preacuteface etlrsquoeacutepigraphe de Rabelais adornant la couverture je ne reconnais agrave nul caiuml-man laiumlque ou religieux en mal de morales plus ou moins deacutegoucirctantesle droit de se plaindre

Au demeurant et crsquoest ma meilleure excuse jrsquoai conccedilu ce livre dansla joie je lrsquoai eacutecrit avec volupteacute il a amuseacute quelques amis et fait rire moneacutediteur sup1 jrsquoai le droit drsquoespeacuterer qursquoil plaira aux laquo hommes de bonne vo-lonteacute raquo selon lrsquoeacutevangile de Jeacutesus et pour ce qui est du reste comme ditLebrac un de mes heacuteros je mrsquoen fous

L P

n

1 Ceci par anticipation

10

Premiegravere partie

La guerre

11

CHAPITRE I

La deacuteclaration de guerre

Quant agrave la guerrehellip il est plaisant agrave consideacuterer par combien devaines occasions elle est agiteacutee et par combien leacutegiegraveresoccasions eacuteteinte toute lrsquoAsie se perdit et se consomma enguerre pour le maquerelage de Paris

Montaigne (Livre second ch XII)

mdash Attends-moi Grangibus heacutela Boulot ses livres et ses cahiers sousle bras

mdash Grouille-toi alors jrsquoai pas le temps de cotainer sup1 moi mdash Y a du neuf mdash Ccedila se pourrait mdashQuoi mdash Viens toujours

1 Cotainer signifie muser et bavarder inutilement ndash se dit surtout en parlant des com-megraveres

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La guerre des boutons Chapitre I

Et Boulot ayant rejoint les deux Gibus ses camarades de classe toustrois continuegraverent agrave marcher cocircte agrave cocircte dans la direction de la maisoncommune

Crsquoeacutetait un matin drsquooctobre Un ciel tourmenteacute de gros nuages gris li-mitait lrsquohorizon aux collines prochaines et rendait la campagne meacutelanco-lique Les pruniers eacutetaient nus les pommiers eacutetaient jaunes les feuilles denoyer tombaient en une sorte de vol planeacute large et lent drsquoabord qui srsquoac-centuait drsquoun seul coup comme un plongeon drsquoeacutepervier degraves que lrsquoangle dechute devenait moins obtus Lrsquoair eacutetait humide et tiegravede Des ondes de ventcouraient par intervalles Le ronflement monotone des batteuses donnaitsa note sourde qui se prolongeait de temps agrave autre quand la gerbe eacutetaitdeacutevoreacutee en une plainte lugubre comme un sanglot deacutesespeacutereacute drsquoagonie ouun vagissement douloureux

Lrsquoeacuteteacute venait de finir et lrsquoautomne naissaitIl pouvait ecirctre huit heures du matin Le soleil rocircdait triste derriegravere

les nues et de lrsquoangoisse une angoisse impreacutecise et vague pesait sur levillage et sur la campagne

Les travaux des champs eacutetaient acheveacutes et un agrave un ou par petitsgroupes depuis deux ou trois semaines on voyait revenir agrave lrsquoeacutecole lespetits bergers agrave la peau tanneacutee bronzeacutee de soleil aux cheveux drus cou-peacutes ras agrave la tondeuse (la mecircme qui servait pour les boeufs) aux pantalonsde droguet ou de moulineacute rapieacuteceacutes surchargeacutes de laquo pattins raquo aux genouxet au fond mais propres aux blouses de grisette neuves raides qui endeacuteteignant leur faisaient les premiers jours les mains noires comme despattes de crapauds disaient-ils

Ce jour-lagrave ils traicircnaient le long des chemins et leurs pas semblaientalourdis de toute la meacutelancolie du temps de la saison et du paysage

Quelques-uns cependant les grands eacutetaient deacutejagrave dans la cour delrsquoeacutecole et discutaient avec animation Le pegravere Simon le maicirctre sa calotteen arriegravere et ses lunettes sur le front dominant les yeux eacutetait installeacute de-vant la porte qui donnait sur la rue Il surveillait lrsquoentreacutee gourmandait lestraicircnards et au fur et agrave mesure de leur arriveacutee les petits garccedilons sou-levant leur casquette passaient devant lui traversaient le couloir et sereacutepandaient dans la cour

Les deux Gibus du Vernois et Boulot qui les avait rejoints en cours de

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La guerre des boutons Chapitre I

route nrsquoavaient pas lrsquoair drsquoecirctre impreacutegneacutes de cette meacutelancolie douce quirendait traicircnassants les pas de leurs camarades

Ils avaient au moins cinq minutes drsquoavance sur les autres jours et lepegravere Simon en les voyant arriver tira preacutecipitamment sa montre qursquoilporta ensuite agrave son oreille pour srsquoassurer qursquoelle marchait bien et qursquoilnrsquoavait point laisseacute passer lrsquoheure reacuteglementaire

Les trois compaings entregraverent vite lrsquoair preacuteoccupeacute et immeacutediatementgagnegraverent derriegravere les cabinets le carreacute en retrait abriteacute par la maison dupegravere Gugu (Auguste) le voisin ougrave ils retrouvegraverent la plupart des grandsqui les y avaient preacuteceacutedeacutes

Il y avait lagrave Lebrac le chef qursquoon appelait encore le grand Braque sonpremier lieutenant Camu ou Camus le fin grimpeur ainsi nommeacute parceqursquoil nrsquoavait pas son pareil pour deacutenicher les bouvreuils et que lagrave-bas lesbouvreuils srsquoappellent des camus il y avait Gambette de sur la Cocircte dontle pegravere reacutepublicain de vieille souche fils lui-mecircme de quarante-huitardavait deacutefendu Gambetta aux heures peacutenibles il y avait La Crique quisavait tout et Tintin et Guignard le bigle qui se tournait de cocircteacute pourvous voir de face et Teacutetas ou Teacutetard au cracircne massif bref les plus fortsdu village qui discutaient une affaire seacuterieuse

Lrsquoarriveacutee des deux Gibus et de Boulot nrsquointerrompit pas la discussion les nouveaux venus eacutetaient apparemment au courant de lrsquoaffaire unevieille affaire agrave coup sucircr et ils se mecirclegraverent immeacutediatement agrave la conversa-tion en apportant des faits et des arguments capitaux

On se tutLrsquoaicircneacute des Gibus qursquoon appelait par contraction Grangibus pour le

distinguer du Prsquotit Gibus ou Tigibus son cadet parla ainsi mdash Voilagrave Quand nous sommes arriveacutes mon fregravere et moi au contour

des Menelots les Velrans se sont dresseacutes tout drsquoun coup pregraves de la mar-niegravere agrave Jean-Baptiste Ils se sont mis agrave gueuler comme des veaux agrave nousfoutre des pierres et agrave nous montrer des triques

Ils nous ont traiteacutes de cons drsquoandouilles de voleurs de cochons depourris de creveacutes de merdeux de couilles molles dehellip

mdash De couilles molles reprit Lebrac le front plisseacute et qursquoest-ce que tuleur zrsquoy as redit lagrave-dessus

mdash Lagrave-dessus on laquo srsquoa ensauveacute raquo mon fregravere et moi puisque nous

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La guerre des boutons Chapitre I

nrsquoeacutetions pas en nombre tandis qursquoeusses ils eacutetaient au moins tienze sup2 etqursquoils nous auraient sucircrement foutu la pile

mdash Ils vous ont traiteacutes de couilles molles scanda le gros Camus visi-blement choqueacute blesseacute et furieux de cette appellation qui les atteignaittous car les deux Gibus crsquoeacutetait sucircr nrsquoavaient eacuteteacute attaqueacutes et insulteacutes queparce qursquoils appartenaient agrave la commune et agrave lrsquoeacutecole de Longeverne

mdash Voilagrave reprit Grangibus je vous dis maintenant moi que si nous nesommes pas des andouilles des jeanfoutres et des lacircches on leur zrsquoy feravoir si on en est des couilles molles

mdash Drsquoabord qursquoest-ce que crsquoest trsquoy que ccedila des couilles molles fit Tin-tin

La Crique reacutefleacutechissaitmdash Couille molle hellip Des couilles on sait bien ce que crsquoest pardine

puisque tout le monde en a mecircme le Miraut de Liseacutee et qursquoelles res-semblent agrave des marrons sans bogue mais couille molle hellip couille molle hellip

mdash Sucircrement que ccedila veut dire qursquoon est des pas grand-chose coupaTigibus puisque hier soir en rigolant avec Narcisse notrsquomeunier je lrsquoaiappeleacute couille molle comme ccedila pour voir et mon pegravere que jrsquoavais pas vuet qui passait justement sans rien me dire mrsquoa foutu aussitocirct une bonnepaire de claques Alorshellip

Lrsquoargument eacutetait peacuteremptoire et chacun le sentitmdash Alors bon Dieu il nrsquoy a pas agrave rebeuiller sup3 plus longtemps il nrsquoy a

qursquoagrave se venger na conclut Lebracmdash Crsquoest trsquoy votrsquoideacutee vous autres mdash Foutez le camp de lagrave hein les chie-en-lit fit Boulot aux petits qui

srsquoapprochaient pour eacutecouterIls approuvegraverent le grand Lebrac agrave lrsquoinanimiteacute comme on disait Agrave

ce moment le pegravere Simon apparut dans lrsquoencadrement de la porte pourfrapper dans ses mains et donner ainsi le signal de lrsquoentreacutee en classe Tousdegraves qursquoils le virent se preacutecipitegraverent avec impeacutetuositeacute vers les cabinets caron remettait toujours agrave la demiegravere minute le soin de vaquer aux besoinshygieacuteniques reacuteglementaires et naturels

2 Quinze3 Rebeuiller de beuiller voir ou bayer ndash Regarder avec un eacutetonnement niais

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La guerre des boutons Chapitre I

Et les conspirateurs se mirent en rang silencieusement lrsquoair indif-feacuterent comme si rien ne srsquoeacutetait passeacute et qursquoils nrsquoeussent pris lrsquoinstantdrsquoavant une grande et terrible deacutecision

Cela ne marcha pas tregraves bien en classe ce matin-lagrave et le maicirctre dutcrier fort pour contraindre ses eacutelegraveves agrave lrsquoattention Non qursquoils fissent dupotin mais ils semblaient tous perdus dans un nuage et restaient absolu-ment reacutefractaires agrave saisir lrsquointeacuterecirct que peut avoir pour de jeunes Franccedilaisreacutepublicains lrsquohistorique du systegraveme meacutetrique

La deacutefinition du megravetre en particulier leur paraissait horriblementcompliqueacutee dix millioniegraveme partie du quart de la moitieacutehellip duhellip ahmerde pensait le grand Lebrac

Et se penchant vers son voisin et ami Tintin il lui glissa confidentiel-lement

mdash Eurecircquart Le grand Lebrac voulait sans doute dire Eurecircka Il avait vaguement

entendu parler drsquoArchimegravede qui srsquoeacutetait battu au temps jadis avec des len-tilles

La Crique lui avait laborieusement expliqueacute qursquoil ne srsquoagissait pas deleacutegumes car Lebrac agrave la rigueur comprenait bien qursquoon pucirct se battre avecdes pois qursquoon lance dans un fer de porte-plume creux mais pas avec deslentilles

mdash Et puis disait-il ccedila ne vaut pas les trognons de pommes ni lescroucirctes de pain

La Crique lui avait dit que crsquoeacutetait un savant ceacutelegravebre qui faisait desproblegravemes sur des capotes de cabriolet et ce dernier trait lrsquoavait peacuteneacute-treacute drsquoadmiration pour un bougre pareil lui qui eacutetait aussi reacutefractaire auxbeauteacutes de la matheacutematique qursquoaux regravegles de lrsquoorthographe

Drsquoautres qualiteacutes que celles-lagrave lrsquoavaient depuis un an deacutesigneacute commechef incontesteacute des Longeverne

Tecirctu comme une mule malin comme un singe vif comme un liegravevreil nrsquoavait surtout pas son pareil pour casser un carreau agrave vingt pas quelque fucirct le mode de projection du caillou agrave la main agrave la fronde agrave ficelle aubacircton refendu agrave la fronde agrave lastique ⁴ il eacutetait dans les corps agrave corps un ad-

4 Eacutelastique

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La guerre des boutons Chapitre I

versaire terrible il avait deacutejagrave joueacute des tours pendables au cureacute au maicirctredrsquoeacutecole et au garde champecirctre il fabriquait des kisses ⁵ merveilleuses avecdes branches de sureau grosses comme sa cuisse des kisses qui vous gi-claient lrsquoeau agrave quinze pas mon ami voui parfaitement et des topes ⁶qui peacutetaient comme des pistolets et qursquoon ne retrouvait plus les ballesdrsquoeacutetoupes Aux billes crsquoeacutetait lui qui avait le plus de pouce il savait poin-ter et rouletter comme pas un quand on jouait au pot il vous laquo foutaitles znogs sur les onccedilottes raquo agrave vous faire pleurer et avec ccedila sans morgueaucune ni affectation il redonnait de temps agrave autre agrave ses partenaires mal-heureux quelques-unes des billes qursquoil leur avait gagneacutees ce qui lui valaitune reacuteputation de grande geacuteneacuterositeacute

Agrave lrsquointerjection de son chef et camarade Tintin joignit les oreilles ouplutocirct les fit bouger comme un chat qui meacutedite un sale coup et devintrouge drsquoeacutemotion

mdash Ah ah pensa-t-il Ccedila y est Jrsquoen eacutetais bien sucircr que ce sacreacute Lebractrouverait le joint pour leur zrsquoy faire

Et il demeura noyeacute dans un recircve perdu dans des mondes de sup-positions insensible aux travaux de Delambre de Meacutechain de Machin-chouette ou drsquoautres aux mesures prises sous diverses latitudes longi-tudes ou altitudeshellip Ah oui que ccedila lui eacutetait bien eacutegal et qursquoil srsquoen foutait

Mais qursquoest-ce qursquoils allaient prendre les Velrans Ce que fut le devoir drsquoapplication qui suivit cette premiegravere leccedilon on

lrsquoapprendra plus tard qursquoil suffise de savoir que les gaillards avaient tousune meacutethode personnelle pour rouvrir sans qursquoil y parucirct le livre fermeacutepar ordre supeacuterieur et se mettre agrave couvert contre les deacutefaillances de meacute-moire Nrsquoempecircche que le pegravere Simon eacutetait dans une belle rage le lundisuivant Mais nrsquoanticipons pas

Quand onze heures sonnegraverent agrave la tour du vieux clocher paroissial ilsattendirent impatiemment le signal de sortie car tous eacutetaient deacutejagrave preacuteve-nus on ne sait comment par infiltration par radiation ou drsquoune tout autremaniegravere que Lebrac avait trouveacute quelque chose

Il y eut comme drsquohabitude quelques bonnes bousculades dans le cou-

5 Kisse ou gicle seringue faite avec une branche de sureau6 Tope espegravece de pistolet en sureau

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La guerre des boutons Chapitre I

loir des beacuterets eacutechangeacutes des sabots perdus des coups de poings sour-nois mais lrsquointerventionmagistrale fit tout rentrer dans lrsquoordre et la sortiesrsquoopeacutera quand mecircme normalement

Sitocirct que le maicirctre fut rentreacute dans sa boicircte les camarades fondirenttous sur Lebrac comme une voleacutee de moineaux sur un crottin frais

Il y avait lagrave avec les soldats ordinaires et le menu fretin les dix prin-cipaux guerriers de Longeverne avides de se repaicirctre de la parole du chef

Lebrac exposa son plan qui eacutetait simple et hardi ensuite il demandaquels seraient les ceusses qui lrsquoaccompagneraient le soir venu

Tous briguegraverent cet honneur mais quatre suffisaient et on deacutecida queCamus La Crique Tintin et Grangibus seraient de lrsquoexpeacutedition Gam-bette habitant sur la Cocircte ne pouvait srsquoattarder si longtemps Guignardnrsquoy voyait pas tregraves clair la nuit et Boulot nrsquoeacutetait pas tout agrave fait aussi lesteque les quatre autres

Lagrave-dessus on se seacuteparaAu soir sur le coup de lrsquoAngelus les cinq guerriers se retrouvegraverentmdash As-tu la craie fit Lebrac agrave La Crique qui srsquoeacutetait chargeacute vu sa posi-

tion pregraves du tableau drsquoen subtiliser deux ou trois morceaux dans la boicirctedu pegravere Simon

La Crique avait bien fait les choses il en avait chipeacute cinq bouts degrands bouts il en garda un pour lui et en remit un autre agrave chacun de sesfregraveres drsquoarmes De cette faccedilon srsquoil arrivait agrave lrsquoun drsquoeux de perdre en routeson morceau les autres pourraient facilement y remeacutedier

mdash Alorsse filons fit CamusPar la grande rue du village drsquoabord puis par le traje ⁷ des Chemineacutees

rejoignant au gros Tilleul la route de Velrans ce fut un instant une saboteacuteesonore dans la nuit Les cinq gars marchaient agrave toute allure agrave lrsquoennemi

mdash Il y en a pour une petite demi-heure agrave pied avait dit Lebrac on peutdonc y aller dedans un quart drsquoheure et ecirctre rentreacute bien avant la fin de laveilleacutee

La galopade se perdit dans le noir et dans le silence pendant la moitieacutedu trajet la petite troupe nrsquoabandonna pas le chemin ferreacute ougrave lrsquoon pouvaitcourir mais degraves qursquoelle fut en territoire ennemi les cinq conspirateurs

7 Traje sentier raccourci

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La guerre des boutons Chapitre I

prirent les bas cocircteacutes et marchegraverent sur les banquettes que leur vieil amile pegravere Breacuteda le cantonnier entretenait disaient les mauvaises langueschaque fois qursquoil lui tombait un oeilQuand ils furent tout pregraves de Velransque les lumiegraveres devinrent plus nettes derriegravere les vitres et les aboiementsdes chiens plus menaccedilants ils firent halte

mdash Ocirctons nos sabots conseilla Lebrac et cachons-les derriegravere ce murLes quatre guerriers et le chef se deacutechaussegraverent et mirent leurs bas

dans leurs chaussures puis ils srsquoassuregraverent qursquoils nrsquoavaient pas perduleur morceau de craie et lrsquoun derriegravere lrsquoautre le chef en tecircte la pupilledilateacutee lrsquooreille tendue le nez freacutemissant ils srsquoengagegraverent sur le sentierde la guerre pour gagner le plus directement possible lrsquoeacuteglise du villageennemi but de leur entreprise nocturne

Attentifs au moindre bruit srsquoaplatissant au fond des fosseacutes se col-lant aux murs ou se noyant dans lrsquoobscuriteacute des haies ils se glissaientils srsquoavanccedilaient comme des ombres craignant seulement lrsquoapparition in-solite drsquoune lanterne porteacutee par un indigegravene se rendant agrave la veilleacutee ou lapreacutesence drsquoun voyageur attardeacute menant boire son carcan Mais rien neles ennuya que lrsquoaboi du chien de Jean des Gueacutes un salopiot qui gueulaitcontinuellement

Enfin ils parvinrent sur la place du moutier ⁸ et ils srsquoavancegraverent sousles cloches

Tout eacutetait deacutesert et silencieuxLe chef resta seul pendant que les quatre autres revenaient en arriegravere

pour faire le guetAlors prenant son bout de craie au fond de sa profonde hausseacute sur ses

orteils aussi haut que possible Lebrac inscrivit sur le lourd panneau dechecircne culotteacute et noirci qui fermait le saint lieu cette inscription lapidairequi devait faire scandale le lendemain agrave lrsquoheure de la messe beaucoupplus par sa cruditeacute heacuteroiumlque et provocante que par son orthographe fan-taisiste

Tou leacute Velrant ccedilon deacute paigne ku Et quand il se fut pour ainsi dire colleacute les quinquets sur le bois pour

voir laquo si ccedila avait bien marqueacute raquo il revint pregraves des quatre complices aux

8 Moutier eacuteglise

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La guerre des boutons Chapitre I

eacutecoutes et agrave voix basse et joyeusement leur dit mdash Filons Carreacutement cette fois ils srsquoengagegraverent de front sur le milieu du che-

min et repartirent sans faire de bruit inutile agrave lrsquoendroit ougrave ils avaientabandonneacute leurs sabots et leurs bas

Mais sitocirct rechausseacutes deacutedaigneux tout agrave fait drsquoinutiles preacutecautionsfrappant le sol agrave pleins sabots ils regagnegraverent Longeverne et leur domicilerespectif en attendant avec confiance lrsquoeffet de leur deacuteclaration de guerre

n

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CHAPITRE II

Tension diplomatique

Les ambassadeurs des deux puissances ont eacutechangeacute des vuesau sujet de la question du Maroc

Les journaux (eacuteteacute 1911)

Q laquo raquo sonneacute au clocher du village une demi-heure avant le dernier coup de cloche annonccedilant la messe dudimanche le grand Lebrac vecirctu de sa veste de drap tailleacutee dans

la vieille anglaise de son grand-pegravere culotteacute drsquoun pantalon de droguetneuf chausseacute de brodequins ternis par une eacutepaisse couche de graisse etcoiffeacute drsquoune casquette agrave poil le grand Lebrac dis-je vint srsquoappuyer contrele mur du lavoir communal et attendit ses troupes pour les mettre aucourant de la situation et les informer du plein succegraves de lrsquoentreprise

Lagrave-bas devant la porte de Fricot lrsquoaubergiste quelques hommes le

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La guerre des boutons Chapitre II

brucircle-gueule aux dents se preacuteparaient agrave aller laquo piquer une larme raquo sup1 avantdrsquoentrer agrave lrsquoeacuteglise

Camus arriva bientocirct avec son pantalon limeacute aux jarrets et sa cravaterouge comme une gorge de bouvreuil ils se sourirent puis vinrent lesdeux Gibus lrsquoair flaireur puis Gambette qui nrsquoeacutetait pas encore au cou-rant et Guignard et Boulot La Crique Guerreuillas Bombeacute Teacutetas et toutle contingent au grand complet des combattants de Longeverne en toutune quarantaine

Les cinq heacuteros de la veille recommencegraverent au moins dix fois chacunle reacutecit de leur expeacutedition et la bouche humide et les yeux brillants lescamarades buvaient leurs paroles mimaient les gestes et applaudissaientagrave chaque coup freacuteneacutetiquement

Ensuite de quoi Lebrac reacutesuma la situation en ces termes mdash Comme ccedila ils verront si on en est des couilles molles Alors sucircrement cette apregraves-midi ils viendront se reacutetrainer par les

buissons de la Saute histoire de chercher rogne et on y sera tous pourles recevoir laquo un peu raquo

Faudra prendre tous les lance-pierres et toutes les frondes Pas besoinde srsquoembarrasser des triques on veut pas se colleter Avec les habits dudimanche il faut faire attention et ne pas trop se salir parce que on seferait beigner en rentrant

Seulement on leur dira deux motsLe troisiegraveme coup de cloche (le dernier) sonnant agrave toute voleacutee les mit

en branle et les ramena lentement agrave leur place accoutumeacutee dans les petitsbancs de la chapelle de saint Jospeh symeacutetrique agrave celle de la Vierge ougravesrsquoinstallaient les gamines

mdash Foutre fit Camus en arrivant sous les cloches et moi que je doisservir la messe aujordrsquohui jrsquovas me faire engueuler par le noir

Et sans prendre le temps de plonger sa main dans le grand beacutenitierde pierre ougrave les camarades gavouillaient sup2 en passant il traversa la nefen filant tel un zegravebre pour aller endosser son surplis de thurifeacuteraire oudrsquoacolyte

1 Boire la goutte2 Gavouiller agiter lrsquoeau avec la main pour faire des remous des glouglous

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La guerre des boutons Chapitre II

Quand agrave lrsquoAsperges me il passa entre les bancs portant son baquetdrsquoeau beacutenite ougrave le cureacute faisait trempette avec son goupillon il ne put srsquoem-pecirccher de jeter un coup drsquooeil sur ses fregraveres drsquoarmes

Il vit Lebrac montrant agrave Boulot une image que lui avait donneacutee lasoeur de Tintin une fleur de tulipe ou de geacuteranium agrave moins que ce ne fucirctune penseacutee souligneacutee du mot laquo souvenir raquo et il clignait de lrsquooeil drsquoun airdon juanesque

Alors Camus songea lui aussi agrave la Tavie sup3 sa bonne amie agrave qui il avaitoffert derniegraverement un pain drsquoeacutepices de deux sous srsquoil vous plaicirct qursquoilavait acheteacute agrave la foire de Vercel un joli pain drsquoeacutepices en coeur saupoudreacutede bonbonnets rouges bleus et jaunes orneacute drsquoune devise qui lui avaitsembleacute tout agrave fait tregraves bien

Je mets mon coeur agrave vos genouxAcceptez-le il est agrave vous Il la chercha de lrsquooeil dans les rangs des petites filles et vit qursquoelle le

regardait La graviteacute de son office lui interdisait le sourire mais il eut unchoc au coeur et leacutegegraverement rougissant se redressa le bidon drsquoeau beacuteniteagrave son poignet raidi

Ce mouvement nrsquoeacutechappa point agrave La Crique qui confia agrave Tintin mdash laquo Ergarde raquo donc Camus srsquoil se rebraque ⁴ On voit bien que la Tavie

le reluqueEt Camus en lui-mecircme pensait Maintenant que crsquoest lrsquoeacutecole on va se

revoir plus souvent Ouihellip mais la guerre eacutetait deacuteclareacutee Agrave la sortie de lrsquooffice de vecircpres le grand Lebrac reacuteunit toutes ses

troupes et parla en chef mdashAllezmettre vos blousons prenez un chanteau de pain et rappliquez

au bas de la Saute agrave la Carriegravere agrave PepiotIls srsquoeacutecampillegraverent comme une voleacutee de moineaux et cinq minutes

apregraves lrsquoun courant derriegravere lrsquoautre le quignon de pain aux dents se re-joignirent agrave lrsquoendroit deacutesigneacute par le geacuteneacuteral

3 Octavie4 Se rebraquer se redresser porter le corps en arriegravere

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La guerre des boutons Chapitre II

mdash Faudra pas deacutepasser le tournant du chemin recommanda Lebracconscient de son rocircle et soucieux de sa troupe

mdash Alors tu crois qursquoils vont venir mdash Autrement ccedila serait rien foireux de leur part et il ajouta pour ex-

pliquer son ordre mdash Il y en a qui sont lestes vous savez les culs lourds trsquoentends Bou-

lot hein srsquoagit pas de se faire chiperPrenez des godons ⁵ laquo dedans raquo vos poches agrave ceusses qursquoont des

frondes agrave laquo lastique raquo donnez-y les beaux cailloux et attention de pas lesperdre On va monter jusqursquoau Gros Buisson

Le communal de la Saute qui srsquoeacutetend du bois du Teureacute au nord-est aubois de Velrans au sud-ouest est un grand rectangle en remblais long dequinze cents megravetres environ et large de huit cents Les lisiegraveres des deuxforecircts sont les deux petits cocircteacutes du rectangle un mur de pierre doubleacutedrsquoune haie proteacutegeacutee elle-mecircme par un eacutepais rempart de buissons le borneen bas vers les champs de la fin au-dessus la limite assez indeacutecise estmarqueacutee par des carriegraveres abandonneacutees perdues dans une bande de boisnon classeacutee avec des massifs de noisetiers et de coudriers formant uneacutepais taillis que lrsquoon ne coupe jamais Drsquoailleurs tout le communal estcouvert de buissons de massifs de bosquets drsquoarbres isoleacutes ou groupeacutesqui font de ce terrain un ideacuteal champ de bataille

Un chemin ferreacute venant du village de Longeverne gravit lentement ensemi-diagonale le rectangle puis agrave cinquante megravetres de la lisiegravere du boisde Velrans fait un contour aigu pour permettre aux voitures chargeacuteesdrsquoatteindre sans trop de peine le sommet du laquo crecirctot raquo

Un grand massif avec des checircnes des eacutepines des prunelliers des noi-setiers des coudriers emplit la boucle du contour on lrsquoappelle le GrosBuisson

Des carriegraveres agrave ciel ouvert exploiteacutees par Pepiot le bancal Laugu duMoulin qui srsquointitulent enterpreneurs apregraves boire et quelquefois par Abelle Rat bordent le chemin vers le bas

Pour les gosses elles constituent uniquement drsquoexcellents et ineacutepui-sables magasins drsquoapprovisionnement

5 Cailloux

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La guerre des boutons Chapitre II

Crsquoeacutetait sur ce terrain fatal agrave eacutegale distance des deux villages quedepuis des anneacutees et des anneacutees les geacuteneacuterations de Longeverne et deVelrans srsquoeacutetaient copieusement rosseacutees fustigeacutees et lapideacutees car tous lesautomnes et tous les hivers ccedila recommenccedilait

Les Longevernes ⁶ srsquoavanccedilaient habituellement jusqursquoau contour gar-dant la boucle du chemin bien que lrsquoautre cocircteacute apparticircnt encore agrave leurcommune et le bois de Velrans aussi mais comme ce bois eacutetait tout pregravesdu village ennemi il servait aux adversaires de camp retrancheacute de champde retraite et drsquoabri sucircr en cas de poursuite ce qui faisait rager Lebrac

mdash On a toujours lrsquoair drsquoecirctre envahi nom de Dhellip Or il nrsquoy avait pas cinq minutes qursquoon avait fini son pain que Camus

le grimpeur posteacute en vigie dans les branches du grand checircne signalaitdes remuements suspects agrave la lisiegravere ennemie

mdash Quand je vous le disais constata Lebrac Calez-vous hein qursquoilscroient que je suis tout seul Je mrsquoen vas les houksser ⁷ kss kss attrape et si des fois ils se lanccedilaient pour me prendrehellip hop

Et Lebrac sortant de son couvert drsquoeacutepines la conversation diploma-tique suivante srsquoengagea dans les formes habituelles

(Que le lecteur ici ou la lectrice veuille bien me permettre une inci-dente et un conseil Le souci de la veacuteriteacute historique mrsquooblige agrave employerun langage qui nrsquoest pas preacuteciseacutement celui des cours ni des salons Jenrsquoeacuteprouve aucune honte ni aucun scrupule agrave le restituer lrsquoexemple deRabelais mon maicirctre mrsquoy autorisant Toutefois MM Falliegraveres ou Beacuteren-ger ne pouvant ecirctre compareacutes agrave Franccedilois Iᵉʳ ni moi agrave mon illustre modegraveleles temps drsquoailleurs eacutetant changeacutes je conseille aux oreilles deacutelicates et auxacircmes sensibles de sauter cinq ou six pages Et jrsquoen reviens agrave Lebrac )

mdash Montre-toi donc heacute grand fendu cudot feignant pourri Si trsquoespas un lacircche montre-la ta sale gueule de peigne-cul va

mdash Heacute grandrsquocrevure approche un peu toi aussi pour voir reacutepliqualrsquoennemi

mdash Crsquoest lrsquoAztec des Gueacutes fit Camus mais je vois encore Touegueuleet Bancal et Tatti et Migue la Lune ils sont une chieacutee

6 On deacutesigne souvent les habitants drsquoun pays par le nom de leur village ou du hameauqursquoils habitent quelquefois on ajoute un diminutif en ot qui se veut toujours injurieux

7 Exciter contre quelqursquoun se dit surtout des chiens

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La guerre des boutons Chapitre II

Ce petit renseignement entendu le grand Lebrac continua mdash Crsquoest toi hein merdeux qursquoas traiteacute les Longevernes de couilles

molles Je te lrsquoai-t-y fait voir moi si on est en des couilles molles Ignrsquoa fallu tous vos pantets ⁸ pour effacer ce que jrsquoai marqueacute agrave la portede votrsquoeacuteglise Crsquoest pas des foireux comme vous qursquoen auraient oseacute faireautant

mdash Approche donc laquo un peu raquo laquo pisque raquo trsquoes si malin grand gueulardtrsquoas que la gueulehellip et les gigues ⁹ pour laquo trsquoensauver raquo

mdash Fais seulement la moitieacute du chemin heacute pattier sup1⁰ Crsquoest pas passeque ton pegravere tacirctait les couilles des vaches sup1sup1 sur les champs de foire quetrsquoes devenu riche

mdash Et toi donc ton bacul ougrave que vous restez est tout crevi sup1sup2 drsquohypo-thegraveques

mdash Hypothegraveque toi-mecircme traicircne-besache sup1sup3 Quand crsquoest trsquoy que tuvas reprendre le fusil de toile de ton grand-pegravere pour aller assommer lesportes agrave coups de laquo Pater raquo

mdash Crsquoest pas chez nous comme agrave Longeverne ougrave que les poules cregraveventde faim en pleine moisson

mdash Tant qursquoagrave Velrans crsquoest les poux qui cregravevent sur vos caboches maison ne sait pas si crsquoest de faim ou de poison

VelriPourriTraicircne la MurieAgrave vau les vies sup1⁴Ouhe hellip ouhe hellip ouhe hellip fit derriegravere son chef le choeur des guerriers

Longevernes incapable de se dissimuler et de contenir plus longtemps sonenthousiasme et sa colegravere

LrsquoAztec des Gueacutes riposta

8 Pantets pans de chemise9 Jambes10 Pattier marchand de pattes crsquoest-agrave-dire de chiffons de guenilles11 Authentique12 Couvert13 Besace14 Vies voies chemins

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La guerre des boutons Chapitre II

LongevernePique merdeTacircte merdeMonteacutes sur quatre pieuxLes diablrsquo te tirrsquo agrave eux Et le choeur des Velrans applaudit agrave son tour freacuteneacutetiquement le geacuteneacute-

ral par des Euh euh prolongeacutes et euphoniquesDes bordeacutees drsquoinsultes furent jeteacutees de part et drsquoautre en rafales et en

trombes puis les deux chefs eacutegalement surexciteacutes apregraves srsquoecirctre lanceacute lesinjures classiques et modernes

mdash Enfonceurs de portes ouvertes mdash Eacutetrangleurs de chats par la queue sup1⁵ etc ctc revenant au mode

antique se flanquegraverent agrave la face avec toute la deacuteloyauteacute coutumiegravere lesaccusations les plus abracadabrantes et les plus ignobles de leur reacuteper-toire

mdash Heacute trsquoen souviens-tu quand ta megravere phellip dans le rata pour te fairede la sauce

mdash Et toi quand elle demandait les sacs au chacirctreur de taureaux pourte les faire bouffer en salade

mdash Rappelle-toi donc le jour ougrave ton pegravere disait qursquoil aurait plus drsquoavan-tage agrave eacutelever un veau qursquoun peut sup1⁶ merle comme toi

mdash Et toi quand ta megravere disait qursquoelle aimerait mieux faire teacuteter unevache que ta soeur passe que ccedila serait au moins pas une putain qursquoelleeacutelegraveverait

mdash Ma soeur ripostait lrsquoautre qui nrsquoen avait pas elle bat le beurrequand elle battra la mhellip tu viendras leacutecher le bacircton ou bien elle est pa-veacutee drsquoardoises pour que les petits crapauds comme toi nrsquoy puissent pasgrimper

mdash Attention preacutevint Camus vrsquolagrave le Touegueule qui lance des pierresavec sa fronde

Un caillou en effet siffla en lrsquoair au-dessus des tecirctes auquel des rica-nements reacutepondirent et des grecircles de projectiles rayegraverent bientocirct le ciel

15 De mon temps on ne parlait pas encore de roulure de capote ni drsquoeacutechappeacute de bidetOn a fait des progregraves depuis16 Vilain

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La guerre des boutons Chapitre II

de part et drsquoautre cependant que le flot eacutecumeux et sans cesse grossissantdrsquoinjures salaces continuait de fluctuer du Gros Buisson agrave la lisiegravere le reacute-pertoire des uns comme des autres eacutetant aussi abondant que richementchoisi

Mais crsquoeacutetait dimanche les deux partis eacutetaient vecirctus de leurs beauxaffutiaux et nul pas plus les chefs que les soldats ne se souciait drsquoencompromettre lrsquoordonnance dans des corps agrave corps dangereux

Aussi toute la lutte se borna-t-elle ce jour-lagrave agrave cet eacutechange de vues silrsquoon peut dire et agrave ce duel drsquoartillerie qui ne fit drsquoailleurs aucune victimeseacuterieuse pas plus drsquoun cocircteacute que de lrsquoautre

Quand le premier coup de la priegravere sonna agrave lrsquoeacuteglise de Velrans lrsquoAztecdes Gueacutes donna agrave son armeacutee le signal du retour non sans avoir lanceacute auxennemis avec une derniegravere injure et un dernier caillou cette suprecircmeprovocation

mdash Crsquoest demain qursquoon vous y retrouvera les couilles molles de Lon-geverne

mdash Tu fous le camp heacute lacircche railla Lebrac attends un peu oui at-tends agrave demain tu verras ce qursquoon vous passera tas de peigne-culs

Et une derniegravere bordeacutee de cailloux salua la rentreacutee des Velrans dansla trancheacutee du milieu qursquoils suivaient pour le retour

Les Longevernes dont lrsquohorloge communale retardait ou dont lrsquoheurede la priegravere eacutetait peut-ecirctre reculeacutee profitegraverent de la disparition des enne-mis et prirent pour le lendemain leurs dispositions de combat

Tintin eut une ideacutee de geacuteniemdash Il faudra dit-il se caler cinq ou six dans ce buisson-lagrave avant qursquoils

nrsquoarrivent et ne bouger ni pieds ni pattes et le premier qui passera pastrop loin lui tomber sus le racircbrsquoe et laquo srsquoensauver raquo avec

Le chef drsquoembuscade immeacutediatement approuveacute choisit parmi les pluslestes les cinq qui lrsquoaccompagneraient pendant que les autres megraveneraientlrsquoattaque de front et tous rentregraverent au village lrsquoacircme bouillonnante drsquoar-deur guerriegravere et assoiffeacutee de repreacutesailles

n

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CHAPITRE III

Une grande journeacutee

Vae victis Un vieux chef gaulois aux Romains

C en classe cela tourna mal plus mal encore que lesamediCamus sommeacute par le pegravere Simon de reacutepeacuteter en leccedilon drsquoinstruc-

tion civique ce qursquoon lui avait serineacute lrsquoavant-veille sur laquo le citoyen raquo srsquoat-tira des invectives deacutepourvues drsquoameacuteniteacute

Rien ne voulait sortir de ses legravevres toute sa face exprimait un travailde geacutesine intellectuelle horriblement douloureux il lui semblait que soncerveau eacutetait mureacute

mdash Citoyen citoyen pensaient les autres moins ahuris qursquoest-ce queccedila peut bien ecirctre que cette saloperie-lagrave

mdash Moi mrsquosieu fit La Crique en faisant claquer son index et son meacute-dius contre son pouce

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Non pas vous et srsquoadressant agrave Camus debout la tecircte branlanteles yeux eacuteperdus

mdash Alors vous ne savez pas ce que crsquoest qursquoun citoyen mdash hellipmdash Je vais vous coller agrave tous une heure de retenue pour ce soir Des frissons froids coururent le long des eacutechinesmdash Enfin vous ecirctes-vous citoyen fit le maicirctre drsquoeacutecole qui voulait ab-

solument avoir une reacuteponsemdash Oui mrsquosieu reacutepondit Camus se souvenant qursquoil avait assisteacute avec

son pegravere agrave une reacuteunion eacutelectorale ougrave mrsquosieu le marquis le deacuteputeacute devaitoffrir un verre agrave ses eacutelecteurs et leur serrer la main mecircme qursquoil avait ditau pegravere Camus

mdash Crsquoest votre fils ce citoyen-lagrave Il a lrsquoair intelligent mdash Vous ecirctes citoyen vous ragea lrsquoautre cramoisi de colegravere eh bien

oui il est joli le citoyen vous mrsquoen faites un propre de citoyen mdash Non mrsquosieu reprit Camus qui apregraves tout ne tenait pas agrave ce titremdash Alors pourquoi nrsquoecirctes-vous pas citoyen mdash hellipmdash Dis-y marmonna entre ses dents La Crique agaceacute que crsquoest parce

que trsquoas pas encore de poil au chellipmdashQursquoest-ce que vous dites La Crique mdash Jehellip je dishellip quehellip quehellipmdashQue quoi mdashQue crsquoest parce qursquoil est trop jeune mdash Ah eh bien maintenant y ecirctes-vous On y eacutetait La reacuteponse de La Crique fit lrsquoeffet drsquoune roseacutee bienfai-

sante sur le champ desseacutecheacute de leur meacutemoire des lambeaux de phrasesdes morceaux de qualiteacute des deacutebris de citoyen se reacuteajustegraverent se replacirc-tregraverent petit agrave petit et Camus lui-mecircme moins ahuri toute sa personneremerciant veacuteheacutementement La Crique le sauveur contribua agrave recamperlaquo le citoyen raquo

Enfin crsquoeacutetait toujours ccedila de passeacuteMais quand on en vint agrave la correction du devoir de systegraveme meacutetrique

cela ne fut pas drocircle du tout Preacuteoccupeacutes comme ils lrsquoeacutetaient lrsquoavant-veilleils avaient oublieacute en copiant de changer des mots et de faire le nombre de

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La guerre des boutons Chapitre III

fautes drsquoorthographe qui correspondait agrave peu pregraves agrave leur force respectiveen la matiegravere force matheacutematiquement doseacutee par des dicteacutees bihebdo-madaires Par contre ils avaient sauteacute des mots mis des majuscules ougrave ilnrsquoen fallait pas et ponctueacute en deacutepit de tout sens La copie de Lebrac sur-tout eacutetait lamentable et se ressentait visiblement de ses graves soucis dechef

Aussi fut-ce lui qui fut ameneacute au tableau par le pegravere Simon cramoiside colegravere les yeux luisant derriegravere ses lunettes comme des prunelles dechat dans la nuit

Comme tous ses camarades drsquoailleurs Lebrac eacutetait convaincu drsquoavoircopieacute eacutevidemment ccedila ne faisait de doute pour personne inutile de reacute-pliquer mais on voulait savoir au moins srsquoil avait su tirer quelque fruitde cet exercice banni en principe des meacutethodes de la peacutedagogie moderne

mdashQursquoest-ce que le megravetre Lebrac mdash hellipmdashQursquoest-ce que le systegraveme meacutetrique mdash hellipmdash Comment a-t-on obtenu la longueur du megravetre mdash Euh hellipTrop eacuteloigneacute de La Crique Lebrac les oreilles agrave lrsquoaffucirct le front effroya-

blement plisseacute suait sang et eau pour se rappeler quelque vague notionayant trait agrave la matiegravere Enfin il se remeacutemora vaguement tregraves vaguementdeux noms propres citeacutes Delambre et La Condamine mesureurs ceacutelegravebresde morceaux de meacuteridien Malheureusement dans son esprit Delambresrsquoassociait aux pipes en eacutecume qui flambaient derriegravere la vitrine de Leacuteon leburaliste Aussi hasarda-t-il avec tout le doute qui convenait en si graveoccurrence

mdash Crsquoest crsquoest Leacutecume et Leconhellip Lecon mdash Hein qui quoi donc fit le pegravere Simon au paroxysme de la co-

legravere Voilagrave que vous insultez les savants maintenant Vous en avez un detoupet par exemple et un joli reacutepertoire ma foi mes compliments monami

Et vous savez ajouta-t-il pour assommer le malheureux vous savezque votre pegravere mrsquoa recommandeacute de vous soigner

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La guerre des boutons Chapitre III

Il paraicirct que vous nrsquoen fichez pas la secousse agrave la maison toujourssur les quatrsquochemins agrave faire le galvaudeux la gouape le voyou au lieu desonger agrave vous deacutecrasser le cerveau

Eh bien mon ami si vous ne me reacutepeacutetez pas agrave onze heures tout ceque nous allons redire pour vous et pour vos camarades qui ne valentguegravere mieux que vous je vous preacuteviens moi que pour commencer jevous foutrai en retenue de quatre agrave six tous les soirs jusqursquoagrave ce que ccedilamarche Voilagrave

Le tonnerre de Zeus tombant sur lrsquoassembleacutee nrsquoeucirct pas provoqueacute stu-peur plus profonde Tous restaient eacutecraseacutes par cette eacutepouvantable me-nace

Aussi Lebrac et les autres du plus grand au plus petit eacutecoutegraverent-ils ce jour-lagrave avec une attention concentreacutee les paroles du maicirctre expo-sant rageusement les abus des anciens systegravemes de poids et mesures etla neacutecessiteacute drsquoun systegraveme unique Et srsquoils nrsquoapprouvegraverent point en leurfor inteacuterieur la mesure du meacuteridien de Dunkerque agrave Barcelone srsquoils sereacutejouirent des ennuis de Delambre et des emmhellipbecirctements de Meacutechainils en retinrent avec soin les incidents et peacuteripeacuteties pour leur gouvernepersonnelle et leur sauvetage immeacutediat mais Camus et Lebrac et Tintinet La Crique mecircme partisan du laquo Progregraves raquo et tous les autres se juregraverentbien nom de Dieu qursquoen souvenir de cette terrible frousse ils preacutefeacutere-raient toujours mesurer par pieds et par pouces comme avaient fait leurspegraveres et grands-pegraveres qui ne srsquoen eacutetaient pas porteacutes plus mal (la belleblague ) plutocirct que drsquoemployer ce sacreacute systegraveme de bourrique qui avaitfailli les faire passer pour couillons aux yeux de leurs ennemis

Lrsquoapregraves-midi fut plus calme Ils avaient retenu lrsquohistoire des Gauloisqui eacutetaient de grands batailleurs et qursquoils admiraient fort Aussi ni Lebracni Camus ni personne ne fut gardeacute agrave quatre heures chacun et le chef enparticulier ayant fait de remarquables efforts pour contenter cette vieilleandouille de pegravere Simon

Cette fois on allait voirTintin avec ses cinq guerriers qui avaient eu agrave midi la sage preacutecau-

tion de mettre leur goucircter dans leurs poches prirent les devants pendantque les autres allaient queacuterir leur morceau de pain et quand devant lesennemis apparaissant retentit le cri de guerre de Longeverne laquo Agrave cul

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La guerre des boutons Chapitre III

les Velrans raquo ils eacutetaient deacutejagrave habilement et confortablement dissimuleacutesprecircts agrave toutes les peacuteripeacuteties du combat corps agrave corps

Tous avaient les poches bourreacutees de cailloux quelques-uns mecircme enavaient rempli leur casquette ou leur mouchoir les frondeurs veacuterifiaientles noeuds de leur arme avec preacutecaution la plupart des grands eacutetaientarmeacutes de triques drsquoeacutepines ou de lances de coudres avec des noeuds polis agravela flamme et des pointes durcies certaines srsquoenjolivaient de naiumlfs dessinsobtenus en faisant sauter lrsquoeacutecorce les anneaux verts et les anneaux blancsalternaient formant des bigarrures de zegravebre ou des tatouages de negravegre crsquoeacutetait solide et beau disait Boulot dont le goucirct nrsquoeacutetait peut-ecirctre pas siaffineacute que la pointe de sa lance

Degraves que les avant-gardes eurent pris contact par des bordeacutees reacuteci-proques drsquoinjures et un eacutechange convenable de moellons les gros desdeux troupes srsquoaffrontegraverent

Agrave cinquante megravetres agrave peine lrsquoun de lrsquoautre disseacutemineacutes en tirailleursse dissimulant parfois derriegravere les buissons sautant agrave gauche sautant agravedroite pour se garer des projectiles les adversaires en preacutesence se deacute-fiaient srsquoinjuriaient srsquoinvitaient agrave srsquoapprocher se traitaient de lacircches etde froussards puis se criblaient de cailloux pour recommencer encore

Mais il nrsquoy avait guegravere drsquoensemble tantocirct crsquoeacutetaient les Velrans quiavaient le dessus et tout drsquoun coup les Longevernes par une pointe har-die reprenaient lrsquoavantage les triques au vent mais ils srsquoarrecirctaient bien-tocirct devant une pluie de pierres

Un Velrans avait reccedilu pourtant un caillou agrave la cheville et avait regagneacutele bois en clochant du cocircteacute de Longeverne Camus percheacute sur son checircnedrsquoougrave il maniait la fronde avec une dexteacuteriteacute de singe nrsquoavait pu eacuteviterle godon drsquoun Velrans de Touegueule croyait-il qui lui avait choqueacute lecracircne et lrsquoavait tout ensaigneacute

Il avait mecircme ducirc descendre et demander un mouchoir pour bander sablessure mais rien de preacutecis ne se dessinait Pourtant Grangibus tenaitabsolument agrave utiliser lrsquoembuscade de Tintin et agrave en chauffer un disait-ilCrsquoest pourquoi ayant communiqueacute son ideacutee agrave Lebrac il fit semblant dese faufiler seul du cocircteacute du buisson occupeacute par Tintin pour assaillir deflanc les ennemis Mais il srsquoarrangea du mieux qursquoil put pour ecirctre vu dequelques guerriers de Velrans tout en ayant lrsquoair de ne pas remarquer

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La guerre des boutons Chapitre III

leur manoeuvre Il se mit donc agrave ramper et agrave marcher agrave quatre pattes ducocircteacute du haut et il ricana sous cape quand il aperccedilut Migue la Lune et deuxautres Velrans se concertant pour lrsquoassaillir sucircrs de leur force collectivecontre un isoleacute

Il avanccedila donc imprudemment tandis que les trois autres se rasaientde son cocircteacute

Lebrac agrave ce moment poussait une attaque vigoureuse pour occuperle gros de la troupe ennemie et Tintin qui voyait tout de son buissonpreacutepara ses hommes agrave lrsquoaction

mdash Ccedila va laquo viendre raquo mes vieux attention Grangibus eacutetait agrave six pas de leur retraite du cocircteacute de Velrans quand

les trois ennemis surgissant tout agrave coup drsquoentre les buissons se jetegraverentfurieusement agrave sa poursuite

Tout comme srsquoil eacutetait surpris de cette attaque le Longeverne fit volte-face et battit en retraite mais assez lentement pour laisser les autres ga-gner du terrain et leur faire croire qursquoils allaient le pincer

Il repassa aussitocirct devant le buisson de Tintin serreacute de pregraves par Miguela Lune et ses deux acolytes

Alors Tintin donnant le signal de lrsquoattaque bondit agrave son tour avecses cinq guerriers coupant la retraite aux Velrans et poussant des criseacutepouvantables

mdash Tous sur Migue la Lune avait-il ditAh cela ne fit pas un pli Les trois ennemis paralyseacutes de frayeur agrave

ce coup de theacuteacirctre inattendu srsquoarrecirctegraverent net puis crochegraverent vivementpour regagner leur camp et deux srsquoeacutechappegraverent en effet comme lrsquoavaitpreacutevu Tintin Mais Migue la Lune fut happeacute par six paires de griffes etenleveacute emporteacute comme un paquet dans le camp de Longeverne parmiles acclamations et les hurlements de guerre des vainqueurs

Ce fut un deacutesarroi dans lrsquoarmeacutee de Velrans qui battit en retraite surle bois tandis que les Longevernes entourant leur prisonnier beuglaienthaut leur victoire Migue la Lune entoureacute drsquoune quadruple haie de gar-diens se deacutebattait agrave peine eacutecraseacute sous lrsquoaventure

mdash Ah mon ami laquo on srsquoa fait choper raquo fit le grand Lebrac sinistre eh bien attends un peu pour voir

mdash Euh euh euh ne me faites point de mal beacutegaya Migue la Lune

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Oui mon prsquotit pour que tu nous traites encore de pourris et decouilles molles

mdash Crsquoest pas moi Oh mon Dieu Qursquoest-ce que vous voulez me faire mdash Apportez le couteau commanda Lebracmdash Oh laquo moman moman raquo Qursquoest-ce que vous voulez me couper mdash Les oreilles beugla Tintinmdash Et le nez ajouta Camusmdash Et le zizi continua La Criquemdash Sans oublier les couilles compleacuteta Lebrac on va voir si tu les as

molles mdash Faudra lui lier le sac avant de couper comme on fait avec les pe-

tits taureaux fit observer Gambette qui avait apparemment assisteacute agrave cessortes drsquoopeacuterations

mdash Sucircrement qui laquo crsquoest qursquoa la ficelle raquo mdash Nrsquoen vrsquolagrave reacutepondit Tigibusmdash Me faites point de mal ou je le dirai agrave ma laquo moman raquo larmoya le

prisonniermdash Je me fous autant de ta megravere que du pape riposta Lebrac cyniquemdash Et agrave mrsquosieu le cureacute ajouta Migue la Lune eacutepouvanteacutemdash Je te redis que je mrsquoen refous mdash Et au maicirctre fit-il encore miguant sup1 plus que jamaismdash Je lrsquoemmerde Ah voilagrave que tu nous menaces par-dessus le marcheacute maintenant

Manquait plus que ccedila Attends un peu mon salaud Passez-moi le chacirctre-bique sup2Et lrsquoeustache en main Lebrac aborda sa victime Il passa drsquoabord sim-

plement le dos du couteau sur les oreilles deMigue la Lune qui croyant aufroid du meacutetal que ccedila y eacutetait vraiment se mit agrave sangloter et agrave hurler puissatisfait il srsquoarrecircta dans cette voie et se mit en devoir de lui laquo affucircter raquocomme il disait proprement ses habits

Il commenccedila par la blouse il arracha les agrafes meacutetalliques du colcoupa les boutons des manches ainsi que ceux qui fermaient le devant

1 Miguer cligner des paupiegraveres2 Chacirctre-bique couteau

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de la blouse puis il fendit entiegraverement les boutonniegraveres ensuite de quoiCamus fit sauter ce vecirctement inutile les boutons du tricot et les bou-tonniegraveres subirent un sort pareil les bretelles nrsquoeacutechappegraverent point on fitsauter le tricot Ce fut ensuite le tour de la chemise du col au plastronet aux manches pas un bouton ni une boutonniegravere nrsquoeacutechappa ensuite lepantalon fut lui-mecircme eacutechenilleacute pattes et boucles et poches et boutons etboutonniegraveres y passegraverent les jarretiegraveres en eacutelastique qui tenaient les basfurent confisqueacutees les cordons de souliers tailleacutes en trente-six morceaux

mdash Tas pas de laquo caneccedilon raquo non reprit Lebrac en veacuterifiant lrsquointeacuterieurde la culotte qui deacutegringolait sur les jarrets

mdash Eh bien maintenant fous le camp Il dit et tel un honnecircte jureacute qui sous un reacutegime reacutepublicain sans

haine et sans crainte obeacuteit uniquement aux injonctions de sa conscienceil ne lui lanccedila pour finir qursquoun solide et vigoureux coup de pied agrave lrsquoendroitlaquo ousque raquo le dos perd son nom

Rien ne tenait plus des habits deMigue la Lune et il pleurait miseacuterableet petit au milieu des ennemis qui le raillaient et le huaient

mdash Viens donc mrsquoarrecircter maintenant invita Grangibus narquois tan-dis que lrsquoautre ayant remis sur son tricot qui ne boutonnait plus sa blousequi pendait en marchand de biques essayait en vain de rassembler dansson pantalon les pans de sa chemise deacutebrailleacutee

mdash Va voir maintenant ce que veut te dire ta megravere acheva Camusretournant le poignard dans la plaie

Et lent dans le soir qui tombait traicircnant les pieds ougrave ses souliers te-naient agrave peine Migue la Lune pleurant geignant et sanglotant rejoignitdans le bois ses camarades agrave lrsquoaffucirct qui lrsquoattendaient anxieusement lrsquoen-touregraverent et lui portegraverent aide et secours autant qursquoil eacutetait en leur pouvoirde le faire

Et lagrave-bas au levant ougrave leur groupe se distinguait mal maintenant dansle creacutepuscule retentissaient les cris de triomphe et les insultes narquoisesdes Longevernes victorieux

Lebrac enfin reacutesuma la situation mdash Hein on leur zrsquoy a poseacute Ccedila leur apprendra agrave ces Alboches-lagrave Puis comme rien de nouveau nrsquoapparaissait agrave la lisiegravere cette journeacutee

eacutetant deacutefinitivement la leur ils deacutevalegraverent le communal de la Saute jusqursquoagrave

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La guerre des boutons Chapitre III

la carriegravere agrave PepiotEt de lagrave par rangs de six bras dessus bras dessous Lebrac de cocircteacute le

bacircton brandi Camus en avant son mouchoir rouge de sang servant drsquoen-seigne au bout de sa trique de bataille ils partirent au commandement duchef claquant des talons et marquant le pas vers Longeverne en chantantde tous leurs poumons

La victoi-ren chantantNous ou-vre la barriegrave-reLa li-berteacute gui-ide nos pasEt du No-rau Midi la trom-pee guerriegravereA sonneacute lrsquoheure des com-ombatshellip

n

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CHAPITRE IV

Premier revers

Ils mrsquoont entoureacute comme la beste et croyent qursquoon me prendaux filetz Moy je leur veulx passer agrave travers ou dessus leventreHenri IV (Lere agrave M de Batz gouverneur de la ville drsquoEuse en

Armagnac 11 mars 1586)

L suivirent cettemeacutemorable victoire furent plus calmesLe grand Lebrac et sa troupe confiants dans leur succegraves gar-daient lrsquoavantage et nantis de leurs lances de coudre pointu-

seacutees au couteau et polies avec du verre armeacutes de sabres de bois avec unegarde en fil de fer recouverte de ficelle de pain de sucre poussaient descharges terribles qui faisaient freacutemir les Velrans et les ramenaient jusqursquoagraveleur lisiegravere parmi des grecircles de cailloux

Migue la Lune prudent restait au dernier rang et lrsquoon ne fit pas deprisonniers et il nrsquoy eut pas de blesseacutes

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La guerre des boutons Chapitre IV

Cela eucirct pu durer longtemps ainsi malheureusement pour Longe-verne la classe du samedi matin fut deacutesastreuse Le grand Lebrac quisrsquoeacutetait tout de mecircme fourreacute dans la tecircte les multiples et les sous-multiplesdu megravetre confiant dans la parole du pegravere Simon qui avait dit que quandon les savait pour une sorte de mesures on les savait pour toutes ne vou-lut pas entendre dire que le kilolitre et le myrialitre nrsquoexistaient point

Il emmecircla si bien lrsquohectolitre et le double et le boisseau et la chopineses connaissances livresques avec son expeacuterience personnelle qursquoil se vitfermement et sans espoir drsquoen reacutechapper fourrer en retenue de quatre agravecinq drsquoabord plus longtemps si crsquoeacutetait neacutecessaire et srsquoil ne satisfaisait pasagrave toutes les exigences reacutecitatoires du maicirctre

mdash Quel vieux salaud quand il srsquoy mettait tout de mecircme que ce pegravereSimon

Le malheur voulut que Tintin se trouvacirct exactement dans le mecircmecas ainsi que Grangibus et Boulot Seuls Camus qui y avait coupeacute et LaCrique qui savait toujours restaient pour conduire ce soir-lagrave la troupede Longeverne deacutejagrave reacuteduite par lrsquoabsence de Gambette qui nrsquoeacutetait pasvenu ce jour-lagrave parce qursquoil avait conduit leur cabe sup1 au bouc et de quelquesautres obligeacutes de rentrer agrave la maison pour preacuteparer la toilette du lende-main

mdash Faudrait peut-ecirctre pas aller ce soir hasarda Lebrac pensifCamus bondit ndash Pas aller Ben il la baillait belle le geacuteneacuteral Pour

qui qursquoon le prenait lui Camus Par exemple qursquoon allait passer pourcouillons

Lebrac eacutebranleacute se rendit agrave ces raisons et convint que sitocirct libeacutereacute avecTintin Boulot et Grangibus (et ils allaient srsquoy mettre drsquoattaque) ils se por-teraient ensemble agrave leur poste de combat

Mais il eacutetait inquiet Ccedila lrsquoembecirctait na que lui chef ne fucirct pas lagrave pourdiriger la manoeuvre en un jour plutocirct difficile

Camus le rassura et apregraves de brefs adieux agrave quatre heures fila flan-queacute de ses guerriers vers le terrain de combat

Tout de mecircme cette responsabiliteacute nouvelle le rendait pensif et preacute-occupeacute drsquoon ne sait quoi le coeur peut-ecirctre eacutetreint de sombres pressenti-

1 Chegravevre

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ments il ne songea point agrave faire se dissimuler ses hommes avant drsquoarriveragrave leur retranchement du Gros Buisson

Les Velrans eux eacutetaient arriveacutes en avance Surpris de ne rien voir ilsavaient chargeacute lrsquoun drsquoeux Touegueule sup2 de grimper agrave son arbre pour serendre compte de la situation

Touegueule de son foyard vit la petite troupe qui srsquoavanccedilait impru-demment dans le chemin et une joie deacutebordante et silencieuse inondanttout son ecirctre le fit se tortiller comme un goujon au bout drsquoune ligne

Immeacutediatement il fit part agrave ses camarades de lrsquoinfeacuterioriteacute numeacuteriquede lrsquoennemi et de lrsquoabsence du grand Lebrac

LrsquoAztec des Gueacutes qui ne demandait qursquoagrave venger Migue la Lune ima-gina aussitocirct un plan drsquoattaque et il lrsquoexposa

On nrsquoallait drsquoabord faire semblant de rien se battre comme drsquohabitudesrsquoavancer puis reculer puis avancer de nouveau jusqursquoagrave mi-chemin etapregraves une feinte reculade partir de nouveau tous ensemble charger enmasse tomber en trombe sur le camp ennemi cogner ceux qui reacutesiste-raient faire prisonniers tous ceux qursquoon attraperait et les ramener agrave lalisiegravere ougrave ils subiraient le sort des vaincus

Ainsi crsquoeacutetait bien compris quand il pousserait son cri de guerre laquo LaMurie vous cregraveve raquo tous srsquoeacutelanceraient derriegravere lui la trique au poing

Touegueule eacutetait agrave peine redescendu de son foyard que lrsquoorgane per-ccedilant de Camus du centre du Gros Buisson lanccedilait le deacutefi drsquousage laquo Agravecul les Velrans raquo et que la bataille srsquoengageait dans les formes ordinaires

En tant que geacuteneacuteral Camus aurait ducirc rester agrave terre et diriger sestroupes mais lrsquohabitude la sacreacutee habitude de monter agrave lrsquoarbre fit tairetous ses scrupules de commandant en chef et il grimpa au checircne pourlancer de haut ses projectiles dans les rangs des adversaires

Installeacute dans une fourche soigneusement choisie et ameacutenageacutee com-modeacutement assis il prenait la ligne de mire en tendant lrsquoeacutelastique le cuirjuste au milieu de la fourche les bandes de caoutchouc bien eacutegales et lacirc-chait le projectile qui partait en sifflant du cocircteacute de Velrans deacutechiquetantdes feuilles ou cognant un tronc en faisant toc

Camus pensait qursquoil en serait ce jour-lagrave comme des jours preacuteceacutedents

2 Surnom qui signifie tord gueule

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et ne se doutait mie que les autres tenteraient une attaque et pousseraientune charge puisque chaque engagement depuis lrsquoouverture des hostiliteacutesavait vu leur deacutefaite ou leur reculade

Tout alla bien pendant une demi-heure et le sentiment du devoir ac-compli le souci drsquoun emploi judicieux de ses cailloux le rasseacutereacutenaientlorsque au cri de guerre de lrsquoAztec il vit la horde des Velrans chargeantson armeacutee avec une telle vitesse une telle ardeur une telle impeacutetuositeacuteune telle certitude de victoire qursquoil en demeura abasourdi sur sa branchesans pouvoir profeacuterer un mot

Ses guerriers en entendant cette rueacutee formidable en voyant ce bran-dissement drsquoeacutepieux et de triques effareacutes deacutemoraliseacutes trop peu nombreuxbattirent en retraite aussitocirct et prenant leurs jambes agrave leur cou srsquoen-fuirent leurs talons battant les fesses agrave toute allure dans la direction dela carriegravere agrave Laugu sans oser se retourner et croyant que toute lrsquoarmeacuteeennemie leur arrivait dessus

Malgreacute sa supeacuterioriteacute numeacuterique la colonne des Velrans en arrivantau Gros Buisson ralentit un peu son eacutelan craignant quelque projectiledeacutesespeacutereacute mais ne recevant rien elle srsquoengagea brusquement sous lecouvert et se mit agrave fouiller le camp

Heacutelas on ne voyait rien on ne trouvait personne et lrsquoAztec grom-melait deacutejagrave quand il deacutenicha Camus blotti dans son arbre tel un eacutecureuilsurpris

Il eut un ah sonore de triomphe en lrsquoapercevant et tout en se feacuteli-citant inteacuterieurement de ce que lrsquoassaut nrsquoeucirct pas eacuteteacute inutile il sommaimmeacutediatement son prisonnier de descendre

Camus qui savait le sort qui lrsquoattendait srsquoil abandonnait son asile etavait encore quelques cailloux en poche reacutepondit par le mot de Cam-bronne agrave cette injonction injurieuse Deacutejagrave il fouillait les poches de sonpantalon quand lrsquoAztec sans reacuteiteacuterer son invitation discourtoise or-donna agrave ses hommes de lui laquo descendre cet oiseau-lagrave raquo agrave coups de cailloux

Avant qursquoil eucirct bandeacute sa fronde une grecircle terrible lapida Camus quicroisa ses bras sur sa figure les mains sur les yeux pour se proteacuteger

Beaucoup de Velrans manquaient heureusement leur but presseacutesqursquoils eacutetaient de lancer leurs projectiles mais quelques-uns mais troptouchaient pan sur le dos pan sur la gueule pan sur la ratelle pan

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La guerre des boutons Chapitre IV

sur le racircble pan sur les guibolles attrape encore laquo ccedilui-lagrave raquo mon fils mdash Ah lrsquoy viendras mon salaud disait lrsquoAztecEt de fait le pauvre Camus nrsquoavait pas assez demains pour se proteacuteger

et se frotter et il allait enfin se rendre agrave merci quand le cri de guerre etle rugissement terrible de son chef ramenant ses troupes au combat ledeacutelivra comme par enchantement de cette terrible position

Lentement il deacutecroisa un bras puis un autre et se tacircta et regarda ethellipce qursquoil vithellip

Horreur trois fois horreur Lrsquoarmeacutee de Longeverne essouffleacutee arri-vait au Gros Buisson hurlante avec Tintin et Grangibus tandis qursquoagrave lalisiegravere les Velrans en troupeau emmenaient emportaient Lebrac prison-nier

mdash Lebrac Lebrac nom de Dieu Lebrac piailla-t-il Comment que ccedilaa pu se faire Ah bon Dieu de bon Dieu de nom de Dieu de nom de Dieude cent dieux

La maleacutediction deacutesespeacutereacutee de Camus eut un retentissement dans labande de Longeverne arrivant agrave la rescousse

mdash Lebrac fit Tintin en eacutecho Il nrsquoest pas lagrave Et il expliqua On arrivaitau bas de la Saute quand on a vu les nocirctres qui laquo srsquoensauvaient raquo commedes liegravevres alors il srsquoest lanceacute et leur zrsquoa dit

mdash Halte-lagrave hellip Ougrave venez-vous Et Camus mdash Camus qursquoa fait jrsquosais plus qui il est sur son checircne mdash Et La Crique mdash La Crique hellip on ne sait pas mdash Et vous les laissez comme ccedila nomdeDieu prisonniers des Velrans

vous nrsquoen avez donc point En avant allez en avant Alors il laquo srsquoa lanceacute raquo et on est parti derriegravere lui en laquo nrsquohurlant raquo

mais il eacutetait en avance drsquoau moins vingt sauts et agrave eux tous ils lrsquoaurontsucircrement pinceacute

mdash Mais oui qursquoil est chauffeacute ah nom de Dieu souffla Camus suffo-queacute deacutegringolant de son checircne

mdash Il nrsquoy a pas agrave chhellip faut le deacuteprendre mdash Ils sont deux fois plus que nous remarqua lrsquoun des fuyards rendu

prudent sucircrement qursquoil y en aura encore des chopeacutes crsquoest tout ce qursquoon

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La guerre des boutons Chapitre IV

y gagnera Puisqursquoon nrsquoest pas en nombre laquo gnrsquoa raquo qursquoagrave attendre apregravestout ils ne veulent pas le bouffer sans boire

mdash Non convint Camus mais ses boutons Et dire que crsquoest pour medeacutelivrer Ah malheur de malheur Il avait bien raison de nous dire dene pas venir ce soir Faut toujours eacutecouter son chef

mdash Mais ousqursquoest La Crique personne nrsquoa vu La Crique tu ne saispas srsquoil est pris

mdashNon reprit Camus je ne crois pas jrsquoai pas vu qursquoils lrsquoaient emmeneacuteil a ducirc se deacutefiler par les buissons du dessushellip

Pendant que les Longevernes se lamentaient et que Camus dans ledeacutesarroi du deacutesastre reconnaissait les avantages et la neacutecessiteacute drsquoune fortediscipline un rappel de perdrix les fit tressaillir

mdash Crsquoest La Crique dit GrangibusCrsquoeacutetait lui en effet qui au moment de lrsquoassaut srsquoeacutetait glisseacute comme

un renard entre les buissons et avait eacutechappeacute aux Velrans Il venait duhaut du communal et avait sucircrement vu quelque chose car il dit

mdash Ah mes amis qursquoest-ce qursquoils lui passent agrave Lebrac Jrsquoai mal vumais ce que ccedila cognait dur

Et il reacutequisitionna la ficelle et les eacutepingles de la bande pour raffublerles habits du geacuteneacuteral qui certainement nrsquoy couperait pas

Et en effet une scegravene terrible se deacuteroulait agrave la lisiegravereDrsquoabord enveloppeacute enrouleacute emporteacute par le tourbillon des adversaires

au point de nrsquoy plus rien comprendre le grand Lebrac srsquoeacutetait enfin re-connu eacutetait revenu agrave lui et quand on voulut le traiter en vaincu et lrsquoabor-der lrsquoeustache agrave la main il leur fit voir agrave ces peigne-culs ce que crsquoestqursquoun Longeverne

De la tecircte des pieds des mains des coudes des genoux des reinsdes dents cognant ruant sautant giflant tapant boxant mordant il sedeacutebattait terriblement culbutant les uns deacutechirant les autres eacuteborgnaitcelui-ci giflait celui-lagrave en bosselait un troisiegraveme et pan par-ci et toc par-lagrave et zon sur un autre tant et si bien que laissant pour compte une demi-manche de blouse il se faisait lacirccher enfin par la meute ennemie et srsquoeacutelan-ccedilait deacutejagrave vers Longeverne drsquoun eacutelan irreacutesistible quand un traicirctre croc-en-jambe deMigue la Lune lrsquoallongea net le nez dans une taupiniegravere les brasen avant et la gueule ouverte

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La guerre des boutons Chapitre IV

Il nrsquoeut pas le temps de dire ouf avant qursquoil eucirct songeacute seulement agravese mettre sur les genoux douze gars se preacutecipitaient derechef sur lui etpif et paf et poum et zop vous le saisissaient par les quatre membrestandis qursquoun autre le fouillait lui confisquait son couteau et le bacircillonnaitde son propre mouchoir

LrsquoAztec dirigeant la manoeuvre arma Migue la Lune sauveur de lasituation drsquoune verge de noisetier et lui recommanda preacutecaution inutiledrsquoy aller de ses six coups chaque fois que lrsquoautre tenterait la moindre se-cousse

De fait Lebrac nrsquoeacutetait pas homme agrave se tenir comme ccedila bientocirct sesfesses furent bleues de coups de baguette tant qursquoagrave la fin il dut bien setenir tranquille

mdash Ramasse cochon disait Migue la Lune Ah tu voulais me couperle zizi et les couilles Eh bien si on te les coupait agrave toi maintenant

Ils ne les lui coupegraverent point mais pas un bouton pas une bouton-niegravere pas une agrafe pas un cordon nrsquoeacutechappa agrave leur vigilance venge-resse et Lebrac vaincu deacutepouilleacute et fesseacute fut rendu agrave la liberteacute dans lemecircme eacutetat piteux que Migue la Lune cinq jours auparavant

Mais le Longeverne ne pleurnichait pas comme le Velrans il avaitune acircme de chef lui et srsquoil eacutecumait de rage inteacuterieure il semblait ne passentir la douleur physique Aussi degraves que deacutebacircillonneacute il nrsquoheacutesita pas agravecracher agrave ses bourreaux en invectives virulentes son incoercible meacutepriset sa haine vivace

Crsquoeacutetait un peu trop tocirct heacutelas et la horde victorieuse sucircre de le teniragrave sa merci le lui fit bien voir en le bacirctonnant de nouveau agrave trique queveux-tu et en le bourrant de coups de pieds

Alors Lebrac vaincu gonfleacute de rage et de deacutesespoir ivre de haine etde deacutesir de vengeance partit enfin la face ravageacutee fit quelques pas puisse laissa choir derriegravere un petit buisson comme pour pleurer agrave son aiseou chercher quelques eacutepines qui lui permissent de retenir son pantalonautour de ses reins

Une colegravere folle le dominait il tapa du pied il serra les poings ilgrinccedila des dents il mordit la terre puis comme si cet acircpre baiser lrsquoeucirctinspireacute subitement il srsquoarrecircta net

Les cuivres du couchant baissaient dans les branches demi-nues de

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La guerre des boutons Chapitre IV

la forecirct eacutelargissant lrsquohorizon amplifiant les lignes ennoblissant le pay-sage qursquoun puissant souffle de vent vivifiait Des chiens de garde au loinaboyaient au bout de leurs chaicircnes un corbeau rappelait ses compagnonspour le coucher les Velrans srsquoeacutetaient tus on nrsquoentendait rien des Longe-vernes

Lebrac dissimuleacute derriegravere son buisson se deacutechaussa (crsquoeacutetait facile)mit ses bas en loques dans ses souliers veufs de lacets retira son tricotet sa culotte les roula ensemble autour de ses chaussures mit ce rouleaudans sa blouse dont il fit ainsi un petit paquet noueacute aux quatre coins et negarda sur lui que sa courte chemise dont les pans frissonnaient au vent

Alors saisissant son petit baluchon drsquoune main de lrsquoautre troussantentre deux doigts sa chemise il se dressa drsquoun seul coup devant toute lrsquoar-meacutee ennemie et traitant ses vainqueurs de vaches de cochons de salaudset de lacircches il leur montra son cul drsquoun index eacutenergique puis se mit agrave fuiragrave toutes jambes dans le creacutepuscule tombant poursuivi par les impreacuteca-tions des Velrans au milieu drsquoune grecircle de cailloux qui bourdonnaient agraveses oreilles

n

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CHAPITRE V

Les conseacutequences drsquoun deacutesastre

Coup sur coup Deuil sur deuil Ah lrsquoeacutepreuve redouble

Victor Hugo (LrsquoAnneacutee terrible)

O raison de dire qursquounmalheur ne vient jamais seul Ce futLa Crique qui plus tard formula cet aphorisme dont il nrsquoeacutetaitpas lrsquoauteur

Quand Lebrac sacrant et vocifeacuterant contre ces peigne-culs de Velransarriva cheveux chemise et le reste au vent agrave la boucle du chemin de laSaute ce ne fut pas les compaings qursquoil trouva pour le recevoir mais bienle pegravere Zeacutephirin vieux soldat drsquoAfrique qursquoon appelait plus communeacute-ment Beacutedouin et qui remplissait dans la commune les modestes fonctionsde garde champecirctre ce qui se voyait drsquoailleurs agrave sa plaque jaune bien as-tiqueacutee luisant parmi les plis de sa blouse bleue toujours propre

De bonheur pour le grand Lebrac Beacutedouin repreacutesentant de la forcepublique agrave Longeverne eacutetait un peu sourd et nrsquoy voyait plus tregraves bien

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La guerre des boutons Chapitre V

Il avait revenant de sa tourneacutee quotidienne ou presque eacuteteacute arrecircteacute parles hurlements et les cris de guerre de Lebrac se deacutebattant aux mains desVelrans Comme il se trouvait par hasard qursquoil avait deacutejagrave eacuteteacute victime defarces et plaisanteries de la part de certains laquo galapias raquo du village il nedouta mie que les invectives virulentes de celui-lagrave fuyant autant dire agravepoil ne fussent agrave son adresse Il en douta de moins en moins quand ildistingua entre autres les syllabes de laquo cochon raquo et de laquo salaud raquo quidans sa penseacutee droite et logique ne pouvaient indubitablement srsquoappli-quer qursquoagrave un repreacutesentant de la laquo loa raquo sup1 Reacutesolu (le devoir avant tout) agravepunir cet insolent qui attentait du mecircme coup aux bonnes moeurs et agrave sadigniteacute de magistrat il srsquoeacutelanccedila agrave sa poursuite pour le rattraper ou toutau moins le reconnaicirctre et lui faire donner par laquo qui de droit raquo la fesseacuteeqursquoil jugeait meacuteriter

Mais Lebrac vit Beacutedouin lui aussi et reconnaissant des intentionshostiles au laquo polisson raquo qursquoil poussa il biaisa vivement agrave gauche versle haut du communal et disparut dans les buissons pendant que lrsquoautrebrandissant son bacircton criait toujours de toute sa gorge

mdash Petit saligaud que je trsquoattrape un peu Cacheacutes dans le Gros Buisson ahuris de cette apparition inattendue

les Longevernes suivaient la poursuite de Beacutedouin avec des yeux rondscomme des prunelles de chouettes

mdash Crsquoest lui crsquoest bien lui fit La Crique parlant de son chefmdash Il leur z-y-a encore joueacute un tour remarqua TintinQuel bougre tout

demecircme et lrsquoinflexion de sa voix disait toute lrsquoadmiration qursquoil professaitpour son geacuteneacuteral

mdash Ce vieux chellip va-t-il nous emmerder longtemps reprit Camus frot-tant de ses paumes segraveches et calleuses ses douloureuses meurtrissures

Et il songeait deacutejagrave agrave deacuteleacuteguer Tintin ou La Crique pour attirer Beacutedouinhors des lieux ougrave devait se cacher Lebrac en poussant agrave lrsquoadresse du gardequelques seacuteries drsquoeacutepithegravetes coloreacutees et fortes telles vieille tourte enfifreacutesodomiss veacuterolard drsquoAfrique et autres qursquoils avaient retenues au passagede certaines conversations entre les anciens du village

Il nrsquoen fut pas reacuteduit agrave cet expeacutedient car le vieux briscard redescendit

1 Loi

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La guerre des boutons Chapitre V

bientocirct le chemin jurant contre ces garnements agrave qui il tirerait les oreilleset qursquoil laquo foutrait raquo bien un jour ou lrsquoautre agrave laquo lrsquoousteau raquo communal pourtenir compagnie durant une heure ou deux aux rats de la fromagerie

Immeacutediatement Camus imita le tirouit de la perdrix grise signal deralliement de Longeverne et agrave la reacuteponse qui lui vint signala par troisnouveaux cris conseacutecutifs agrave son feacuteal aux abois que tout danger eacutetait mo-mentaneacutement eacutecarteacute

Bientocirct derriegravere les buissons on aperccedilut srsquoapprochant en effet lasilhouette indeacutecise drsquoabord et blanche de Lebrac son petit baluchon agrave lamain puis se distinguegraverent les traits de sa face contracteacutee de colegravere

mdash Ben mon vieux ben ma vieille Ce fut tout ce que put dire Camus qui les larmes aux yeux et les dents

serreacutees brandit un poing menaccedilant dans la direction de VelransEt Lebrac fut entoureacuteToutes les ficelles et toutes les eacutepingles de la bande furent reacutequisi-

tionneacutees afin de lui refaire une tenue tant qursquoagrave peu pregraves preacutesentable pourrentrer au village Agrave un soulier on mit de la ficelle de fouet agrave lrsquoautre de laficelle de pain de sucre prise agrave une garde drsquoeacutepeacutee des morceaux de tresseserregraverent les bas aux jarrets on trouva une eacutepingle de nourrice pour re-joindre et maintenir les deux ouvertures du pantalon Camus mecircme ivrede sacrifice voulait deacutefaire sa fronde agrave laquo lastique raquo pour en fabriquer uneceinture agrave son chef mais lrsquoautre noblement srsquoy opposa quelques eacutepinesbouchegraverent les plus gros trous La blouse ma foi pendait bien un peu enarriegravere la chemise irreacutemeacutediablement bacircillait agrave la cotisse sup2 et la manchedeacutechireacutee dont manquait le morceau eacutetait un irreacutecusable teacutemoin de la lutteterrible qursquoavait soutenue le guerrier

Quand il fut tant bien que mal regaupeacute sup3 jetant sur son accoutrementun coup drsquooeil meacutelancolique et eacutevaluant en lui-mecircme la quantiteacute de coupsde pied au cul que lui vaudrait cette tenue il reacutesuma ses appreacutehensionsen une phrase lapidaire qui fit freacutemir jusqursquoau coeur toutes les fibres deses soldats

mdash Bon Dieu ce que je vais ecirctre ceriseacute ⁴ en rentrant

2 Cotisse col3 Regaupeacute rajusteacute4 Ceriseacute signifie apparemment secoueacute comme le serait un cerisier et mecircme plus

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La guerre des boutons Chapitre V

Un silence morne accueillit cette preacutevision Le groupe eacutevidemment nevoyait pas drsquoobjections agrave faire et dans la nuit qui tombait ce fut la saboteacuteelamentable et silencieuse vers le village

Que diffeacuterente fut cette rentreacutee de celle du lundi La nuit morne etpesante alourdissait leur tristesse pas une eacutetoile ne se levait dans lesnuages qui tout agrave coup avaient envahi le ciel les murs gris qui bordaientle chemin avaient lrsquoair drsquoescorter en silence leur deacutesastre les branchesdes buissons pendaient en saule pleureur et euxmarchaient traicircnaient lespieds comme si leurs semelles eussent eacuteteacute appesanties de toute la deacutetressehumaine et de toute la meacutelancolie de lrsquoautomne

Pas un ne parlait pour ne point aggraver les preacuteoccupations doulou-reuses du chef vaincu et pour augmenter encore leur peine leur parve-nait dans le vent du sud-ouest le chant de victoire des Velrans glorieuxqui rentraient dans leurs foyers

Je suis chreacutetien voilagrave ma gloireMon espeacuterance et mon soutienhellipCar on eacutetait calotin agrave Velrans et rouge agrave LongeverneAu Gros Tilleul on srsquoarrecircta comme de coutume et Lebrac rompit le

silence mdash On se retrouvera demain matin pregraves du lavoir au second coup de

la messe fit-il drsquoune voix qursquoil voulait rendre ferme mais ougrave perccedilait toutde mecircme dans une sorte de chevrotement lrsquoangoisse drsquoun avenir troubletregraves incertain ou plutocirct trop certain

mdash Oui reacutepondit-on simplement et Camus le lapideacute vint lui serrer lesmains en silence pendant que la petite troupe tregraves vite srsquoeacutegrenait par lessentiers et les chemins qui conduisaient chacun agrave son domicile respectif

Quand Lebrac arriva agrave la maison de son pegravere pregraves de la fontaine duhaut il vit la lampe agrave peacutetrole allumeacutee dans la chambre du poecircle et par unentrebacircillement de rideaux il remarqua que sa famille eacutetait deacutejagrave en trainde souper

Il en freacutemit Cette constatation coupait net ses derniegraveres chances dene pas ecirctre vu en la tenue plutocirct deacutebrailleacutee dans laquelle il se trouvait parle plus fatal des destins

Mais il reacutefleacutechit que un peu plus tocirct ou un peu plus tard il fallait toutde mecircme y passer et reacutesolu agrave tout recevoir stoiumlquement il leva le loquet

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La guerre des boutons Chapitre V

de la cuisine traversa la piegravece et poussa la porte du poecircleLe pegravere de Lebrac tenait drsquoautant plus agrave laquo lrsquoestruction raquo ⁵ qursquoil en eacutetait

lui-mecircme et totalement deacutepourvu aussi exigeait-il de son rejeton degraves querevenait la saison drsquoeacutecolage une application agrave lrsquoeacutetude qui vraiment ne setrouvait pas ecirctre en raison directe des aptitudes intellectuelles de lrsquoeacutelegraveveLebrac Il venait de temps agrave autre confeacuterer de ce sujet avec le pegravere Simonet lui recommandait avec insistance de ne pas manquer son garnement etde le tanner chaque fois qursquoil le jugerait bon Ce ne serait certes pas luiqui le soutiendrait comme certains parents nouillottes laquo qui savent pas yfaire pour le bien de leurs enfants raquo et quand le gars aurait eacuteteacute puni enclasse lui le pegravere redoublerait la dose agrave la maison

Comme on le voit le pegravere de Lebrac avait en peacutedagogie des ideacutees bienarrecircteacutees et des principes tregraves nets et il les appliquait sinon avec succegravesdu moins avec conviction

Il avait justement en abreuvant les becirctes passeacute ce soir-lagrave pregraves dumaicirctre drsquoeacutecole qui fumait sa pipe sous les arcades de la maison communepregraves de la fontaine du milieu et il srsquoeacutetait enquis de la faccedilon dont son filsse comportait

Il avait naturellement appris que Lebrac jeune eacutetait resteacute en retenuejusqursquoagrave quatre heures et demie heure agrave laquelle il avait sans broncherreacuteciteacute la leccedilon qursquoil nrsquoavait pas sue le matin ce qui prouvait bien quequand il voulaithellip nrsquoest-ce pashellip

mdash Le rossard srsquoeacutetait exclameacute le pegravere Savez-vous bien qursquoil nrsquoemportejamais un livre agrave la maison Foutez-lui donc des devoirs des lignes desverbes ce que vous voudrez mais nrsquoayez crainte jrsquovas le soigner ce soirmoi

Crsquoeacutetait dans cette mecircme disposition drsquoesprit qursquoil se trouvait quandson fils franchit le seuil de la chambre

Chacun eacutetait agrave sa place et avait deacutejagrave mangeacute sa soupe Le pegravere sa cas-quette sur la tecircte le couteau agrave la main srsquoapprecirctait agrave disposer sur un adosde choux les tranches de lard fumeacute coupeacutees en morceaux plus ou moinsgros suivant la taille et lrsquoestomac de leur destinataire quand la portegrinccedila et que son fils apparut

5 Estruction instruction

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La guerre des boutons Chapitre V

mdash Ah te voilagrave tout de mecircme fit-il drsquoun petit air mi-sec mi-narquoisqui nrsquoannonccedilait rien de bon

Lebrac jugea prudent de ne pas reacutepondre et gagna sa place au bas dela table ignorant drsquoailleurs tout des intentions paternelles

mdash Mange ta soupe grogna la megravere elle est deacutejagrave toute laquo reacutefroidiete raquo mdash Et boutonne donc ton blouson fit le pegravere tu mrsquoas lrsquoair drsquoun mar-

chand de cabes ⁶Lebrac ramena drsquoun geste aussi eacutenergique qursquoinutile sa blouse qui

pendait dans son dos mais nrsquoagrafa rien et pour causemdash Je te dis drsquoagrafer ta blouse reacutepeacuteta le pegravere Et drsquoabord drsquoougrave viens-tu

comme ccedila Tu sors pas de classe peut-ecirctre agrave ces heures-ci mdash Jrsquoai perdu mon crochet de blouson marmotta Lebrac eacutevitant une

reacuteponse directemdash Las-moi Mon doux Jeacutesus srsquoexclama la megravere quels gouillands ⁷ que

ces cochons-lagrave ccedila casse tout ils deacutechirent tout ils ravalent tout Qursquoest-ce qursquoon veut devenir avec eux

mdash Et tes manches interrompit de nouveau le pegravere Trsquoas perdu aussiles boutons

mdash Oui avoua LebracApregraves cette nouvelle deacutecouverte qui avec la rentreacutee tardive deacutecelait

une situation particuliegravere et anormale un examen deacutetailleacute srsquoimposaitLebrac se sentit devenir rouge jusqursquoagrave la racine des cheveuxmdash Merde ccedila allait rien barder mdash Viens voir un peu ici au milieu Et le pegravere ayant leveacute lrsquoabat-jour de la lampe sous les quatre paires

drsquoyeux inquisiteurs de la famille Lebrac apparut dans toute lrsquoeacutetendue deson deacutesastre aggraveacute encore par les reacuteparations hacirctives que desmains en-thousiastes et bienveillantes certes mais trop malhabiles avaient acheveacuteau lieu de le tempeacuterer

mdash Ben nom de Dieu ah salaud ah cochon ah vaurien ah rossard grognait le pegravere apregraves chaque deacutecouverte Pas un bouton agrave son tricot niagrave sa chemise des eacutepines pour fermer sa braguette une eacutepingle de sucircreteacute

6 Cabe bique chegravevre7 Gouilland homme de mauvaise vie ivrogne et deacutebaucheacute

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La guerre des boutons Chapitre V

pour tenir son pantalon des ficelles agrave ses souliers mdash Mais drsquoougrave sors-tu donc nom de Dieu de saligaud gronda Lebrac

pegravere doutant que lui calme citoyen eucirct pu procreacuteer un garnement pareiltandis que la megravere se lamentait sur le travail continuel que ce polissonce boufre de gredin de cochon drsquoenfant lui donnait quotidiennement

mdash Et tu trsquoimagines que ccedila va durer longtemps comme ccedila peut-ecirctrereprit le pegravere que je vais deacutepenser des sous agrave eacutelever et agrave nourrir un salo-piot comme toi qui ne fout rien ni agrave la maison ni en classe ni ailleursmecircme que jrsquoen ai parleacute ce soir agrave ton maicirctre drsquoeacutecole

mdash Ah je trsquoen foutrai bandit Je vas te faire voir que les maisons decorrection elles sont pas faites pour les chiens Ah rosse

mdash hellipmdash Drsquoabord tu vas te passer de souper Mais vas-tu me reacutepondre nom

de Dieu ougrave trsquoes-tu arrangeacute comme ccedila mdash hellipmdashAh tu ne veux rien dire crapule ah oui vraiment eh bien attends

un peu nom de Dieu je veux bien te faire causer moi va Et saisissant dans le fagot entameacute pregraves de la chemineacutee un raim ⁸ de

coudre souple et dur arrachant la chemise jetant bas la culotte le pegraverede Lebrac administra agrave son rejeton qui se roulait se tordait eacutecumaitracirclait et hurlait hurlait agrave faire trembler les vitres une de ces racleacutees quicomptent dans la vie drsquoun mocircme

Puis sa justice ayant passeacute il ajouta drsquoun ton sec et qui nrsquoadmettaitpas de reacuteplique

mdash Et file te coucher maintenant et vivement hein nom de Dieu etque jrsquoentende laquo queacuteque chose raquo hellip

Sur sa paillasse de turquit ⁹ et son matelas de paillette sup1⁰ Lebracsrsquoeacutetendit las intenseacutement les membres briseacutes le derriegravere en sang la tecirctebouillonnante il se retourna longtemps meacutedita longuement longuementet srsquoendormit sur son deacutesastre

8 Forte baguette mot patois qui vient sans doute de rameau9 Paille de maiumls10 Balle drsquoavoine

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n

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CHAPITRE VI

Plan de campagne

hellipdans le simple appareilDrsquoune beauteacute qursquoon vient drsquoarracher au sommeil

Racine (Britannicus acte II sc II)

E rsquo lendemain drsquoun sommeil de plomb lourd commela cuveacutee drsquoune ivresse Lebrac srsquoeacutetira lentement avec des sensa-tions de meurtrissure aux reins et de vide agrave lrsquoestomac

Le souvenir de ce qui srsquoeacutetait passeacute lui revint agrave lrsquoesprit comme une bouffeacuteede chaleur vous monte agrave la tecircte et le fit rougir

Ses vecirctements jeteacutes au pied du lit et ailleurs nrsquoimporte ougrave nrsquoimportecomment attestaient par leur deacutesordre le trouble profond qui avait preacute-sideacute au deacuteshabillage de leur proprieacutetaire

Lebrac songea que la colegravere paternelle devait ecirctre un peu eacutemousseacuteepar une nuit de sommeil il jugea de lrsquoheure aux bruits de la maison et dela rue les becirctes rentraient de lrsquoabreuvoir sa megravere portait le laquo leacutecher raquo aux

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La guerre des boutons Chapitre VI

vaches Il eacutetait temps qursquoil se levacirct et accomplicirct la besogne qui lui eacutetaitdeacutevolue chaque dimanche matin savoir deacutecrotter et astiquer les cinqpaires de souliers de la famille emplir de bois la caisse et drsquoeau les arro-soirs srsquoil ne voulait pas encourir de nouveau les rigueurs de la correctionfamiliale

Il sauta du lit et mit sa casquette puis il porta les mains agrave son derriegraverequi eacutetait chaud et douloureux et nrsquoayant pas de glace pour ymirer ce qursquoilvoulait tourna autant qursquoil put la tecircte sur les eacutepaules et regarda

Crsquoeacutetait rouge avec des raies violettes Eacutetaient-ce les coups de verge de Migue la Lune ou les marques de la

trique du pegravere Tous les deux sans douteUn nouvelle rougeur de honte ou de rage lui empourpra le front Salauds de Velrans ils lui paieraient ccedila Immeacutediatement il enfila ses bas et se mit en quecircte de son vieux pan-

talon celui qursquoil devait porter chaque fois qursquoil avait agrave accomplir une be-sogne au cours de laquelle il risquait de salir et de deacuteteacuteriorer ses laquo bons ha-bits raquo Crsquoeacutetait fichtre bien le cas Mais lrsquoironie de sa situation lui eacutechappaet il descendit agrave la cuisine

Il commenccedila par mettre agrave profit lrsquoabsence de sa megravere pour chiper dansle dressoir un gros quignon de pain qursquoil cacha dans sa poche et dont ilarrachait de temps agrave autre agrave pleines dents une eacutenorme boucheacutee qui luidistendait les macircchoires puis il se mit agrave manier les brosses avec ardeuret comme si rien de particulier ne srsquoeacutetait passeacute la veille

Son pegravere raccrochant son fouet au crochet de fer du pilier de pierrequi srsquoeacutelevait au milieu de la cuisine lui jeta en passant un coup drsquooeilrapide et seacutevegravere mais ne desserra pas les dents

Sa megravere quand il eut fini sa tacircche et apregraves qursquoil eut deacutejeuneacute drsquoun bolde soupe veilla agrave son eacutechenillage dominicalhellip

Il faut dire que Lebrac de mecircme que la plupart de ses camaradesLa Crique excepteacute nrsquoavait avec lrsquoeau que des relations plutocirct lointainesextra-familiales si lrsquoon peut dire et qursquoil la craignait autant que Mitis lechat de la maison Il ne lrsquoappreacuteciait vraiment en effet que dans les rigolesde la rue ougrave il aimait agrave patauger et comme force motrice faisant tournerde petits moulins agrave aubes de sa construction avec un axe en sureau et despalettes en coudre

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La guerre des boutons Chapitre VI

Aussi en semaine malgreacute les colegraveres du pegravere Simon ne se lavait-il ja-mais sauf les mains qursquoil fallait preacutesenter agrave lrsquoinspection de propreteacute etencore le plus souvent se servait-il de sable en guise de savon Le di-manche il y passait en rechignant Sa megravere armeacutee drsquoun rude torchon degrosse toile bise preacutealablement mouilleacute et savonneacute lui racircpait vigoureuse-ment la face le cou et les plis des oreilles et quant au fond drsquoicelles ileacutetait cureacute non moins eacutenergiquement avec le coin du linge mouilleacute tortilleacuteen forme de vrille Ce jour-lagrave Lebrac srsquoabstint de brailler et quand onlrsquoeut nanti de ses vecirctements du dimanche on lui permit lorsque sonnale second coup de la messe de se rendre sur la place en lui faisant tou-tefois remarquer avec une ironie totalement deacutepourvue drsquoeacuteleacutegance qursquoilnrsquoavait qursquoagrave recommencer comme la veille

Toute lrsquoarmeacutee de Longeverne eacutetait deacutejagrave lagrave peacuterorant et jacassant re-macircchant la deacutefaite et attendant anxieusement le geacuteneacuteral

Il entra simplement dans le gros de la bande leacutegegraverement eacutemu toutefoisde tous ces yeux brillants qui lrsquointerrogeaient muettement

mdash Ben oui fit-il jrsquoai reccedilu la danse Et puis quoi on nrsquoen cregraveve paslaquo pisque raquo me voilagrave

Nrsquoempecircche que nous leur z-y devons queacuteque chose et qursquoils le paie-ront

Cette faccedilon de parler qui semblerait au premier abord et pour quel-qursquoun de non initieacute deacutepourvue de logique fut pourtant admise par tous etdu premier coup car Lebrac fut appuyeacute dans son opinion par drsquounanimesapprobations

mdash Ccedila ne peut aller comme ccedila continua-t-il Non faut absolumenttrouver queacuteque chose Jrsquoveux plus me faire taugner sup1 agrave la cambuse laquo passeque raquo drsquoabord on ne me laisserait plus sortir et puis il faut leur faire payerla tourneacutee drsquohier

mdash Faudra y penser pendant la messe et on en recausera ce soirAgrave ce moment passegraverent les petites filles qui en bande se rendaient

elles aussi agrave lrsquooffice En traversant la place elles regardegraverent curieuse-ment Lebrac laquo pour voir la gueule qursquoil faisait raquo car elles eacutetaient au cou-rant de la grande guerre et savaient deacutejagrave toutes par leur fregravere ou leur

1 Taugner rosser

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La guerre des boutons Chapitre VI

cousin que la veille le geacuteneacuteral malgreacute une reacutesistance heacuteroiumlque avaitsubi le sort des vaincus et eacutetait rentreacute chez soi deacutepouilleacute et en piteux eacutetat

Sous les multiples feux de tous ces regards Lebrac bien qursquoil fucirct loindrsquoecirctre timide rougit jusqursquoau bout des oreilles son orgueil de macircle et dechef souffrait horriblement de sa deacutefaite et de cette sorte de deacutecheacuteancepassagegravere et ce fut bien pis encore quand sa bonne amie la soeur deTintin lui jeta au passage un regard de tendresse aux abois un regarddeacutesoleacute inquiet humide et tendre qui disait eacuteloquemment toute la partqursquoelle prenait agrave son malheur et tout lrsquoamour qursquoelle gardait envers etmalgreacute tout pour lrsquoeacutelu de son coeur

Malgreacute ces marques non eacutequivoques de sympathie Lebrac nrsquoy tintpas il voulut agrave tout prix se justifier complegravetement aux yeux de son amie et lacircchant sa bande il entraicircna Tintin agrave part et entre quatre-z-yeux luidemanda

mdash Y as-tu au moins tout bien raconteacute agrave ta soeur mdash Pour sucircr affirma lrsquoautre elle pleurait de rage elle disait que laquo si

elle aurait tenu le Migue la Lune elle y aurait creveacute les oeils raquomdash Y as-tu dit que crsquoeacutetait pour deacutelivrer Camus et que si vous aviez eacuteteacute

plus lestes ils ne mrsquoauraient pas chopeacute comme ccedila mdash Mais oui que jrsquoy ai dit Jrsquoy ai mecircme dit que tout le temps qursquoils te

saboulaient trsquoavais pas pleureacute une goutte et puis que pour finir tu leurzrsquoy avais montreacute ton cul Ah ce qursquoelle mrsquoeacutecoutait mon vieux Crsquoest paspour dire tu sais mais elle te gobe notrsquo Marie Elle mrsquoa mecircme dit detrsquoembrasser mais entre nous tu comprends entre hommes ccedila ne se faitpas ccedila a lrsquoair becircte nrsquoempecircche que le coeur y est mon vieux les femmesquand ccedila aimehellip Elle mrsquoa aussi dit qursquoune autre fois quand elle aurait letemps elle tacirccherait de venir par derriegravere pour des fois que si tu eacutetaisrepris tu comprends elle te recoudrait des boutons

mdash Jrsquoy serai pas repris n d Dhellip non jrsquoy serai pas fit Lebrac eacutemu toutde mecircme

Mais quand je laquo rrsquoirai raquo agrave la foire de Vercel laquo dis-y raquo que je lui rap-porterai un pain drsquoeacutepices pas un petit guiguillon de rien du tout mais ungros tu sais un de six sous avec une double devise

mdash Ce qursquoelle va ecirctre contente la Marie mon vieux quand jrsquoy diraireprit Tintin qui songeait avec eacutemotion que sa soeur partageait toujours

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La guerre des boutons Chapitre VI

avec lui reacuteguliegraverement ses desserts Il ajouta mecircme se trahissant dans uneacutelan de geacuteneacuterositeacute

mdash On tacircchera de le bouffer tous les trois ensemblemdash Mais crsquoest pas pour toi que je lrsquoachegraveterai ni pour moi crsquoest pour

elle mdash Oui je sais bien oui mais tu comprends des fois une ideacutee qursquoelle

aurait de faire comme ccedila mdash Tout de mecircme convint Lebrac pensif et ils entregraverent avec les autres

agrave lrsquoeacuteglise les cloches sonnant agrave toute voleacuteeQuand ils se furent caseacutes chacun agrave son poste respectif crsquoest-agrave-dire aux

places que les convenances la vigueur personnelle la soliditeacute du poingleur avaient fait srsquoattribuer peu agrave peu apregraves des deacutebats plus oumoins longs(les meilleures eacutetant reacuteputeacutees les plus proches des bancs des petites filles)ils tiregraverent de leurs poches qui un chapelet qui un livre de messe voireune image pieuse pour avoir laquo lrsquoair plus convenable raquo

Lebrac comme les autres extirpa du fond de sa poche de veste unvieux paroissien au cuir useacute et aux lettres eacutenormes heacuteritage drsquoune grand-tante agrave la vue faible et lrsquoouvrit nrsquoimporte ougrave histoire drsquoavoir lui aussi unecontenance agrave peu pregraves exempte de reproches

Peu curieux des oraisons il tourna son livre agrave lrsquoenvers et tout enfixant sans les voir les immenses caractegraveres drsquoune messe de mariage enlatin de laquelle il se fichait pas mal il reacutefleacutechit agrave ce qursquoil proposerait lesoir agrave ses soldats car il se doutait bien que ces sacreacutes asticots-lagrave ne trouve-raient comme drsquohabitude rien du tout du tout et se reposeraient encoresur lui du soin de deacutecider ce qursquoil faudrait faire pour remeacutedier au dangerterrible dont ils eacutetaient tous plus ou moins menaceacutes

Tintin dut le pousser pour le faire agenouiller lever et asseoir auxmoments deacutesigneacutes par le rituel et il jugea de la terrible contention drsquoespritde son chef agrave ce que celui-ci ne jeta pas une seule fois les yeux sur lesgamines qui elles de temps en temps le reluquaient pour voir laquo quellegueule qursquoon fait raquo quand on a reccedilu une bonne voleacutee

Des divers moyens qui srsquooffrirent agrave son esprit Lebrac partisan dessolutions radicales nrsquoen retint qursquoun et le soir apregraves vecircpres quand leconseil geacuteneacuteral des guerriers de Longeverne fut reacuteuni agrave la carriegravere agrave Pe-piot il le proposa carreacutement froidement et sans tergiversations

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash Pour ne pas se faire esquinter ses habits il nrsquoy a qursquoun moyen sucircrcrsquoest de nrsquoen pas avoir Je propose donc qursquoon se batte agrave poil hellip

mdash Tout nus se reacutecriegraverent bon nombre de camarades surpris eacutetonneacuteset mecircme un peu effrayeacutes de ce proceacutedeacute violent qui choquait peut-ecirctreaussi leurs sentiments de pudeur

mdash Parfaitement reprit Lebrac Si vous aviez reccedilu la danse vous nrsquoheacute-siteriez pas agrave dire comme moi

Et par le menu sans deacutesir drsquoeacutepater la galerie pour la convaincre seule-ment Lebrac narra les souffrances physiques et morales de sa captiviteacuteau bord du bois et la rentreacutee cuisante agrave la maison

mdash Tout de mecircme objecta Boulot srsquoil venait agrave passer du monde si unmendiant venait agrave rouler par lagrave et qursquoil nous ratiboise nos frusques siBeacutedouin nous retombait dessus

mdash Drsquoabord reprit Lebrac les habits on les cachera et puis au besoinon mettra quelqursquoun pour les garder

Srsquoil passe des gens et que ccedila les gecircne ils nrsquoauront qursquoagrave ne pas regarderet pour ce qui est du pegravere Beacutedouin on lrsquoemmhellip vous avez bien vu commejrsquoai fait hier au soir

mdash Oui maishellip fit Boulot qui deacutecideacutement nrsquoavait pas du tout lrsquoair detenir agrave se montrer dans le simple appareilhellip

mdash Crsquoest bon coupa Camus clouant son adversaire par un argumentpeacuteremptoire toi on sait bien pourquoi tu nrsquooses pas te mettre tout nuCrsquoest laquo passe que raquo trsquoas peur qursquoon voie la tache de vin que tu as auderriegravere et qursquoon se foute de ta fiole Trsquoas tort Boulot Ben quoi la belleaffaire une tache au cul crsquoest pas ecirctre estropieacute ccedila et il nrsquoy a pas agrave enavoir honte crsquoest ta megravere qursquoa eu une envie quand elle eacutetait grosse ellea eu ideacutee de boire du vin et laquo aile raquo srsquoest gratteacute le derriegravere agrave ce moment-lagraveCrsquoest comme ccedila que ccedila arrive Et ccedila ccedila nrsquoest pas une mauvaise envie

Les femmes grosses y en a qursquoont toutes sortes drsquoideacutees et des bienplus deacutegoucirctantes mes vieux moi jrsquoai entendu la bonne femme sup2 de Roc-fontaine qui disait agrave la megravere que y en avait qui voulaient manger de lamerde dans ces moments-lagrave

mdash De la merde

2 Sage-femme

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash Oui mdash Oh hellipmdash Oui mes vieux parfaitement de la merde de soldat mecircme et toutes

sortes drsquoautres saloperies que les chiens mecircme ne voudraient pas reniflerde loin

mdash Elles sont donc folles agrave ce moment-lagrave srsquoexclama Teacutetardmdash Elles le sont pendant avant et apregraves agrave ce qui paraicirctmdash Toujours est-il que crsquoest mon pegravere qui dit comme ccedila et pour quant

agrave y croire jrsquoy crois on ne peut rien faire sans qursquoelles ne gueulent commedes poules qursquoon plumerait tout vif et pour des choses de rien elles vousfoutent des mornifles

mdash Oui crsquoest vrai les femmes crsquoest de la sale engeance mdash Crsquoest-y entendu oui ou non qursquoon se battra agrave poil reacutepeacuteta Lebracmdash Il faut voter exigea Boulot qui deacutecideacutement ne tenait pas agrave exhiber

la tache de vin dont lrsquoenvie maternelle avait deacutecoreacute son postegraveremdash Que trsquoes becircte mon vieux fit Tintin puisqursquoon te dit qursquoon srsquoen

fout mdash Je ne dis pas vous autres maishellip les Velrans sihellip ils la voyaienthellip

eh bien eh bien hellip ccedila mrsquoembecircterait na mdash Voyons intervint La Crique essayant drsquoarranger les choses une

supposition que Boulot garderait le saint frusquin et que nous autres onse battrait hein

mdash Non non opinegraverent certains guerriers qui intrigueacutes par les reacuteveacute-lations de Camus et curieux de lrsquoanatomie de leur camarade voulaient devisu se rendre compte de ce que crsquoest qursquoune envie et tenaient absolumentagrave ce que Boulot se deacuteshabillacirct comme tout le monde

mdash Montre-leur zrsquoy va Boulot agrave ces idiots-lagrave reprit La Crique ilssont plus becirctes que mes pieds on dirait qursquoils nrsquoont jamais rien vu pasmecircme une vache qui vecircle ou une cabe qursquoon megravene au bouc

Boulot comprit fut heacuteroiumlque et se reacutesigna Il deacuteboutonna ses bretelleslaissa tomber sa culotte troussa sa chemise et montra agrave tous les guerriersde Longeverne plus ou moins inteacuteresseacutes laquo lrsquoenvie raquo qui ornait la faceposteacuterieure de son individu Et sitocirct qursquoil eut fait la motion de Lebracappuyeacutee par Camus Tintin La Crique et Grangibus fut adopteacutee agrave laquo lrsquoin-animiteacute raquo comme drsquohabitude

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash Crsquoest pas tout ccedila maintenant reprit Lebrac il faut savoir ougrave lrsquoonse deacuteshabillera et ousqursquoon cachera les habits Si des fois Boulot voyaitsrsquoamener quelqursquoun comme le pegravere Simon ou le cureacute vaudrait tout demecircme mieux qursquoils ne nous voient pas agrave poil sans quoi on pourrait bientous prendre quelque chose en rentrant chez soi

mdash Je sais moi deacuteclara Camus Et lrsquoeacuteclaireur volontaire conduisit lapetite armeacutee dans une sorte de vieille carriegravere entoureacutee de taillis abriteacuteede tous les cocircteacutes et drsquoougrave lrsquoon pouvait facilement par une espegravece de sous-bois arriver derriegravere le retranchement du Gros Buisson crsquoest-agrave-dire auchamp de bataille

Degraves qursquoarriveacutes ils se reacutecriegraverent mdash Chicard mdash Chouette mdash Merde crsquoest eacutepatant Crsquoeacutetait tregraves bien en effet Et il fut conclu illico que le lendemain apregraves

avoir deacutepecirccheacute en eacuteclaireurs Camus avec deux autres bons gaillards quiproteacutegeraient le gros de lrsquoarmeacutee on viendrait srsquoinstaller lagrave pour se mettresi lrsquoon peut dire en tenue de campagne

En srsquoen retournant Lebrac srsquoapprocha deCamus et confidentiellementlui demanda

mdash Comment que trsquoas pu faire pour deacutegoter un si chouette coin pourse deacuteshabiller

mdash Ah ah reacutepondit Camus regardant drsquoun petit air eacutegrillard son ca-marade et geacuteneacuteral

Et passant sa langue sur ses legravevres et clignant de lrsquooeil devant lrsquointer-rogation muette du chef

mdash Mon vieux ccedila crsquoest des affaires de femme Je te raconterai toutplus tard quand nous ne serons rien que les deux

n

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CHAPITRE VII

Nouvelles batailles

Panurge soubdain leva en lrsquoair la main dextre puys drsquoicellemist le pouce dedans la narine drsquoycellui cousteacute tenant lesquatre doigtz estenduz et serrez par leur ordre en ligneparallegravele agrave la pene du nez fermant lrsquooeil gauche entiegraverementet guaignant du dextre avecques profonde deacutepression de lasourcille et paulpiegraverehellip

Rabelais (livre II chap XIX)

L classe le lundi matin agrave huit heures avec sonpantalon raccommodeacute et une blouse agrave deux manches de cou-leurs diffeacuterentes ce qui lui donnait un peu lrsquoair drsquoun laquo carna-

val raquoSa megravere en partant lrsquoavait seacutevegraverement preacutevenu qursquoil eucirct agrave prendre unsoin speacutecial de ses habits et que si le soir on relevait dessus la plus petitetache de boue ou la moindre deacutechirure il saurait de nouveau ce que cela

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La guerre des boutons Chapitre VII

lui coucircterait Aussi eacutetait-il un peu gecircneacute aux entournures et assez mal agravelrsquoaise dans ses mouvements mais cela ne dura pas

Tintin degraves son entreacutee dans la cour lui transmit de nouveau confi-dentiellement les serments drsquoeacuteternel amour de sa soeur et les offres plusterre agrave terre mais non moins importantes de reacuteparation mobiliegravere desvecirctements le cas eacutecheacuteant

Cela leur prit une demi-minute agrave peine et ils gagnegraverent immeacutediate-ment le groupe principal ougrave Grangibus peacuterorait avec volubiliteacute expli-quant pour la septiegraveme fois comme quoi son fregravere et lui avaient failli laveille au soir tomber derechef dans lrsquoembuscade des Velrans qui ne srsquoeneacutetaient pas tenus comme la premiegravere fois agrave des injures et agrave des caillouxlanceacutes mais avaient bel et bien voulu se saisir de leurs preacutecieuses per-sonnes et les immoler agrave leur insatiable vengeance

Heureusement les Gibus nrsquoeacutetaient pas loin de la maison ils avaientsiffleacute Turc leur gros chien danois qui eacutetait justement lacirccheacute ce jour-lagrave (uneveine ) et la venue du molosse qursquoils avaient laquo houksseacute raquo aussitocirct contreleurs ennemis ses grondements ses mines de srsquoeacutelancer ses crocs montreacutesderriegravere les babines rouges avaient mis prudemment en fuite la bande desVelrans

Et degraves lors disait Grangibus ils avaient demandeacute agrave Narcisse de deacuteta-cher le chien tous les jours vers cinq heures et demie et de lrsquoenvoyer agraveleur rencontre pour qursquoil pucirct en cas de malheur proteacuteger leur rentreacutee agravela maison

mdash Les salauds grommelait Lebrac Ah les salauds ils nous le paie-ront va et cher

Crsquoeacutetait une belle journeacutee drsquoautomne les nuages bas qui avaient pro-teacutegeacute la terre de la geleacutee srsquoeacutetaient eacutevanouis avec lrsquoaurore il faisait tiegravede les brouillards du ruisseau du Vernois semblaient se fondre dans les pre-miers rayons du soleil et derriegravere les buissons de la Saute tout lagrave-bas lalisiegravere ennemie heacuterissait dans la lumiegravere les fucircts jaunes et deacutegarnis parendroits de ses baliveaux et de ses futaies

Un vrai beau jour pour se battremdash Attendez un peu agrave ce soir disait Lebrac le sourire aux legravevres Un

vent de joie passait sur lrsquoarmeacutee de Longeverne Les moineaux et les pin-sons peacutepiaient et sifflaient sur les tas de fagots et dans les pruniers des

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La guerre des boutons Chapitre VII

vergers comme les oiseaux eux aussi ils chantaient le soleil les eacutegayaitles rendait confiants oublieux et sereins Les soucis de la veille et la racleacuteedu geacuteneacuteral eacutetaient deacutejagrave loin et on fit une eacutepique partie de saute-moutonjusqursquoagrave lrsquoheure de lrsquoentreacutee en classe

Il y eut au coup de sifflet du pegravere Simon une veacuteritable suspension dejoie des plis soucieux sur les fronts des marques drsquoamertume aux legravevreset du regret dans les yeux Ah la vie hellip

mdash Sais-tu tes leccedilons Lebrac demanda confidentiellement La Criquemdash Heu ouihellip pas trop Tacircche de me souffler si tu peux hein Srsquoagirait

pas ce soir de se faire coller comme samedi Jrsquoai bien appris le systegravememeacutetrique jrsquosais tous les poids par coeur en fonte en cuivre agrave godets etles petites lames par-dessus le marcheacute mais jrsquosais pas ce qursquoil faut pourecirctre eacutelecteur Comme mon pegravere a vu le pegravere Simon je vais sucircrement pasy couper agrave une leccedilon ou agrave une autre Pourvu que jrsquoy saute en systegravememeacutetrique

Le voeu de Lebrac fut exauceacute mais la chance qui le favorisa faillit bienpar contrecoup ecirctre fatale agrave son cher Camus et sans lrsquointervention aussihabile que discregravete de La Crique qui jouait des legravevres et des mains commele plus patheacutetique des mimes ccedila y eacutetait bien Camus eacutetait boucleacute pour lesoir

Le pauvre garccedilon qui on srsquoen souvient avait deacutejagrave failli eacutecoper les joursdrsquoavant agrave propos du laquo citoyen raquo ignorait encore et totalement les condi-tions requises pour ecirctre eacutelecteur

Il sut tout de mecircme gracircce agrave la mimique de La Crique brandissant sadextre en fourchette les quatre doigts en lrsquoair et le pouce cacheacute qursquoil yen avait quatre

Pour les deacuteterminer ce fut beaucoup plus dur Camus simulant uneamneacutesie momentaneacutee et partielle le front plisseacute les doigts eacutenerveacutes sem-blait profondeacutement reacutefleacutechir et ne perdait pas de vue La Crique le sau-veur qui srsquoingeacuteniait

Drsquoun coup drsquooeil expressif il deacutesigna agrave son camarade la carte de Francepar Vidal-Lablache appendue au mur mais Camus peu au courant semeacuteprit agrave ce geste eacutequivoque et au lieu de dire qursquoil faut ecirctre Franccedilais ilreacutepondit agrave lrsquoahurissement geacuteneacuteral qursquoil fallait savoir laquo sa giografie raquo

Le pegravere Simon lui demanda srsquoil devenait fou ou srsquoil se fichait dumonde

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La guerre des boutons Chapitre VII

tandis que La Crique navreacute drsquoecirctre si mal compris haussait imperceptible-ment les eacutepaules en tournant la tecircte

Camus se ressaisit Une lueur brilla en lui et il dit mdash Il faut ecirctre du pays mdashQuel pays hargna lemaicirctre furieux drsquoune reacuteponse aussi impreacutecise

de la Prusse ou de la Chine mdash De la France reprit lrsquointerpelleacute ecirctre Franccedilais mdash Ah tout de mecircme nous y sommes Et apregraves mdash Apregraves et ses yeux imploraient La CriqueCelui-ci saisit dans sa poche son couteau lrsquoouvrit fit semblant drsquoeacutegor-

ger Boulot son voisin et de le deacutevaliser puis il tourna la tecircte de droite agravegauche et de gauche agrave droite

Camus saisit qursquoil ne fallait pas avoir tueacute ni voleacute il le proclama in-continent et les autres par lrsquoorgane autoriseacute de La Crique auquel ils mecirc-legraverent leurs voix geacuteneacuteralisegraverent la reacuteponse en disant qursquoil fallait jouir deses droits civils

Cela nrsquoallait fichtre pas si mal et Camus respirait Pour la troisiegravemecondition La Crique fut tregraves expressif il porta la main agrave son mentonpour y caresser une absente barbiche effila drsquoinvisibles et longues mous-taches porta mecircme ailleurs ses mains pour indiquer aussi la preacutesence encet endroit discret drsquoun systegraveme pileux particulier puis tel Panurge fai-sant quinaud lrsquoAngloys qui arguoit par signe il leva simultaneacutement enlrsquoair et deux fois de suite ses deux mains tous doigts eacutecarteacutes puis le seulpouce de la dextre ce qui eacutevidemment signifiait vingt et un Puis il toussaen faisant han et Camus victorieux sortit la troisiegraveme condition

mdash Avoir vingt et un ansmdash Agrave la quatriegraveme maintenant fit le pegravere Simon tel un patron de jeu

de tourniquet le soir de la fecircte patronaleLes yeux de Camus fixegraverent La Crique puis le plafond puis le tableau

puis de nouveau La Crique ses sourcils se froncegraverent comme si sa volonteacuteimpuissante brassait les eaux de sa meacutemoire

La Crique un cahier agrave la main traccedilait de son index drsquoinvisibles lettressur la couverture

Qursquoest-ce que ccedila pouvait bien vouloir dire Non ccedila ne disait rien agraveCamus alors le souffleur fronccedila le nez ouvrit la bouche en serrant les

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dents la langue sur les legravevres et une syllabe parvint aux oreilles du nau-frageacute

mdash Iste Il ne pigeait pas davantage et tendait de plus en plus le cou du cocircteacute

de La Crique tant et tant que le pegravere Simon intrigueacute de cet air idiot queprenait lrsquointerrogeacute fixant obstineacutement le mecircme point de la salle eut lrsquoideacuteesaugrenue bizarre et stupide de se retourner brusquement

Ce fut un demi-malheur car il surprit la grimace de La Crique et lrsquoin-terpreacuteta fort mal en deacuteduisant que le garnement se livrait derriegravere sondos agrave une mimique simiesque dont le but eacutetait de faire rire les camaradesaux deacutepens de leur maicirctre

Aussi lui bombarda-t-il aussitocirct cette phrase vengeresse mdash La Crique vous me ferez pour demain matin le verbe laquo faire le

singe raquo et vous aurez soin au futur et au conditionnel de mettre laquo je neferai plus raquo et laquo je ne ferais plus le singe raquo au lieu de laquo je ferai raquo crsquoestcompris

Il se trouva dans la salle un imbeacutecile pour rire de la punition Bacailleacutele boiteux et cet acte stupide de mauvaise camaraderie eut pour conseacute-quence immeacutediate de mettre en colegravere le maicirctre drsquoeacutecole lequel srsquoen pritviolemment agrave Camus qui risquait fort la retenue

mdash Enfin vous allez-vous me dire la quatriegraveme condition La quatriegraveme condition ne venait pas La Crique seul la connaissaitmdash Foutu pour foutu pensa-t-il il fallait au moins en sauver un aussi

avec un air plein de bonne volonteacute et fort innocent comme srsquoil eucirct voulufaire oublier sa mauvaise action drsquoauparavant reacutepondit-il en lieu et placede son feacuteal et tregraves vite pour que lrsquoinstituteur ne pucirct lui imposer silence

mdash Ecirctre inscrit sur la liste eacutelectorale de sa commune mdash Mais qui est-ce qui vous demande quelque chose Est-ce que je

vous interroge vous enfin tonna le pegravere Simon de plus en plus monteacutetandis que son meilleur eacutecolier prenait un petit air contrit et idiot quijurait avec son ressentiment inteacuterieur

Ainsi srsquoacheva la leccedilon sans autre anicroche mais Tintin glissa danslrsquooreille de Lebrac

mdash Trsquoas-trsquoy vu ce sale bancal tu sais je crois qursquoil faut faire attention y a pas de fiance agrave avoir en lui il doit cafarder

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mdash Tu crois sursauta Lebrac Ah par exemple mdash Jrsquoai pas de preuves reprit Tintin mais ccedila mrsquoeacutepaterait pas il est en

laquo dessour raquo crsquoest un laquo surnois raquo et jrsquoaime pas ces types-lagrave moi Les plumes grincegraverent sur le papier pour la date qursquoonmettait Lundihellip

189hellipEacutepheacutemeacuterides commencement de la guerre avec les Prussiens Bataille

de Forbach mdash Dis Tintin demanda Guignard je vois pas bien est-ce que crsquoest

Forbach ou Morbach mdash Crsquoest Forbach Des Morbachs crsquoest lrsquoartilleur de chez Camus qui

en parlait aux Chantelots lrsquoautre dimanche qursquoil eacutetait en permission For-bach ccedila doit ecirctre un pays

Le devoir se fit en silence puis un marmottement sourd croissant peuagrave peu en volume et en intensiteacute indiqua qursquoil eacutetait fini et que les eacutecoliersprofitaient du reacutepit qursquoils avaient entre les deux exercices pour repasserla leccedilon suivante ou eacutechanger des vues personnelles sur les situationsrespectives des deux armeacutees belligeacuterantes

Lebrac triompha en systegraveme meacutetrique Les mesures de poids crsquoestcomme les mesures de longueur il y a mecircme deux multiples en plus et il jonglait intellectuellement avec les myriagrammes et les quintauxmeacutetriques ni plus ni moins qursquoun athlegravete forain avec des haltegraveres de vingtkilos il eacutebahit mecircme le pegravere Simon en lui deacutebitant du plus gros au pluspetit tous les poids usuels sans rien omettre de leur description particu-liegravere

mdash Si vous saviez toujours vos leccedilons comme celle-ci affirma le maicirctreje vous megravenerais au Certificat lrsquoanneacutee prochaine

Le certificat drsquoeacutetudes Lebrac nrsquoy tenait pas srsquoappuyer des dicteacuteesdes calculs des compositions franccedilaises sans compter la laquo giographie raquoet lrsquohistoire ah mais non pas de ccedila Aussi les compliments ni les pro-messes ne lrsquoeacutemurent et srsquoil eut le sourire ce fut tout simplement parceqursquoil se sentait sucircr maintenant mecircme srsquoil flanchait un peu en histoire eten grammaire drsquoecirctre lacirccheacute quand mecircme le soir agrave cause de la bonne im-pression qursquoil avait produite le matin

Quand quatre heures sonnegraverent qursquoils eurent fileacute agrave la maison prendrele chanteau de pain habituel et qursquoils se trouvegraverent de nouveau rassem-

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bleacutes agrave la carriegravere agrave Pepiot Camus certain drsquoecirctre en avance partit avecGrangibus et Gambette pour surveiller la lisiegravere pendant que le reste delrsquoarmeacutee filait en toute hacircte se mettre en tenue de bataille

Camus arriveacute monta sur son arbre et regarda Rien encore nrsquoappa-raissait il en profita pour resserrer les ficelles qui rattachaient les eacutelas-tiques agrave la fourche et au cuir de sa fronde et pour trier ses cailloux lesmeilleurs dans les poches de gauche les autres dans celles de droite

Pendant ce temps sous la garde de Boulot qui deacutesignait agrave chacun saplace et alignait de grosses pierres pour y poser les habits afin qursquoils nese salissent point les soldats de Lebrac et le chef se deacuteshabillaient

mdash Prends mon fiautot sup1 fit Tintin agrave Boulot et grimpe sur le checircne quevoilagrave Si des fois tu voyais le noir ou le fouette-cul ou quelqursquoun que tune connaisses pas tu sifflerais deux coups pour qursquoon puisse se sauver

Agrave ce moment Lebrac qui eacutetait en tenue poussa une exclamation decolegravere en se frappant le front

mdash Nom de Dieu de nom de Dieu Comment que jrsquoy ai pas songeacute onnrsquoa point de poche pour mettre les cailloux

mdash Merde crsquoest vrai constata Tintinmdash Ce qursquoon est becircte confessa La Crique Il nrsquoy a que les triques crsquoest

pas assez Et il reacutefleacutechit une secondehellipmdash Prenons nos mouchoirs et mettons les cailloux dedansQuand il nrsquoy

aura pus rien agrave lancer chacun roulera le sien autour de son poignetBien que les mouchoirs ne fussent souvent que des morceaux hors

drsquousage de vieilles chemises de toile ou des deacutebris de torchons il se trouvaune bonne demi-douzaine de combattants qui nrsquoen eacutetaient point pourvuset ce pour la simple raison que leurs manches de blouses les remplaccedilantavantageusement agrave leur greacute ils ne tenaient point du tout en sages qursquoilseacutetaient agrave srsquoencombrer de ces meubles inutiles

Preacutevenant lrsquoobjection de ces jeunes philosophes Lebrac leur deacutesignacomme laquomusette agrave godons raquo leur casquette ou celle de leur voisin et toutfut ainsi reacutegleacute au mieux des inteacuterecircts de la troupe

mdash On y est demanda-t-il ensuitehellip En avant alorsse

1 Fiautot sifflet

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Et lui en tecircte Tintin le suivant puis La Crique puis les autres au petitbonheur tous le bacircton agrave lamain droite le mouchoir lieacute aux quatre coins etplein de cailloux agrave lrsquoautre ils avancegraverent lentement leurs formes fluettesou rondouillardes leacutegegraverement frissonnantes se deacutecoupant en blanc surla couleur sombre du deacutefileacute En cinq minutes ils furent au Gros Buisson

Camus juste agrave ce moment engageait les hostiliteacutes et laquo ciblait raquo Miguela Lune agrave qui il voulait absolument disait-il casser la gueule

Il eacutetait temps cependant que le gros des forces de Longeverne arri-vacirct Les Velrans preacutevenus par Touegueule eacutemule et rival de Camus dela seule preacutesence de quelques ennemis et enfieacutevreacutes encore au souvenirde leur victoire de lrsquoavant-veille se preacuteparaient agrave ne faire qursquoune bou-cheacutee de ceux qui se trouvaient devant eux Mais au moment preacutecis ougrave ilsdeacutebouchaient de la forecirct pour se former en colonne drsquoassaut une gerbeeacutecrasante de projectiles leur deacutegringola sur les eacutepaules qui les fit tout demecircme reacutefleacutechir et eacutemoussa leur enthousiasme

Touegueule qui eacutetait descendu pour prendre part agrave la cureacutee regrimpasur son foyard pour voir si drsquoaventure des renforts nrsquoeacutetaient pas arriveacutesau Gros Buisson mais il srsquoaperccedilut tout simplement que Camus eacutetait re-descendu de son arbre et la fronde bandeacutee se tenait pregraves de Grangibuset de Gambette ces derniers aussi sur la deacutefensive Rien de nouveau parconseacutequent Crsquoest que les guerriers de Longeverne tout transis et grelot-tants srsquoeacutetaient couleacutes silencieusement derriegravere les fucircts des arbres et sousles fourreacutes eacutepais et ne bougeaient laquo ni pieds ni pattes raquo

mdash Ils vont recommencer lrsquoassaut preacutedit Lebrac agrave mi-voix on a eutort peut-ecirctre de lancer trop de cailloux tout agrave lrsquoheure pourvu qursquoils nese doutent pas qursquoon les attend

mdash Attention prenez vos godons laissez-les venir tout pregraves alors jecommanderai le feu et aussitocirct la charge

LrsquoAztec des Gueacutes rassureacute par lrsquoexploration de Touegueule pensaque si les ennemis ne se montraient pas et faisaient ainsi que le samedidrsquoavant crsquoeacutetait qursquoils se trouvaient de mecircme que ce jour-lagrave sans chef eten eacutetat drsquoinfeacuterioriteacute numeacuterique notoire Il deacutecida donc immeacutediatementapprouveacute par les grands conseillers enthousiastes encore au souvenir dela prise de Lebrac qursquoil serait bon aussi de piger Camus qui justementremontait sur son checircne

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La guerre des boutons Chapitre VII

Celui-lagrave sucircrement nrsquoaurait pas le temps de fuir il nrsquoy couperait pascette fois il serait laquo chauffeacute raquo et y passerait tout comme Lebrac Depuislongtemps deacutejagrave ses cailloux et ses billes faisaient trop de blesseacutes dans leursrangs il eacutetait urgent vraiment de lui donner une bonne leccedilon et de luirafler sa fronde

Ils le laissegraverent commodeacutement srsquoinstallerLes dispositions de combat nrsquoeacutetaient pas longues agrave prendre pour ces

escarmouches ougrave la valeur personnelle et lrsquoeacutelan geacuteneacuteral deacutecidaient le plussouvent de la victoire ou de la deacutefaite aussi lrsquoinstant drsquoapregraves les bacirctonsfollement tournoyant poussant des ah ahr gutturaux et feacuteroces les Vel-rans confiants en leur force fondirent impeacutetueusement sur le camp en-nemi

On aurait entendu voler unemouche au Gros Buisson de Longeverne seule la fronde de Camus claquait lanccedilant ses projectileshellip

Les gars nus tapis agrave genoux ou accroupis frissonnant de froid sansoser se lrsquoavouer tenaient tous le caillou dans la main droite et la triqueen la gauche

Lebrac au centre au pied du checircne de Camus debout le corps entiegravere-ment dissimuleacute par le fucirct du gros arbre tendait en avant sa tecircte farouchedardant sous ses sourcils fronceacutes ses yeux fixes et flamboyants le poinggauche nerveusement serrant son sabre de chef agrave garde de ficelle de fouet

Il suivait le mouvement ennemi les legravevres freacutemissantes precirct agrave donnerle signal

Et tout drsquoun coup se deacutetendant comme un diable qui sort drsquoune boicirctetout son corps contracteacute bondit sur place en mecircme temps que sa gorgehurlait comme dans un accegraves de deacutemence le commandement impeacutetueux

mdash Feu Un frondonnement courut comme un frissonLa rafale de cailloux de lrsquoarmeacutee de Longeverne frappa la troupe des

Velrans en plein centre cassant son eacutelan en mecircme temps que la voix deLebrac beuglant rageusement et de tous ses poumons reprenait

mdash En avant en avant en avant nom de Dieu Et telle une leacutegion infernale et fantastique de gnomes subitement sur-

gis de terre tous les soldats de Lebrac brandissant leurs eacutepieux et leurssabres et hurlant eacutepouvantablement tous nus comme des vers bondirent

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La guerre des boutons Chapitre VII

de leur repaire mysteacuterieux et srsquoeacutelancegraverent drsquoun irreacutesistible eacutelan sur latroupe des Velrans

La surprise lrsquoeffarement la frousse la panique passegraverent successi-vement sur la bande de lrsquoAztec des Gueacutes qui srsquoarrecircta paralyseacutee puis de-vant le danger imminent et qui grandissait de seconde en seconde tournabride drsquoun seul coup et plus vite encore qursquoelle nrsquoeacutetait venue agrave enjambeacuteesdoubles affoleacutee litteacuteralement fila vers sa lisiegravere protectrice sans qursquounseul parmi les fuyards osacirct seulement tourner la tecircte

Lebrac en avant toujours brandissait son sabre ses grands bras nusgesticulaient ses jambes nerveuses faisaient des bonds de deux megravetreset toute son armeacutee libre de toute entrave heureuse de se reacutechauffer ac-courant drsquoune folle allure tacirctait deacutejagrave de la pointe de ses eacutepieux et de seslances les cocirctes des ennemis qui arrivaient enfin agrave la grande trancheacutee Onallait en chauffer

Mais la fuite des Velrans ne srsquoarrecircta point pour si peu Le mur drsquoen-ceinte eacutetait lagrave avec le taillis derriegravere clairsemeacute agrave la lisiegravere pour srsquoeacutepaissirapregraves par degreacutes La troupe en deacuteroute de lrsquoAztec des Gueacutes ne perdit passon temps agrave chercher agrave passer agrave la queue leu-leu dans la Grande TrancheacuteeLes premiers la prirent mais les derniers nrsquoheacutesitegraverent point agrave bondir enplein taillis et agrave se frayer des pieds et des mains et coucircte que coucircte unchemin de retraite

La tenue simplifieacutee des Longevernes ne leur permettait malheureuse-ment pas de continuer la poursuite dans les ronces et les eacutepines et du murde la forecirct ils virent leurs ennemis fuyant lacircchant leurs bacirctons perdantleurs casquettes semant leurs cailloux qui srsquoenfonccedilaient meurtris fouet-teacutes eacutegratigneacutes deacutechireacutes parmi les eacutepines et les fourreacutes de ronces commedes sangliers forceacutes ou des cerfs aux abois

Lebrac lui avait enfileacute la Grande Trancheacutee avec Tintin et GrangibusIl allait poser la griffe sur lrsquoeacutepaule freacutemissante de peur de Migue la Lunedont il venait deacutejagrave de tanner les reins avec son sabre quand deux stridentscoups de sifflet venant de son camp en achevant la deacuteroute ennemie lesarrecirctegraverent net eux aussi lui et ses soldats

Migue la Lune laissant derriegravere lui un sillage odorant caracteacuteristiquequi teacutemoignait de sa frousse intense put srsquoeacutechapper comme les autres etdisparut dans le sous-bois

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La guerre des boutons Chapitre VII

Qursquoy avait-il Lebrac et ses guerriers srsquoeacutetaient retourneacutes inquiets du signal de Bou-

lot et soucieux quand mecircme de ne pas se laisser surprendre dans cettetenue eacutequivoque par un des gardiens laiumlque ou eccleacutesiastique naturel ouautre de la morale publique de Longeverne ou drsquoailleurs

Jetant un regard de regret sur la silhouette de Migue la Lune Lebracremonta la trancheacutee pour regagner la lisiegravere ougrave ses soldats eacutecarquillantles prunelles cherchaient en attendant son retour agrave se rendre compte dece qui avait bien pu motiver le signal drsquoalarme de Boulot

Camus qui au moment de lrsquoassaut eacutetait redescendu de lrsquoarbre etavait on srsquoen souvient gardeacute ses vecirctements srsquoavanccedila prudemment jus-qursquoau contour du chemin pour explorer les alentours

Ah ce ne fut pas long Il vit qui Parbleu cette vadrouille de vieille brute de pegravere Beacutedouin lequel ahuri

lui aussi de ces deux coups de sifflet qui lrsquoavaient fait tressauter bourraitses mauvais quinquets de tous les cocircteacutes afin de saisir la causemysteacuterieusede ce signal insolite et vaguement sinistre

n

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CHAPITRE VIII

Justes repreacutesailles

Donec ponam inimicos tuos scabellum pedum tuorum(Vecircpres du Dimanche)(Psalmohellip nescio quo)Janotus de Bragmardo αʹ

αʹ Par Dieu monsieur mon amy magis magnos clericos non suntmagis magnos sapientes

(livre I chap XXXIX Rabelais)

L B vit Camus enmecircme temps que lrsquoaperccedilut celui-cimais si le gosse avait parfaitement reconnu le vieux du premiercoup la reacuteciproque nrsquoeacutetait heureusement pas vraie

Seulement le garde champecirctre sentant avec son flair de vieux briscardque le galapiat qursquoil avait devant lui devait ecirctre pour quelque chose danscette nouvelle affaire ou tout au moins pourrait lui donner quelques ren-seignements ou explications il lui fit signe de lrsquoattendre et marcha droit

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La guerre des boutons Chapitre VIII

agrave luiCela faisait bien lrsquoaffaire de Boulot qui appreacutehendait fort que ce vieux

sagouin ne vicircnt de son cocircteacute et ne deacutecouvricirct le garde-meuble des camaradesde Longeverne Boulot pour lrsquoempecirccher de parvenir agrave cet endroit eacutetaitreacutesolu agrave tout employer et le meilleur moyen eacutetait encore lrsquoinjure agrave courtedistance pourvu toutefois qursquoon eucirct comme crsquoeacutetait le cas des arbres etdes buissons afin de se dissimuler et de nrsquoecirctre point reconnu De cettefaccedilon en jouant habilement des jambes on pouvait entraicircner le vieuxtregraves loin du terrain de combat

and la perdrixVoit ses petitsEn danger et nrsquoayant qursquoune plume nouvellehellipBoulot avait appris la fable cette ruse drsquooiseau lui avait plu et comme

il nrsquoeacutetait pas plus becircte qursquoune perdrix dont il imitait agrave srsquoy meacuteprendre lelaquo tirouit raquo il saurait bien lui aussi entraicircner au loin et semer Zeacutephirin

Ce petit jeu rependant nrsquoallait pas sans quelques risques et compli-cations dont les plus graves eacutetaient la preacutesence ou la venue en ces lieuxdrsquoun habitant du village ayant bon pied et bon oeil qui le deacutenoncerait augarde ou mecircme (ccedila srsquoeacutetait vu) srsquoil eacutetait parent allieacute ou ami srsquoautorise-rait de cette familiariteacute pour venir attraper par lrsquooreille le deacutelinquant et leconduire en cette posture au repreacutesentant de la force publique situationfacirccheuse comme on peut croire

Et comme Boulot eacutetait prudent il preacutefeacuterait ne pas se mettre dans lecas drsquoencourir ce risque Il nrsquoavait drsquoautre part pas de notions exactes surlrsquoissue de la bataille et la faccedilon dont Lebrac avait dirigeacute ses troupes Lescris entendus lui avaient seulement appris qursquoun seacuterieux assaut avait eacuteteacutedonneacute Oui mais ougrave en eacutetaient maintenant les camarades

Graves questions Camus lui comme bien on pense ne perdit pas son temps agrave attendre

le garde champecirctre Degraves qursquoil eut vu que lrsquoautre voulait le rejoindre etse dirigeait de son cocircteacute il fit prestement demi-tour se baissa en sautantdans le ravin et fila vers les camarades en leur criant pas trop fort du restede fuir par en haut puisque le Charognard ainsi deacutesignait-il le trouble-guerre venait du cocircteacute du bas

Zeacutephirin voyant srsquoenfuir Camus ne douta pas un seul instant que

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La guerre des boutons Chapitre VIII

ces sales morveux eacutetaient encore en train laquo de lui en jouer une raquo il sesouvint du coup de lrsquoavant-veille ougrave lrsquoautre lui avait montreacute son derriegraveresans voiles et comme il se sentait drsquoattaque ce soir-lagrave il piqua un pas degymnastique pour rattraper le galopin

Suant et soufflant il arriva juste agrave point pour voir la nicheacutee desgaillards nus comme des vers fuir et disparaicirctre entre les buissons duhaut de la Saute tout en hurlant agrave son adresse des injures sur le sensdesquelles il nrsquoy avait pas agrave se meacuteprendre

mdash Vieux salaud putassier veacuterolard vieux bac heacute on trsquoemmhellip mdash Petits cochons ah deacutegoucirctants polissons mal eacuteleveacutes ripostait le

vieux reprenant sa course Ah que jrsquoen attrape un seulement je luicoupe les oreilles je lui coupe le nez je lui coupe la langue je lui coupehellip

Beacutedouin voulait tout couperMais pour en attraper un il aurait fallu avoir des jambes plus agiles

que ses vieilles guibolles il battit bien les buissons de tous cocircteacutes mais netrouva rien et suivit de loin agrave la voix une trace qursquoil crut bonne mais quidevait bientocirct lui faire faux bond elle aussi

Camus Grangibus et La Crique tous trois vecirctus pour proteacuteger le re-tour et la mise en tenue de leurs camarades avaient reacutealiseacute ce que Boulotavait eu un instant lrsquointention de faire et attireacute Zeacutephirin par les pacirctures deChasalans loin loin du cocircteacute de Velrans afin aussi de lui donner le changeet lui laisser croire sa faible vue aidant que crsquoeacutetaient les gamins du vil-lage ennemi qui eacutetaient les seuls coupables de cet attentat agrave sa digniteacute devieux deacutefenseur de la laquo Pacirctrie raquo et de repreacutesentant de la laquo loacirc raquo

Tous les signaux demeacutefiance et de ralliement eacutetant convenus drsquoavancele bois ennemi eacutetant deacutesert Camus et ses deux acolytes quand ils ju-gegraverent le moment venu cessegraverent de crier des injures agrave Beacutedouin firentun brusque crochet dans les champs longegraverent en rampant le mur de lapacircture agrave Fricot rentregraverent dans le bois et par la trancheacutee du haut vinrentdeacuteboucher dans les buissons du communal agrave une centaine de megravetres au-dessus du coude du chemin crsquoest-agrave-dire du champ de bataille

Il eacutetait bien deacutesert agrave ce moment-lagrave le champ de bataille et rien nrsquoyrappelait la lutte eacutepique de lrsquoheure preacuteceacutedente mais dans les buissonsdu bas ils entendirent le tirouit des Longevernes qui reacuteguliegraverement lesrappelait

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Gracircce agrave leur habile diversion en effet la troupe surprise avait pu rega-gner le camp que gardait Boulot et agrave la hacircte dare-dare remettre chemisesculottes et blousons et souliers Boulot affaireacute allait de lrsquoun agrave lrsquoautre ai-dant de toutes ses mains nrsquoayant pas assez de ses dix doigts pour rentrerles pans de chemises ajuster les bretelles boutonner les pantalons ra-masser les casquettes lacer des cordons de souliers et veiller agrave ce quepersonne ne perdicirct ni nrsquooubliacirct rien

En moins de cinq minutes jurant et grognant contre cette sacreacuteevieille fripouille de garde qui se trouvait toujours ougrave on ne le deman-dait pas les soldats de lrsquoarmeacutee ayant avec une juste satisfaction reacuteinteacute-greacute leurs pelures et demi-satisfaits drsquoune demi-victoire dans laquelle onnrsquoavait pas fait de prisonniers srsquoeacutechelonnaient du haut en bas en quatreou cinq groupes pour rappeler les trois eacuteclaireurs aux prises avec Beacutedouin

mdash Il me le paiera celui-lagrave faisait Lebrac oui il me le paiera Crsquoest pasla premiegravere fois que ccedila lui arrive de chercher agrave me faire des misegraveres Ccedilane peut pas se passer comme ccedila ou ben y aurait pus de bon Dieu pusde justice pus rien Ah non nom de Dieu non ccedila ne se passera pascomme ccedila

Et le cerveau de Lebrac ruminait une vengeance compliqueacutee et ter-rible et ses camarades eux aussi reacutefleacutechissaient profondeacutement

mdash Dis donc Lebrac proposa Tintin il y a ses pommes au vieux sion allait un peu lui caresser ses arbres agrave coups laquo drsquoavarchots raquo sup1 pendantqursquoil nous cherche agrave Chasalans hein qursquoen dis-tu

mdash Et lui faire sauter son carreacute de choux compleacuteta Tigibusmdash Lui casser ses carreaux fit Guerreuillasmdash Ccedila crsquoest des ideacutees convint Lebrac qui lui aussi avait la sienne

mais attendons les autres Et puis on ne peut guegravere faire ccedila de jour Desfois que si on eacutetait vu il pourrait bien nous faire aller en prison avec desteacutemoinshellip un vieux cochon comme ccedila que ccedila nrsquoa ni coeur ni entraillesfaut pas srsquoy fier vous savez Enfin on verra bien

mdash Tirouit interrogea-t-on dans les buissons du couchantmdash Les voici fit Lebrac et il imita agrave trois reprises le rappel de la perdrix

grise

1 Bout de bois qursquoon lance pour faire tomber les fruits

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Une forte saboteacutee frappant le sol agrave coups redoubleacutes lui apprit la venuedes trois eacuteclaireurs et le rassemblement agrave son poste des divers groupesdisseacutemineacutes par le coteau Quand tout le monde fut reacuteuni les coureurssrsquoexpliquegraverent

Zeacutephirin assuregraverent-ils jurait les tonnerre et les bordel de Dieucontre ces sales petits morpions de Velrans qui venaient emmerder leshonnecirctes gens jusque sur leur territoire et le pauvre bougre suait etsrsquoeacutepongeait et soufflait tel un carcan poussif qui tire une voiture de deuxmille en montant une leveacutee de grange rapide comme un toit

mdash Ccedila va bien affirma Lebrac Il veut repasser par ici faudra que quel-qursquoun reste pour le guetter

La Crique qui eacutetait deacutejagrave psychologue et logicien eacutemit une opinion mdash Il a eu chaud par conseacutequent il a soif donc il va srsquoen retourner

tout droit au pays pour aller prendre sa pureacutee chez Fricot lrsquoaubergisteFaudrait peut-ecirctre bien que quelqursquoun aille aussi par lagrave-bas

mdash Oui approuva le chef crsquoest vrai trois ici trois lagrave-bas les autresvont tous venir avec moi dans le bois du Teureacute maintenant jrsquosais ce qursquoilfaut faire

mdash Il en faudra un malin pregraves de chez Fricot continua-t-il La Criqueva y partir avec Chanchet et Pirouli vous jouerez aux billes sans avoirlrsquoair de rien

Boulot lui restera ici caleacute dans la carriegravere avec deux autres faudrabien regarder et bien eacutecouter ce qursquoil dira quand le vieux sera loin etqursquoon saura ce qursquoil va faire vous viendrez tous nous retrouver au boutde la vie sup2 agrave Donzeacute pregraves de la Croix du Jubileacute Alors on verra et je vousdirai de quoi il retourne

La Crique fit remarquer que ni lui ni ses camarades nrsquoavaient de billeset Lebrac geacuteneacutereusement lui en donna une douzaine (pour un sou monvieux) afin qursquoils pussent devant le garde soutenir convenablement leurrocircle

Et sur une derniegravere recommandation du chef La Crique plein deconfiance en soi ricana

mdash Trsquoembecircte pas ma vieille je me charge bien de lui monter le coup

2 Voie chemin

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La guerre des boutons Chapitre VIII

proprement agrave ce vieux trou du chellip lagrave La dislocation srsquoopeacutera sans tarderLebrac avec le gros de la troupe gagna le bois du Teureacute et sitocirct qursquoon y

fut ordonna agrave ses hommes drsquoarracher des grands arbres les plus longueschaicircnes de veacutellie ou veacuteliere (cleacutematite) qursquoils pourraient trouver

mdash Pour quoi faire demandegraverent-ils Pour fumer Ah ah on va fairedes cigares chouette

mdash Ne la cassez pas surtout reprit Lebrac et trouvez-en autant quevous pourrez vous verrez bien plus tard

Toi Camus tu grimperas aux arbres pour la deacutetacher tu monterashaut il en faut de longs bouts

mdash Pour ccedila je mrsquoen charge fit le lieutenantmdash Auparavant y en a-t-il qui auraient de la ficelle par hasard ques-

tionna le chefTous en avaient des morceaux drsquoune longueur variant de un agrave trois

pieds Ils les preacutesentegraverentmdash Gardez-les ndash Oui conclut-il en reacuteponse agrave une question inteacuterieure

qursquoil srsquoeacutetait poseacutee gardez-les et trouvons de la veacutellieDans la vieille coupe ce nrsquoeacutetait pas difficile agrave deacutecouvrir crsquoeacutetait ccedila qui

manquait le moins Le long des grands checircnes des foyards des charmesdes bouleaux des poiriers sauvages de presque tous les arbres les soupleset durs lacets montaient grimpaient srsquoaccrochaient par leurs feuilles envrilles aux fucircts noueux srsquoenroulaient serpents veacutegeacutetaux et vivaces pourescalader lrsquoazur conqueacuterir la lumiegravere et boire avec chaque aurore leurlampeacutee de soleil Il y avait en bas et presque partout sur le sol des vieillessouches grises dures et raides srsquoeacutecaillant en filaments comme du boeufbouilli trop cuit pour srsquoeffiler au sommet en fouets souples et reacutesistants

Camus grimpait Teacutetas et Guignard aussi ils formaient trois chan-tiers qui opeacuteraient simultaneacutement sous lrsquooeil vigilant de Lebrac

Ah crsquoeacutetait bientocirct fait lrsquoescaladeQuelque gros que fucirct lrsquoarbre Camus comme un lutteur antique lrsquoat-

taquait agrave bras le corps franchement souvent mecircme ses bras trop courtsnrsquoarrivaient pas agrave en eacutetreindre complegravetement le tronc

Qursquoimporte Ses mains aplaties srsquoaccrochaient comme des ventousesagrave tous les noeuds drsquoeacutecorce ses jambes se croisaient enlaccedilantes comme

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La guerre des boutons Chapitre VIII

des ceps de vigne tortus et une deacutetente solide de jarrets vous le projetaitdrsquoun seul coup agrave trente ou cinquante centimegravetres plus haut lagrave nouvelagrippement de mains nouvel arrimage de jarrets et en quinze ou vingtsecondes il accrochait la premiegravere branche

Alors ccedila ne traicircnait plus un reacutetablissement sur les avant-bras et lapoitrine drsquoabord puis les genoux arrivaient agrave hauteur de cette barre fixenaturelle et srsquoy installaient et puis les pieds ne tardaient pas agrave remplacerles genoux et la monteacutee jusqursquoau sommet srsquoopeacuterait ensuite aussi naturel-lement et facilement que par le plus commode des escaliers

La liane veacutegeacutetale tombait vite entre leurs mains car au pied de lrsquoarbreun camarade agrave lrsquoeustache tranchant rasait la tige au niveau du sol tandisque trois ou quatre autres gars tirant dessus avec toutes les preacutecautionsdrsquousage lrsquoamenaient agrave eux par degreacutes

Que de fois les petits bergers avaient fait cela en eacuteteacute agrave la Saint-Jean etenguirlandeacute de verdure et de fleurs des champs les cornes de leurs becirctes La cleacutematite le lierre les bleuets les coquelicots les marguerites les sca-bieuses mariaient leurs couleurs parmi la verdure sombre des couronnestresseacutees pour lesquelles on rivalisait drsquoingeacuteniositeacute et de goucirct et crsquoeacutetaitune joie le soir de voir revenir agrave pas pesants et faisant tinter leurs clo-chettes les bonnes vaches aux grands yeux limpides fleuries et couron-neacutees comme des marieacutees de mai

En rentrant on accrochait le bouquet au-dessus de la porte de la cui-sine parmi les grands clous de laquo baudrions raquo ougrave la panoplie luisante etrustique des faux jette ses feux sombres et on lrsquoy laissait sous lrsquoabri delrsquoauvent se desseacutecher jusqursquoagrave lrsquoanneacutee suivante et plus longtemps quel-quefois

Mais il ne srsquoagissait pas de cela aujourdrsquohuimdash Deacutepecircchons-nous pressa Lebrac qui voyait tomber la nuit et les

brouillards du couchant se lever sur le moulin de VelransEt ayant fait rassembler le butin apregraves srsquoecirctre livreacute mentalement agrave

des opeacuterations matheacutematiques compliqueacutees et avoir avec soin auneacute deses bras eacutetendus les liens dont on disposait il deacutecida le deacutepart pour lecarrefour de la Croix du Jubileacute en passant entre les haies de la vie agrave Donzeacute

Lebrac avait quatre morceaux de reacutesistance longs chacun drsquoenvirondix megravetres et huit autres plus petits

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Chemin faisant apregraves avoir soigneusement recommandeacute de ne pascasser les grands bouts il ordonna de nouer autant que possible les pe-tits deux agrave deux et cependant que seize soldats portaient ces engins decombat et que les autres les regardaient lui le chef se mit agrave reacutefleacutechirprofondeacutement jusqursquoagrave lrsquoarriveacutee au point de concentration

mdashQursquoest-ce qursquoon va faire Lebrac interrogeaient tour agrave tour les garsLa nuit tombait peu agrave peumdash Ccedila deacutepend reacutepondit eacutevasivement le chefmdash Il va bientocirct ecirctre temps de rentrer constata un des petitsmdash Les autres ne viennent pas ni Boulot ni La Crique mdashQursquoest-ce qursquoils font Qursquoest-ce qursquoagrave pu devenir le vieux On srsquoimpatientait enfin et lrsquoair mysteacuterieux du chef nrsquoeacutetait pas pour

calmer lrsquoeacutenervement geacuteneacuteral mdash Ah voici Boulot avec ses hommes srsquoesjouit Camusmdash Eh bien Boulot mdash Eh bien reprit lrsquoautre il a passeacute par la grand-route tout en bas

et on aurait pu lrsquoattendre longtemps si jrsquoavais pas eu lrsquooeil Il a ducirc re-descendre le bois et regagner la route par le petit sentier qui part de lasommiegravere

Nous lrsquoavons vu de la Carriegravere Il faisait des grands moulinets avecses bras tout comme Kinkin quand il est saoul Il doit ecirctre salement encolegravere

mdash Tigibus commanda Lebrac va voir ce que fait La Crique et tu zrsquoydiras de venir me dire tout de suite ce qui se passe

Tigibus docile partit au triple galop mais agrave trente sauts du groupeun laquo tirouit raquo discret lrsquoarrecircta

mdash Crsquoest toi La Crique Viens vite mon vieux viens vite dire ougrave queccedila en est

Ils arrivegraverent en quelques secondesLa Crique fut entoureacute et parlamdash Un quart drsquoheure avant rouge comme un coq Beacutedouin srsquoeacutetait

ameneacute alors qursquoils jouaient tous trois bien tranquillement aux billes de-vant chez Fricot

Tous en choeur lui avaient souhaiteacute le bonsoir et le vieux leur avaitdit

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mdashAgrave la bonne heure aumoins vous vous ecirctes de bons petits garccedilons crsquoest pas comme vos camarades un tas de salauds de grossiers je lesfoutrai dedans

La Crique avait regardeacute le garde avec des quinquets comme des portesde grange qui disaient sa stupeacutefaction puis il avait reacutepondu agraveM Zeacutephirinqursquoil devait sucircrement se tromper qursquoagrave cette heure tous leurs camaradesdevaient ecirctre rentreacutes chez eux ougrave ils aidaient la maman agrave faire les provi-sions drsquoeau et de bois pour le lendemain ou bien secondaient agrave lrsquoeacutecurie lepapa en train drsquoarranger les becirctes

mdash Ah qursquoavait fait Zeacutephirin Alorsse qui crsquoest donc qursquoeacutetait agrave la Sautetout agrave lrsquoheure

mdash Ccedila mrsquosieu le garde jrsquosais pas mais ccedila mrsquoeacutetonnerait pas que ccedilalaquo soye raquo les Velrans Hier encore tenez ils ont laquo acailleneacute raquo les deuxGibus quand ils retournaient au Vernois

laquo Crsquoest des gosses mal eacuteleveacutes on voit bien que crsquoest des cafards al-lez avait-il ajouteacute hypocritement flagornant lrsquoanticleacutericalisme du vieuxsoldat

mdash Je mrsquoen doutais n d Dhellip grogna Beacutedouin en grinccedilant ce qui luirestait de dents car on srsquoen souvient Longeverne eacutetait rouge et Velransblanc oui n d Dhellip je mrsquoen doutais les mal eacuteleveacutes crsquoest ccedila leur religionmontrer son cul aux honnecirctes gens Race de cureacutes race de brigands ah les salauds que jrsquoen attrape un

Et ce disant Zeacutephirin apregraves avoir souhaiteacute aux gosses de bien srsquoamu-ser et drsquoecirctre toujours sages eacutetait entreacute boire sa petite laquo pureacutee raquo chez Fricot

mdash Il crevait de soif continua La Crique aussi elle nrsquoa pas fait longfeu maintenant il sirote la seconde jrsquoai laisseacute Chanchet et Pirouli lagrave-baspour le surveiller et venir nous preacutevenir au cas ougrave il sortirait avant monretour

mdash Ccedila va tregraves bien conclut Lebrac se deacuteridant tout agrave fait Maintenantquels sont ceusses qui peuvent rester encore un petit moment ici Nousnrsquoavons pas besoin drsquoecirctre tous ensemble au contraire

Huit se deacutecidegraverent les chefs naturellementGambette parmi eux fut plus long agrave prendre une reacutesolution il habitait

loin lui Mais Lebrac lui fit remarquer que les Gibus restaient bien et quecomme crsquoeacutetait lui le plus leste on aurait sucircrement besoin de son concours

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Stoiumlque il se rendit aux raisons de son chef risquant la racleacutee paternellesi lrsquoalibi ne prenait pas

mdash Maintenant vous autres exposa Lebrac crsquoest pas la peine de vousfaire engueuler agrave la maison allez-vous-en on fera bien sans vous de-main on vous racontera comment que les choses se sont passeacutees ce soirvous nous gecircneriez plutocirct et dormez tranquilles le vieux va nous payerses dettes Surtout ajouta-t-il eacutecampillez-vous ne restez pas en bandeon pourrait peut-ecirctre se douter de laquo queacuteque chose raquo et il ne faut pas deccedila

Quand la bande fut reacuteduite agrave Lebrac Camus Tintin La Crique Boulotles deux Gibus et Gambette le chef exposa son plan

Ils allaient tous en silence leurs cordes de veacutellie agrave la main traicircnantderriegravere eux descendre la grande rue du village et les hommes deacutesigneacutes agravecet effet se placeraient aux endroits voulus entre deux fumiers se faisantface

Deux groupes de deux gars suffiraient pour tendre en travers de laroute au passage du garde les rets traicirctres qui le feraient treacutebucher rouleragrave terre et passer pour plus saoul encore qursquoil ne serait Il y aurait quatreendroits ougrave lrsquoon tendrait les embuscades

On descendit au fumier de chez Jean-Baptiste on laissa un lien et unautre agrave celui de chez Groscoulas Boulot et Tigibus devaient revenir audernier La Crique et Grangibus agrave lrsquoavant-dernier En attendant ils conti-nuegraverent tous agrave avancer et Boulot chef drsquoembuscade srsquoarrecircta avec soncamarade au fumier de chez Botot tandis que La Crique et son copainvenaient se poster agrave celui de chez Doni

Les autres allegraverent relever de leur faction Chanchet et Pirouli qursquoilsrenvoyegraverent drsquoabord et immeacutediatement dans leurs foyers Ensuite de quoiils srsquoen furent agrave travers les carreaux reluquer ce que faisait le vieux

Il en eacutetait agrave sa troisiegraveme absinthe et peacuterorait comme un deacuteputeacute sur sescampagnes reacuteelles ou imaginaires imaginaires plutocirct car on lrsquoentendaitdire laquo Oui un jour que je mrsquoen devais venir en permission depuis Algeragrave Marseille jrsquoarrive juste n de Dhellip que le bateau venait de partir

laquoQursquoest-ce que je fais ndash Y avait justement une bonne femme du pays

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La guerre des boutons Chapitre VIII

qui lavait la bueacutee sup3 au bord de la mer Je ne fais ni une ni deusse jrsquoy fousle nez dans un baquet je renverse son cuveau je saute dedans et avecma crosse de fusil je rame dans le laquo suillage raquo du bateau et je suis arriveacutequasiment avant lui agrave Marseille raquo

On avait le temps Gambette fut laisseacute en embuscade derriegravere un tasde fagots Il devait le moment venu preacutevenir les deux groupes ainsi queLebrac et ses acolytes de la sortie de Zeacutephirin

En attendant il put entendre le reacutecit de la derniegravere entrevue de Beacute-douin avec son vieux copain laquo lrsquoempereur raquo Napoleacuteon III

mdash Oui comme je passais agrave Paris pregraves des Tuileries je mrsquodemandais sijrsquoentrerais lui donner le bonjour quand jrsquosens quelqursquoun qui me tape surlrsquoeacutepaule Je me retournehellip

Crsquoeacutetait lui ndash Oh ce sacreacute Zeacutephirin qursquoil a fait comme ccedila se trouve Entrons on va boire la goutte

mdashGeacutenie ⁴ cria-t-il agrave lrsquoimpeacuteratrice crsquoest Zeacutephirin on va trinquer rincedeux verres

Les trois gaillards pendant ce temps remontaient le village et arri-vaient agrave la maison du garde

Par une lucarne de la remise Lebrac se glissa agrave lrsquointeacuterieur ouvrit agrave sescamarades une petite porte deacuterobeacutee et tous trois de couloir en couloirpeacuteneacutetregraverent dans lrsquoappartement de Beacutedouin ougrave un quart drsquoheure durantils se livregraverent agrave un mysteacuterieux travail parmi les arrosoirs les marmitesles lampes le bidon de peacutetrole les buffets le lit et le poecircle

Ensuite de quoi le tirouit de Gambette annonccedilant le retour de leurvictime ils se retiregraverent aussi discregravetement qursquoils eacutetaient entreacutes

Vivement ils accoururent au deuxiegraveme poste de Boulot ougrave ils arri-vegraverent bien avant la venue de ce dernier

Le pegravere Zeacutephirin apregraves avoir en effet une derniegravere fois encore raconteacuteagrave Fricot des histoires sur les laquo Arbis raquo et les laquo chacails raquo et parleacute deslaquo raquins raquo qui infectaient la rade drsquoAlger mecircme qursquoune de ces sales becirctesavait un jour qursquoils se baignaient coupeacute le laquo zobi raquo agrave un de ses camaradeset que la mer srsquoeacutetait toute teinte de sang partit en titubant et en traicircnant

3 Lavait la lessive4 Geacutenie abreacuteviation drsquoEugeacutenie

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La guerre des boutons Chapitre VIII

les semelles sous les regards amuseacutes du bistro et de sa femmeQuand il arriva vers chez Doni pouf il prit une premiegravere bucircche en

jurant des laquo tonnerre de Dieu raquo contre ce sale chemin que le pegravere Breacutedale cantonnier (un feignant qui nrsquoavait fait que sept ans et la campagnedrsquoItalie quelle foutaise ) entretenait salement mal Puis apregraves y avoir misle temps il se redressa et repartit

mdash Je crois qursquoil a sa malle jugea Fricot en refermant sa porteUn peu plus loin la liane de Boulot traicirctreusement tendue devant ses

pas le fit rouler dans le ruisseau de purin tandis que filaient en silenceemportant leur lien les deux teacuteneacutebreux machinateurs

Au fumier de chez Groscoulas il nemanqua pas non plus de reprendrela bucircche en sacrant de tous ses poumons contre ce salaud de pays ougrave lrsquoonnrsquoy voyait pas plus clair que dans le c drsquoune neacutegresse

Cependant les gens attireacutes par son vacarme sortaient sur le pas deleurs portes et disaient

mdash Eh bien je crois qursquoil a sa paille le vieux briscard ce soir pour unebelle cuite crsquoest une belle cuite

Et quinze ou vingt paires drsquoyeux purent constater que vingt pas plusloin le vieux meacuteconnaissant encore les lois de lrsquoeacutequilibre reprenait unede ces bucircches qui comptent dans la vie drsquoun poivrot

mdash Jrsquosuis pourtant pas saoul nom de Dieu beacutegayait-il en portant lamain agrave son front bossueacute et agrave son nez meurtri Jrsquoai presque rien bu Crsquoestla colegravere qui mrsquoa monteacute agrave la tecircte ah les salauds

Il nrsquoavait plus de genoux agrave son pantalon et il mit bien cinq minutes agravetrouver sa clef ensevelie au fond de sa poche sous son ample mouchoir agravecarreaux parmi son couteau sa bourse sa tabatiegravere sa pipe sa blague etsa boicircte drsquoallumettes

Enfin il entraLes curieux qui le suivirent au nombre desquels les huit moutards

constategraverent degraves ses premiers pas un vacarme drsquoarrosoirs renverseacutesCrsquoeacutetait preacutevu ils les avaient disposeacutes pour cela Enfin le vieux srsquoeacutetantfrayeacute tout de mecircme un passage arriva au reacuteduit creuseacute dans le mur ougrave illogeait ses allumettes

Il en frotta une sur son pantalon sur la boicircte sur le tuyau du poecirclesur le mur elle ne prit point il en frotta une deuxiegraveme puis une troi-

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La guerre des boutons Chapitre VIII

siegraveme une quatriegraveme une cinquiegraveme toujours sans reacutesultat malgreacute leschangements de frottoirs

mdash Frotte mon vieux ricanait Camus qui les avait toutes trempeacuteesdans lrsquoeau Frotte ccedila trsquoamusera

Las de frotter en vain Zeacutephirin en chercha une dans sa poche la frottalrsquoenflamma et voulut allumer sa lampe agrave peacutetrole mais la megraveche fut reacutecal-citrante elle aussi et ne voulut jamais prendre

Zeacutephirin par contre srsquoeacutechauffait mdash Sacreacute nom de Dieu de nom de Dieu de saloperie de putasserie de

vache Ah nom de Dieu tu ne veux pas prendre ah tu ne veux pasprendre vraiment ah oui crsquoest comme ccedila eh bien tiens nom de Dieu prends celle-lagrave saleteacute fit-il en la lanccedilant de toutes ses forces contre sonpoecircle ougrave elle se brisa avec fracas

mdash Mais il va foutre le feu agrave sa boicircte fit quelqursquounmdash Pas de danger pensait Lebrac qui avait remplaceacute le peacutetrole par un

reste de vin blanc traicircnant au fond drsquoune bouteilleApregraves cet exploit le vieux ambulant dans lrsquoobscuriteacute heurta son

poecircle renversa des chaises donna du pied dans les arrosoirs tituba parmiles marmites beugla jura injuria tout le monde tomba se releva sortitrentra et finalement fatigueacute et meurtri se coucha tout habilleacute sur sonlit ougrave un voisin le lendemain matin alla le trouver ronflant comme untuyau drsquoorgue au milieu drsquoun magnifique deacutesordre qui nrsquoeacutetait pas pourautant un effet de lrsquoart

Peu de temps apregraves on entendait dire par le village et Lebrac et lescopains en riaient sous cape que le pegravere Beacutedouin eacutetait laquo si tellement raquosaoul la veille au soir qursquoil eacutetait tombeacute huit fois en sortant de chez Fricotqursquoil avait tout renverseacute en rentrant chez lui casseacute sa lampe pisseacute au litet ch dans sa marmite

n

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Deuxiegraveme partie

De lrsquoargent

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CHAPITRE I

Le treacutesor de guerre

Lrsquoargent est le nerf de la guerre

Bismarck

L lendemain en se rendant agrave lrsquoeacutecole apprirentlambeau par lambeau lrsquohistoire du pegravere Zeacutephirin Le village toutentier en rumeur commentait joyeusement les diverses phases

de cette bachique eacutequipeacutee seul le heacuteros principal ronflant drsquoun som-meil drsquoivrogne ignorait encore les deacutegacircts commis dans son meacutenage et lescoups de mine dont sa conduite de la veille avait sapeacute sa reacuteputation

Dans la cour de lrsquoeacutecole le groupe des grands Lebrac au centre setordait de rire chacun racontant tregraves haut pour que le maicirctre entendicircttout ce qursquoil savait des histoires scabreuses qui couraient les rues et tousinsistaient avec force sur les deacutetails salaces et verts la marmite et lelit Ceux qui ne disaient rien riaient de toutes leurs dents et leurs yeuxorgueilleux luisaient drsquoun feu vainqueur car ils songeaient qursquoils avaient

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La guerre des boutons Chapitre I

tous plus ou moins coopeacutereacute agrave ces eacutequitables et dignes repreacutesaillesAh il pouvait gueuler maintenant Zeacutephirin Quel respect voulez-

vous qursquoon porte agrave un type qui se saoule laquo si tellement raquo qursquoon le ramasseplein comme une vache dans les fosses agrave purin de la commune et perd latramontane agrave un tel point qursquoil en vient agrave consideacuterer son lit comme unepissotiegravere et agrave prendre sa marmite pour un pot de chambre

Seulement en sourdine les plus grands les guerriers importantssollicitaient des explications et reacuteclamaient des deacutetails Bientocirct tousconnurent la part que chacun des huit avait eue dans lrsquooeuvre de ven-geance

Ils surent ainsi que le coup des arrosoirs et celui des allumettes eacutetaientde Camus Tintin guettant lrsquoarriveacutee et le signal de Gambette et que lesgrosses opeacuterations eacutetaient les fruits de lrsquoimagination de Lebrac

Le vieux srsquoapercevrait encore plus tard que le vin restant dans sa bou-teille avait un goucirct de peacutetrole il se demanderait quel cochon de chat avaitmis le nez dans son bol de cancoillotte sup1 et pourquoi ce reste de fricot drsquooi-gnons eacutetait si saleacutehellip

Oui et ce nrsquoeacutetait pas tout Qursquoil recommenccedilacirct seulement pour voiragrave emhellip nuyer Lebrac et sa troupe et on lui reacuteserverait queacuteque chose demieux encore et de plus soigneacute Le chef ruminait en effet de lui bouchersa chemineacutee avec de la marne de lui deacutemonter sa charrette et drsquoen fairedisparaicirctre les roues de venir lui laquo racircper la tuile raquo sup2 tous les soirs pendanthuit jours sans compter le pillage des fruits de son verger et la mise agrave sacde son potager

mdash Ce soir conclut-il on sera tranquille Il nrsquoosera pas sortir Drsquoabordil est tout laquo beugneacute raquo drsquoavoir piqueacute des tecirctes dans les rigoles et puis il aassez de travail chez lui Quand on a de la besogne chez soi on ne fourrepas le nez dans celle des autres

mdash Est-ce qursquoon va se remettre encore agrave poil questionna Boulotmdash Mais puisque nous ne seront pas embecircteacutes fit Lebrac bien sucircr

1 Fromage mou particulier agrave la Comteacute2 Racircper la tuile farce consistant agrave frotter une forte tuile contre la faccedilade exteacuterieure du

mur drsquoune maison Il se produit agrave lrsquointeacuterieur un vacarme mysteacuterieux drsquoautant plus mysteacute-rieux qursquoon le croit inteacuterieur et qursquoon ne peut en deacutecouvrir la source

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La guerre des boutons Chapitre I

mdashCrsquoest que hasardegraverent plusieurs voix mon vieux tu sais il ne faisaitguegravere chaud hier au soir on en eacutetait tout laquo rengremesilleacute raquo avant la charge

mdash Jrsquoavais la peau comme une poule deacuteplumeacutee moi deacuteclara Tintin etle zizi qui fondait laquo si tellement raquo que y en avait pus

mdash Et puis les Velrans ne veulent pas venir ce soir Hier ils ont tropeu le trac Ils ne savaient pas ce qui leur arrivait dessus Ils ont cru qursquoontombait de la lune

mdash Crsquoeacutetait pas ce qui manquait les lunes remarqua La Criquemdash Sucircrement que ce soir ils vont muser agrave ce qursquoils pourraient bien

trouver et on en serait pour se moisir lagrave-bas sur place mdash Si Beacutedouin ne vient pas ce soir il peut venir quelqursquoun drsquoautre (il

a ducirc blaguer chez Fricot) et on risque bien plus encore de se faire piger tout le monde nrsquoest pas aussi deacutecati que le garde

mdash Et puis nom de Dieu non je ne me bats plus agrave poil articula Guer-reuillas levant carreacutement lrsquoeacutetendard de la reacutevolte ou tout au moins de laprotestation irreacuteductible

Chose grave Il fut appuyeacute par de tregraves nombreux camarades qui srsquoeneacutetaient toujours remis docilement aux deacutecisions de Lebrac La raison dece deacutesaccord crsquoest que la veille au cours de la charge en plus du froidressenti ils srsquoeacutetaient en outre qui planteacute une eacutepine dans le pied qui eacutecor-cheacute les orteils sur des chardons ou blesseacute les talons en marchant sur descailloux

Bientocirct toute lrsquoarmeacutee bancalerait Ce serait du propre Non vraimentccedila nrsquoeacutetait pas un meacutetier

Lebrac seul ou presque de son opinion dut convenir que le moyenqursquoil avait preacuteconiseacute offrait en effet de notoires inconveacutenients et qursquoil se-rait bon drsquoen trouver un autre

mdashMais lequel Trouvez-en puisque vous ecirctes si malins reprit-il vexeacuteau fond du peu de succegraves en dureacutee qursquoavait eu son entreprise

On cherchamdash On pourrait peut-ecirctre se battre en manches de chemises proposa

La Crique les blouses au moins nrsquoauraient pas de mal et avec des ficellespour les souliers et des eacutepingles pour le pantalon on pourrait rentrer

mdash Pour te faire punir le lendemain par le pegravere Simon qui te dira quetu as une tenue deacutebrailleacutee et qui en preacuteviendra tes vieux hein Qui crsquoest

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La guerre des boutons Chapitre I

qui te remettra des boutons agrave ta chemise et agrave ton tricot Et tes bretelles mdash Non crsquoest pas un moyen ccedila Tout ou rien trancha Lebrac Vous ne

voulez pas de rien il faut tout gardermdash Ah fit La Crique si on avait quelqursquoun pour nous recoudre des

boutons et refaire les boutonniegraveres mdash Et aussi pour te racheter des cordons et des jarretiegraveres et des bre-

telles hein Pourquoi pas pour te faire pisser pendant que tu y es et puistorcher le laquo jacquot raquo agrave laquo mocieu raquo quand il a fini de se vider le boyaugras hein

mdash Ce qursquoil faut je vous le dis encore moi na laquo pisse que raquo vous netrouvez rien reprit Lebrac ce qursquoil nous faut crsquoest des sous

mdash Des sous mdash Oui bien sucircr parfaitement des sous Avec des sous on peut ache-

ter des boutons de toutes sortes du fil des aiguilles des agrafes des bre-telles des cordons de souliers du laquo lastique raquo tout que je vous dis tout

mdash Crsquoest bien vrai ccedila tout de mecircme mais pour acheter ce fourbi que tudis il faudrait qursquoon nous en donne beaucoup de sous prsquotrsquoecirctre bien centsous

mdash Merde une roue de brouette jamais on nrsquoaura ccedilamdash Pour qursquoon nous les donne drsquoun seul coup sucircrement non il nrsquoy

a pas agrave y compter mais eacutecoutez-moi bien insista Lebrac il y aurait unmoyen tout de mecircme drsquoavoir presque tout ce qursquoil nous faut

mdash Un moyen que tuhellipmdash Eacutecoute donc Crsquoest pas tous les jours qursquoon est fait prisonnier et

puis nous en rechiperons des prsquotits Migue la Lune et alorshellipmdash Alors mdash Alors nous les garderons leurs boutons leurs agrafes leurs bre-

telles aux peigne-culs de Velrans au lieu de couper les cordons on lesmettra de cocircteacute pour avoir une petite reacuteserve

mdash Il ne faut pas vendre la peau de lrsquoours avant de lrsquoavoir pris interrom-pit La Crique qui bien que jeune avait deacutejagrave des lettres Si nous voulonsecirctre sucircrs drsquoavoir des boutons et nous pouvons en avoir besoin drsquoun jouragrave lrsquoautre le meilleur est drsquoen acheter

mdash Trsquoas des ronds ironisa Boulot

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La guerre des boutons Chapitre I

mdash Jrsquoen ai sept dans une tirelire en forme de laquo guernouille raquo mais ilnrsquoy a pas agrave compter dessus la guernouille les deacutegobillera pas de sitocirct mamegravere sait laquo combien qursquoil y en a raquo elle garde le fourbi dans le buffet Elledit qursquoelle veut mrsquoacheter un chapeau agrave Pacircqueshellip ou agrave la Triniteacute et si jrsquoenfaisais couler un je recevrais une belle dingueacutee

mdash Crsquoest toujours comme ccedila bon Dieu ragea Tintin Quand on nousdonne des sous crsquoest jamais pour nous Faut absolument que les vieuxposent le grappin dessus Ils disent qursquoils font de grands sacrifices pournous eacutelever qursquoils en ont bien besoin pour nous acheter des chemises deshabits des sabots jrsquosais ti quoi moi mais je mrsquoen fous de leurs nippesje voudrais qursquoon me les donne mes ronds pour que je puisse acheterquelque chose drsquoutile ce que je voudrais du chocolat des billes du las-tique pour une fronde voilagrave mais il nrsquoy a vraiment que ceux qursquoon ac-croche par-ci par-lagrave qui sont bien agrave nous et encore faut pas qursquoils traicircnentlongtemps dans nos poches

Un coup de sifflet interrompit la discussion et les eacutecoliers se mirenten rang pour entrer en classe

mdash Tu sais confia Grangibus agrave Lebrac moi jrsquoai deux ronds qui sontagrave moi et que personne ne sait Crsquoest Theacuteodule drsquoOuvans qui est venu aumoulin et qui me les a donneacutes passe que jrsquoai tenu son cheval Crsquoest un chictype Theacuteodule il donne toujours queacuteque chosehellip tu sais bien Theacuteodulele reacutepublicain celui qui pleure quand il est saoul

mdash Taisez-vous Adonis ndash Grangibus eacutetait preacutenommeacute Adonis ndash fit lepegravere Simon ou je vous punis

mdash Merde fit Grangibus entre ses dentsmdash Qursquoest-ce que vous marmottez reprit lrsquoautre qui avait surpris le

tremblement des legravevres on verra comme vous bavarderez tout agrave lrsquoheurequand je vous interrogerai sur vos devoirs envers lrsquoEacutetat

mdash Dis rien souffla Lebrac jrsquoai une ideacuteeEt lrsquoon entraDegraves que Lebrac fut installeacute agrave sa place ses cahiers et ses livres devant

lui il commenccedila par arracher proprement une feuille double du milieude son cahier de brouillons Il la partagea ensuite par pliages successifsen trente-deux morceaux eacutegaux sur lesquels il traccedila il condensa cettecapitale interrogation

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La guerre des boutons Chapitre I

Hau unccedilou (traduire as-tu un sou )puis il mit sur chacun desdits morceaux ducircment plieacutes les noms

de trente-deux de ses camarades et poussant drsquoun seul coup de coudebrusque Tintin il lui glissa subrepticement et lrsquoune apregraves lrsquoautre lestrente-deux missives en les accompagnant de la phrase sacramentelle laquo Passe ccedila agrave ton voisin raquo

Ensuite sur une grande feuille il reacuteinscrivit ses trente-deux noms etpendant que le maicirctre interrogeait lui aussi du regard demandait suc-cessivement agrave chacun de ses correspondants la reacuteponse agrave sa questionpointant au fur et agrave mesure drsquoune croix (+) ceux qui disaient oui drsquountrait horizontal (-) ceux qui disaient non Puis il compta ses croix il y enavait vingt-sept

mdash Y a du bon pensa-t-il Et il se plongea dans de profondes reacuteflexionset de longs calculs pour eacutetablir un plan dont son cerveau depuis quelquesheures eacutebauchait les grandes lignes

Agrave la reacutecreacuteation il nrsquoeut point besoin de convoquer ses guerriers Tousvinrent drsquoeux-mecircmes immeacutediatement se placer en cercle autour de luidans leur coin derriegravere les cabinets tandis que les tout-petits deacutejagrave com-plices mais qui nrsquoavaient pas voix deacutelibeacuterative formaient en jouant unrempart protecteur devant eux

mdash Voilagrave exposa le chef Il y en a deacutejagrave vingt-sept qui peuvent payer etjrsquoai pas pu envoyer de lettre agrave tous Nous sommes quarante-cinq Quelssont ceux agrave qui je nrsquoai pas eacutecrit et qui ont aussi un sou agrave eux Levez lamain

Huit mains sur treize se dressegraverentmdash Ccedila fait vingt-sept et huit Voyons vingt-sept et huithellip vingt-huit

vingt-neuf trentehellip fit-il en comptant sur ses doigtsmdash Trente-cinq va coupa La Criquemdash Trente-cinq trsquoes bien sucircr ccedila fait donc trente-cinq sous Trente-

cinq sous crsquoest pas cent sous en effet mais crsquoest queacuteque chose Eh bien voici ce que je propose

On est en reacutepublique on est tous eacutegaux tous camarades tous fregraveres Liberteacute Eacutegaliteacute Fraterniteacute on doit tous srsquoaider hein et faire en sorte queccedila marche bien Alors on va voter comme qui dirait lrsquoimpocirct oui un im-pocirct pour faire une bourse une caisse une cagnotte avec quoi on achegravetera

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La guerre des boutons Chapitre I

notre treacutesor de guerre Comme on est tous eacutegaux chacun paiera une co-tisation eacutegale et tous auront droit en cas de malheur agrave ecirctre recousus etlaquo rarrangeacutes raquo pour ne pas ecirctre laquo zonzeneacutes raquo en rentrant chez eux

Il y a la Marie de chez Tintin qui a dit qursquoelle viendrait recoudre lefourbi de ceux qui seraient pris comme ccedila vous voyez on pourra y allercarreacutement Si on est chauffeacute tant pis on se laisse faire sans rien dire et aubout drsquoune demi-heure on rentre propre reboutonneacute retapeacute requinqueacuteet qui crsquoest qursquoest les cons Crsquoest les Velrans

mdash Ccedila crsquoest chouette Mais des sous on nrsquoen a guegravere tu sais Lebrac mdash Ah mais sacreacute nom de Dieu est-ce que vous ne pouvez pas faire

un petit sacrifice agrave la Patrie Seriez-vous des traicirctres par hasard Je pro-pose moi pour commencer et avoir tout de suite quelque chose qursquoondonne degraves demain un sou par mois Plus tard si on est plus riches et si onfait des prisonniers on ne mettra plus qursquoun sou tous les deux mois

mdash Mince mon vieux comme tu y vas Trsquoes donc laquo meacutellionnaire raquotoi Un sou par moi crsquoest des sommes ccedila Jamais je pourrai trouver unsou agrave donner tous les mois

mdash Si chacun ne peut pas se deacutevouer un tout petit peu crsquoest pas la peinede faire la guerre vaut mieux avouer qursquoon a de la pureacutee de pommes deterre dans les veines et pas du sang rouge du sang franccedilais nom de Dieu Ecirctes-vous des Alboches oui ou merde Je comprends pas qursquoon heacutesite agravedonner ce qursquoon a pour assurer la victoire moi je donnerai mecircme deuxrondshellip quand jrsquoen aurai

mdash Alors crsquoest entendu on va voterPar trente-cinq voix contre dix la proposition de Lebrac fut adopteacutee

Votegraverent contre naturellement les dix qui nrsquoavaient pas en leur posses-sion le sou exigible

mdash Pour ce qui est de votrsquoaffaire trancha Lebrac jrsquoy ai penseacute aussion reacuteglera ccedila agrave quatre heures agrave la carriegravere agrave Pepiot agrave moins qursquoon aille agravecelle ousqursquoon eacutetait hier pour se deacuteshabiller Oui on y sera mieux et plustranquilles

On mettra des sentinelles pour ne pas ecirctre surpris au cas ougrave par ha-sard les Velrans viendraient quand mecircme mais je ne crois pas

Allez ccedila va bien ce soir tout sera reacutegleacute

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La guerre des boutons Chapitre I

n

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CHAPITRE II

Faulte drsquoargent crsquoest doleurnon pareille

Toustefois il avoit soixante et trois maniegraveres drsquoen trouvertoujours agrave son besoing dont la plus honorable et la pluscommune estoit par faccedilon de larrecin furtivement faict

Rabelais (livre II chap XVI)

C ce soir-lagrave Il faisait un temps clair de nouvellelune La fine corne drsquoargent pacircle translucide encore aux der-niers rayons du soleil preacutedisait une de ces nuits brutales et

franches qui vous rasent les feuilles les derniegraveres feuilles claquant surleurs branches deacutesoleacutees comme les grelots fecircleacutes des cavales du vent

Boulot frileux avait rabattu sur ses oreilles son beacuteret bleu Tintinavait baisseacute les oreillegraveres de sa casquette les autres aussi srsquoingeacuteniaient agravelutter contre les eacutepines de la bise seul Lebrac nu-tecircte tanneacute encore du

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La guerre des boutons Chapitre II

soleil drsquoeacuteteacute la blouse ouverte faisait fi de ces froidures de rien du toutcomme il disait

Les premiers arriveacutes agrave la Carriegravere attendirent les retardataires et lechef chargea Teacutetas Tigibus et Guignard drsquoaller un moment surveiller lalisiegravere ennemie

Il confeacutera agrave Teacutetas les pouvoirs de chef et lui dit laquo Dedans raquo un quartdrsquoheure quand on sifflera si trsquoas rien vu tu monteras sur le checircne agrave Ca-mus et si tu ne vois rien encore crsquoest qursquoils ne viendront sucircrement pas alors vous reviendrez nous rejoindre au camp

Les autres dociles acquiescegraverent et pendant qursquoils allaient prendreleur quart de garde le reste de la colonne monta au repaire de Camus ougravelrsquoon srsquoeacutetait deacuteshabilleacute la veille

mdash Tu vois bien vieux constata Boulot qursquoon nrsquoaurait pas pu se deacutesha-biller aujourdrsquohui

mdash Crsquoest bon dit Lebrac du moment qursquoon a deacutecideacute de faire autrechose il nrsquoy a pas agrave revenir sur ce qui est passeacute

On eacutetait vraiment bien dans la cachette agrave Camus du cocircteacute de Velransau couchant et au midi et du cocircteacute du bas la carriegravere agrave ciel ouvert formaitun rempart naturel qui mettait agrave lrsquoabri des vents de pluie et de neige desautres cocircteacutes de grands arbres laissant entre eux et les buissons quelquespassages eacutetroits arrecirctaient les vents du nord et drsquoest pas chauds pour unliard ce soir-lagrave

mdash Asseyons-nous proposa LebracChacun choisit son siegravege Les grosses pierres plates srsquooffraient drsquoelles-

mecircmes il nrsquoy avait qursquoagrave prendre Chacun trouva la sienne et regarda lechef

mdash Crsquoest donc entendu articula ce dernier rappelant briegravevement levote du matin qursquoon va se cotiser pour avoir un treacutesor de guerre

Les dix panneacutes protestegraverent unanimementGuerreuillas ainsi nommeacute parce qursquoagrave cocircteacute du sien le regard de Gui-

gnard eacutetait drsquoun Adonis et que ses gros yeux ronds lui sortaient effroya-blement de la tecircte prit la parole au nom des sans-le-sou

Crsquoeacutetait le fils de pauvres bougres de paysans qui peinaient du 1ᵉʳ jan-vier agrave la Saint-Sylvestre pour nouer les deux bouts et qui naturellementnrsquooffraient pas souvent agrave leur rejeton de lrsquoargent de poche pour ses menus

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La guerre des boutons Chapitre II

plaisirsmdash Lebrac dit-il crsquoest pas bien tu fais honte aux pauvres Trsquoas dit

qursquoon eacutetait tous eacutegaux et tu sais bien que ccedila nrsquoest pas vrai et que moi queZozo que Bati et les autres nous ne pourrons jamais avoir un radis Jrsquosaisbien que trsquoes gentil avec nous que quand trsquoachegravetes des bonbons tu nousen donnes un de temps en temps et que tu nous laisses des fois leacutechertes raies de chocolat et tes bouts de reacuteglisse mais tu sais bien que si parmalheur on nous donne un rond le pegravere ou la megravere le prennent aussitocirctpour acheter des fourbis dont on ne voit jamais la couleur On te lrsquoa deacutejagravedit ce matin Y a pas moyen qursquoon paye Alors on est des galeux Crsquoestpas une reacutepublique ccedila na et je ne peux pas me soumettre agrave la deacutecision

mdash Nous non plus firent les neuf autresmdash Jrsquoai dit qursquoon arrangerait ccedila tonna le geacuteneacuteral et on lrsquoarrangera na

ou bien je ne suis plus Lebrac ni chef ni rien nom de Dieu laquo Eacutecoutez-moi tas drsquoandouilles puisque vous ne savez pas vous deacute-

grouiller tout seulslaquo Croyez-vous qursquoon mrsquoen donne agrave moi des ronds et que le vieux

ne me les chipe pas lui aussi quand mon parrain ou ma marraine ounrsquoimporte qui vient boire un litre agrave la maison et me glisse un petit ou ungros sou Ah ouiche Si jrsquoai pas le temps de me trotter assez tocirct et direque jrsquoai acheteacute des billes ou du chocolat avec le sou qursquoon mrsquoa donneacute on abientocirct fait de me le raser Et quand je dis que jrsquoai acheteacute des billes on meles fait montrer passe que si crsquoeacutetait pas vrai on me le ferait laquo renaquer raquole sou et quand on les a vues pan une paire de gifles pour mrsquoapprendreagrave deacutepenser mal agrave propos des sous qursquoon a tant de maux de gagner quandje dis que jrsquoai acheteacute des bonbons jrsquoai pas besoin de les montrer on mefout la torgnole avant en disant que je suis un deacutepensier un gourmandun goulu un goinfre et je ne sais quoi encore

laquo Voilagrave eh ben il faut savoir se deacutebrouiller dans la vie du monde etjrsquovas vous dire comment qursquoy faut srsquoy prendre

laquo Je parle pas des commissions que tout le monde peut reacuteussir agrave fairepour la servante du cureacute ou la femme au pegravere Simon ils sont si rapiatsqursquoils ne se fendent pas souvent je parle pas non plus des sous qursquoonpeut ramasser aux baptecircmes et aux mariages crsquoest trop rare et il nrsquoy apas agrave compter dessus mais voici ce que tout le monde peut faire

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La guerre des boutons Chapitre II

laquo Tous les mois le pattier sup1 srsquoamegravene sur la leveacutee de grange de Fricot etles femmes lui portent leurs vieux chiffons et leurs peaux de lapins moije lui donne des os et de la ferraille les Gibus aussi pas vrai Grangibus

mdash Oui oui mdash Contre ccedila il nous donne des images des plumes dans un petit ton-

neau des deacutecalcomanies ou bien un sou ou deux ccedila deacutepend de ce qursquoona mais il nrsquoaime pas donner des ronds crsquoest un sale grippe-sou qui nouscolle toujours des saloperies qui ne deacutecalquent pas contre de bons grosos de jambons et de la belle ferraille et puis ses deacutecalcomanies ccedila ne sert agraverien Il nrsquoy a qursquoagrave lui dire carreacutement selon ce qursquoon porte Je veux un rondou deux mecircme trois srsquoil y a beaucoup de fourbi Srsquoil dit non on nrsquoa qursquoagravelui reacutepondre Mon vieux trsquoauras peau de zeacutebi et remporter son truc ilveut bien vous rappeler ce sale juif-lagrave allez

laquo Je sais bien que des os et de la ferraille il nrsquoy en a pas des tas maisle meilleur crsquoest de chiper des pattes sup2 blanches elles valent plus cher queles autres et lui vendre le prix et au poids

mdash Crsquoest pas commode chez nous objecta Guerreuillas la megravere a ungrand sac sur le buffet et elle fourre tout dedans

mdash Trsquoas qursquoagrave tomber sur son sac et en faire un petit avec Crsquoest pastout Vous avez des poules tout le monde a des poules eh bien un jouron chipe un oeuf dans le nid un autre jour un autre deux jours apregraves untroisiegraveme on y va le matin avant que les poules aient toutes pondu vouscachez bien vos oeufs dans un coin de la grange et quand vous avez votredouzaine ou votrsquo demi-douzaine vous prenez bien gentiment un panieret tout comme si on vous envoyait en commission vous les portez agrave lamegravere Maillot elle les paye quelquefois en hiver jusqursquoagrave vingt-quatre sousla douzaine avec une demi il y a pour toute une anneacutee drsquoimpocirct

mdash Crsquoest pas possible chez nous affirma Zozo Ma vieille est si telle-ment agrave cheval sur ses geacutelines que tous les soirs et tous les matins elle valeur tacircter au cul pour sentir si elles ont lrsquooeuf Elle sait toujours drsquoavancecombien qursquoelle en aura le soir Srsquoil en manquait un ccedila ferait un beaurafut dans la cambuse

1 Chiffonnier2 Chiffons

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La guerre des boutons Chapitre II

mdash Y a encore un moyen qursquoest le meilleur Je vous le recommande agravetertous

laquo Voilagrave crsquoest quand le pegravere prend la cuite Jrsquosuis content moi quand jevois qursquoil graisse ses brodequins pour aller agrave la foire agrave Vercel ou agrave Baume

laquo Il dicircne bien lagrave-bas avec les ldquomontagnonsrdquo ou les ldquopays basrdquo il boitsec des apeacuteritifs des petits verres du vin boucheacute en revenant il srsquoarrecircteavec les autres agrave tous les bouchons et avant de rentrer il prend encorelrsquoabsinthe chez Fricot Ma megravere va le chercher elle est pas contente ellegrogne ils srsquoengueulent chaque fois puis ils rentrent et elle lui demandecombien qursquoil a deacutepenseacute Lui il lrsquoenvoie promener en disant qursquoil est lemaicirctre et que ccedila ne la regarde pas et puis il se couche et fout ses habitssur une chaise Alors moi pendant que la megravere va fermer les portes etldquoclairer les becirctesrdquo je fouille les poches et la bourse

Il ne sait jamais au juste ce qursquoil y a dedans alors crsquoest selon je prendsdeux sous trois sous quatre sous une fois mecircme jrsquoai chipeacute dix sousmais crsquoest trop et jrsquoen reprendrai jamais autant parce que le vieux srsquoenest aperccedilu

mdash Alors il trsquoa foutu la peigneacutee eacutemit Tintinmdash Penses-tu crsquoest la megravere qui a reccedilu la danse il a cru que crsquoeacutetait elle

qui lui avait refait sa piegravece et il lui a passeacute queacuteque chose comme engueu-lade

mdash Ccedila crsquoest vraiment un bon truc convint Boulot qursquoen dis-tu Bati mdash Je dis moi que ccedila ne me servira agrave rien du tout le truc agrave Lebrac

passe que mon pegravere ne se saoule jamaismdash Jamais srsquoexclama en choeur toute la bande eacutetonneacuteemdash Jamais reprit Bati drsquoun air navreacutemdash Ccedila fit Lebrac crsquoest unmalheur mon vieux oui un grandmalheur

un vrai malheur et on nrsquoy peut rienmdash Alors mdash Alors trsquoas qursquoagrave rogner quand trsquoiras en commission Je laquo mrsquoes-

plique raquo quand tu as une piegravece agrave changer tu cales un sou et tu dis que tulrsquoas perdu Ccedila te coucirctera une gifle ou deux mais on nrsquoa rien pour rien ence bas monde et puis on gueule avant que les vieux ne tapent on gueuletant qursquoon peut et ils nrsquoosent pas taper si fort quand crsquoest pas une piegravecepar exemple quand crsquoest de la chicoreacutee que tu vas acheter il y a des pa-

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La guerre des boutons Chapitre II

quets agrave quatre sous et agrave cinq sous eh bien si trsquoas cinq sous tu prends unpaquet de quatre sous et tu dis que ccedila a augmenteacute si on trsquoenvoie ache-ter pour deux sous de moutarde tu nrsquoen prends que pour un rond et turacontes qursquoon ne trsquoa donneacute que ccedila Mon vieux on ne risque pas grand-chose la megravere dit que lrsquoeacutepicier est un filou et une fripouille et cela passecomme ccedila

laquo Et puis enfin agrave lrsquoimpossible personne nrsquoest tenu Quand vous au-rez trouveacute des sous vous payerez si vous ne pouvez pas tant pis enattendant on srsquoarrangera autrement

laquo Nous avons besoin de sous pour acheter du fourbi eh bien quandvous trouverez un bouton une agrafe un cordon un lastique de la ficelleagrave rafler foutez-les dedans votre poche et aboulez-les ici pour grossir letreacutesor de guerre

laquo On estimera ce que cela vaut en tenant compte que crsquoest du vieuxet pas du neuf Celui qui gardera le treacutesor tiendra un calepin sur lequel ilmarquera les recettes et les deacutepenses mais ccedila serait bien mieux si chacunarrivait agrave donner son sou Peut-ecirctre que plus tard on aurait des eacutecono-mies une petite cagnotte quoi et qursquoon pourrait se payer une petite fecircteapregraves une victoire

mdash Ce serait eacutepatant ccedila approuva Tintin Des pains drsquoeacutepices du cho-colathellip

mdash Des sardines mdash Trouvez drsquoabord les ronds hein repartit le geacuteneacuterallaquo Voyons il faut ecirctre bien nouille apregraves tout ce que je viens de vous

dire pour ne pas arriver agrave deacutegoter un radis tous les moismdash Crsquoest vrai approuva le choeur des posseacutedantsLes purotins enflammeacutes par les reacuteveacutelations de Lebrac acquiescegraverent

cette fois agrave la proposition drsquoimpocirct et juregraverent que pour le mois prochainils remueraient ciel et terre pour payer leur cotisation Pour le mois cou-rant ils srsquoacquitteraient en nature et remettraient tout ce qursquoils pourraientaccrocher entre les mains du treacutesorier

Mais qui serait treacutesorier Lebrac et Camus en qualiteacute de chef et de sous-chef ne pouvaient rem-

plir cet emploi Gambette manquant souvent lrsquoeacutecole ne pouvait lui nonplus occuper ce poste drsquoailleurs ses qualiteacutes de liegravevre agile le rendaient

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La guerre des boutons Chapitre II

indispensable comme courrier en cas de malheur Lebrac proposa agrave LaCrique de se charger de lrsquoaffaire La Crique eacutetait bon calculateur il eacutecri-vait vite et bien il eacutetait tout deacutesigneacute pour cette situation de confiance etce meacutetier difficile

mdash Je ne peux pas deacuteclina La Crique Voyons mettez-vous agrave ma placeJe suis lrsquoeacutecolier le plus pregraves du bureau du maicirctre agrave tout moment il voit ceque je fais Quand crsquoest-il alors que je pourrais tenir mes comptes Crsquoestpas possible Il faut que le treacutesorier soit dans les bancs du fond CrsquoestTintin qui doit lrsquoecirctre

mdash Tintin fit Lebraclaquo Oui apregraves tout mon vieux crsquoest toi qui dois prendre ccedila puisque

crsquoest la Marie qui viendra recoudre les boutons de ceux qui auront eacuteteacutefaits prisonniers Oui il nrsquoy a que toi

mdash Oui mais si je suis pris moi par les Velrans tout le treacutesor serafoutu

mdash Alors tu ne te battras pas tu resteras en arriegravere et tu regarderas faut bien savoir des fois faire des sacrifices ma vieille branche

mdash Oui oui Tintin treacutesorier Tintin fut eacutelu par acclamations et comme tout eacutetait reacutegleacute ou agrave peu

pregraves on alla voir au Gros Buisson ce que devenaient les trois sentinellesque dans la chaleur de la discussion on avait oublieacute de rappeler

Teacutetas nrsquoavait rien vu et ils blaguaient en fumant des tiges de cleacutematite on leur fit part de la deacutecision prise ils approuvegraverent et il fut convenuque degraves le lendemain tout le monde apporterait agrave Tintin sa cotisation enargent ceux qui pourraient et en nature les autres

n

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CHAPITRE III

La comptabiliteacute de Tintin

Il est vrai que jrsquoai donneacute depuis que je suis arriveacutee drsquoassezgrosses sommes un matin huit cents francs lrsquoautre jourmille francs un autre jour trois cents eacutecus

Lere de Mme de Seacutevigneacute agrave Mme de Grignan (15 juin 1680)

T arriveacutee dans la cour de lrsquoeacutecole commenccedila par preacute-lever aupregraves de ceux qui avaient leurs cahiers une feuille de pa-pier brouillard afin de confectionner tout de suite le grand livre

de caisse sur lequel il inscrirait les recettes et les deacutepenses de lrsquoarmeacutee deLongeverne

Il reccedilut ensuite des mains des cotisants les trente-cinq sous preacutevusempocha des payeurs en nature sept boutons de tailles et de formes di-verses plus trois bouts de ficelle et se mit agrave reacutefleacutechir profondeacutement

Toute la matineacutee le crayon agrave la main il fit des devis retranchant icirajoutant lagrave agrave la reacutecreacuteation il consulta Lebrac et Camus et La Crique les

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La guerre des boutons Chapitre III

principaux en somme srsquoenquit du cours des boutons du prix des eacutepinglesde sucircreteacute de la valeur de lrsquoeacutelastique de la soliditeacute compareacutee des cordonsde souliers puis en fin de compte reacutesolut de prendre conseil de sa soeurMarie plus verseacutee qursquoeux tous dans ces sortes drsquoaffaires et cette branchedu neacutegoce

Au bout drsquoune journeacutee de consultations et apregraves une contention drsquoes-prit qui faillit agrave plusieurs reprises lui meacuteriter des verbes et la retenueil avait barbouilleacute sept feuilles de papier puis dresseacute tant qursquoagrave peu pregraveset sauf modifications le projet de budget suivant qursquoil soumit le lende-main degraves lrsquoarriveacutee en classe agrave lrsquoexamen et agrave lrsquoapprobation de lrsquoassembleacuteegeacuteneacuterale des camarades

Budget de lrsquoarmeacutee de LongeverneBoutons de chemises 1 souBoutons de tricot et de veste 4 sousBoutons de culoe 4 sousCrochets de derriegravere pour paes de pantalons 4 sousFicelle de pain de sucre pour bretelles 5 sousLastique pour jarretiegraveres 8 sousCordons de souliers 5 sousAgrafes de blouses 2 sous

Total 33 sousReste en reacuteserve 2 sousen cas de malheur

mdash Et les aiguilles et le fil que trsquoas oublieacutes observa La Crique hein onserait des propres cocos si jrsquoy songeais pas avec quoi qursquoon se raccom-moderait

mdash Crsquoest vrai avoua Tintin alors changeons quelque chosemdash Jrsquosuis drsquoavis qursquoon garde les deux ronds de reacuteserve eacutemit Lebracmdash Ccedila oui approuva Camus crsquoest une bonne ideacutee on peut perdre

quelque chose une poche peut ecirctre perceacutee faut songer agrave toutmdash Voyons reprit La Crique on peut rogner deux sous sur les boutons

de tricot ccedila ne se voit pas le tricot Avec un bouton au-dessus deuxau plus ccedila tient assez il nrsquoy a pas besoin drsquoecirctre boutonneacute tout du longcomme un artilleur

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La guerre des boutons Chapitre III

Et Camus dont le grand fregravere eacutetait dans lrsquoartillerie de forteresse et quibuvait ses moindres paroles entonna lagrave-dessus guilleret et agrave mi-voix cerefrain entendu un jour que leur soldat eacutetait venu en permission

Rien nrsquoest si beaursquoun artilleur sur un chameau Rien nrsquoest si vilainrsquoun fantassin sur une phellip Toute la bande eacuteprise de choses militaires et enthousiaste de nou-

veauteacute voulut apprendre aussitocirct la chanson que Camus dut reprendreplusieurs fois de suite et puis on en revint aux affaires et en conti-nuant lrsquoeacutepluchage du budget on trouva eacutegalement que quatrsquosous pourdes boucles ou crochets de pantalon crsquoeacutetait exageacutereacute il nrsquoen fallait jamaisqursquoune par falzar encore beaucoup de petits nrsquoavaient-ils pas de culotteavec patte bouclant derriegravere donc en reacuteduisant agrave deux sous ce chapitrecela irait encore et cela ferait quatre sous de disponibles agrave employer de lafaccedilon suivante

1 sou de fil blanc1 sou de fil noir2 sous drsquoaiguilles assortiesLe budget fut voteacute ainsi Tintin ajouta qursquoil prenait note des boutons

et des ficelles que lui avaient remis les payeurs en nature et que le len-demain son carnet serait en ordre Chacun pourrait en prendre connais-sance et veacuterifier la caisse et la comptabiliteacute agrave toute heure du jour

Il compleacuteta ses renseignements en confiant en outre que sa soeurMarie la cantiniegravere de lrsquoarmeacutee si on voulait bien avait promis de luiconfectionner un petit sac agrave coulisses comme ceux laquo ousqursquoon raquo mettaitles billes pour y remiser et concentrer le treacutesor de guerre Elle attendaitseulement de voir la quantiteacute que ccedila ferait pour ne le faire ni trop grandni trop petit

On applaudit agrave cette offre geacuteneacutereuse et la Marie Tintin bonne amiecomme chacun savait du geacuteneacuteral Lebrac fut acclameacutee cantiniegravere drsquohon-neur de lrsquoarmeacutee de Longeverne Camus annonccedila eacutegalement que sa cou-sine la Tavie sup1 des Planches se joindrait aussi souvent que possible agrave la

1 Octavie

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La guerre des boutons Chapitre III

soeur de Tintin et elle eut sa part dans le concert drsquoacclamations Ba-cailleacute toutefois nrsquoapplaudit pas il regarda mecircme Camus de travers Sonattitude nrsquoeacutechappa point agrave La Crique le vigilant et agrave Tintin le comptableet ils se dirent mecircme qursquoil devait y avoir du louche par lagrave-dessous

mdash Ce midi fit Tintin jrsquoirai avec La Crique acheter le fourbi chez lamegravere Maillot

mdash Va plutocirct chez la Jullaude conseilla Camus elle est mieux assortieqursquoon dit

mdash Crsquoest tous des fripouilles et des voleurs les commerccedilants tranchapour les mettre drsquoaccord Lebrac qui semblait avoir avec des ideacutees geacuteneacute-rales une certaine expeacuterience de la vie prends-en si tu veux la moitieacutechez lrsquoun la moitieacute chez lrsquoautre on verra pour une autre fois ousqursquoonest le moins eacutetrilleacute

mdash Vaudrait peut-ecirctre mieux acheter en gros deacuteclara Boulot il y auraitplus drsquoavantages

mdash Apregraves tout fais comme tu voudras Tintin trsquoes treacutesorier arrange-toi tu nrsquoas qursquoagrave montrer tes comptes quand tu auras fini nous on nrsquoapas agrave y fourrer le nez avant

La faccedilon dont Lebrac eacutemit cette opinion coupa la discussion qui eucirctpu srsquoeacuteterniser il eacutetait temps drsquoailleurs car le pegravere Simon intrigueacute deleur manegravege lrsquooreille aux eacutecoutes sans faire semblant de rien passait etrepassait pour essayer de saisir au vol quelque bribe de leur conversation

Il en fut pour ses frais mais il se promit de surveiller avec soin Lebracqui donnait des signes manifestes et extra-scolaires drsquoexaltation intellec-tuelle

La Crique ainsi appeleacute parce qursquoil eacutetait sec comme un coucou maispar contre eacuteveilleacute et observateur autant que tous les autres agrave la fois eacuteventala penseacutee dumaicirctre drsquoeacutecole Aussi comme Tintin se trouvait ecirctre en classele voisin du chef et que lrsquoun pinceacute lrsquoautre pourrait se trouver compromiset fort embarrasseacute pour expliquer la preacutesence dans sa poche drsquoune sommeaussi consideacuterable il lui confia qursquoil eucirct durant le cours de la seacuteance agrave semeacutefier du laquo vieux raquo dont les intentions ne lui paraissaient pas propres

Agrave onze heures Tintin et La Crique se dirigegraverent vers la maison de laJullaude et apregraves avoir salueacute poliment et demandeacute un sou de boutons dechemises ils srsquoenquirent du prix de lrsquoeacutelastique

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La guerre des boutons Chapitre III

La deacutebitante au lieu de leur donner le renseignement solliciteacute les fixadrsquoun oeil curieux et reacutepondit agrave Tintin par cette doucereuse et insidieuseinterrogation

mdash Crsquoest pour votre maman mdash Non intervint La Crique deacutefiant Crsquoest pour sa soeur Et comme

lrsquoautre toujours souriante leur donnait des prix il poussa leacutegegraverement ducoude son voisin en lui disant Sortons

Degraves qursquoils furent dehors La Crique expliqua sa penseacutee mdash Trsquoas pas vu cette vieille bavarde qui voulait savoir pourquoi com-

ment ousque quand et puis encore quoi Si nous avons envie que tout le village le sache bientocirct que nous avons

un treacutesor de guerre il nrsquoy a qursquoagrave acheter chez elle Vois-tu il ne faut pasprendre ce qursquoil nous faut tout drsquoun coup ou bien cela donnerait des soup-ccedilons il vaut mieux que nous achetions un jour une chose lrsquoautre jourune autre et ainsi de suite et quant agrave aller encore chez cette sale cabe-lagravejamais

mdash Ce qursquoil y a encore de mieux reacutepliqua Tintin vois-tu crsquoest drsquoen-voyer ma soeur Marie chez la megravere Maillot On croira que crsquoest ma megraverequi lrsquoenvoie en commission et puis tu sais elle srsquoy connaicirct mieux quenous pour ces affaires-lagrave elle sait mecircme marchander mon vieux trsquoes sucircrqursquoelle nous fera avoir la bonne mesure de ficelle et deux ou trois boutonspar-dessus

mdash Trsquoas raison convint La CriqueEt comme ils rejoignaient Camus sa fronde agrave la main en train de viser

desmoineaux qui picoraient sur le fumier du pegravereGugu ils luimontregraverentles boutons de chemise en verre blanc cousus sur un petit carton bleu il yen avait cinquante et ils lui confiegraverent qursquoagrave cela se bornaient leurs achatsdu moment lui donnegraverent les raisons de leur abstention prudente et luiaffirmegraverent que pour une heure tout serait quand mecircme acheteacute

De fait vers midi et demi comme Lebrac sortant de table se rendaiten classe les mains dans les poches en sifflant le refrain de Camus alorsfort agrave la mode parmi eux il aperccedilut lrsquoair tregraves affaireacute sa bonne amie qui sedirigeait vers la maison de la megravere Maillot par le traje des laquo Chemineacutees raquo

Comme personne nrsquoeacutetait agrave ce moment sur le pas de sa porte et qursquoellene le voyait pas il attira son attention par un laquo tirouit raquo discret qui la

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La guerre des boutons Chapitre III

preacutevint de sa preacutesenceElle sourit puis lui fit un signe drsquointelligence pour indiquer ougrave elle al-

lait et Lebrac tout joyeux reacutepondit lui aussi par un franc et large sourirequi disait la belle joie drsquoune acircme vigoureuse et saine

Dans la cour de lrsquoeacutecole dans le coin du fond tous les yeux des preacutesentsfixaient obstineacutement et impatiemment la porte espeacuterant drsquoinstant en ins-tant lrsquoarriveacutee de Tintin Chacun savait deacutejagrave que la Marie srsquoeacutetait chargeacuteede faire elle-mecircme les achats et que Tintin lrsquoattendait derriegravere le lavoirpour recevoir de ses mains le treacutesor qursquoil allait bientocirct preacutesenter agrave leurcontrocircle

Enfin il apparut preacuteceacutedeacute de La Crique et un ah geacuteneacuteral drsquoexclama-tion salua son entreacutee On se porta en masse autour de lui lrsquoaccablant dequestions

mdash As-tu le fourbi mdash Combien de boutons de veste pour un sou mdash Y en a-t-il long de ficelle mdash Viens voir les boucles mdash Est-ce que le fil est solide mdash Attendez nom de Dieu gronda Lebrac Si vous causez tous agrave la

fois vous nrsquoentendrez rien du tout et si tout le monde lui grimpe sur ledos personne ne verra Allez faites le cercle Tintin va tout nous montrer

On srsquoeacutecarta agrave regret chacun deacutesirant se trouver ecirctre le plus pregraves du treacute-sorier et palper si possible le butin Mais Lebrac fut intraitable et deacutefenditagrave Tintin de rien sortir de sa laquo profonde raquo avant qursquoil ne fucirct absolumentdeacutegageacute

Quand ce fut fait le treacutesorier triomphant tira un agrave un de sa pochedivers paquets enveloppeacutes de papier jaune et deacutenombra

mdash Cinquante boutons de chemise sur un carton mdash Oh merde mdash Vingt-quatre boutons de culotte mdash Ah ah mdash Neuf boutons de tricot un de plus que le compte ajouta-t-il vous

savez qursquoon nrsquoen donne que quatre pour un soumdash Crsquoest la Marie expliqua Lebrac qui lrsquoa eu en marchandantmdashQuatre boucles de pantalon

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Un bon megravetre de lastique Et Tintin lrsquoeacutetendit pour faire voir qursquoonnrsquoeacutetait pas grugeacute

mdash Deux agrafes de blouse mdash Sont-elles belles hein fit Lebrac qui songeait que lrsquoautre soir srsquoil

en avait eu une peut-ecirctre enfinhellip brefhellipmdash Cinq paires de cordons de souliers rencheacuterit Tintinmdash Dix megravetres de ficelle plus un grand bout de rabiot qursquoelle a eu parce

qursquoelle achetait pour beaucoup agrave la fois mdash Onze aiguilles une de plus que le compte et une pelote de fil noir

et une de blanc Agrave chaque exposition et deacutenombrement des oh et des ah des foutre

des merde exclamatifs et admiratifs saluaient le deacuteballement de lrsquoachatnouveau

mdash Chicot srsquoeacutecria tout agrave coup Tigibus comme srsquoil eucirct joueacute agrave pour-suivre un camarade mais agrave ce signal drsquoalarme annonccedilant lrsquoarriveacutee dumaicirctre tout le monde se mecircla tandis que Tintin fourrait pecircle-mecircle et en-tassait dans sa poche les divers articles qursquoil venait de deacuteballer

La chose se fit si naturellement et drsquoune faccedilon si prompte que lrsquoautrenrsquoy vit que du feu et srsquoil remarqua quelque chose ce fut lrsquoeacutepanouissementgeacuteneacuteral de toutes ces frimousses qursquoil avait vues lrsquoavant-veille si sombreset si fermeacutees

mdash Crsquoest eacutetonnant pensa-t-il combien le temps le soleil lrsquoorage lapluie ont drsquoinfluence sur lrsquoacircme des enfants Quand il va tonner ou pleu-voir on ne peut pas les tenir il faut qursquoils bavardent et se chamaillent etse remuent quand une seacuterie de beau temps srsquoannonce ils sont naturelle-ment travailleurs et dociles et gais comme des pinsons

Brave homme qui ne soupccedilonnait guegravere les causes occultes et pro-fondes de la joie de ses eacutelegraveves et le cerveau farci de peacutedagogies fumeusescherchait midi agrave quatorze heures

Comme si les enfants vite au courant des hypocrisies sociales se li-vraient jamais en preacutesence de ceux qui ont sur eux une parcelle drsquoauto-riteacute Leur monde est agrave part ils ne sont eux-mecircmes vraiment eux-mecircmesqursquoentre eux et loin des regards inquisiteurs ou indiscrets Et le soleilcomme la lune nrsquoexerccedilaient sur eux qursquoune influence en lrsquooccurrence biensecondaire

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La guerre des boutons Chapitre III

Les Longevernes commencegraverent agrave se poursuivre agrave se laquo couratter raquodans la cour se disant lorsqursquoils se rejoignaient

mdash Alors ccedila y est crsquoest ce soir qursquoon leur zrsquoy fout mdash Ce soir voui mdash Ah nom de dious ils nrsquoont qursquoagrave venir qursquoest-ce qursquoon va leur pas-

ser Un coup de sifflet puis la voix naturellement rogue du maicirctre laquo Al-

lons en rangs deacutepecircchons-nous raquo interrompirent ces eacutevocations de ba-taille et ces perspectives de prouesses guerriegraveres futures

n

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CHAPITRE IV

Le retour des victoires

Reviendrez-vous un jour ocirc fiegraveres exileacutees

Seacuteb Ch Leconte(Le Masque de fer)

C fougue indescriptible animait les Longevernes rien nul souci nulle perspective facirccheuse nrsquoentravait leur en-thousiasme Les coups de trique ccedila passe et ils srsquoen fichaient

et quant aux cailloux on avait le temps presque toujours quand ils nevenaient pas de la fronde de Touegueule drsquoeacuteviter leur trajectoire

Les yeux riaient peacutetillants vifs dans les faces eacutepanouies par le rireles grosses joues rouges rebondies comme de belles pommes hurlaient lasanteacute et la joie les bras les jambes les pieds les eacutepaules les mains le coula tecircte tout remuait tout vibrait tout sautait en eux Ah ils ne pesaientpas lourd aux pieds les sabots de peuplier de tremble ou de noyer et leurclaquement sec sur le chemin durci eacutetait deacutejagrave une fiegravere menace pour les

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La guerre des boutons Chapitre IV

VelransIls se reacutecriaient srsquoattendaient se rappelaient se bousculaient se chi-

potaient srsquoexcitaient tels des chiens de chasse longtemps tenus agrave lrsquoat-tache qursquoon megravene enfin courir le liegravevre ou le goupil se mordillent lesoreilles et les jambes pour se feacuteliciter reacuteciproquement et se teacutemoignerleur joie

Crsquoeacutetait vraiment un enthousiasme entraicircnant que le leur Derriegravere leureacutelan vers la Saute derriegravere leur joie en marche comme agrave la suite drsquounemusique guerriegravere toute la vie jeune et saine du village semblait happeacuteeet emporteacutee les petites filles timides et rougissantes les suivirent jus-qursquoau gros tilleul nrsquoosant aller plus loin les chiens couraient sur leur flancen gambadant et en jappant les chats eux-mecircmes les prudents matoussrsquoavanccedilaient sur les murs drsquoenclos avec une vague ideacutee de les suivre lesgens sur le seuil des portes les interrogeaient du regard Ils reacutepondaienten riant qursquoils allaient srsquoamuser mais agrave quel jeu

Lebrac degraves la Carriegravere agrave Pepiot canalisa lrsquoenthousiasme en invitantses guerriers agrave bourrer leurs poches de cailloux

mdash Faudra nrsquoen garder sur soi qursquoune demi-douzaine dit-il et poser lereste agrave terre sitocirct qursquoon sera arriveacute car pour pousser la charge il ne srsquoagitpas de peser comme des sacs de farine

Si on manque de munitions six des petits prendront chacun deux beacute-rets et partiront les remplir agrave la carriegravere du Rat (crsquoest la plus pregraves du camp)Il deacutesigna ceux qui le cas eacutecheacuteant seraient chargeacutes du ravitaillement ouplutocirct du reacuteapprovisionnement des munitions Puis il fit exhiber agrave Tintinles diverses piegraveces du treacutesor de guerre afin que les camarades fussent toustranquilles et bien affermis et il donna le signal de la marche en avantlui prenant la tecircte et comme toujours servant drsquoeacuteclaireur agrave sa troupe

Son arriveacutee fut salueacutee par le passage drsquoun caillou qui lui frisa le front etlui fit baisser le cracircne il se retourna simplement pour indiquer aux autrespar un petit hochement de tecircte que lrsquoaction eacutetait commenceacutee Aussitocirct sessoldats srsquoeacutecampillegraverent et il les laissa se placer agrave leur convenance chacunagrave son poste habituel assureacute qursquoil eacutetait que leur flair guerroyeur ne seraitpas ce soir-lagrave mis en deacutefaut

Quand Camus fut jucheacute sur son arbre il exposa la situationIls y eacutetaient tous agrave leur lisiegravere les Velrans du plus grand au plus petit

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La guerre des boutons Chapitre IV

de Touegueule le grimpeur agrave Migue la Lune lrsquoexeacutecuteacutemdash Tant mieux conclut Lebrac ce sera au moins une belle bataillePendant un quart drsquoheure le flot coutumier drsquoinjures flua et reflua

entre les deux camps mais les Velrans ne bougeaient pas croyant peut-ecirctre que leurs ennemis nus pousseraient encore comme lrsquoavant-veilleune charge ce soir-lagrave Aussi les attendaient-ils de pied ferme bien amu-nitionneacutes qursquoils eacutetaient par un service reacutecemment organiseacute de galopinscharriant continuellement et agrave pleins mouchoirs des picotins de caillouxqursquoils allaient queacuterir aux roches du milieu du bois et venaient verser agrave lalisiegravere

Les Longevernes ne les voyaient que par intermittences derriegravere leurmur et derriegravere leurs arbres

Cela ne faisait guegravere lrsquoaffaire de Lebrac qui eucirct voulu les attirer tous unpeu en plaine afin de diminuer la distance agrave parcourir pour les atteindre

Voyant qursquoils ne se deacutecidaient pas vite il reacutesolut de prendre lrsquooffensiveavec la moitieacute de sa troupe

Camus consulteacute descendit et deacuteclara que pour cette affaire-lagrave crsquoeacutetaitlui que ccedila regardait Tintin par derriegravere se mangeait les sangs agrave les voirainsi se treacutemousser et srsquoagiter

Camus ne perdit point de temps La fronde agrave la main il fit prendrequatre cailloux pas plus agrave chacun de ses vingt soldats et commanda lacharge

Crsquoeacutetait entendu il ne devait pas y avoir de corps agrave corps on devaitseulement approcher agrave bonne porteacutee de lrsquoennemi qui serait sans douteeacutebahi de cette attaque lancer dans ses rangs une grecircle de moellons etbattre en retraite immeacutediatement pour eacuteviter la riposte qui serait sucircre-ment dangereuse

Espaceacutes de quatre ou cinq pas en tirailleurs Camus en avant tous sepreacutecipitegraverent et en effet le feu de lrsquoennemi cessa un instant devant cecoup drsquoaudace Il fallait en profiter Camus saisissant son cuir de frondeprit la ligne de mire et visa lrsquoAztec des Gueacutes tandis que ses hommesfaisant tournoyer leurs bras criblaient de cailloux la section ennemie

mdash Filons maintenant cria Camus en voyant la bande de lrsquoAztec seramasser pour lrsquoeacutelan

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La guerre des boutons Chapitre IV

Une voleacutee de pierres leur arriva sur les talons pendant que drsquoef-froyables cris pousseacutes par les Velrans leur apprenaient qursquoils eacutetaientpoursuivis agrave leur tour

LrsquoAztec ayant vu qursquoils nrsquoeacutetaient plus deacutevecirctus avait jugeacute inutile etsteacuterile une plus longue deacutefensive

Camus entendant ce vacarme et se fiant agrave ses jambes agiles se re-tourna pour voir laquo comme ccedila en allait raquo mais le geacuteneacuteral ennemi avaitavec lui ses meilleurs coureurs Camus eacutetait deacutejagrave un peu en retard sur lesautres il fallait filer et sec srsquoil ne voulait pas ecirctre pinceacute Ses boutons il lesavait non moins que sa fronde eacutetaient rudement convoiteacutes par la bandede lrsquoAztec qui lrsquoavait rateacute le soir de Lebrac

Aussi voulut-il jouer des jambesMalheur un caillou lanceacute terriblement un caillou de Touegueule

bien sucircr ah le salaud vint lui choquer violemment la poitrine lrsquoeacutebranlaet lrsquoarrecircta un instant Les autres allaient lui tomber dessus

mdash Ah nom de Dieu Foutu Et Camus en moins de temps qursquoil ne faut pour le dire et pour lrsquoeacutecrire

porta drsquoun geste deacutesespeacutereacute sa main agrave sa poitrine et tomba en arriegravere sanssouffle et la tecircte inerte

Les Velrans eacutetaient sur luiIls avaient suivi la trajectoire du projectile de Touegueule et remarqueacute

le geste de Camus ils le virent pacircle srsquoaffaler de tout son long sans motdire ils srsquoarrecirctegraverent net

mdash Srsquoil eacutetait tueacute hellipUn rugissement terrible le cri de rage et de vengeance de Longeverne

se fit entendre aussitocirct monta grandit emplit la combe et un brandis-sement fantastique drsquoeacutepieux et de sabres pointa deacutesespeacutereacutement sur leurgroupe

En une seconde ils eurent tourneacute bride et regagneacute leur abri ougrave ils setinrent de nouveau sur la deacutefensive le caillou agrave la main tandis que toutelrsquoarmeacutee de Longeverne arrivait pregraves de Camus

Agrave travers ses paupiegraveres demi-closes et ses cils papillotants le guerriertombeacute avait vu les Velrans srsquoarrecircter court devant lui puis faire demi-touret finalement srsquoenfuir

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La guerre des boutons Chapitre IV

Alors comprenant aux grondements furieux accourant agrave lui que lessiens venaient agrave la rescousse et les mettaient en fuite il rouvrit les yeuxsrsquoassit sur son derriegravere puis se releva paisiblement campa ses poings surses hanches et fit aux Velrans dont les tecirctes inquiegravetes apparaissaient agraveniveau du mur drsquoenceinte sa plus eacuteleacutegante reacuteveacuterence

mdash Cochon salaud ah traicirctre lacircche beuglait lrsquoAztec des Gueacutesvoyant que son prisonnier car il lrsquoeacutetait lui eacutechappait encore par ruse ah je trsquoy rechoperai je trsquoy rechoperai et tu nrsquoy couperas pas faineacuteant

Lors Camus tregraves calme et toujours souriant lrsquoarmeacutee de Longeverneeacutetonneacutee eacutetant derriegravere lui porta son index agrave sa gorge et le passa quatrefois drsquoarriegravere en avant du cou au menton puis pour compleacuteter ce que cegeste avait deacutejagrave drsquoexpressif se souvenant opportuneacutement que son grandfregravere eacutetait artilleur il se frappa vivement de la dextre sur la cuisse droiteretourna la main la paume en dehors le pouce agrave lrsquoouverture de la bra-guette

mdash Et ccedilui-lagrave reprit-il quand crsquoest-y que tu le choperas heacute trop becircte mdash Bravo bravo Camus ouhe ouhe ouhe hihan bouaou meuh

becirc couacirc keureukeukeue crsquoeacutetait lrsquoarmeacutee de Longeverne qui par des crisdivers teacutemoignait ainsi son meacutepris pour la sotte creacuteduliteacute des Velrans etses feacutelicitations au brave Camus qui venait de lrsquoeacutechapper belle et de leurjouer un si bon tour

mdash Trsquoas tout de mecircme reccedilu le gnon rugissait Touegueule ballotteacute desentiments divers content au fond de la tournure qursquoavaient prise leschoses et furieux cependant de ce que ce salaud de Camus qui lui avaitpour rien fichu la frousse eucirct eacutechappeacute au chacirctiment qursquoil meacuteritait si bien

mdash Toi mon petit reacutepliqua Camus qui avait son ideacutee laquo soye raquo tran-quille je te retrouverai

Et les cailloux commenccedilant agrave tomber parmi les rangs deacutecouverts desLongevernes armeacutes seulement de leurs triques ils firent prestement demi-tour et regagnegraverent leur camp

Mais lrsquoeacutelan eacutetait donneacute la bataille reprit de plus belle car les Velranscerneacutes furieux de leur deacuteconvenue ndash avoir eacuteteacute joueacutes railleacutes insulteacutes ccedilase paierait et tout de suite ndash voulurent reprendre lrsquooffensive

On avait deacutejagrave chipeacute le geacuteneacuteral ce serait bien le tonnerre de diable sion nrsquoarrivait pas encore agrave pincer quelques soldats

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La guerre des boutons Chapitre IV

mdash Ils vont revenir pensait LebracEt Tintin en arriegravere ne tenait pas en placeQuel sale meacutetier que drsquoecirctre

treacutesorier Cependant lrsquoAztec des Gueacutes ayant de nouveau rassembleacute ses hommes

surexciteacutes et furieux et pris conseil deacutecida drsquoun assaut geacuteneacuteralIl poussa un sonore et rugissant laquo La murie vous cregraveve raquo et triques

brandies bacirctons serreacutes srsquoeacutelanccedila dans la carriegravere toute son armeacutee aveclui

Lebrac nrsquoheacutesita pas davantage Il reacutepliqua par un laquoAgrave cul les Velrans raquoaussi sonore que le cri de guerre de son rival et les eacutepieux et les sabres deLongeverne pointegraverent encore une fois en avant leurs estocs durcis

mdash Ah Prussiens ah salauds ndash triples cochons ndash andouilles demerde ndash bacirctards de cureacutes ndash enfants de putains ndash charognards ndash pour-riture ndash civiliteacutes ndash crevures ndash calotins ndash sectaires ndash chats creveacutes ndashgaleux ndash meacutelinards ndash combisses ndash pouilleux telles furent quelques-unes des expressions qui srsquoentrecroisegraverent avant lrsquoabordage

Non on peut le dire les langues ne chocircmaient pas Quelques cailloux passegraverent encore en rafales frondonnant au-dessus

des tecirctes et une effroyable mecircleacutee srsquoensuivit on entendit des triques tom-ber sur des caboches des lances et des sabres craquer des coups de poingssonner sur les poitrines et des gifles qui claquaient et des sabots qui cas-saient et des gorges qui hurlaient pif paf pan zoum crac zop

mdash Ah traicirctre ah lacircche Et lrsquoon vit des heacuterissements de cheveluresdes armes casseacutees des corps se nouer des bras deacutecrire de grands cerclespour retomber de tout leur eacutelan et des poings projeteacutes en avant commedes bielles et des gigues agrave terre se deacutemenant srsquoagitant se treacutemoussantpour lancer des coups de tous cocircteacutes

Ainsi La Crique jeteacute bas degraves le deacutebut de lrsquoaction par une bourradeanonyme tournant sur une fesse faisait non pas tecircte mais pied agrave tous lesassaillants froissant des tibias broyant des rotules tordant des chevilleseacutecrasant des orteils martelant des mollets

Lebrac heacuterisseacute comme un marcassin col deacuteboutonneacute nu-tecircte latrique casseacutee entrait comme un coin drsquoacier dans le groupe de lrsquoAztecdes Gueacutes saisissait agrave la gorge son ennemi le secouait comme un pru-nier malgreacute une nicheacutee de Velrans suspendus agrave ses gregravegues et lui tirait les

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La guerre des boutons Chapitre IV

poils le giflait le calottait le bosselait puis ruait comme un eacutetalon fou aucentre de la bande et eacutecartait violemment ce cercle drsquoennemis

mdash Ah Je te tiens Nom de Dieu rugissait-il salaud tu nrsquoy coupespas jrsquote le jure trsquoy passeras quand je devrais te saigner je trsquoemmegraveneraiau Gros Buisson et trsquoy passeras que je te dis trsquoy passeras

Et ce disant le bourrant de coups de pieds et de coups de poings aideacutepar Camus et par Grangibus qui lrsquoavaient suivi ils emportegraverent litteacuterale-ment le chef ennemi qui se deacutebattait de toutes ses forces Mais Camus etGrangibus tenaient chacun un pied et Lebrac le soulevant sous les braslui jurait avec force noms de Dieu qursquoil lui serrerait la vis srsquoil faisait trople malin

Pendant ce temps les gros des deux troupes luttaient avec un acharne-ment terrible mais la victoire deacutecideacutement souriait aux Longevernes dansles corps agrave corps ils eacutetaient bons eacutetant bien racircbleacutes et robustes quelquesVelrans qui avaient eacuteteacute culbuteacutes trop violemment reculaient drsquoautreslacircchaient pied tant et si bien que lorsqursquoon vit le geacuteneacuteral lui-mecircme em-porteacute ce fut la deacutebandade et la deacuteroute et la fuite en deacutesordre

mdash Chopez-en donc chopez-en donc nom de Dieu Mais chopez-endonc rugissait Lebrac de loin

Et les guerriers de Longeverne srsquoeacutelancegraverent sur les pas des vaincusmais comme bien on pense les fuyards ne les attendirent point et lesvainqueurs ne poussegraverent pas trop loin leur poursuite trop curieux devoir comment on allait traiter le chef ennemi

n

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CHAPITRE V

Au poteau drsquoexeacutecution

Les ayant cloueacutes nus aux poteaux de couleurs

J-A Rimbaud (Le Bateau ivre)

B petite taille et drsquoapparence cheacutetive ce qui lui avaitvalu son surnom lrsquoAztec des Gueacutes nrsquoeacutetait pas un gars agrave se lais-ser faire sans reacutesistance Lebrac et les deux autres lrsquoapprirent

bientocirct agrave leurs deacutepensEn effet pendant que le geacuteneacuteral tournait la tecircte pour exciter ses soldats

agrave la poursuite le prisonnier tel un renard pieacutegeacute profite drsquoun instant derelacircchement pour se venger drsquoavance du supplice qui lrsquoattend saisit entreses macircchoires le pouce de son porteur et le mordit agrave si belles dents quecela fit sang Camus et Grangibus eux connurent en recevant chacun uncoup de soulier dans les cocirctes ce qursquoil en coucirctait agrave desserrer si peu que cesoit lrsquoeacutetreinte de la patte qursquoils avaient agrave maintenir entre leur bras et leurflanc

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La guerre des boutons Chapitre V

Lorsque Lebrac drsquoun maicirctre coup de poing en travers de la gueule delrsquoAztec lui eut fait lacirccher son pouce perceacute jusqursquoagrave lrsquoos il lui jura derechef agravegrand renfort de blasphegravemes et drsquoimpreacutecations que tout ccedila allait se payeret illico

Justement lrsquoarmeacutee revenait agrave eux sans autre captif Oui crsquoeacutetait lrsquoAztecqui allait payer pour tous

Tintin qui srsquoapprocha pour le deacutevisager reccedilut un crachat en pleinefigure mais il meacuteprisa cette injure et ricana de la belle maniegravere en recon-naissant le geacuteneacuteral ennemi

mdash Ah crsquoest toi ah ben mon salaud tu nrsquoy coupes pas Cochon Si laMarie eacutetait seulement lagrave pour te tirer un peu les poils ccedila lui ferait plaisir ah tu baves serpent mais trsquoas beau baver crsquoest pas ccedila qui te rendra tesboutons ni doublera tes fesses

mdash Trouve la cordelette Tintin ordonna Camus on va le ficeler cesaucisson-lagrave

mdash Attache-lui toutes les pattes drsquoabord celles de derriegravere celles dedevant apregraves pour finir on le liera au gros checircne et on lui fera sa petiteaffaire Et je te promets que tu ne mordras plus et que tu ne baveras plusnon plus saligaud deacutegoucirctant fumier

Les guerriers qui arrivaient prirent part agrave lrsquoopeacuteration on commenccedilapar les pieds mais comme lrsquoautre ne cessait point de cracher sur tousceux qui approchaient agrave porteacutee de son jet de salive et qursquoil essayait mecircmede mordre Lebrac ordonna agrave Boulot de fouiller les poches de ce vilaincoco-lagrave et de se servir de son mouchoir pour lui boucher sa sale gueule

Boulot obeacuteit sous les postillons de lrsquoAztec dont il se garait drsquounemainautant que possible il tira de la poche du prisonnier un carreacute drsquoeacutetoffe decouleur indeacutecise qui avait ducirc ecirctre agrave carreaux rouges agrave moins qursquoil nefucirct blanc du temps pas tregraves lointain peut-ecirctre qursquoil eacutetait propre Mais celaquo tire-jus raquo nrsquooffrait plus maintenant aux yeux de lrsquoobservateur par suitede contacts avec des objets heacuteteacuteroclites tregraves divers et sans doute aussiles multiples usages auxquels il avait eacuteteacute voueacute propreteacute lien bacircillonbandeau baluchon coiffure bande de pansement essuie-mains porte-monnaie casse-tecircte brosse plumeau etc etc qursquoune teinte pisseuseverdacirctre ou grisacirctre rien moins qursquoattirante

mdash Bien elle est propre sa guenille fit Camus elle est encore pleine

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La guerre des boutons Chapitre V

de laquo chose raquo trsquoas pas honte deacutegoucirctant drsquoavoir une saleteacute pareille dansta poche Et tu dis que trsquoes riche

Quelle saloperie un mendiant nrsquoen voudrait point on ne sait pas parquel bout le prendre

mdash Ccedila ne fait rien deacutecida Lebrac Mettez-y en travers du meufion sup1 srsquoily a gras dedans il pourra le rebouffer y aura rien de perdu Et des poingseacutenergiques nouegraverent en arriegravere agrave la nuque le bacircillon sur les mandibulesde lrsquoAztec des Gueacutes qui fut bientocirct reacuteduit agrave lrsquoimmobiliteacute et au silence

mdash Tu mrsquoas fait fouailler lrsquoautre jour tu seras laquo aujordrsquohui raquo fesseacute agravecoups de verge toi aussi

mdash Oeil pour oeil dent pour dent profeacutera le moraliste La Criquemdash Allez Grangibus prends la verge et cingle Une petite seacuteance avant

le deacuteculottage pour le mettre en laquo vibrance raquo ce beau petit laquo mocieu raquoqui fait tant le malin

mdash Serrez-vous les autres eacutecartez le cercle Et Grangibus consciencieusement appliqua drsquoune baguette verte

flexible et lourde six coups sifflants sur les fesses de lrsquoautre qui sous sonbacircillon eacutetouffait de colegravere et de douleur

Quand ce fut fait Lebrac apregraves avoir pendant quelques instantsconfeacutereacute agrave voix basse avec Camus et Gambette qui srsquoeacuteloignegraverent sans sefaire remarquer srsquoeacutecria joyeusement

mdash Et maintenant aux boutons Tintin mon vieux preacutepare tes pochescrsquoest le moment crsquoest lrsquoinstant et compte bien tout et ne perds rien

Lebrac y alla prudemment Il convenait en effet de ne point deacuteteacuteriorerpar des mouvements trop brusques et des coups de couteau malhabilesles diverses piegraveces composant la ranccedilon de lrsquoAztec piegraveces qui devaientgrossir le treacutesor de guerre de lrsquoarmeacutee de Longeverne

Il commenccedila par les souliersmdash Oh oh fit-il un cordon neuf y a du bon mdash Salaud reprit-il bientocirct il est noueacute Et lentement lrsquooeil guettant les

liens de ficelle qui garantissaient son museau drsquoun coup de pied vengeuret qui eucirct eacuteteacute terrible il deacutelit laquo lrsquoemboueacutelage raquo deacutelaccedila le soulier et retira lecordon qursquoil remit agrave Tintin Puis il passa au deuxiegraveme et ce fut plus rapide

1 Mufle

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La guerre des boutons Chapitre V

Ensuite il remonta la jambe du pantalon pour srsquoemparer des jarretiegraveres eneacutelastique qui devaient tenir les bas

Ici Lebrac fut voleacute LrsquoAztec nrsquoavait qursquoune jarretiegravere lrsquoautre bas eacutetantmaintenu par unmeacutechant bout de tresse qursquoil confisqua quandmecircme nonsans grommeler

mdash Voleur va ccedila nrsquoa pas mecircme une paire de jarretiegraveres et ccedila fait lemalinQursquoest-ce qursquoil fait donc de ses sous ton pegravere ndash Il les boit Enfantde soulaud chien drsquoivrogne

Ensuite Lebrac veilla agrave ne pas oublier un bouton ni une boutonniegravereIl eut une joie au pantalon LrsquoAztec avait des bretelles agrave double patte eten bon eacutetat

mdashDu lusque sup2 fit-il sept boutons ce falzar Ccedila crsquoest bien lrsquoami Trsquoau-ras un coup de baguette en plus pour te remercier ccedila trsquoapprendra agrave nar-guer le pauvrsquo monde tu sais on nrsquoest pas chien non plus agrave Longevernepas chien de rien pas mecircme de coups de trique Ce qursquoil va ecirctre content lepremier de nous qui sera chopeacute drsquoavoir une si chouette paire de bretelles Merde jrsquoai quasiment laquo drsquoenvie raquo que ccedila laquo soye raquo moi

Pendant ce temps le pantalon deacutesustenteacute de ses boutons de sa boucleet de ses crochets deacutegringolait sur les bas deacutejagrave en accordeacuteon

Le tricot le gilet la blouse et la chemise furent agrave leur tour eacutechenilleacutesmeacutethodiquement on trouva mecircme dans le gousset du laquo mecton raquo unsou neuf qui alla dans la comptabiliteacute de Tintin se caser au chapitre laquo Reacuteserve en cas de malheur raquo

Et quand plusieurs inspections minutieuses eurent convaincu lesguerriers de Longeverne qursquoil nrsquoy avait plus rien mais rien de rien agrave grat-ter qursquoon eut mis de cocircteacute pour Gambette qui nrsquoen avait pas le couteaude lrsquoAztec on se deacutecida enfin avec toute la prudence deacutesirable agrave deacutelier lesmains et les pieds de la victime Il eacutetait temps

LrsquoAztec eacutecumait sous son bacircillon et tout vestige de pudeur eacuteteint parla souffrance ou eacutetouffeacute par la colegravere sans songer agrave remonter son pantalontombeacute qui laissait voir sous la chemise ses fesses rouges de la fesseacutee sonpremier soin fut drsquoarracher de sa bouche son malencontreux et terriblemouchoir

2 Luxe

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La guerre des boutons Chapitre V

Ensuite respirant preacutecipitamment il rassembla tout de mecircme sur sesreins ses habits et se mit agrave hurler des injures agrave ses bourreaux

Drsquoaucuns srsquoapprecirctaient agrave lui sauter dessus pour le fouailler de nou-veau mais Lebrac faisant le geacuteneacutereux et qui avait sans doute pour celases raisons les arrecircta en souriant

mdash Laissez-le gueuler ce petit si ccedila lrsquoamuse fit-il de son air gogue-nard il faut bien que les enfants srsquoamusent

LrsquoAztec partit traicircnant les pieds et pleurant de rage Naturellement ilsongea agrave faire ce qursquoavait fait Lebrac le samedi preacuteceacutedent il se laissa choirderriegravere le premier buisson venu et reacutesolu agrave montrer aux Longevernesqursquoil nrsquoeacutetait pas plus couillon qursquoeux se deacutevecirctit totalement mecircme de sachemise pour leur montrer son posteacuterieur

Au camp de Longeverne on y pensaitmdash Y va se foutrsquoe de nous encore tu vas voir Lebrac trsquoaurais ducirc le faire

laquo rerosser raquomdash Laissez laissez fit le geacuteneacuteral qui comme Trochu avait son planmdashQuand je te le disais nom de Dieu cria TintinEt en effet lrsquoAztec nu se leva drsquoun seul bond de derriegravere son buis-

son parut devant le front de bandiegravere des Longevernes leur montra ceqursquoavait dit Tintin et les traita de lacircches de brigands de cochons pourrisde couilles molles dehellip puis voyant qursquoils faisaient mine de srsquoeacutelancer pritson eacutelan vers la lisiegravere et fila comme un liegravevre

Il nrsquoalla pas loin le malheureuxhellipDrsquoun seul coup agrave quatre pas devant lui deux silhouettes patibulaires

et sinistres se dressegraverent lui barregraverent la voie de leurs poings projeteacutes enavant puis violemment se saisirent de sa personne et tout en le bourrantcopieusement de coups de pied le ramenegraverent de force au Gros Buissonqursquoil venait de quitter

Ce nrsquoeacutetait point pour des prunes que Lebrac avait confeacutereacute avec Ca-mus et Gambette il voyait clair de loin comme il disait et bien avantles autres il avait penseacute que son laquo boquezizi raquo lui jouerait le tour Aussilrsquoavait-il bonassement laisseacute filer malgreacute les objurgations des copainspour mieux le repincer lrsquoinstant drsquoapregraves

mdash Ah tu veux nous montrer ton cul mon ami ah tregraves bien fautpas contrarier les enfants nous allons le regarder ton cul mon petit et

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La guerre des boutons Chapitre V

toi tu le sentirasmdash Rattachez-le agrave son checircne ce jeune laquo galustreau raquo et toi Grangibus

retrouve la verge qursquoon lui marque un peu le bas du dosGrangibus geacuteneacutereux au possible y alla de ses douze coups plus un

de rabiot pour lui apprendre agrave venir les emmhellipbecircter le soir quand ils ren-traient

mdash Ce sera aussi pour que ccedila laquo soye raquo plus tendre et que notre Turc nese fasse pas mal aux dents quand il voudra mordre dans ta sale bidocheaffirma-t-il

Pendant ce temps Camus rectifiait le baluchon confisqueacute au prison-nier

Quand il eut les fesses bien rouges on le deacutelia de nouveau et Lebracceacutereacutemonieusement lui remit son paquet en disant

mdash Bon voyage monsieur le cul rouge et le bonsoir agrave vos poulesPuis revenant au ton naturel mdash Ah tu veux nous montrer ton cul mon ami eh bien montre-le ton

cul montre-le tant que tu voudras tu le montreras plus qursquoagrave ton saoulton cul va mon ami crsquoest moi Lebrac qui te le dis

Et lrsquoAztec deacutelivreacute fila cette fois sans mot dire et rejoignit son armeacuteeen deacuteroute

n

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CHAPITRE VI

Cruelle eacutenigme

S rsquo ce titre emprunteacute peut-on croire agrave M Paul Bourgetet si contrairement agrave lrsquousage adopteacute jusqursquoalors jrsquoai remplaceacute letexte toujours ceacutelegravebre placeacute en eacutepigraphe de mes chapitres par

un symbolique point drsquointerrogation que le lecteur ou la lectrice veuillebien croire que je nrsquoai voulu en lrsquooccurrence ni le mystifier ni surtout em-prunter en quoi que ce fucirct lrsquoinspiration des pages qui vont suivre au laquo tregravesillustre eacutecrivain raquo nommeacute plus haut Nul nrsquoignore drsquoailleurs et mon ex-cellent maicirctre OctaveMirbeau nous lrsquoa plus particuliegraverement et enmainteoccurrence fait savoir qursquoon ne commence agrave ecirctre une acircme du ressort deM Paul Bourget qursquoagrave partir de cent mille francs de rente il ne sauraitdonc je le reacutepegravete y avoir de rapport entre les heacuteros du distingueacute et glo-rieux acadeacutemicien et la saine et vigoureuse marmaille dont je me suis fait

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La guerre des boutons Chapitre VI

ici le tregraves simple et sincegravere historiographeLrsquoAztec des Gueacutes en arrivant parmi ses soldats nrsquoeut pas besoin de

raconter ce qui srsquoeacutetait passeacute Touegueule percheacute sur son arbre avait toutvu ou agrave peu pregraves Les coups de verge lrsquoembuscade la deacutegradation bouton-niegravere la fuite la reprise la deacutelivrance les camarades avaient veacutecu aveclui au bout de son fil si lrsquoon peut dire ces minutes terribles de souffrancedrsquoangoisse et de rage

mdash Faut srsquoen aller dit Migue la Lune rien moins que rassureacute et agrave quila peacutenible meacutesaventure de son chef rappelait sans qursquoil lrsquoavouacirct de bientristes souvenirs

mdash Faut drsquoabord rhabiller lrsquoAztec objectegraverent quelques voix Et lrsquoondeacutefit le baluchon Lesmanches de blouse deacutelieacutees on trouva les souliers lesbas le gilet le tricot la chemise et la casquette mais le pantalon nrsquoapparutpointhellip

mdash Mon pantalon Qui crsquoqursquoa mon laquo patalon raquo demanda lrsquoAztecmdash Il nrsquoest pas dedans deacuteclara Touegueule Tu lrsquoas pas perdu des fois

en laquo trsquoensauvant raquo mdash Faut aller le laquo sercher raquomdash laquo Ergardez raquo voir si vous ne le voyez pas On interrogea des yeux le champ de bataille Aucune loque gisant agrave

terre nrsquoindiquait le pantalonmdash Monte sur lrsquoarbre va fit lrsquoAztec agrave Touegueule tu verras peut-ecirctre

laquo ousqursquoil a tombeacute raquoLe grimpeur en silence escalada son foyardmdash Je ne vois rien deacuteclara-t-il apregraves un instant drsquoexamenlaquo Rien hellip non rienhellip mais es-tu sucircr de lrsquoavoir mis dedans quand tu

trsquoes deacuteshabilleacute au buisson mdash Bien sucircr que je lrsquoavais reacutepondit le chef tregraves inquietmdash Ousqursquoil a pu passer mdash Ah bon diousse ah les cochons srsquoexclama tout agrave coup Toue-

gueule Eacutecoutez mais eacutecoutez donc tas de bredouillards Les Velrans lrsquooreille tendue entendirent en effet tregraves distinctement

leurs ennemis srsquoen retournant chantant agrave pleins poumons ce refrain po-pulaire de circonstance agrave ce qursquoil semblait et moins reacutevolutionnaire quede coutume

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La guerre des boutons Chapitre VI

Mon pantalonEst deacutecousu Si ccedila continueOn verra le trouDe monhellip pantalonrsquoest deacutecousuhellipEt se penchant se tortillant se haussant agrave travers les branches pour

voir au loin Touegueule hurla plein de rage mdash Mais ils lrsquoont ton pantalon ils te lrsquoont chipeacute les sales salauds les

voleurs Je les vois ils lrsquoont mis au bout drsquoune grande perche en guise dedrapeau Ils sont bientocirct agrave la Carriegravere

Et le refrain arrivait toujours narquois aux oreilles eacutepouvanteacutees delrsquoAztec et de sa troupe

Si ccedila continueOn verra lrsquotrouDe monhellipLes yeux du chef srsquoagrandirent papillotegraverent se troublegraverent il pacirclit mdash Ben jrsquoen suis un propre pour rentrer Qursquoest-ce que je vais dire

Comment pourrai-je faire hellip Jamais je nrsquooserai traverser le villagemdash Faudra attendre la nuit noire eacutemit quelqursquounmdash On va tous se faire engueuler si on rentre en retard observa Migue

la Lunehellip Faut tacirccher de trouver queacuteque chosemdash Voyons avec ta blouse proposa Touegueule en la fermant bien

avec des eacutepingles peut-ecirctre qursquoon ne verrait pas grand-choseOn essaya apregraves avoir remis des ficelles aux souliers et une eacutepingle

au col de chemise mais va te faire fiche comme disait Tatti la blouse nedescendait mecircme pas jusqursquoagrave lrsquoourlet de la chemise de sorte que lrsquoAztecavait lrsquoair drsquoavoir mis un surplis noir sur une aube blanche ( )

mdash On dirait un cureacute refit Tatti sauf que crsquoest le contrairemdash Voui mais les cureacutes ne montrent pas non plus leurs guibolles

comme ccedila objecta Pissefroid mon vieux ccedila ne va pasSi tu mettais ta blouse comme un jupon en la liant sur tes reins on ne

verrait pas ton cul on ferait tous comme ccedila les gens croiraient que crsquoestpour srsquoamuser et tu pourrais arriver chez vous

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdashOui mais en rentrant on me dira de mettre ma blouse comme il fautet on verra Ah mes amis qursquoest-ce que je vais recevoir

mdash Allons toujours du cocircteacute du pays voilagrave qursquoil se fait tard on ne pourrapas aller agrave la priegravere on va tous se faire tamiser reprit Migue la Lune

Le conseil nrsquoeacutetait pas mauvais et la troupe sous bois chemina tristeet lente cherchant une combinaison qui permicirct au chef de regagner sanstrop drsquoencombres ses peacutenates

Au bord du fosseacute drsquoenceinte apregraves avoir descendu la trancheacutee trans-versale qui menait agrave la lisiegravere du bois la bande srsquoarrecircta et reacutefleacutechit

hellip Rienhellip personne ne trouvait rienhellipmdash Va falloir srsquoen aller larmoyaient les timides qui craignaient lrsquoire

pastorale et la racleacutee paternellemdash On va pas laisser le chef tout seul ici se reacutecria Touegueule eacutener-

gique devant le deacutesastreLrsquoAztec semblait tantocirct affoleacute tantocirct abrutimdash Ah si quelqursquoun pouvait seulement aller chez nous par derriegravere

et srsquoenfiler dans la chambre du fond Il y a mon vieux laquo falzar raquo qursquoestderriegravere la malle Si je lrsquoavais au moins

mdash Mon vieux si on allait lagrave-bas et qursquoon soit surpris par ta megravere oupar ton pegravere qursquoest-ce qursquoon zrsquoy dirait ils voudraient savoir ce qursquoon faitlagrave ils nous prendraient peut-ecirctre pour des voleurs crsquoest pas des coups agravefaire ccedila

mdash Bon Dieu de bon Dieu Qursquoest-ce que je vas faire ici laquo Vous allez me laisser tout seul mdash Jure pas comme ccedila tourna Migue la Lune tu ferais pleurer la Sainte

Vierge et ccedila porte malheurmdash Ah la Sainte Vierge elle fait des laquo miraques raquo agrave Lourdes qursquoon

dit si seulement elle me redonnait un pauvre petit vieux laquo patalon raquo Ding dong ding dong La priegravere sonnamdash On peut pas rester plus longtemps ccedila nrsquoavance agrave rien faut srsquoen

aller firent de nombreuses voixEt la moitieacute de la troupe se deacutebandant lacircchant son chef fila au triple

galop vers lrsquoeacuteglise pour ne pas ecirctre punie par le cureacutemdash Comment faire Seigneur Comment faire

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash Attendons qursquoil fasse nuit va consola Touegueule je resterai avectoi On sera tanneacutes tous les deux Crsquoest pas la peine que ceux-ci soientengueuleacutes avec nous

mdash Non ce nrsquoest pas la peine reacutepeacuteta lrsquoAztec Allez agrave la priegravere allez-vous-en et priez la sainte Vierge et saint Nicolas qursquoon ne laquo soye raquo pastrop sabouleacutes

Ils ne se le firent pas reacutepeacuteter et pendant qursquoils srsquoeacuteloignaient agrave touteallure deacutejagrave un peu en retard les deux compegraveres se regardegraverent

Touegueule tout agrave coup se frappa le frontmdash Ce qursquoon est becirctes tout de mecircme jrsquoai trouveacute mdash Dis oh dis vite fit lrsquoAztec suspendu aux legravevres de son copainmdash Voici mon vieux moi je peux pas aller chez vous mais toi tu vas

y aller toi mdash hellipmdash Voui mais oui je vas me deacuteculotter moi et te passer mon grimpant

et ma blouse Tu vas filer chez vous par derriegravere caler tes nippes deacutechi-reacutees en remettre des bonnes et me rapporter mes frusques Apregraves on srsquoenretournera On dira qursquoon eacutetait alleacute aux champignons et qursquoon eacutetait loinpar Chasalans si tellement loin qursquoon nrsquoa quasiment pas entendu sonnerAllez

Lrsquoideacutee parut geacuteniale agrave lrsquoAztec et sitocirct dit sitocirct fait Touegueule drsquounetaille leacutegegraverement supeacuterieure agrave celle de son ami lui enfila le pantalon dontil retroussa en dedans les deux jambes un peu longues il serra drsquoun cranla pattelette de derriegravere ceignit les reins du chef drsquoune ficelle et lui re-commanda de filer dare-dare et surtout de ne pas se faire voir

Et tandis que lrsquoAztec rasant les murs et les haies filait comme un che-vreuil vers son logis pour y conqueacuterir un autre pantalon lui Touegueulecacheacute dans le fosseacute du bois regardait de tous ses yeux et dans toutes lesdirections pour voir si lrsquoexpeacutedition avait quelque chance de reacuteussir

LrsquoAztec atteignit son gicircte escalada sa fenecirctre trouva un pantalon agravepeu pregraves semblable agrave celui qursquoil avait perdu des bretelles usageacutees unevieille blouse arracha les cordons de ses souliers du dimanche puis sansperdre le temps de se remettre en tenue ressauta dans le verger et parle mecircme chemin qursquoil eacutetait venu srsquoen fut agrave toute bride rejoindre son heacute-roiumlque compagnon accroupi grelottant derriegravere sonmur et serrant autant

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La guerre des boutons Chapitre VI

qursquoil le pouvait sa mince chemise de toile rude sur ses cuisses rougiesIls eurent en se revoyant un large rire silencieux comme en ont les

bons Peaux-Rouges dans les romans de Fenimore Cooper et sans perdreune minute ils eacutechangegraverent leurs vecirctements

Quand tous deux eurent reacuteinteacutegreacute leurs pelures personnelles lrsquoAztecayant enfin une chemise agrave boutons une blouse propre et des cordonsagrave ses souliers jeta un regard inquiet et meacutelancolique sur ses habits enlambeaux

Il songea que le jour ougrave sa megravere les deacutecouvrirait il recevrait sucircrementla pile et subirait lrsquoengueulade et peut-ecirctre la claustration agrave la chambre etau lit

Cette derniegravere consideacuteration lui fit aussitocirct prendre une reacutesolutioneacutenergique

mdash As-tu des allumettes demanda-t-il agrave Touegueulemdash Oui fit lrsquoautre pourquoi mdash Donne-mrsquoen une reprit lrsquoAztecEt ayant frotteacute le phosphore contre une pierre apregraves avoir reacuteuni en

une sorte de petit bucirccher expiatoire la blouse et la chemise teacutemoins de sadeacutefaite et de sa honte et sujets drsquoinquieacutetude pour lrsquoavenir il y mit le feusans heacutesitations afin drsquoeffacer agrave tout jamais le souvenir de ce jour neacutefasteet maudit

mdash Je mrsquoarrangerai pour ne pas avoir besoin de changer de pantalonreacutepondit-il agrave lrsquointerrogation de Touegueule Et jamais ma megravere nrsquoauralrsquoideacutee de croire qursquoil est foutu Elle pensera plutocirct qursquoil traicircne quelquepart derriegravere un meuble avec ma blouse et ma chemise

Ainsi tranquilles tous deux et rassureacutes lrsquoeacutenigme cruelle eacutetant deacutechif-freacutee et le chenilleux problegraveme reacutesolu ils attendirent le premier coup delrsquoangelus pour se mecircler aux camarades sortant de la priegravere qui furent toutsurpris de les rencontrer en tenue et ils rentregraverent chez eux comme srsquoilsen eacutetaient venus eux aussi

Si le cureacute nrsquoavait rien vu le tour eacutetait joueacute Il lrsquoeacutetaitPendant ce temps une autre scegravene se deacuteroulait agrave LongeverneArriveacute au vieux tilleul agrave cinquante pas de la premiegravere maison du vil-

lage Lebrac fit stopper sa troupe et demanda le silence

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash On va pas traicircner cette guenille par les rues affirma-t-il en deacutesi-gnant de lrsquooeil le pantalon de lrsquoAztec Les gens pourraient bien nous de-mander ougrave que crsquoest qursquoon lrsquoa eue et qursquoest-ce qursquoon leur zrsquoy dirait

mdash Faut la foutre dans un trou de purin conseilla Tigibus Hein toutde mecircme qursquoest-ce qursquoil va dire agrave leurs gens lrsquoAztec et qursquoest-ce que valui repasser sa megravere quand elle le verra rentrer cul nu

Perdre un mouchoir eacutegarer sa casquette casser un sabot nouer uncordon ccedila va bien ccedila se voit tous les jours ccedila vaut une ou deux paires declaques et encore quand crsquoest vieuxhellip mais perdre sa culotte on a beaudire ccedila ne se voit pas si souvent

mdash Mes vieux je voudrais pas ecirctre que de lui mdash Ccedila le dressera affirma Tintin dont les poches rebondies des deacute-

pouilles opimes attestaient un ample butinmdash Encore deux ou trois secousses comme ccedila fit-il en frappant sur ses

cuisses et on pourra se passer de payer la contribution de guerre onpourra faire la fecircte avec les sous

mdash Mais crsquote culotte qursquoest-ce qursquoon va en faire mdash La culotte trancha Lebrac laissons-la dans la caverne du tilleul

je mrsquoen sarge sup1 vous verrez bien demain seulement vous savez srsquoagitpas drsquoaller rancuser sup2 hein vous nrsquoecirctes pas des laveuses de lessive tacircchezde tenir vos langues Je veux vous faire bien rigoler demain matin Maissi le cureacute savait que crsquoest encore moi y voudrait peut-ecirctre pas me fairema premiegravere communion comme lrsquoanneacutee derniegravere passe que jrsquoavais laveacutemon encrier laquo dedans raquo le beacutenitier

Et il ajouta bravache en vrai fils drsquoun pegravere qui lisait Le Reacuteveil desCampagnes et Le Petit Brandon organes anticleacutericeux de la province

mdash Vous savez crsquoest pas que jrsquoy tienne agrave sa rondelle mais crsquoest pourfaire comme tout le monde

mdashQursquoest-ce que tu veux faire Lebrac interrogegraverent les camaradesmdash Rien que je vous ai dit Vous verrez bien demain matin allons-

nous-en chacun chez nousEt la deacutepouille de lrsquoAztec deacuteposeacutee dans le coeur caverneux du vieux

1 Charge2 Deacutenoncer

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La guerre des boutons Chapitre VI

tilleul ils srsquoen allegraverentmdash Tu reviendras ici apregraves les huit heures fit Lebrac agrave Camus Tu mrsquoai-

deras Et lrsquoautre ayant acquiesceacute ils srsquoen furent souper et eacutetudier leurs le-

ccedilonsApregraves le repas comme son pegravere sommeillait sur lrsquoalmanach du Grand

Messager boiteux de Strasbourg ougrave il cherchait des indications sur le tempsqursquoil ferait agrave la prochaine foire de Vercel Lebrac qui guettait ce momentgagna la porte sans faccedilons

Mais sa megravere veillaitmdash Ougrave vas-tu fit-ellemdash Je vais pisser un coup pardine reacutepondit-il naturellementEt sans attendre drsquoautre objection il passa dehors et ne fit qursquoun saut

si lrsquoon peut dire jusqursquoau vieux tilleul Camus qui lrsquoattendait vit malgreacutelrsquoobscuriteacute qursquoil avait des eacutepingles piqueacutees dans le devant de sa blouse

mdashQursquoest-ce qursquoon va faire questionna-t-il precirct agrave toutmdash Viens commanda lrsquoautre apregraves avoir pris le pantalon dont il fendit

de haut en bas le derriegravere et les deux jambesIls arrivegraverent sur la place de lrsquoeacuteglise absolument deacuteserte et silencieusemdash Tume passeras la guenille fit Lebrac en montant sur le coin du mur

ougrave se trouvait la grille de fer entourant le saint lieuIl y avait agrave lrsquoendroit ougrave eacutetait le chef une statue de saint (saint Joseph

croyait-il) aux jambes demi-nues poseacutee sur un petit pieacutedestal de pierreque le hardi gamin escalada en une seconde et sur lequel il se campa tantbien que mal agrave cocircteacute de lrsquoeacutepoux de la Vierge Camus lui tendit agrave bout debras le laquo grimpant raquo de lrsquoAztec et Lebrac se mit en devoir de culotter pres-tement laquo le petit homme de fer raquo Il eacutetendit sur les membres infeacuterieurs dela statue les jambes du pantalon les recousit par derriegravere avec quelqueseacutepingles et assura la ceinture trop large et fendue comme on sait en cei-gnant les reins de saint Joseph drsquoun double bout de vieille ficelle

Puis satisfait de son oeuvre il redescenditmdash Les nuits sont fraicircches eacutemit-il sentencieusement Comme ccedila saint

Joseph nrsquoaura plus froid aux guibolles Le pegravere bon Dieu sera content etpour nous remercier il nous fera encore chiper des prisonniers

mdash Allons nous coucher ma vieille

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La guerre des boutons Chapitre VI

Le lendemain les bonnes femmes la vieille du Potte la Grande Pheacute-mie la Griotte et les autres qui venaient comme drsquohabitude agrave la messe desept heures se signegraverent en arrivant sur la place de lrsquoeacuteglise scandaliseacuteesdrsquoune pareille profanation

mdash On avait mis une culotte agrave saint Joseph Le sacristain qui deacutevecirctit la statue apregraves avoir constateacute que lrsquoentre-

jambes nrsquoen eacutetait pas des plus propres et qursquoelle avait servi tout reacutecem-ment ne reconnut pourtant point dans ce vecirctement un pantalon porteacutepar un gosse de la paroisse

Son enquecircte meneacutee avec toute la vigueur et la promptitude deacutesirablesnrsquoeut pas de reacutesultats Les gamins interrogeacutes furent muets comme despoissons ou ahuris comme de jeunes veaux et le dimanche suivant lecureacute convaincu que cela venait de quelque sinistre association secregravetetonna du haut de la chaire contre les impies et les sectaires qui noncontents de perseacutecuter les gens de bien poussaient plus loin encore lesacrilegravege en essayant de ridiculiser les saints jusque dans leur propre mai-son

Les gens de Longeverne eacutetaient aussi eacutetonneacutes que leur cureacute et nul aupays ne se douta que saint Joseph avait eacuteteacute culotteacute avec le pantalon delrsquoAztec des Gueacutes conquis en combat loyal par lrsquoarmeacutee de Longeverne surles peigne-culs de Velrans

n

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CHAPITRE VII

Les malheurs drsquoun treacutesorier

Il nrsquoest pas toujours bon drsquoavoir un haut emploi

La Fontaine (Les Deux Mulets)

D matin le treacutesorier installeacute agrave sa place dans unbanc du fond et qui avait deacutejagrave cent fois et plus compteacute recompteacuteet reacutecapituleacute les diverses piegraveces du treacutesor commis agrave sa garde se

preacutepara agrave mettre agrave jour son grand livreIl commenccedila donc de meacutemoire agrave transcrire dans la colonne des re-

cettes ces comptes deacutetailleacutes LundiReccedilu de Guignard Un bouton de pantalonGrand comme le bras de laquo fisselle raquo de fouetReccedilu de Guerreuillas Une vieille jarretiegravere de sa megravere pour en faire une paire de rechange

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La guerre des boutons Chapitre VII

Trois boutons de chemiseReccedilu de Bati Une eacutepingle de sucircreteacuteUn vieux cordon de soulier en cuirReccedilu de Feacuteli Deux bouts de ficelle en tout grand comme moiUn bouton de vesteDeux boutons de chemiseMardiConquis agrave la bataille de la Saute sur le prisonnier lrsquoAztec des Gueacutes

chopeacute par Lebrac Camus et Grangibus Une bonne paire de cordons de souliersUne jarretiegravereUn bout de tresseSept boutons de pantalonUne boucle de derriegravereUne paire de bretellesUne agrafe de blouseDeux boutons de blouse en verre noirTrois boutons de tricotCinq boutons de chemiseatre boutons de giletUn souTotal du treacutesor Trois sous de reacuteserve en cas de malheur Soixante boutons de chemise mdashVoyons pensa-t-il est-ce que crsquoest bien soixante boutons Le vieux

ne me voit pas Si je recomptais Et il porta lamain agrave sa poche que gonflait la cagnotte eacuteparse etmecircleacutee agrave

ses possessions personnelles car la Marie nrsquoavait pas encore eu le tempsle travail devant se faire en cachette et son fregravere eacutetant rentreacute trop tard laveille de confectionner le sac agrave coulisses qursquoelle avait promis agrave lrsquoarmeacutee

Le mouchoir de Tintin formait tampon sur la poche des boutons Il letira sans trop reacutefleacutechir brusquement presseacute qursquoil eacutetait de veacuterifier lrsquoexac-titude de ses comptes ethellip patatrashellip de tous cocircteacutes roulant sur le plancher

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La guerre des boutons Chapitre VII

ainsi que des noisettes ou des billes les boutons du treacutesor srsquoeacuteparpillegraverentdans la salle

Il y eut une rumeur eacutetouffeacutee une houle de tecirctes se deacutetournantmdash Qursquoest-ce que crsquoest que ccedila questionna segravechement le pegravere Simon

qui avait deacutejagrave remarqueacute depuis deux jours les eacutetranges allures de soneacutelegraveve

Et il se preacutecipita pour constater de ses propres yeux la nature du deacutelitpeu confiant qursquoil eacutetait malgreacute toutes ses leccedilons de morale et lrsquohistoire deGeorge Washington et de la hachette dans la sinceacuteriteacute de Tintin ni desautres compegraveres

Lebrac nrsquoeut que le temps son camarade trop eacutemu nrsquoy pensant guegraverede rafler drsquoune main freacutemissante le carnet de caisse et de le fourrer vive-ment dans sa case

Mais ce geste nrsquoavait point eacutechappeacute agrave lrsquooeil vigilant du maicirctremdash Qursquoest-ce que vous cachez Lebrac Montrez-moi ccedila tout de suite

ou je vous fiche huit jours de retenue Montrer le grand livre mettre agrave deacutecouvert le secret qui faisait la force

et la gloire de lrsquoarmeacutee de Longeverne allons donc Lebrac eucirct mieux aimeacuteen chhellip faire des ronds de chapeaux comme disait eacuteleacutegamment le fregraverede Camus Pourtant huit jours de retenue hellip

Les camarades anxieusement suivaient ce duelLebrac fut heacuteroiumlque simplementIl souleva derechef le couvercle de sa case ouvrit son histoire de

France et tendit au pegravere Simon ndash sacrifiant sur lrsquoautel de la petite patrielongevernoise le premier gage si cher agrave son coeur de ses jeunes amours ndashil tendit agrave cette sinistre fripouille de maicirctre drsquoeacutecole lrsquoimage que la soeur deTintin lui avait donneacutee comme emblegraveme de sa foi une tulipe ou une pen-seacutee eacutecarlate sur champ drsquoazur avec on srsquoen souvient ce mot passionneacute souvenir

Lebrac se jura drsquoailleurs si lrsquoautre ne la deacutechirait pas immeacutediatementdrsquoaller la rechiper dans son bureau la premiegravere fois qursquoil serait de ba-layage ou que le maicirctre tournerait le pied pour une raison ou pour uneautre

Quelles eacutemotions nrsquoeacuteprouva-t-il pas lrsquoinstant drsquoapregraves quand lrsquoinstitu-teur regagna son estrade

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La guerre des boutons Chapitre VII

Mais la chute des boutons ne srsquoexpliquait guegravereLebrac dut avouer en bafouillant qursquoil troquait lrsquoimage contre des

boutonshellip Ce genre de neacutegoce nrsquoen restait pas moins bizarre et mysteacute-rieux

mdashQursquoest-ce que vous faites de tous ces boutons dans votre poche fitle pegravere Simon agrave Tintin Je parierais que vous les avez voleacutes agrave votre mamanJe vais la preacutevenir par un petit mothellip Attendez un peu nous verrons

laquo Pour commencer puisque vous troublez la classe vous resterez cesoir une heure en retenue tous les deux

mdash Une heure de retenue pensegraverent les autres Ah bien oui crsquoeacutetait dupropre Le chef et le treacutesorier pinceacutes Comment se battre

Depuis le jour de sa meacutesaventure et de sa deacutefaite Camus on le com-prend heacutesitait agrave assumer de nouveau les responsabiliteacutes de geacuteneacuteral enchef Si les Velrans venaient quand mecircme hellip ma foi mhellipiel pour eux

Il est vrai qursquoils avaient reccedilu la veille une telle pile qursquoil eacutetait fort peuprobable qursquoils revinssent ce jour-lagrave mais est-ce qursquoon sait jamais avecdes tocbloches sup1 pareils

mdash Ougrave sont-ils donc ces boutons reprit le pegravere Simon Il eut beau sebaisser et assujettir ses lunettes et regarder entre les bancs aucun boutonne tomba dans son champ visuel pendant lrsquoalgarade les copains pru-dents les avaient tous soigneusement et subrepticement ramasseacutes et ca-cheacutes au plus profond de leurs poches Impossible aumaicirctre de reconnaicirctrela nature et la quantiteacute des fameux boutons de sorte qursquoil resta dans ledoute

Mais en regagnant sa place sans doute pour se venger la vieille rosse il deacutechira en deux la belle image de la Marie Tintin et Lebrac en devintpourpre de rage et de douleur Neacutegligemment le maicirctre en laissa tom-ber un agrave un les deux deacutebris dans sa corbeille agrave papier et reprit sa leccediloninterrompue

La Crique qui savait agrave quel point Lebrac tenait agrave son image laissa fortopportuneacutement tomber son porte-plume et se baissant pour le ramasserchipa prestement les deux preacutecieux morceaux qursquoil cacha dans un livre

Puis voulant faire plaisir agrave son chef il recolla en cachette avec des

1 Toqueacutes

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La guerre des boutons Chapitre VII

rognures de timbre-poste les deux fragments deacutesunis et agrave la reacutecreacuteationmecircme les remit agrave Lebrac qui surpris au suprecircme degreacute faillit en pleurerde joie et drsquoeacutemotion et ne sut comment remercier ce bon La Crique cevrai copain

Mais lrsquoaffaire de la retenue eacutetait bien embecirctante tout de mecircmemdash Pourvu qursquoil ne dise rien chez nous pensait Tintin et il confia son

angoisse agrave Lebracmdash Oh fit le chef il nrsquoy veut plus penser Seulement fais attention

tiens-toi bien ne touche pas tes poches Srsquoil savait que tu en as encorehellipDegraves qursquoils furent dans la cour de reacutecreacuteation les deacutetenteurs de boutons

remirent au treacutesorier les uniteacutes eacuteparses qursquoils avaient ramasseacutees nul nelui fit de reproches sur son imprudence chacun sentant trop bien quellelourde responsabiliteacute il avait assumeacutee et tout ce que son poste qui luiavait deacutejagrave valu une retenue sans compter la racleacutee qursquoil pouvait encorebien ramasser en rentrant chez soi lui pourrait revaloir dans lrsquoavenir

Lui-mecircme le sentit et se plaignit mdash Non tu sais faudra trouver quelqursquoun drsquoautre pour ecirctre treacutesorier

crsquoest trop embecirctant et dangereux je ne me suis deacutejagrave pas battu hier soiret aujourdrsquohui je suis puni hellip

mdash Moi aussi fit Lebrac pour le consoler je suis en retenuemdash Oui mais hier au soir en as-tu oui zrsquoou non foutu des laquo gnons raquo

et des cailloux et des coups de trique mdash Ccedila ne fait rien va le soir on te remplacera de temps en temps pour

que tu puisses te battre aussimdash Si je savais je cacherais les boutons maintenant pour ne pas avoir

agrave les emporter ce soir chez nousmdash Si quelqursquoun te voyait par exemple le pegravere Gugu agrave travers les

planches de sa grange et puis qursquoil vienne nous les chiper ou le dire aumaicirctre nous serions de beaux cocos apregraves

mdash Mais non tu ne risques rien Tintin reprirent en choeur les autrescamarades pour le consoler le rassurer et lrsquoengager agrave conserver par de-vers soi ce capital de guerre source agrave la fois drsquoennuis et de confiance devicissitudes et drsquoorgueil

La derniegravere heure drsquoeacutecole fut triste la fin de la reacutecreacuteation sombra danslrsquoimmobiliteacute et le demi-silence semeacute de colloques mysteacuterieux et de confeacute-

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La guerre des boutons Chapitre VII

rences agrave voix basse qui intriguegraverent le maicirctre Crsquoeacutetait une journeacutee perduela perspective des retenues ayant tari net leur enthousiasme juveacutenile etapaiseacute leur soif de mouvement

mdash Qursquoest-ce qursquoon pourrait bien faire ce soir se demandegraverent ceuxdu village apregraves que Gambette et les deux Gibus deacutesempareacutes se furentretireacutes dans leurs foyers lrsquoun sur la Cocircte et les autres au Vernois

Camus proposa une partie de billes car on ne voulait pas jouer auxbarres ce semblant de guerre paraissant si fade apregraves les peigneacutees de laSaute

On se rendit donc sur la place et on joua au carreacute agrave une bille la miselaquo pour de bon et non pour de rire raquo tandis que les punis charmaientlrsquoheure suppleacutementaire qui leur eacutetait imposeacutee en copiant une lecture delrsquoHistoire de France Blanchet qui commenccedilait ainsi laquo Mirabeau en nais-sant avait le pied tordu et la langue enchaicircneacutee deux dents molaires for-meacutees dans sa bouche annonccedilaient sa forcehellip raquo etc ce dont ils se fichaientpas mal

Pendant qursquoils copiaient leur attention vagabonde cueillait par les fe-necirctres ouvertes les exclamations des joueurs ndash Tout ndash Rien ndash Jrsquoai ditavant toi ndash Menteur

mdash Trsquoas pas but mdash Vise le Camus ndash Pan trsquoes tueacute Combien que trsquoas de billes mdash Trois mdash Crsquoest pas vrai trsquoen as au moins deux de plus allez renaque-les

sale voleur mdash Remets-en une au carreacute si tu veux jouer mon petitmdash Je mrsquoen fous jrsquovas mrsquoapprocher du tas et pis tout nettoyerCe que crsquoest chic tout de mecircme une partie de billes pensaient Tintin

et Lebrac copiant pour la troisiegraveme fois laquo Mirabeau en naissant avait lepied tordu et la langue enchaicircneacuteehellip raquo

mdash Y devait avoir une sale gueule ce Mirabeau eacutemit Lebrac Quandcrsquoest-y que lrsquoheure sera passeacutee

mdash Vous nrsquoavez pas vu mon fregravere demanda la Marie qui passait auxjoueurs de billes disputant avec acharnement un coup douteux

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La guerre des boutons Chapitre VII

Son interrogation les calma net les petits inteacuterecircts susciteacutes par la partiesrsquoeacutevanouissant devant toute chose se rattachant agrave la grande oeuvre

mdash Jrsquoai fait le sac ajouta-t-ellemdash Ah oh viens voir Et la Marie Tintin exhiba aux guerriers eacutebahis et figeacutes drsquoadmiration

un sac agrave coulisses en grisette neuve grand comme deux sacs de billes or-dinaires un sac solide bien cousu avec deux tresses neuves qui permet-taient de serrer lrsquoouverture si eacutetroitement que rien nrsquoen pourrait couler

mdash Crsquoest salement bien jugea Camus exprimant ainsi le summum delrsquoadmiration tandis que ses yeux luisaient de reconnaissance Avec ccedilalaquo on est bons raquo

mdash Est-ce qursquoils veulent bientocirct sortir interrogea la fillette qursquoon avaitmise au courant de la situation de son fregravere et de son bon ami

mdash laquo Dedans raquo dix minutes un petit quart drsquoheure fixa La Crique apregravesavoir consulteacute la tour du clocher veux-tu les attendre

mdash Non reacutepondit-elle jrsquoai peur qursquoon me voie pregraves de vous et qursquoondise agrave ma megravere que je suis une laquo garccedilonniegravere raquo je vais mrsquoen aller maisvous direz agrave mon fregravere qursquoil srsquoen vienne sitocirct qursquoil sera sorti

mdash Oui oui on zrsquoy dira tu peux ecirctre tranquillemdash Je serai devant la porte acheva-t-elle en filant vers leur logisLa partie continua languissante dans lrsquoattente des retenusDix minutes apregraves en effet Lebrac et Tintin entiegraverement deacutegoucircteacutes de

Mirabeau jeune au pied tordu ethellip etc arrivaient pregraves des joueurs qui separtagegraverent pour en finir les billes du carreacute

Degraves qursquoon les eut mis au courant Tintin nrsquoheacutesita pasmdash Je file srsquoeacutecria-t-il passe que ces sacreacutes boutons ccedila me tale la cuisse

sans compter que jrsquoai toujours peur de les perdremdash Si tu peux tacircche de revenir quand ils seront dans le sac hein de-

manda CamusTintin promit et srsquoen fut au galop rejoindre sa soeurIl arriva juste au moment preacutecis ougrave son pegravere claquant du fouet sortait

de lrsquoeacutecurie chassant les becirctes agrave lrsquoabreuvoirmdash Tu nrsquoas donc rien agrave faire non fit-il en le voyant srsquoinstaller pregraves de

la Marie ostensiblement occupeacutee agrave ravauder un basmdash Oh jrsquosais mes leccedilons reacutepliqua-t-il

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La guerre des boutons Chapitre VII

mdash Ah tiens tiens tiens Et le pegravere sur ces exclamations eacutequivoques les laissa pour courir sus

au laquo Griveacute raquo qui se frottait violemment le cou contre la clocircture du GrandCoulas

mdash Iche-te sup2 rosse gueulait-il en lui tapant du manche de fouet surles naseaux humides

Degraves qursquoil eut deacutepasseacute la premiegravere maison Marie sortit enfin le fameuxsac et Tintin vidant ses poches eacutetala sur le tablier de sa soeur tout letreacutesor qui les gonflait

Alors ils introduisirent dans les profondeurs et meacutethodiquementdrsquoabord les boutons puis les agrafes et les boucles et le paquet drsquoaiguillessoigneusement piqueacutees dans un morceau drsquoeacutetoffe pour finir par les cor-dons lrsquoeacutelastique les tresses et la ficelle

Il restait encore de la place pour le cas ougrave lrsquoon ferait de nouveauxprisonniers Crsquoeacutetait vraiment tregraves bien

Tintin les coulisses serreacutees levait agrave hauteur de son oeil comme univrogne son verre le sac rempli soupesant le treacutesor et oubliant dans sajoie les punitions et les soucis que lui avait deacutejagrave valus sa situation quandle laquo tac tac tac tac tac raquo des sabots de La Crique frappant le sol agrave coupsredoubleacutes lui fit baisser le nez et interroger le chemin

La Crique tregraves essouffleacute les yeux inquiets arriva tout droit agrave eux etsrsquoeacutecria drsquoune voix seacutepulcrale

mdash Fais attention aux boutons Il y a ton pegravere qui jabote avec le pegravereSimon Je nrsquoai rien que peur que ce vieux sagouin ne lui dise qursquoil trsquoa puniaujourdrsquohui pour ccedila et qursquoon ne te fouille Tacircche de les cacher en cas quecela nrsquoarrive hein moi je me barre srsquoil me voyait il se douterait peut-ecirctreque je trsquoai preacutevenu

On entendait deacutejagrave au contour les claquements de fouet du pegravere TintinLa Crique se glissa entre les clocirctures des vergers et disparut comme uneombre tandis que la Marie inteacuteresseacutee autant que les gars dans lrsquoaven-ture prenant fort opportuneacutement une reacutesolution aussi subite qursquoeacutener-gique troussait son tablier le liait solidement derriegravere son dos pour for-mer devant une sorte de poche et enfouissait dans cette cachette sous son

2 Recule-toi

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La guerre des boutons Chapitre VII

ouvrage le sac et les boutons de lrsquoarmeacutee de Longevernemdash Rentre dit-elle agrave son fregravere et fais semblant de travailler moi je vais

rester agrave ravauder mon basTout en ayant lrsquoair de ne srsquointeacuteresser qursquoagrave son travail la soeur de Tin-

tin ne manqua pas drsquoobserver en dessous la mine de son pegravere et elle nedouta nullement qursquoil y aurait du grabuge quand elle eut saisi le coupdrsquooeil qursquoil lanccedila pour savoir si son fils se trouvait encore agrave faineacuteanter auseuil de la porte

Les boeufs et les vaches se pressaient se bousculaient pour rentrervite agrave lrsquoeacutetable et tacirccher en longeant la cregraveche de voler une partie du laquo leacute-cher raquo deacuteposeacute pour le voisin avant demanger leurs parts respectives Maisle paysan fit claquer en menace son fouet affirmant ainsi sa volonteacute de nepoint toleacuterer ces vols quotidiens et coutumiers et degraves qursquoil eut entoureacutele cou de chaque becircte de son lien de fer les sabots noirs de fumier et depurin il poussa la porte de communication qui ouvrait sur la cuisine ougraveil trouva son fils occupeacute agrave preacuteparer avec une attention inaccoutumeacutee etde trop bon aloi une leccedilon drsquoarithmeacutetique pour le lendemain

Il en eacutetait agrave la deacutefinition de la soustractionmdash laquo La soustraction est une opeacuteration qui a pour buthellip raquo marmottait-

ilmdashQursquoest-ce que tu fais maintenant dit le pegraveremdash Jrsquoapprends mon arithmeacutetique pour demain mdash Tu savais tes leccedilons tout agrave lrsquoheure mdash Jrsquoavais oublieacute celle-lagrave mdash Sur quoi mdash Sur la soustraction mdash La soustraction hellip Tiens mais il me semble que tu la connais la

soustraction petite rosse Et il ajouta brusquement mdash Viens voir ici pregraves de moi Tintin obeacuteit en prenant un air aussi surpris et aussi innocent que pos-

siblemdash Fais voir tes poches ordonna le pegraveremdash Mais jrsquoai rien fait jrsquoai rien pris objecta Tintin

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La guerre des boutons Chapitre VII

mdash Jrsquote dis de me montrer ce qursquoil y a laquo dedans raquo tes poches nhellip d Dhellip et plus vite que ccedila

mdash Y a rien pardine Et Tintin noblement en victime odieusement calomnieacutee plongea sa

main dans sa poche droite drsquoougrave il retira un bout de guenille sale servantde mouchoir un couteau eacutebreacutecheacute dont le ressort ne fonctionnait plus unbout de tresse une bille et un morceau de charbon qui servait agrave tracer lecarreacute quand on jouait aux billes sur un plancher

mdash Crsquoest tout demanda le pegravereTintin retourna la doublure noire de crasse pour bien montrer que

rien ne restaitmdash Fais voir lrsquoautre La mecircme opeacuteration recommenccedila Tintin successivement aveignit un

bout de reacuteglisse de bois agrave moitieacute rongeacute un croucircton de pain un trognonde pomme un noyau de pruneau des coquilles de noisette et un caillourond (un bon caillou pour la fronde)

mdash Et tes boutons fit le pegravereLa megravere Tintin rentrait agrave ce moment En entendant parler de boutons

ses instincts eacuteconomes de bonne meacutenagegravere srsquoeacutemurentmdash Des boutons reacutepondit Tintin Jrsquoen ai pas mdash Trsquoen as pas mdash Non jrsquoai pas de boutons quels boutons mdash Et ceux que tu avais cette apregraves-midi mdash Cette apregraves-midi reprit Tintin lrsquoair vague cherchant agrave rassembler

ses souvenirsmdash Fais pas la becircte nom de Dieu srsquoexclama le pegravere ou je te calotte

sacreacute petit morveux trsquoavais des boutons cette apregraves-midi puisque tu enas perdu une poigneacutee en classe le maicirctre vient de me dire que tu en avaisplein tes poches Qursquoen as-tu fait Ougrave les avais-tu pris

mdash Jrsquoavais pas de boutons Crsquoest pasmoi crsquoesthellip crsquoest Lebrac qui voulaitmrsquoen vendre contre une image

mdash Ah pardieacute fit la megravere Crsquoest donc pour ccedila qursquoil nrsquoy a jamais plusrien dans ma corbeille agrave ouvrage et dans les tiroirs de ma machine agravecoudre crsquoest ce laquo sapreacute raquo petit cochon-lagrave qui me les prend on ne trouvejamais rien ici on a beau tous les jours acheter et racheter crsquoest comme

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La guerre des boutons Chapitre VII

si on chantait ils en voleraient bien autant qursquoun cureacute en pourrait beacute-nir Et quand ils ne prennent pas ce qursquoil y a ici ils deacutechirent ce qursquoilsont sur le dos ils cassent leurs sabots perdent leurs casquettes segravementleurs mouchoirs de poche nrsquoont jamais de cordons de souliers entiersAh mon Dieu Jeacutesus Marie Joseph qursquoest-ce qursquoon veut devenir avecdes laquo gouillands raquo comme ccedila

mdash Mais qursquoest-ce qursquoils peuvent bien faire de ces boutons mdash Ah sacreacute arsouille Je vais trsquoapprendre un peu lrsquoordre et lrsquoeacutecono-

mie et laquo pisse que raquo les mots ne servent de rien crsquoest agrave coups de pied auderriegravere que je vais trsquoinstruire moi tu vas voir ccedila gronda le pegravere Tintin

Aussitocirct joignant le geste agrave la parole saisissant son rejeton par lebras et le faisant pivoter devant lui il lui imprima sur le bas du dos avecses sabots noirs de purin quelques cachets de garantie qui pensait-il legueacuteriraient pendant quelque temps du deacutesir et de la manie de chiper desboutons dans le laquo catrignot raquo sup3 de sa megravere

Tintin selon les principes formuleacutes par Lebrac les jours drsquoavantgueula et hurla de toutes ses forces avant mecircme que son pegravere ne lrsquoeucircttoucheacute il piailla encore plus haut et plus effroyablement quand les se-melles de bois prirent contact avec son postegravere il poussa mecircme des crissi aigus que la Marie tout eacutemue et effareacutee rentra les larmes aux yeux etque la megravere elle-mecircme surprise pria son eacutepoux de ne pas taper si fortcroyant que son fils souffrait vraiment le martyre ou presque

mdash Je ne lrsquoai presque pas toucheacute ce salaud-lagrave reacutepliqua le pegravere Uneautre fois je lui apprendrai agrave gueuler pour quelque chose

mdashQue je trsquoy reprenne un peu ajouta-t-il agrave feuner ⁴ dans les tiroirs deta megravere et que jrsquoen retrouve des boutons dans tes poches

n

3 Corbeille agrave ouvrage4 Feuner fureter ou mieux fouiner

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CHAPITRE VIII

Autres combinaisons

Plus jrsquoai chercheacute Madame et plus je cherche encorhellip

Racine (Britannicus acte II sc III)

mdash Non non je nrsquoen veux plus du treacutesor Jrsquoen ai assez moi de ne pasme battre de copier des conneries sur Mirabeau de faire des retenues etde recevoir des piles Merde pour les boutons Les prendra qui voudraCrsquoest pas toujours aux mecircmes drsquoecirctre taugneacutes Si mon pegravere retrouve unbouton dans mes poches il a dit qursquoil me refoutrait une danse commejrsquoen ai encore jamais reccedilu

Ainsi parla Tintin le treacutesorier le lendemain matin en remettant egravesmains du geacuteneacuteral le joli sac rebondi confectionneacute par sa soeur

mdash Faut pourtant que quelqursquoun les garde ces boutons affirma LebracCrsquoest vrai que Tintin ne peut plus guegravere les conserver puisqursquoon le soup-ccedilonne Agrave tout moment il pourrait srsquoattendre agrave ecirctre fouilleacute et pinceacute

mdash Grangibus il te faut les prendre toi Tu ne restes pas au village

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La guerre des boutons Chapitre VIII

ton pegravere ne se doutera jamais que tu les asmdash Traicircner ce sac drsquoici au Vernois et du Vernois ici deux fois par jour

aller et retour et ne pas me battre moi un des plus forts un des meilleurssoldats de Longeverne est-ce que tu te foutrais de ma gueule par hasard riposta Grangibus

mdash Tintin aussi est un bon soldat et il avait bien accepteacute mdash Pour me faire chiper en classe ou en retournant agrave la maison Tu

vois pas que les Velrans nous attendent un soir que Narcisse aura oublieacutede lacirccher Turc Et les jours ougrave nous ne viendrons pas qursquoest-ce que vousferez Vous coiumlonnerez hein

mdash On pourrait cacher le sac dans une case en classe eacutemit Boulotmdash Sacreacutee gourde railla La Crique Quand crsquoest-y que tu les mettras

en classe tes boutons Crsquoest apregraves quatre heures qursquoil nous les faut jus-tement cucu crsquoest pas pendant la classe Alors comment veux-tu rentrerpour les y cacher Dis-le voir un peu tout malin

mdash Non non personne nrsquoy est Crsquoest pas ccedila rumina Lebracmdash Ousqursquoest Camus et Gambette demanda un petitmdash Trsquoen occupe pas reacutepondit le chef vertement ils sont dans leur peau

et moi dans la mienne et mhellip pour la tienne as-tu compris mdashOh je demandais ccedila passe que Camus pourrait peut-ecirctre le prendre

le sac De son arbre ccedila ne le gecircnerait guegraveremdash Non Non reprit violemment Lebrac Pas plus Camus qursquoun autre

jrsquoai trouveacute il faut tout simplement chercher une cachette pour y caler lefourbi

mdash Pas au village par exemple Si on la trouvaithellipmdash Non conceacuteda le chef crsquoest agrave la Saute qursquoil faudra trouver un coin

dans les vieilles carriegraveres du haut par exemplemdash Il faut que ce soit un endroit sec passe que les aiguilles si crsquoest

rouilleacute ccedila ne va plus et puis agrave lrsquohumiditeacute le fil se pourritmdash Si on pouvait trouver aussi une cachette pour les sabres et pour les

lances et pour les triques On risque toujours de se les faire prendremdash Hier mon pegravere mrsquoa foutu mon sabre au feu apregraves me lrsquoavoir casseacute

geacutemit Boulot jrsquoai rien que pu rrsquoavoir un petit bout de ficelle de la poigneacuteeet encore il est tout roussi

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La guerre des boutons Chapitre VIII

mdash Oui conclut Tintin crsquoest ccedila il faut trouver un coin une cache untrou pour y mettre tout le fourbi

mdash Si on faisait une cabane proposa La Crique une chouette cabanedans une vieille carriegravere bien abriteacutee bien cacheacutee il y en a ougrave il y a deacutejagravede grandes cavernes toutes precirctes on la finirait en bacirctissant des murs eton trouverait des perches et des bouts de planches pour faire le toit

mdash Ce serait rudement bien reprit Tintin une vraie cabane avec deslits de feuilles segraveches pour srsquoy reposer un foyer pour faire du feu et fairela fecircte quand on aura des sous

mdash Crsquoest ccedila affirma Lebrac on va faire une cabane agrave la Saute On ycachera le treacutesor les laquo minitions raquo les frondes une reacuteserve de beauxcailloux On fera des laquo assetottes raquo pour srsquoasseoir des lits pour se cou-cher des racircteliers pour poser les sabres on eacutelegravevera une chemineacutee onramassera du bois sec pour faire du feu Ce que ccedila va ecirctre bien

mdash Il faut trouver lrsquoendroit tout de suite fit Tintin qui tenait agrave ecirctre leplus tocirct possible fixeacute sur les destineacutees de son sac

mdash Ce soir ce soir oui ce soir on cherchera conclut toute la bandeenthousiaste

mdash Si les Velrans ne viennent pas rectifia Lebrac mais Camus et Gam-bette leur arrangent quelque chose pour qursquoils nous foutent la paix si ccedilava bien on sera tranquilles tertous si ccedila ne reacuteussit pas eh bien on ennommera deux pour aller chercher lrsquoendroit qui conviendra le mieux

mdashQursquoest-ce qursquoil fait Camus dis-nous-le va Lebrac interrogea Ba-cailleacute

mdash Ne lui dis pas souffla Tintin en le poussant du coude pour lui re-mettre en meacutemoire une ancienne suspicion

mdash Trsquoas le temps de le voir toi Jrsquoen sais rien drsquoabord En dehors de laguerre et des batailles chacun est bien libre Camus fait ce qursquoil veut etmoi aussi et toi itou et tout le monde On est en reacutepublique quoi nomde Dieu comme dit le pegravere

Lrsquoentreacutee en classe se fit sans Camus et Gambette Le maicirctre interro-geant ses camarades sur les causes preacutesumeacutees de leur absence apprit desinitieacutes que le premier eacutetait resteacute chez lui pour assister une vache qui eacutetaiten train de vecircler tandis que lrsquoautre menait encore au bouc une cabe quisrsquoobstinait agrave ne pashellip prendre

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Il nrsquoinsista pas pour avoir des deacutetails et les gaillards le savaient bienAussi quand lrsquoun drsquoeux fripait lrsquoeacutecole ne manquaient-ils pas pour lrsquoex-cuser drsquoeacutevoquer innocemment un petit motif bien scabreux sur lequel ilseacutetaient drsquoavance certains que le pegravere Simon ne solliciterait pas drsquoexplica-tions compleacutementaires

Cependant Camus et Gambette eacutetaient fort loin de se soucier de lafeacuteconditeacute respective de leurs vaches ou de leurs chegravevres

Camus on srsquoen souvient avait en effet promis agrave Touegueule de leretenir il avait depuis rumineacute sa petite vengeance et il eacutetait en train demettre son plan agrave exeacutecution aideacute par son feacuteal et complice Gambette

Tous deux degraves les sept heures avaient vu Lebrac avec qui ils srsquoeacutetaiententendus et qursquoils avaient mis au courant de tout

Lrsquoexcuse eacutetant trouveacutee ils avaient quitteacute le village Se dissimulantpour que personne ne les vicirct ni ne les reconnucirct ils avaient gagneacute le che-min de la Saute et le Gros Buisson drsquoabord puis la lisiegravere ennemie deacute-pourvue agrave cette heure de ses deacutefenseurs habituels

Le foyard de Touegueule srsquoeacutelevait lagrave agrave quelques pas du mur drsquoen-ceinte avec son tronc lisse et droit et poli depuis quelques semaines parle frottement du pantalon de la vigie des Velrans Les branches en fourchepremiegraveres ramifications du fucirct prenaient agrave quelques brasses au-dessus dela tecircte des grimpeurs En trois secousses Camus atteignait une branchese reacutetablissait sur les avant-bras et se dressait sur les genoux puis sur lespieds

Une fois lagrave il srsquoorienta Il srsquoagissait en effet de deacutecouvrir agrave quellefourche et sur quelle branche srsquoinstallait son rival afin de ne point srsquoex-poser agrave accomplir un travail inutile qui les aurait de plus ridiculiseacutes auxyeux de leurs ennemis et fait baisser dans lrsquoestime de leurs camarades

Camus regarda le Gros Buisson et plus particuliegraverement son checircnepour ecirctre fixeacute sur la hauteur approximative du poste de Touegueule puisil examina soigneusement les eacuteraflures des branches afin de deacutecouvrirles points ougrave lrsquoautre posait les pieds Ensuite par cette sorte drsquoescaliernaturel de sente aeacuterienne il grimpa Tel un Sioux ou un Delaware rele-vant une piste de Visage Pacircle il explora de bas en haut tous les rameauxde lrsquoarbre et deacutepassa mecircme en hauteur lrsquoaltitude du poste de lrsquoennemiafin de distinguer les branches fouleacutees par le soulier de Touegueule de

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La guerre des boutons Chapitre VIII

celles ougrave il ne se posait pas Puis il deacutetermina exactement le point de lafourche drsquoougrave le frondeur lanccedilait sur lrsquoarmeacutee de Longeverne ses caillouxmeurtriers srsquoinstalla commodeacutement agrave cocircteacute regarda en dessous pour bienjuger de la culbute qursquoil meacuteditait de faire prendre agrave son ennemi et tiraenfin son eustache de sa poche

Crsquoeacutetait un couteau double comme les muscles de Tartarin du moinslrsquoappelait-on ainsi parce qursquoagrave cocircteacute de la lame il y avait une petite scie agravegrosses dents peu coupante et aussi incommode que possible

Avec cet outil rudimentaire Camus qui ne doutait de rien se mit endevoir de trancher agrave un fil pregraves une branche vivante et dure de foyardgrosse au moins comme sa cuisse Dur travail et qui devait ecirctre meneacutehabilement si lrsquoon voulait que rien ne vicircnt au moment fatal eacuteveiller lessoupccedilons de lrsquoadversaire

Pour eacuteviter les sauts de scie et un eacuteraflement trop visible de la brancheCamus qui eacutetait descendu sur la fourche infeacuterieure et serrait le fucirct delrsquoarbre entre ses genoux commenccedila par marquer avec la lame de son cou-teau la place agrave entailler et agrave creuser drsquoabord une leacutegegravere rainure ougrave la sciesrsquoengagerait

Ensuite de quoi il se mit agrave manier le poignet drsquoavant en arriegravere etdrsquoarriegravere en avant

Gambette pendant ce temps eacutetait monteacute sur lrsquoarbre et surveillaitlrsquoopeacuterationQuand Camus fut fatigueacute son complice le remplaccedila Au boutdrsquoune demi-heure le couteau eacutetait chaud agrave nrsquoen plus pouvoir toucher leslames Ils se reposegraverent un moment puis ils reprirent leur travail

Deux heures durant ils se relayegraverent dans cemaniement de scie Leursdoigts agrave la fin eacutetaient raides leurs poignets engourdis leur cou casseacuteleurs yeux troubles et pleins de larmes mais une flamme inextinguibleles ranimait et la scie grattait encore et rongeait toujours comme uneimpitoyable souris

Quand il ne resta plus qursquoun centimegravetre et demi agrave raser ils es-sayegraverent en srsquoappuyant dessus prudemment puis plus fort la soliditeacutede la branche

mdash Encore un peu conclut CamusGambette reacutefleacutechissait Il ne faut pas que la branche reste attacheacutee au

fucirct pensait-il sans quoi il srsquoy raccrochera et en sera quitte pour la peur

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Il faut qursquoelle casse net Et il proposa agrave Camus de recommencer agrave scierdrsquoen dessous lrsquoeacutepaisseur drsquoun doigt pour obtenir une rupture franche ceqursquoils firent

Camus srsquoappuyant de nouveau assez fortement sur la branche enten-dit un craquement de bon augure Encore quelques petits coups jugea-t-il

mdash Maintenant ccedila va Il pourra monter dessus sans qursquoelle ne cassemais une fois qursquoil sera en train de gigoter avec sa frondehellip ah ah ceqursquoon va rigoler

Et apregraves avoir souffleacute sur la sciure qui sablait les rameaux pour lafaire disparaicirctre poli de leurs mains les bords de la fente pour rappro-cher les eacuteraflures drsquoeacutecorce et rendre invisible leur travail ils descendirentdu foyard de Touegueule en ayant conscience drsquoavoir bien rempli leurmatineacutee

mdash Mrsquosieu fit Gambette au maicirctre en arrivant en classe agrave une heuremoins dix je viens vous dire que mon pegravere mrsquoa dit de vous dire que jrsquoaipas pu venir ce matin agrave lrsquoeacutecole passe que jrsquoai meneacute notrsquocabehellip

mdash Crsquoest bon crsquoest bon je sais interrompit le pegravere Simon qui nrsquoaimaitpas voir ses eacutelegraveves se complaire agrave ces sortes de descriptions pour les-quelles tous faisaient cercle dans lrsquoassurance qursquoun malin demanderait leplus innocemment du monde des explications compleacutementaires

mdash Ccedila va bien ccedila va bien reacutepondit-il de mecircme et drsquoavance agrave Camusqui srsquoapprochait le beacuteret agrave la main Allez dispersez-vous ou je vous faisrentrer

Et en dedans il pensait maugreacuteant Je ne comprends pas que desparents soient aussi insoucieux que ccedila de la moraliteacute de leurs gosses pourleur flanquer des spectacles pareils sous les yeux

Crsquoest une rage Chaque fois que lrsquoeacutetalon passe dans le village tousassistent agrave lrsquoopeacuteration ils font le cercle autour du groupe ils voient toutils entendent tout et on les laisse Et apregraves ccedila on vient se plaindre de ceqursquoils eacutechangent des billets doux avec les gamines

Brave homme qui geacutemissait sur la morale et srsquoaffligeait de bien peude chose

Comme si lrsquoacte drsquoamour dans la nature nrsquoeacutetait pas partout visible Fallait-il mettre un eacutecriteau pour deacutefendre aux mouches de se chevau-cher aux coqs de sauter sur les poules enfermer les geacutenisses en chaleur

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La guerre des boutons Chapitre VIII

flanquer des coups de fusil auxmoineaux amoureux deacutemolir les nids drsquohi-rondelles mettre des pagnes ou des caleccedilons aux chiens et des jupes auxchiennes et ne jamais envoyer un petit berger garder les moutons parceque les beacuteliers en oublient de manger quand une brebis eacutemet lrsquoodeur pro-pitiatoire agrave lrsquoacte et qursquoelle est entoureacutee drsquoune cour de galants

Drsquoailleurs les gosses accordent agrave ce spectacle coutumier beaucoupmoins drsquoimportance qursquoon ne le suppose Ce qui les amuse lagrave-dedanscrsquoest le mouvement qui a lrsquoair drsquoune lutte ou qursquoils assimilent quelque-fois teacutemoin ce reacutecit de Tigibus agrave la deacutesustentation intestinale qui suit lesrepas

mdash Y poussait comme quand il a besoin de chhellip disait-il en parlantde leur gros Turc qui avait couvert la chienne du maire apregraves avoir rosseacutetous ses rivaux

Ce que crsquoeacutetait rigolo Il srsquoeacutetait tellement baisseacute pour arriver juste qursquoilen eacutetait presque sur ses genoux de derriegravere et il faisait un dos comme labossue drsquoOrsans Et puis quand il a eu assez pousseacute en la retenant entreses pattes de devant eh bien il laquo srsquoa redresseacute raquo et puis mes vieux pasmoyen de sortir Ils eacutetaient attacheacutes et la Follette qui est petite elle avaitle cul en lrsquoair et ses pattes de derriegravere ne touchaient plus par terre

Agrave ce moment-lagrave le maire est sorti de chez nous mdash Jetez-y de lrsquoeau Jetez-y de lrsquoeau bon Dieu qursquoil gueulait Mais la

chienne braillait et Turc qursquoest le plus fort la tirait par le derriegravere mecircmeque seshellip affaires eacutetaient toutes retourneacutees

Vous savez ccedila a ducirc lui faire salement mal agrave Turc quand on a pu lesfaire se deacutecoller crsquoeacutetait tout rouge et il laquo srsquoa leacutecheacute raquo la machine pendantau moins une demi-heure

Pis Narcisse a dit laquo Ah mrsquosieu le Maire jrsquocrois bien qursquoelle en tientpour ses quatrsquosous votrsquoFolette hellip raquo

Et il est parti en jurant les n d Dhellip

n

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Troisiegraveme partie

La cabane

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CHAPITRE I

La construction de la cabane

Nous aurons des lits pleins drsquoodeurs leacutegegraveresDes divans profonds comme des tombeaux

Ch Baudelaire(La Mort des Amants)

Lrsquo G et de Camus et la reacuteservemysteacuterieuse dugeacuteneacuteral nrsquoavaient pas eacuteteacute sans intriguer fortement les guerriersde Longeverne qui individuellement et sous le sceau du secret

eacutetaient venus pour une raison ou pour une autre demander agrave Lebrac desexplications

Mais tout ce que les plus favoriseacutes avaient pu obtenir comme rensei-gnement tenait dans cette phrase

mdash Vous regarderez bien Touegueule ce soirAussi agrave quatre heures dix minutes des munitions en quantiteacute impo-

sante devant eux et le quignon de pain au poing eacutetaient-ils chacun agrave son

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La guerre des boutons Chapitre I

poste attendant impatiemment la venue des Velrans et plus attentifs quejamais

mdash Vous vous tiendrez cacheacutes avait expliqueacute Camus il faut qursquoil monteagrave son arbre si lrsquoon veut que ccedila soit rigolo

Tous les Longevernes les yeux eacutecarquilleacutes suivirent bientocirct chacundes mouvements du grimpeur ennemi gagnant son poste de vigie au hautdu foyard de lisiegravere

Ils regardegraverent et regardegraverent encore se frottant de minute en minuteles yeux qui srsquoembuaient drsquoeau et ne virent absolument rien de particuliermais lagrave rien du tout Touegueule srsquoinstalla comme drsquohabitude deacutenombrales ennemis puis saisit sa fronde et se mit agrave laquo acaillener raquo consciencieu-sement les adversaires qursquoil pouvait distinguer

Mais au moment ougrave un geste trop brusque du franc-tireur le penchaitde cocircteacute afin drsquoeacuteviter un projectile de Camus impatienteacute de voir que nullecatastrophe nrsquoadvenait un craquement sec et de sinistre augure deacutechiralrsquoair La grosse branche sur laquelle eacutetait jucheacute le Velrans cassait net drsquounseul coup et lui deacutegringolait avec elle sur les soldats qui se trouvaient endessous La sentinelle aeacuterienne essaya bien de se raccrocher aux autresrameaux mais cogneacutee de-ci meurtrie de-lagrave sur les branches infeacuterieuresqui craquaient agrave leur tour la repoussaient ou se deacuterobaient traicirctreuse-ment elle arriva agrave terre on ne sait trop comment mais agrave coup sucircr plusvite qursquoelle nrsquoeacutetait monteacutee

mdash Ouais ouais oille ouille oh oh la la La jambe La tecircte Lebras

Un homeacuterique eacuteclat de rire reacutepondit du Gros Buisson agrave ce concert delamentations

mdash Crsquoest moi qui te rechope encore hein railla Camus voilagrave ce quecrsquoest que de faire le malin et de menacer les autres Ccedila trsquoapprendra salepeigne-cul agrave me viser avec ta fronde Trsquoas pas casseacute ton verre de montredes fois Non Il est bon le cadran

mdash Lacircches assassins crapules ripostaient les rescapeacutes de lrsquoarmeacutee desVelrans Vous nous le paierez bandits voui vous le paierez

mdash Tout de suite reacutepondit Lebrac et srsquoadressant aux siens mdash Hein si on poussait une petite charge mdash Allez approuva-t-on

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La guerre des boutons Chapitre I

Et le hurlement du lancer des quarante-cinq Longevernes apprit auxennemis deacutejagrave deacuterouteacutes et en deacutesarroi qursquoil fallait vivement deacuteguerpir silrsquoon ne voulait pas srsquoexposer agrave la grande honte drsquoune nouvelle et deacutesas-treuse confiscation de boutons

Le camp retrancheacute de Velrans fut deacutegarni en un clin drsquooeil Les bles-seacutes par enchantement retrouvegraverent leurs jambes mecircme Touegueule quiavait eu plus de peur que de mal et srsquoen tirait agrave bon marcheacute avec des eacutegra-tignures aux mains des meurtrissures aux reins et aux cuisses plus unoeil au beurre noir

mdash Nous voilagrave au moins bien tranquilles constata Lebrac lrsquoinstantdrsquoapregraves Allons chercher lrsquoemplacement de la cabane

Toute lrsquoarmeacutee revint pregraves de Camus lequel eacutetait descendu de lrsquoarbrepour garder momentaneacutement le sac confectionneacute par la Marie Tintin etqui contenait le treacutesor deux fois sauveacute deacutejagrave et quatorze fois cher de lrsquoarmeacuteede Longeverne

Les gars se renfoncegraverent dans les profondeurs du Gros Buisson afin deregagner sans ecirctre vus lrsquoabri deacutecouvert par Camus la chambre du Conseilcomme lrsquoavait baptiseacute La Crique et de lagrave diverger vers le haut par petitsgroupes pour rechercher parmi les nombreux emplacements utilisablescelui qui paraicirctrait le plus propice et reacutepondrait le mieux aux besoins delrsquoheure et de la cause

Cinq ou six bandes srsquoagglomeacuteregraverent spontaneacutement conduites cha-cune par un guerrier important et immeacutediatement se dispersegraverent parmiles vieilles carriegraveres abandonneacutees examinant cherchant furetant discu-tant jugeant srsquointerpellant

Il ne fallait pas ecirctre trop pregraves du chemin ni trop loin duGros Buisson Ilfallait eacutegalement meacutenager agrave la troupe un chemin de retraite parfaitementdissimuleacute afin de pouvoir se rendre sans danger du camp agrave la forteresse

Ce fut La Crique qui trouvaAu centre drsquoun labyrinthe de carriegraveres une excavation comme une

petite grotte offrait son abri naturel qursquoun rien suffirait agrave consolider agravefermer et agrave rendre invisible aux profanes

Il appela par le signal drsquousage Lebrac et Camus et les autres et bien-tocirct tous furent devant la caverne que le camarade venait de redeacutecouvrircar tous parbleu la connaissaient deacutejagrave Comment ne srsquoen eacutetaient-ils pas

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La guerre des boutons Chapitre I

souvenus Pardieacute ce sacreacute La Crique avec sa meacutemoire de chien il se lrsquoeacutetait rap-

peleacutee tout de suite Vingt fois en effet ils avaient passeacute lagrave au cours drsquoin-cursions dans le canton en quecircte de nids de merles de noisettes mucircresde prunelles geleacutees ou de guilleris boutons rintris sup1

Les carriegraveres preacuteceacutedentes faisaient comme une espegravece de chemincreux qui aboutissait agrave une sorte de carrefour ou de terre-plein bordeacute ducocircteacute du haut par une bande de bois rejoignant le Teureacute et semeacute vers le basde buissons entre lesquels des sentiers de becirctes se rattachaient en cou-pant le chemin aux preacutes-bois qui se trouvaient derriegravere le Gros Buisson

Toute lrsquoarmeacutee entra dans la caverne Elle eacutetait en reacutealiteacute peu pro-fonde mais se trouvait prolongeacutee ou plutocirct preacuteceacutedeacutee par un large couloirde roc de sorte que rien nrsquoeacutetait plus facile que drsquoagrandir son abri natu-rel en placcedilant sur ces deux murs distants de quelques megravetres un toit debranches et de feuillage Elle eacutetait drsquoautre part admirablement proteacutegeacuteeentoureacutee de tous cocircteacutes sauf vers lrsquoentreacutee drsquoun eacutepais rideau drsquoarbres et debuissons

On reacutetreacutecirait lrsquoouverture en eacutelevant une muraille large et solide avecles belles pierres plates qui abondaient et on serait lagrave-dedans absolumentchez soi Quand le dehors serait fait on srsquooccuperait de lrsquointeacuterieur

Ici les instincts bacirctisseurs de Lebrac se reacuteveacutelegraverent dans toute leur pleacute-nitude Son cerveau concevait ordonnait distribuait la besogne avec uneadmirable sucircreteacute et une irreacutefutable logique

mdash Il faudra dit-il ramasser degraves ce soir tous les morceaux de planchesque lrsquoon trouvera les lattes les baudrions sup2 les vieux clous les bouts defer

Il chargea lrsquoun des guerriers de trouver un marteau un autre des te-nailles un troisiegraveme un marteau de maccedilon lui apporterait une hachetteCamus une serpe Tintin un megravetre (en pieds et en pouces) et tous cecieacutetait obligatoire tous devaient chiper dans la boicircte agrave ferraille de la familleau moins cinq clous chacun de preacutefeacuterence de forte taille pour parer im-meacutediatement aux plus pressantes neacutecessiteacutes de construction savoir entre

1 Fruits de lrsquoeacuteglantier rideacutes par le gel2 Baudrion petite poutrelle soutenant les lattes du toit

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La guerre des boutons Chapitre I

autres lrsquoeacutedification du toitCrsquoeacutetait agrave peu pregraves tout ce qursquoon pouvait faire ce soir-lagrave En fait demateacute-

riaux il fallait surtout de grosses perches et des planches Or le bois offraitsuffisamment de fortes coudres droites et solides qui feraient jolimentlrsquoaffaire Pour le reste Lebrac avait appris agrave dresser des palissades pourbarrer les pacirctures tous savaient tresser des claies et quant aux pierres ily en avait dit-il en veux-tu nrsquoen voilagrave

mdash Nrsquooubliez pas les clous surtout recommanda-t-ilmdash On laisse le sac ici interrogea Tintinmdash Mais oui fit La Crique on va bacirctir tout de suite lagrave au fond avec

des pierres un petit coffre et on va lrsquoy mettre bien au sec bien agrave lrsquoabri personne ne veut venir lrsquoy trouver

Lebrac choisit une grande pierre plate qursquoil posa horizontalement nonloin de la paroi du rocher avec quatre autres plus eacutepaisses il eacutedifia quatrepetits murs mit au centre le treacutesor de guerre recouvrit le tout drsquoune nou-velle pierre plate et disposa alentour et irreacuteguliegraverement des cailloux quel-conques afin de masquer ce que sa construction pouvait avoir de tropgeacuteomeacutetrique pour le cas bien improbable ougrave un visiteur inopineacute eucirct eacuteteacuteintrigueacute par ce cube de pierres

Lagrave-dessus joyeuse la bande srsquoen retourna lentement au village fai-sant mille projets precircte agrave tous les vols domestiques aux travaux les plusrudes aux sacrifices les plus complets

Ils reacutealiseraient leur volonteacute leur personnaliteacute naissait de cet acte faitpar eux et pour eux Ils auraient une maison un palais une forteresse untemple un pantheacuteon ougrave ils seraient chez eux ougrave les parents le maicirctredrsquoeacutecole et le cureacute grands contre-carreurs de projets ne mettraient pas lenez ougrave ils pourraient faire en toute tranquilliteacute ce qursquoon leur deacutefendait agravelrsquoeacuteglise en classe et dans la famille savoir se tenir mal se mettre piedsnus ou en manches de chemise ou laquo agrave poil raquo allumer du feu faire cuiredes pommes de terre fumer de la viorne et surtout cacher les boutons etles armes

mdash On fera une chemineacutee disait Tintinmdash Des lits de mousse et de feuilles ajoutait Camusmdash Et des bancs et des fauteuils rencheacuterissait Grangibusmdash Surtout calez tout ce que vous pourrez en fait de planches et de

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La guerre des boutons Chapitre I

clous recommanda le chef tacircchez drsquoapporter vos provisions derriegravere lemur ou dans la haie du chemin de la Saute on reprendra tout demainen venant agrave la besogne

Ils srsquoendormirent fort tard ce soir-lagrave Le palais la forteresse le templela cabane hantaient leur cerveau en eacutebullition Leurs imaginations vaga-bondaient leurs tecirctes bourdonnaient leurs yeux fixaient le noir les brassrsquoeacutenervaient les jambes gigotaient les doigts de pieds srsquoagitaient Qursquoilleur tardait de voir poindre lrsquoaurore du jour suivant et de commencer lagrande oeuvre

On nrsquoeut pas besoin de les appeler pour les faire lever ce matin-lagrave etbien avant lrsquoheure de la soupe ils rocircdaient par lrsquoeacutecurie la grange la cui-sine le chari sup3 afin de mettre de cocircteacute les bouts de planches et de ferraillesqui devaient grossir le treacutesor commun

Les boicirctes agrave clous paternelles subirent un terrible assaut Chacun vou-lant se distinguer et montrer ce qursquoil pouvait faire ce ne fut pas seule-ment deux cents clous que Lebrac eut le soir agrave sa disposition mais cinqcent vingt-trois bien compteacutes Toute la journeacutee il y eut du village augros tilleul et aux murs de la Saute des alleacutees et venues mysteacuterieusesde gaillards aux blouses gonfleacutees agrave la deacutemarche peacutenible aux pantalonsraides dissimulant entre toile et cuir des objets heacuteteacuteroclites qursquoil eucirct eacuteteacutefort ennuyeux de laisser voir aux passants

Et le soir lentement tregraves lentement Lebrac arriva par le chemin dederriegravere au carrefour du vieux tilleul Il avait la jambe gauche raide luiaussi et semblait boiter

mdash laquo Tu trsquoas fais mal raquo interrogea Tintinmdash laquo Trsquoas tombeacute raquo reprit La CriqueLe geacuteneacuteral sourit du sourire mysteacuterieux de Bas de Cuir ou drsquoun autre

drsquoun sourire qui disait agrave ses hommes vous nrsquoy ecirctes pointEt il continua agrave bancaler jusqursquoagrave ce qursquoils fussent tous entiegraverement

dissimuleacutes derriegravere les haies vives du chemin de la Saute Alors il srsquoar-recircta deacuteboutonna sa culotte saisit contre sa peau la hache agrave main qursquoilavait promis drsquoapporter et dont le manche enfileacute dans une de ses jambesde pantalon donnait agrave sa deacutemarche cette roideur claudicante et disgra-

3 Remise hangar

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La guerre des boutons Chapitre I

cieuse Ce fait il se reboutonna et pour montrer aux amis qursquoil eacutetait aussiingambe que nrsquoimporte lequel drsquoentre eux il entama brandissant sa ha-chette au centre de la bande une sorte de danse du scalp qui nrsquoauraitpas eacuteteacute deacuteplaceacutee au milieu drsquoun chapitre du Dernier des Mohicans ou duCoureur des Bois

Tout le monde avait ses outils on allait srsquoy mettre Deux sentinellestoutefois furent posteacutees au checircne de Cantus pour preacutevenir la petite armeacuteedans le cas ougrave la bande de lrsquoAztec serait venue porter la guerre au campde Longeverne et lrsquoon reacutepartit les eacutequipes

mdash Moi je ferai le charpentier deacuteclara Lebracmdash Et moi je serai le maicirctre maccedilon affirma Camusmdash Crsquoest moi laquo que je poserai raquo les pierres avec Grangibus Les autres

les choisiront pour nous les passerLrsquoeacutequipe de Lebrac devait avant tout chercher les poutres et les

perches neacutecessaires agrave la toiture de lrsquoeacutedifice Le chef de sa hachette lescouperait agrave la taille voulue et on assemblerait ensuite quand le mur deCantus serait bacircti

Les autres srsquooccuperaient agrave faire des claies que lrsquoon disposerait sur lapremiegravere charpente pour former un treillage analogue au lattis qui sup-porte les tuiles Ce lattis-lagrave en guise de produits de Montchanin suppor-terait tout simplement un ample lit de feuilles segraveches qui seraient main-tenues en place car il fallait preacutevoir les coups de vent par un treillage debacirctons

Les clous du treacutesor soigneusement recompteacutes allegraverent se joindre auxboutons du sac Et lrsquoon se mit agrave lrsquooeuvre

Jamais Celtes narguant le tonnerre agrave coups de flegraveches compagnonsglorieux du siegravecle des catheacutedrales sculptant leur recircve de pierre volon-taires de la grande Reacutevolution srsquoenrocirclant agrave la voix de Danton quarante-huitards plantant lrsquoarbre de la Liberteacute nrsquoentreprirent leur besogne avecplus de fougue joyeuse et de freacuteneacutetique enthousiasme que les quarante-cinq soldats de Lebrac eacutedifiant dans une carriegravere perdue des preacutes-bois dela Saute la maison commune de leur recircve et de leur espoir

Les ideacutees jaillissaient comme des sources aux flancs drsquoune montagneboiseacutee les mateacuteriaux srsquoaccumulaient en monceaux Camus empilait descailloux Lebrac poussant des han formidables cognait et tranchait deacutejagrave

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La guerre des boutons Chapitre I

agrave grands coups ayant trouveacute plus pratique au lieu de fouiller le taillispour y trouver des poutrelles de faire enlever dans les laquo tas raquo voisinsde la coupe une quarantaine de fortes perches qursquoune corveacutee de vingtvolontaires eacutetait alleacutee voler sans heacutesitation

Pendant ce temps une eacutequipe coupait des rameaux une autre tres-sait des claies et lui la hache ou le marteau agrave la main entaillait creusaitclouait consolidait la partie infeacuterieure de sa toiture

Pour que la charpente fucirct solidement arrimeacutee il avait fait creuser lesol afin drsquoemboicircter ses poutres dans la terre il les entourerait pensait-ilde cailloux enfonceacutes de force et destineacutes autant agrave les maintenir en placeqursquoagrave les proteacuteger de lrsquohumiditeacute de la terre Apregraves avoir pris ses mesuresil avait eacutebaucheacute son chacircssis et maintenant il lrsquoassemblait agrave force de clousavant de lrsquoajuster dans les entailles creuseacutees par Tintin

Ah crsquoeacutetait solide et il lrsquoavait eacuteprouveacute en posant lrsquoensemble sur quatregrosses pierres Il avait marcheacute sauteacute danseacute dessus rien nrsquoavait bougeacuterien nrsquoavait freacutemi rien nrsquoavait craqueacute laquo crsquoeacutetait de la belle ouvrage vrai-ment raquo

Et jusqursquoagrave la nuit jusqursquoagrave la nuit noire mecircme apregraves le deacutepart du grosde la bande il resta lagrave encore avec Camus La Crique et Tintin pour toutmettre en ordre et tout preacutevoir

Le lendemain on poserait le toit et on ferait un bouquet parbleu tout comme les charpentiers lorsque la charpente est acheveacutee et qursquoilslaquo prennent le chat raquo Lrsquoembecirctement crsquoest qursquoon nrsquoaurait pas un litre oudeux agrave boire pour commeacutemorer dignement cette ceacutereacutemonie

mdash Allons-nous-en fit TintinEt ils rejoignirent le bas de la Saute et la carriegravere agrave Pepiot en passant

par la laquo chambre du conseil raquomdash Tu mrsquoas toujours pas dit comment que trsquoavais trouveacute ce coin-lagrave heacute

Camus rappela le geacuteneacuteralmdash Ah ah repartit lrsquoautre Eh ben voilagrave laquo Cet eacuteteacute nous eacutetions aux champs avec la Titine de chez Jean-Claude

et puis le berger du laquo Poron raquo tu sais celui de Laiviron qui miguait ⁴ toutle temps Et puis y avait encore les deux Ronfous de sur la Cocircte qui sont

4 Clignait de lrsquooeil

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La guerre des boutons Chapitre I

laquo agrave maicirctre raquo ⁵ maintenantlaquo Alors on a songeacute Si on srsquoamusait agrave dire la messe laquo Le berger du Poron ⁶ a voulu faire le cureacute il a ocircteacute sa chemise et il

lrsquoa passeacutee sur ses habits pour avoir comme qui dirait un surplis on a faitun autel avec des cailloux et des bancs aussi les deux Ronfous eacutetaient lesservants mais ils nrsquoont pas voulu mettre leur chemise sur leur tricot Ilsont dit que crsquoeacutetait passe qursquoelles eacutetaient deacutechireacutees mais je parierais bienque crsquoest parce qursquoils avaient chhellip fait dedans enfin bref le berger nousa marieacutes la Titine et moi

mdash Trsquoavais pas de bagues pour y mettre au doigt mdash Jrsquoy ai mis des bouts de tressemdash Et la couronne mdash On avait du chegravevrefeuillemdash Ah mdash Oui et puis lrsquoautre avait un paroissien il a dit des Dominus vobis-

cum oremus prends tes puces secundum secula un tas de chichis quoicomme le noir kifkifre puis apregraves laquo Ite Missa est raquo allez en paix mesenfants

laquo Alors on est parti les deux la Titine et on leur a dit de ne pas venirque crsquoeacutetait la nuit de noce que ccedila ne les regardait pas qursquoon resteraitpas longtemps et qursquoon reviendrait le lendemain matin pour la messe desparents deacutefunts

laquo On a foutu le camp par les buissons et on est venu juste tomber lagraveagrave crsquote carriegravere ougrave que nous venons de passer Alors on srsquoa coucheacute sur lescailloux

mdash Et puis mdash Et puis je lrsquoai embrasseacutee pardine mdash Crsquoest tout Tu y as pas mis ton doigt auhellip mdash Penses-tu mon vieux pour me lrsquoemplir de jus crsquoest bien trop sale

ben y avait pas de danger et puis qursquoest-ce qursquoaurait penseacute la Tavie mdash Crsquoest vrai que crsquoest sale les femmes

5 Au service comme berger6 Parrain

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La guerre des boutons Chapitre I

mdash Et encore ce nrsquoest rien quand elles sont petites mais quand elleslaquo viennent raquo grandes leurs pantets sont pleins de fourbihellip

mdash Pouah fit Tintin tu vas me faire deacutegobillermdash Filons filons coupa Lebrac voilagrave six heures et demie qui sonnent

agrave la tour on va se faire attraper Et sur ces reacuteflexions misogynes ilsregagnegraverent leurs peacutenates

n

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CHAPITRE II

Les grands jours de Longeverne

hellipQui consideacuterera aussi la grande preacutevoyance dont il usa pourlrsquoamunitionner et y eacutetablir vivres munitions reacuteglementezpolliceshellip qui mettra aussi devant les yeux le bel ordre deguerre qursquoil y ordonnahellip

Brantocircme (Grands capitaines franccediloisndash M de Guize)

H ho hisse ahanait la corveacutee des dix chantiers de Le-brac soulevant pour la mettre en place la premiegravere et lourdecharpente du toit de la forteresse Et au rythme imprimeacute par ce

commandement reacuteciproque vingt bras crispant ensemble leurs musclesvigoureux enlevaient lrsquoassemblage et le portaient au-dessus de la carriegravereafin de bien poser les poutrelles dans les entailles creuseacutees par Tintin

mdash Doucement doucement disait Lebrac bien ensemble ne cassonsrien Attention Avance encore un peu Beacutebert Lagrave ccedila va bien

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La guerre des boutons Chapitre II

mdash Non Tintin eacutelargis un peu le premier trou il est trop en arriegravere Prends la hache allez vas-y

mdash Tregraves bien ccedila entre mdash As pas peur crsquoest solide Et Lebrac pour bienmontrer que son oeuvre eacutetait bonne se coucha en

travers de ce bacircti surplombant le vide Pas une piegravece du bloc ne bronchamdash Hein cracircna-t-il fiegraverement en se redressant Maintenant posons les

claiesDe son cocircteacute Camus par le moyen rudimentaire drsquoescaliers de pierres

reacutealisant une sorte de plan inclineacute posait au-dessus de son mur les der-niers mateacuteriaux crsquoeacutetait un mur large de plus de trois pieds heacuterisseacute endehors de par la volonteacute du constructeur qui voulait pour cacher lrsquoentreacuteedissimuler la reacutegulariteacute de sa maccedilonnerie mais au dedans rectiligne au-tant que srsquoil eucirct eacuteteacute eacutedifieacute agrave lrsquoaide du fil agrave plomb et soigneacute poli fignoleacuteleacutecheacute dresseacute tout entier avec des pierres de choix

Les blouseacutees de feuilles mortes apporteacutees par les petits devant la ca-verne formaient agrave cocircteacute drsquoun matelas de mousse un tas respectable leshaies srsquoalignaient propres et bien tresseacutees ccedila avait marcheacute rondement eton nrsquoeacutetait pas des faineacuteants agrave Longevernehellip quand on voulait

Lrsquoajustement des claies fut lrsquoaffaire drsquoune minute et bientocirct uneeacutepaisse toiture de feuilles segraveches fermait complegravetement en haut lrsquoouver-ture de la cabane Un seul trou fut meacutenageacute agrave droite de la porte afin depermettre agrave la fumeacutee (car on allumerait du feu dans la maison) de monteret de srsquoeacutechapper

Avant de proceacuteder agrave lrsquoameacutenagement inteacuterieur Lebrac et Camus de-vant toutes leurs troupes reacuteunies masseacutees face agrave la porte suspendirentpar un bout de ficelle une touffe eacutenorme de beau gui drsquoun vert doreacute etpatineacute dans les feuilles duquel luisaient les graines ainsi que des perleseacutenormes Les Gaulois faisaient comme ccedila preacutetendait La Crique et on ditque ccedila porte bonheur

On poussa des hourrah mdash Vive la cabane mdash Vive nous mdash Vive Longeverne mdash Agrave cul les Velrans Enlevez-les

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La guerre des boutons Chapitre II

mdash Crsquoest des peigne-culs Ceci fait et lrsquoenthousiasme un peu calmeacute on nettoya lrsquointeacuterieur de la

bacirctisseLes cailloux ineacutegaux furent enleveacutes et remplaceacutes par drsquoautres Chacun

eut sa besogne Lebrac distribuait les rocircles et dirigeait tout en travaillantcomme quatre

mdash Ici au fond contre le rocher onmettra le treacutesor et les armes du cocircteacutegauche dans un emplacement limiteacute par des planches en face du foyerune espegravece de litiegravere de feuilles et de mousses formant un lit douillet pourles blesseacutes et les eacutereinteacutes puis quelques siegraveges De lrsquoautre cocircteacute de part etdrsquoautre du foyer des bancs et des siegraveges de pierre au milieu un passage

Chacun voulut avoir sa pierre et sa place attitreacutee agrave un banc La Criquefixeacute sur les questions de preacuteseacuteance marqua les siegraveges de pierre avec ducharbon et les bancs avec de la craie afin qursquoaucune discussion ne vicircntagrave jaillir plus tard agrave ce sujet La place de Lebrac eacutetait au fond devant letreacutesor et les triques

Une perche heacuterisseacutee de clous fut tendue entre les parois de la muraillederriegravere la pierre du geacuteneacuteral Lagrave chacun y eut aussi son clou matriculeacutepour mettre son sabre et y appuyer sa lance ou son bacircton Les Longe-vernes on le voit eacutetaient partisans drsquoune forte discipline et savaient srsquoysoumettre

Lrsquoaffaire de Camus la semaine drsquoavant nrsquoavait pas eacuteteacute non plus pourne point contenir ni calmer les velleacuteiteacutes anarchiques de quelques guer-riers et la supeacuterioriteacute de Lebrac eacutetait vraiment incontestable

Camus avait installeacute le foyer en posant sur le sol une immense pierreplate une lave comme on disait il avait eacuteleveacute agrave lrsquoarriegravere et sur les cocircteacutestrois petits murs puis poseacute sur les deux murs des cocircteacutes une autre pierreplate laissant en arriegravere juste en dessous du trou meacutenageacute dans le toitune ouverture libre qui favorisait le tirage

Quant au sac il y fut deacuteposeacute par Lebrac tout au fond comme unciboire sacreacute dans un tabernacle de roc et mureacute solennellement jusqursquoagravelrsquoheure ougrave lrsquoon aurait besoin drsquoy recourir

Avant de le deacuteposer dans le caveau il lrsquooffrit une derniegravere fois agrave lrsquoado-ration des fidegraveles veacuterifia les livres de Tintin compta minutieusementtoutes les piegraveces les laissa regarder et palper par tous ceux qui le deacute-

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La guerre des boutons Chapitre II

siregraverent et remit sacerdotalement le tout dans son autel de pierremdash Ccedila manque un peu drsquoimages par ici remarqua en plissant les pau-

piegraveres La Crique chez qui srsquoeacuteveillait un certain sens estheacutetique et le goucirctde la couleur

La Crique avait dans sa poche un miroir de deux sous qursquoil sacrifia agravela cause commune et deacuteposa sur un entablement de roc Ce fut le premierornement de la cabane

Et tandis que les uns preacuteparaient le lit et bacirctissaient les siegraveges lesautres partaient en expeacutedition pour chercher dans le sous-bois de nou-veaux matelas de feuilles mortes et des provisions de bois sec

Comme on ne pouvait pas encombrer la maison drsquoune si grande quan-titeacute de combustible on deacutecida immeacutediatement de bacirctir tout agrave cocircteacute uneremise basse et assez vaste pour y entasser de suffisantes provisions debois Agrave dix pas de lagrave sous un abri de roc on eut vite fait de monter troismurailles laissant du cocircteacute de la bise un trou libre et entre lesquelles onpouvait faire tenir plus de deux stegraveres de quartelage On fit trois tas dis-tincts du gros du moyen du fin Comme ccedila on eacutetait pareacute on pouvaitattendre et narguer les mauvais jours

Le lendemain lrsquooeuvre fut paracheveacutee Lebrac avait apporteacute des sup-pleacutements illustreacutes du Petit Parisien et du Petit Journal La Crique de vieuxcalendriers drsquoautres des images diverses Le preacutesident Feacutelix Faure regar-dait de son air fat et niais lrsquohistoire de Barbe Bleue Une rentiegravere eacutegorgeacuteefaisait face agrave un suicide de cheval enjambant un parapet et un vieux Gam-betta deacutenicheacute est-il besoin de le dire par Gambette fixait eacutetrangementde son puissant oeil de borgne une jolie fille deacutecolleteacutee la cigarette auxlegravevres et qui ne fumait affirmait la leacutegende que du Nil ou du Riz la + agravemoins que ce ne fucirct du Job sup1

Crsquoeacutetait chatoyant et gai les couleurs crues srsquoharmonisaient agrave la sauva-gerie de ce cadre dans lequel la Joconde apacirclie et si lointaine maintenantsans doute eucirct eacuteteacute tout agrave fait deacuteplaceacutee

Un bout de balai chipeacute parmi les vieux qui ne servaient plus en classetrouvait lagrave son emploi et dressait dans un coin son manche noirci par la

1 Jrsquoespegravere bien que ces trois maisons reconnaissantes de la reacuteclame spontaneacutee que jeleur fais ici vont mrsquoenvoyer chacune une caisse de leur meilleur produit (Note de lrsquoauteur)

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La guerre des boutons Chapitre II

crasse des mainsEnfin comme il restait des planches disponibles on bacirctit en les

clouant ensemble une feuille de table Quatre piquets ficheacutes en terre de-vant le siegravege de Lebrac et consolideacutes agrave grand renfort de cailloutis ser-virent de pieds Des clous scellegraverent la feuille agrave ces supports et lrsquoon eutainsi quelque chose qui nrsquoeacutetait peut-ecirctre pas de la premiegravere eacuteleacutegance maisqui tenait bon comme tout ce qursquoon avait fait jusqursquoalors

Pendant ce temps que devenaient les Velrans Chaque jour on avait renouveleacute les sentinelles au camp du Gros Buis-

son et agrave aucun moment les vigies nrsquoavaient eu agrave signaler par les troiscoups de sifflet convenus lrsquoattaque des ennemis

Ils eacutetaient venus pourtant les peigne-culs pas le premier jour maisle second

Oui le deuxiegraveme jour un groupe eacutetait apparu aux yeux de Tigibuschef de patrouille ils avaient soigneusement eacutepieacute lui et ses hommes lesfaits et gestes de ces niguedouilles mais les autres avaient disparu mys-teacuterieusement Le lendemain deux ou trois guerriers de Velrans vinrentencore passifs se poster agrave la lisiegravere et firent face continuellement auxsentinelles de Longeverne

Il se passait quelque chose de pas ordinaire au camp de lrsquoAztec Lapile du chef la deacutegringolade de Touegueule nrsquoavaient pas eacuteteacute sucircrementpour arrecircter leur ardeur guerriegravereQue pouvaient-ils bien meacutediter Et lessentinelles ruminaient imaginaient nrsquoayant rien drsquoautre agrave faire quant agraveLebrac il eacutetait trop heureux de profiter du reacutepit laisseacute par les ennemispour se soucier ou srsquoenqueacuterir de la faccedilon dont ils passaient ces heureshabituellement consacreacutees agrave la guerre

Pourtant vers le quatriegraveme jour comme on eacutetablissait lrsquoitineacuteraire leplus court pour se rendre en se dissimulant de la cabane au Gros Buissonon apprit par un homme de communication deacutepecirccheacute par le chef eacuteclaireurque les vigies ennemies venaient de profeacuterer des menaces sur lrsquoimpor-tance desquelles on ne pouvait point se meacuteprendre

Eacutevidemment le gros de leur troupe avait eacuteteacute lui aussi occupeacute ailleurs peut-ecirctre avait-elle eacutedifieacute de son cocircteacute un repaire fortifieacute ses positionscreuseacute des chausse-trapes dans la trancheacutee on ne savait quoi La suppo-sition la plus logique eacutetait encore pour la construction drsquoune cabane Mais

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La guerre des boutons Chapitre II

qui avait bien pu leur donner cette ideacutee il est vrai que les ideacutees quandelles sont dans lrsquoair circulent mysteacuterieusement Le fait certain crsquoest qursquoilsmijotaient quelque chose car autrement comment expliquer pourquoiils ne srsquoeacutetaient pas eacutelanceacutes sur les gardiens du Gros Buisson

On verrait bienLa semaine passa la forteresse srsquoapprovisionna de pommes de terre

chipeacutees de vieilles casseroles bien nettoyeacutees et reacutecureacutees pour la circons-tance et on se tint sur la deacutefensive on attendit car malgreacute la propositionde Grangibus nul ne voulut se charger drsquoune peacuterilleuse reconnaissanceau sein de la forecirct ennemie

Mais le dimanche apregraves-midi les deux armeacutees au grand completeacutechangegraverent force injures et force cailloux Il y avait de part et drsquoautre leredoublement drsquoeacutenergie et lrsquointransigeante arrogance que donnent seulesune forte organisation et une absolue confiance en soi La journeacutee dulundi serait chaude

mdash Apprenons bien nos leccedilons avait recommandeacute Lebrac srsquoagit pasde se faire mettre en retenue demain y aura du grabuge

Et jamais en effet leccedilons ne furent reacuteciteacutees comme ce lundi au grandeacutebahissement de lrsquoinstituteur dont ces alternatives de paresse et de tra-vail drsquoattention et de recircvasserie bouleversaient tous les preacutejugeacutes peacutedago-giques Allez donc bacirctir des theacuteories sur la preacutetendue expeacuterience des faitsquand les veacuteritables causes les mobiles profonds vous sont aussi cacheacutesque la face drsquoIsis sous son voile de pierre

Mais cela allait barderCamus en accrochant sa premiegravere branche pour se reacutetablir com-

menccedila par deacutegringoler de son checircne de pas tregraves haut heureusement etsur ses pattes encore Crsquoeacutetait la revanche de Touegueule il srsquoy devait at-tendre mais il pensait que lrsquoautre srsquoattaquerait lui aussi agrave une branchede son laquo assetotte raquo Nrsquoempecircche que sitocirct remonteacute il veacuterifia soigneuse-ment la soliditeacute de chacune drsquoelles avant de srsquoinstaller drsquoailleurs il allaitredescendre pour prendre part agrave lrsquoassaut et au corps agrave corps et srsquoil pinccedilaitTouegueule il ne manquerait pas de lui faire payer cette petite tourneacutee-lagrave

Agrave part ceci ce fut une bataille francheQuand chacun des camps en preacutesence eut eacutepuiseacute sa reacuteserve de

cailloux les guerriers srsquoavancegraverent reacutesolument de part et drsquoautre les

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La guerre des boutons Chapitre II

armes agrave la main pour se cogner en toute conscienceLes Velrans avanccedilaient en coin les Longevernes en trois petits groupes

au centre Lebrac agrave droite Camus agrave gauche GrangibusPas un ne disait mot Ils avanccedilaient au pas lentement comme des

chats qui se guettent les sourcils fronceacutes les yeux terribles les fronts plis-seacutes les gueules tordues les dents serreacutees les poings raidis sur le gourdinles sabres ou les lances

Et la distance diminuait et au fur et agrave mesure les pas se rapetissaientencore les trois groupes de Longeverne se concentraient sur la massetriangulaire de Velrans

Et quand les deux chefs furent presque nez agrave nez agrave deux pas lrsquoun delrsquoautre ils srsquoarrecirctegraverent Les deux troupes eacutetaient immobiles mais de lrsquoim-mobiliteacute drsquoune eau qui va bouillir heacuterisseacutees terribles des colegraveres gron-daient sourdement en tous les yeux deacutecochaient des eacuteclairs les poingstremblaient de rage les legravevres freacutemissaient

Qui le premier de lrsquoAztec ou de Lebrac allait srsquoeacutelancer on sentaitqursquoun geste un cri allait deacutechaicircner ces colegraveres deacutebrider ces rages affolerces eacutenergies et le geste ne se faisait pas et le cri ne sortait point et ilplanait sur les deux armeacutees un grand silence tragique et sombre que rienne rompait

Couacirc couacirc croacirc une bande de corbeaux rentrant en forecirct passegraverentsur le champ de bataille en jetant eacutetonneacutes une rafale de cris

Cela deacuteclencha toutUn hurlement sans nom jaillit de la gorge de Lebrac un cri terrible

sauta des legravevres de lrsquoAztec et ce fut des deux cocircteacutes une rueacutee impitoyableet fantastique

Impossible de rien distinguer Les deux armeacutees srsquoeacutetaient enfonceacuteeslrsquoune dans lrsquoautre le coin des Velrans dans le groupe de Lebrac les ailes deCamus et de Grangibus dans les flancs de la troupe ennemie Les triquesne servaient agrave rien On srsquoeacutetreignait on srsquoeacutetranglait on se deacutechirait onse griffait on srsquoassommait on se mordait on arrachait des cheveux desmanches de blouses et de chemises volaient au bout des doigts crispeacutes etles coffres des poitrines heurteacutees de coups de poing sonnaient commedes tambours les nez saignaient les yeux pleuraient

Crsquoeacutetait sourd et haletant on nrsquoentendait que des grognements des

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La guerre des boutons Chapitre II

hurlements des cris rauques inarticuleacutes han ahi ran pan rab crac ahan charogne mecircleacutes de plaintes eacutetouffeacutees euh oille ah et cela semecirclait effroyablement

Crsquoeacutetait un immense torchis hurlant de croupes et de tecirctes heacuterisseacute debras et de jambes qui se nouaient et se deacutenouaient Et tout ce bloc seroulait et se deacuteroulait et se massait et srsquoeacutetalait pour recommencer encore

La victoire serait aux plus forts et aux plus brutaux Elle devait sourireencore agrave Lebrac et agrave son armeacutee

Les plus atteints partirent individuellement Boulot le nez eacutecraseacute parun anonyme coup de sabot regagna le Gros Buisson en srsquoeacutepongeantcomme il pouvait mais du cocircteacute des Velrans crsquoeacutetait la deacutebandade TattiPissefroid Lataupe Bousbot et sept ou huit autres filaient agrave cloche-piedou le bras en eacutecharpe ou la gueule en compote et drsquoautres encore les sui-virent et encore quelques-uns de sorte que les valides se voyant petit agravepetit abandonneacutes et presque sucircrs de leur perte cherchegraverent eux aussi leursalut dans la fuite mais pas assez vite cependant pour que TouegueuleMigue la Lune et quatre autres ne fussent bel et bien enveloppeacutes chi-peacutes empoigneacutes et emmeneacutes tout vifs au camp du Gros Buisson agrave grandrenfort de coups de pied au cul

Ce fut vraiment une belle journeacuteeLa Marie preacutevenue eacutetait agrave la cabane Gambette y conduisit Boulot

pour le faire panser Lui-mecircme prit une casserole et fila dare dare agrave lasource la plus proche puiser de lrsquoeau fraicircche pour laver le pif endom-mageacute de son vaillant compaing tandis que durant ce temps les vain-queurs deacutesustentaient leurs prisonniers des objets divers encombrantleurs poches et tranchaient impitoyablement tous les boutons

Ils y passegraverent chacun agrave son tour Ce fut Touegueule qui eut les hon-neurs de la soireacutee Camus le soigna particuliegraverement nrsquoomit point de luiconfisquer sa fronde et lrsquoobligea agrave rester agrave cul nu devant tout le mondejusqursquoagrave la fin de lrsquoexeacutecution

Les quatre autres qui nrsquoavaient pas encore eacuteteacute pinceacutes furent eacuteche-nilleacutes agrave leur tour simplement froidement sans barbarie inutile

On avait reacuteserveacuteMigue la Lune pour le dernier pour la bonne bouchecomme on disait Nrsquoavait-il pas derniegraverement porteacute une griffe sacrilegravegesur le geacuteneacuteral apregraves lrsquoavoir fait treacutebucher traicirctreusement Oui crsquoeacutetait ce

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La guerre des boutons Chapitre II

pleurnicheur ce laquo jean-grognard raquo cette laquo mort aux rats raquo qui avait oseacutefrapper drsquoune baguette les fesses drsquoun guerrier deacutesarmeacute qursquoil eacutetait bienincapable de prendre La reacuteciproque srsquoimposait Il serait fesseacute drsquoimpor-tance Mais une odeur caracteacuteristique eacutemanait de sa personne une odeurinsupportable infecte qui malgreacute leur endurance fit se boucher le nezaux exeacutecuteurs des hautes oeuvres de Longeverne

Ce salaud-lagrave peacutetait comme un ronsin sup2 Ah il se permettait de peacuteter Migue la Lune balbutiait des syllabes inintelligibles larmoyant et

pleurnichant la gorge secoueacutee de sanglots Mais quand tous les boutonseacutetant trancheacutes le pantalon tomba et qursquoon deacutecouvrit la source drsquoinfec-tion on srsquoaperccedilut en effet que lrsquoodeur pouvait perdurer avec tant de veacute-heacutemence Le malheureux avait fait dans sa culotte et ses maigres fessesconchieacutees reacutepandaient tout alentour un parfum peacuteneacutetrant et eacutepouvan-table tant que geacuteneacutereux quand mecircme le geacuteneacuteral Lebrac renonccedila auxcoups de verge vengeurs et renvoya son prisonnier comme les autres sansplus de deacutepens heureux au fond et jubilant de cette punition naturelleinfligeacutee par sa couardise au plus sale guerrier que les Velrans comptaientdans leurs rangs de peigne-culs et de foireux

n

2 Eacutetalon

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CHAPITRE III

Le festin dans la forecirct

Qursquoon boute du vin en la tasseSoumelier Qursquoon en verse tantQursquoil se respande dans la place Qursquoon mange qursquoon boive drsquoautant

Ronsard (Odes)

Qrsquo dans la troupe de lrsquoAztec rosseacutee meurtriepilleacutee et abattue Lebrac apregraves tout srsquoen fhellipichait et son armeacuteeaussi On avait la victoire on avait fait six prisonniers Jamais

ccedila ne srsquoeacutetait vu depuis des temps et des temps La tradition des hauts faitsde guerre religieusement conserveacutee et transmise ne signalait La Criquesrsquoen portait garant aucune de ces prises fabuleuses et de ces rosseacutees fan-tastiques Lebrac pouvait se consideacuterer comme le plus grand capitaine quieucirct jamais commandeacute agrave Longeverne et son armeacutee comme la phalange laplus vaillante et la plus eacuteprouveacutee

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La guerre des boutons Chapitre III

Le butin eacutetait lagrave en tas amas de boutons et de tresses de cordons et deboucles et drsquoobjets heacuteteacuteroclites tregraves divers car on avait fait main basse surtout ce que renfermaient les poches les mouchoirs excepteacutes On voyaitde petits os de cochon perceacutes au milieu traverseacutes drsquoun double cordonde laine qui faisait en se roulant et se deacuteroulant tourner en frondonnantlrsquoosselet on appelait ce joujou un laquo fredot raquo on voyait aussi des billesdes couteaux ou pour ecirctre plus juste de vagues lames mal emmancheacutees il srsquoy trouvait eacutegalement quelques cleacutes de boicirctes de sardines un pegravere LaColique en plomb accroupi dans une posture intime et des tubes cha-lumeaux pour lancer des pois Tout cela entasseacute pecircle-mecircle devait allergrossir le treacutesor commun ou serait tireacute au sort

Mais le treacutesor du coup serait certainement doubleacute Et crsquoeacutetait le surlen-demain qursquoon devait justement payer au treacutesorier la seconde contributionde guerre

La premiegravere ideacutee de Lebrac lui revint agrave lrsquoesprit Si on employait cetargent agrave faire la fecircte

Comme il eacutetait homme de reacutealisation il srsquoenquit immeacutediatement au-pregraves de ses soldats des sommes que pourrait reacutecupeacuterer le treacutesorier

mdashQui crsquoest qui nrsquoa pas son sou pour payer lrsquoimpocirct de guerre Personne ne dit mot Tout le monde a bien compris Levez la main

ceusses qui nrsquoont pas leur sou drsquoimpocirct Aucune main ne se leva Un silence religieux planait Eacutetait-ce pos-

sible Ils avaient tous trouveacute le moyen drsquoacqueacuterir leur laquo rond raquo Les bonsconseils du geacuteneacuteral avaient porteacute leurs fruits aussi feacutelicita-t-il chaude-ment ses troupes

mdash Vous voyez bien que vous nrsquoecirctes pas si becirctes que vous croyiez hein Il suffit de vouloir on trouve toujours Mais il ne faut pas ecirctre une nouillepardine sans quoi on est toujours rouleacute dans la vie du monde

laquo Ici dedans fit-il en deacutesignant les deacutepouilles opimes il y a au moinspour quarante sous de fourbi eh bien mes petits puisqursquoon a eacuteteacute as-sez courageux pour le conqueacuterir avec nos poings il nrsquoy a pas besoin dedeacutepenser nos sous agrave en acheter drsquoautre

laquo Nous allons avoir demain quarante-cinq sous Pour fecircter la victoireet laquo prendre le chat raquo de la construction de la cabane on va faire la bringuetous ensemble jeudi prochain apregraves-midi

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La guerre des boutons Chapitre III

laquoQursquoen dites-vous mdash Oui oui oui bravo bravo crsquoest ccedila criegraverent beuglegraverent hurlegraverent

quarante voix crsquoest ccedila vive la fecircte vive la noce mdash Et maintenant agrave la cabane reprit le chef Tinum passe-moi ton

beacuteret que je lrsquoemplisse de butin pour le joindre agrave notre cagnotteIl nrsquoy a plus personne lagrave-bas questionna-t-il en deacutesignant la lisiegravere

du bois de VelransCamus grimpa au checircne pour srsquoen assurermdash Penses-tu fit-il au bout drsquoun instant drsquoexamen apregraves une pareille

tatouille ils ont fileacute comme des liegravevresLrsquoarmeacutee de Longeverne rejoignit agrave la cabane Boulot Gambette et la

Marie qui srsquoapprecirctait agrave partir Le blesseacute qui avait abondamment saigneacuteavait le nez tout bleu et enfleacute comme une pomme de terre mais il ne seplaignait pas trop tout demecircme songeant au nombre de tignasses crecircpeacuteespar ses doigts et agrave la quantiteacute respectable de coups de poing qursquoil avaiteacutequitablement distribueacutes de cocircteacute et drsquoautre

On srsquoarrangea pour raconter qursquoen courant il eacutetait tombeacute sur une billede bois et qursquoil nrsquoavait pas eu le temps de porter les mains en avant pourproteacuteger sa face

Jeudi il serait gueacuteri il pourrait faire la fecircte avec les autres et commecrsquoeacutetait lui qui avait en lrsquooccurrence eacuteteacute le plus malmeneacute on lui revaudraitccedila en nature agrave lrsquoheure du partage des provisions

Le lendemain Lebrac et Tintin ayant perccedilu lrsquoargent discutegraverent avecles camarades de la faccedilon dont on devrait lrsquoemployer

On fit des propositionsmdash Du chocolatTout le monde eacutetait drsquoaccord pour cet achatmdash Comptons fit La Crique La tablette de dix raies coucircte huit sous il

en faut agrave chacun un assez gros morceau avec trois tablettes trente raieson en aura chacun plus drsquoune demie oui reprit-il apregraves calcul cela ferajuste deux tiers de raie agrave chacun crsquoest tregraves bien

laquo On le mangera comme ccedila sec ou avec son pain Trois tablettes agravehuit sous ccedila fait vingt-quatre sous De quarante-cinq il restera vingt etun ronds

laquoQursquoest-ce qursquoon va acheter avec

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Des croquets mdash Des biscuits mdash Des bonbons mdash Des sardines mdash Nous nrsquoavons que vingt et un sous souligna Lebracmdash Faut acheter des sardines insinua Tintin Crsquoest bon les sardines

Ah tu sais pas ce que crsquoest Guerreuillas Eh bien mon vieux crsquoest despetits poissons sans tecircte cuits laquo dedans raquo une boicircte en fer-blanc mais tusais crsquoest salement bon Seulement on nrsquoen achegravete pas souvent chez nouslaquo passe que raquo crsquoest cher

Achetons-en une boicircte voulez-vous Il y en a dix douze mecircme quel-quefois laquo tienze raquo par boicircte on partagera

mdash Ah oui que crsquoest bon rencheacuterit Tigibus et lrsquohuile aussi mes amis moi ce que je lrsquoaime lrsquohuile de sardine je relegraveche les boicirctes quand on enachegravete crsquoest pas comme lrsquohuile agrave salade

On vota drsquoenthousiasme lrsquoachat drsquoune boicircte de sardines de onze sousRestaient dix sous de disponiblesLa Crique en le faisant remarquer crut devoir ajouter cet avis mdash On ferait bien de prendre quelque chose qursquoon puisse partager plus

facilement et dont on aurait plusieurs morceaux pour un souLes bonbons srsquoimposaient les petits bonbons ronds et aussi la reacuteglisse

en bois qursquoil faisait si bon sucer et macirccher en classe derriegravere le paraventdes pupitres ouverts

mdash Partageons donc conclut Lebrac cinq sous de bonbons cinq sousde reacuteglisse en bois

Crsquoest reacutegleacute comme ccedila mais ce nrsquoest pas tout vous savez Il faudrachiper des pommes et des poires agrave la cave on fera aussi cuire des pommesde terre Camus fera des cigares de laquo veacutellie raquo

mdash Faudra boire aussi deacuteclara Grangibusmdash Si on pouvait avoir du vin mdash Et de la goutte mdash Du cassis mdash Du sirop mdash De la laquo gueurnadine raquo mdash Crsquoest bien difficile

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Je sais ousqursquoest la bonbonne de goutte agrave la chambre haute fit Le-brac si y a moyen drsquoen prendre un laquo maillet raquo sup1 as pas peur on en auramais du vin bernique

mdash Et puis on nrsquoa pas de verresmdash Faudra au moins avoir de lrsquoeau dans quelque chosemdash Il y a des casseroles lagrave-bas mdash Crsquoest pas assez grand mdash Si on pouvait avoir un petit tonneau ou mecircme un vieil arrosoirmdash Un arrosoir il y a le vieux de lrsquoeacutecole qursquoest au fond du laquo collidor raquo

si on le chipait il y a bien un trou au fond et il est plein de poussiegraveremais crsquoest pas une affaire on bouchera le laquo poutiu raquo sup2 avec une chevilleet on reacutecurera le fer-blanc avec du sable ccedila y est-il

mdash Oui acquiesccedila Lebrac crsquoest une bonne ideacutee Agrave quatre heures ce soirjrsquosuis de balayage je le foutrai derriegravere le mur de la cour en venant viderle chenit sup3 le soir agrave la nuit je viendrai le prendre et jrsquoirai le cacher enattendant dans la caverne du Tilleul on le reacutecurera demain

laquo Pour les achats voici comment il faudra faire moi jrsquoachegraveterai uneplaque de chocolat Grangibus une autre Tintin la troisiegraveme La Criqueira chercher les sardines Boulot les bonbons et Gambette la reacuteglisse Per-sonne ne pourra se douter de rien On portera tout le fourbi agrave la cabaneavec les pommes et les laquo patates raquo et tout ce qursquoon pourra rabioter

laquo Ah jrsquooubliais Du sucre Tacircchez de chiper du sucre pour mangeravec la gouttehellip si on en a On fera des canards

laquo Crsquoest facile agrave prendre du sucre quand la vieille tourne le pied raquoAucune de ces excellentes recommandations ne fut oublieacutee cha-

cun srsquoeacutetait chargeacute drsquoune tacircche particuliegravere et srsquoappliquait agrave la remplirconsciencieusement Aussi le jeudi apregraves-midi Lebrac Camus Tintin LaCrique et Grangibus lesquels avaient pris les devants reccedilurent-ils leurscamarades qui arrivaient lrsquoun apregraves lrsquoautre ou par petites bandes avec lespoches garnies et bourreacutees mais bourreacutees agrave taper

Eux les chefs avaient aussi des surprises agrave faire agrave leurs inviteacutes

1 Litre bouteille2 Pertuis trou3 Chenit balayures

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La guerre des boutons Chapitre III

Un feu clair dont la flammemontait agrave plus drsquounmegravetre de haut emplis-sait la cabane drsquoune clarteacute chaude et faisait chatoyer les couleurs violentesdes gravures

Sur la table rustique ougrave les journaux eacutetendus remplaccedilaient la nappeles provisions acheteacutees en bel ordre srsquoalignaient et derriegravere ocirc joie ocirctriomphe trois bouteilles pleines trois bouteilles mysteacuterieuses deacuterobeacuteesagrave coup de geacutenie par les Gibus et par Lebrac dressaient leurs formes eacuteleacute-gantes

Lrsquoune renfermait de lrsquoeau-de-vie les deux autres du vinSur une sorte de pieacutedestal de pierre lrsquoarrosoir reacutecureacute neuf dont les

cabossures brillaient brandissait en avant son goulot poli qui deacuteverseraitune eau limpide et pure puiseacutee agrave la source voisine des tas de pommes deterre peacutetaient sous la cendre chaude

Quelle belle journeacutee Il avait eacuteteacute entendu qursquoon partageait tout chacun devant seulement

garder son pain Aussi agrave cocircteacute des plaques de chocolat et de la boicircte desardines une pile de morceaux de sucre monta bientocirct que La Criquedeacutenombra avec soin

Il eacutetait impossible de faire tenir les pommes sur la table il y en avaitplus de trois doubles On avait vraiment bien fait les choses mais ici en-core le geacuteneacuteral avec sa bouteille de goutte battait tous les records

mdash Chacun aura son cigare affirma Camus deacutesignant drsquoun geste largeune pile reacuteguliegravere et serreacutee de bouts de cleacutematite soigneusement choisissans noeuds lisses avec de beaux petits trous ronds qui disaient que celatirerait bien

Les uns se tenaient dans la cabane drsquoautres ne faisaient qursquoy passer on entrait on sortait on riait on se tapait sur le ventre on se fichait pourrire de grands coups de poing dans le dos on se congratulait

mdash Ben mon vieux ccedila biche mdash Crois-tu qursquoon est des types hein mdash Ce qursquoon va rigoler Il eacutetait entendu que lrsquoon commencerait degraves que les pommes ce terre

seraient precirctes Camus et Tigibus en surveillaient la cuisson repous-saient les cendres rejetaient les braises tirant de temps agrave autre avec unpetit bacircton les savoureux tubercules et les tacirctant du bout des doigts ils

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La guerre des boutons Chapitre III

se brucirclaient et secouaient les mains soufflaient sur leurs ongles puis re-chargeaient le feu continuellement

Pendant ce temps Lebrac Tintin Grangibus et La Crique apregraves avoircalculeacute le nombre de pommes et de morceaux de sucre auxquels chacunaurait droit srsquooccupaient agrave un eacutequitable partage des tablettes de chocolatdes petits bonbons et des bouts de reacuteglisse

Une grosse eacutemotion les eacutetreignit en ouvrant la boicircte de sardines seraient-ce des petites ou des grosses Pourrait-on reacutepartir eacutegalementle contenu entre tous

Avec la pointe de son couteau deacutetournant celles du dessus La Criquecompta huit neuf dix onze Onze reacutepeacuteta-t-il Voyons trois fois onzetrente-trois quatre fois onze quarante-quatre

mdash Merde bon dious nous sommes quarante-cinq un de trop Il y ena un qui srsquoen passera

Tigibus agrave croupetons devant son brasier entendit cette exclamationsinistre et drsquoun geste et drsquoun mot trancha la difficulteacute et reacutesolut le pro-blegraveme

mdash Ce sera moi qui nrsquoen aurai point si vous voulez srsquoeacutecria-t-il vousme donnerez la boicircte avec lrsquohuile pour la releacutecher jrsquoaime autant ccedila Est-ceque ccedila ira

Si ccedila irait crsquoeacutetait mecircme eacutepatant mdash Je crois bien que les pommes de terre sont cuites eacutemit Camus re-

poussant vers le fond avec une fourche en coudre plus qursquoagrave moitieacute brucircleacuteele brasier rougeoyant afin drsquoaveindre son butin

mdash Agrave table alors rugit LebracEt se portant agrave lrsquoentreacutee mdash Eh bien la coterie on nrsquoentend rien Agrave table qursquoon vous dit

Amenez-vous Y a pus drsquoamour quoi y a pus moyen Faut-il aller cher-cher la banniegravere

Et lrsquoon se massa dans la cabanemdashQue chacun srsquoasseye agrave sa place ordonna le chef on va partager Les

patates drsquoabord faut commencer par queacuteque chose de chaud crsquoest mieuxcrsquoest plus chic crsquoest comme ccedila qursquoon fait dans les grands dicircners

Et les quarante gaillards aligneacutes sur leurs siegraveges les jambes serreacuteesles genoux agrave angle droit comme des statues eacutegyptiennes le quignon de

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La guerre des boutons Chapitre III

pain au poing attendirent la distributionElle se fit dans un religieux silence les derniers servis lorgnaient les

boules grises dont la chair drsquoune blancheur mate fumait en eacutepandant unbon parfum sain et vigoureux qui aiguisait les appeacutetits

On eacuteventrait la croucircte on mordait agrave mecircme on se brucirclait on se re-tirait vivement et la pomme de terre roulait quelquefois sur les genouxougrave une main leste la rattrapait agrave temps crsquoeacutetait si bon Et lrsquoon riait etlrsquoon se regardait et une contagion de joie les secouait tous et les languescommenccedilaient agrave se deacutelier

De temps en temps on allait boire agrave lrsquoarrosoir Le buveur ajustait sabouche comme un succediloir au goulot de fer-blanc aspirait un bon coup etla bouche pleine et les joues gonfleacutees avalait tout hoquetant sa gorgeacutee ourecrachait lrsquoeau en gerbe en eacuteclatant de rire sous les lazzi des camarades

mdash Boira boira pas pari que si parie que ni Crsquoeacutetait le tour des sardinesLa Crique religieusement avait partageacute chaque poisson en quatre il

avait opeacutereacute avec tout le soin et la preacutecision deacutesirables afin que les frac-tions ne srsquoeacutemiettassent point et il srsquooccupait agrave remettre agrave chacun la partqui lui revenait Deacutelicatement avec le couteau il prenait dans la boicircte queportait Tintin et mettait sur le pain de chacun la portion leacutegale Il avaitlrsquoair drsquoun precirctre faisant communier les fidegraveles

Pas un ne toucha agrave son morceau avant que tous ne fussent servis Ti-gibus comme il eacutetait convenu eut la boicircte avec lrsquohuile ainsi que quelquespetits bouts de peau qui nageaient dedans

Il nrsquoy en avait pas gros mais crsquoeacutetait du bon Il fallait en jouir Et tousflairaient reniflaient palpaient leacutechaient le morceau qursquoils avaient surleur pain se feacutelicitant de lrsquoaubaine se reacutejouissant au plaisir qursquoils allaientprendre agrave le mastiquer srsquoattristant agrave penser que cela durerait si peu detemps Un coup drsquoengouloir et tout serait fini Pas un ne se deacutecidait agrave atta-quer franchement Crsquoeacutetait si minime Il fallait jouir jouir et lrsquoon jouissaitpar les yeux par les mains par le bout de la langue par le nez par le nezsurtout jusqursquoau moment ougrave Tigibus qui pompait torchait eacutepongeaitson reste de laquo sauce raquo avec de la mie de pain fraicircche leur demanda ironi-quement srsquoils voulaient faire des reliques de leur poisson qursquoils nrsquoavaientdans ce cas qursquoagrave porter leurs morceaux au cureacute pour qursquoil pucirct les joindre

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La guerre des boutons Chapitre III

aux os de lapins qursquoil faisait baiser aux vieilles gribiches en leur disant laquo Passe tes cornes ⁴ raquo

Et lrsquoon mangea lentement sans pain par petites portions eacutegales eacutepui-sant le suc pompant par chaque papille arrecirctant au passage le morceaudeacutelayeacute noyeacute submergeacute dans un flux de salive pour le ramener encoresous la langue le remastiquer de nouveau et ne le laisser filer enfin qursquoagraveregret

Et cela finit ainsi religieusement Ensuite Guerreuillas confessa qursquoeneffet crsquoeacutetait rudement bon mais qursquoil nrsquoy en avait guegravere

Les bonbons eacutetaient pour le dessert et la reacuteglisse pour ronger en srsquoenretournant Restaient les pommes et le chocolat

mdash Voui mais va-t-on pas boire bientocirct reacuteclama Boulotmdash Il y a lrsquoarrosoir reacutepondit Grangibus faceacutetieuxmdash Tout agrave lrsquoheure reacutegla Lebrac le vin et la gniaule crsquoest pour la fin

pour le cigaremdash Au chocolat maintenant Chacun eut sa part les uns en deux morceaux les autres en un

seul Crsquoeacutetait le plat de reacutesistance on le mangea avec le pain toutefoisquelques-uns des raffineacutes sans doute preacutefeacuteregraverent manger leur pain secdrsquoabord et le chocolat ensuite

Les dents croquaient et mastiquaient les yeux peacutetillaient La flammedu foyer raviveacutee par une brasseacutee de brandes enluminait les joues et rou-gissait les legravevres On parlait des batailles passeacutees des combats futurs desconquecirctes prochaines et les bras commenccedilaient agrave srsquoagiter et les pieds setreacutemoussaient et les torses se tortillaient

Crsquoeacutetait lrsquoheure des pommes et du vinmdashOn boira chacun agrave son tour dans la petite casserole proposa CamusMais La Crique deacutedaigneusement reacutepliqua mdash Pas du tout Chacun aura son verre Une telle affirmation bouleversa les convivesmdash Des verres Trsquoas des verres Chacun son verre Trsquoes pas fou La

Crique Comment ccedila

4 Sans doute Pax tecum

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Ah ah ricana le compegravere Voilagrave ce que crsquoest que drsquoecirctre malin Etces pommes pour qui que vous les prenez

Personne ne voyait ougrave La Crique en voulait venirmdash Tas de gourdes reprit-il sans respect pour la socieacuteteacute prenez vos

couteaux et faites comme moi Ce disant lrsquoinventeur lrsquoeustache agrave lamain creusa immeacutediatement dans les chairs rebondies drsquoune belle pommerouge un trou qursquoil eacutevida avec soin transformant en coupe originale lebeau fruit qursquoil avait entailleacute

mdash Crsquoest vrai tout de mecircme sacreacute La Crique Crsquoest eacutepatant srsquoexclamaLebrac

Et immeacutediatement il fit faire la distribution des pommes Chacun semit agrave la taille de son gobelet tandis que La Crique loquace et triomphantexpliquait

mdashQuand jrsquoallais aux champs et que jrsquoavais soif je creusais une grossepomme et je trayais une vache et voilagrave je mrsquoenfilais comme ccedila mon petitbol de lait chaudot

Chacun ayant confectionneacute son gobelet Grangibus et Lebrac deacutebou-chegraverent les litres de vin Ils se partagegraverent les convives Le litre de Gran-gibus plus grand que lrsquoautre devait contenter vingt-trois guerriers celuide son chef vingt-deux Les verres heureusement eacutetaient petits et le par-tage fut eacutequitable du moins il faut le croire car il ne donna lieu agrave aucunereacutecrimination

Quand chacun fut servi Lebrac levant sa pomme pleine formula letoast drsquousage simple et bref

mdash Et maintenant agrave la nocirctre mes vieux et agrave cul les Velrans mdash Agrave la tienne mdash Agrave la nocirctre mdash Vive nous mdash Vivent les Longevernes On choqua les pommes on brandit les coupes on beugla des injures

aux ennemis on exalta le courage la force lrsquoheacuteroiumlsme de Longeverne eton but on leacutecha on succedila la pomme jusqursquoau treacutefonds des chairs

mdash Si on en poussait une maintenant proposa Tigibusmdash Allez Camus Ta chanson Camus entonna

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La guerre des boutons Chapitre III

Rien nrsquoest si beaursquoun artilleur sur un chameauhellipmdash Crsquoest pas assez long Crsquoest dommage Elle est bellemdash Alors on va tous chanter ensemble Aupregraves de ma blonde Tout le

monde la sait Allons-y Une deusse Et toutes les voix juveacuteniles lancegraverent agrave pleins poumons la vieille chan-

son Au jardin de mon pegravereLes lauriers sont fleurisTous les oiseaux du mondeViennent faire leur nidOui Aupregraves de ma blondersquoil fait bon fait bon fait bon Aupregraves de ma blondersquoil fait bon dormir Tous les oiseaux du mondeViennent faire leur nidLa caillrsquo la tourterelleEt la jolie perdrixOui Aupregraves de ma blondehellipLa caille la tourterelleEt la jolie perdrixEt la blanche colombei chante jour et nuitOui Aupregraves de ma blondehellipEt la blanche colombei chante jour et nuiti chante pour les bellesi nrsquoont pas de mariOui Aupregraves de ma blondehellip

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La guerre des boutons Chapitre III

Quand on eut fini celle-lagrave on en voulut recommencer une autre et cefut Tintin qui entonna

Petit tambour srsquoen revenant de guerre (bis)Srsquoen revenant de guerrePan plan ra-ta-planhellipMais on la lacirccha en cours de route car maintenant qursquoon avait bu il

fallait autre chose quelque chose de mieuxmdash Allez Camus Dis-nous Madeleine srsquoen fut agrave Romendash Oh Jrsquosais rien que deux morceaux de deux couplets crsquoest pas la

peine personne ne la sait Quand les conscrits voient qursquoon approchepour eacutecouter ils srsquoarrecirctent et ils nous disent de foutre le camp

mdash Crsquoest passe que crsquoest rigolomdash Non jrsquocrois que crsquoest passe que crsquoest des cochonceteacutes laquo Y a un sacreacute truc mais jrsquosais pas ce que crsquoest ousqursquoon y fourre la

Madeleine lrsquoEstitut et le Pateacuteon un reacutegiment drsquoinfanterie la baiumlonnetteau canon et encore un tas drsquoautrsquofourbis laquo que je peux pas me raviser raquo

mdash Plus tard quand on sera conscrit on le saura nous aussi va affirmaTigibus pour exhorter ses camarades agrave la patience

On essaya alors de se rappeler la chanson deDeacutebiez quand il est saoul Soupe agrave lrsquooignon bouillon deacutemocratiquehellipOn eacutecorcha encore tant bien que mal le refrain de Kinkin le bracon-

nier Car le Paradis laiumlriCar le Paradis laiumlriCar le ParadisAux ivrognrsquo est promisPuis de guerre lasse lrsquoensemble manquant il y eut un court silence

eacutetonneacuteAlors Boulot pour le rompre proposa mdash Si on faisait des tours mdash Faire voir le diable dans une manche de veste mdash Si on jouait agrave pigeon vole reprit un autremdash Penses-tu un jeu de gamines ccedila pourquoi pas sauter agrave la corde mdash Et notre goutte nom de Dieu rugit Lebrac

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Et mes cigares beugla Camus

n

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CHAPITRE IV

Reacutecits des temps heacuteroiumlques

En ces temps eacutepoque lointaine merveilleusehellip

Charles Callet (Contes anciens)

C rsquo des chefs reprit sa pomme et tandisque Camus passant entre les rangs offrait avec une nonchalanteeacuteleacutegance les cigares de laquo veacutellie raquo Grangibus lui distribuait les

morceaux de sucremdash Tout de mecircme quelle noce mdash Mrsquoen parle pas quelle bringue mdashQuel gueuleton mdashQuelle bombe Lebrac en connaisseur agitait son litre drsquoeau-de-vie ougrave des bulles

drsquoair se formaient qui venaient srsquoeacutepanouir et crever en couronne au gou-lot

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La guerre des boutons Chapitre IV

mdash Crsquoest de la bonne affirma-t-il Elle a de la religion elle fait le cha-pelet Attention jrsquovas passer que personne ne bouge

Et lentement il partagea entre les quarante-cinq convives le litre drsquoal-cool Cela dura bien dix minutes mais personne ne but avant le signalOn porta alors de nouveaux toasts plus verts et plus violents que jamais ensuite on trempa les morceaux de sucre et on pompa le liquide agrave petitscoups

Vingt dieux ce qursquoelle eacutetait forte Les petits en eacuteternuaient tous-saient crachaient devenaient rouges violets cramoisis mais pas un nevoulait avouer que cela lui brucirclait la gorge et que ccedila lui tordait les tripes

Crsquoeacutetait chipeacute donc crsquoeacutetait bon crsquoeacutetait mecircme deacutelicieux exquis et ilnrsquoen fallait pas perdre une goutte

Aussi ducirct-on en crever on avala la gniaule jusqursquoagrave la derniegravere moleacute-cule et on leacutecha la pomme et on la mangea pour ne rien perdre du jus quiavait pu peacuteneacutetrer agrave lrsquointeacuterieur des chairs

mdash Et maintenant allumons proposa CamusTigibus le chauffeur fit passer des tisons enflammeacutes On emboucha

les morceaux de laquo veacutellie raquo et tous fermant agrave demi les yeux tordant lesbajoues pinccedilant les legravevres plissant le front se mirent agrave tirer de toute leureacutenergie Parfois mecircme tant on y mettait drsquoardeur il arrivait que la cleacutema-tite bien segraveche srsquoenflammait et alors on admirait et tous srsquoappliquaient agravereacutealiser cet exploit

mdash Pendant que nous avons les pattes au chaud et le ventre plein qursquoonest bien tranquille en train de fumer un bon cigare si on disait des racon-tottes sup1

mdash Ah oui crsquoest ccedila ou bien des devinettes Pour rigoler on donneraitdes gages

mdashMes vieux coupa La Crique les jambes croiseacutees grave le cigare auxdents moi si vous voulez jrsquovas vous dire quelque chose queacuteque chosede seacuterieux de vrai que jrsquoai appris y a pas longtemps Crsquoest mecircme presquede lrsquohistoire Oui je lrsquoai entendu du vieux Jean-Claude qui le racontait agravemon parrain

mdash Ah quoi quoi donc interrogegraverent plusieurs voix

1 Histoires

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La guerre des boutons Chapitre IV

mdash Crsquoest la cause pourquoi qursquoon se bat avec les Velrans Vous savezmes petits crsquoest pas drsquoaujourdrsquohui ni drsquohier que ccedila dure il y a des anneacuteeset des anneacutees

mdashCrsquoest depuis le commencement dumonde pardieacute interrompit Gam-bette parce qursquoils ont toujours eacuteteacute des peigne-culs et voilagrave

mdash Crsquoest des peigne-culs tant que tu voudras pourtant crsquoest pas depuisle moment que tu dis quand mecircme Gambette crsquoest apregraves bien apregravesmais il y a tout de mecircme une belle lurette depuis ce temps-lagrave au jourdrsquoaujordrsquohui

mdash Ben puisque tu le sais dis-nous ccedila ma vieille ccedila doit ecirctre sucircrementpasse que crsquoest rien qursquoune sale bande de foutus cochons

mdash Tout juste des faineacuteants et des gouris sup2 Et ils ont oseacute traiter lesLongevernes de voleurs encore par-dessus le marcheacute ces salauds-lagrave

mdash Ah par exemple quel toupet mdash Oui fit La Crique continuantQuant agrave pouvoir dire au juste lrsquoanneacutee

ougrave que crsquoest arriveacute je peux pas le vieux Jean-Claude y sait pas non pluspersonne ne se rappelle pour savoir il faudrait regarder dans les vieuxpapiers dans les archives qursquoils disent et je sais pas ce que crsquoest que cescochonneries-lagrave

laquo Crsquoeacutetait au temps ougrave qursquoon parlait de la Murie La Murie voilagrave onne sait plus bien ce que crsquoest peut-ecirctre une sale maladie quelque chosecomme un fantocircme qui sortait tout vivant du ventre des becirctes creveacuteesqursquoon laissait pourrir dans les coins et qui voyageait qui se baladait dansles champs dans les bois dans les rues des villages la nuit On ne la voyaitpas on la sentait on la reniflait les becirctesmeuglaient les chiens jappaientagrave la mort quand elle eacutetait par lagrave aux alentours agrave rocircder Les gens eux sesignaient et disaient Y a un malheur qursquoest en route Alors au matinquand on lrsquoavait sentie passer les becirctes qursquoelle avait toucheacutees dans leurseacutetables tombaient et peacuterissaient et les gens aussi crevaient comme desmouches

laquo La Murie venait surtout quand il faisait chaudlaquo Voilagrave on eacutetait bien on riait on mangeait on buvait et puis sans

savoir pourquoi ni comment une ou deux heures apregraves on devenait tout

2 Gouris gorets

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La guerre des boutons Chapitre IV

noir on vomissait du sang pourri et on claquait Rien agrave faire et rien agrave direPersonne nrsquoarrecirctait la Murie les malades eacutetaient fichus On avait beaujeter de lrsquoeau beacutenite dire toutes sortes de priegraveres faire venir le cureacute pourmarmonner ses oremus invoquer tous les saints du Paradis la ViergeJeacutesus-Christ le pegravere Bon Dieu crsquoeacutetait comme si on avait pisseacute dans unviolon ou puiseacute de lrsquoeau avec une eacutecumoire tout crevait quand mecircme etle pays eacutetait ruineacute et les gens eacutetaient foutus

laquo Aussi quand une becircte venait agrave peacuterir vous pouvez croire qursquoon lrsquoen-crottait vivement

laquo Crsquoest la Murie qui a ameneacute la guerre entre les Velrans et les Longe-vernes raquo

Le conteur ici fit une pause savourant son preacuteambule jouissant delrsquoattention eacuteveilleacutee puis il tira quelques bouffeacutees de son cigare de cleacutema-tite et reprit les yeux des camarades dardeacutes sur lui

mdash Savoir au juste comment que crsquoest arriveacute crsquoest pas possible on nrsquoapas assez de renseignements On croit pourtant que des espegraveces demaqui-gnons peut-ecirctre bien des voleurs eacutetaient venus aux foires de Morteau oude Maicircche et srsquoen retournaient dans le pays bas Ils voyageaient la nuit peut-ecirctre se cachaient-ils surtout srsquoils avaient voleacute des becirctes Toujoursest-il que comme ils passaient lagrave-haut par les pacirctures de Chasalans unedes vaches qursquoils emmenaient srsquoest mise agrave meugler agrave meugler puis ellenrsquoa plus voulu marcher elle srsquoest laquo accouteacute le cul raquo comme un laquo murot raquoet elle est resteacutee lagrave agrave meugler toujours Les autres ont eu beau tirer surla longe et lui flanquer des coups de trique rien nrsquoy a fait elle nrsquoa plusbougeacute au bout drsquoun moment elle srsquoest fichue par terre srsquoest allongeacuteetoute raide elle eacutetait creveacutee foutue

laquo Les ldquotypesrdquo ne pouvaient pas lrsquoemporter agrave quoi leur aurait-elleservi Ils nrsquoont rien dit du tout et comme crsquoeacutetait la nuit loin des vil-lages ndash ni vu ni connu je trsquoembrouille ndash ils ont fichu le camp et on ne lesa jamais revus et on nrsquoa jamais su ni qui ils eacutetaient ni drsquoougrave ils venaient

laquo Faut dire que crsquoeacutetait en eacuteteacute que ccedila se passaitlaquo Agrave ce moment-lagrave crsquoeacutetaient les Velrans qui pacircturaient les communaux

de Chasalans et qui faisaient les coupes du bois qursquoon a toujours appeleacutedepuis bois de Velrans le bois ousqursquoils viennent pour nous attaquer par-dieacute

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La guerre des boutons Chapitre IV

mdash Ah ah interrompirent des voix Crsquoest bien le nocirctre pourtant cebois-lagrave nom d Dhellip

mdash Oui crsquoest le nocirctre et vous allez bien le voir mais eacutecoutez Commeil faisait tregraves chaud cet eacuteteacute-lagrave bientocirct la vache creveacutee a commenceacute desentir mauvais au bout de trois ou quatre jours elle empoisonnait elleeacutetait pleine de mouches de sales mouches vertes de mouches agrave muriecomme on disait Alors les gens qui ont eu lrsquooccasion de passer par lagrave ontbien renifleacute lrsquoodeur ils se sont approcheacutes et ils ont vu la charogne quipourrissait lagrave sur place

laquo Ccedila pressait Ils nrsquoont fait ni une ni deusse ils ont fileacute subito trouverles anciens de Velrans et ils leur zrsquoont dit

laquo ndash Voilagrave y a une charogne qui pourrit dedans votrsquopacircturage de Cha-salans et ccedila empoisonne jusqursquoau milieu du Chanet faut vite aller lrsquoen-crotter avant que les becirctes nrsquoattrapent la Murie

laquo ndash La Murie qursquoils ont reacutepondu mais crsquoest nous qursquoon lrsquoattraperaitpeut-ecirctre en enfouissant la becircte encrottez-la vous-mecircmes puisque vouslrsquoavez trouveacutee drsquoabord qursquoest-ce qui prouve qursquoelle est sur notrsquo terri-toire La pacircture est autant agrave vous qursquoagrave nous agrave preuve crsquoest que vos becirctesy sont tout le temps fourreacutees

laquo ndashQuand par hasard elles y vont vous savez bien nous gueuler apregraveset les acaillener qursquoont reacutepondu les Longevernes (ce qui eacutetait la pure veacute-riteacute) Vous nrsquoavez point de temps agrave perdre ou bien autant agrave Velrans qursquoagraveLongeverne les becirctes vont bientocirct crever par la Murie et les gens itou

laquo ndash Murie vous-mecircme qursquoont reacutepondu les Velranslaquo ndash Ah vous ne voulez pas lrsquoencrotter ah ben on verra voir drsquoabord

vous nrsquoecirctes que des propres-agrave-rien et des peigne-culs laquo ndash Crsquoest vous qui nrsquoecirctes que des jeanfoutres puisque vous avez

trouveacute la charogne eh ben crsquoest la vocirctre gardez-la on vous la donnemdash Salauds interrompirent quelques auditeurs furieux de retrouver

lrsquoantique mauvaise foi des Velransmdash Alors qursquoest-ce qui srsquoest passeacute mdash Ce qui srsquoest passeacute reprit La Crique Eh bien voici laquo Les Longevernes sont revenus au pays ils sont alleacutes trouver tous les

anciens et le cureacute et ceusses qui avaient du bien et qursquoauraient fait commequi dirait le Conseil Municipal drsquoaujourdrsquohui et ils leur ont raconteacute ce

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La guerre des boutons Chapitre IV

qursquoils avaient vu et ldquosenturdquo et ce qursquoavaient dit les Velranshelliplaquo Quand les femmes ont su ce qursquoil y avait elles ont commenceacute agrave

chougner sup3 et agrave gueuler elles ont dit que tout eacutetait foutu et qursquoon allaitpeacuterir Alors les vieux ont deacutecideacute de foutre le camp agrave Besanccedilon que je croisou ailleurs je sais pas trop au juste trouver les grosses leacutegumes les jugeset le gouverneur Comme crsquoeacutetait pressant toute la grande seacutequelle a rap-pliqueacute aussitocirct et ils ont fait venir agrave Chasalans les Longevernes et lesVelrans pour qursquoils srsquoessepliquent

laquo Les Velrans ont dit Messeigneurs la pacircture nrsquoest pas agrave nous nous lejurons devant le Bon Dieu et la sainte Vierge qursquoest notre sainte patronneagrave tertous elle est aux Longevernes crsquoest agrave eusses drsquoencrotter la becircte

laquo Les Longevernes ont dit Sauf votrsquorespect Messeigneurs crsquoest pasvrai crsquoest des menteurs Agrave preuve crsquoest qursquoils la pacircturent toute lrsquoanneacutee etqursquoils font les coupes de bois

laquo Lagrave-dessus les autres ont rejureacute en crachant par terre que le terrainnrsquoeacutetait pas agrave eux

laquo Les gens de la haute eacutetaient bien embecircteacutes Tout de mecircme comme ccedilane sentait pas bon et qursquoil fallait en finir ils ont jugeacute sur place et ont dit

laquo Puisque crsquoest comme ccedila comme les Velrans jurent que la proprieacuteteacutene leur appartient pas les Longevernes encrotteront la becirctehellip Alors lesVelrans ont ri passe que vous savez ce qursquoelle empoisonnait la vache et les beaux messieurs ils ne srsquoen approchaient que de loinhellip Mais qursquoilsont ajouteacute puisqursquoils lrsquoencrotteront la pacircture et le bois seront acquis deacute-finitivement agrave Longeverne attendu que les Velrans nrsquoen veulent pas

laquo Alors apregraves ccedila les Velrans ont ri jaune et ccedila les emmhellip becirctait bienmais ils avaient jureacute en crachant par terre ils ne pouvaient pas se deacutediredevant le cureacute et les messieurs

laquo Les gens de Longeverne ont tireacute agrave la courte bucircche qui crsquoest qursquoen-crotterait la vache et ceux-lagrave ont eu double affouage de bois pendant lesquatre coupes qursquoon a faites Seulement sitocirct que la becircte a eacuteteacute encrotteacuteeet qursquoon nrsquoa plus eu peur de la Murie les Velrans ont preacutetendu que le boiseacutetait toujours agrave eux et ils ne voulaient pas que les gens de Longevernefassent les coupes

3 Pleurer

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La guerre des boutons Chapitre IV

laquo Ils traitaient nos vieux de voleurs et de relegraveche-murie ces faineacuteants-lagrave qursquoavaient pas eu le courage drsquoenterrer leur pourriture

laquo Ils ont fait un procegraves agrave Longeverne un procegraves qursquoa dureacute longtempslongtemps et ils ont deacutepenseacute des tas de sous mais ils ont perdu agrave Baumeils ont perdu agrave Besanccedilon ils ont perdu agrave Dijon ils ont perdu agrave Paris paraicirctqursquoils ont mis plus de cent ans agrave en deacutefinir

laquo Et ccedila les ldquohoukssaitrdquo salement de voir les Longevernes venir leurcouper le bois agrave leur nez agrave chaque coup ils les appelaient voleurs de bois seulement nos vieux qursquoavaient des bonnes poignes ne se le laissaientpas dire deux fois ils leur tombaient sur le racircbrsquoe et ils leur foutaient despeigneacutees des peigneacutees ah quelles peigneacutees

laquo Agrave toutes les foires de Vercel de Baume de Sancey de Belleherbe deMaicircche sitocirct qursquoils avaient bu un petit coup ils se reprenaient de gueuleet pan aiumle donc Ils srsquoen foutaient ils srsquoen foutaient jusqursquoagrave ce que lesang coule comme vache qui pisse et crsquoeacutetaient pas des feignants ceux-lagraveils savaient cogner Aussi pendant deux cents ans trois cents ans peut-ecirctre jamais un Longeverne ne srsquoest marieacute avec une Velrans et jamais unVelrans nrsquoest venu agrave la fecircte agrave Longeverne

laquo Mais crsquoeacutetait le dimanche de la fecircte de la Paroisse qursquoils se retrou-vaient reacuteguliegraverement Tout le monde y allait en bande tous les hommesde Longeverne et tous ceux de Velrans

laquo Ils faisaient drsquoabord le tour du pays pour prendre le vent ensuitede quoi ils entraient dans les auberges et commenccedilaient agrave boire pour semettre ldquoen vibrancerdquo Alors degraves qursquoon voyait qursquoils commenccedilaient agrave ecirctresaouls tout le monde foutait le camp et se cachait Ccedila nemanquait jamais

laquo Les Longevernes allaient srsquoenfiler dans le ldquobouchonrdquo ougrave eacutetaient lesVelrans ils mettaient bas leurs vestes et leurs ldquoblaudesrdquo et allez-y ccedila com-menccedilait

laquo Les tables les bancs les chaises les verres les bouteilles tout sau-tait tout dansait tout volait tout ronflait On cognait agrave un bout pan par-ci pan par-lagrave agrave grands coups de pieds et de poings de tabourets etde litres tout eacutetait bientocirct casseacute les chandelles roulaient et srsquoeacuteteignaient on cognait quand mecircme dans la nuit on roulait sur les tessons de bou-teilles et les deacutebris de verre le sang coulait comme du vin et quand on nrsquoyvoyait plus rien rien du tout qursquoil y en avait deux ou trois qui racirclaient et

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La guerre des boutons Chapitre IV

criaient miseacutericorde tous ceux qui pouvaient encore se traicircner foutaientle camp

laquo Il y en avait toujours un ou deux de cabeacutes ⁴ il y en avait des eacuteborgneacutesdes autres qursquoavaient les bras casseacutes les guibolles eacutereinteacutees le nez eacutecra-bouilleacute les oreilles arracheacutees quant agrave savoir celui ou ceusses qui avaienttueacute jamais jamais on ne lrsquoa su et tous les ans pendant cent ans et plusil y en a eu au moins un drsquoesquinteacute par fecircte patronale

laquoQuand il nrsquoy avait point de morts nos vieux disaient Nous nrsquoavonspas bien fait la fecircte

laquo Crsquoeacutetaient des bougres et tous y allaient tous se battaient les jeunescomme les vieux crsquoeacutetait le bon temps plus tard ccedila nrsquoa plus eacuteteacute que lesconscrits qui se rossaient le jour du tirage au sort et du conseil de reacutevi-sion et maintenanthellip maintenant il nrsquoy a plus que nous pour deacutefendrelrsquohonneur de Longeverne Crsquoest triste drsquoy songer raquo

Les yeux dans la fumeacutee bleue des cigares de cleacutematite flamboyaientcomme les tisons du foyer Le conteur tregraves exciteacute continua

mdash Et puis ccedila nrsquoest pas lagrave toute lrsquoaffairelaquo Non le plus beau de lrsquohistoire et le plus rigolo ccedila a eacuteteacute le pegravelerinage

agrave la Sainte Vierge de Ranguelle Ranguellehellip vous savez crsquoest la chapellequi se trouve du cocircteacute de Baume derriegravere le bois de Vaudrivillers

laquo Vous vous rappelez crsquoest lagrave que nous sommes alleacutes lrsquoanneacutee derniegravereavec le cureacute et la vieille Pauline crsquoeacutetait au moment des zrsquohannetons onen secouait tout le long du bois et on les mettait sur la soutane du ldquonoirrdquoet sur la caule ⁵ de la vieille Ils eacutetaient tout fleuris de ldquocancoinesrdquo quigonflaient leurs ailes pour srsquoessayer et qui partaient de temps en tempsen zonzonnant Crsquoeacutetait bien rigolo

laquo Oui mes amis eh bien un jour du vieux temps au moment ougravelrsquoherbe allait devenir bonne agrave faucher et agrave rentrer les Longevernesconduits par leur cure srsquoen sont tous alleacutes hommes femmes et enfantsen pegravelerinage agrave la Notre-Dame de Ranguelle demander agrave la Sainte Viergeqursquoelle leur fasse avoir du soleil pour bien faire les foins

laquo Malheureusement le mecircme jour le cureacute de Velrans avait deacutecideacute de

4 Tueacutes5 Coiffe bonnet tuyauteacute

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La guerre des boutons Chapitre IV

conduire ses oies ndash crsquoest comme ccedila qursquoon dit je croishellipmdash Non crsquoest ses oilles ⁶ rectifia Camusmdash Ses oilles alors si tu veux reprit La Crique agrave lamecircme Sainte Vierge

passe que y en a pas des chieacutees de saintes vierges dans le pays avec tousles trucs de saint sacrement et autres fourbis eux ils voulaient de la pluiepour leurs choux qui ne teacutetaient pashellip

laquo Alors bon les voilagrave partis de bonne heure le cureacute en tecircte avec sessurplis et son calice les servants avec le goupillon et lrsquoostensoir le mar-guillier avec ses livres de Kyrie derriegravere eux venaient les gosses puis leshommes et pour finir les gamines et les femmes

laquoQuand les Longevernes ont passeacute le bois qursquoest-ce qursquoils voient laquo Pardieacute toute cette bande de grands deacutependeurs drsquoandouilles de Vel-

rans qui beuglaient des litanies en demandant de lrsquoeaulaquo Vous pensez si ccedila leur a fait plaisir aux Longevernes eux qui ve-

naient justement pour demander du soleillaquo Alors ils se sont mis de toutes leurs forces agrave gueuler les priegraveres qursquoil

faut dire pour avoir le beau temps tandis que les autres racirclaient commedes veaux pour avoir la pluie

laquo Les Longevernes ont voulu arriver les premiers et ils ont allongeacute lepas quand les Velrans srsquoen sont aperccedilus ils se sont mis agrave courir

laquo Il nrsquoy avait plus bien loin pour arriver agrave la chapelle peut-ecirctre deuxcents cambeacutees ⁷ alors ils ont couru eux aussi puis ils se sont regardeacutes detravers ils se sont traiteacutes de feignants de voleurs de salauds de pourriset de plus en plus les deux bandes se rapprochaient

laquo Quand les hommes nrsquoont plus eacuteteacute qursquoagrave dix pas les uns des autresils ont commenceacute agrave se menacer agrave se montrer le poing agrave se bourrer desquinquets comme desmatous en chaleur puis les femmes se sont ameneacuteeselles aussi elles se sont traiteacutees de gourmandes de rouleuses de vachesde putains et les cureacutes aussi mes vieux se regardaient drsquoun sale oeil

laquo Alors tout le monde a commenceacute par ramasser des cailloux agrave couperdes triques et on se les lanccedilait agrave distance Mais agrave force de srsquoexciter engueulant la rage les a pris et ils se sont tombeacutes dessus agrave grands coups et ils

6 Crsquoest ouailles que voulait dire Camus7 Enjambeacutees

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La guerre des boutons Chapitre IV

se sontmis agrave taper avec tout ce qui leur tombait sous lamain pan agrave coupsde souliers pan agrave coups de livres de messe Les femmes piaillaient lesgosses hurlaient les hommes juraient comme des chiffonniers ah vousvoulez de la pluie tas de cochons on vous en foutra Et pan par-ci etaiumle donc par-lagravehellip Les hommes nrsquoavaient plus drsquohabits les femmes avaientleurs jupes ldquoravaleacuteesrdquo leurs caracos deacutechireacutes et le plus drocircle crsquoest queles cureacutes qui ne se gobaient pas non plus comme je vous lrsquoai dit apregravessrsquoecirctre maudits lrsquoun lrsquoautre et menaceacutes du tonnerre du diable se sont misagrave cogner eux aussi Ils ont mis bas leurs surplis trousseacute leurs soutaneset allez donc comme de bons bougres apregraves srsquoecirctre engueuleacutes comme desartilleurs beugneacutes agrave coups de pieds lanceacutes des cailloux tireacute les poilsquand ils nrsquoont plus su sur quoi tomber ils se sont foutu leurs calices etleurs bons dieux par la gueule raquo

Ccedila a ducirc ecirctre rudement bien tout de mecircme songeait Lebrac tregraves eacutemumdash Et qui est-ce qui a eu raison aupregraves de la Notre-Dame crsquoest-y les

Velrans ou les Longevernes Est-ce qursquoils ont eu le soleil ou bien la pluie mdash Pour srsquoen venir acheva La Crique nonchalamment ils ont tous eu

la grecircle

n

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CHAPITRE V

erelles intestines

Ce nrsquoest que dans le sang qursquoon lave un tel outrage

Corneille (Le Cid acte I sc IV)

Crsquo rsquo lrsquoentreacutee dans la cour de lrsquoeacutecole ce vendredi ma-tinmdash Ce qursquoon srsquoest bien amuseacute hier tout de mecircme

mdash Tu sais que Tigibus a deacutegueuleacute tout le long du mur des Menelots ensrsquoen retournant

mdash Ah Guerreuillas aussi il a sucircrement tout recracheacute ses patates etson pain pour quant aux sardines et au chocolat on ne sait pas

mdash Crsquoest les cigares mdash Ou bien la goutte mdash Tout de mecircme quelle belle fecircte Faudra tacirccher de recommencer le

mois prochain

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La guerre des boutons Chapitre V

Ainsi dans le recoin du fond qursquoabritait la grange du pegravere Gugu Le-brac Grangibus Tintin et Boulot continuaient agrave se congratuler et se feacutelici-ter et se louer de la faccedilon admirable dont ils avaient passeacute leur apregraves-mididu jeudi

Ccedilrsquoavait eacuteteacute vraiment tregraves bien puisqursquoen srsquoen retournant ils eacutetaienttous aux trois quarts saouls et qursquoune bonne demi-douzaine srsquoeacutetaienttrouveacutes en proie agrave un chavirant mal au coeur qui les avait contraints agravesrsquoarrecircter et srsquoasseoir nrsquoimporte ougrave sur un mur sur une pierre agrave terre lecou tendu la langue pacircteuse lrsquoestomac en reacutevolution

On causait de ces joies perdurables et pures qui devaient hanter long-temps les meacutemoires vierges et sensibles quand de grands cris de rageaccompagneacutes de gifles sonores et suivis drsquoinjures violentes attiregraverent lrsquoat-tention de tout le monde

On se preacutecipita vers le coin drsquoougrave venait le bruitCamus de la main gauche tenant Bacailleacute par la tignasse le calot-

tait de lrsquoautre puissamment tout en lui hurlant aux oreilles qursquoil nrsquoeacutetaitqursquoun sale sournois et un foutu salaud et il lui en fichait le gars pour luiapprendre disait-il agrave ce cochon-lagrave

Lui apprendre quoi Nul des grands ne savait encoreLe pegravere Simon arrivant en hacircte attireacute par le bruit des gifles et les

injures des deux belligeacuterants commenccedila par les seacuteparer de force et agrave lesplanter devant lui un au bout de son bras droit lrsquoautre au bout de sonbras gauche puis pour calmer toute velleacuteiteacute de reacutevolte agrave leur flanquereacutequitablement et agrave chacun une retenue ensuite de quoi assureacute pour soncompte apregraves ce coup de force drsquoavoir la paix il voulut bien connaicirctreles causes de cette subite et violente querelle

Une retenue agrave Camus pensait Lebrac Comme ccedila tombe bien On ajustement besoin de lui ce soir Les Velrans vont venir et on ne sera pasde trop

mdash Jrsquoai toujours penseacute quant agrave moi rappela Tintin que ce sale bancaljouerait un vilain tour agrave Camus un jour ou lrsquoautre Mon vieux au fondcrsquoest parce qursquoil est jaloux de la Tavie et qursquoelle se fout de sa fiole

laquo Depuis longtemps deacutejagrave il cherche agrave embecircter Camus et agrave le faire pu-nir Je lrsquoai bien vu et La Crique aussi y avait pas besoin drsquoecirctre sorcier pourle remarquer

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La guerre des boutons Chapitre V

mdash Mais pourquoi se sont-ils donc attrapeacutes comme ccedila Un petit renseigna discregravetement Lebrac et ses feacuteauxhellip Tous eacutetaient

drsquoailleurs drsquoavance convaincus que dans cette affaire Camus avait rai-son ils lrsquoeacutetaient drsquoautant plus que le lieutenant avait toute leur sympa-thie et qursquoil eacutetait neacutecessaire agrave la bande ce soir-lagrave aussi spontaneacutementsongegraverent-ils agrave tenter avec ensemble une manifestation en sa faveur etagrave prouver par leur teacutemoignage que en lrsquooccurrence Bacailleacute avait tousles torts tandis que son rival eacutetait innocent comme le cabri qui vient denaicirctre

Ainsi le pegravere Simon forceacute dans ses sentiments drsquoeacutequiteacute par cet assautde teacutemoignages et cette magnifique manifestation se devrait srsquoil ne vou-lait pas faire perdre toute confiance en lui agrave ses eacutelegraveves et tuer dans lrsquooeufleur notion de la justice drsquoacquitter Camus et de condamner le bancal

Ce qui srsquoeacutetait passeacute eacutetait bien simpleCamus devant tous le dit carreacutement tout en omettant avec prudence

certains deacutetails preacuteparatoires qui avaient peut-ecirctre leur importanceEacutetant aux cabinets avec Bacailleacute celui-ci lui avait drsquoessequepregraves sup1 traicirc-

treusement pisseacute dessus injure qursquoil nrsquoavait comme de juste pu toleacuterer de lagrave ce crecircpage de toisons et la seacuterie drsquoeacutepithegravetes coloreacutees qursquoil avait en-voyeacutees avec une rafale de gifles agrave la face de son insulteur

La chose en reacutealiteacute eacutetait un peu plus compliqueacutee Bacailleacute et Camusentreacutes dans le mecircme cabinet pour y satisfaire le mecircme besoin avaient faitconverger leurs jets vers lrsquoorifice destineacute agrave les recueillir Une eacutemulationnaturelle avait jailli spontaneacutement de cet acte simple devenu jeuhellip CrsquoeacutetaitBacailleacute qui avait affirmeacute sa supeacuterioriteacute il cherchait rogne eacutevidemment

mdash Je vais plus loin que toi avait-il fait remarquermdash Ccedila nrsquoest pas vrai riposta Camus fort de sa bonne foi et de lrsquoexpeacute-

rience des faits Et lors tous deux hausseacutes sur la pointe des pieds bom-bant le ventre comme un baril srsquoeacutetaient mutuellement efforceacutes agrave se sur-passer

Aucune preuve convaincante de la supeacuterioriteacute de lrsquoun drsquoeux nrsquoeacutetantjaillie avec les jets de cette rivaliteacute Bacailleacute qui voulait avoir sa querelletrouva autre chose

1 Expregraves volontairement

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La guerre des boutons Chapitre V

mdash Crsquoest la mienne qursquoest la plus grande affirma-t-ilmdash Des neacutersquoes riposta Camus crsquoest la mienne mdash Menteur MesuronsCamus se precircta agrave lrsquoexamen Et crsquoeacutetait au moment de la comparaison

que Bacailleacute gardant en reacuteserve une partie de ce qursquoil aurait ducirc lacirccher preacute-ceacutedemment compissa aigrement et traicirctreusement la main et le pantalonde Camus sans deacutefense

Une gifle bien appliqueacutee avait suivi cette ouverture saleacutee des hostiliteacutespuis vinrent sans deacutelai la bousculade le crecircpage des tignasses la chute descasquettes le deacutefoncement de la porte et le scandale de la cour

mdash Sale salaud deacutegoucirctant fumier racirclait Camus hors de luimdash Assassin ripostait Bacailleacutemdash Si vous ne vous taisez pas tous les deux je vous colle agrave chacun huit

pages drsquohistoire agrave copier et agrave reacuteciter et quinze jours de retenuemdash Mrsquosieu crsquoest lui qursquoa commenceacute jrsquolui faisas rien moi jrsquolui disais

rien agrave cehellipmdash Non mrsquosieu crsquoest pas vrai crsquoest lui qui mrsquoa dit que jrsquoeacutetais un men-

teurCela devenait eacutepineux et deacutelicatmdash Il mrsquoa pisseacute dessus reprenait Camus Je ne pouvais pourtant pas le

laisser faireCrsquoeacutetait le moment drsquointervenirUn oh geacuteneacuteral drsquoexclamation deacutegoucircteacutee et drsquounanime reacuteprobation

prouva au joyeux grimpeur et lieutenant que toute la troupe prenait sonparti condamnant le boiteux sournois fielleux et rageur qui avait chercheacuteagrave le faire punir

Camus comprenant bien le sens de cette exclamation srsquoen remettantagrave la haute justice du maicirctre influenceacute deacutejagrave par les teacutemoignages spontaneacutesdes camarades srsquoeacutecria noblement

mdash Mrsquosieu je veux rien dire moi mais demandez-leur-z-y aux autressi crsquoest pas vrai que crsquoest lui qursquoa commenceacute et que jrsquoy avais rien fait etque jrsquoy avais pas dit de noms

Tour agrave tour Tintin La Crique Lebrac les deux Gibus confirmegraverentles dires de Camus et nrsquoeurent pas assez de termes eacutenergiques congruentspour fleacutetrir lrsquoacte malpropre et de mauvaise camaraderie de Bacailleacute

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La guerre des boutons Chapitre V

Pour se deacutefendre ce dernier les reacutecusa alleacuteguant leur absence du lieudu conflit au moment ougrave il eacuteclatait il insista mecircme sur leur eacuteloignementet leur isolement suspects dans un coin retireacute de la cour

mdash Demandez aux petits alors mrsquosieu reacutepliqua vertement Camusdemandez-leur-z-y eux ils eacutetaient lagrave peut-ecirctre

Les petits individuellement interpelleacutes reacutepondirent invariablement mdash Crsquoest comme Camus dit que crsquoest vrai Bacailleacute a dit des mentes sup2mdash Crsquoest pas vrai crsquoest pas vrai protesta lrsquoaccuseacute crsquoest pas vrai et

puisque crsquoest ccedila je veux dire tout na Lebrac fut eacutenergique et prit les devantsIl se campa reacutesolument devant lui agrave la barbe du pegravere Simon intrigueacute

de ces petits mystegraveres et fixant Bacailleacute de ses yeux de loup il lui rugitagrave la face le deacutefiant de toute sa personne

mdash Dis-le donc un peu ce que tu as agrave dire menteur salaud deacutegoucirctantdis-le si tu nrsquoes pas un lacircche

mdash Lebrac interrompit le maicirctre si vous ne modeacuterez pas vos expres-sions je vous punirai vous aussi

mdash Mais mrsquosieu reacutepliqua le chef vous le voyez bien que crsquoest un men-teur qursquoil le dise si on lui a jamais fait du mal Il cherche encore quellesmenteries il pourrait bien inventer cette sale cabe-lagrave quand il ne fait pasle mal il le pense

De fait Bacailleacute meacuteduseacute par les regards les gestes la voix et toutelrsquoattitude du geacuteneacuteral restait lagrave muet et confondu

Un court instant de reacuteflexion lui permit de se rendre compte que sesaveux et deacutenonciations mecircme srsquoils eacutetaient pris au seacuterieux ne pouvaienten deacutefinitive que faire corser sa punition et somme toute il nrsquoy tenaitpoint

Il jugea donc bon de changer drsquoattitudePortant les mains agrave ses yeux il se mit agrave pleurnicher agrave larmoyer

agrave sangloter agrave parler en phrases entrecoupeacutees agrave se plaindre de ce queparce qursquoil eacutetait faible et infirme les autres se moquaient de lui lui cher-chaient querelle lrsquoinjuriaient le pinccedilaient dans les coins et le bousculaientagrave chaque entreacutee et agrave toutes les sorties

2 Mentes pour menteries ou mensonges

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La guerre des boutons Chapitre V

mdash Par exemple Si crsquoest permis rugissait Lebrac Autant dire qursquoonest des sauvages des assassins dis donc mais dis-le ougrave et quand on trsquoa ditlaquo queacuteque raquo chose de vesxant sup3 quand crsquoest-y qursquoon trsquoa empecirccheacute de joueravec nous

mdash Crsquoest bon conclut le pegravere Simon eacutedifieacute et presseacute par lrsquoheure jeverrai ce que jrsquoai agrave faire Bacailleacute en attendant aura sa retenue quant agraveCamus tout deacutependra de la faccedilon dont il se comportera pendant la classedrsquoaujourdrsquohui

laquo Drsquoailleurs huit heures sonnent Mettez-vous en rangs vivement eten silence

Et il frappa plusieurs fois de suite dans ses mains pour confirmer cetordre verbal

mdash Sais-tu tes leccedilons demanda Tintin agrave Camusmdash Oui oui mais pas trop Dis agrave La Crique de me souffler quand

mecircme hein srsquoil le peutmdash Mrsquosieu fit drsquoune voix rogue Bacailleacute ils me disent des noms les

Gibus et La Crique mdashQuoi Qursquoest-ce qursquoil y a mdash Ils me disent vache espagnole boquezizi peignehellipmdash Crsquoest pas vrai mrsquosieu crsquoest pas vrai crsquoest un menteur on lrsquoa agrave peine

laquo ergardeacute raquo ce menteur-lagrave Il faut croire que les regards eacutetaient eacuteloquentsmdash Allons fit le maicirctre drsquoun ton sec en voilagrave assez le premier qui

redira quelque chose et qui reviendra sur ce sujet me copiera deux foisdrsquoun bout agrave lrsquoautre la liste des deacutepartements avec les preacutefectures et sous-preacutefectures

Bacailleacute eacutetant englobeacute dans cette menace de punition qui ne seconfondait pas avec la retenue se reacutesolut momentaneacutement agrave se taire maisil se jura bien lorsqursquoelle se preacutesenterait de ne pas perdre lrsquooccasion dese venger

Tintin avait communiqueacute agrave La Crique le voeu de Camus lui souf-fler consigne presque inutile puisque La Crique eacutetait tregraves eacutequitablementcomme on lrsquoa vu deacutejagrave le souffleur attitreacute de toute la classe Camus plus

3 Vexant

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La guerre des boutons Chapitre V

que jamais pouvait compter sur luiLe lieutenant et grimpeur contrairement agrave lrsquohabitude y sauta en

arithmeacutetiqueIl avait pris dans son livre quelque teinture de la matiegravere de la leccedilon

et reacutepondait tant bien que mal vigoureusement secondeacute par La Criquedont la mimique expressive corrigeait ses deacutefaillances de meacutemoire

Mais Bacailleacute veillaitmdash Mrsquosieu y a La Crique qui lui soufflemdash Moi fit La Crique indigneacute je nrsquoai pas dit un motmdash En effet je nrsquoai rien entendu affirma le pegravere Simon et je ne suis pas

sourdmdash Mrsquosieu crsquoest avec ses doigts qursquoil lui souffle voulut expliquer Ba-

cailleacutemdash Avec ses doigts reprit le maicirctre ahuri Bacailleacute scanda-t-il magis-

tralement je crois que vous commencez agrave mrsquoeacutechauffer les oreilles Vousaccusez agrave tort et agrave travers tous vos camarades quand personne ne vousdemande rien Je nrsquoaime pas les deacutenonciateurs moi Il nrsquoy a que quandje demande qui a fait une faute que le coupable doit me reacutepondre et sedeacutenoncer

mdash Ou pas compleacuteta agrave voix basse Lebracmdash Si je vous entends encore et crsquoest mon dernier avertissement je

vous en mets pour huit jours mdash Bisque bisque enrage rancuseur ⁴ sale cafard marmottait agrave voix

basse Tigibus en lui faisant les cornes Traicirctre judas vendu peigne-cul Bacailleacute pour qui deacutecideacutement cela tournait mal ravalant en silence sa

rage se mit agrave bouder la tecircte dans les mainsOn le laissa ainsi et lrsquoon poursuivit la leccedilon tandis qursquoil ruminait ce

qursquoil pourrait bien faire pour se venger de ses camarades qui du coupallaient fort probablement le mettre en quarantaine et le bannir de leursjeux

Il songea il imagina des vengeances folles des pots drsquoeau jeteacutes enpleine figure des gicleacutees drsquoencre sur les habits des eacutepingles planteacutees sur

4 Rancuseur deacutenonciateur

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La guerre des boutons Chapitre V

les bancs pour de petits empalages des livres deacutechireacutes des cahiers tor-chonneacutes mais peu agrave peu la reacuteflexion aidant il abandonna chacun de cesprojets car il convenait drsquoagir avec prudence Lebrac Camus et les autresnrsquoeacutetant point des gaillards agrave se laisser faire sans frapper dur et cogner sec

Et il attendit les eacuteveacutenements

n

200

CHAPITRE VI

Lrsquohonneur et la culotte deTintin

Dieu et ta Dame (Devise des anciens chevaliers)

O ce soir-lagrave agrave la Saute Le treacutesor gonfleacute de boutons detoutes sortes et de toutes tailles drsquoagrafes multiples de cordonsdivers drsquoeacutepingles complexes voire drsquoune magnifique paire de

bretelles (celles de lrsquoAztec parbleu ) donnait confiance agrave tous stimulaitles eacutenergies et ravivait les audaces

Ce fut le jour si lrsquoon peut dire des initiatives individuelles et des corpsagrave corps agrave coup sucircr plus dangereux que les mecircleacutees

Les camps agrave peu pregraves drsquoeacutegale force avaient commenceacute la bataille parle duel collectif de cailloux et puis ces munitions manquant drsquoenjambeacuteesen enjambeacutees de sauts en avant en sauts en avant on srsquoeacutetait tout demecircme

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La guerre des boutons Chapitre VI

affronteacute et colleteacuteCamus saboulait (il disait sagoulait) Touegueule Lebrac laquo cerisait raquo

lrsquoAztec le reste eacutetait occupeacute avec des guerriers de moindre enverguremais Tintin lui se trouvait ecirctre aux prises avec Tatti un grand laquo conot raquoqui eacutetait becircte comme laquo trente-six cochons marieacutes en seconde noce raquo maisqui de ses longs bras de pieuvre le paralysait et lrsquoeacutetouffait

Il avait beau lui enfoncer ses poings dans le ventre lui lancer descrocs-en-jambe agrave faire treacutebucher un eacuteleacutephant (un petit) lui bourrer lementon de coups de tecircte et les chevilles de coups de sabots lrsquoautre pa-tient comme une bonne brute lrsquoeacutetreignait par le milieu du corps le serraitcomme un boudin et le pliait le balanccedilait tant et si bien que vlan ilsbasculegraverent enfin tous deux lui dessus Tintin dessous parmi les groupessrsquoentrecognant eacutepars sur le champ de bataille

Les vainqueurs dessus grognaient menaccedilants tandis que les vaincusparmi lesquels Tintin silencieux par fierteacute tapaient comme des sourdsaussi fort que possible chaque fois qursquoils le pouvaient et nrsquoimporte ougravepour reconqueacuterir lrsquoavantage

Emmener un prisonnier dans lrsquoun ou lrsquoautre camp semblait difficilesinon impossible

Ceux qui eacutetaient debout se boxaient comme des lutteurs se garant dedroite se gardant agrave gauche et ceux qui eacutetaient agrave terre y eacutetaient bien aureste chacun avait assez agrave faire agrave se deacutepecirctrer soi-mecircme

Tintin et Tatti eacutetaient parmi les plus occupeacutes Enlaceacutes sur le sol ils semordaient et se bosselaient roulant lrsquoun sur lrsquoautre et passant alternative-ment apregraves des efforts plus ou moins longs tantocirct dessus tantocirct dessousMais ce que Tintin ni les autres Longevernes ni les Velrans eux-mecircmestrop preacuteoccupeacutes ne voyaient point crsquoest que cet idiot de Tatti qui nrsquoeacutetaitpeut-ecirctre pas tout agrave fait aussi becircte qursquoon ne lrsquoimaginait srsquoarrangeait tou-jours pour faire rouler Tintin ou pour rouler lui-mecircme du cocircteacute de la lisiegraveredu bois srsquoisolant ainsi de plus en plus des autres groupes belligeacuterants auxprises par le champ de bataille

Il arriva ce qui devait arriver et le duo Tatti-Tintin fut bientocirct sansque le Longeverne dans le feu de lrsquoaction srsquoen fucirct aperccedilu le moins dumonde agrave cinq ou six pas du camp de Velrans

Le premier coup de cloche annonccedilant la priegravere sonnant agrave on ne sait

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La guerre des boutons Chapitre VI

quelle paroisse ayant instantaneacutement deacutesagreacutegeacute les groupes les Velransregagnant leur lisiegravere nrsquoeurent pour ainsi dire qursquoagrave cueillir Tintin gigo-tant de tous ses membres le dos sur le sol ougrave le maintenait son tenaceadversaire

Les Longevernes nrsquoavaient rien vu de cette prise lorsque se retrou-vant au Gros Buisson et proceacutedant des yeux agrave un deacutenombrement mutuelils durent bon greacute mal greacute reconnaicirctre que Tintin manquait agrave lrsquoappel

Ils poussegraverent le laquo tirouit raquo de ralliement Rien ne reacuteponditIls criegraverent ils hurlegraverent le nom de Tintin et une hueacutee moqueuse par-

vint agrave leurs oreillesTintin eacutetait chauffeacutemdash Gambette commanda Lebrac cours cours vite au village et va dire

agrave la Marie qursquoelle vienne tout de suite que son fregravere est prisonnier toiBoulot va-trsquoen agrave la cabane deacutefais lrsquoarmoire du treacutesor et preacutepare tout ceqursquoil faut pour le laquo rafistolage raquo du treacutesorier trouve les boutons enfileles aiguilleacutees de fil afin qursquoil nrsquoy ait pas de temps de perdu Ah les co-chons Mais comment ont-ils fait Qui est-ce qui a vu quelque chose Crsquoest presque pas possible

Personne ne pouvait reacutepondre et pour cause aux questions du chefnul nrsquoavait rien remarqueacute

mdash Faut attendre qursquoils le lacircchentMais Tintin ligoteacute bacircillonneacute derriegravere le rideau de taillis de la lisiegravere

eacutetait long agrave revenirEnfin parmi des cris des hueacutees et des ronflements de cailloux on

le vit tout de mecircme reparaicirctre deacutebrailleacute ses habits sur son bras dans lemecircme appareil que Lebrac et lrsquoAztec apregraves leurs exeacutecutions respectivescrsquoest-agrave-dire agrave cul nu ou presque sa trop courte chemise voilant mal ceqursquoil est habituel de deacuterober drsquoordinaire aux regards

mdash Tiens fit Camus sans reacutefleacutechir il leur z-y a montreacute son derriegravere luiaussi Crsquoest eacutepatant

mdash Comment ccedila se fait-il qursquoils lrsquoaient laisseacute faire et qursquoils ne lrsquoaient pasrepris objecta La Crique qui flairait quelque chose de plus grave Crsquoestlouche On leur a pourtant appris la faccedilon de srsquoy prendre

Lebrac grinccedila des dents fronccedila le nez et fit bouger ses cheveux signede perplexiteacute coleacutereuse

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash Oui reacutepondit-il agrave La Crique il y a sucircrement quelque chose de plusTintin se rapprochait hoquetant ravalant sa salive le nez humide

des terribles efforts qursquoil faisait pour contenir ses larmes Ce nrsquoeacutetait pointlrsquoattitude drsquoun gaillard qui vient de jouer un bon tour agrave ses ennemis

Il arrivait aussi vite que le lui permettaient ses souliers deacutelaceacutes Onlrsquoentoura avec sollicitude

mdash Ils trsquoont fait du mal Qui crsquoest ceusses qui trsquoont tapeacute dessus Dis-lenom de Dieu qursquoon les rechope ceux-lagrave Crsquoest encore au moins ce saleMigue la Lune ce foireux deacutegoucirctant il est aussi lacircche que meacutechant

mdash Ma culotte Ma culotte heu heue Ma culotte geacutemit Tintin sedeacutegonflant un peu dans une crise de sanglots et de larmes

mdash Hein quoi ben on te la recoudra ta culotte la belle affaire Gam-bette est alleacute chercher ta soeur et Boulot preacutepare le fil

mdash Heue hellip euhe Ma culotte Ma culotte mdash Viens voir crsquote culotte mdash Heue Je lrsquoai pas ils me lrsquoont chipeacutee ma culotte les voleurs mdash hellipmdash Oui lrsquoAztec a dit comme ccedila Ah crsquoest toi qui mrsquoas chipeacute mon

pantalon lrsquoautre fois eh ben mon salaud crsquoest le moment de le payer change pour change trsquoas eu le laquo mienne raquo toi et tes relegraveche-murie drsquoamismoi je confixe sup1 celui-ci Ccedila nous servira de drapeau

Et ils me lrsquoont pris et apregraves ils mrsquoont tout chacirctreacute mes boutons et puisils mrsquoont tous foutu leur pied au cul Comment que je vais faire pourrentrer

mdashAh benmhellip zut Crsquoest salement emmerdant cette histoire-lagrave srsquoex-clama Lebrac

mdash Trsquoas-t-y pas des autres laquo patalons raquo chez vous interrogea CamusFaut envoyer quelqursquoun au-devant de Gambette et faire dire agrave la Marieqursquoelle trsquoen rapporte un autre

mdash Oui mais on verrait bien que crsquoest pas ccedilui que jrsquoavais ce matin jelrsquoavais justement mis tout propre et ma megravere mrsquoa dit que srsquoil eacutetait crotteacutece soir je saurais ce que ccedila me coucircterait Qursquoest-ce que je veux dire

1 Confisque

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La guerre des boutons Chapitre VI

Camus eut un grand geste eacutevasif et ennuyeacute eacutevoquant les piles pater-nelles et les jeacutereacutemiades des megraveres

mdash Et lrsquohonneur nom de Dieu rugit Lebrac Vous voulez qursquoon diseque les Longevernes se sont laisseacute chiper la culotte de Tintin tout commeun merdeux drsquoAztec des Gueacutes vous voulez ccedila vous Ah non nom deDieu non jamais ou bien on nrsquoest rien qursquoune bande de pignoufs justebons agrave servir la messe et agrave empiler du bois derriegravere le fourneau

Les autres ouvraient sur Lebrac des yeux interrogateurs il reacutepondit mdash Il faut reprendre la culotte de Tintin il le faut agrave tout prix quand

ccedila ne serait que pour lrsquohonneur ou bien je ne veux plus ecirctre chef ni mebattre

mdash Mais comment Tintin nu-jambes grelottait en pleurant au centre de ses amismdash Voilagrave reprit Lebrac qui avait ramasseacute ses ideacutees et combineacute son plan

Tintin va partir agrave la cabane rejoindre Boulot et attendre la Marie Pendantce temps-lagrave nous autres au triple galop avec nos triques et nos sabresnous allons filer par les champs de la fin dessous longer le bas du bois etaller les attendre agrave leur trancheacutee

mdash Et la priegravere fit quelqursquounmdashMerde pour la priegravere riposta le chef Les Velrans vont certainement

aller agrave leur cabane car ils en ont une ils en ont sucircrement une pendant cetemps-lagrave on a le temps drsquoarriver on se calera dans les rejets de la jeunecoupe le long de la trancheacutee qui descend

laquo Eux agrave ce moment-lagrave nrsquoauront plus de triques ils ne se douterontde rien alors agrave mon commandement tout drsquoun coup on leur tomberadessus et on leur reprendra bien la culotte Agrave grands coups de trique voussavez et srsquoils font de la rebiffe cassez-leur-zrsquoy la gueule

laquo Crsquoest entendu allez en route mdash Mais srsquoils ont cacheacute la culotte dans leur cabane mdash On verra bien apregraves crsquoest pas le moment de cancaner et puis y aura

toujours lrsquohonneur de sauveacute Et comme rien ne bougeait plus agrave la lisiegravere ennemie tous les guerriers

valides de Longeverne entraicircneacutes par le geacuteneacuteral deacutevalegraverent comme unouragan la pente en remblai du coteau de la Saute sautant les murgerset les buissons trouant les haies franchissant les fosseacutes vifs comme des

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La guerre des boutons Chapitre VI

liegravevres heacuterisseacutes et furieux comme des sangliersIls longegraverent le mur drsquoenceinte du bois et toujours galopant en silence

en se rasant le plus possible ils arrivegraverent agrave la trancheacutee qui seacuteparait lescoupes des deux pays Ils la remontegraverent agrave la queue leu leu vivementsans bruit et sur un signe du chef qui les fit passer devant et resta enqueue par petits paquets ou individuellement se blottirent dans les mas-sifs de buissons eacutepais qui grandissaient entre les baliveaux de la coupe deVelrans

Il eacutetait temps vraimentDes profondeurs du taillis une rumeur montait de cris de rires et de

pieacutetinements encore un peu et lrsquoon distingua les voixmdash Hein traicircnait Tatti que je lrsquoai bien attrapeacute ccedilui-lagrave il nrsquoa rien pu

Qursquoest-ce qursquoil doit faire maintenant laquo avec sa culotte qursquoil nrsquoa plus raquo mdash Il pourra toujours faire la colbute sup2 sans perdre ce qursquoil y a dans ses

pochesmdash On va la mettre au bout de la perche ccedila y est-il Est-elle precircte

Touegueule ta perche mdash Attends un peu je suis en train de laquo siver raquo les noeuds pour ne pas

me laquo grafigner raquo les mains na ccedila y est mdash Mets-y les pattes en lrsquoair mdash On va marcher lrsquoun derriegravere lrsquoautre ordonna lrsquoAztec et on va chan-

ter notrsquocantique srsquoils entendent ccedila les fera bisquer Et lrsquoAztec entonna Je suis chreacutetien voilagrave ma gloireMon espeacuterancehellipLebrac avec Camus tous deux cacheacutes dans un buisson un peu plus bas

que la trancheacutee dumilieu srsquoils voyaientmal le spectacle ne perdaient riendes paroles

Tous leurs soldats le poing crispeacute sur les gourdins restaient muetscomme les souches sur lesquelles ils eacutetaient agrave croppetons Le geacuteneacuteral lesdents serreacutees regardait et eacutecoutait Quand les voix des Velrans reprirentapregraves le chef

Je suis chreacutetien voilagrave ma gloirehellip

2 Colbute culbute

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La guerre des boutons Chapitre VI

il macirccha entre ses dents cette menace mdash Attendez un peu nom de Dieu je vais vous en foutre moi de la

gloire Cependant triomphante la troupe arrivait Touegueule en tecircte la cu-

lotte de Tintin servant drsquoenseigne au bout drsquoune grande percheQuand ils furent agrave peu pregraves tous aligneacutes dans la trancheacutee et qursquoils

commencegraverent au rythme lent du cantique agrave la descendre Lebrac eutun rugissement eacutepouvantable comme le cri drsquoun taureau qursquoon eacutegorgeIl se deacutetendit tel un ressort terriblement bandeacute et bondit de son buissonpendant que tous ses soldats enleveacutes par son eacutelan emporteacutes par son crifonccedilaient comme des catapultes sur la muraille deacutesarmeacutee des Velrans

Ah cela ne fit pas un pli Le bloc vivant des Longevernes triques sif-flant vint frapper hurlant la ligne ahurie des Velrans Tous furent culbu-teacutes du mecircme coup et beugneacutes de coups de triques terribles tandis que lechef martelant de ses talons Touegueule eacutepouvanteacute lui reprenait drsquountour de main la culotte de son ami Tintin en jurant effroyablement

Puis en possession du vecirctement reconquis avec lrsquohonneur il com-manda sans heacutesitation la retraite qui se fit en vitesse par cette mecircme tran-cheacutee du milieu que les ennemis venaient de quitter

Et tandis que piteux et rouleacutes une fois de plus ils se relevaient lesous-bois silencieux retentissait des rires des hueacutees et des vertes injuresde Lebrac et de son armeacutee regagnant leur camp au galop derriegravere la culottereconquise

Bientocirct ils arrivegraverent agrave la cabane ougrave Gambette Boulot et Tintin cedernier tregraves inquiet sur le sort de son pantalon entouraient la Marie quide ses doigts agiles achevait de remettre aux vecirctements de son fregravere lesindispensables accessoires dont ils avaient eacuteteacute rudement deacutepouilleacutes

La victime cependant sa blouse descendue comme un jupon par pu-deur pour le voisinage de sa soeur reccedilut son pantalon avec des larmes dejoie

Il faillit embrasser Lebrac mais pour ecirctre plus agreacuteable agrave son ami ildeacuteclara qursquoil chargeait sa soeur de ce soin et il se contenta de lui affirmerdrsquoune voix tremblante encore drsquoeacutemotion qursquoil eacutetait un vrai fregravere et plusqursquoun fregravere pour lui

Chacun comprit et applaudit discregravetement

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La guerre des boutons Chapitre VI

La Marie Tintin eut sitocirct fait de remettre agrave la culotte de son fregravere lesboutons qui manquaient et on la laissa par prudence partir seule un peuen avance

Et ce soir-lagrave lrsquoarmeacutee de Longeverne apregraves avoir passeacute par de terriblestranses rentra au village fiegraverement aux macircles accents de la musique deMeacutehul

La victoire en chantanthellipheureuse drsquoavoir reconquis lrsquohonneur et la culotte de Tintin

n

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CHAPITRE VII

Le treacutesor pilleacute

Le temple est en ruine au haut du promontoireJ-M de Heredia (Les Tropheacutees)

O rsquo tout pas gardeacute rancune agrave Bacailleacute de sa que-relle avec Camus non plus que de ses tentatives de chantage etde ses velleacuteiteacutes de cafardage aupregraves du pegravere Simon

Somme toute il avait eu le dessous il avait eacuteteacute puni On se garderait agrave car-reau avec lui et sauf quelques irreacuteductibles dont La Crique et Tintin lereste de lrsquoarmeacutee et mecircme Camus avait geacuteneacutereusement passeacute lrsquoeacuteponge surcette scegravene regrettable mais apregraves tout assez habituelle qui avait failli agraveun moment critique semer la discorde et la zizanie au camp de Longe-verne

Malgreacute cette attitude toleacuterante dont il profitait Bacailleacute nrsquoavait pointdeacutesarmeacute Il avait toujours sur le coeur sinon sur les joues les gifles deCamus la retenue du pegravere Simon le teacutemoignage de toute lrsquoarmeacutee (grands

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La guerre des boutons Chapitre VII

et petits) contre lui et surtout il avait contre lrsquoeacuteclaireur et lieutenant deLebrac la haine que donne lrsquoaffreuse jalousie de lrsquoeacutevinceacute en amour Et toutcela non il ne le pardonnait pas

Drsquoun autre cocircteacute il avait reacutefleacutechi qursquoil lui serait plus facile drsquoexercersur tous les Longevernes en geacuteneacuteral et sur Camus en particulier des re-preacutesailles mysteacuterieuses et de leur dresser des embucircches srsquoil continuait agravecombattre dans leurs rangs Aussi sa punition finie il se rapprocha de labande

Srsquoil ne fut pas du combat fameux au cours duquel la culotte de Tintincomme une redoute ceacutelegravebre fut prise et reprise il ne songea point agrave srsquoenpendre comme le brave Crillon mais il vint agrave la Saute les soirs suivants etprit une part modeste et effaceacutee aux grands duels drsquoartillerie ainsi qursquoauxassauts houleux et vocifeacuterants qui les suivaient geacuteneacuteralement

Il eut la joie pure de nrsquoecirctre pas pinceacute et de voir prendre tantocirct par lesuns tantocirct par les autres car il les haiumlssait tous quelques guerriers desdeux partis que lrsquoon renvoya ou qui revinrent en piteux eacutetat

Il restait lui prudemment agrave lrsquoarriegravere-garde riant en dedans quandun Longeverne eacutetait pinceacute plus bruyamment quand crsquoeacutetait un VelransLe treacutesor fonctionnait si lrsquoon peut dire Tout le monde et Bacailleacute commeles autres allait avant de rentrer deacuteposer les armes agrave la cabane et veacuterifierla cagnotte qui selon les victoires ou les revers fluctuait montait avec lesprisonniers qursquoon faisait baissait quand il y avait un ou plusieurs vaincus(crsquoeacutetait rare ) agrave retaper pour la rentreacutee

Ce treacutesor crsquoeacutetait la joie crsquoeacutetait lrsquoorgueil de Lebrac et des Longevernescrsquoeacutetait leur consolation dans le malheur leur panaceacutee contre le deacutesespoirleur reacuteconfort apregraves le deacutesastre Bacailleacute un jour pensa laquo Tiens si je leleur chipais et que je le fiche au vent Crsquoest pour le coup qursquoils en feraientune gueule et ccedila serait bien tapeacute comme vengeance raquo

Mais Bacailleacute eacutetait prudent Il songea qursquoil pouvait ecirctre vu rocircdantseul de ce cocircteacute que les soupccedilons se dirigeraient naturellement sur luiet qursquoalors oh alors il faudrait tout craindre de la justice et de la colegraverede Lebrac

Non il ne pouvait pas lui-mecircme prendre le treacutesorSi je cafardais agrave mon pegravere pensa-t-ilAh oui ce serait encore pis On saurait tout de suite drsquoougrave partait le

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La guerre des boutons Chapitre VII

coup et moins que jamais il eacutechappait au chacirctimentNon ce nrsquoeacutetait pas cela Pourtant et son esprit et sa penseacutee sans cesse y revenaient crsquoeacutetait lagrave

qursquoil fallait frapper il le sentait bien crsquoeacutetait par lagrave qursquoil les atteindrait auvif

Mais comment comment voilagrave hellipApregraves tout il avait le temps lrsquooccasion srsquooffrirait peut-ecirctre toute

seuleLe jeudi suivant de bon matin le pegravere de Bacailleacute accompagneacute de

son fils partit agrave la foire agrave Baume Sur le devant de la voiture agrave planches agravelaquelle on avait atteleacute Bichette la vieille jument ils srsquoinstallegraverent sur unebotte de paille disposeacutee en travers en arriegravere sur une litiegravere fraicircche toutle corps dans un sac serreacute en coulisse autour de son cou un petit veau desix semaines montrait sa tecircte eacutetonneacutee Le pegravere Bacailleacute qui lrsquoavait venduau boucher de Baume profitait de lrsquooccasion qursquooffrait la foire pour leconduire agrave son acqueacutereur Comme crsquoeacutetait jeudi et qursquoil devait toucher delrsquoargent il emmenait son fils avec lui

Bacailleacute eacutetait joyeux Ces bonheurs-lagrave nrsquoarrivaient pas souvent Il eacutevo-quait drsquoavance toutes les jouissances de la journeacutee il dicircnerait agrave lrsquoaubergeboirait du vin des petits verres ou des sirops dans le gobelet de son pegravere ilachegraveterait des pains drsquoeacutepices un sifflet et il se rengorgeait encore en pen-sant que ses camarades ses ennemis enviaient certainement son sort

Ce jour-lagrave il y eut entre Longeverne et Velrans une bataille terribleOn ne fit il est vrai pas de prisonniers mais les cailloux et les triquesfirent rage et les blesseacutes nrsquoavaient guegravere le soir envie de rire

Camus avait une bosse eacutepouvantable au front une bosse avec unebelle entaille rouge qui avait saigneacute durant deux heures Tintin ne sen-tait plus son bras gauche ou plutocirct il ne le sentait que trop Boulot avaitune jambe toute noire La Crique nrsquoy voyait plus sous lrsquoenflure de la pau-piegravere droite Grangibus avait les orteils eacutecraseacutes son fregravere remuait avecune peine infinie le poignet droit et lrsquoon comptait pour rien les meurtris-sures multiples qui tatouaient les cocirctes et les membres du geacuteneacuteral de sonlieutenant et de la plupart des autres guerriers

Mais on ne se plaignait pas trop car du cocircteacute des Velrans crsquoeacutetait sucircre-ment pis encore Bien sucircr qursquoon nrsquoeacutetait pas alleacute inventorier les laquo gnons raquo

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La guerre des boutons Chapitre VII

reccedilus par les ennemis mais crsquoeacutetait une beacuteneacutediction srsquoil nrsquoy en avait pasdans le tas des eacutecharpeacutes quelques-uns qui se missent au lit avec des meacute-ningites des foulures graves des luxations ou des fiegravevres carabineacutees

Bacailleacute entre ses planches sur sa botte de paille rentra le soir unpeu eacutemeacutecheacute lrsquoair triomphant et ricana mecircme meacutechamment au nez descamarades qui drsquoaventure assistegraverent agrave sa descente de voiture

mdash Fait-il le laquo zig raquo bon Dieu pour une fois qursquoil va agrave la foire cecoco-lagrave Dirait-on pas qursquoil descend de calegraveche et que son calandeau sup1 estun pur sang

Mais lrsquoautre drsquoun air de vengeance satisfaite et de profond deacutedaincontinuait agrave ricaner en les regardant

Au reste ils ne pouvaient se comprendreLe lendemain vu la quantiteacute drsquouniteacutes hors de combat il eacutetait impos-

sible de songer agrave se battre Drsquoailleurs les Velrans eux ne pourraient cer-tainement pas venir On se reposa donc on se soigna on se pansa avecdes herbages simples ou compliqueacutes chipeacutes dans les vieilles boicirctes agrave re-megravedes des mamans au petit bonheur des trouvailles Ainsi La Crique sefaisait des lavages de camomille agrave la paupiegravere et Tintin pansait son brasavec de la tisane de chiendent Il jurait drsquoailleurs que cela lui faisait beau-coup de bien En meacutedecine comme en religion il nrsquoy a que la foi qui sauve

Et puis on fit quelques parties de billes pour se changer un peu desdistractions violentes de la veille

Le samedi on ne devait pas plus que le vendredi se rendre au GrosBuisson Pourtant Camus Lebrac Tintin et La Crique que lrsquoennui tarau-dait reacutesolurent non point drsquoaller chercher noise ou reconnaicirctre lrsquoennemimais bien drsquoaller faire un petit tour agrave la cabane la chegravere cabane qui abritaitle treacutesor et ougrave lrsquoon eacutetait si tranquille et si bien pour faire la fecircte

Ils ne confiegraverent agrave personne leur projet pasmecircme auxGibus et agrave Gam-bette Agrave quatre heures ils partirent chacun vers son domicile respectif etun moment apregraves se retrouvegraverent agrave la vie agrave Donzeacute pour gagner agrave traversle bois du Teureacute lrsquoemplacement de la forteresse

Chemin faisant ils parlaient de la grande bataille du jeudi Tintin sonbras en eacutecharpe et La Crique un bandeau sur lrsquooeil deux des plusmaltrai-

1 Carcan vieux cheval

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teacutes de la journeacutee revivaient avec deacutelices les coups de pieds qursquoils avaientfoutus et les coups de trique qursquoils avaient distribueacutes avant de recevoirlrsquoun le poing de Touegueule dans lrsquooeil lrsquoautre le bacircton de Pissefroid surle radiushellip ou le cubitus

mdash Il a fait han comme un boeuf qursquoon assomme disait Tintin en par-lant de son grand ennemi Tatti quand jrsquoy ai foutu mon talon dans lrsquoesto-mac jrsquoai cru qursquoil ne voulait pas reprendre son souffle ccedila lui apprendraagrave me refiler ma culotte

La Crique eacutevoquait les dents casseacutees et les crachats rouges de Toue-gueule recevant son coup de tecircte sous la macircchoire et tout cela leur faisaitoublier les petites souffrances de lrsquoheure preacutesente

On eacutetait maintenant sous bois dans le vieux chemin de deacutefruit reacute-treacuteci drsquoanneacutee en anneacutee par les pousses vigoureuses du taillis envahissantqui obligeait agrave se courber ou agrave se baisser pour eacuteviter la gifle segraveche drsquouneramille deacutefeuilleacutee

Des corbeaux qui rentraient en forecirct agrave lrsquoappel drsquoun veacuteteacuteran tour-noyaient en croassant au-dessus de leur groupehellip

mdash On dit que crsquoest des oiseaux qui portent malheur tout comme leschouettes qui chantent la nuit annoncent une mort dans la maison Crois-tu que crsquoest vrai toi Lebrac demanda Camus

mdash Peuh fit le geacuteneacuteral crsquoest des histoires de vieille femme Srsquoil arrivaitunmalheur chaque fois qursquoon voit un laquo cro raquo on ne pourrait plus vivre surla terre mon pegravere dit toujours que ces corbeaux-lagrave sont moins agrave craindreque ceusses qui nrsquoont point drsquoailes Faut toucher du fer quand on en voitun de ceux-lagrave pour deacutetourner la malchance

mdash Crsquoest-il vrai qursquoils vivent cent ans ces becirctes-lagrave Je voudrais bien ecirctreque drsquoeux ils voient du pays et ils ne vont pas en classe envia Tintin

mdash Mon vieux reprit La Crique pour savoir srsquoils vivent si longtempset ccedila se peut bien il faudrait ecirctre lagrave et en marquer un au nid Seulementquand on vient au monde on nrsquoa pas toujours un corbeau sous la main etpuis on nrsquoy pense guegravere tu sais sans compter qursquoil nrsquoy a pas beaucoupde types qui viennent agrave cet acircge-lagrave

mdash Parlez plus de ces becirctes-lagrave demanda Camus moi je crois quandmecircme que ccedila porte malheur

mdash Faut pas ecirctre laquo superticieux raquo Camus Crsquoeacutetait bon pour les gens du

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vieux temps maintenant on est civiliseacute y a la sciencehellipEt lrsquoon continua agrave marcher tandis que La Crique interrompait sa

phrase et lrsquoeacuteloge des tempsmodernes pour eacuteviter la caresse brusque drsquounebranche basse qursquoavait deacuteplaceacutee le passage de Lebrac

Agrave la sortie de la forecirct on obliqua vers la droite pour gagner les car-riegraveres

mdash Les autres ne nous ont pas vus remarqua Lebrac Personne ne saitqursquoon est venu Ah notre cabane est vraiment bien cacheacutee

On fit chorus Ce sujet eacutetait ineacutepuisablemdash Crsquoest moi laquo que je lrsquoai trouveacutee raquo hein rappela La Crique riant

drsquoun large rire triomphant malgreacute son oeil au beurre noirmdash Entrons coupa LebracUn cri de stupeacutefaction et drsquohorreur jaillit simultaneacutement des quatre

poitrines un cri eacutepouvantable deacutechirant ougrave il y avait de lrsquoangoisse de laterreur et de la rage

La cabane eacutetait deacutevasteacutee pilleacutee ravageacutee aneacuteantieDes gens eacutetaient venus lagrave des ennemis les Velrans assureacutement Le

treacutesor avait disparu les armes eacutetaient casseacutees ou deacuterobeacutees la table arra-cheacutee le foyer deacutemoli les bancs renverseacutes la mousse et les feuilles brucircleacuteesles images deacutechireacutees le miroir briseacute lrsquoarrosoir cabosseacute et perceacute le toit deacute-fonceacute et le balai suprecircme insulte le vieux balai deacuterobeacute au stock de lrsquoeacutecoleplus deacutepailleacute et plus sale que jamais deacuterisoirement planteacute en terre au mi-lieu de ce deacutesordre comme un teacutemoin vivant du deacutesastre et de lrsquoironiedes pillards

Agrave chaque deacutecouverte crsquoeacutetaient de nouveaux cris de rage et des voci-feacuterations et des blasphegravemes et des serments de vengeance

On avait deacutemoli les casseroles ethellip souilleacute les pommes de terre Crsquoeacutetaient sucircrement les Velrans qui avaient fait le coup La Crique

avec son intuitive finesse et sa logique habituelle le prouva incontinentmdash Voyons un homme de Longeverne qui aurait trouveacute par aventure

la cabane nrsquoaurait fait qursquoen rire il en aurait jaseacute au village et on lrsquoauraitsu un eacutetranger nrsquoavait rien agrave prendre lagrave et srsquoen serait fichu Beacutedouinlui eacutetait bien trop nouille pour trouver tout seul une cache pareille etdrsquoailleurs depuis sa derniegravere soulographie il ne se hasardait plus en rasecampagne et comme un sage cultivait et rentrait les leacutegumes et les fruits

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La guerre des boutons Chapitre VII

de son jardinRestaient donc les Velransmdash Quand La veille parbleu puisque le jeudi soir tout eacutetait intact et

qursquoaujourdrsquohui il leur aurait eacuteteacute impossible de trouver apregraves quatre heuresle temps mateacuteriel neacutecessaire pour perpeacutetrer un pareil saccage agrave moinstoutefois qursquoils ne fussent venus le matin mais ils eacutetaient bien trop frous-sards pour oser friper une classe

mdash Ah si nous eacutetions au moins venus hier se lamentait Lebrac Direque jrsquoy ai penseacute Car enfin ils nrsquoont pas pu tous venir il y en avait tropdrsquoeacuteclopeacutes parmi eux je le sais bien peut-ecirctre moi comme ils eacutetaient ar-rangeacutes ils eacutetaient sucircrement plus mal foutus que nous encore

Ah si on leur eacutetait tombeacute dessus Bon Dieu de nom de Dieu je leseacutetranglais

mdash Cochons canailles bandits mdash Crsquoest tout de mecircme lacircche vous savez ce qursquoils ont fait lagrave jugea

Camusmdash Et nous en sommes des propres pour nous rebattre mdash Il faudra trouver leur cabane aussi nous reprit Lebrac il nrsquoy a plus

que ccedila parbleu plus rien que ccedila mdash Oui mais quand Apregraves quatre heures ils viendront faire le guet

agrave la lisiegravere il nrsquoy a que pendant la classe qursquoon pourrait chercher maisfaudrait la gouepper sup2 au moins huit jours de suite laquo passe que raquo il ne fautguegravere compter qursquoon tombera dessus le premier matinQursquoest-ce qui veutoser faire ce coup-lagrave pour recevoir une tatouille carabineacutee de son pegravere etattraper un mois de retenue du maicirctre drsquoeacutecole

mdash Il nrsquoy a que Gambette mdashMais comment ont-ils bien pu la trouver les salauds Une cabane si

bien cacheacutee que personne ne connaissait et ougrave ils ne nous avaient jamaisvus venir

mdash Crsquoest pas possible on leur a dit mdash Tu crois Mais qui il nrsquoy a que nous qui sachions ougrave elle est Il y

aurait donc un traicirctre

2 Manquer friper

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La guerre des boutons Chapitre VII

mdashUn traicirctre ruminait La Crique ndash Puis se frappant le front sans soucide son oeil illumineacute malgreacute son bandeau drsquoune penseacutee subite

mdash Oui lagrave nom de Dieu rugit-il oui il y a un traicirctre et je le connaisle salaud je sais qui crsquoest Ah je vois tout je devine tout maintenant ledeacutegoucirctant le Judas le pourri

mdashQui interrogea CamusmdashQui reprirent les deux autresmdash Bacailleacute pardi mdash Le bancal Tu crois mdash Jrsquoen suis sucircr Eacutecoutez-moi laquo Jeudi il nrsquoeacutetait pas avec nous il est alleacute avec son pegravere agrave la foire agrave

Baume hein vous vous souvenez Rappelez-vous bien maintenant lagueule qursquoil faisait en rentrant il avait lrsquoair de nous narguer de se foutrsquode nous parfaitement Eh bien en revenant de Baume il est passeacute parVelrans avec son pegravere ils eacutetaient un peu eacutemeacutecheacutes ils se sont arrecircteacutes chezquelqursquoun lagrave-bas je ne sais pas chez qui mais je parierais tout ce qursquoonvoudrait que crsquoest comme ccedila peut-ecirctre bien mecircme qursquoil srsquoen est revenuavec des Velrans et alors il leur zrsquoy a dit sucircrement il leur zrsquoy a dit ous-qursquoeacutetait notrsquocabane

laquoAlors lrsquoautre qui nrsquoeacutetait pas eacuteclopeacute srsquoest ameneacute hier ici avec lesmoinsmalades et voilagrave parbleu voilagrave

mdash Le cochon le traicirctre la crapule macircchonnait Lebrac si crsquoest vraibon Dieu gare agrave sa peau je le saigne

mdash Si crsquoest vrai Mais crsquoest sucircr comme un et un font laquo deusse raquo commeje mrsquoappelle La Crique et que jrsquoai lrsquooeil noir comme un cul de marmitepardine

mdash Faut le deacutemasquer alors conclut Tintinmdash Allons-nous-en il nrsquoy a plus rien agrave faire ici ccedila me retourne les

sangs et ccedila me chavire le coeur de voir ccedila geacutemit Camus On causera bienen srsquoen allant et il ne faut pas surtout qursquoon se doute que nous sommesvenus aujourdrsquohui

mdash Crsquoest demain dimanche reprit-il on le deacutemasquera bien on le feraavouer et alorshellip

Camus nrsquoacheva pas Mais son poing fermeacute brandi vers le ciel com-pleacutetait eacutenergiquement sa penseacutee

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La guerre des boutons Chapitre VII

Et par le mecircme chemin qursquoils eacutetaient venus ils rentregraverent au villageapregraves avoir drsquoun commun accord pris de seacutevegraveres dispositions pour lelendemain

n

217

CHAPITRE VIII

Le traicirctre chacirctieacute

Le trouble de mon acircme eacutetant sans gueacuterisonLe voeu de la vengeance est un voeu leacutegitime

Malherbe (Sur la mort de son fils)

mdash Si on allait faire un tour agrave la cabane proposa insidieusementLa Crique le dimanche apregraves vecircpres quand tous ses camarades furentreacuteunis sous lrsquoauvent de lrsquoabreuvoir autour du geacuteneacuteral

Bacailleacute freacutemit de joie sans se douter le moins du monde qursquoil eacutetaitobserveacute discregravetement

Au reste agrave part les quatre chefs qui avaient pris part agrave la promenadede la veille nul pas mecircme les Gibus ni Gambette ne se doutait de lrsquoeacutetatdans lequel se trouvait la cabane

mdash Faudra pas se battre aujourdrsquohui conseilla Camus allons-y par lavie agrave Donzeacute

On acquiesccedila agrave ces propositions diverses et la petite armeacutee babillante

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La guerre des boutons Chapitre VIII

gaie et sans penser agrave mal srsquoachemina vers la forteresseLebrac selon son habitude tenait la tecircte Tintin au milieu de la co-

lonne et sans avoir lrsquoair de penser agrave rien marchait agrave hauteur de Bacailleacutesur qui il ne jetait mecircme pas les yeux agrave lrsquoarriegravere-garde fermant la marcheet ne perdant point de vue lrsquoaccuseacute venaient La Crique et Camus dont lesblessures eacutetaient en bonne voie de gueacuterison

Bacailleacute eacutetait visiblement agiteacute de penseacutees complexes car il ne savaitrien au juste de ce qursquoavaient fait les Velrans qursquoallait-on trouver agrave lacabane Quelle gueule feraient Lebrac et Camus et les autres sihellip

Il les regardait de temps agrave autre agrave la deacuterobeacutee et ses yeux peacutetillaientmalgreacute lui de malice contenue de joie refreacuteneacutee et aussi drsquoun leacuteger senti-ment de crainte

Et srsquoils allaient se douter Mais comment pourraient-ils savoir et sur-tout prouver

On avanccedilait dans le sentier du bois Et La Crique pencheacute vers le grim-peur lui disait

mdash Hein Camus tes corbeaux drsquohier tu te souvienshellip jrsquoaurais jamaiscru Crsquoest tout de mecircme vrai que ccedila porte malheur quelquefois ces becirctes-lagrave

mdash Demande voir agrave Bacailleacute riposta Camus qui par un inexplicablerevirement redevenait sceptique demande-zrsquoy voir srsquoil en a vu ce matindes corbeaux Il ne se doute guegravere que nous savons et ne sait pas ce quilrsquoattend Regarde-le mais regarde-le donc un peu ce salaud-lagrave

mdashCrois-tu qursquoil a du toupet Oh il se croit bien sucircr et bien tranquille mdash Tu sais faut pas le laisser eacutechapper mdash Penses-tu un bancal comme ccedila mdash Oh mais il court bien tout de mecircme ce sautereacute-lagrave sup1 Agrave lrsquoautre extreacutemiteacute de la colonne on entendait Boulot qui disait mdash Ce que je ne comprends pas crsquoest qursquoils reviennent encore apregraves

les tatouilles qursquoon leur zrsquoy a foutues mdash Pour moi reacutepondait Lebrac ils doivent avoir une cache eux aussi

Vous avez bien vu que pour la culotte de Tintin ils nrsquoavaient plus detriques en sortant du bois

1 Sautereacute probablement macircle de sauterelle sauteur

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La guerre des boutons Chapitre VIII

mdash Oui ils ont sucircrement une cabane comme nous concluait TigibusBacailleacute agrave cette affirmation eut un ricanement muet qui nrsquoeacutechappa

point agrave Tintin pas plus qursquoagrave La Crique ni agrave Camusmdash Eh bien es-tu sucircr maintenant fit La Criquemdash Oui reacutepondit lrsquoautre Ah la crapule Faudra bien qursquoil avoue On sortait du bois on allait arriver on srsquoengageait dans les chemins

creuxmdash Ah nom de Dieu srsquoexclama Lebrac srsquoarrecirctant et ainsi que crsquoeacutetait

convenu jouant la rage et la surprise comme srsquoil eucirct tout ignoreacuteIl y eut un vacarme effroyable de cris et de bousculades pour voir plus

vite et ce fut bientocirct un concert farouche de maleacutedictionsmdash Bon Dieu de bon Dieu Crsquoest-y possible mdash Cochons de cochons mdashQui est-ce qui a bien pu faire ccedila mdash Le treacutesor mdash Rien pus rien racirclait Grangibusmdash Et notre toit et nos sabres notrsquoarrosoir nos images le lit la glace

la table mdash Le balai mdash Crsquoest les Velrans mdash Pour sucircr qui ccedila serait-il mdash Peut-on savoir hasarda Bacailleacute pour dire quelque chose lui aussiTous eacutetaient entreacutes derriegravere le chef Seuls Camus et La Crique

sombres et silencieux leur trique au poing comme le Cheacuteroub au seuildu paradis perdu gardaient la porte

Lebrac laissa ses soldats se plaindre se lamenter et hurler ainsi quedes chiens qui sentent la mort Lui comme eacutecraseacute srsquoassit agrave terre au fondsur les pierres qui avaient contenu le treacutesor et la tecircte dans les mainssembla srsquoabandonner agrave son deacutesespoir

Personne ne songeait agrave sortir on criait on menaccedilait puis lrsquoefferves-cence de cris se calma et cette grande colegravere bruyante et vaine fit place agravela prostration qui suit les irreacuteparables deacutesastres

Camus et La Crique gardaient toujours la porteEnfin Lebrac relevant la tecircte et se redressant montra sa figure rava-

geacutee et ses traits crispeacutes

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La guerre des boutons Chapitre VIII

mdash Crsquoest pas possible rugit-il que les Velrans aient fait ccedila tout seuls non crsquoest pas possible qursquoils aient reacuteussi agrave trouver notrsquocabane sans qursquoonleur ait enseigneacute ougrave elle eacutetait Crsquoest pas possible on leur a dit Il y a untraicirctre ici

Et son accusation profeacutereacutee tomba dans le grand silence comme uncoup de fouet cinglant sur un troupeau deacutesempareacute

Les yeux srsquoeacutecarquillegraverent et papillotegraverent Un silence plus lourd planamdash Un traicirctre reprirent en eacutecho lointain et affaibli quelques voix

comme si crsquoeucirct eacuteteacute monstrueux et impossiblemdash Un traicirctre oui tonna derechef Lebrac Il y a un traicirctre et je le

connaismdash Il est ici glapit La Crique brandissant son eacutepieu drsquoun geste exter-

minateurmdash Regardez et vous le verrez le traicirctre reprit Lebrac fixant Bacailleacute

de ses yeux de loupmdash Crsquoest pas vrai crsquoest pas vrai balbutia le bancal qui rougissait blecirc-

missait verdissait tremblait devant cette accusation muette comme touteune frondaison de bouleau et chancelait sur ses jambes

mdash Vous voyez bien qursquoil se deacutenonce tout seul le traicirctre Le traicirctre crsquoestBacailleacute Lagrave le voyez-vous

mdash Judas va hurla Gambette terriblement eacutemu tandis que Grangi-bus freacutemissant lui posait la griffe sur lrsquoeacutepaule et le secouait comme unprunier

mdash Crsquoest pas vrai crsquoest pas vrai protestait de nouveau Bacailleacute quandest-ce que jrsquoaurais pu leur dire moi je ne les vois pas les Velrans je neles connais pas

mdash Silence menteur coupa le chef Nous savons tout Jeudi la cabaneeacutetait intacte crsquoest vendredi qursquoon lrsquoa sacqueacutee puisqursquohier elle y eacutetait deacutejagraveAllez dites-le ceux qui sont venus hier soir avec moi

mdash Nous le jurons firent ensemble Camus Tintin et La Crique levantla main droite preacutealablement mouilleacutee de salive et crachant par terre ser-ment solennel

mdash Et tu vas dire canaille ou je trsquoeacutetrangle trsquoentends tu vas avouer agravequi tu lrsquoas dit jeudi en revenant de Baume Crsquoest jeudi que trsquoas vendu tesfregraveres

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Une secoueacutee brutale rappela agrave Bacailleacute ahuri sa situation terriblemdash Crsquoest pas vrai na continua-t-il agrave nier et jrsquoveux mrsquoen aller puisque

crsquoest comme ccedilamdash On ne passe pas grogna La Crique levant son bacirctonmdash Lacircches vous ecirctes des lacircches riposta Bacailleacutemdash Canaille gibier de bagne beugla Camus il nous trahit il nous fait

voler et il nous insulte encore par-dessus le marcheacute mdash Liez-le ordonna Lebrac drsquoun ton secEt avant que la chose fucirct faite il se saisit du prisonnier et le calotta

vigoureusementmdash La Crique interrogea-t-il ensuite drsquoun air grave toi qui connais ton

histoire de France dis-nous un peu comment on srsquoy prenait au bon vieuxtemps pour faire avouer leurs crimes aux coupables

mdash On leur laquo roustissait raquo les doigts de piedmdash Deacutechaussez le traicirctre alors et allumez du feuBacailleacute se deacutebattaitmdash Oh tu as beau faire preacutevint le chef tu nrsquoeacutechapperas pas avoueras-

tu canaille Une fumeacutee eacutepaisse et blanche montait deacutejagrave drsquoun amas de mousse et

de feuilles segravechesmdash Oui fit lrsquoautre affoleacute oui Et le bancal toujours maintenu par des ficelles et des mouchoirs rou-

leacutes en forme de lien au milieu du cercle menaccedilant et furibond des guer-riers de Longeverne avoua par petites phrases qursquoil eacutetait en effet revenude Baume avec Boguet de Velrans et le pegravere drsquoicelui qursquoils srsquoeacutetaient arrecirc-teacutes chez eux lagrave-bas pour boire un litre et une goutte et qursquoil avait eacutetantsaoul raconteacute sans croire mal faire ougrave se trouvait la cabane de Longe-verne

mdash Crsquoest pas la peine drsquoessayer de nous monter le coup tu sais coupaLa Crique jrsquoai bien vu la gueule que tu faisais en rentrant de Baume tusavais bien ce que tu disais et en venant ici tout agrave lrsquoheure nous trsquoavonsbien vu aussi Tu savais

mdash Tout ccedila laquo crsquoest passe que tu bisques raquo de ce que la Tavie aimemieuxCamus Elle a sucircrement raison de se foutre de ta gueule Mais est-ce qursquoontrsquoavait fait du mal apregraves lrsquoaffaire de vendredi Est-ce qursquoon trsquoa seulement

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La guerre des boutons Chapitre VIII

empecirccheacute de revenir te battre avec nous Pourquoi alors que tu te vengesaussi salement Trsquoas pas laquo drsquoescuses raquo

mdash Voilagrave conclut Lebrac serrez les noeuds On va le jugerUn grand silence tombaCamus et La Crique geocircliers sinistres barraient toujours le seuil Une

houle de poings se tendaient vers Bacailleacute Comprenant qursquoil nrsquoavait pasde pitieacute agrave attendre des geocircliers et sentant venir lrsquoheure des expiationssuprecircmes il eut une reacutevolte deacutesespeacutereacutee et terrible et essaya de ruer de sedeacutebattre et de mordre

Mais Gambette et les Gibus qui avaient assumeacute le rocircle de garde-chiourme eacutetaient des gars solides et racircbleacutes et on ne le leur faisait pascomme ccedila drsquoautant que la colegravere une colegravere folle qui leur faisait lesoreilles rouges deacutecuplait encore leurs forces

Les poignets de Bacailleacute serreacutes dans des eacutetaux de fer devinrent bleusses jambes furent en un clin drsquooeil ligoteacutees plus eacutetroitement encore et onle jeta comme un paquet de chiffons au milieu de la cabane sous le troudu toit deacutefonceacute du toit si solide que malgreacute tous leurs efforts les Velransne lrsquoavaient pu crever qursquoen un seul endroit

Lebrac en chef parla mdash La cabane dit-il est foutue on connaicirct notre cache tout est agrave re-

faire mais ccedila ce nrsquoest rien il y a le treacutesor qui a disparu il y a lrsquohonneurqui est atteint

laquo Lrsquohonneur on le redressera on sait ce que valent nos poings maisle treacutesorhellip le treacutesor valait bien cent sous

laquo Bacailleacute continua-t-il gravement tu es complice des voleurs tu esun voleur tu nous a voleacute cent sous as-tu un eacutecu de cinq livres agrave nousrendre raquo

La question eacutetait de pure forme et Lebrac ne lrsquoignorait pasQui est-cequi avait jamais eu cent sous agrave soi cent sous ignoreacutes des parents et surlesquels ces derniers ne pussent avoir agrave toute heure droit de haute main

Personne mdash Jrsquoai trois sous geacutemit Bacailleacutemdash Fous-toi-les laquo queacuteque raquo part tes trois sous rugit Gambettemdash Messieurs reprit Lebrac solennel voici un traicirctre et nous allons le

juger et lrsquoexeacutecuter sans reacutemission

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La guerre des boutons Chapitre VIII

mdash Sans haine et sans crainte redressa La Crique qui se remeacutemoraitdes lambeaux de phrases drsquoinstruction civique

mdash Il a avoueacute qursquoil eacutetait coupable mais il a avoueacute parce qursquoil ne pouvaitpas faire autrement et que nous connaissions son crime Quel supplicedoit-on lui faire subir

mdash Le saigner rugirent dix voixmdash Le pendre beuglegraverent dix autresmdash Le chacirctrer grondegraverent quelques-unesmdash Lui couper la langue mdash On va drsquoabord interrompit le chef plus prudent et gardant incons-

ciemment malgreacute sa colegravere une plus saine ideacutee des choses et des conseacute-quences de leur acte on va drsquoabord lui nettoyer tous ses boutons pourreconstituer un noyau de treacutesor et remplacer en partie celui qui nous aeacuteteacute voleacute par ses amis les Velrans

mdash Mes habits du dimanche sursauta le prisonnier Jrsquoveux pas jrsquoveuxpas je lrsquodirai agrave nos gens sup2

mdash Chante toujours mon petit tu nous amuses mais tu sais tu nrsquoasqursquoagrave recommencer agrave cafarder pour voir un peu et jrsquote preacuteviens que si tubrailles trop fort ici on te la boucle ta gueule avec ton laquo tire-jus raquo commeon a fait agrave lrsquoAztec des Gueacutes

Comme ces menaces ne deacutecidaient point Bacailleacute agrave se taire on lebacircillonna et on fit sauter tous ses boutons

mdash Ce nrsquoest pas tout ccedila n d Dhellip reprit La Crique si on ne fait que ccedilaagrave un traicirctre crsquoest vraiment pas la peine Un traicirctre hellip crsquoest un traicirctre nd Dhellip et ccedila nrsquoa pas le droit de vivre

mdash On va le fouetter proposa Grangibus chacun son coup puisqursquoilnous a fait du mal agrave tertous

On ligota de nouveau Bacailleacute nu sur les planches de la table deacutemoliemdash Commencez ordonna LebracUn agrave un la baguette de coudre agrave la main les quarante Longevernes

deacutefilegraverent devant Bacailleacute qui sous leurs coups hurlait agrave fendre le roc etils lui crachegraverent sur le dos sur les reins sur les cuisses sur tout le corpsen signe de meacutepris et de deacutegoucirct

2 Nos gens expression comtoise pour laquo mes parents raquo

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Durant ce temps une dizaine de guerriers sous la conduite de LaCrique eacutetaient sortis avec les habits du condamneacute

Ils revinrent quand finissait lrsquoopeacuteration et Bacailleacute deacutebacircillonneacute et deacute-lieacute reccedilut au bout de longs bacirctons les diverses piegraveces de son habillementveuves de boutons qui avaient eacuteteacute de plus largement compisseacutees et abon-damment souilleacutees drsquoautre faccedilon encore par les justiciers de Longeverne

mdash Va te faire recoudre ccedila par les Velrans lui conseilla-t-on pour finir

n

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CHAPITRE IX

Tragiques rentreacutees

Les sanglots des martyrs et des supplicieacutesSont une symphonie enivrante sans doutehellip

Ch Baudelaire (Les Fleurs du Mal)

B ses liens les fesses en sang la face conges-tionneacutee les yeux reacutevulseacutes drsquohorreur reccedilut en pleine figure lespaquets malodorants qursquoeacutetaient ses habits cependant que toute

lrsquoarmeacutee suivant ses chefs lrsquoabandonnait agrave son sort et quittait dignementla cabane pour aller un peu plus loin dans un endroit deacutesert et cacheacute seconcerter sur ce qursquoil convenait de faire en si pressante et peacutenible occur-rence

Pas un ne se demandait ce qursquoil allait advenir du traicirctre deacutemasqueacutechacirctieacute fesseacute deacuteshonoreacute empuanti Ccedila crsquoeacutetait son affaire il nrsquoavait quece qursquoil meacuteritait et tout juste encore Des racircles et des hoquets de ragedes sanglots drsquoun homme qursquoon assassine parvenaient bien jusqursquoagrave leurs

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La guerre des boutons Chapitre IX

oreilles ils ne srsquoen souciegraverent pointBientocirct par degreacutes lrsquoautre reprenant conscience et se sauvant agrave toute

allure les sanglots et les cris et les hurlements diminuegraverent et lrsquoon nrsquoen-tendit plus rien

Alors Lebrac commanda mdash Il faut aller prendre agrave la cabane tout ce qui peut servir encore et

aller le cacher ailleurs en attendantAgrave deux cents megravetres de lagrave dans le taillis une petite excavation in-

suffisante pour remplacer celle que lrsquoon venait de perdre par le crime deBacailleacute pouvait faute de mieux abriter momentaneacutement les deacutebris dece qui avait eacuteteacute le palais de gloire de lrsquoarmeacutee de Longeverne

mdash Il faut tout apporter ici deacutecida-t-il Et immeacutediatement la majeurepartie de la troupe srsquooccupa agrave ce travail

mdash Fichez aussi le mur en bas compleacuteta-t-il enlevez le toit et murez laprovision de bois il faut qursquoon ne voie plus rien de rien

Les ordres eacutetant donneacutes pendant que les soldats vaquaient agrave ces cor-veacutees reacuteglementaires et presseacutees il confeacutera avec les autres chefs CamusLa Crique Tintin Boulot Grangibus et Gambette

Ce fut une confeacuterence longue et mysteacuterieuseLrsquoavenir et le preacutesent y furent confronteacutes au passeacute non sans regrets

et sans plaintes et surtout lrsquoon agita la question de reconqueacuterir le treacutesorCe treacutesor eacutetait sucircrement dans la cabane des Velrans et la cabane eacutetait

dans le bois mais comment le trouver et surtout quand pourrait-on lechercher

Il nrsquoy avait que Gambette habitant sur la Cocircte et quelquefois Grangi-bus occupeacute au moulin qui pouvaient invoquer des motifs plausibles drsquoab-sence sans courir le risque drsquoun controcircle immeacutediat et seacuterieux

Gambette nrsquoheacutesita pasmdash Je gouepperai sup1 lrsquoeacutecole tant qursquoil faudra je battrai le bois en long

en large en haut en travers jrsquoen laisserai pas un pouce drsquoinesqueploreacute sup2tant que jrsquoaurai pas deacutemoli leur cabane et repris notre sac

Grangibus deacuteclara que toutes les fois qursquoil pourrait se joindre agrave lui il

1 Manquerai2 Inexploreacute

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La guerre des boutons Chapitre IX

le trouverait agrave la carriegravere agrave Pepiot une demi-heure environ avant lrsquoentreacuteeen classe

Degraves que la traque de Gambette aurait abouti et qursquoon aurait reconquisle treacutesor on rebacirctirait la cabane sur un emplacement qursquoon deacutetermineraitplus tard apregraves les recherches les plus preacutecieuses

Pour lrsquoheure on se contenterait de proteacuteger jusqursquoau contour des Me-nelots et agrave la marniegravere de Jean-Baptiste le retour au Vernois des Gibus

Le transport des mateacuteriaux eacutetait acheveacute les guerriers vinrent se grou-per autour des chefs

Lebrac au nom du Conseil annonccedila gravement que la guerre agrave laSaute eacutetait suspendue jusqursquoagrave une date prochaine qursquoon fixerait de faccedilonpreacutecise degraves qursquoon aurait retrouveacute ce qursquoil fallait

Le Conseil prudent gardait en effet pour lui le secret de ses grandesdeacutecisions

On effaccedila aussi bien que possible les traces qui menaient de lrsquoanciennecabane agrave la nouvelle reacuteserve apregraves quoi le soleil baissant on se reacutesolutagrave regagner le village sans se douter qursquoagrave cette heure il eacutetait en pleinereacutevolution

Les conscrits qui jouaient aux quilles les hommes qui buvaient leurlitre agrave lrsquoauberge de Fricot les commegraveres allant faire la causette avec lavoisine les grandes filles srsquoexerccedilant agrave la broderie ou au crochet derriegravereles rideaux de la fenecirctre toute la population de Longeverne se reacutecreacuteant ouse reposant fut tout drsquoun coup attireacutee aspireacutee devrait-on dire au milieude la rue par des cris eacutepouvantables par les racircles qui nrsquoavaient plus riendrsquohumain drsquoun malheureux qui est agrave bout qui va tomber rendre lrsquoacircme etchacun les yeux arrondis drsquoangoisse se demandait ce qursquoil y avait

Et voilagrave que lrsquoon vit surgir du laquo traje raquo des Chemineacutees bancalant plusque jamais et courant et hurlant autant qursquoon peut hurler Bacailleacute toutnu ou presque car il nrsquoavait sur son dos que sa chemise et aux pieds dessouliers sans cordons Il tenait sur ses bras deux paquets drsquohabits et ilsentait il empoisonnait plus que trente-six charognes en train de pourrir

Les premiers qui accoururent agrave sa rencontre reculegraverent en se bouchantle nez puis un peu aguerris se rapprochegraverent tout de mecircme complegravete-ment ahuris interrogeant

mdashQursquoest-ce qursquoil y a

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La guerre des boutons Chapitre IX

Bacailleacute avait les fesses rouges de sang des rigoles de crachat lui des-cendaient le long des cuisses ses yeux chavireacutes nrsquoavaient plus de larmesses cheveux eacutetaient tout droits et agglutineacutes comme les poils drsquoun heacuteris-son et il tremblait comme une feuille morte qui va se deacutetacher de sonrameau et srsquoenvoler au vent

mdashQursquoest-ce qursquoil y a Qursquoest-ce qursquoil y a Bacailleacute ne pouvait rien dire il hoquetait racirclait se tordait hochait la

tecircte se laissait allerSon pegravere et sa megravere accourus lrsquoemportegraverent agrave la maison agrave demi eacuteva-

noui cependant que tout le village intrigueacute les suivaitOn pansa les fesses de Bacailleacute on le deacutebarbouilla on mit tremper ses

habits dans une seille agrave la remise on le coucha on lui chauffa des briquesdes cruchons des bouillottes on lui fit boire du theacute du cafeacute des grogs ettoujours hoquetant il se calma un peu et baissa les paupiegraveres

Un quart drsquoheure apregraves un peu remis il rouvrait les yeux et racon-tait agrave ses parents ainsi qursquoaux nombreuses femmes qui entouraient sacouche tout ce qui venait de se passer agrave la cabane en omettant toutefoissoigneusement de speacutecifier les motifs qui lui avaient valu ce traitementbarbare crsquoest-agrave-dire sa trahison

Il dit tout le reste il vendit tous les secrets de lrsquoarmeacutee de Longeverne ilnarra les escapades agrave la Saute et les batailles il confessa les boutons chipeacuteset la contribution de guerre il deacutevoila tous les trucs de Lebrac deacutenonccedilatous ses conseils il chargea Camus autant qursquoil put il dit les planchesdeacuterobeacutees les clous soustraits les outils emprunteacutes et la noce la gouttele vin les pommes et le sucre voleacutes les chants obscegravenes la deacutegueuladeau retour et les farces agrave Beacutedouin et le culottage de saint Joseph avec lesdeacutepouilles de lrsquoAztec des Gueacutes tout tout tout il se deacutegonfla se vida sevengea et srsquoendormit lagrave-dessus avec la fiegravevre et le cauchemar

Marchant sur la pointe des pieds une agrave une ou par petits groupessrsquoarrecirctant de temps agrave autre pour jeter un coup drsquooeil sur lrsquointeacuteressant ma-lade les visiteuses se retiregraverent Mais elles srsquoattendirent au seuil de laporte et toutes reacuteunies confeacuteregraverent srsquoanimegraverent srsquoexcitegraverent se mon-tegraverent jusqursquoagrave la fureur folle oeufs voleacutes boutons rafleacutes clous chipeacutessans compter ce qursquoon ne savait pas et bientocirct pas un chat dans le vil-lage ndash si toutefois ces gracieux animaux eurent le mauvais goucirct de precircter

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La guerre des boutons Chapitre IX

lrsquooreille aux discours de leurs patronnes ndash nrsquoignora un mot de la terribleaffaire

mdash Les gredins les gouillands les gouapes les voyous les saligauds mdash Attendez un peu qursquoil rentre jrsquovais le soignermdash Jrsquovais lui servir queacuteque chose aussi au nocirctre le mien mdash Si crsquoest permis des gamins de leur acircge mdash Y a pus drsquoenfants voyez-vous mdash Moi crsquoest son pegravere qui va lui en foutre mdash Attendez seulement qursquoils reviennent Le fait est qursquoils ne paraissaient point autrement presseacutes de rentrer les

gars de Longeverne et ils lrsquoauraient eacuteteacute bien moins encore srsquoils avaient puse douter de lrsquoeacutetat de surexcitation dans lequel le retour et les reacuteveacutelationsde Bacailleacute avaient mis les auteurs de leurs jours

mdash Vous ne les avez pas encore revus mdash Non quelles sottises peuvent-ils bien ecirctre encore en train de faire Les pegraveres venaient de rentrer pour arranger les becirctes leur donner agrave

manger les mener boire et renouveler la litiegravere Ils criaient moins queleurs eacutepouses mais ils avaient les traits crispeacutes et durcis

Le pegravere Bacailleacute avait parleacute de maladie procegraves dommages-inteacuterecirctset dame quand il eacutetait question de leur faire desserrer les cordons de labourse cela nrsquoallait point aussi promettaient-ils inteacuterieurement et mecircmeagrave haute voix de fabuleuses racleacutees agrave leurs rejetons

mdash Les voici annonccedila la megravere Camus du haut de sa leveacutee de grangela main en abat-jour sur les yeux

Et en effet presque aussitocirct se poursuivant et discutant comme agravelrsquoordinaire les gamins du village apparurent dans le chemin pregraves de lafontaine

mdash File chez nous tout de suite commanda segravechement agrave son fils le pegravereTintin qui abreuvait ses becirctes

laquo Lebrac ajouta-t-il et toi aussi Camus y a ton pegravere qui trsquoa deacutejagrave ap-peleacute trois fois

mdash Ah bien on y va alors reacutepondirent nonchalamment les deux chefsEt bientocirct de tous les coins sur tous les seuils on vit surgir des ma-

mans ou des papas heacutelant agrave haute voix leur fils et le priant de rentrerimmeacutediatement

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La guerre des boutons Chapitre IX

Les Gibus et Gambette presque instantaneacutement abandonneacutes se reacute-solurent puisqursquoil en eacutetait ainsi agrave regagner eacutegalement leurs domicilesrespectifs mais Gambette en montant la cocircte et les Gibus la derniegraverebicoque deacutepasseacutee srsquoarrecirctegraverent court

De toutes les maisons du village des cris des hurlements des voci-feacuterations des racircles mecircleacutes agrave des coups de pieds claquant agrave des coups depoings sonnant agrave des tonnerres de chaises et de meubles srsquoeacutecroulant semariaient agrave des jappements eacutepouvanteacutes de chiens se sauvant de chatsfaisant claquer les chatiegraveres pour le plus effroyable charivari qursquooreillehumaine pucirct recircver

On eucirct dit que partout agrave la fois on srsquoeacutegorgeaitGambette le coeur serreacute immobile eacutecoutaitCrsquoeacutetaienthellip oui crsquoeacutetaient bien les voix de ses amis crsquoeacutetaient les ru-

gissements de Lebrac les cris de putois de La Crique les meuglementsde Camus les hurlements de Tintin les piaillements de Boulot les pleursdes autres et leurs grincements de dents on les battait on les rossait onles eacutetrillait on les assommait

Qursquoest-ce que ccedila pouvait bien signifier Et il revint par derriegravere agrave travers les vergers nrsquoosant repasser de-

vant chez Leacuteon le buraliste ougrave quelques ceacutelibataires endurcis fumantleur bouffarde jugeaient des coups drsquoapregraves les cris et discutaient avecironie sur la vigueur compareacutee des poignes paternelles

Il aperccedilut les deux Gibus arrecircteacutes aux aussi comme des liegravevres quieacutecoutent la chasse lrsquooeil rond et les cheveux heacuterisseacuteshellip

mdash Entends-tu entendez-vous mdash Ils les eacutereintent Pourquoi mdash Bacailleacute hellip fit Grangibus crsquoest agrave cause de Bacailleacute je parierais Oui

il est rentreacute tout agrave lrsquoheure au village peut-ecirctre tel qursquoon lrsquoavait laisseacute avecses habits pleins de merde et il a ducirc recafarder

mdash Peut-ecirctre qursquoil a tout raconteacute le salaud mdash Alors nous aussi quand les vieux le sauront on va recevoir la

danse mdash Srsquoil nrsquoa pas dit nos noms et qursquoon en parle chez nous on dira qursquoon

nrsquoy eacutetait pasmdash Eacutecoute eacutecoute hellip

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La guerre des boutons Chapitre IX

Une bordeacutee de sanglots et de racircles et de cris et drsquoinjures et de menacessrsquoeacutevadait de chaque maison montait se mecirclait emplissait la rue pour uneeffarante cacophonie un sabbat infernal un vrai concert de damneacutes

Toute lrsquoarmeacutee de Longeverne du geacuteneacuteral au plus humble soldat duplus grand au plus petit du plus malin au moins deacutegourdi tous rece-vaient la pile et les paternels y allaient sans se retenir (la question drsquoar-gent ayant eacuteteacute eacutevoqueacutee) agrave grands coups de poings et de pieds de soulierset de sabots de martinets et de triques et les megraveres srsquoen mecirclaient ellesaussi farouches impitoyables sur les questions de gros sous tandis queles soeurs navreacutees et un peu complices pleuraient se lamentaient et sup-pliaient qursquoon ne tuacirct pas pour si peu leur pauvre petit fregravere

La Marie Tintin voulut intervenir directement Elle reccedilut de sa megravereune paire de gifles lanceacutees agrave toute voleacutee avec cette menace

mdash Toi petite garce mecircle-toi de ce qui te regarde et que jrsquoentende direencore par les voisines que tu fricotes avec ce jeune gouilland de Lebracje veux trsquoapprendre ce qui est de ton acircge

La Marie voulut lui reacutepliquer une nouvelle paire de claques du pegraverelui en coupa lrsquoenvie et elle srsquoen fut pleurer silencieusement dans un coin

Et Gambette et les Gibus eacutepouvanteacutes srsquoen furent aussi chacun deleur cocircteacute apregraves avoir convenu que Grangibus irait en classe le lendemainmatin pour avoir des renseignements sur ce qui srsquoeacutetait passeacute et qursquoil ac-compagnerait le mardi Gambette agrave la Saute dans sa recherche de la cabanedes Velrans pour lui raconter comment tout ccedila avait tourneacute

n

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CHAPITRE X

Derniegraveres paroles

Et srsquoil nrsquoen reste qursquoun je serai celui-lagrave

Victor Hugo (Les Chacirctiments)

S de la poigne toute-puissante et des irreacutesistiblesarguments que sont des coups de pied au cul bien appliqueacutesune promesse un serment avaient eacuteteacute arracheacutes agrave presque tous

les guerriers de Longeverne la promesse de ne plus se battre avec lesVelrans le serment de ne plus deacutetourner agrave lrsquoavenir ni boutons ni clousni planches ni oeufs ni sous au deacutetriment du meacutenage

Seuls les Gibus et Gambette habitant des meacutetairies eacuteloigneacutees ducentre avaient momentaneacutement eacutechappeacute agrave la sauce quant agrave Lebrac plustecirctu qursquoune demi-douzaine de mules il nrsquoavait rien voulu avouer ni sousla menace ni sous la trique Il nrsquoavait rien promis ni jureacute il eacutetait resteacutemuet comme une carpe crsquoest-agrave-dire qursquoil nrsquoavait pas profeacutereacute durant labastonnade furieuse qursquoil reccedilut de sons humainement articuleacutes mais

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La guerre des boutons Chapitre X

par contre il srsquoeacutetait copieusement rattrapeacute en beuglements en rugisse-ments en hennissements en hurlements qui auraient pu rendre jalouxtous les animaux sauvages de la creacuteation

Et naturellement tous les jeunes Longevernois se couchegraverent ce soir-lagrave sans souper ou bien eurent pour toute pitance avec le morceau de painsec la permission drsquoaller boire un coup agrave lrsquoarrosoir ou au bassin sup1

On leur deacutefendit le lendemain de srsquoamuser avant la classe on leur or-donna de rentrer immeacutediatement apregraves onze et quatre heures interdic-tion aussi de parler aux camarades recommandation au pegravere Simon dedonner des devoirs suppleacutementaires et des leccedilons itou de veiller agrave lrsquoiso-lement de punir dur et de doubler chaque fois qursquoun audacieux oseraittroubler le silence et enfreindre la deacutefense geacuteneacuterale donneacutee de concert partous les chefs de famille

Agrave huit heures moins cinq minutes on les lacircchaLes Gibus arrivant voulurent interpeller Tintin qui filait sous les

yeux de son pegravere Tintin les yeux rouges et les eacutepaules renfonceacutees quieut en les entendant un regard affoleacute et se tut obstineacutement comme si lechat lui eucirct mangeacute la langue Ils nrsquoeurent pas plus de succegraves aupregraves deBoulot

Deacutecideacutement ccedila devenait graveTous les pegraveres eacutetaient sur le seuil de leur porte Camus fut aussi muet

que Tintin et La Crique eut un geste drsquoeacutepaules qui en disait long tregraveslong

Grangibus pensait se rattraper dans la cour de lrsquoeacutecole Mais le pegravereSimon ne leur permit pas drsquoy entrer

En arrecirct devant la porte il les parquait par deux degraves leur arriveacutee avecdeacutefense drsquoouvrir la bouche

Grangibus regretta amegraverement de nrsquoavoir pas suivi son impulsion pre-miegravere qui lui commandait drsquoaccompagner Gambette dans ses rechercheset drsquoavoir laisseacute agrave son fregravere le soin de les renseigner

On entra

1 Quand jrsquoeacutetais enfant chez presque tous les paysans on mettait la provision drsquoeaudans des seilles de bois on y puisait agrave lrsquoaide drsquoun bassin de cuivre Quand on avait soifchacun pouvait aller boire au bassin

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La guerre des boutons Chapitre X

Le maicirctre du haut de sa chaire droit et seacutevegravere sa regravegle drsquoeacutebegravene agrave lamain commenccedila par fleacutetrir en termes eacutenergiques leur conduite sauvagede la veille indigne de citoyens civiliseacutes vivant en Reacutepublique dont ladevise eacutetait liberteacute eacutegaliteacute fraterniteacute

Il les compara ensuite aux ecirctres apparemment les plus horrifiques etles plus deacutegradeacutes de la creacuteation aux apaches aux anthropophages auxilotes antiques aux singes de Sumatra et de lrsquoAfrique eacutequatoriale auxtigres aux loups aux indigegravenes de Borneacuteo aux Bachibouzouks aux Bar-bares des temps jadis et crsquoeacutetait le plus grave comme conclusion agrave cediscours deacuteclara qursquoil ne toleacutererait pas un mot que le premier geste decommunication qursquoil surprendrait soit en classe soit en reacutecreacuteation vau-drait agrave son auteur trente jours de retenue et dix pages par soir drsquohistoirede France ou de geacuteographie agrave copier et agrave reacuteciter

Ce fut une classe morne pour tous on nrsquoentendait que le bruit cris-sant des plumesmordant rageusement le papier quelques claquements desabots le frottement leacuteger et eacutetouffeacute des pupitres leveacutes avec prudence etquand venait lrsquoheure des leccedilons la voix rogue du pegravere Simon et le reacutecitatifheacutesitant et timide de lrsquointerrogeacute

Les Gibus pourtant auraient bien voulu ecirctre fixeacutes car lrsquoappreacutehensionde la racleacutee comme une eacutepeacutee de Damoclegraves pendait toujours sur leur des-tin

Agrave la fin Grangibus par lrsquointermeacutediaire de ses voisins et avec drsquoinfiniespreacutecautions fit passer agrave Lebrac un court billet interrogateur

Lebrac par le mecircme truchement reacuteussit agrave lui reacutepondre agrave lui narreren quelques phrases poignantes la situation et lui indiquer en quelquesmots concis la conduite agrave tenir

laquo Bacailleacute oli avegraveque la fiaivre sai degraves manier Hi la tout vandu la-maiche Tout le monde a aiteacute roceacute Deacutefense de coseacute ou bien nouvailedanse sairman de pas recommenceacute mais on ccedilanfou les Velrant repaierontou Rechaircher le treacutessor quand mecircme raquo

Grangibus en savait assez Il eacutetait inutile de srsquoexposer davantageLrsquoapregraves-midi mecircme il fripait la classe et filait rejoindre Gambette tan-

dis que son fregravere lrsquoexcusait aupregraves du maicirctre en disant que Narcisse ledomestique srsquoeacutetant fait mal au bras son fregravere le remplaccedilait momentaneacute-ment au travail du moulin

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La guerre des boutons Chapitre X

Le mardi et le mercredi furent comme le lundi des jours mornes etstudieux Les leccedilons eacutetaient sues imperturbablement et les devoirs soi-gneacutes fignoleacutes et paracheveacutes

On nrsquoessaya pas drsquoenfreindre les ordres crsquoeacutetait trop grave on fitcomme les chats patte douce on eut lrsquoair soumis

Tigibus tous les jours passait le mecircme billet agrave Lebrac mdash Rien Le vendredi la surveillance un peu se relacirccha ils eacutetaient si sages

et sans doute si bien corrigeacutes totalement gueacuteris et puis on apprit queBacailleacute srsquoeacutetait leveacute

La crainte de la justice et des dommages-inteacuterecircts se dissipant avec lagueacuterison du malade les pegraveres et les megraveres sentirent srsquoapaiser par degreacutesleur rancune et se montregraverent moins rogues Mais on se garda agrave carreautout de mecircme dans le petit monde des gosses

Le samedi comme Bacailleacute eacutetait sorti la tension diminua encore onleur permit de jouer dans la cour et ils purent au cours des parties or-ganiseacutees mecircler aux expressions reacuteglementaires du jeu quelques phrasesrelatives agrave leur situation phrases bregraveves prudentes et agrave double ententecar ils se sentaient eacutepieacutes

Le dimanche un peu avant la messe ils purent se reacuteunir autour delrsquoabreuvoir et causer enfin de leurs affaires

Ils virent passer tenant son pegravere par la main Bacailleacute entiegraverementremis et plus narquois que jamais dans ses habits laquo rapproprieacutes raquo Apregravesvecircpres ils crurent habile et prudent de rentrer avant qursquoon les y invitacirct

Bien leur en prit en effet car ce dernier trait deacutesarma tout agrave fait lesparents et le maicirctre si bien que le lundi on les laissa libres de jouer etde bavarder comme avant la sauce ce qursquoils ne manquegraverent pas de faireagrave quatre heures loin des oreilles inquisitoriales et des regards malinten-tionneacutes

Mais le mardi tous eurent une grosse eacutemotion Grangibus arriva agravelrsquoeacutecole avec son fregravere et Gambette lui aussi descendit de la Cocircte avanthuit heures Il apportait au pegravere Simon un chiffon de papier graisseuxplieacute en quatre que lrsquoautre ouvrit et sur lequel il lut

Mocieu le maicirctre

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La guerre des boutons Chapitre X

Je vous envoi seacute deux mots pour vous dire que jrsquoai gardeacute Leacuteon agrave la meacutesonagrave cause de mes rumatisses pour arrangeacute les becirctes

Jean-Baptiste CassardCrsquoeacutetait Gambette qui avait reacutedigeacute le billet et Grangibus qui lrsquoavait

signeacute pour le pegravere de lrsquoabsent afin que les deux eacutecritures ne se ressem-blassent point il passa haut la main

La chose drsquoailleurs nrsquoinquieacutetait pas les guerriers Gambette on lesavait eacutetait souvent retenu agrave la maison

Mais si Gambette revenait avec Grangibus crsquoest qursquoil avait trouveacute lacabane des Velrans et repris le treacutesor

Les yeux de Lebrac flamboyaient comme ceux drsquoun loup les cama-rades nrsquoeacutetaient pas moins inteacuteresseacutes Ah comme elle eacutetait oublieacute la pilede lrsquoavant-dernier dimanche et comme les promesses et les serments ar-racheacutes de force agrave leurs legravevres pesaient peu agrave leurs acircmes de douze ans

mdash Ccedila y est ti interrogea-t-ilmdash Oui ccedila y est fit GambetteLebrac faillit pacirclir et tomber il ravala sa saliveTintin La Crique Boulot avaient entendu la demande et la reacuteponse

eux aussi eacutetaient pacirclesLebrac deacutecida mdash Faudra se reacuteunir ce soir mdash Oui agrave quatre heures agrave la carriegravere agrave Pepiot Tant pis si on est chopeacute mdash On srsquoarrangera exposa La Crique pour jouer agrave la cachette on filera

chacun par un chemin de ce cocircteacute-lagrave sans rien dire agrave personnemdash Entendu

Crsquoeacutetait un soir gris et sombre La bise avait couru tout le jour ba-

layant la poussiegravere des routes elle srsquoarrecirctait un peu de souffler un calmefroid pesait sur les champs des nuages plombeacutes de gros nuages informessrsquoeacutebattaient agrave lrsquohorizon la neige nrsquoeacutetait pas loin sans doute mais aucundes chefs accourus agrave la carriegravere ne sentait la froidure ils avaient un brasierdans le coeur une illumination dans le cerveau

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La guerre des boutons Chapitre X

mdash Ougrave est-il demanda Lebrac agrave Gambettemdash Lagrave-haut agrave la nouvelle cache reacutepondit lrsquoautre et tu sais il a fait des

petits mdash Ah Et comme Boulot toujours bon dernier arrivait ils filegraverent tous au

triple galop vers leur abri provisoire ougrave Gambette extirpa de dessous unamas de planches et de clous un sac eacutenorme rebondi peacutetant de boutonsalourdi de toutes les munitions des guerriers de Velrans

mdash Comment as-tu fait pour le trouver Tu as deacutemoli leur cabane mdash Leur cabane hellip srsquoexclama Gambettehellip cabane Peuh pas une ca-

bane ils sont trop becirctes pour en bacirctir une comme nous pas mecircme unbacul un petit machin de rien du tout accouteacute contre un bout de rocheret qursquoon ne pouvait mecircme pas voir

laquo Crsquoest agrave peine si on pouvait y entrer agrave genoux mdash Ah mdash Oui leurs sabres leurs triques leurs lances eacutetaient empileacutes lagrave-

dedans et on a commenceacute par leur zrsquoy casser tous lrsquoun apregraves lrsquoautre tantqursquoagrave force on en avait mal aux genoux

mdash Et le sac mdash Mais je vous ai pas dit comment qursquoon lrsquoavait trouveacute leur bacul

Ah mes vieux ce qursquoon a eu du mal mdash Depuis huit jours qursquoon cherchait pour rien rencheacuterit Grangibus

ccedila commenccedilait agrave ecirctre emmhellipbecirctant mdash Et devinez comment qursquoon lrsquoa trouveacute mdash Jrsquodonne ma part au chat pressa La Criquemdash Et moi aussi firent tous les autres impatientsmdash Non vous ne devineriez jamais et ce qursquoon a eu de la veine de

regarder en lrsquoair mdash hellipmdash Oui mes vieux on avait deacutejagrave bien passeacute quatre ou cinq fois par lagrave

quand sur un checircne un peu plus loin on a vu une boule drsquoeacutecureuil etGrangibus mrsquoa dit

mdash Je ne sais srsquoil est dedans Si tu montais voir comme crsquoest mdash Alors jrsquoai pris entre mes dents un petit bacircton pour fourgonner

parce que srsquoil avait eacuteteacute dedans quand jrsquoaurais mis la main il aurait pu me

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La guerre des boutons Chapitre X

mordre les doigts Je monte jrsquoarrive je tacircte et qursquoest-ce que je trouve mdash Le sac mdash Mais non rien du tout alors je fous la boule en bas et alors en

regardant crsquoest lagrave que dans un contrebas un peu plus du cocircteacute de bise jrsquoaivu le bacul de ces cochons de Velrans

laquo Ah jrsquoai bientocirct eacuteteacute en bas Grangibus croyait que lrsquoeacutecureuil mrsquoavaitmordu et que je deacutegringolais de frousse mais quand il mrsquoa vu courir ilsrsquoest douteacute tout de suite qursquoil y avait du nouveau et crsquoest alors que nousavons fichu leur cambuse agrave sac

laquo Les boutons eacutetaient au fond sous une grosse pierre on nrsquoy voyaitpresque pas clair je les ai trouveacutes en tacirctant

laquo Ah ce qursquoon eacutetait content laquo Mais vous savez crsquoest pas tout Avant de partir je me suis deacuteculotteacute

au fond de leur cabanehellip jrsquoai reboucheacute avec la pierre on a bien remis tousles morceaux de sabres et de lances comme ils eacutetaient et quand ils irontmettre la main sous la pierre ils sentiront comment il est fait maintenantleur treacutesor jrsquoai trsquoi bien travailleacute raquo

On serra la main de Gambette on lui tapa sur le ventre on lui fichades coups de poing dans le dos pour le feacuteliciter comme il convenait

mdash Alors reprit-il interrompant le concert de louanges qursquoon lui deacute-cernait alors vous vous avez reccedilu la pile

mdash Ah mon vieux ce qursquoils nous ont passeacute Et le laquo noir raquo a dit ajoutaLebrac que je ferais encore pas de premiegravere communion cette anneacutee rap-port agrave la culotte de saint Joseph mais je mrsquoen fous

mdash Tout de mecircme des parents comme les nocirctres crsquoest pas rigolo Ilssont charognes au fond tout comme si eux ils nrsquoen avaient pas fait au-tant Et dire qursquoils se figurent maintenant qursquoils nous ont bien tanneacute lapeau que tout est passeacute et qursquoon ne songera plus agrave recommencer

mdash Non mais des fois est-ce qursquoils nous prennent pour des chellip Ah ils auront beau dire sitocirct qursquoils auront un peu oublieacute on les retrouverales autres hein fit Lebrac on recommence

laquo Oh ajouta-t-il jrsquosais bien qursquoil y a ldquoqueacutequerdquo froussards qui ne re-viendront pas mais vous tous vous sucircrement vous reviendrez et biendrsquoautres encore et quand je devrais ecirctre tout seul moi je reviendrais etje leur zrsquoy dirais aux Velrans que je les emmhellip et que crsquoest rien que des

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La guerre des boutons Chapitre X

peigne-culs et des vaches sans lait voui je leur zrsquoy dirais mdash On y sera aussi nous autres on zrsquoy sera sucircrement et flucircte pour les

vieux laquo Comme si on ne savait pas ce qursquoils ont fait eux aussi quand ils

eacutetaient jeunes laquo Apregraves souper ils nous envoient au plumard et eux entre voisins

ils se mettent agrave blaguer agrave jouer agrave la becircte hombreacutee agrave casser des noix agravemanger de la ldquocancoillotterdquo agrave boire des litres agrave licher des gouttes et ils seracontent leurs tours du vieux temps

laquo Parce qursquoon ferme les yeux ils se figurent qursquoon dort et ils en disentet on eacutecoute et ils ne savent pas qursquoon sait tout

laquo Moi jrsquoai entendu mon pegravere un soir de lrsquohiver passeacute qui racontaitaux autres comment il srsquoy prenait quand il allait voir ma megravere

laquo Il entrait par lrsquoeacutecurie croyez-vous et il attendait que les vieux aillentau lit pour aller coucher avec elle mais un soir mon grand-pegravere a bienmanqueacute de le pincer en venant clairer les becirctes oui le paternel il srsquoeacutetaitcacheacute sous la cregraveche devant les naseaux des boeufs qui lui soufflaient aunez et il nrsquoeacutetait pas fier allez

laquo Le vieux srsquoest ameneacute avec sa lanterne tout bonnement et il srsquoesttourneacute par hasard de son cocircteacute comme srsquoil le regardait mecircme que monpegravere se demandait srsquoil nrsquoallait pas lui sauter dessus

laquo Mais pas du tout le peacutepeacute sup2 nrsquoy songeait guegravere il srsquoest deacuteboutonneacutepuis il srsquoest mis agrave pisser tranquillement et mon pegravere disait qursquoil en finissaitpas de secouer son outil et qursquoil trouvait le temps bougrement long parceque ccedila le piquait agrave la ldquogargotterdquo sup3 et qursquoil avait peur de tousser alors sitocirctque le grand-papa a eacuteteacute parti il a pu se redresser et reprendre son souffleet un quart drsquoheure apregraves il eacutetait ldquopieuteacuterdquo avec ma megravere agrave la chambrehaute

laquo Voilagrave ce qursquoils faisaient Est-ce qursquoon a jamais fait des ldquotrueriesrdquocomme ccedila nous autres Hein je vous le demande crsquoest agrave peine si onembrasse de temps en temps nos bonnrsquoamies quand on leur donne un paindrsquoeacutepices ou une orange et pour un sale traicirctre et voleur qursquoon fouaille un

2 Grand-pegravere3 Gargotte gorge

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La guerre des boutons Chapitre X

tout petit peu ils font des chichis et des histoires comme si un boeuf eacutetaitcreveacute

mdash Mais crsquoest pas ccedila qui empecircchera qursquoon fasse son devoirmdash Tout de mecircme bon Dieu qursquoil y a pitieacute aux enfants drsquoavoir des pegravere

et megravere Un long silence suivit cette reacuteflexion Lebrac recachait le treacutesor jus-

qursquoau jour de la nouvelle deacuteclaration de guerreChacun songeait agrave sa fesseacutee et comme on redescendait entre les buis-

sons de la Saute La Crique tregraves eacutemu plein de la meacutelancolie de la neigeprochaine et peut-ecirctre aussi du pressentiment des illusions perdues laissatomber ces mots

mdash Dire que quand nous serons grands nous serons peut-ecirctre aussibecirctes qursquoeux

n

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atriegraveme partie

Annexe

242

La guerre des boutons Chapitre

Louis Pergaud (1882-1915) est lrsquoauteur de romans et de recueil de nou-velles dont La Guerre des boutons assez connu par le film qursquoon en a tireacuteet De Goupil agrave Margot prix Goncourt en 1910 Les deux reacutecits qui suiventsont tireacutes de Les Rustiques nouvelles villageoises dans le dernier lrsquoonretrouve les mecircmes enfants de La Guerre des boutons

Louis Pergaud Les Rustiques nouvelles villageoises Paris Mercure deFrance 1921 Deuxiegraveme eacutedition

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CHAPITRE I

Lrsquoassassinat de la Vouivre

L JC avait eu son enfance berceacutee au reacutecit desleacutegendes de la Vouivre en qui il croyait de toutes les forces deson acircme

Sa grandrsquomegravere lui avait affirmeacute devant le poecircle ronronnant et le chatmys-teacuterieux quand sifflait la bise et tourbillonnait la neige lrsquoavoir vue de sespropres yeux les soirs de clair de lune et les nuits drsquoeacutetoiles promener parles preacutes humides de la Moraie sa sveltesse robuste de serpent aileacute Dansles miroirs des flaques encadreacutees de pregraveles scintillaient les feux de sonescarboucle de diamant qursquoelle deacuteposait agrave son cocircteacute avant de se penchersur la nacre cristalline des ruisseaux pour srsquoy deacutesalteacuterer selon le rite Etla foi bue avec les paroles de lrsquoaiumleule morte srsquoeacutetait implanteacutee si profon-deacutement en lui que toutes les railleries et les hochements increacutedules desfortes tecirctes nrsquoen avaient jamais eu raison

Ah pouvoir lui ravir lrsquoescarboucle lrsquoescarboucle qui eucirct assureacute la for-tune et la puissance au heacuteros de cette fabuleuse aventure Nul audacieux

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La guerre des boutons Chapitre I

des temps jadis nrsquoavait oseacute le faire La becircte lrsquoeucirct deacutevoreacute Jean-Claude par ce soir drsquoautomne revenait du village voisin ougrave il

avait livreacute agrave un paysan cultivateur comme lui une geacutenisse qursquoil lui avaitvendue Ses eacutecus de cinq livres entasseacutes dans un petit sac agrave plomb sefroissaient doucement sous la doublure de sa veste et caressaient sonoreille de leur bruissement argentin

Il sortit du bois du Checircnois longeant les preacutes humides drsquoEacutepenouseougrave serpentaient des ruisselets grossis par les pluies froides des jours preacute-ceacutedents Les feuilles tombaient des arbres avec des creacutepitements grecircles dans lrsquoazur laveacute les eacutetoiles scintillaient et le croissant gonfleacute drsquoun pre-mier quartier de lune srsquoavivait agrave lrsquooccident Il allait arriver agrave la source dela Moraie et songeait en lui-mecircme

mdash Oui ils lrsquoont vue jadis et elle existe toujours bien sucircr mais elle secache car elle sait que les hommes ont maintenant des fusils qursquoils necraignent plus ni dieux ni diables et que sa force et son agiliteacute nrsquoauraientraison de leur adresse et de leur avarice

Ah lui ravir lrsquoescarboucle Voilagrave pourtant les lieux qursquoelle hantait jadis Elle a rocircdeacute sous ces

saules elle srsquoest mireacutee agrave ce ruisseau et elle y revient sans doute encorede temps agrave autre par les nuits sombres et les bises drsquohiver Crsquoeacutetait sonendroit favori la laquo meacutemeacute raquo mrsquoa tant dit qursquoelle preacutefeacuterait notre Moraieaux eacutetangs croupissants de Chambotte et agrave la riviegravere de Breacutemondans

MaishellipEt Jean-Claude sentit ses jambes srsquoamollir et flageoler sous luiDerriegravere le premier rideau de saules que les rayons de lune trouaient

de leurs ciseaux drsquoargent un objet eacutenorme comme un diamant fantas-tique scintillait jetant tout agrave lrsquoentour des feux blancs eacuteblouissants Et illui sembla que quelque chose avait craqueacute par derriegravere

mdash Crsquoest elle mon Dieu pensa Jean-ClaudeCinq cents megravetres agrave peine le seacuteparaient du village il les franchit en

cinq minutes et vint pousser violemment lrsquohuis du grand Baptiste chezqui les amis srsquoeacutetaient rassembleacutes pour la premiegravere veilleacutee

mdash La Vouivre cria-t-il jrsquoai vu la Vouivre Tous le fixegraverent avec des yeux ronds

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La guerre des boutons Chapitre I

Mais la foi deacutebordait des yeux de Jean-Claude il nrsquoeut pas de peineagrave les convaincre et agrave briser le leacuteger vernis drsquoincreacuteduliteacute vantarde derriegraverelequel voulaient srsquoabriter leur ignorance naiumlve et leur candeur pueacuterile

mdash Pourquoi pas apregraves tout On voit tant de choses si bizarres et plusincompreacutehensibles

Mais Jean-Claude poursuivit mdash Nous allons prendre des fusils et la cerner nous la tuerons et son

escarboucle nous fera tous riches Personne ne discuta Un recircve de lucre plana sur lrsquoassembleacuteeDeux minutes apregraves les tricots boutonneacutes les gros brodequins laceacutes

ils eacutetaient precircts agrave partir le fusil agrave la mainLe plan drsquoattaque eacutetait simpleOn allait remonter la Moraie en profitant de lrsquoabri des buissons srsquoes-

pacer agrave gauche pour lui couper la retraite sur les bois de Valrimont et serabattre en demi-cercle vers lrsquoendroit deacutesigneacute par Jean-Claude Il nrsquoy au-rait de libre que lrsquoespace deacutecouvert assez restreint du couchant par ougrave sielle voulait fuir on pourrait la tirer avec des chances de lrsquoatteindre

Narcisse le chasseur un des meilleurs fusils du canton tirerait le pre-mier

Deacutevalant la combe des preacutes les tirailleurs en grand silence srsquoeacutegaillegraverentsous le clair de lune

Sans bruit au centre Jean-Claude rampait pregraves de Narcisse ils al-laient lentement comme englueacutes dans la brume Agrave cocircteacute drsquoeux le ruisseauchantait sur les graviers eacutelevant la voix aux tournants comme pour appe-ler les petits flots retardaires quimusaient aux berges la nuit eacutetait limpideet le croissant de lune brillait clair dans lrsquoazur noirci

Agrave quarante pas de lrsquoendroit ougrave il avait vu la becircte dix minutes aupara-vant Jean-Claude serra le bras de Narcisse murmurant drsquoune voix bassecomme le souffle drsquoun mourant

mdash La vois-tu hellip Lagrave-bas derriegravere Narcisse pencha la tecircte en avant les sourcils fronceacutes les yeux fixes

sa longue barbe noire raide et comme figeacuteeCrsquoeacutetait vrai Lagrave-bas quelque chose brillait intenseacutement et cette clarteacute

mysteacuterieuse ne pouvait provenir drsquoune source naturelle de lumiegravereVers la gauche une branche craqua les autres eacutetaient proches

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La guerre des boutons Chapitre I

mdash Attention Elle va se sauver Vois ccedila remue bredouilla Jean-Claude

Le profil de bouc de Narcisse srsquoinclina sur le canon du lefaucheux agravedeux coups chargeacute de chevrotines

Une deacutetonation formidable fit tressauter la nuit et il y eut comme unbond deacutesespeacutereacute agrave cocircteacute de lrsquoescarboucle qui sembla pacirclir un peu

Au mecircme moment une rafale de coups de feu ravagea le silence lesautres tiraient aussi

mdash En avant rugit Narcisse qui avait remplaceacute sa cartouche videmdash En avant rugirent les autres en formidable eacutechoMalgreacute lrsquoenthousiasme de leurs cris pas un nrsquoapparut et Narcisse

avanccedila seul tregraves prudemment drsquoailleurs le fusil agrave lrsquoeacutepaule precirct agrave fairefeu Jean-Claude agrave trois pas derriegravere lui tremblait drsquoeacutemotion et de peur

Le vieux chasseur arriva sur le lieu du massacre Un eacuteclat de rire ho-meacuterique le secoua de la tecircte aux pieds

Agrave cocircteacute drsquoun fond de bouteille casseacute en mille morceaux et qui scintillaitagrave la lune un grand liegravevre cribleacute de plombs gisait saignant les membrescasseacutes la tecircte troueacutee les tripes hors du ventre

Rassureacutes par le rire de Narcisse les autres surgirent enfin lentementdes buissons voisins et srsquoapprochegraverent agrave leur tour

Un peu honteux de srsquoecirctre laisseacute prendre au mirage facile du recircve delucre et agrave la fascination de la leacutegende ancienne ils essayaient de srsquoexcuseralleacuteguant leur increacuteduliteacute inteacuterieure et leur passeacute de gens agrave qui on ne lafait pas

mdash Tout de mecircme trancha Narcisse on fera bien de nrsquoen rien dire lesgens des alentours se ficheraient de nous Ce qursquoil y a de mieux agrave fairecrsquoest de manger lrsquooreillard

Comme les eacutemotions de cette nocturne eacutequipeacutee avait affameacute les tra-queurs ce fut ce mecircme soir qursquoon leva le cuir du liegravevre et qursquoon le mit agrave lacasserole Jean-Claude fut condamneacute agrave fournir la sauce et agrave payer quatrelitres au lieu de deux pour apprendre agrave vouloir en conter aux camaradeset aussi pour arroser le bon marcheacute qursquoil avait fait en vendant sa geacutenisse

Et voilagrave pourquoi maintenant les gens de Beacutemont-en-Comteacute quandon leur parle de la Vouivre hochent la tecircte et clignent de lrsquooeil drsquoun airentendu et un peu narquois en vous disant

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La guerre des boutons Chapitre I

mdash La Vouivre il y a beau temps qursquoon lrsquoa tueacutee

n

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CHAPITRE II

La traque aux nids

Y avait Michaud y avait LangloisY avait LandouillardhellipComme dans la chanson nous eacutetions sept crsquoest-agrave-dire non ne dra-

matisons rien et restons sincegravere nous nrsquoeacutetions que six Lebrac CamusGambette Tintin Grangibus et La Crique

Veacuteteacuterans chevronneacutes de la guerre des boutons grands maraudeurs depommes et abatteurs de noix tous garnements de dix agrave douze ans nousavions ce printemps-lagrave reformeacute notre association de bandits grimpeurspillards aeacuteriens et deacutetrousseurs de nids Pour le partage ainsi qursquoon leverra nous eacutetions toujours un de trop sinon deux pour la besogne lacriminelle besogne nous eacutetions de trop tous les six

Ce nrsquoeacutetait point pourtant aux petits oiseaux que nous en voulionssauf Camus qui avait conserveacute un goucirct tregraves vif pour les bouvreuils preacutedi-lection qui lui avait drsquoailleurs valu son nom un bouvreuil lagrave-bas srsquoappe-lant un camus Donc les pinsons chardonnerets linots serins fauvettes

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La guerre des boutons Chapitre II

et meacutesanges pouvaient bacirctir en paix pondre couver et faire eacuteclore sanshacircte avec nous crsquoeacutetait dans le grand que nous donnions et par les boisque se perpeacutetraient nos rapts et nos meurtres

Nous traquions les jeunes merles pour leur apprendre agrave siffler lesgeais pour leur apprendre agrave parler les corbeaux pour leur apprendre agrave sesaouler les pies pour leur apprendre agrave chaparder et les grives pour rienpour lrsquoeacutegaliteacute devant le malheur sans doute

Or la tactique et les regravegles de notre association eacutetaient les suivantes Nous entrions en forecirct agrave un endroit deacutetermineacute et agrave nous six nous

battions en tous sens un espace donneacute habituellement le grand rectanglecompris entre une trancheacutee sommiegravere et deux trancheacutees transversalesplus ou moins selon le bois et le temps dont nous disposions

Degraves que lrsquoun des traqueurs apercevait un nid il lrsquoannonccedilait aux autresen criant de tous ses poumons Preu Immeacutediatement on entendait seu puis trois quatrsquo cinq et enfin comme un grognement grave der

Ces diverses exclamations affirmaient que le preu ou premier celuiqui avait trouveacute le nid avait le droit de choisir parmi les oisillons celuiqui lui semblerait le plus beau le seu ou second venait immeacutediatementapregraves puis le troisiegraveme et ainsi de suite

Comme il eacutetait assez rare que le nid conticircnt plus de cinq petits le derou dernier laquo se bombait raquo geacuteneacuteralement Selon les lois de lrsquoexpeacuterience etdrsquoune sage approximation les trois premiers eacutetaient sucircrs le quatriegravemeavait de fortes chances et pouvait espeacuterer quant au cinquiegraveme ses espeacute-rances se trouvaient consideacuterablement amoindries On pouvait drsquoailleurseacutechanger son numeacutero comme on vend un billet de loterie et quand touseacutetaient reacuteunis au pied de lrsquoarbre avant la monteacutee on troquait on mar-chandait on vendait

mdash Je te passe ma place contre la tienne proposait habituellement lequatre au cinq

mdash Allez mdash Seulement tu me donneras quatrsquo billes et une agate mdash Quatre billes et une agate ben mon cochon trsquoen as du culot jrsquote

donne deux billes et une blanche voilagrave Jrsquosais pas ce qursquoy a dans crsquonid on nrsquoa pas seulement vu la megravere Srsquoil eacutetait coucouteacute

mdash Ou srsquoil est parti appuyait un copain

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La guerre des boutons Chapitre II

mdash Voui mais srsquoil y a quatre beaux petits bien drus qui crsquoest qui serale chellip srsquoil nrsquoa pas fait le marcheacute

mdash Et srsquoil nrsquoy en a que trois mdash Veux-tu pour quatrsquo billes mdash Non deux mdash Eh bien garde ton numeacutero cinq et tu te taperas tu nrsquoes rien qursquoun

rapia mdash Crsquoest toi que tu nrsquoen es qursquoun et puisque crsquoest comme ccedila je voudrais

que lrsquonid soille plein de mhellip mdash Salaud Les discussions nrsquoallaient geacuteneacuteralement pas plus loin une fois les

combinaisons faites les marcheacutes consacreacutes en tapant dans la main celuidont le tour eacutetait venu laquo montait le nid raquo et annonccedilait Srsquoil eacutetait precirct onle prenait srsquoil ne lrsquoeacutetait pas on attendait mais il nrsquoy avait plus agrave revenirsur ce qui avait eacuteteacute reacutegleacute

On ne sut jamais ce que Lebrac faisait de ses oiseaux Gambette etCamus les revendaient agrave des amateurs La Crique agrave qui son pegravere avaitformellement interdit ce genre de chasse et Tintin qui eacutetait dans le mecircmecas troquaient reacuteguliegraverement leurs parts de prise avec Grangibus qui aumoulin ougrave il avait en abondance des graines et des farines ainsi que descages se livrait avec rage agrave lrsquoeacutelevage de ses captifs

Pourtant Grangibus nrsquoavait pas de veine beaucoup de ses oisillonspriveacutes des soins maternels peacuterissaient un corbeau deacutejagrave dresseacute et com-ment (il buvait du vin) avait jugeacute bon neacuteanmoins de renoncer aux bien-faits de la civilisation et de reprendre la cleacute des bois une pie malgreacute sesailes agrave demi-rogneacutees avait agi de mecircme un merle qui sifflait la Mar-seillaise laquo Aux armes citoyens raquo eacutetait mort sans doute drsquoune fiegravevrepatriotique enfin un geai qui donnait les plus belles espeacuterances ndash laquo ilbouffait mon ami comme un cochon raquo ndash bouffa si bien qursquoun jour ilavala avec la bouillie de maiumls que lui tendait Grangibus la petite paletteen bois qui lui servait de fourchette et srsquoeacutetrangla comme de juste

Ces accidents ne deacutesespeacuteraient point lrsquoeacuteleveur qui avec de nouveauxsujets faisait de nouveaux essais et mettait au jour le jour les camaradesau courant des progregraves reacutealiseacutes par ses pensionnaires

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La guerre des boutons Chapitre II

Ses reacutecits eacuteblouirent Tintin qui se reacutesolut malgreacute le veto familial agravedresser lui aussi merles et geais

Il eut moins de veine encore que GrangibusLe premier soir comme il se ramenait agrave la maison avec deux geais et

un merle son pegravere lui tomba dessus et pour lui apprendre lrsquoobeacuteissance etle respect des nids lrsquoobligea agrave tordre le cou agrave ses malheureuses victimesqui tournaient deacutejagrave de lrsquooeil agrave les plumer agrave les vider agrave les barder de lardagrave les cuire lui-mecircme et agrave les manger pour son souper

Drsquoeacutecoeurement de deacutegoucirct et drsquoingestion Tintin vomit tripes et boyauxet faillit en crever pendant la nuit

Le lendemain il deacuteclara qursquoil quittait lrsquoassociationCamus le suivit bientocirct et elle fut deacutefinitivement dissoute voici dans

quelles meacutemorables circonstances Agrave une heure moins cinq minutes un beau jour Lebrac deacutecouvrit sur

un peuplier au bord drsquoune source un nid de pies et cria preu Camusarriva bon dernier

Depuis longtemps pourtant il deacutesirait une agace Crsquoeacutetait le temps ougravecelle de Grangibus commenccedilait agrave chiper les petites cuillers

Compter sur un cinquiegraveme oisillon eacutetait hasardeux Lrsquoheure de laclasse arrivant on deacutecida que le nid ne serait monteacute qursquoagrave quatre heureset lrsquoont vint agrave lrsquoeacutecole

Camus de mecircme que Trochu avait son planPersonne ne le remarqua lorsque au nom de sa megravere et pour on ne

sait quelle fabuleuse commission il demanda au maicirctre la permission desortir agrave quatre heures moins un quart et le moment venu il reacuteussit agravesrsquoeacuteclipser sans ecirctre vu

Quand la sortie srsquoeffectua les camarades furent bien eacutetonneacutes de ne pasle voir La Crique pris drsquoun soupccedilon communiqua son ideacutee aux associeacuteset tous craignant drsquoavoir eacuteteacute rouleacutes par le gaillard filegraverent ventre agrave terredans la direction du peuplier ougrave eacutetait le nid

Ils arrivegraverentCamus au pied de lrsquoarbre gisait coucheacute sur le dos tout pacircle les yeux

clos Nul doute qursquoil nrsquoeacutetait monteacute agrave lrsquoarbre et avait deacutegringoleacute Drsquooiseauxil nrsquoen avait point entre sa chemise et sa peau dans laquo ses estomacs raquocomme on disait mais le nid vide eacutetait agrave cocircteacute de lui et au fond de sa poche

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La guerre des boutons Chapitre II

un oeuf drsquoagace pourri casseacute qui poissait la doublure et empestaitmdash Bon Dieu il est peut-ecirctre tueacute La Crique tacircta le coeur qui battait encore lentementmdash Non affirma-t-ilOn se mit agrave frictionner vigoureusement le blesseacute on lui versa de lrsquoeau

froide sur la figure et Gambette ayant gardeacute dans son bissac un peu de vinqui lui restait de son deacutejeuner approcha le goulot de sa petite bouteilledes legravevres de Camus qui ouvrit enfin les yeux

Drsquoun oeil ahuri il regarda les copains puis se souvint sans doute portales mains agrave son derriegravere qui lui cuisait et se tacircta les cocirctes en faisant lagrimace

mdash Ben mhellip affirma-t-il en guise de remerciement jrsquoy irai pus auxnids

Voyant qursquoil en eacutetait quitte pour la peur les quatre associeacutes qursquoil avaitvoulu flouer lrsquoattrapegraverent veacuteheacutementement

mdash Ccedila trsquoapprendra bougre de cochon mdash Crsquoest bien fait tu lrsquoas pas voleacute mdash Tu recommenceras sale barboteur mdash Crsquoest le bon Dieu qui trsquoa puni Devant ce deacutebordement drsquoinjures Camus malgreacute son ahurissement

eacuteprouva tout de mecircme le besoin de se rebiffer et tout en se frottant lesfesses il cracircna menaccedilant et blaspheacutematoire

mdash Si que la branche aurait eacuteteacute solide je mrsquoen foutrerais pas mal devotrsquo bon Dieu

n

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Table des matiegraveres

I La guerre 11

I La deacuteclaration de guerre 12

II Tension diplomatique 21

III Une grande journeacutee 29

IV Premier revers 38

V Les conseacutequences drsquoun deacutesastre 46

VI Plan de campagne 54

VII Nouvelles batailles 62

VIII Justes repreacutesailles 73

254

La guerre des boutons Chapitre II

II De lrsquoargent 86

I Le treacutesor de guerre 87

II Faulte drsquoargent crsquoest doleur non pareille 95

III La comptabiliteacute de Tintin 102

IV Le retour des victoires 110

V Au poteau drsquoexeacutecution 117

VI Cruelle eacutenigme 123

VII Les malheurs drsquoun treacutesorier 132

VIII Autres combinaisons 143

III La cabane 150

I La construction de la cabane 151

II Les grands jours de Longeverne 161

III Le festin dans la forecirct 170

IV Reacutecits des temps heacuteroiumlques 183

V erelles intestines 193

VI Lrsquohonneur et la culotte de Tintin 201

VII Le treacutesor pilleacute 209

VIII Le traicirctre chacirctieacute 218

255

La guerre des boutons Chapitre II

IX Tragiques rentreacutees 226

X Derniegraveres paroles 233

IV Annexe 242

I Lrsquoassassinat de la Vouivre 244

II La traque aux nids 249

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Une eacutedition

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  • I La guerre
    • La deacuteclaration de guerre
    • Tension diplomatique
    • Une grande journeacutee
    • Premier revers
    • Les conseacutequences dun deacutesastre
    • Plan de campagne
    • Nouvelles batailles
    • Justes repreacutesailles
      • II De largent
        • Le treacutesor de guerre
        • Faulte dargent cest doleur non pareille
        • La comptabiliteacute de Tintin
        • Le retour des victoires
        • Au poteau dexeacutecution
        • Cruelle eacutenigme
        • Les malheurs dun treacutesorier
        • Autres combinaisons
          • III La cabane
            • La construction de la cabane
            • Les grands jours de Longeverne
            • Le festin dans la forecirct
            • Reacutecits des temps heacuteroiumlques
            • Querelles intestines
            • Lhonneur et la culotte de Tintin
            • Le treacutesor pilleacute
            • Le traicirctre chacirctieacute
            • Tragiques rentreacutees
            • Derniegraveres paroles
              • IV Annexe
                • Lassassinat de la Vouivre
                • La traque aux nids
Page 4: La guerre des boutons - Bibebook...La guerre des boutons Chapitre les bêtes ou sont nuisibles. Bref, Pergaud n’avait rien d’un maître d’école. On le voyait plutôt le fusil

Credits

Sources mdash Bibliothegraveque Eacutelectronique duQueacutebec

Ont contribueacute agrave cette eacutedition mdash Association de Promotion de lrsquoEcriture et de la

Lecture

Fontes mdash Philipp H Pollmdash Christian Sprembergmdash Manfred Klein

LicenceLe texte suivant est une œuvre du domaine public eacutediteacutesous la licence Creatives Commons BY-SA

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Cette œuvre est publieacutee sous la licence CC-BY-SA ce quisignifie que vous pouvez leacutegalement la copier la redis-tribuer lrsquoenvoyer agrave vos amis Vous ecirctes drsquoailleurs encou-rageacute agrave le faire

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PreacutefacePergaud-le-Rustique

Q L P arrivait chezmoi le dimanche jrsquoavais lrsquoim-pression que lrsquoon ouvrait une fenecirctrehellip Lrsquoair entrait avec luiun air salubre et vif qui sentait la terre et les feuilles lrsquoherbe

mouilleacutee et les sapins Il avait beau ecirctre vecirctu comme vous et moi il mrsquoap-paraissait en costume de chasse et son chien Miraut lrsquoattendait en bas Ilapportait son pays la Franche-Comteacute agrave la semelle de ses gros souliers Ilavait le parler rude le regard franc la poigneacutee de main cordiale Il deacutetes-tait le mensonge les deacutetours et les manigances Il appelait par leur nomles gens et les choses Il savait haiumlrhellip mais comme il aimait

Je fis sa connaissance gracircce agrave Mlle Louise Read la Deacutevoueacutee par ex-cellence que son coeur nrsquoeacutegara jamais puisqursquoil la conduisit chez BarbeydrsquoAurevilly chez J-K Huysmans et chez Franccedilois Coppeacutee entre autres

Louis Pergaud qui venait de publier De Goupil agrave Margot eacutetait encoreagrave cette eacutepoque instituteur enfin laquo lrsquohomme en proie aux enfants raquo Il avaitceci de commun avec Louise Michel qursquoil aimait mieux les becirctes que lesgosses Jrsquoai cru longtemps qursquoil nrsquoavait pas raison je crois agrave preacutesent qursquoilnrsquoavait pas tout agrave fait tort Les gosses sont souvent plus dangereux que

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La guerre des boutons Chapitre

les becirctes ou sont nuisiblesBref Pergaud nrsquoavait rien drsquoun maicirctre drsquoeacutecole On le voyait plutocirct le

fusil de chasse que la feacuterule de classe agrave la mainLe Prix Goncourt en 1910 lrsquoeacutemancipa Avec quelle joie naiumlve il le

reccedilut Une dame de Vie Heureuse manifesta son raffinement de lettreacuteema chegravere en disant que le livre du petit instituteur primaire eacutetait eacutecritavec un manche de pioche Justement Ce manche de pioche nous avaitseacuteduit parmi les plumes drsquooie Quoi De la paille et de la terre humidequi restent au fer de la pioche valent bien le cheveu au bec de la plume

Il srsquoagissait pour le petit employeacute agrave la Preacutefecture de la Seine deconqueacuterir une seconde fois son indeacutependance Car il nrsquoavait qursquoun moisde congeacute par anhellip et crsquoest peu pour un conteur rustique Pendant onzemois il rongeait son frein Il avait bien emporteacute sa pioche agrave eacutecrire maisla bonne terre natale et tout ce qui lrsquoanime lui manquaient pour travaillerallegravegrement Chaque anneacutee au retour des vacances il vidait son carnieren retirait successivement La Revanche du Corbeau La Guerre des bou-tons Miraut chien de chassehellip Il faisait ainsi durer le plaisir longtemps leplaisir de prolonger par la penseacutee lrsquoexistence drsquoun mois au grand air Ilaspirait au succegraves beaucoup moins par esprit de lucre que pour reacutealiser lerecircve de vivre la plupart du temps agrave la campagne de son meacutetier

Il nrsquoeacutetait pas somme toute le plus agrave plaindre il songeait agrave son amiLeacuteon Deubel Franc-Comtois comme lui au poegravete mort jeune de misegravereet drsquoeacutepuisementhellip Mais lrsquohomme drsquoaction reacuteveille agrave chaque instant lessongeurs de cette forte espegravece et Louis Pergaud ne srsquoattendrissait sur lecamarade disparu que pour reacuteunir son oeuvre disperseacutee et la publier

Pergaud chien de chasse lui-mecircme suivait par la plaine et par leshalliers les traces de la perdrix grise aux plumes qursquoelle y avait laisseacutees

Si la guerre en surprit un vous pouvez dire que ce fut celui-lagraveLe 2 aoucirct il mrsquoeacutecrivait laquo Demain lundi je pars pour Verdun et je viens vous dire au revoirVous savez si je hais la guerre mais vraiment nous ne sommes pas

les agresseurs et nous devons nous deacutefendreCrsquoest dans cet esprit que je rejoins mon corps Paris a eacuteteacute digne et

grave Hier soir je voyais des femmes et des gosses accompagnant le mariqui allait partirhellip et jrsquoeacutetais saisi de rage contre les miseacuterables qui ont preacute-

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La guerre des boutons Chapitre

pareacute et voulu lrsquoimmonde boucherie qui se preacutepareTant pis pour eux si le sort nous est favorable Je vous embrasseLouis PergaudSergent 29 Compagnie du 166 drsquoInfanterie raquo

Je courus chez Pergaud rue Marguerinhellip Il venait de partir Je ne lrsquoaipas revu

Je ne lrsquoai pas revu mais il me donnait souvent de ses nouvelles ilmrsquoen donnait encore lorsqursquoil nrsquoavait plus que quelques jours agrave vivre etqursquoil se savait condamneacutehellip

Il avait lrsquoesprit de corps ce mobiliseacute antimilitariste Il mrsquoeacutecrivait le 13mars 1915

laquo Notre 166ᵉ est un reacutegiment des plus solides et des plus vaillants ccedila eacuteteacute un des piliers de la deacutefense de Verdun On y trouve pas mal deParisiens des gens de la Meuse et de Meurthe-et-Moselle et beaucoup demineurs du Nord et du Pas-de-Calais Ce sont de vrais poilus qui ont dumordant de lrsquoentrain et de lrsquoesprit parfois souvent mecircme raquo

Il me citait leurs mots les plaisanteries grasses dont lrsquoauteur de LaGuerre des boutons srsquoamusait

Il avait un bon colonel pegravere drsquoun jeune confregravere qui deacutebutait dans lapresse Drsquoautres chefs lui teacutemoignaient leur estime parmi lesquels M deMoro-Giafferi

Je lui avais demandeacute de me deacutesigner les hommes de sa compagnie la2ᵉ qui ne recevaient aucun colis Il mrsquoenvoya les noms drsquoune quinzainedrsquoentre euxhellip et huit jours avant sa mort au lendemain de deux attaquesmeurtriegraveres il me rassurait sur leur compte

Crsquoeacutetait aumois demars 1915 il venait drsquoecirctre nommeacute sous-lieutenanthellipet deacutejagrave quelques-unes de ses illusions srsquoeacutetaient dissipeacutees mais sans amoin-drir sensiblement comme on va le voir son bloc moral

laquo Vous savez avec quelle ardeur je suis parti me disait-il dans une deses lettres Pacifiste et antimilitariste je ne voulais pas plus de la bottedu Kaiser que de nrsquoimporte quelle botte eacuteperonneacutee pour mon pays jedeacutefendais ce vieil esprit pour lequel il me semble avoir deacutejagrave combattupar la plume Jrsquoeacutetais disposeacute agrave oublier tout agrave passer sur tout persuadeacute

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La guerre des boutons Chapitre

que dans le danger tout se fondraithellip Je me battrai certes avec la mecircmeeacutenergie qursquoauparavant mais si jrsquoai le bonheur drsquoen revenir ce sera jecrois plus antimilitariste encore qursquoavant mon deacutepart

Crsquoest dans la souffrance dans la promiscuiteacute douloureuse que lrsquoondeacutecouvre bien les bas-fonds de lrsquoacircme humaine avec ses recoins de crasseet drsquoeacutegoiumlsme et jrsquoai pu jeter la sonde dans bien des coeurs Mon Dieu ily a du bon eacutevidemment et rien nrsquoest deacutesespeacutereacute mais les hauts commeles bas ont leurs saleteacutes Que doit ecirctre lrsquoAllemagne militariste Quel gi-gantesque fumier quelle pourriture morale hellip Allons-y jusqursquoau bout etjetons bas tout ccedila Je crois vraiment que crsquoest lrsquooeuvre de 93 que nouscontinuons Dommage qursquoil ne suffise pas drsquoavoir du coeur au ventre pourtriompher raquo

Il eacutecrivait cela au crayon sur ses genoux dans la cloaque des tran-cheacutees Et le crayon faisait ce qursquoil pouvait pour grincer comme une plumeen traccedilant encore ceci

laquo Je voudrais que les salauds qui parlent du confort des trancheacutees etqui donnent aux patriotes en chambre des photos truqueacutees de trancheacuteesdrsquoopeacutera-comique fussent obligeacutes de passer vingt-quatre heures devantMarcheacuteville dans lesmarais de laWoeumlvre que nous occupons La trancheacuteeest un ruisseau avec quelques icirclots ougrave lrsquoon srsquoagrippe en naufrageacutes Cesicirclots sont de la boue sur laquelle on pose des claies qui srsquoenfoncent peu agravepeu Pour eacutetablir des abris il faut exhausser le plancher si jrsquoose dire et lrsquoondoit rester plieacute en deux lagrave-dessous trop heureux encore qursquoil y ait de laplace Malgreacute cela pas de graves maladies Les hommes degraves qursquoils voientun quart de vin et quelques brins de paille segraveche reprennent courage etbonne humeur raquo

Nous rapprochons de la fin ndash pour PergaudLa lettre suivante est dateacutee du 22 mars 1915 laquo Je viens de vivre quelques journeacutees inoubliables Le 19 on nous a

lanceacutes agrave lrsquoassaut de trancheacutees boches formidablement retrancheacutees sur les-quelles lrsquoartillerie malgreacute une laquo bouzillade raquo furieuse nrsquoavait aucun effetJrsquoai vu tomber agrave mes cocircteacutes quantiteacute de braves dont le sacrifice heacuteroiumlquemeacuteritait mieux que ccedila Au demeurant crsquoeacutetait une opeacuteration stupide agrave tousles points de vuehellip mais il fallait sans doute une troisiegraveme eacutetoile au chellipsinistre qui commande la division de marche et qui a nom Bhellip de Mhellip

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La guerre des boutons Chapitre

Je vous donne lagrave lrsquoopinion de tout le reacutegiment qui sans rien dire a obeacuteicomme il devait se faisant hacher par les mitrailleuses et les marmitesComme ai-je pu passer au travers Je lrsquoignore mais je nrsquooublierai jamaisce champ de bataille tragique les morts les blesseacutes les mares de sang lesfragments de cervelle les plaintes la nuit noire illumineacutee de fuseacutees et le75 achevant nos blesseacutes accrocheacutes aux fils de fer qui nous seacuteparent deslignes ennemies Ccedila va recommencer demainhellip mais on ne passera quesur nos cadavres je suis aussi sucircr de mes poilus que de moi-mecircme raquo

Agrave sa femme Pergaud eacutecrivait agrave la mecircme date la mecircme chose laquo 19 mars ndash Nous recherchons nos blesseacutes On est en admiration de-

vant noushellip Nrsquoempecircche qursquoil y a 111 morts 15 blesseacutes et autant de dis-parus Et pourquoi Pour que le chellip sinistre qui a nom B de M ait satroisiegraveme eacutetoile La prise de Marcheacuteville ne signifie rien rien Il est idiotde songer agrave prendre un village et des trancheacutees aussi puissamment retran-cheacutes avec des effectifs aussi reacuteduits que les nocirctres nos poilus fussent-ilsdes lions Ce soir la premiegravere compagnie seule doit recommencer lrsquoopeacute-ration Crsquoest ridicule et odieux Et le 75 nous tape dessus achevant nosblesseacutes

20 mars ndash Nous mangeons un peu et nous nous couchons On parlede la folie dangereuse de B de M et des camarades morts

21 mars ndash Conversation avec les capitaines Lhellip Vhellip et Phellip Le soir onse reacuteunit pour chasser le cafard et on plaisante les creacutetins de la Divisionde marche qui vous envoient agrave la mort et qui se terrent eux au moindredanger raquo

Le drame est-il assez saisissant dans la nuit lugubre sous ce cieldrsquoencre que perce la troisiegraveme eacutetoile hellip Que dites-vous de ce B de Mqui doit absolument faire quelque chose pour appeler lrsquoattention sur lui Qursquoagrave cela ne tienne Il nrsquoa pas comme Napoleacuteon cent mille hommes derente mais il jouit tout de mecircme drsquoune certaine aisance avec une com-pagnie agrave deacutepenser par jour Pourquoi se gecircnerait-il du moment que desillumineacutes comme Pergaud srsquoimaginent continuer 93 hellip

La derniegravere lettre que je reccedilus de Pergaud est du 3 avrillaquo La vieille vie disait-il a repris jusqursquoagravehellip peut-ecirctre la semaine pro-

chainehellip Je devine autour de notre secteur une activiteacute formidable et desmouvements de troupes rassurants Mais quelles visions de notre dernier

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La guerre des boutons Chapitre

engagement Un de nos meacutedecins auxiliaires en plein jour et proteacutegeacute parson seul brassard est alleacute ramasser nos blesseacutes jusque devant les tran-cheacutees ennemies agrave six pas des Bocheshellip qui nrsquoont pas tireacute Vous dire notreeacutemotion agrave noushellipQue de fois nrsquoont-ils pas fusilleacute agrave bout portant nos ma-jors et nos brancardiershellip Aussi de la journeacutee plus une seule cartouchenrsquoa eacuteteacute tireacutee drsquoun cocircteacute comme de lrsquoautrehellip raquo

Crsquoeacutetait trop beau pour durer Quatre jours apregraves le 7 avril agrave 8 heuresdu soir lrsquoordre arrivait de partir immeacutediatement pour Fresnes-en-Woeumlvrepar une pluie battante Agrave Fresnes la compagnie rassembleacutee au pied de lastatue du geacuteneacuteral Margueritte recevait lrsquoordre drsquoattaquer la cocircte 233 agrave 2heures du matin Et lrsquoon se re-remettait en marche agrave travers des maraisavec de lrsquoeau jusqursquoaux genoux

Agrave 2 heures exactement Pergaud et les hommes de sa section la pre-miegravere sortaient de la trancheacutee de deacutepart La deuxiegraveme section eacutetait com-mandeacutee par le sergent Louis Desprez qui a raconteacute ainsi lrsquoaffaire

laquo Il faisait une nuit tregraves noireQuand les assaillants arrivegraverent agrave proxi-miteacute du reacuteseau la fusillade commenccedila agrave creacutepiter Sous les balles nousentraicircnacircmes nos hommes jusqursquoaux fils de fer Mais lagrave ils trouvegraverent lereacuteseau intact impossible de passer Trempeacutes par la pluie ils avaient perdula direction et obliqueacute hors du secteur preacutepareacute par le geacutenie Les hommes etleurs chefs tentegraverent de se frayer un chemin quandmecircme agrave travers lrsquoentre-croissement barbeleacute mais ils offraient une cible trop facile et ils finirentpar prendre le parti de se coucher et drsquoattendre Aux premiegraveres lueurs dujour ils reccedilurent lrsquoordre de se replier Le sergent Desprez fut frappeacute drsquouneballe au moment ougrave il rassemblait ce qui lui restait de sa section Les deacute-bris de celle de Pergaud rentregraverent seuls notre brave ami avait disparuOn croit qursquoil a voulu traverser le reacuteseau et qursquoil a eacuteteacute fait prisonnier dansla trancheacutee ennemie Il se trouvait au moment de lrsquoattaque agrave trente-cinqmegravetres du pont Saint-Pierre agrave droite en allant de Marcheacuteville agrave Saulx raquo

Ces deacutetails me sont confirmeacutes par M Raveton lrsquoavoueacute parisien quieacutetait au 166ᵉ avec Pergaud depuis le deacutebut de la guerre et qui prit part agravelrsquoattaque du 8 avril

laquo Apregraves avoir franchi deux rangs de fils de fer dans lesquels lrsquoartillerieavait fait des bregraveches nous nous sommes trouveacutes en face drsquoun troisiegravemerang de fils que lrsquoartillerie avait laisseacute intacts agrave quelquesmegravetres de la tran-

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La guerre des boutons Chapitre

cheacutee Lrsquoalarme a eacuteteacute rapidement donneacutee chez les Bocheshellip Aussitocirct un feudrsquoartifice nous eacuteclairait comme au 14 juillet et une fusillade nourrie nousdeacutemolissait Crsquoeacutetait fini il nrsquoy avait plus moyen de rien faire Ordre aeacuteteacute donneacute de se replier Au petit jour la fusillade ayant un peu diminueacutelrsquoordre put ecirctre exeacutecuteacute mais nous laissions beaucoup de monde sur leterrain beaucoup de blesseacutes notamment qui furent faits prisonniers Jrsquoaieu des nouvelles drsquoun de mes camarades qui est mort en captiviteacute Je nrsquoenai jamais eu de Pergaud Il est tombeacute des hommes lrsquoont vu et pensaientqursquoil eacutetait blesseacute au pied Il commandait agrave ce moment-lagrave En avant hellip agravesa section Cette attaque se passait sous la pluie une pluie qui ne discon-tinuait pas depuis huit jours et le terrain eacutetait un vrai mareacutecage ougrave lrsquoonenfonccedilait jusqursquoagrave la ceinture raquo

On a chercheacute partout Pergaudhellip et nrsquoest-ce pas le chercher encoreque drsquoeacutecrire sur lui Et agrave force de le chercher ne finira-t-on pas par leretrouver tout entier dans ses livres qursquoon relira dans sa correspondanceagrave publier dans lrsquoamitieacute qui se souvient de son commerce avec lui

Tout entier Non Agrave moitieacute seulement Pauvre cher Pergaud Je nereverrai plus le dimanche dans lrsquoencadrement de la porte son visagemacircle et pacircle ses yeux noirs sa maigre moustache la megraveche rebelle quibalayait son beau front sa main tendue lrsquoeacutelan de sa personne et de soncoeur

On peut toujours pousser la portehellip mais la fenecirctre fermeacutee il ne lrsquoou-vrira plus en entrant

Lucien Descaves

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La guerre des boutons

Agrave mon ami Edmond Rocher

Cy nrsquoentrez pas hypocrites bigotzVieulx matagots marmiteux borsouflezhellip

Franccedilois Rabelais

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Preacuteface

T rsquo agrave lire Rabelais ce grand et vrai geacutenie franccedilaisaccueillera je crois avec plaisir ce livre qui malgreacute son titrene srsquoadresse ni aux petits enfants ni aux jeunes pucelles

Foin des pudeurs (toutes verbales) drsquoun temps chacirctreacute qui sous leurhypocrite manteau ne fleurent trop souvent que la neacutevrose et le poison Et foin aussi des purs latins je suis un Celte

Crsquoest pourquoi jrsquoai voulu faire un livre sain qui fucirct agrave la fois gauloiseacutepique et rabelaisien un livre ougrave coulacirct la segraveve la vie lrsquoenthousiasme etce rire ce grand rire joyeux qui devait secouer les tripes de nos pegraveres beuveurs tregraves illustres ou goutteux tregraves preacutecieux

Aussi nrsquoai-je point craint lrsquoexpression crue agrave condition qursquoelle fucirct sa-voureuse ni le geste leste pourvu qursquoil fucirct eacutepique

Jrsquoai voulu restituer un instant de ma vie drsquoenfant de notre vie enthou-siaste et brutale de vigoureux sauvageons dans ce qursquoelle eut de franc etdrsquoheacuteroiumlque crsquoest-agrave-dire libeacutereacutee des hypocrisies de la famille et de lrsquoeacutecole

On conccediloit qursquoil eucirct eacuteteacute impossible pour un tel sujet de srsquoen tenir auseul vocabulaire de Racine

Le souci de la sinceacuteriteacute serait mon preacutetexte si je voulais me faire par-donner les mots hardis et les expressions violemment coloreacutees de mes

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La guerre des boutons Chapitre

heacuteros Mais personne nrsquoest obligeacute de me lire Et apregraves cette preacuteface etlrsquoeacutepigraphe de Rabelais adornant la couverture je ne reconnais agrave nul caiuml-man laiumlque ou religieux en mal de morales plus ou moins deacutegoucirctantesle droit de se plaindre

Au demeurant et crsquoest ma meilleure excuse jrsquoai conccedilu ce livre dansla joie je lrsquoai eacutecrit avec volupteacute il a amuseacute quelques amis et fait rire moneacutediteur sup1 jrsquoai le droit drsquoespeacuterer qursquoil plaira aux laquo hommes de bonne vo-lonteacute raquo selon lrsquoeacutevangile de Jeacutesus et pour ce qui est du reste comme ditLebrac un de mes heacuteros je mrsquoen fous

L P

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1 Ceci par anticipation

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Premiegravere partie

La guerre

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CHAPITRE I

La deacuteclaration de guerre

Quant agrave la guerrehellip il est plaisant agrave consideacuterer par combien devaines occasions elle est agiteacutee et par combien leacutegiegraveresoccasions eacuteteinte toute lrsquoAsie se perdit et se consomma enguerre pour le maquerelage de Paris

Montaigne (Livre second ch XII)

mdash Attends-moi Grangibus heacutela Boulot ses livres et ses cahiers sousle bras

mdash Grouille-toi alors jrsquoai pas le temps de cotainer sup1 moi mdash Y a du neuf mdash Ccedila se pourrait mdashQuoi mdash Viens toujours

1 Cotainer signifie muser et bavarder inutilement ndash se dit surtout en parlant des com-megraveres

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La guerre des boutons Chapitre I

Et Boulot ayant rejoint les deux Gibus ses camarades de classe toustrois continuegraverent agrave marcher cocircte agrave cocircte dans la direction de la maisoncommune

Crsquoeacutetait un matin drsquooctobre Un ciel tourmenteacute de gros nuages gris li-mitait lrsquohorizon aux collines prochaines et rendait la campagne meacutelanco-lique Les pruniers eacutetaient nus les pommiers eacutetaient jaunes les feuilles denoyer tombaient en une sorte de vol planeacute large et lent drsquoabord qui srsquoac-centuait drsquoun seul coup comme un plongeon drsquoeacutepervier degraves que lrsquoangle dechute devenait moins obtus Lrsquoair eacutetait humide et tiegravede Des ondes de ventcouraient par intervalles Le ronflement monotone des batteuses donnaitsa note sourde qui se prolongeait de temps agrave autre quand la gerbe eacutetaitdeacutevoreacutee en une plainte lugubre comme un sanglot deacutesespeacutereacute drsquoagonie ouun vagissement douloureux

Lrsquoeacuteteacute venait de finir et lrsquoautomne naissaitIl pouvait ecirctre huit heures du matin Le soleil rocircdait triste derriegravere

les nues et de lrsquoangoisse une angoisse impreacutecise et vague pesait sur levillage et sur la campagne

Les travaux des champs eacutetaient acheveacutes et un agrave un ou par petitsgroupes depuis deux ou trois semaines on voyait revenir agrave lrsquoeacutecole lespetits bergers agrave la peau tanneacutee bronzeacutee de soleil aux cheveux drus cou-peacutes ras agrave la tondeuse (la mecircme qui servait pour les boeufs) aux pantalonsde droguet ou de moulineacute rapieacuteceacutes surchargeacutes de laquo pattins raquo aux genouxet au fond mais propres aux blouses de grisette neuves raides qui endeacuteteignant leur faisaient les premiers jours les mains noires comme despattes de crapauds disaient-ils

Ce jour-lagrave ils traicircnaient le long des chemins et leurs pas semblaientalourdis de toute la meacutelancolie du temps de la saison et du paysage

Quelques-uns cependant les grands eacutetaient deacutejagrave dans la cour delrsquoeacutecole et discutaient avec animation Le pegravere Simon le maicirctre sa calotteen arriegravere et ses lunettes sur le front dominant les yeux eacutetait installeacute de-vant la porte qui donnait sur la rue Il surveillait lrsquoentreacutee gourmandait lestraicircnards et au fur et agrave mesure de leur arriveacutee les petits garccedilons sou-levant leur casquette passaient devant lui traversaient le couloir et sereacutepandaient dans la cour

Les deux Gibus du Vernois et Boulot qui les avait rejoints en cours de

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La guerre des boutons Chapitre I

route nrsquoavaient pas lrsquoair drsquoecirctre impreacutegneacutes de cette meacutelancolie douce quirendait traicircnassants les pas de leurs camarades

Ils avaient au moins cinq minutes drsquoavance sur les autres jours et lepegravere Simon en les voyant arriver tira preacutecipitamment sa montre qursquoilporta ensuite agrave son oreille pour srsquoassurer qursquoelle marchait bien et qursquoilnrsquoavait point laisseacute passer lrsquoheure reacuteglementaire

Les trois compaings entregraverent vite lrsquoair preacuteoccupeacute et immeacutediatementgagnegraverent derriegravere les cabinets le carreacute en retrait abriteacute par la maison dupegravere Gugu (Auguste) le voisin ougrave ils retrouvegraverent la plupart des grandsqui les y avaient preacuteceacutedeacutes

Il y avait lagrave Lebrac le chef qursquoon appelait encore le grand Braque sonpremier lieutenant Camu ou Camus le fin grimpeur ainsi nommeacute parceqursquoil nrsquoavait pas son pareil pour deacutenicher les bouvreuils et que lagrave-bas lesbouvreuils srsquoappellent des camus il y avait Gambette de sur la Cocircte dontle pegravere reacutepublicain de vieille souche fils lui-mecircme de quarante-huitardavait deacutefendu Gambetta aux heures peacutenibles il y avait La Crique quisavait tout et Tintin et Guignard le bigle qui se tournait de cocircteacute pourvous voir de face et Teacutetas ou Teacutetard au cracircne massif bref les plus fortsdu village qui discutaient une affaire seacuterieuse

Lrsquoarriveacutee des deux Gibus et de Boulot nrsquointerrompit pas la discussion les nouveaux venus eacutetaient apparemment au courant de lrsquoaffaire unevieille affaire agrave coup sucircr et ils se mecirclegraverent immeacutediatement agrave la conversa-tion en apportant des faits et des arguments capitaux

On se tutLrsquoaicircneacute des Gibus qursquoon appelait par contraction Grangibus pour le

distinguer du Prsquotit Gibus ou Tigibus son cadet parla ainsi mdash Voilagrave Quand nous sommes arriveacutes mon fregravere et moi au contour

des Menelots les Velrans se sont dresseacutes tout drsquoun coup pregraves de la mar-niegravere agrave Jean-Baptiste Ils se sont mis agrave gueuler comme des veaux agrave nousfoutre des pierres et agrave nous montrer des triques

Ils nous ont traiteacutes de cons drsquoandouilles de voleurs de cochons depourris de creveacutes de merdeux de couilles molles dehellip

mdash De couilles molles reprit Lebrac le front plisseacute et qursquoest-ce que tuleur zrsquoy as redit lagrave-dessus

mdash Lagrave-dessus on laquo srsquoa ensauveacute raquo mon fregravere et moi puisque nous

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La guerre des boutons Chapitre I

nrsquoeacutetions pas en nombre tandis qursquoeusses ils eacutetaient au moins tienze sup2 etqursquoils nous auraient sucircrement foutu la pile

mdash Ils vous ont traiteacutes de couilles molles scanda le gros Camus visi-blement choqueacute blesseacute et furieux de cette appellation qui les atteignaittous car les deux Gibus crsquoeacutetait sucircr nrsquoavaient eacuteteacute attaqueacutes et insulteacutes queparce qursquoils appartenaient agrave la commune et agrave lrsquoeacutecole de Longeverne

mdash Voilagrave reprit Grangibus je vous dis maintenant moi que si nous nesommes pas des andouilles des jeanfoutres et des lacircches on leur zrsquoy feravoir si on en est des couilles molles

mdash Drsquoabord qursquoest-ce que crsquoest trsquoy que ccedila des couilles molles fit Tin-tin

La Crique reacutefleacutechissaitmdash Couille molle hellip Des couilles on sait bien ce que crsquoest pardine

puisque tout le monde en a mecircme le Miraut de Liseacutee et qursquoelles res-semblent agrave des marrons sans bogue mais couille molle hellip couille molle hellip

mdash Sucircrement que ccedila veut dire qursquoon est des pas grand-chose coupaTigibus puisque hier soir en rigolant avec Narcisse notrsquomeunier je lrsquoaiappeleacute couille molle comme ccedila pour voir et mon pegravere que jrsquoavais pas vuet qui passait justement sans rien me dire mrsquoa foutu aussitocirct une bonnepaire de claques Alorshellip

Lrsquoargument eacutetait peacuteremptoire et chacun le sentitmdash Alors bon Dieu il nrsquoy a pas agrave rebeuiller sup3 plus longtemps il nrsquoy a

qursquoagrave se venger na conclut Lebracmdash Crsquoest trsquoy votrsquoideacutee vous autres mdash Foutez le camp de lagrave hein les chie-en-lit fit Boulot aux petits qui

srsquoapprochaient pour eacutecouterIls approuvegraverent le grand Lebrac agrave lrsquoinanimiteacute comme on disait Agrave

ce moment le pegravere Simon apparut dans lrsquoencadrement de la porte pourfrapper dans ses mains et donner ainsi le signal de lrsquoentreacutee en classe Tousdegraves qursquoils le virent se preacutecipitegraverent avec impeacutetuositeacute vers les cabinets caron remettait toujours agrave la demiegravere minute le soin de vaquer aux besoinshygieacuteniques reacuteglementaires et naturels

2 Quinze3 Rebeuiller de beuiller voir ou bayer ndash Regarder avec un eacutetonnement niais

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La guerre des boutons Chapitre I

Et les conspirateurs se mirent en rang silencieusement lrsquoair indif-feacuterent comme si rien ne srsquoeacutetait passeacute et qursquoils nrsquoeussent pris lrsquoinstantdrsquoavant une grande et terrible deacutecision

Cela ne marcha pas tregraves bien en classe ce matin-lagrave et le maicirctre dutcrier fort pour contraindre ses eacutelegraveves agrave lrsquoattention Non qursquoils fissent dupotin mais ils semblaient tous perdus dans un nuage et restaient absolu-ment reacutefractaires agrave saisir lrsquointeacuterecirct que peut avoir pour de jeunes Franccedilaisreacutepublicains lrsquohistorique du systegraveme meacutetrique

La deacutefinition du megravetre en particulier leur paraissait horriblementcompliqueacutee dix millioniegraveme partie du quart de la moitieacutehellip duhellip ahmerde pensait le grand Lebrac

Et se penchant vers son voisin et ami Tintin il lui glissa confidentiel-lement

mdash Eurecircquart Le grand Lebrac voulait sans doute dire Eurecircka Il avait vaguement

entendu parler drsquoArchimegravede qui srsquoeacutetait battu au temps jadis avec des len-tilles

La Crique lui avait laborieusement expliqueacute qursquoil ne srsquoagissait pas deleacutegumes car Lebrac agrave la rigueur comprenait bien qursquoon pucirct se battre avecdes pois qursquoon lance dans un fer de porte-plume creux mais pas avec deslentilles

mdash Et puis disait-il ccedila ne vaut pas les trognons de pommes ni lescroucirctes de pain

La Crique lui avait dit que crsquoeacutetait un savant ceacutelegravebre qui faisait desproblegravemes sur des capotes de cabriolet et ce dernier trait lrsquoavait peacuteneacute-treacute drsquoadmiration pour un bougre pareil lui qui eacutetait aussi reacutefractaire auxbeauteacutes de la matheacutematique qursquoaux regravegles de lrsquoorthographe

Drsquoautres qualiteacutes que celles-lagrave lrsquoavaient depuis un an deacutesigneacute commechef incontesteacute des Longeverne

Tecirctu comme une mule malin comme un singe vif comme un liegravevreil nrsquoavait surtout pas son pareil pour casser un carreau agrave vingt pas quelque fucirct le mode de projection du caillou agrave la main agrave la fronde agrave ficelle aubacircton refendu agrave la fronde agrave lastique ⁴ il eacutetait dans les corps agrave corps un ad-

4 Eacutelastique

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La guerre des boutons Chapitre I

versaire terrible il avait deacutejagrave joueacute des tours pendables au cureacute au maicirctredrsquoeacutecole et au garde champecirctre il fabriquait des kisses ⁵ merveilleuses avecdes branches de sureau grosses comme sa cuisse des kisses qui vous gi-claient lrsquoeau agrave quinze pas mon ami voui parfaitement et des topes ⁶qui peacutetaient comme des pistolets et qursquoon ne retrouvait plus les ballesdrsquoeacutetoupes Aux billes crsquoeacutetait lui qui avait le plus de pouce il savait poin-ter et rouletter comme pas un quand on jouait au pot il vous laquo foutaitles znogs sur les onccedilottes raquo agrave vous faire pleurer et avec ccedila sans morgueaucune ni affectation il redonnait de temps agrave autre agrave ses partenaires mal-heureux quelques-unes des billes qursquoil leur avait gagneacutees ce qui lui valaitune reacuteputation de grande geacuteneacuterositeacute

Agrave lrsquointerjection de son chef et camarade Tintin joignit les oreilles ouplutocirct les fit bouger comme un chat qui meacutedite un sale coup et devintrouge drsquoeacutemotion

mdash Ah ah pensa-t-il Ccedila y est Jrsquoen eacutetais bien sucircr que ce sacreacute Lebractrouverait le joint pour leur zrsquoy faire

Et il demeura noyeacute dans un recircve perdu dans des mondes de sup-positions insensible aux travaux de Delambre de Meacutechain de Machin-chouette ou drsquoautres aux mesures prises sous diverses latitudes longi-tudes ou altitudeshellip Ah oui que ccedila lui eacutetait bien eacutegal et qursquoil srsquoen foutait

Mais qursquoest-ce qursquoils allaient prendre les Velrans Ce que fut le devoir drsquoapplication qui suivit cette premiegravere leccedilon on

lrsquoapprendra plus tard qursquoil suffise de savoir que les gaillards avaient tousune meacutethode personnelle pour rouvrir sans qursquoil y parucirct le livre fermeacutepar ordre supeacuterieur et se mettre agrave couvert contre les deacutefaillances de meacute-moire Nrsquoempecircche que le pegravere Simon eacutetait dans une belle rage le lundisuivant Mais nrsquoanticipons pas

Quand onze heures sonnegraverent agrave la tour du vieux clocher paroissial ilsattendirent impatiemment le signal de sortie car tous eacutetaient deacutejagrave preacuteve-nus on ne sait comment par infiltration par radiation ou drsquoune tout autremaniegravere que Lebrac avait trouveacute quelque chose

Il y eut comme drsquohabitude quelques bonnes bousculades dans le cou-

5 Kisse ou gicle seringue faite avec une branche de sureau6 Tope espegravece de pistolet en sureau

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La guerre des boutons Chapitre I

loir des beacuterets eacutechangeacutes des sabots perdus des coups de poings sour-nois mais lrsquointerventionmagistrale fit tout rentrer dans lrsquoordre et la sortiesrsquoopeacutera quand mecircme normalement

Sitocirct que le maicirctre fut rentreacute dans sa boicircte les camarades fondirenttous sur Lebrac comme une voleacutee de moineaux sur un crottin frais

Il y avait lagrave avec les soldats ordinaires et le menu fretin les dix prin-cipaux guerriers de Longeverne avides de se repaicirctre de la parole du chef

Lebrac exposa son plan qui eacutetait simple et hardi ensuite il demandaquels seraient les ceusses qui lrsquoaccompagneraient le soir venu

Tous briguegraverent cet honneur mais quatre suffisaient et on deacutecida queCamus La Crique Tintin et Grangibus seraient de lrsquoexpeacutedition Gam-bette habitant sur la Cocircte ne pouvait srsquoattarder si longtemps Guignardnrsquoy voyait pas tregraves clair la nuit et Boulot nrsquoeacutetait pas tout agrave fait aussi lesteque les quatre autres

Lagrave-dessus on se seacuteparaAu soir sur le coup de lrsquoAngelus les cinq guerriers se retrouvegraverentmdash As-tu la craie fit Lebrac agrave La Crique qui srsquoeacutetait chargeacute vu sa posi-

tion pregraves du tableau drsquoen subtiliser deux ou trois morceaux dans la boicirctedu pegravere Simon

La Crique avait bien fait les choses il en avait chipeacute cinq bouts degrands bouts il en garda un pour lui et en remit un autre agrave chacun de sesfregraveres drsquoarmes De cette faccedilon srsquoil arrivait agrave lrsquoun drsquoeux de perdre en routeson morceau les autres pourraient facilement y remeacutedier

mdash Alorsse filons fit CamusPar la grande rue du village drsquoabord puis par le traje ⁷ des Chemineacutees

rejoignant au gros Tilleul la route de Velrans ce fut un instant une saboteacuteesonore dans la nuit Les cinq gars marchaient agrave toute allure agrave lrsquoennemi

mdash Il y en a pour une petite demi-heure agrave pied avait dit Lebrac on peutdonc y aller dedans un quart drsquoheure et ecirctre rentreacute bien avant la fin de laveilleacutee

La galopade se perdit dans le noir et dans le silence pendant la moitieacutedu trajet la petite troupe nrsquoabandonna pas le chemin ferreacute ougrave lrsquoon pouvaitcourir mais degraves qursquoelle fut en territoire ennemi les cinq conspirateurs

7 Traje sentier raccourci

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La guerre des boutons Chapitre I

prirent les bas cocircteacutes et marchegraverent sur les banquettes que leur vieil amile pegravere Breacuteda le cantonnier entretenait disaient les mauvaises langueschaque fois qursquoil lui tombait un oeilQuand ils furent tout pregraves de Velransque les lumiegraveres devinrent plus nettes derriegravere les vitres et les aboiementsdes chiens plus menaccedilants ils firent halte

mdash Ocirctons nos sabots conseilla Lebrac et cachons-les derriegravere ce murLes quatre guerriers et le chef se deacutechaussegraverent et mirent leurs bas

dans leurs chaussures puis ils srsquoassuregraverent qursquoils nrsquoavaient pas perduleur morceau de craie et lrsquoun derriegravere lrsquoautre le chef en tecircte la pupilledilateacutee lrsquooreille tendue le nez freacutemissant ils srsquoengagegraverent sur le sentierde la guerre pour gagner le plus directement possible lrsquoeacuteglise du villageennemi but de leur entreprise nocturne

Attentifs au moindre bruit srsquoaplatissant au fond des fosseacutes se col-lant aux murs ou se noyant dans lrsquoobscuriteacute des haies ils se glissaientils srsquoavanccedilaient comme des ombres craignant seulement lrsquoapparition in-solite drsquoune lanterne porteacutee par un indigegravene se rendant agrave la veilleacutee ou lapreacutesence drsquoun voyageur attardeacute menant boire son carcan Mais rien neles ennuya que lrsquoaboi du chien de Jean des Gueacutes un salopiot qui gueulaitcontinuellement

Enfin ils parvinrent sur la place du moutier ⁸ et ils srsquoavancegraverent sousles cloches

Tout eacutetait deacutesert et silencieuxLe chef resta seul pendant que les quatre autres revenaient en arriegravere

pour faire le guetAlors prenant son bout de craie au fond de sa profonde hausseacute sur ses

orteils aussi haut que possible Lebrac inscrivit sur le lourd panneau dechecircne culotteacute et noirci qui fermait le saint lieu cette inscription lapidairequi devait faire scandale le lendemain agrave lrsquoheure de la messe beaucoupplus par sa cruditeacute heacuteroiumlque et provocante que par son orthographe fan-taisiste

Tou leacute Velrant ccedilon deacute paigne ku Et quand il se fut pour ainsi dire colleacute les quinquets sur le bois pour

voir laquo si ccedila avait bien marqueacute raquo il revint pregraves des quatre complices aux

8 Moutier eacuteglise

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La guerre des boutons Chapitre I

eacutecoutes et agrave voix basse et joyeusement leur dit mdash Filons Carreacutement cette fois ils srsquoengagegraverent de front sur le milieu du che-

min et repartirent sans faire de bruit inutile agrave lrsquoendroit ougrave ils avaientabandonneacute leurs sabots et leurs bas

Mais sitocirct rechausseacutes deacutedaigneux tout agrave fait drsquoinutiles preacutecautionsfrappant le sol agrave pleins sabots ils regagnegraverent Longeverne et leur domicilerespectif en attendant avec confiance lrsquoeffet de leur deacuteclaration de guerre

n

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CHAPITRE II

Tension diplomatique

Les ambassadeurs des deux puissances ont eacutechangeacute des vuesau sujet de la question du Maroc

Les journaux (eacuteteacute 1911)

Q laquo raquo sonneacute au clocher du village une demi-heure avant le dernier coup de cloche annonccedilant la messe dudimanche le grand Lebrac vecirctu de sa veste de drap tailleacutee dans

la vieille anglaise de son grand-pegravere culotteacute drsquoun pantalon de droguetneuf chausseacute de brodequins ternis par une eacutepaisse couche de graisse etcoiffeacute drsquoune casquette agrave poil le grand Lebrac dis-je vint srsquoappuyer contrele mur du lavoir communal et attendit ses troupes pour les mettre aucourant de la situation et les informer du plein succegraves de lrsquoentreprise

Lagrave-bas devant la porte de Fricot lrsquoaubergiste quelques hommes le

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La guerre des boutons Chapitre II

brucircle-gueule aux dents se preacuteparaient agrave aller laquo piquer une larme raquo sup1 avantdrsquoentrer agrave lrsquoeacuteglise

Camus arriva bientocirct avec son pantalon limeacute aux jarrets et sa cravaterouge comme une gorge de bouvreuil ils se sourirent puis vinrent lesdeux Gibus lrsquoair flaireur puis Gambette qui nrsquoeacutetait pas encore au cou-rant et Guignard et Boulot La Crique Guerreuillas Bombeacute Teacutetas et toutle contingent au grand complet des combattants de Longeverne en toutune quarantaine

Les cinq heacuteros de la veille recommencegraverent au moins dix fois chacunle reacutecit de leur expeacutedition et la bouche humide et les yeux brillants lescamarades buvaient leurs paroles mimaient les gestes et applaudissaientagrave chaque coup freacuteneacutetiquement

Ensuite de quoi Lebrac reacutesuma la situation en ces termes mdash Comme ccedila ils verront si on en est des couilles molles Alors sucircrement cette apregraves-midi ils viendront se reacutetrainer par les

buissons de la Saute histoire de chercher rogne et on y sera tous pourles recevoir laquo un peu raquo

Faudra prendre tous les lance-pierres et toutes les frondes Pas besoinde srsquoembarrasser des triques on veut pas se colleter Avec les habits dudimanche il faut faire attention et ne pas trop se salir parce que on seferait beigner en rentrant

Seulement on leur dira deux motsLe troisiegraveme coup de cloche (le dernier) sonnant agrave toute voleacutee les mit

en branle et les ramena lentement agrave leur place accoutumeacutee dans les petitsbancs de la chapelle de saint Jospeh symeacutetrique agrave celle de la Vierge ougravesrsquoinstallaient les gamines

mdash Foutre fit Camus en arrivant sous les cloches et moi que je doisservir la messe aujordrsquohui jrsquovas me faire engueuler par le noir

Et sans prendre le temps de plonger sa main dans le grand beacutenitierde pierre ougrave les camarades gavouillaient sup2 en passant il traversa la nefen filant tel un zegravebre pour aller endosser son surplis de thurifeacuteraire oudrsquoacolyte

1 Boire la goutte2 Gavouiller agiter lrsquoeau avec la main pour faire des remous des glouglous

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La guerre des boutons Chapitre II

Quand agrave lrsquoAsperges me il passa entre les bancs portant son baquetdrsquoeau beacutenite ougrave le cureacute faisait trempette avec son goupillon il ne put srsquoem-pecirccher de jeter un coup drsquooeil sur ses fregraveres drsquoarmes

Il vit Lebrac montrant agrave Boulot une image que lui avait donneacutee lasoeur de Tintin une fleur de tulipe ou de geacuteranium agrave moins que ce ne fucirctune penseacutee souligneacutee du mot laquo souvenir raquo et il clignait de lrsquooeil drsquoun airdon juanesque

Alors Camus songea lui aussi agrave la Tavie sup3 sa bonne amie agrave qui il avaitoffert derniegraverement un pain drsquoeacutepices de deux sous srsquoil vous plaicirct qursquoilavait acheteacute agrave la foire de Vercel un joli pain drsquoeacutepices en coeur saupoudreacutede bonbonnets rouges bleus et jaunes orneacute drsquoune devise qui lui avaitsembleacute tout agrave fait tregraves bien

Je mets mon coeur agrave vos genouxAcceptez-le il est agrave vous Il la chercha de lrsquooeil dans les rangs des petites filles et vit qursquoelle le

regardait La graviteacute de son office lui interdisait le sourire mais il eut unchoc au coeur et leacutegegraverement rougissant se redressa le bidon drsquoeau beacuteniteagrave son poignet raidi

Ce mouvement nrsquoeacutechappa point agrave La Crique qui confia agrave Tintin mdash laquo Ergarde raquo donc Camus srsquoil se rebraque ⁴ On voit bien que la Tavie

le reluqueEt Camus en lui-mecircme pensait Maintenant que crsquoest lrsquoeacutecole on va se

revoir plus souvent Ouihellip mais la guerre eacutetait deacuteclareacutee Agrave la sortie de lrsquooffice de vecircpres le grand Lebrac reacuteunit toutes ses

troupes et parla en chef mdashAllezmettre vos blousons prenez un chanteau de pain et rappliquez

au bas de la Saute agrave la Carriegravere agrave PepiotIls srsquoeacutecampillegraverent comme une voleacutee de moineaux et cinq minutes

apregraves lrsquoun courant derriegravere lrsquoautre le quignon de pain aux dents se re-joignirent agrave lrsquoendroit deacutesigneacute par le geacuteneacuteral

3 Octavie4 Se rebraquer se redresser porter le corps en arriegravere

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La guerre des boutons Chapitre II

mdash Faudra pas deacutepasser le tournant du chemin recommanda Lebracconscient de son rocircle et soucieux de sa troupe

mdash Alors tu crois qursquoils vont venir mdash Autrement ccedila serait rien foireux de leur part et il ajouta pour ex-

pliquer son ordre mdash Il y en a qui sont lestes vous savez les culs lourds trsquoentends Bou-

lot hein srsquoagit pas de se faire chiperPrenez des godons ⁵ laquo dedans raquo vos poches agrave ceusses qursquoont des

frondes agrave laquo lastique raquo donnez-y les beaux cailloux et attention de pas lesperdre On va monter jusqursquoau Gros Buisson

Le communal de la Saute qui srsquoeacutetend du bois du Teureacute au nord-est aubois de Velrans au sud-ouest est un grand rectangle en remblais long dequinze cents megravetres environ et large de huit cents Les lisiegraveres des deuxforecircts sont les deux petits cocircteacutes du rectangle un mur de pierre doubleacutedrsquoune haie proteacutegeacutee elle-mecircme par un eacutepais rempart de buissons le borneen bas vers les champs de la fin au-dessus la limite assez indeacutecise estmarqueacutee par des carriegraveres abandonneacutees perdues dans une bande de boisnon classeacutee avec des massifs de noisetiers et de coudriers formant uneacutepais taillis que lrsquoon ne coupe jamais Drsquoailleurs tout le communal estcouvert de buissons de massifs de bosquets drsquoarbres isoleacutes ou groupeacutesqui font de ce terrain un ideacuteal champ de bataille

Un chemin ferreacute venant du village de Longeverne gravit lentement ensemi-diagonale le rectangle puis agrave cinquante megravetres de la lisiegravere du boisde Velrans fait un contour aigu pour permettre aux voitures chargeacuteesdrsquoatteindre sans trop de peine le sommet du laquo crecirctot raquo

Un grand massif avec des checircnes des eacutepines des prunelliers des noi-setiers des coudriers emplit la boucle du contour on lrsquoappelle le GrosBuisson

Des carriegraveres agrave ciel ouvert exploiteacutees par Pepiot le bancal Laugu duMoulin qui srsquointitulent enterpreneurs apregraves boire et quelquefois par Abelle Rat bordent le chemin vers le bas

Pour les gosses elles constituent uniquement drsquoexcellents et ineacutepui-sables magasins drsquoapprovisionnement

5 Cailloux

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La guerre des boutons Chapitre II

Crsquoeacutetait sur ce terrain fatal agrave eacutegale distance des deux villages quedepuis des anneacutees et des anneacutees les geacuteneacuterations de Longeverne et deVelrans srsquoeacutetaient copieusement rosseacutees fustigeacutees et lapideacutees car tous lesautomnes et tous les hivers ccedila recommenccedilait

Les Longevernes ⁶ srsquoavanccedilaient habituellement jusqursquoau contour gar-dant la boucle du chemin bien que lrsquoautre cocircteacute apparticircnt encore agrave leurcommune et le bois de Velrans aussi mais comme ce bois eacutetait tout pregravesdu village ennemi il servait aux adversaires de camp retrancheacute de champde retraite et drsquoabri sucircr en cas de poursuite ce qui faisait rager Lebrac

mdash On a toujours lrsquoair drsquoecirctre envahi nom de Dhellip Or il nrsquoy avait pas cinq minutes qursquoon avait fini son pain que Camus

le grimpeur posteacute en vigie dans les branches du grand checircne signalaitdes remuements suspects agrave la lisiegravere ennemie

mdash Quand je vous le disais constata Lebrac Calez-vous hein qursquoilscroient que je suis tout seul Je mrsquoen vas les houksser ⁷ kss kss attrape et si des fois ils se lanccedilaient pour me prendrehellip hop

Et Lebrac sortant de son couvert drsquoeacutepines la conversation diploma-tique suivante srsquoengagea dans les formes habituelles

(Que le lecteur ici ou la lectrice veuille bien me permettre une inci-dente et un conseil Le souci de la veacuteriteacute historique mrsquooblige agrave employerun langage qui nrsquoest pas preacuteciseacutement celui des cours ni des salons Jenrsquoeacuteprouve aucune honte ni aucun scrupule agrave le restituer lrsquoexemple deRabelais mon maicirctre mrsquoy autorisant Toutefois MM Falliegraveres ou Beacuteren-ger ne pouvant ecirctre compareacutes agrave Franccedilois Iᵉʳ ni moi agrave mon illustre modegraveleles temps drsquoailleurs eacutetant changeacutes je conseille aux oreilles deacutelicates et auxacircmes sensibles de sauter cinq ou six pages Et jrsquoen reviens agrave Lebrac )

mdash Montre-toi donc heacute grand fendu cudot feignant pourri Si trsquoespas un lacircche montre-la ta sale gueule de peigne-cul va

mdash Heacute grandrsquocrevure approche un peu toi aussi pour voir reacutepliqualrsquoennemi

mdash Crsquoest lrsquoAztec des Gueacutes fit Camus mais je vois encore Touegueuleet Bancal et Tatti et Migue la Lune ils sont une chieacutee

6 On deacutesigne souvent les habitants drsquoun pays par le nom de leur village ou du hameauqursquoils habitent quelquefois on ajoute un diminutif en ot qui se veut toujours injurieux

7 Exciter contre quelqursquoun se dit surtout des chiens

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La guerre des boutons Chapitre II

Ce petit renseignement entendu le grand Lebrac continua mdash Crsquoest toi hein merdeux qursquoas traiteacute les Longevernes de couilles

molles Je te lrsquoai-t-y fait voir moi si on est en des couilles molles Ignrsquoa fallu tous vos pantets ⁸ pour effacer ce que jrsquoai marqueacute agrave la portede votrsquoeacuteglise Crsquoest pas des foireux comme vous qursquoen auraient oseacute faireautant

mdash Approche donc laquo un peu raquo laquo pisque raquo trsquoes si malin grand gueulardtrsquoas que la gueulehellip et les gigues ⁹ pour laquo trsquoensauver raquo

mdash Fais seulement la moitieacute du chemin heacute pattier sup1⁰ Crsquoest pas passeque ton pegravere tacirctait les couilles des vaches sup1sup1 sur les champs de foire quetrsquoes devenu riche

mdash Et toi donc ton bacul ougrave que vous restez est tout crevi sup1sup2 drsquohypo-thegraveques

mdash Hypothegraveque toi-mecircme traicircne-besache sup1sup3 Quand crsquoest trsquoy que tuvas reprendre le fusil de toile de ton grand-pegravere pour aller assommer lesportes agrave coups de laquo Pater raquo

mdash Crsquoest pas chez nous comme agrave Longeverne ougrave que les poules cregraveventde faim en pleine moisson

mdash Tant qursquoagrave Velrans crsquoest les poux qui cregravevent sur vos caboches maison ne sait pas si crsquoest de faim ou de poison

VelriPourriTraicircne la MurieAgrave vau les vies sup1⁴Ouhe hellip ouhe hellip ouhe hellip fit derriegravere son chef le choeur des guerriers

Longevernes incapable de se dissimuler et de contenir plus longtemps sonenthousiasme et sa colegravere

LrsquoAztec des Gueacutes riposta

8 Pantets pans de chemise9 Jambes10 Pattier marchand de pattes crsquoest-agrave-dire de chiffons de guenilles11 Authentique12 Couvert13 Besace14 Vies voies chemins

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La guerre des boutons Chapitre II

LongevernePique merdeTacircte merdeMonteacutes sur quatre pieuxLes diablrsquo te tirrsquo agrave eux Et le choeur des Velrans applaudit agrave son tour freacuteneacutetiquement le geacuteneacute-

ral par des Euh euh prolongeacutes et euphoniquesDes bordeacutees drsquoinsultes furent jeteacutees de part et drsquoautre en rafales et en

trombes puis les deux chefs eacutegalement surexciteacutes apregraves srsquoecirctre lanceacute lesinjures classiques et modernes

mdash Enfonceurs de portes ouvertes mdash Eacutetrangleurs de chats par la queue sup1⁵ etc ctc revenant au mode

antique se flanquegraverent agrave la face avec toute la deacuteloyauteacute coutumiegravere lesaccusations les plus abracadabrantes et les plus ignobles de leur reacuteper-toire

mdash Heacute trsquoen souviens-tu quand ta megravere phellip dans le rata pour te fairede la sauce

mdash Et toi quand elle demandait les sacs au chacirctreur de taureaux pourte les faire bouffer en salade

mdash Rappelle-toi donc le jour ougrave ton pegravere disait qursquoil aurait plus drsquoavan-tage agrave eacutelever un veau qursquoun peut sup1⁶ merle comme toi

mdash Et toi quand ta megravere disait qursquoelle aimerait mieux faire teacuteter unevache que ta soeur passe que ccedila serait au moins pas une putain qursquoelleeacutelegraveverait

mdash Ma soeur ripostait lrsquoautre qui nrsquoen avait pas elle bat le beurrequand elle battra la mhellip tu viendras leacutecher le bacircton ou bien elle est pa-veacutee drsquoardoises pour que les petits crapauds comme toi nrsquoy puissent pasgrimper

mdash Attention preacutevint Camus vrsquolagrave le Touegueule qui lance des pierresavec sa fronde

Un caillou en effet siffla en lrsquoair au-dessus des tecirctes auquel des rica-nements reacutepondirent et des grecircles de projectiles rayegraverent bientocirct le ciel

15 De mon temps on ne parlait pas encore de roulure de capote ni drsquoeacutechappeacute de bidetOn a fait des progregraves depuis16 Vilain

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La guerre des boutons Chapitre II

de part et drsquoautre cependant que le flot eacutecumeux et sans cesse grossissantdrsquoinjures salaces continuait de fluctuer du Gros Buisson agrave la lisiegravere le reacute-pertoire des uns comme des autres eacutetant aussi abondant que richementchoisi

Mais crsquoeacutetait dimanche les deux partis eacutetaient vecirctus de leurs beauxaffutiaux et nul pas plus les chefs que les soldats ne se souciait drsquoencompromettre lrsquoordonnance dans des corps agrave corps dangereux

Aussi toute la lutte se borna-t-elle ce jour-lagrave agrave cet eacutechange de vues silrsquoon peut dire et agrave ce duel drsquoartillerie qui ne fit drsquoailleurs aucune victimeseacuterieuse pas plus drsquoun cocircteacute que de lrsquoautre

Quand le premier coup de la priegravere sonna agrave lrsquoeacuteglise de Velrans lrsquoAztecdes Gueacutes donna agrave son armeacutee le signal du retour non sans avoir lanceacute auxennemis avec une derniegravere injure et un dernier caillou cette suprecircmeprovocation

mdash Crsquoest demain qursquoon vous y retrouvera les couilles molles de Lon-geverne

mdash Tu fous le camp heacute lacircche railla Lebrac attends un peu oui at-tends agrave demain tu verras ce qursquoon vous passera tas de peigne-culs

Et une derniegravere bordeacutee de cailloux salua la rentreacutee des Velrans dansla trancheacutee du milieu qursquoils suivaient pour le retour

Les Longevernes dont lrsquohorloge communale retardait ou dont lrsquoheurede la priegravere eacutetait peut-ecirctre reculeacutee profitegraverent de la disparition des enne-mis et prirent pour le lendemain leurs dispositions de combat

Tintin eut une ideacutee de geacuteniemdash Il faudra dit-il se caler cinq ou six dans ce buisson-lagrave avant qursquoils

nrsquoarrivent et ne bouger ni pieds ni pattes et le premier qui passera pastrop loin lui tomber sus le racircbrsquoe et laquo srsquoensauver raquo avec

Le chef drsquoembuscade immeacutediatement approuveacute choisit parmi les pluslestes les cinq qui lrsquoaccompagneraient pendant que les autres megraveneraientlrsquoattaque de front et tous rentregraverent au village lrsquoacircme bouillonnante drsquoar-deur guerriegravere et assoiffeacutee de repreacutesailles

n

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CHAPITRE III

Une grande journeacutee

Vae victis Un vieux chef gaulois aux Romains

C en classe cela tourna mal plus mal encore que lesamediCamus sommeacute par le pegravere Simon de reacutepeacuteter en leccedilon drsquoinstruc-

tion civique ce qursquoon lui avait serineacute lrsquoavant-veille sur laquo le citoyen raquo srsquoat-tira des invectives deacutepourvues drsquoameacuteniteacute

Rien ne voulait sortir de ses legravevres toute sa face exprimait un travailde geacutesine intellectuelle horriblement douloureux il lui semblait que soncerveau eacutetait mureacute

mdash Citoyen citoyen pensaient les autres moins ahuris qursquoest-ce queccedila peut bien ecirctre que cette saloperie-lagrave

mdash Moi mrsquosieu fit La Crique en faisant claquer son index et son meacute-dius contre son pouce

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Non pas vous et srsquoadressant agrave Camus debout la tecircte branlanteles yeux eacuteperdus

mdash Alors vous ne savez pas ce que crsquoest qursquoun citoyen mdash hellipmdash Je vais vous coller agrave tous une heure de retenue pour ce soir Des frissons froids coururent le long des eacutechinesmdash Enfin vous ecirctes-vous citoyen fit le maicirctre drsquoeacutecole qui voulait ab-

solument avoir une reacuteponsemdash Oui mrsquosieu reacutepondit Camus se souvenant qursquoil avait assisteacute avec

son pegravere agrave une reacuteunion eacutelectorale ougrave mrsquosieu le marquis le deacuteputeacute devaitoffrir un verre agrave ses eacutelecteurs et leur serrer la main mecircme qursquoil avait ditau pegravere Camus

mdash Crsquoest votre fils ce citoyen-lagrave Il a lrsquoair intelligent mdash Vous ecirctes citoyen vous ragea lrsquoautre cramoisi de colegravere eh bien

oui il est joli le citoyen vous mrsquoen faites un propre de citoyen mdash Non mrsquosieu reprit Camus qui apregraves tout ne tenait pas agrave ce titremdash Alors pourquoi nrsquoecirctes-vous pas citoyen mdash hellipmdash Dis-y marmonna entre ses dents La Crique agaceacute que crsquoest parce

que trsquoas pas encore de poil au chellipmdashQursquoest-ce que vous dites La Crique mdash Jehellip je dishellip quehellip quehellipmdashQue quoi mdashQue crsquoest parce qursquoil est trop jeune mdash Ah eh bien maintenant y ecirctes-vous On y eacutetait La reacuteponse de La Crique fit lrsquoeffet drsquoune roseacutee bienfai-

sante sur le champ desseacutecheacute de leur meacutemoire des lambeaux de phrasesdes morceaux de qualiteacute des deacutebris de citoyen se reacuteajustegraverent se replacirc-tregraverent petit agrave petit et Camus lui-mecircme moins ahuri toute sa personneremerciant veacuteheacutementement La Crique le sauveur contribua agrave recamperlaquo le citoyen raquo

Enfin crsquoeacutetait toujours ccedila de passeacuteMais quand on en vint agrave la correction du devoir de systegraveme meacutetrique

cela ne fut pas drocircle du tout Preacuteoccupeacutes comme ils lrsquoeacutetaient lrsquoavant-veilleils avaient oublieacute en copiant de changer des mots et de faire le nombre de

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La guerre des boutons Chapitre III

fautes drsquoorthographe qui correspondait agrave peu pregraves agrave leur force respectiveen la matiegravere force matheacutematiquement doseacutee par des dicteacutees bihebdo-madaires Par contre ils avaient sauteacute des mots mis des majuscules ougrave ilnrsquoen fallait pas et ponctueacute en deacutepit de tout sens La copie de Lebrac sur-tout eacutetait lamentable et se ressentait visiblement de ses graves soucis dechef

Aussi fut-ce lui qui fut ameneacute au tableau par le pegravere Simon cramoiside colegravere les yeux luisant derriegravere ses lunettes comme des prunelles dechat dans la nuit

Comme tous ses camarades drsquoailleurs Lebrac eacutetait convaincu drsquoavoircopieacute eacutevidemment ccedila ne faisait de doute pour personne inutile de reacute-pliquer mais on voulait savoir au moins srsquoil avait su tirer quelque fruitde cet exercice banni en principe des meacutethodes de la peacutedagogie moderne

mdashQursquoest-ce que le megravetre Lebrac mdash hellipmdashQursquoest-ce que le systegraveme meacutetrique mdash hellipmdash Comment a-t-on obtenu la longueur du megravetre mdash Euh hellipTrop eacuteloigneacute de La Crique Lebrac les oreilles agrave lrsquoaffucirct le front effroya-

blement plisseacute suait sang et eau pour se rappeler quelque vague notionayant trait agrave la matiegravere Enfin il se remeacutemora vaguement tregraves vaguementdeux noms propres citeacutes Delambre et La Condamine mesureurs ceacutelegravebresde morceaux de meacuteridien Malheureusement dans son esprit Delambresrsquoassociait aux pipes en eacutecume qui flambaient derriegravere la vitrine de Leacuteon leburaliste Aussi hasarda-t-il avec tout le doute qui convenait en si graveoccurrence

mdash Crsquoest crsquoest Leacutecume et Leconhellip Lecon mdash Hein qui quoi donc fit le pegravere Simon au paroxysme de la co-

legravere Voilagrave que vous insultez les savants maintenant Vous en avez un detoupet par exemple et un joli reacutepertoire ma foi mes compliments monami

Et vous savez ajouta-t-il pour assommer le malheureux vous savezque votre pegravere mrsquoa recommandeacute de vous soigner

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La guerre des boutons Chapitre III

Il paraicirct que vous nrsquoen fichez pas la secousse agrave la maison toujourssur les quatrsquochemins agrave faire le galvaudeux la gouape le voyou au lieu desonger agrave vous deacutecrasser le cerveau

Eh bien mon ami si vous ne me reacutepeacutetez pas agrave onze heures tout ceque nous allons redire pour vous et pour vos camarades qui ne valentguegravere mieux que vous je vous preacuteviens moi que pour commencer jevous foutrai en retenue de quatre agrave six tous les soirs jusqursquoagrave ce que ccedilamarche Voilagrave

Le tonnerre de Zeus tombant sur lrsquoassembleacutee nrsquoeucirct pas provoqueacute stu-peur plus profonde Tous restaient eacutecraseacutes par cette eacutepouvantable me-nace

Aussi Lebrac et les autres du plus grand au plus petit eacutecoutegraverent-ils ce jour-lagrave avec une attention concentreacutee les paroles du maicirctre expo-sant rageusement les abus des anciens systegravemes de poids et mesures etla neacutecessiteacute drsquoun systegraveme unique Et srsquoils nrsquoapprouvegraverent point en leurfor inteacuterieur la mesure du meacuteridien de Dunkerque agrave Barcelone srsquoils sereacutejouirent des ennuis de Delambre et des emmhellipbecirctements de Meacutechainils en retinrent avec soin les incidents et peacuteripeacuteties pour leur gouvernepersonnelle et leur sauvetage immeacutediat mais Camus et Lebrac et Tintinet La Crique mecircme partisan du laquo Progregraves raquo et tous les autres se juregraverentbien nom de Dieu qursquoen souvenir de cette terrible frousse ils preacutefeacutere-raient toujours mesurer par pieds et par pouces comme avaient fait leurspegraveres et grands-pegraveres qui ne srsquoen eacutetaient pas porteacutes plus mal (la belleblague ) plutocirct que drsquoemployer ce sacreacute systegraveme de bourrique qui avaitfailli les faire passer pour couillons aux yeux de leurs ennemis

Lrsquoapregraves-midi fut plus calme Ils avaient retenu lrsquohistoire des Gauloisqui eacutetaient de grands batailleurs et qursquoils admiraient fort Aussi ni Lebracni Camus ni personne ne fut gardeacute agrave quatre heures chacun et le chef enparticulier ayant fait de remarquables efforts pour contenter cette vieilleandouille de pegravere Simon

Cette fois on allait voirTintin avec ses cinq guerriers qui avaient eu agrave midi la sage preacutecau-

tion de mettre leur goucircter dans leurs poches prirent les devants pendantque les autres allaient queacuterir leur morceau de pain et quand devant lesennemis apparaissant retentit le cri de guerre de Longeverne laquo Agrave cul

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La guerre des boutons Chapitre III

les Velrans raquo ils eacutetaient deacutejagrave habilement et confortablement dissimuleacutesprecircts agrave toutes les peacuteripeacuteties du combat corps agrave corps

Tous avaient les poches bourreacutees de cailloux quelques-uns mecircme enavaient rempli leur casquette ou leur mouchoir les frondeurs veacuterifiaientles noeuds de leur arme avec preacutecaution la plupart des grands eacutetaientarmeacutes de triques drsquoeacutepines ou de lances de coudres avec des noeuds polis agravela flamme et des pointes durcies certaines srsquoenjolivaient de naiumlfs dessinsobtenus en faisant sauter lrsquoeacutecorce les anneaux verts et les anneaux blancsalternaient formant des bigarrures de zegravebre ou des tatouages de negravegre crsquoeacutetait solide et beau disait Boulot dont le goucirct nrsquoeacutetait peut-ecirctre pas siaffineacute que la pointe de sa lance

Degraves que les avant-gardes eurent pris contact par des bordeacutees reacuteci-proques drsquoinjures et un eacutechange convenable de moellons les gros desdeux troupes srsquoaffrontegraverent

Agrave cinquante megravetres agrave peine lrsquoun de lrsquoautre disseacutemineacutes en tirailleursse dissimulant parfois derriegravere les buissons sautant agrave gauche sautant agravedroite pour se garer des projectiles les adversaires en preacutesence se deacute-fiaient srsquoinjuriaient srsquoinvitaient agrave srsquoapprocher se traitaient de lacircches etde froussards puis se criblaient de cailloux pour recommencer encore

Mais il nrsquoy avait guegravere drsquoensemble tantocirct crsquoeacutetaient les Velrans quiavaient le dessus et tout drsquoun coup les Longevernes par une pointe har-die reprenaient lrsquoavantage les triques au vent mais ils srsquoarrecirctaient bien-tocirct devant une pluie de pierres

Un Velrans avait reccedilu pourtant un caillou agrave la cheville et avait regagneacutele bois en clochant du cocircteacute de Longeverne Camus percheacute sur son checircnedrsquoougrave il maniait la fronde avec une dexteacuteriteacute de singe nrsquoavait pu eacuteviterle godon drsquoun Velrans de Touegueule croyait-il qui lui avait choqueacute lecracircne et lrsquoavait tout ensaigneacute

Il avait mecircme ducirc descendre et demander un mouchoir pour bander sablessure mais rien de preacutecis ne se dessinait Pourtant Grangibus tenaitabsolument agrave utiliser lrsquoembuscade de Tintin et agrave en chauffer un disait-ilCrsquoest pourquoi ayant communiqueacute son ideacutee agrave Lebrac il fit semblant dese faufiler seul du cocircteacute du buisson occupeacute par Tintin pour assaillir deflanc les ennemis Mais il srsquoarrangea du mieux qursquoil put pour ecirctre vu dequelques guerriers de Velrans tout en ayant lrsquoair de ne pas remarquer

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La guerre des boutons Chapitre III

leur manoeuvre Il se mit donc agrave ramper et agrave marcher agrave quatre pattes ducocircteacute du haut et il ricana sous cape quand il aperccedilut Migue la Lune et deuxautres Velrans se concertant pour lrsquoassaillir sucircrs de leur force collectivecontre un isoleacute

Il avanccedila donc imprudemment tandis que les trois autres se rasaientde son cocircteacute

Lebrac agrave ce moment poussait une attaque vigoureuse pour occuperle gros de la troupe ennemie et Tintin qui voyait tout de son buissonpreacutepara ses hommes agrave lrsquoaction

mdash Ccedila va laquo viendre raquo mes vieux attention Grangibus eacutetait agrave six pas de leur retraite du cocircteacute de Velrans quand

les trois ennemis surgissant tout agrave coup drsquoentre les buissons se jetegraverentfurieusement agrave sa poursuite

Tout comme srsquoil eacutetait surpris de cette attaque le Longeverne fit volte-face et battit en retraite mais assez lentement pour laisser les autres ga-gner du terrain et leur faire croire qursquoils allaient le pincer

Il repassa aussitocirct devant le buisson de Tintin serreacute de pregraves par Miguela Lune et ses deux acolytes

Alors Tintin donnant le signal de lrsquoattaque bondit agrave son tour avecses cinq guerriers coupant la retraite aux Velrans et poussant des criseacutepouvantables

mdash Tous sur Migue la Lune avait-il ditAh cela ne fit pas un pli Les trois ennemis paralyseacutes de frayeur agrave

ce coup de theacuteacirctre inattendu srsquoarrecirctegraverent net puis crochegraverent vivementpour regagner leur camp et deux srsquoeacutechappegraverent en effet comme lrsquoavaitpreacutevu Tintin Mais Migue la Lune fut happeacute par six paires de griffes etenleveacute emporteacute comme un paquet dans le camp de Longeverne parmiles acclamations et les hurlements de guerre des vainqueurs

Ce fut un deacutesarroi dans lrsquoarmeacutee de Velrans qui battit en retraite surle bois tandis que les Longevernes entourant leur prisonnier beuglaienthaut leur victoire Migue la Lune entoureacute drsquoune quadruple haie de gar-diens se deacutebattait agrave peine eacutecraseacute sous lrsquoaventure

mdash Ah mon ami laquo on srsquoa fait choper raquo fit le grand Lebrac sinistre eh bien attends un peu pour voir

mdash Euh euh euh ne me faites point de mal beacutegaya Migue la Lune

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Oui mon prsquotit pour que tu nous traites encore de pourris et decouilles molles

mdash Crsquoest pas moi Oh mon Dieu Qursquoest-ce que vous voulez me faire mdash Apportez le couteau commanda Lebracmdash Oh laquo moman moman raquo Qursquoest-ce que vous voulez me couper mdash Les oreilles beugla Tintinmdash Et le nez ajouta Camusmdash Et le zizi continua La Criquemdash Sans oublier les couilles compleacuteta Lebrac on va voir si tu les as

molles mdash Faudra lui lier le sac avant de couper comme on fait avec les pe-

tits taureaux fit observer Gambette qui avait apparemment assisteacute agrave cessortes drsquoopeacuterations

mdash Sucircrement qui laquo crsquoest qursquoa la ficelle raquo mdash Nrsquoen vrsquolagrave reacutepondit Tigibusmdash Me faites point de mal ou je le dirai agrave ma laquo moman raquo larmoya le

prisonniermdash Je me fous autant de ta megravere que du pape riposta Lebrac cyniquemdash Et agrave mrsquosieu le cureacute ajouta Migue la Lune eacutepouvanteacutemdash Je te redis que je mrsquoen refous mdash Et au maicirctre fit-il encore miguant sup1 plus que jamaismdash Je lrsquoemmerde Ah voilagrave que tu nous menaces par-dessus le marcheacute maintenant

Manquait plus que ccedila Attends un peu mon salaud Passez-moi le chacirctre-bique sup2Et lrsquoeustache en main Lebrac aborda sa victime Il passa drsquoabord sim-

plement le dos du couteau sur les oreilles deMigue la Lune qui croyant aufroid du meacutetal que ccedila y eacutetait vraiment se mit agrave sangloter et agrave hurler puissatisfait il srsquoarrecircta dans cette voie et se mit en devoir de lui laquo affucircter raquocomme il disait proprement ses habits

Il commenccedila par la blouse il arracha les agrafes meacutetalliques du colcoupa les boutons des manches ainsi que ceux qui fermaient le devant

1 Miguer cligner des paupiegraveres2 Chacirctre-bique couteau

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La guerre des boutons Chapitre III

de la blouse puis il fendit entiegraverement les boutonniegraveres ensuite de quoiCamus fit sauter ce vecirctement inutile les boutons du tricot et les bou-tonniegraveres subirent un sort pareil les bretelles nrsquoeacutechappegraverent point on fitsauter le tricot Ce fut ensuite le tour de la chemise du col au plastronet aux manches pas un bouton ni une boutonniegravere nrsquoeacutechappa ensuite lepantalon fut lui-mecircme eacutechenilleacute pattes et boucles et poches et boutons etboutonniegraveres y passegraverent les jarretiegraveres en eacutelastique qui tenaient les basfurent confisqueacutees les cordons de souliers tailleacutes en trente-six morceaux

mdash Tas pas de laquo caneccedilon raquo non reprit Lebrac en veacuterifiant lrsquointeacuterieurde la culotte qui deacutegringolait sur les jarrets

mdash Eh bien maintenant fous le camp Il dit et tel un honnecircte jureacute qui sous un reacutegime reacutepublicain sans

haine et sans crainte obeacuteit uniquement aux injonctions de sa conscienceil ne lui lanccedila pour finir qursquoun solide et vigoureux coup de pied agrave lrsquoendroitlaquo ousque raquo le dos perd son nom

Rien ne tenait plus des habits deMigue la Lune et il pleurait miseacuterableet petit au milieu des ennemis qui le raillaient et le huaient

mdash Viens donc mrsquoarrecircter maintenant invita Grangibus narquois tan-dis que lrsquoautre ayant remis sur son tricot qui ne boutonnait plus sa blousequi pendait en marchand de biques essayait en vain de rassembler dansson pantalon les pans de sa chemise deacutebrailleacutee

mdash Va voir maintenant ce que veut te dire ta megravere acheva Camusretournant le poignard dans la plaie

Et lent dans le soir qui tombait traicircnant les pieds ougrave ses souliers te-naient agrave peine Migue la Lune pleurant geignant et sanglotant rejoignitdans le bois ses camarades agrave lrsquoaffucirct qui lrsquoattendaient anxieusement lrsquoen-touregraverent et lui portegraverent aide et secours autant qursquoil eacutetait en leur pouvoirde le faire

Et lagrave-bas au levant ougrave leur groupe se distinguait mal maintenant dansle creacutepuscule retentissaient les cris de triomphe et les insultes narquoisesdes Longevernes victorieux

Lebrac enfin reacutesuma la situation mdash Hein on leur zrsquoy a poseacute Ccedila leur apprendra agrave ces Alboches-lagrave Puis comme rien de nouveau nrsquoapparaissait agrave la lisiegravere cette journeacutee

eacutetant deacutefinitivement la leur ils deacutevalegraverent le communal de la Saute jusqursquoagrave

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La guerre des boutons Chapitre III

la carriegravere agrave PepiotEt de lagrave par rangs de six bras dessus bras dessous Lebrac de cocircteacute le

bacircton brandi Camus en avant son mouchoir rouge de sang servant drsquoen-seigne au bout de sa trique de bataille ils partirent au commandement duchef claquant des talons et marquant le pas vers Longeverne en chantantde tous leurs poumons

La victoi-ren chantantNous ou-vre la barriegrave-reLa li-berteacute gui-ide nos pasEt du No-rau Midi la trom-pee guerriegravereA sonneacute lrsquoheure des com-ombatshellip

n

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CHAPITRE IV

Premier revers

Ils mrsquoont entoureacute comme la beste et croyent qursquoon me prendaux filetz Moy je leur veulx passer agrave travers ou dessus leventreHenri IV (Lere agrave M de Batz gouverneur de la ville drsquoEuse en

Armagnac 11 mars 1586)

L suivirent cettemeacutemorable victoire furent plus calmesLe grand Lebrac et sa troupe confiants dans leur succegraves gar-daient lrsquoavantage et nantis de leurs lances de coudre pointu-

seacutees au couteau et polies avec du verre armeacutes de sabres de bois avec unegarde en fil de fer recouverte de ficelle de pain de sucre poussaient descharges terribles qui faisaient freacutemir les Velrans et les ramenaient jusqursquoagraveleur lisiegravere parmi des grecircles de cailloux

Migue la Lune prudent restait au dernier rang et lrsquoon ne fit pas deprisonniers et il nrsquoy eut pas de blesseacutes

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La guerre des boutons Chapitre IV

Cela eucirct pu durer longtemps ainsi malheureusement pour Longe-verne la classe du samedi matin fut deacutesastreuse Le grand Lebrac quisrsquoeacutetait tout de mecircme fourreacute dans la tecircte les multiples et les sous-multiplesdu megravetre confiant dans la parole du pegravere Simon qui avait dit que quandon les savait pour une sorte de mesures on les savait pour toutes ne vou-lut pas entendre dire que le kilolitre et le myrialitre nrsquoexistaient point

Il emmecircla si bien lrsquohectolitre et le double et le boisseau et la chopineses connaissances livresques avec son expeacuterience personnelle qursquoil se vitfermement et sans espoir drsquoen reacutechapper fourrer en retenue de quatre agravecinq drsquoabord plus longtemps si crsquoeacutetait neacutecessaire et srsquoil ne satisfaisait pasagrave toutes les exigences reacutecitatoires du maicirctre

mdash Quel vieux salaud quand il srsquoy mettait tout de mecircme que ce pegravereSimon

Le malheur voulut que Tintin se trouvacirct exactement dans le mecircmecas ainsi que Grangibus et Boulot Seuls Camus qui y avait coupeacute et LaCrique qui savait toujours restaient pour conduire ce soir-lagrave la troupede Longeverne deacutejagrave reacuteduite par lrsquoabsence de Gambette qui nrsquoeacutetait pasvenu ce jour-lagrave parce qursquoil avait conduit leur cabe sup1 au bouc et de quelquesautres obligeacutes de rentrer agrave la maison pour preacuteparer la toilette du lende-main

mdash Faudrait peut-ecirctre pas aller ce soir hasarda Lebrac pensifCamus bondit ndash Pas aller Ben il la baillait belle le geacuteneacuteral Pour

qui qursquoon le prenait lui Camus Par exemple qursquoon allait passer pourcouillons

Lebrac eacutebranleacute se rendit agrave ces raisons et convint que sitocirct libeacutereacute avecTintin Boulot et Grangibus (et ils allaient srsquoy mettre drsquoattaque) ils se por-teraient ensemble agrave leur poste de combat

Mais il eacutetait inquiet Ccedila lrsquoembecirctait na que lui chef ne fucirct pas lagrave pourdiriger la manoeuvre en un jour plutocirct difficile

Camus le rassura et apregraves de brefs adieux agrave quatre heures fila flan-queacute de ses guerriers vers le terrain de combat

Tout de mecircme cette responsabiliteacute nouvelle le rendait pensif et preacute-occupeacute drsquoon ne sait quoi le coeur peut-ecirctre eacutetreint de sombres pressenti-

1 Chegravevre

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La guerre des boutons Chapitre IV

ments il ne songea point agrave faire se dissimuler ses hommes avant drsquoarriveragrave leur retranchement du Gros Buisson

Les Velrans eux eacutetaient arriveacutes en avance Surpris de ne rien voir ilsavaient chargeacute lrsquoun drsquoeux Touegueule sup2 de grimper agrave son arbre pour serendre compte de la situation

Touegueule de son foyard vit la petite troupe qui srsquoavanccedilait impru-demment dans le chemin et une joie deacutebordante et silencieuse inondanttout son ecirctre le fit se tortiller comme un goujon au bout drsquoune ligne

Immeacutediatement il fit part agrave ses camarades de lrsquoinfeacuterioriteacute numeacuteriquede lrsquoennemi et de lrsquoabsence du grand Lebrac

LrsquoAztec des Gueacutes qui ne demandait qursquoagrave venger Migue la Lune ima-gina aussitocirct un plan drsquoattaque et il lrsquoexposa

On nrsquoallait drsquoabord faire semblant de rien se battre comme drsquohabitudesrsquoavancer puis reculer puis avancer de nouveau jusqursquoagrave mi-chemin etapregraves une feinte reculade partir de nouveau tous ensemble charger enmasse tomber en trombe sur le camp ennemi cogner ceux qui reacutesiste-raient faire prisonniers tous ceux qursquoon attraperait et les ramener agrave lalisiegravere ougrave ils subiraient le sort des vaincus

Ainsi crsquoeacutetait bien compris quand il pousserait son cri de guerre laquo LaMurie vous cregraveve raquo tous srsquoeacutelanceraient derriegravere lui la trique au poing

Touegueule eacutetait agrave peine redescendu de son foyard que lrsquoorgane per-ccedilant de Camus du centre du Gros Buisson lanccedilait le deacutefi drsquousage laquo Agravecul les Velrans raquo et que la bataille srsquoengageait dans les formes ordinaires

En tant que geacuteneacuteral Camus aurait ducirc rester agrave terre et diriger sestroupes mais lrsquohabitude la sacreacutee habitude de monter agrave lrsquoarbre fit tairetous ses scrupules de commandant en chef et il grimpa au checircne pourlancer de haut ses projectiles dans les rangs des adversaires

Installeacute dans une fourche soigneusement choisie et ameacutenageacutee com-modeacutement assis il prenait la ligne de mire en tendant lrsquoeacutelastique le cuirjuste au milieu de la fourche les bandes de caoutchouc bien eacutegales et lacirc-chait le projectile qui partait en sifflant du cocircteacute de Velrans deacutechiquetantdes feuilles ou cognant un tronc en faisant toc

Camus pensait qursquoil en serait ce jour-lagrave comme des jours preacuteceacutedents

2 Surnom qui signifie tord gueule

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La guerre des boutons Chapitre IV

et ne se doutait mie que les autres tenteraient une attaque et pousseraientune charge puisque chaque engagement depuis lrsquoouverture des hostiliteacutesavait vu leur deacutefaite ou leur reculade

Tout alla bien pendant une demi-heure et le sentiment du devoir ac-compli le souci drsquoun emploi judicieux de ses cailloux le rasseacutereacutenaientlorsque au cri de guerre de lrsquoAztec il vit la horde des Velrans chargeantson armeacutee avec une telle vitesse une telle ardeur une telle impeacutetuositeacuteune telle certitude de victoire qursquoil en demeura abasourdi sur sa branchesans pouvoir profeacuterer un mot

Ses guerriers en entendant cette rueacutee formidable en voyant ce bran-dissement drsquoeacutepieux et de triques effareacutes deacutemoraliseacutes trop peu nombreuxbattirent en retraite aussitocirct et prenant leurs jambes agrave leur cou srsquoen-fuirent leurs talons battant les fesses agrave toute allure dans la direction dela carriegravere agrave Laugu sans oser se retourner et croyant que toute lrsquoarmeacuteeennemie leur arrivait dessus

Malgreacute sa supeacuterioriteacute numeacuterique la colonne des Velrans en arrivantau Gros Buisson ralentit un peu son eacutelan craignant quelque projectiledeacutesespeacutereacute mais ne recevant rien elle srsquoengagea brusquement sous lecouvert et se mit agrave fouiller le camp

Heacutelas on ne voyait rien on ne trouvait personne et lrsquoAztec grom-melait deacutejagrave quand il deacutenicha Camus blotti dans son arbre tel un eacutecureuilsurpris

Il eut un ah sonore de triomphe en lrsquoapercevant et tout en se feacuteli-citant inteacuterieurement de ce que lrsquoassaut nrsquoeucirct pas eacuteteacute inutile il sommaimmeacutediatement son prisonnier de descendre

Camus qui savait le sort qui lrsquoattendait srsquoil abandonnait son asile etavait encore quelques cailloux en poche reacutepondit par le mot de Cam-bronne agrave cette injonction injurieuse Deacutejagrave il fouillait les poches de sonpantalon quand lrsquoAztec sans reacuteiteacuterer son invitation discourtoise or-donna agrave ses hommes de lui laquo descendre cet oiseau-lagrave raquo agrave coups de cailloux

Avant qursquoil eucirct bandeacute sa fronde une grecircle terrible lapida Camus quicroisa ses bras sur sa figure les mains sur les yeux pour se proteacuteger

Beaucoup de Velrans manquaient heureusement leur but presseacutesqursquoils eacutetaient de lancer leurs projectiles mais quelques-uns mais troptouchaient pan sur le dos pan sur la gueule pan sur la ratelle pan

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La guerre des boutons Chapitre IV

sur le racircble pan sur les guibolles attrape encore laquo ccedilui-lagrave raquo mon fils mdash Ah lrsquoy viendras mon salaud disait lrsquoAztecEt de fait le pauvre Camus nrsquoavait pas assez demains pour se proteacuteger

et se frotter et il allait enfin se rendre agrave merci quand le cri de guerre etle rugissement terrible de son chef ramenant ses troupes au combat ledeacutelivra comme par enchantement de cette terrible position

Lentement il deacutecroisa un bras puis un autre et se tacircta et regarda ethellipce qursquoil vithellip

Horreur trois fois horreur Lrsquoarmeacutee de Longeverne essouffleacutee arri-vait au Gros Buisson hurlante avec Tintin et Grangibus tandis qursquoagrave lalisiegravere les Velrans en troupeau emmenaient emportaient Lebrac prison-nier

mdash Lebrac Lebrac nom de Dieu Lebrac piailla-t-il Comment que ccedilaa pu se faire Ah bon Dieu de bon Dieu de nom de Dieu de nom de Dieude cent dieux

La maleacutediction deacutesespeacutereacutee de Camus eut un retentissement dans labande de Longeverne arrivant agrave la rescousse

mdash Lebrac fit Tintin en eacutecho Il nrsquoest pas lagrave Et il expliqua On arrivaitau bas de la Saute quand on a vu les nocirctres qui laquo srsquoensauvaient raquo commedes liegravevres alors il srsquoest lanceacute et leur zrsquoa dit

mdash Halte-lagrave hellip Ougrave venez-vous Et Camus mdash Camus qursquoa fait jrsquosais plus qui il est sur son checircne mdash Et La Crique mdash La Crique hellip on ne sait pas mdash Et vous les laissez comme ccedila nomdeDieu prisonniers des Velrans

vous nrsquoen avez donc point En avant allez en avant Alors il laquo srsquoa lanceacute raquo et on est parti derriegravere lui en laquo nrsquohurlant raquo

mais il eacutetait en avance drsquoau moins vingt sauts et agrave eux tous ils lrsquoaurontsucircrement pinceacute

mdash Mais oui qursquoil est chauffeacute ah nom de Dieu souffla Camus suffo-queacute deacutegringolant de son checircne

mdash Il nrsquoy a pas agrave chhellip faut le deacuteprendre mdash Ils sont deux fois plus que nous remarqua lrsquoun des fuyards rendu

prudent sucircrement qursquoil y en aura encore des chopeacutes crsquoest tout ce qursquoon

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La guerre des boutons Chapitre IV

y gagnera Puisqursquoon nrsquoest pas en nombre laquo gnrsquoa raquo qursquoagrave attendre apregravestout ils ne veulent pas le bouffer sans boire

mdash Non convint Camus mais ses boutons Et dire que crsquoest pour medeacutelivrer Ah malheur de malheur Il avait bien raison de nous dire dene pas venir ce soir Faut toujours eacutecouter son chef

mdash Mais ousqursquoest La Crique personne nrsquoa vu La Crique tu ne saispas srsquoil est pris

mdashNon reprit Camus je ne crois pas jrsquoai pas vu qursquoils lrsquoaient emmeneacuteil a ducirc se deacutefiler par les buissons du dessushellip

Pendant que les Longevernes se lamentaient et que Camus dans ledeacutesarroi du deacutesastre reconnaissait les avantages et la neacutecessiteacute drsquoune fortediscipline un rappel de perdrix les fit tressaillir

mdash Crsquoest La Crique dit GrangibusCrsquoeacutetait lui en effet qui au moment de lrsquoassaut srsquoeacutetait glisseacute comme

un renard entre les buissons et avait eacutechappeacute aux Velrans Il venait duhaut du communal et avait sucircrement vu quelque chose car il dit

mdash Ah mes amis qursquoest-ce qursquoils lui passent agrave Lebrac Jrsquoai mal vumais ce que ccedila cognait dur

Et il reacutequisitionna la ficelle et les eacutepingles de la bande pour raffublerles habits du geacuteneacuteral qui certainement nrsquoy couperait pas

Et en effet une scegravene terrible se deacuteroulait agrave la lisiegravereDrsquoabord enveloppeacute enrouleacute emporteacute par le tourbillon des adversaires

au point de nrsquoy plus rien comprendre le grand Lebrac srsquoeacutetait enfin re-connu eacutetait revenu agrave lui et quand on voulut le traiter en vaincu et lrsquoabor-der lrsquoeustache agrave la main il leur fit voir agrave ces peigne-culs ce que crsquoestqursquoun Longeverne

De la tecircte des pieds des mains des coudes des genoux des reinsdes dents cognant ruant sautant giflant tapant boxant mordant il sedeacutebattait terriblement culbutant les uns deacutechirant les autres eacuteborgnaitcelui-ci giflait celui-lagrave en bosselait un troisiegraveme et pan par-ci et toc par-lagrave et zon sur un autre tant et si bien que laissant pour compte une demi-manche de blouse il se faisait lacirccher enfin par la meute ennemie et srsquoeacutelan-ccedilait deacutejagrave vers Longeverne drsquoun eacutelan irreacutesistible quand un traicirctre croc-en-jambe deMigue la Lune lrsquoallongea net le nez dans une taupiniegravere les brasen avant et la gueule ouverte

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La guerre des boutons Chapitre IV

Il nrsquoeut pas le temps de dire ouf avant qursquoil eucirct songeacute seulement agravese mettre sur les genoux douze gars se preacutecipitaient derechef sur lui etpif et paf et poum et zop vous le saisissaient par les quatre membrestandis qursquoun autre le fouillait lui confisquait son couteau et le bacircillonnaitde son propre mouchoir

LrsquoAztec dirigeant la manoeuvre arma Migue la Lune sauveur de lasituation drsquoune verge de noisetier et lui recommanda preacutecaution inutiledrsquoy aller de ses six coups chaque fois que lrsquoautre tenterait la moindre se-cousse

De fait Lebrac nrsquoeacutetait pas homme agrave se tenir comme ccedila bientocirct sesfesses furent bleues de coups de baguette tant qursquoagrave la fin il dut bien setenir tranquille

mdash Ramasse cochon disait Migue la Lune Ah tu voulais me couperle zizi et les couilles Eh bien si on te les coupait agrave toi maintenant

Ils ne les lui coupegraverent point mais pas un bouton pas une bouton-niegravere pas une agrafe pas un cordon nrsquoeacutechappa agrave leur vigilance venge-resse et Lebrac vaincu deacutepouilleacute et fesseacute fut rendu agrave la liberteacute dans lemecircme eacutetat piteux que Migue la Lune cinq jours auparavant

Mais le Longeverne ne pleurnichait pas comme le Velrans il avaitune acircme de chef lui et srsquoil eacutecumait de rage inteacuterieure il semblait ne passentir la douleur physique Aussi degraves que deacutebacircillonneacute il nrsquoheacutesita pas agravecracher agrave ses bourreaux en invectives virulentes son incoercible meacutepriset sa haine vivace

Crsquoeacutetait un peu trop tocirct heacutelas et la horde victorieuse sucircre de le teniragrave sa merci le lui fit bien voir en le bacirctonnant de nouveau agrave trique queveux-tu et en le bourrant de coups de pieds

Alors Lebrac vaincu gonfleacute de rage et de deacutesespoir ivre de haine etde deacutesir de vengeance partit enfin la face ravageacutee fit quelques pas puisse laissa choir derriegravere un petit buisson comme pour pleurer agrave son aiseou chercher quelques eacutepines qui lui permissent de retenir son pantalonautour de ses reins

Une colegravere folle le dominait il tapa du pied il serra les poings ilgrinccedila des dents il mordit la terre puis comme si cet acircpre baiser lrsquoeucirctinspireacute subitement il srsquoarrecircta net

Les cuivres du couchant baissaient dans les branches demi-nues de

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La guerre des boutons Chapitre IV

la forecirct eacutelargissant lrsquohorizon amplifiant les lignes ennoblissant le pay-sage qursquoun puissant souffle de vent vivifiait Des chiens de garde au loinaboyaient au bout de leurs chaicircnes un corbeau rappelait ses compagnonspour le coucher les Velrans srsquoeacutetaient tus on nrsquoentendait rien des Longe-vernes

Lebrac dissimuleacute derriegravere son buisson se deacutechaussa (crsquoeacutetait facile)mit ses bas en loques dans ses souliers veufs de lacets retira son tricotet sa culotte les roula ensemble autour de ses chaussures mit ce rouleaudans sa blouse dont il fit ainsi un petit paquet noueacute aux quatre coins et negarda sur lui que sa courte chemise dont les pans frissonnaient au vent

Alors saisissant son petit baluchon drsquoune main de lrsquoautre troussantentre deux doigts sa chemise il se dressa drsquoun seul coup devant toute lrsquoar-meacutee ennemie et traitant ses vainqueurs de vaches de cochons de salaudset de lacircches il leur montra son cul drsquoun index eacutenergique puis se mit agrave fuiragrave toutes jambes dans le creacutepuscule tombant poursuivi par les impreacuteca-tions des Velrans au milieu drsquoune grecircle de cailloux qui bourdonnaient agraveses oreilles

n

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CHAPITRE V

Les conseacutequences drsquoun deacutesastre

Coup sur coup Deuil sur deuil Ah lrsquoeacutepreuve redouble

Victor Hugo (LrsquoAnneacutee terrible)

O raison de dire qursquounmalheur ne vient jamais seul Ce futLa Crique qui plus tard formula cet aphorisme dont il nrsquoeacutetaitpas lrsquoauteur

Quand Lebrac sacrant et vocifeacuterant contre ces peigne-culs de Velransarriva cheveux chemise et le reste au vent agrave la boucle du chemin de laSaute ce ne fut pas les compaings qursquoil trouva pour le recevoir mais bienle pegravere Zeacutephirin vieux soldat drsquoAfrique qursquoon appelait plus communeacute-ment Beacutedouin et qui remplissait dans la commune les modestes fonctionsde garde champecirctre ce qui se voyait drsquoailleurs agrave sa plaque jaune bien as-tiqueacutee luisant parmi les plis de sa blouse bleue toujours propre

De bonheur pour le grand Lebrac Beacutedouin repreacutesentant de la forcepublique agrave Longeverne eacutetait un peu sourd et nrsquoy voyait plus tregraves bien

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La guerre des boutons Chapitre V

Il avait revenant de sa tourneacutee quotidienne ou presque eacuteteacute arrecircteacute parles hurlements et les cris de guerre de Lebrac se deacutebattant aux mains desVelrans Comme il se trouvait par hasard qursquoil avait deacutejagrave eacuteteacute victime defarces et plaisanteries de la part de certains laquo galapias raquo du village il nedouta mie que les invectives virulentes de celui-lagrave fuyant autant dire agravepoil ne fussent agrave son adresse Il en douta de moins en moins quand ildistingua entre autres les syllabes de laquo cochon raquo et de laquo salaud raquo quidans sa penseacutee droite et logique ne pouvaient indubitablement srsquoappli-quer qursquoagrave un repreacutesentant de la laquo loa raquo sup1 Reacutesolu (le devoir avant tout) agravepunir cet insolent qui attentait du mecircme coup aux bonnes moeurs et agrave sadigniteacute de magistrat il srsquoeacutelanccedila agrave sa poursuite pour le rattraper ou toutau moins le reconnaicirctre et lui faire donner par laquo qui de droit raquo la fesseacuteeqursquoil jugeait meacuteriter

Mais Lebrac vit Beacutedouin lui aussi et reconnaissant des intentionshostiles au laquo polisson raquo qursquoil poussa il biaisa vivement agrave gauche versle haut du communal et disparut dans les buissons pendant que lrsquoautrebrandissant son bacircton criait toujours de toute sa gorge

mdash Petit saligaud que je trsquoattrape un peu Cacheacutes dans le Gros Buisson ahuris de cette apparition inattendue

les Longevernes suivaient la poursuite de Beacutedouin avec des yeux rondscomme des prunelles de chouettes

mdash Crsquoest lui crsquoest bien lui fit La Crique parlant de son chefmdash Il leur z-y-a encore joueacute un tour remarqua TintinQuel bougre tout

demecircme et lrsquoinflexion de sa voix disait toute lrsquoadmiration qursquoil professaitpour son geacuteneacuteral

mdash Ce vieux chellip va-t-il nous emmerder longtemps reprit Camus frot-tant de ses paumes segraveches et calleuses ses douloureuses meurtrissures

Et il songeait deacutejagrave agrave deacuteleacuteguer Tintin ou La Crique pour attirer Beacutedouinhors des lieux ougrave devait se cacher Lebrac en poussant agrave lrsquoadresse du gardequelques seacuteries drsquoeacutepithegravetes coloreacutees et fortes telles vieille tourte enfifreacutesodomiss veacuterolard drsquoAfrique et autres qursquoils avaient retenues au passagede certaines conversations entre les anciens du village

Il nrsquoen fut pas reacuteduit agrave cet expeacutedient car le vieux briscard redescendit

1 Loi

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La guerre des boutons Chapitre V

bientocirct le chemin jurant contre ces garnements agrave qui il tirerait les oreilleset qursquoil laquo foutrait raquo bien un jour ou lrsquoautre agrave laquo lrsquoousteau raquo communal pourtenir compagnie durant une heure ou deux aux rats de la fromagerie

Immeacutediatement Camus imita le tirouit de la perdrix grise signal deralliement de Longeverne et agrave la reacuteponse qui lui vint signala par troisnouveaux cris conseacutecutifs agrave son feacuteal aux abois que tout danger eacutetait mo-mentaneacutement eacutecarteacute

Bientocirct derriegravere les buissons on aperccedilut srsquoapprochant en effet lasilhouette indeacutecise drsquoabord et blanche de Lebrac son petit baluchon agrave lamain puis se distinguegraverent les traits de sa face contracteacutee de colegravere

mdash Ben mon vieux ben ma vieille Ce fut tout ce que put dire Camus qui les larmes aux yeux et les dents

serreacutees brandit un poing menaccedilant dans la direction de VelransEt Lebrac fut entoureacuteToutes les ficelles et toutes les eacutepingles de la bande furent reacutequisi-

tionneacutees afin de lui refaire une tenue tant qursquoagrave peu pregraves preacutesentable pourrentrer au village Agrave un soulier on mit de la ficelle de fouet agrave lrsquoautre de laficelle de pain de sucre prise agrave une garde drsquoeacutepeacutee des morceaux de tresseserregraverent les bas aux jarrets on trouva une eacutepingle de nourrice pour re-joindre et maintenir les deux ouvertures du pantalon Camus mecircme ivrede sacrifice voulait deacutefaire sa fronde agrave laquo lastique raquo pour en fabriquer uneceinture agrave son chef mais lrsquoautre noblement srsquoy opposa quelques eacutepinesbouchegraverent les plus gros trous La blouse ma foi pendait bien un peu enarriegravere la chemise irreacutemeacutediablement bacircillait agrave la cotisse sup2 et la manchedeacutechireacutee dont manquait le morceau eacutetait un irreacutecusable teacutemoin de la lutteterrible qursquoavait soutenue le guerrier

Quand il fut tant bien que mal regaupeacute sup3 jetant sur son accoutrementun coup drsquooeil meacutelancolique et eacutevaluant en lui-mecircme la quantiteacute de coupsde pied au cul que lui vaudrait cette tenue il reacutesuma ses appreacutehensionsen une phrase lapidaire qui fit freacutemir jusqursquoau coeur toutes les fibres deses soldats

mdash Bon Dieu ce que je vais ecirctre ceriseacute ⁴ en rentrant

2 Cotisse col3 Regaupeacute rajusteacute4 Ceriseacute signifie apparemment secoueacute comme le serait un cerisier et mecircme plus

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La guerre des boutons Chapitre V

Un silence morne accueillit cette preacutevision Le groupe eacutevidemment nevoyait pas drsquoobjections agrave faire et dans la nuit qui tombait ce fut la saboteacuteelamentable et silencieuse vers le village

Que diffeacuterente fut cette rentreacutee de celle du lundi La nuit morne etpesante alourdissait leur tristesse pas une eacutetoile ne se levait dans lesnuages qui tout agrave coup avaient envahi le ciel les murs gris qui bordaientle chemin avaient lrsquoair drsquoescorter en silence leur deacutesastre les branchesdes buissons pendaient en saule pleureur et euxmarchaient traicircnaient lespieds comme si leurs semelles eussent eacuteteacute appesanties de toute la deacutetressehumaine et de toute la meacutelancolie de lrsquoautomne

Pas un ne parlait pour ne point aggraver les preacuteoccupations doulou-reuses du chef vaincu et pour augmenter encore leur peine leur parve-nait dans le vent du sud-ouest le chant de victoire des Velrans glorieuxqui rentraient dans leurs foyers

Je suis chreacutetien voilagrave ma gloireMon espeacuterance et mon soutienhellipCar on eacutetait calotin agrave Velrans et rouge agrave LongeverneAu Gros Tilleul on srsquoarrecircta comme de coutume et Lebrac rompit le

silence mdash On se retrouvera demain matin pregraves du lavoir au second coup de

la messe fit-il drsquoune voix qursquoil voulait rendre ferme mais ougrave perccedilait toutde mecircme dans une sorte de chevrotement lrsquoangoisse drsquoun avenir troubletregraves incertain ou plutocirct trop certain

mdash Oui reacutepondit-on simplement et Camus le lapideacute vint lui serrer lesmains en silence pendant que la petite troupe tregraves vite srsquoeacutegrenait par lessentiers et les chemins qui conduisaient chacun agrave son domicile respectif

Quand Lebrac arriva agrave la maison de son pegravere pregraves de la fontaine duhaut il vit la lampe agrave peacutetrole allumeacutee dans la chambre du poecircle et par unentrebacircillement de rideaux il remarqua que sa famille eacutetait deacutejagrave en trainde souper

Il en freacutemit Cette constatation coupait net ses derniegraveres chances dene pas ecirctre vu en la tenue plutocirct deacutebrailleacutee dans laquelle il se trouvait parle plus fatal des destins

Mais il reacutefleacutechit que un peu plus tocirct ou un peu plus tard il fallait toutde mecircme y passer et reacutesolu agrave tout recevoir stoiumlquement il leva le loquet

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La guerre des boutons Chapitre V

de la cuisine traversa la piegravece et poussa la porte du poecircleLe pegravere de Lebrac tenait drsquoautant plus agrave laquo lrsquoestruction raquo ⁵ qursquoil en eacutetait

lui-mecircme et totalement deacutepourvu aussi exigeait-il de son rejeton degraves querevenait la saison drsquoeacutecolage une application agrave lrsquoeacutetude qui vraiment ne setrouvait pas ecirctre en raison directe des aptitudes intellectuelles de lrsquoeacutelegraveveLebrac Il venait de temps agrave autre confeacuterer de ce sujet avec le pegravere Simonet lui recommandait avec insistance de ne pas manquer son garnement etde le tanner chaque fois qursquoil le jugerait bon Ce ne serait certes pas luiqui le soutiendrait comme certains parents nouillottes laquo qui savent pas yfaire pour le bien de leurs enfants raquo et quand le gars aurait eacuteteacute puni enclasse lui le pegravere redoublerait la dose agrave la maison

Comme on le voit le pegravere de Lebrac avait en peacutedagogie des ideacutees bienarrecircteacutees et des principes tregraves nets et il les appliquait sinon avec succegravesdu moins avec conviction

Il avait justement en abreuvant les becirctes passeacute ce soir-lagrave pregraves dumaicirctre drsquoeacutecole qui fumait sa pipe sous les arcades de la maison communepregraves de la fontaine du milieu et il srsquoeacutetait enquis de la faccedilon dont son filsse comportait

Il avait naturellement appris que Lebrac jeune eacutetait resteacute en retenuejusqursquoagrave quatre heures et demie heure agrave laquelle il avait sans broncherreacuteciteacute la leccedilon qursquoil nrsquoavait pas sue le matin ce qui prouvait bien quequand il voulaithellip nrsquoest-ce pashellip

mdash Le rossard srsquoeacutetait exclameacute le pegravere Savez-vous bien qursquoil nrsquoemportejamais un livre agrave la maison Foutez-lui donc des devoirs des lignes desverbes ce que vous voudrez mais nrsquoayez crainte jrsquovas le soigner ce soirmoi

Crsquoeacutetait dans cette mecircme disposition drsquoesprit qursquoil se trouvait quandson fils franchit le seuil de la chambre

Chacun eacutetait agrave sa place et avait deacutejagrave mangeacute sa soupe Le pegravere sa cas-quette sur la tecircte le couteau agrave la main srsquoapprecirctait agrave disposer sur un adosde choux les tranches de lard fumeacute coupeacutees en morceaux plus ou moinsgros suivant la taille et lrsquoestomac de leur destinataire quand la portegrinccedila et que son fils apparut

5 Estruction instruction

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La guerre des boutons Chapitre V

mdash Ah te voilagrave tout de mecircme fit-il drsquoun petit air mi-sec mi-narquoisqui nrsquoannonccedilait rien de bon

Lebrac jugea prudent de ne pas reacutepondre et gagna sa place au bas dela table ignorant drsquoailleurs tout des intentions paternelles

mdash Mange ta soupe grogna la megravere elle est deacutejagrave toute laquo reacutefroidiete raquo mdash Et boutonne donc ton blouson fit le pegravere tu mrsquoas lrsquoair drsquoun mar-

chand de cabes ⁶Lebrac ramena drsquoun geste aussi eacutenergique qursquoinutile sa blouse qui

pendait dans son dos mais nrsquoagrafa rien et pour causemdash Je te dis drsquoagrafer ta blouse reacutepeacuteta le pegravere Et drsquoabord drsquoougrave viens-tu

comme ccedila Tu sors pas de classe peut-ecirctre agrave ces heures-ci mdash Jrsquoai perdu mon crochet de blouson marmotta Lebrac eacutevitant une

reacuteponse directemdash Las-moi Mon doux Jeacutesus srsquoexclama la megravere quels gouillands ⁷ que

ces cochons-lagrave ccedila casse tout ils deacutechirent tout ils ravalent tout Qursquoest-ce qursquoon veut devenir avec eux

mdash Et tes manches interrompit de nouveau le pegravere Trsquoas perdu aussiles boutons

mdash Oui avoua LebracApregraves cette nouvelle deacutecouverte qui avec la rentreacutee tardive deacutecelait

une situation particuliegravere et anormale un examen deacutetailleacute srsquoimposaitLebrac se sentit devenir rouge jusqursquoagrave la racine des cheveuxmdash Merde ccedila allait rien barder mdash Viens voir un peu ici au milieu Et le pegravere ayant leveacute lrsquoabat-jour de la lampe sous les quatre paires

drsquoyeux inquisiteurs de la famille Lebrac apparut dans toute lrsquoeacutetendue deson deacutesastre aggraveacute encore par les reacuteparations hacirctives que desmains en-thousiastes et bienveillantes certes mais trop malhabiles avaient acheveacuteau lieu de le tempeacuterer

mdash Ben nom de Dieu ah salaud ah cochon ah vaurien ah rossard grognait le pegravere apregraves chaque deacutecouverte Pas un bouton agrave son tricot niagrave sa chemise des eacutepines pour fermer sa braguette une eacutepingle de sucircreteacute

6 Cabe bique chegravevre7 Gouilland homme de mauvaise vie ivrogne et deacutebaucheacute

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La guerre des boutons Chapitre V

pour tenir son pantalon des ficelles agrave ses souliers mdash Mais drsquoougrave sors-tu donc nom de Dieu de saligaud gronda Lebrac

pegravere doutant que lui calme citoyen eucirct pu procreacuteer un garnement pareiltandis que la megravere se lamentait sur le travail continuel que ce polissonce boufre de gredin de cochon drsquoenfant lui donnait quotidiennement

mdash Et tu trsquoimagines que ccedila va durer longtemps comme ccedila peut-ecirctrereprit le pegravere que je vais deacutepenser des sous agrave eacutelever et agrave nourrir un salo-piot comme toi qui ne fout rien ni agrave la maison ni en classe ni ailleursmecircme que jrsquoen ai parleacute ce soir agrave ton maicirctre drsquoeacutecole

mdash Ah je trsquoen foutrai bandit Je vas te faire voir que les maisons decorrection elles sont pas faites pour les chiens Ah rosse

mdash hellipmdash Drsquoabord tu vas te passer de souper Mais vas-tu me reacutepondre nom

de Dieu ougrave trsquoes-tu arrangeacute comme ccedila mdash hellipmdashAh tu ne veux rien dire crapule ah oui vraiment eh bien attends

un peu nom de Dieu je veux bien te faire causer moi va Et saisissant dans le fagot entameacute pregraves de la chemineacutee un raim ⁸ de

coudre souple et dur arrachant la chemise jetant bas la culotte le pegraverede Lebrac administra agrave son rejeton qui se roulait se tordait eacutecumaitracirclait et hurlait hurlait agrave faire trembler les vitres une de ces racleacutees quicomptent dans la vie drsquoun mocircme

Puis sa justice ayant passeacute il ajouta drsquoun ton sec et qui nrsquoadmettaitpas de reacuteplique

mdash Et file te coucher maintenant et vivement hein nom de Dieu etque jrsquoentende laquo queacuteque chose raquo hellip

Sur sa paillasse de turquit ⁹ et son matelas de paillette sup1⁰ Lebracsrsquoeacutetendit las intenseacutement les membres briseacutes le derriegravere en sang la tecirctebouillonnante il se retourna longtemps meacutedita longuement longuementet srsquoendormit sur son deacutesastre

8 Forte baguette mot patois qui vient sans doute de rameau9 Paille de maiumls10 Balle drsquoavoine

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La guerre des boutons Chapitre V

n

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CHAPITRE VI

Plan de campagne

hellipdans le simple appareilDrsquoune beauteacute qursquoon vient drsquoarracher au sommeil

Racine (Britannicus acte II sc II)

E rsquo lendemain drsquoun sommeil de plomb lourd commela cuveacutee drsquoune ivresse Lebrac srsquoeacutetira lentement avec des sensa-tions de meurtrissure aux reins et de vide agrave lrsquoestomac

Le souvenir de ce qui srsquoeacutetait passeacute lui revint agrave lrsquoesprit comme une bouffeacuteede chaleur vous monte agrave la tecircte et le fit rougir

Ses vecirctements jeteacutes au pied du lit et ailleurs nrsquoimporte ougrave nrsquoimportecomment attestaient par leur deacutesordre le trouble profond qui avait preacute-sideacute au deacuteshabillage de leur proprieacutetaire

Lebrac songea que la colegravere paternelle devait ecirctre un peu eacutemousseacuteepar une nuit de sommeil il jugea de lrsquoheure aux bruits de la maison et dela rue les becirctes rentraient de lrsquoabreuvoir sa megravere portait le laquo leacutecher raquo aux

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La guerre des boutons Chapitre VI

vaches Il eacutetait temps qursquoil se levacirct et accomplicirct la besogne qui lui eacutetaitdeacutevolue chaque dimanche matin savoir deacutecrotter et astiquer les cinqpaires de souliers de la famille emplir de bois la caisse et drsquoeau les arro-soirs srsquoil ne voulait pas encourir de nouveau les rigueurs de la correctionfamiliale

Il sauta du lit et mit sa casquette puis il porta les mains agrave son derriegraverequi eacutetait chaud et douloureux et nrsquoayant pas de glace pour ymirer ce qursquoilvoulait tourna autant qursquoil put la tecircte sur les eacutepaules et regarda

Crsquoeacutetait rouge avec des raies violettes Eacutetaient-ce les coups de verge de Migue la Lune ou les marques de la

trique du pegravere Tous les deux sans douteUn nouvelle rougeur de honte ou de rage lui empourpra le front Salauds de Velrans ils lui paieraient ccedila Immeacutediatement il enfila ses bas et se mit en quecircte de son vieux pan-

talon celui qursquoil devait porter chaque fois qursquoil avait agrave accomplir une be-sogne au cours de laquelle il risquait de salir et de deacuteteacuteriorer ses laquo bons ha-bits raquo Crsquoeacutetait fichtre bien le cas Mais lrsquoironie de sa situation lui eacutechappaet il descendit agrave la cuisine

Il commenccedila par mettre agrave profit lrsquoabsence de sa megravere pour chiper dansle dressoir un gros quignon de pain qursquoil cacha dans sa poche et dont ilarrachait de temps agrave autre agrave pleines dents une eacutenorme boucheacutee qui luidistendait les macircchoires puis il se mit agrave manier les brosses avec ardeuret comme si rien de particulier ne srsquoeacutetait passeacute la veille

Son pegravere raccrochant son fouet au crochet de fer du pilier de pierrequi srsquoeacutelevait au milieu de la cuisine lui jeta en passant un coup drsquooeilrapide et seacutevegravere mais ne desserra pas les dents

Sa megravere quand il eut fini sa tacircche et apregraves qursquoil eut deacutejeuneacute drsquoun bolde soupe veilla agrave son eacutechenillage dominicalhellip

Il faut dire que Lebrac de mecircme que la plupart de ses camaradesLa Crique excepteacute nrsquoavait avec lrsquoeau que des relations plutocirct lointainesextra-familiales si lrsquoon peut dire et qursquoil la craignait autant que Mitis lechat de la maison Il ne lrsquoappreacuteciait vraiment en effet que dans les rigolesde la rue ougrave il aimait agrave patauger et comme force motrice faisant tournerde petits moulins agrave aubes de sa construction avec un axe en sureau et despalettes en coudre

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La guerre des boutons Chapitre VI

Aussi en semaine malgreacute les colegraveres du pegravere Simon ne se lavait-il ja-mais sauf les mains qursquoil fallait preacutesenter agrave lrsquoinspection de propreteacute etencore le plus souvent se servait-il de sable en guise de savon Le di-manche il y passait en rechignant Sa megravere armeacutee drsquoun rude torchon degrosse toile bise preacutealablement mouilleacute et savonneacute lui racircpait vigoureuse-ment la face le cou et les plis des oreilles et quant au fond drsquoicelles ileacutetait cureacute non moins eacutenergiquement avec le coin du linge mouilleacute tortilleacuteen forme de vrille Ce jour-lagrave Lebrac srsquoabstint de brailler et quand onlrsquoeut nanti de ses vecirctements du dimanche on lui permit lorsque sonnale second coup de la messe de se rendre sur la place en lui faisant tou-tefois remarquer avec une ironie totalement deacutepourvue drsquoeacuteleacutegance qursquoilnrsquoavait qursquoagrave recommencer comme la veille

Toute lrsquoarmeacutee de Longeverne eacutetait deacutejagrave lagrave peacuterorant et jacassant re-macircchant la deacutefaite et attendant anxieusement le geacuteneacuteral

Il entra simplement dans le gros de la bande leacutegegraverement eacutemu toutefoisde tous ces yeux brillants qui lrsquointerrogeaient muettement

mdash Ben oui fit-il jrsquoai reccedilu la danse Et puis quoi on nrsquoen cregraveve paslaquo pisque raquo me voilagrave

Nrsquoempecircche que nous leur z-y devons queacuteque chose et qursquoils le paie-ront

Cette faccedilon de parler qui semblerait au premier abord et pour quel-qursquoun de non initieacute deacutepourvue de logique fut pourtant admise par tous etdu premier coup car Lebrac fut appuyeacute dans son opinion par drsquounanimesapprobations

mdash Ccedila ne peut aller comme ccedila continua-t-il Non faut absolumenttrouver queacuteque chose Jrsquoveux plus me faire taugner sup1 agrave la cambuse laquo passeque raquo drsquoabord on ne me laisserait plus sortir et puis il faut leur faire payerla tourneacutee drsquohier

mdash Faudra y penser pendant la messe et on en recausera ce soirAgrave ce moment passegraverent les petites filles qui en bande se rendaient

elles aussi agrave lrsquooffice En traversant la place elles regardegraverent curieuse-ment Lebrac laquo pour voir la gueule qursquoil faisait raquo car elles eacutetaient au cou-rant de la grande guerre et savaient deacutejagrave toutes par leur fregravere ou leur

1 Taugner rosser

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La guerre des boutons Chapitre VI

cousin que la veille le geacuteneacuteral malgreacute une reacutesistance heacuteroiumlque avaitsubi le sort des vaincus et eacutetait rentreacute chez soi deacutepouilleacute et en piteux eacutetat

Sous les multiples feux de tous ces regards Lebrac bien qursquoil fucirct loindrsquoecirctre timide rougit jusqursquoau bout des oreilles son orgueil de macircle et dechef souffrait horriblement de sa deacutefaite et de cette sorte de deacutecheacuteancepassagegravere et ce fut bien pis encore quand sa bonne amie la soeur deTintin lui jeta au passage un regard de tendresse aux abois un regarddeacutesoleacute inquiet humide et tendre qui disait eacuteloquemment toute la partqursquoelle prenait agrave son malheur et tout lrsquoamour qursquoelle gardait envers etmalgreacute tout pour lrsquoeacutelu de son coeur

Malgreacute ces marques non eacutequivoques de sympathie Lebrac nrsquoy tintpas il voulut agrave tout prix se justifier complegravetement aux yeux de son amie et lacircchant sa bande il entraicircna Tintin agrave part et entre quatre-z-yeux luidemanda

mdash Y as-tu au moins tout bien raconteacute agrave ta soeur mdash Pour sucircr affirma lrsquoautre elle pleurait de rage elle disait que laquo si

elle aurait tenu le Migue la Lune elle y aurait creveacute les oeils raquomdash Y as-tu dit que crsquoeacutetait pour deacutelivrer Camus et que si vous aviez eacuteteacute

plus lestes ils ne mrsquoauraient pas chopeacute comme ccedila mdash Mais oui que jrsquoy ai dit Jrsquoy ai mecircme dit que tout le temps qursquoils te

saboulaient trsquoavais pas pleureacute une goutte et puis que pour finir tu leurzrsquoy avais montreacute ton cul Ah ce qursquoelle mrsquoeacutecoutait mon vieux Crsquoest paspour dire tu sais mais elle te gobe notrsquo Marie Elle mrsquoa mecircme dit detrsquoembrasser mais entre nous tu comprends entre hommes ccedila ne se faitpas ccedila a lrsquoair becircte nrsquoempecircche que le coeur y est mon vieux les femmesquand ccedila aimehellip Elle mrsquoa aussi dit qursquoune autre fois quand elle aurait letemps elle tacirccherait de venir par derriegravere pour des fois que si tu eacutetaisrepris tu comprends elle te recoudrait des boutons

mdash Jrsquoy serai pas repris n d Dhellip non jrsquoy serai pas fit Lebrac eacutemu toutde mecircme

Mais quand je laquo rrsquoirai raquo agrave la foire de Vercel laquo dis-y raquo que je lui rap-porterai un pain drsquoeacutepices pas un petit guiguillon de rien du tout mais ungros tu sais un de six sous avec une double devise

mdash Ce qursquoelle va ecirctre contente la Marie mon vieux quand jrsquoy diraireprit Tintin qui songeait avec eacutemotion que sa soeur partageait toujours

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La guerre des boutons Chapitre VI

avec lui reacuteguliegraverement ses desserts Il ajouta mecircme se trahissant dans uneacutelan de geacuteneacuterositeacute

mdash On tacircchera de le bouffer tous les trois ensemblemdash Mais crsquoest pas pour toi que je lrsquoachegraveterai ni pour moi crsquoest pour

elle mdash Oui je sais bien oui mais tu comprends des fois une ideacutee qursquoelle

aurait de faire comme ccedila mdash Tout de mecircme convint Lebrac pensif et ils entregraverent avec les autres

agrave lrsquoeacuteglise les cloches sonnant agrave toute voleacuteeQuand ils se furent caseacutes chacun agrave son poste respectif crsquoest-agrave-dire aux

places que les convenances la vigueur personnelle la soliditeacute du poingleur avaient fait srsquoattribuer peu agrave peu apregraves des deacutebats plus oumoins longs(les meilleures eacutetant reacuteputeacutees les plus proches des bancs des petites filles)ils tiregraverent de leurs poches qui un chapelet qui un livre de messe voireune image pieuse pour avoir laquo lrsquoair plus convenable raquo

Lebrac comme les autres extirpa du fond de sa poche de veste unvieux paroissien au cuir useacute et aux lettres eacutenormes heacuteritage drsquoune grand-tante agrave la vue faible et lrsquoouvrit nrsquoimporte ougrave histoire drsquoavoir lui aussi unecontenance agrave peu pregraves exempte de reproches

Peu curieux des oraisons il tourna son livre agrave lrsquoenvers et tout enfixant sans les voir les immenses caractegraveres drsquoune messe de mariage enlatin de laquelle il se fichait pas mal il reacutefleacutechit agrave ce qursquoil proposerait lesoir agrave ses soldats car il se doutait bien que ces sacreacutes asticots-lagrave ne trouve-raient comme drsquohabitude rien du tout du tout et se reposeraient encoresur lui du soin de deacutecider ce qursquoil faudrait faire pour remeacutedier au dangerterrible dont ils eacutetaient tous plus ou moins menaceacutes

Tintin dut le pousser pour le faire agenouiller lever et asseoir auxmoments deacutesigneacutes par le rituel et il jugea de la terrible contention drsquoespritde son chef agrave ce que celui-ci ne jeta pas une seule fois les yeux sur lesgamines qui elles de temps en temps le reluquaient pour voir laquo quellegueule qursquoon fait raquo quand on a reccedilu une bonne voleacutee

Des divers moyens qui srsquooffrirent agrave son esprit Lebrac partisan dessolutions radicales nrsquoen retint qursquoun et le soir apregraves vecircpres quand leconseil geacuteneacuteral des guerriers de Longeverne fut reacuteuni agrave la carriegravere agrave Pe-piot il le proposa carreacutement froidement et sans tergiversations

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash Pour ne pas se faire esquinter ses habits il nrsquoy a qursquoun moyen sucircrcrsquoest de nrsquoen pas avoir Je propose donc qursquoon se batte agrave poil hellip

mdash Tout nus se reacutecriegraverent bon nombre de camarades surpris eacutetonneacuteset mecircme un peu effrayeacutes de ce proceacutedeacute violent qui choquait peut-ecirctreaussi leurs sentiments de pudeur

mdash Parfaitement reprit Lebrac Si vous aviez reccedilu la danse vous nrsquoheacute-siteriez pas agrave dire comme moi

Et par le menu sans deacutesir drsquoeacutepater la galerie pour la convaincre seule-ment Lebrac narra les souffrances physiques et morales de sa captiviteacuteau bord du bois et la rentreacutee cuisante agrave la maison

mdash Tout de mecircme objecta Boulot srsquoil venait agrave passer du monde si unmendiant venait agrave rouler par lagrave et qursquoil nous ratiboise nos frusques siBeacutedouin nous retombait dessus

mdash Drsquoabord reprit Lebrac les habits on les cachera et puis au besoinon mettra quelqursquoun pour les garder

Srsquoil passe des gens et que ccedila les gecircne ils nrsquoauront qursquoagrave ne pas regarderet pour ce qui est du pegravere Beacutedouin on lrsquoemmhellip vous avez bien vu commejrsquoai fait hier au soir

mdash Oui maishellip fit Boulot qui deacutecideacutement nrsquoavait pas du tout lrsquoair detenir agrave se montrer dans le simple appareilhellip

mdash Crsquoest bon coupa Camus clouant son adversaire par un argumentpeacuteremptoire toi on sait bien pourquoi tu nrsquooses pas te mettre tout nuCrsquoest laquo passe que raquo trsquoas peur qursquoon voie la tache de vin que tu as auderriegravere et qursquoon se foute de ta fiole Trsquoas tort Boulot Ben quoi la belleaffaire une tache au cul crsquoest pas ecirctre estropieacute ccedila et il nrsquoy a pas agrave enavoir honte crsquoest ta megravere qursquoa eu une envie quand elle eacutetait grosse ellea eu ideacutee de boire du vin et laquo aile raquo srsquoest gratteacute le derriegravere agrave ce moment-lagraveCrsquoest comme ccedila que ccedila arrive Et ccedila ccedila nrsquoest pas une mauvaise envie

Les femmes grosses y en a qursquoont toutes sortes drsquoideacutees et des bienplus deacutegoucirctantes mes vieux moi jrsquoai entendu la bonne femme sup2 de Roc-fontaine qui disait agrave la megravere que y en avait qui voulaient manger de lamerde dans ces moments-lagrave

mdash De la merde

2 Sage-femme

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash Oui mdash Oh hellipmdash Oui mes vieux parfaitement de la merde de soldat mecircme et toutes

sortes drsquoautres saloperies que les chiens mecircme ne voudraient pas reniflerde loin

mdash Elles sont donc folles agrave ce moment-lagrave srsquoexclama Teacutetardmdash Elles le sont pendant avant et apregraves agrave ce qui paraicirctmdash Toujours est-il que crsquoest mon pegravere qui dit comme ccedila et pour quant

agrave y croire jrsquoy crois on ne peut rien faire sans qursquoelles ne gueulent commedes poules qursquoon plumerait tout vif et pour des choses de rien elles vousfoutent des mornifles

mdash Oui crsquoest vrai les femmes crsquoest de la sale engeance mdash Crsquoest-y entendu oui ou non qursquoon se battra agrave poil reacutepeacuteta Lebracmdash Il faut voter exigea Boulot qui deacutecideacutement ne tenait pas agrave exhiber

la tache de vin dont lrsquoenvie maternelle avait deacutecoreacute son postegraveremdash Que trsquoes becircte mon vieux fit Tintin puisqursquoon te dit qursquoon srsquoen

fout mdash Je ne dis pas vous autres maishellip les Velrans sihellip ils la voyaienthellip

eh bien eh bien hellip ccedila mrsquoembecircterait na mdash Voyons intervint La Crique essayant drsquoarranger les choses une

supposition que Boulot garderait le saint frusquin et que nous autres onse battrait hein

mdash Non non opinegraverent certains guerriers qui intrigueacutes par les reacuteveacute-lations de Camus et curieux de lrsquoanatomie de leur camarade voulaient devisu se rendre compte de ce que crsquoest qursquoune envie et tenaient absolumentagrave ce que Boulot se deacuteshabillacirct comme tout le monde

mdash Montre-leur zrsquoy va Boulot agrave ces idiots-lagrave reprit La Crique ilssont plus becirctes que mes pieds on dirait qursquoils nrsquoont jamais rien vu pasmecircme une vache qui vecircle ou une cabe qursquoon megravene au bouc

Boulot comprit fut heacuteroiumlque et se reacutesigna Il deacuteboutonna ses bretelleslaissa tomber sa culotte troussa sa chemise et montra agrave tous les guerriersde Longeverne plus ou moins inteacuteresseacutes laquo lrsquoenvie raquo qui ornait la faceposteacuterieure de son individu Et sitocirct qursquoil eut fait la motion de Lebracappuyeacutee par Camus Tintin La Crique et Grangibus fut adopteacutee agrave laquo lrsquoin-animiteacute raquo comme drsquohabitude

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash Crsquoest pas tout ccedila maintenant reprit Lebrac il faut savoir ougrave lrsquoonse deacuteshabillera et ousqursquoon cachera les habits Si des fois Boulot voyaitsrsquoamener quelqursquoun comme le pegravere Simon ou le cureacute vaudrait tout demecircme mieux qursquoils ne nous voient pas agrave poil sans quoi on pourrait bientous prendre quelque chose en rentrant chez soi

mdash Je sais moi deacuteclara Camus Et lrsquoeacuteclaireur volontaire conduisit lapetite armeacutee dans une sorte de vieille carriegravere entoureacutee de taillis abriteacuteede tous les cocircteacutes et drsquoougrave lrsquoon pouvait facilement par une espegravece de sous-bois arriver derriegravere le retranchement du Gros Buisson crsquoest-agrave-dire auchamp de bataille

Degraves qursquoarriveacutes ils se reacutecriegraverent mdash Chicard mdash Chouette mdash Merde crsquoest eacutepatant Crsquoeacutetait tregraves bien en effet Et il fut conclu illico que le lendemain apregraves

avoir deacutepecirccheacute en eacuteclaireurs Camus avec deux autres bons gaillards quiproteacutegeraient le gros de lrsquoarmeacutee on viendrait srsquoinstaller lagrave pour se mettresi lrsquoon peut dire en tenue de campagne

En srsquoen retournant Lebrac srsquoapprocha deCamus et confidentiellementlui demanda

mdash Comment que trsquoas pu faire pour deacutegoter un si chouette coin pourse deacuteshabiller

mdash Ah ah reacutepondit Camus regardant drsquoun petit air eacutegrillard son ca-marade et geacuteneacuteral

Et passant sa langue sur ses legravevres et clignant de lrsquooeil devant lrsquointer-rogation muette du chef

mdash Mon vieux ccedila crsquoest des affaires de femme Je te raconterai toutplus tard quand nous ne serons rien que les deux

n

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CHAPITRE VII

Nouvelles batailles

Panurge soubdain leva en lrsquoair la main dextre puys drsquoicellemist le pouce dedans la narine drsquoycellui cousteacute tenant lesquatre doigtz estenduz et serrez par leur ordre en ligneparallegravele agrave la pene du nez fermant lrsquooeil gauche entiegraverementet guaignant du dextre avecques profonde deacutepression de lasourcille et paulpiegraverehellip

Rabelais (livre II chap XIX)

L classe le lundi matin agrave huit heures avec sonpantalon raccommodeacute et une blouse agrave deux manches de cou-leurs diffeacuterentes ce qui lui donnait un peu lrsquoair drsquoun laquo carna-

val raquoSa megravere en partant lrsquoavait seacutevegraverement preacutevenu qursquoil eucirct agrave prendre unsoin speacutecial de ses habits et que si le soir on relevait dessus la plus petitetache de boue ou la moindre deacutechirure il saurait de nouveau ce que cela

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La guerre des boutons Chapitre VII

lui coucircterait Aussi eacutetait-il un peu gecircneacute aux entournures et assez mal agravelrsquoaise dans ses mouvements mais cela ne dura pas

Tintin degraves son entreacutee dans la cour lui transmit de nouveau confi-dentiellement les serments drsquoeacuteternel amour de sa soeur et les offres plusterre agrave terre mais non moins importantes de reacuteparation mobiliegravere desvecirctements le cas eacutecheacuteant

Cela leur prit une demi-minute agrave peine et ils gagnegraverent immeacutediate-ment le groupe principal ougrave Grangibus peacuterorait avec volubiliteacute expli-quant pour la septiegraveme fois comme quoi son fregravere et lui avaient failli laveille au soir tomber derechef dans lrsquoembuscade des Velrans qui ne srsquoeneacutetaient pas tenus comme la premiegravere fois agrave des injures et agrave des caillouxlanceacutes mais avaient bel et bien voulu se saisir de leurs preacutecieuses per-sonnes et les immoler agrave leur insatiable vengeance

Heureusement les Gibus nrsquoeacutetaient pas loin de la maison ils avaientsiffleacute Turc leur gros chien danois qui eacutetait justement lacirccheacute ce jour-lagrave (uneveine ) et la venue du molosse qursquoils avaient laquo houksseacute raquo aussitocirct contreleurs ennemis ses grondements ses mines de srsquoeacutelancer ses crocs montreacutesderriegravere les babines rouges avaient mis prudemment en fuite la bande desVelrans

Et degraves lors disait Grangibus ils avaient demandeacute agrave Narcisse de deacuteta-cher le chien tous les jours vers cinq heures et demie et de lrsquoenvoyer agraveleur rencontre pour qursquoil pucirct en cas de malheur proteacuteger leur rentreacutee agravela maison

mdash Les salauds grommelait Lebrac Ah les salauds ils nous le paie-ront va et cher

Crsquoeacutetait une belle journeacutee drsquoautomne les nuages bas qui avaient pro-teacutegeacute la terre de la geleacutee srsquoeacutetaient eacutevanouis avec lrsquoaurore il faisait tiegravede les brouillards du ruisseau du Vernois semblaient se fondre dans les pre-miers rayons du soleil et derriegravere les buissons de la Saute tout lagrave-bas lalisiegravere ennemie heacuterissait dans la lumiegravere les fucircts jaunes et deacutegarnis parendroits de ses baliveaux et de ses futaies

Un vrai beau jour pour se battremdash Attendez un peu agrave ce soir disait Lebrac le sourire aux legravevres Un

vent de joie passait sur lrsquoarmeacutee de Longeverne Les moineaux et les pin-sons peacutepiaient et sifflaient sur les tas de fagots et dans les pruniers des

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La guerre des boutons Chapitre VII

vergers comme les oiseaux eux aussi ils chantaient le soleil les eacutegayaitles rendait confiants oublieux et sereins Les soucis de la veille et la racleacuteedu geacuteneacuteral eacutetaient deacutejagrave loin et on fit une eacutepique partie de saute-moutonjusqursquoagrave lrsquoheure de lrsquoentreacutee en classe

Il y eut au coup de sifflet du pegravere Simon une veacuteritable suspension dejoie des plis soucieux sur les fronts des marques drsquoamertume aux legravevreset du regret dans les yeux Ah la vie hellip

mdash Sais-tu tes leccedilons Lebrac demanda confidentiellement La Criquemdash Heu ouihellip pas trop Tacircche de me souffler si tu peux hein Srsquoagirait

pas ce soir de se faire coller comme samedi Jrsquoai bien appris le systegravememeacutetrique jrsquosais tous les poids par coeur en fonte en cuivre agrave godets etles petites lames par-dessus le marcheacute mais jrsquosais pas ce qursquoil faut pourecirctre eacutelecteur Comme mon pegravere a vu le pegravere Simon je vais sucircrement pasy couper agrave une leccedilon ou agrave une autre Pourvu que jrsquoy saute en systegravememeacutetrique

Le voeu de Lebrac fut exauceacute mais la chance qui le favorisa faillit bienpar contrecoup ecirctre fatale agrave son cher Camus et sans lrsquointervention aussihabile que discregravete de La Crique qui jouait des legravevres et des mains commele plus patheacutetique des mimes ccedila y eacutetait bien Camus eacutetait boucleacute pour lesoir

Le pauvre garccedilon qui on srsquoen souvient avait deacutejagrave failli eacutecoper les joursdrsquoavant agrave propos du laquo citoyen raquo ignorait encore et totalement les condi-tions requises pour ecirctre eacutelecteur

Il sut tout de mecircme gracircce agrave la mimique de La Crique brandissant sadextre en fourchette les quatre doigts en lrsquoair et le pouce cacheacute qursquoil yen avait quatre

Pour les deacuteterminer ce fut beaucoup plus dur Camus simulant uneamneacutesie momentaneacutee et partielle le front plisseacute les doigts eacutenerveacutes sem-blait profondeacutement reacutefleacutechir et ne perdait pas de vue La Crique le sau-veur qui srsquoingeacuteniait

Drsquoun coup drsquooeil expressif il deacutesigna agrave son camarade la carte de Francepar Vidal-Lablache appendue au mur mais Camus peu au courant semeacuteprit agrave ce geste eacutequivoque et au lieu de dire qursquoil faut ecirctre Franccedilais ilreacutepondit agrave lrsquoahurissement geacuteneacuteral qursquoil fallait savoir laquo sa giografie raquo

Le pegravere Simon lui demanda srsquoil devenait fou ou srsquoil se fichait dumonde

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La guerre des boutons Chapitre VII

tandis que La Crique navreacute drsquoecirctre si mal compris haussait imperceptible-ment les eacutepaules en tournant la tecircte

Camus se ressaisit Une lueur brilla en lui et il dit mdash Il faut ecirctre du pays mdashQuel pays hargna lemaicirctre furieux drsquoune reacuteponse aussi impreacutecise

de la Prusse ou de la Chine mdash De la France reprit lrsquointerpelleacute ecirctre Franccedilais mdash Ah tout de mecircme nous y sommes Et apregraves mdash Apregraves et ses yeux imploraient La CriqueCelui-ci saisit dans sa poche son couteau lrsquoouvrit fit semblant drsquoeacutegor-

ger Boulot son voisin et de le deacutevaliser puis il tourna la tecircte de droite agravegauche et de gauche agrave droite

Camus saisit qursquoil ne fallait pas avoir tueacute ni voleacute il le proclama in-continent et les autres par lrsquoorgane autoriseacute de La Crique auquel ils mecirc-legraverent leurs voix geacuteneacuteralisegraverent la reacuteponse en disant qursquoil fallait jouir deses droits civils

Cela nrsquoallait fichtre pas si mal et Camus respirait Pour la troisiegravemecondition La Crique fut tregraves expressif il porta la main agrave son mentonpour y caresser une absente barbiche effila drsquoinvisibles et longues mous-taches porta mecircme ailleurs ses mains pour indiquer aussi la preacutesence encet endroit discret drsquoun systegraveme pileux particulier puis tel Panurge fai-sant quinaud lrsquoAngloys qui arguoit par signe il leva simultaneacutement enlrsquoair et deux fois de suite ses deux mains tous doigts eacutecarteacutes puis le seulpouce de la dextre ce qui eacutevidemment signifiait vingt et un Puis il toussaen faisant han et Camus victorieux sortit la troisiegraveme condition

mdash Avoir vingt et un ansmdash Agrave la quatriegraveme maintenant fit le pegravere Simon tel un patron de jeu

de tourniquet le soir de la fecircte patronaleLes yeux de Camus fixegraverent La Crique puis le plafond puis le tableau

puis de nouveau La Crique ses sourcils se froncegraverent comme si sa volonteacuteimpuissante brassait les eaux de sa meacutemoire

La Crique un cahier agrave la main traccedilait de son index drsquoinvisibles lettressur la couverture

Qursquoest-ce que ccedila pouvait bien vouloir dire Non ccedila ne disait rien agraveCamus alors le souffleur fronccedila le nez ouvrit la bouche en serrant les

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La guerre des boutons Chapitre VII

dents la langue sur les legravevres et une syllabe parvint aux oreilles du nau-frageacute

mdash Iste Il ne pigeait pas davantage et tendait de plus en plus le cou du cocircteacute

de La Crique tant et tant que le pegravere Simon intrigueacute de cet air idiot queprenait lrsquointerrogeacute fixant obstineacutement le mecircme point de la salle eut lrsquoideacuteesaugrenue bizarre et stupide de se retourner brusquement

Ce fut un demi-malheur car il surprit la grimace de La Crique et lrsquoin-terpreacuteta fort mal en deacuteduisant que le garnement se livrait derriegravere sondos agrave une mimique simiesque dont le but eacutetait de faire rire les camaradesaux deacutepens de leur maicirctre

Aussi lui bombarda-t-il aussitocirct cette phrase vengeresse mdash La Crique vous me ferez pour demain matin le verbe laquo faire le

singe raquo et vous aurez soin au futur et au conditionnel de mettre laquo je neferai plus raquo et laquo je ne ferais plus le singe raquo au lieu de laquo je ferai raquo crsquoestcompris

Il se trouva dans la salle un imbeacutecile pour rire de la punition Bacailleacutele boiteux et cet acte stupide de mauvaise camaraderie eut pour conseacute-quence immeacutediate de mettre en colegravere le maicirctre drsquoeacutecole lequel srsquoen pritviolemment agrave Camus qui risquait fort la retenue

mdash Enfin vous allez-vous me dire la quatriegraveme condition La quatriegraveme condition ne venait pas La Crique seul la connaissaitmdash Foutu pour foutu pensa-t-il il fallait au moins en sauver un aussi

avec un air plein de bonne volonteacute et fort innocent comme srsquoil eucirct voulufaire oublier sa mauvaise action drsquoauparavant reacutepondit-il en lieu et placede son feacuteal et tregraves vite pour que lrsquoinstituteur ne pucirct lui imposer silence

mdash Ecirctre inscrit sur la liste eacutelectorale de sa commune mdash Mais qui est-ce qui vous demande quelque chose Est-ce que je

vous interroge vous enfin tonna le pegravere Simon de plus en plus monteacutetandis que son meilleur eacutecolier prenait un petit air contrit et idiot quijurait avec son ressentiment inteacuterieur

Ainsi srsquoacheva la leccedilon sans autre anicroche mais Tintin glissa danslrsquooreille de Lebrac

mdash Trsquoas-trsquoy vu ce sale bancal tu sais je crois qursquoil faut faire attention y a pas de fiance agrave avoir en lui il doit cafarder

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La guerre des boutons Chapitre VII

mdash Tu crois sursauta Lebrac Ah par exemple mdash Jrsquoai pas de preuves reprit Tintin mais ccedila mrsquoeacutepaterait pas il est en

laquo dessour raquo crsquoest un laquo surnois raquo et jrsquoaime pas ces types-lagrave moi Les plumes grincegraverent sur le papier pour la date qursquoonmettait Lundihellip

189hellipEacutepheacutemeacuterides commencement de la guerre avec les Prussiens Bataille

de Forbach mdash Dis Tintin demanda Guignard je vois pas bien est-ce que crsquoest

Forbach ou Morbach mdash Crsquoest Forbach Des Morbachs crsquoest lrsquoartilleur de chez Camus qui

en parlait aux Chantelots lrsquoautre dimanche qursquoil eacutetait en permission For-bach ccedila doit ecirctre un pays

Le devoir se fit en silence puis un marmottement sourd croissant peuagrave peu en volume et en intensiteacute indiqua qursquoil eacutetait fini et que les eacutecoliersprofitaient du reacutepit qursquoils avaient entre les deux exercices pour repasserla leccedilon suivante ou eacutechanger des vues personnelles sur les situationsrespectives des deux armeacutees belligeacuterantes

Lebrac triompha en systegraveme meacutetrique Les mesures de poids crsquoestcomme les mesures de longueur il y a mecircme deux multiples en plus et il jonglait intellectuellement avec les myriagrammes et les quintauxmeacutetriques ni plus ni moins qursquoun athlegravete forain avec des haltegraveres de vingtkilos il eacutebahit mecircme le pegravere Simon en lui deacutebitant du plus gros au pluspetit tous les poids usuels sans rien omettre de leur description particu-liegravere

mdash Si vous saviez toujours vos leccedilons comme celle-ci affirma le maicirctreje vous megravenerais au Certificat lrsquoanneacutee prochaine

Le certificat drsquoeacutetudes Lebrac nrsquoy tenait pas srsquoappuyer des dicteacuteesdes calculs des compositions franccedilaises sans compter la laquo giographie raquoet lrsquohistoire ah mais non pas de ccedila Aussi les compliments ni les pro-messes ne lrsquoeacutemurent et srsquoil eut le sourire ce fut tout simplement parceqursquoil se sentait sucircr maintenant mecircme srsquoil flanchait un peu en histoire eten grammaire drsquoecirctre lacirccheacute quand mecircme le soir agrave cause de la bonne im-pression qursquoil avait produite le matin

Quand quatre heures sonnegraverent qursquoils eurent fileacute agrave la maison prendrele chanteau de pain habituel et qursquoils se trouvegraverent de nouveau rassem-

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La guerre des boutons Chapitre VII

bleacutes agrave la carriegravere agrave Pepiot Camus certain drsquoecirctre en avance partit avecGrangibus et Gambette pour surveiller la lisiegravere pendant que le reste delrsquoarmeacutee filait en toute hacircte se mettre en tenue de bataille

Camus arriveacute monta sur son arbre et regarda Rien encore nrsquoappa-raissait il en profita pour resserrer les ficelles qui rattachaient les eacutelas-tiques agrave la fourche et au cuir de sa fronde et pour trier ses cailloux lesmeilleurs dans les poches de gauche les autres dans celles de droite

Pendant ce temps sous la garde de Boulot qui deacutesignait agrave chacun saplace et alignait de grosses pierres pour y poser les habits afin qursquoils nese salissent point les soldats de Lebrac et le chef se deacuteshabillaient

mdash Prends mon fiautot sup1 fit Tintin agrave Boulot et grimpe sur le checircne quevoilagrave Si des fois tu voyais le noir ou le fouette-cul ou quelqursquoun que tune connaisses pas tu sifflerais deux coups pour qursquoon puisse se sauver

Agrave ce moment Lebrac qui eacutetait en tenue poussa une exclamation decolegravere en se frappant le front

mdash Nom de Dieu de nom de Dieu Comment que jrsquoy ai pas songeacute onnrsquoa point de poche pour mettre les cailloux

mdash Merde crsquoest vrai constata Tintinmdash Ce qursquoon est becircte confessa La Crique Il nrsquoy a que les triques crsquoest

pas assez Et il reacutefleacutechit une secondehellipmdash Prenons nos mouchoirs et mettons les cailloux dedansQuand il nrsquoy

aura pus rien agrave lancer chacun roulera le sien autour de son poignetBien que les mouchoirs ne fussent souvent que des morceaux hors

drsquousage de vieilles chemises de toile ou des deacutebris de torchons il se trouvaune bonne demi-douzaine de combattants qui nrsquoen eacutetaient point pourvuset ce pour la simple raison que leurs manches de blouses les remplaccedilantavantageusement agrave leur greacute ils ne tenaient point du tout en sages qursquoilseacutetaient agrave srsquoencombrer de ces meubles inutiles

Preacutevenant lrsquoobjection de ces jeunes philosophes Lebrac leur deacutesignacomme laquomusette agrave godons raquo leur casquette ou celle de leur voisin et toutfut ainsi reacutegleacute au mieux des inteacuterecircts de la troupe

mdash On y est demanda-t-il ensuitehellip En avant alorsse

1 Fiautot sifflet

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La guerre des boutons Chapitre VII

Et lui en tecircte Tintin le suivant puis La Crique puis les autres au petitbonheur tous le bacircton agrave lamain droite le mouchoir lieacute aux quatre coins etplein de cailloux agrave lrsquoautre ils avancegraverent lentement leurs formes fluettesou rondouillardes leacutegegraverement frissonnantes se deacutecoupant en blanc surla couleur sombre du deacutefileacute En cinq minutes ils furent au Gros Buisson

Camus juste agrave ce moment engageait les hostiliteacutes et laquo ciblait raquo Miguela Lune agrave qui il voulait absolument disait-il casser la gueule

Il eacutetait temps cependant que le gros des forces de Longeverne arri-vacirct Les Velrans preacutevenus par Touegueule eacutemule et rival de Camus dela seule preacutesence de quelques ennemis et enfieacutevreacutes encore au souvenirde leur victoire de lrsquoavant-veille se preacuteparaient agrave ne faire qursquoune bou-cheacutee de ceux qui se trouvaient devant eux Mais au moment preacutecis ougrave ilsdeacutebouchaient de la forecirct pour se former en colonne drsquoassaut une gerbeeacutecrasante de projectiles leur deacutegringola sur les eacutepaules qui les fit tout demecircme reacutefleacutechir et eacutemoussa leur enthousiasme

Touegueule qui eacutetait descendu pour prendre part agrave la cureacutee regrimpasur son foyard pour voir si drsquoaventure des renforts nrsquoeacutetaient pas arriveacutesau Gros Buisson mais il srsquoaperccedilut tout simplement que Camus eacutetait re-descendu de son arbre et la fronde bandeacutee se tenait pregraves de Grangibuset de Gambette ces derniers aussi sur la deacutefensive Rien de nouveau parconseacutequent Crsquoest que les guerriers de Longeverne tout transis et grelot-tants srsquoeacutetaient couleacutes silencieusement derriegravere les fucircts des arbres et sousles fourreacutes eacutepais et ne bougeaient laquo ni pieds ni pattes raquo

mdash Ils vont recommencer lrsquoassaut preacutedit Lebrac agrave mi-voix on a eutort peut-ecirctre de lancer trop de cailloux tout agrave lrsquoheure pourvu qursquoils nese doutent pas qursquoon les attend

mdash Attention prenez vos godons laissez-les venir tout pregraves alors jecommanderai le feu et aussitocirct la charge

LrsquoAztec des Gueacutes rassureacute par lrsquoexploration de Touegueule pensaque si les ennemis ne se montraient pas et faisaient ainsi que le samedidrsquoavant crsquoeacutetait qursquoils se trouvaient de mecircme que ce jour-lagrave sans chef eten eacutetat drsquoinfeacuterioriteacute numeacuterique notoire Il deacutecida donc immeacutediatementapprouveacute par les grands conseillers enthousiastes encore au souvenir dela prise de Lebrac qursquoil serait bon aussi de piger Camus qui justementremontait sur son checircne

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La guerre des boutons Chapitre VII

Celui-lagrave sucircrement nrsquoaurait pas le temps de fuir il nrsquoy couperait pascette fois il serait laquo chauffeacute raquo et y passerait tout comme Lebrac Depuislongtemps deacutejagrave ses cailloux et ses billes faisaient trop de blesseacutes dans leursrangs il eacutetait urgent vraiment de lui donner une bonne leccedilon et de luirafler sa fronde

Ils le laissegraverent commodeacutement srsquoinstallerLes dispositions de combat nrsquoeacutetaient pas longues agrave prendre pour ces

escarmouches ougrave la valeur personnelle et lrsquoeacutelan geacuteneacuteral deacutecidaient le plussouvent de la victoire ou de la deacutefaite aussi lrsquoinstant drsquoapregraves les bacirctonsfollement tournoyant poussant des ah ahr gutturaux et feacuteroces les Vel-rans confiants en leur force fondirent impeacutetueusement sur le camp en-nemi

On aurait entendu voler unemouche au Gros Buisson de Longeverne seule la fronde de Camus claquait lanccedilant ses projectileshellip

Les gars nus tapis agrave genoux ou accroupis frissonnant de froid sansoser se lrsquoavouer tenaient tous le caillou dans la main droite et la triqueen la gauche

Lebrac au centre au pied du checircne de Camus debout le corps entiegravere-ment dissimuleacute par le fucirct du gros arbre tendait en avant sa tecircte farouchedardant sous ses sourcils fronceacutes ses yeux fixes et flamboyants le poinggauche nerveusement serrant son sabre de chef agrave garde de ficelle de fouet

Il suivait le mouvement ennemi les legravevres freacutemissantes precirct agrave donnerle signal

Et tout drsquoun coup se deacutetendant comme un diable qui sort drsquoune boicirctetout son corps contracteacute bondit sur place en mecircme temps que sa gorgehurlait comme dans un accegraves de deacutemence le commandement impeacutetueux

mdash Feu Un frondonnement courut comme un frissonLa rafale de cailloux de lrsquoarmeacutee de Longeverne frappa la troupe des

Velrans en plein centre cassant son eacutelan en mecircme temps que la voix deLebrac beuglant rageusement et de tous ses poumons reprenait

mdash En avant en avant en avant nom de Dieu Et telle une leacutegion infernale et fantastique de gnomes subitement sur-

gis de terre tous les soldats de Lebrac brandissant leurs eacutepieux et leurssabres et hurlant eacutepouvantablement tous nus comme des vers bondirent

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La guerre des boutons Chapitre VII

de leur repaire mysteacuterieux et srsquoeacutelancegraverent drsquoun irreacutesistible eacutelan sur latroupe des Velrans

La surprise lrsquoeffarement la frousse la panique passegraverent successi-vement sur la bande de lrsquoAztec des Gueacutes qui srsquoarrecircta paralyseacutee puis de-vant le danger imminent et qui grandissait de seconde en seconde tournabride drsquoun seul coup et plus vite encore qursquoelle nrsquoeacutetait venue agrave enjambeacuteesdoubles affoleacutee litteacuteralement fila vers sa lisiegravere protectrice sans qursquounseul parmi les fuyards osacirct seulement tourner la tecircte

Lebrac en avant toujours brandissait son sabre ses grands bras nusgesticulaient ses jambes nerveuses faisaient des bonds de deux megravetreset toute son armeacutee libre de toute entrave heureuse de se reacutechauffer ac-courant drsquoune folle allure tacirctait deacutejagrave de la pointe de ses eacutepieux et de seslances les cocirctes des ennemis qui arrivaient enfin agrave la grande trancheacutee Onallait en chauffer

Mais la fuite des Velrans ne srsquoarrecircta point pour si peu Le mur drsquoen-ceinte eacutetait lagrave avec le taillis derriegravere clairsemeacute agrave la lisiegravere pour srsquoeacutepaissirapregraves par degreacutes La troupe en deacuteroute de lrsquoAztec des Gueacutes ne perdit passon temps agrave chercher agrave passer agrave la queue leu-leu dans la Grande TrancheacuteeLes premiers la prirent mais les derniers nrsquoheacutesitegraverent point agrave bondir enplein taillis et agrave se frayer des pieds et des mains et coucircte que coucircte unchemin de retraite

La tenue simplifieacutee des Longevernes ne leur permettait malheureuse-ment pas de continuer la poursuite dans les ronces et les eacutepines et du murde la forecirct ils virent leurs ennemis fuyant lacircchant leurs bacirctons perdantleurs casquettes semant leurs cailloux qui srsquoenfonccedilaient meurtris fouet-teacutes eacutegratigneacutes deacutechireacutes parmi les eacutepines et les fourreacutes de ronces commedes sangliers forceacutes ou des cerfs aux abois

Lebrac lui avait enfileacute la Grande Trancheacutee avec Tintin et GrangibusIl allait poser la griffe sur lrsquoeacutepaule freacutemissante de peur de Migue la Lunedont il venait deacutejagrave de tanner les reins avec son sabre quand deux stridentscoups de sifflet venant de son camp en achevant la deacuteroute ennemie lesarrecirctegraverent net eux aussi lui et ses soldats

Migue la Lune laissant derriegravere lui un sillage odorant caracteacuteristiquequi teacutemoignait de sa frousse intense put srsquoeacutechapper comme les autres etdisparut dans le sous-bois

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La guerre des boutons Chapitre VII

Qursquoy avait-il Lebrac et ses guerriers srsquoeacutetaient retourneacutes inquiets du signal de Bou-

lot et soucieux quand mecircme de ne pas se laisser surprendre dans cettetenue eacutequivoque par un des gardiens laiumlque ou eccleacutesiastique naturel ouautre de la morale publique de Longeverne ou drsquoailleurs

Jetant un regard de regret sur la silhouette de Migue la Lune Lebracremonta la trancheacutee pour regagner la lisiegravere ougrave ses soldats eacutecarquillantles prunelles cherchaient en attendant son retour agrave se rendre compte dece qui avait bien pu motiver le signal drsquoalarme de Boulot

Camus qui au moment de lrsquoassaut eacutetait redescendu de lrsquoarbre etavait on srsquoen souvient gardeacute ses vecirctements srsquoavanccedila prudemment jus-qursquoau contour du chemin pour explorer les alentours

Ah ce ne fut pas long Il vit qui Parbleu cette vadrouille de vieille brute de pegravere Beacutedouin lequel ahuri

lui aussi de ces deux coups de sifflet qui lrsquoavaient fait tressauter bourraitses mauvais quinquets de tous les cocircteacutes afin de saisir la causemysteacuterieusede ce signal insolite et vaguement sinistre

n

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CHAPITRE VIII

Justes repreacutesailles

Donec ponam inimicos tuos scabellum pedum tuorum(Vecircpres du Dimanche)(Psalmohellip nescio quo)Janotus de Bragmardo αʹ

αʹ Par Dieu monsieur mon amy magis magnos clericos non suntmagis magnos sapientes

(livre I chap XXXIX Rabelais)

L B vit Camus enmecircme temps que lrsquoaperccedilut celui-cimais si le gosse avait parfaitement reconnu le vieux du premiercoup la reacuteciproque nrsquoeacutetait heureusement pas vraie

Seulement le garde champecirctre sentant avec son flair de vieux briscardque le galapiat qursquoil avait devant lui devait ecirctre pour quelque chose danscette nouvelle affaire ou tout au moins pourrait lui donner quelques ren-seignements ou explications il lui fit signe de lrsquoattendre et marcha droit

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La guerre des boutons Chapitre VIII

agrave luiCela faisait bien lrsquoaffaire de Boulot qui appreacutehendait fort que ce vieux

sagouin ne vicircnt de son cocircteacute et ne deacutecouvricirct le garde-meuble des camaradesde Longeverne Boulot pour lrsquoempecirccher de parvenir agrave cet endroit eacutetaitreacutesolu agrave tout employer et le meilleur moyen eacutetait encore lrsquoinjure agrave courtedistance pourvu toutefois qursquoon eucirct comme crsquoeacutetait le cas des arbres etdes buissons afin de se dissimuler et de nrsquoecirctre point reconnu De cettefaccedilon en jouant habilement des jambes on pouvait entraicircner le vieuxtregraves loin du terrain de combat

and la perdrixVoit ses petitsEn danger et nrsquoayant qursquoune plume nouvellehellipBoulot avait appris la fable cette ruse drsquooiseau lui avait plu et comme

il nrsquoeacutetait pas plus becircte qursquoune perdrix dont il imitait agrave srsquoy meacuteprendre lelaquo tirouit raquo il saurait bien lui aussi entraicircner au loin et semer Zeacutephirin

Ce petit jeu rependant nrsquoallait pas sans quelques risques et compli-cations dont les plus graves eacutetaient la preacutesence ou la venue en ces lieuxdrsquoun habitant du village ayant bon pied et bon oeil qui le deacutenoncerait augarde ou mecircme (ccedila srsquoeacutetait vu) srsquoil eacutetait parent allieacute ou ami srsquoautorise-rait de cette familiariteacute pour venir attraper par lrsquooreille le deacutelinquant et leconduire en cette posture au repreacutesentant de la force publique situationfacirccheuse comme on peut croire

Et comme Boulot eacutetait prudent il preacutefeacuterait ne pas se mettre dans lecas drsquoencourir ce risque Il nrsquoavait drsquoautre part pas de notions exactes surlrsquoissue de la bataille et la faccedilon dont Lebrac avait dirigeacute ses troupes Lescris entendus lui avaient seulement appris qursquoun seacuterieux assaut avait eacuteteacutedonneacute Oui mais ougrave en eacutetaient maintenant les camarades

Graves questions Camus lui comme bien on pense ne perdit pas son temps agrave attendre

le garde champecirctre Degraves qursquoil eut vu que lrsquoautre voulait le rejoindre etse dirigeait de son cocircteacute il fit prestement demi-tour se baissa en sautantdans le ravin et fila vers les camarades en leur criant pas trop fort du restede fuir par en haut puisque le Charognard ainsi deacutesignait-il le trouble-guerre venait du cocircteacute du bas

Zeacutephirin voyant srsquoenfuir Camus ne douta pas un seul instant que

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La guerre des boutons Chapitre VIII

ces sales morveux eacutetaient encore en train laquo de lui en jouer une raquo il sesouvint du coup de lrsquoavant-veille ougrave lrsquoautre lui avait montreacute son derriegraveresans voiles et comme il se sentait drsquoattaque ce soir-lagrave il piqua un pas degymnastique pour rattraper le galopin

Suant et soufflant il arriva juste agrave point pour voir la nicheacutee desgaillards nus comme des vers fuir et disparaicirctre entre les buissons duhaut de la Saute tout en hurlant agrave son adresse des injures sur le sensdesquelles il nrsquoy avait pas agrave se meacuteprendre

mdash Vieux salaud putassier veacuterolard vieux bac heacute on trsquoemmhellip mdash Petits cochons ah deacutegoucirctants polissons mal eacuteleveacutes ripostait le

vieux reprenant sa course Ah que jrsquoen attrape un seulement je luicoupe les oreilles je lui coupe le nez je lui coupe la langue je lui coupehellip

Beacutedouin voulait tout couperMais pour en attraper un il aurait fallu avoir des jambes plus agiles

que ses vieilles guibolles il battit bien les buissons de tous cocircteacutes mais netrouva rien et suivit de loin agrave la voix une trace qursquoil crut bonne mais quidevait bientocirct lui faire faux bond elle aussi

Camus Grangibus et La Crique tous trois vecirctus pour proteacuteger le re-tour et la mise en tenue de leurs camarades avaient reacutealiseacute ce que Boulotavait eu un instant lrsquointention de faire et attireacute Zeacutephirin par les pacirctures deChasalans loin loin du cocircteacute de Velrans afin aussi de lui donner le changeet lui laisser croire sa faible vue aidant que crsquoeacutetaient les gamins du vil-lage ennemi qui eacutetaient les seuls coupables de cet attentat agrave sa digniteacute devieux deacutefenseur de la laquo Pacirctrie raquo et de repreacutesentant de la laquo loacirc raquo

Tous les signaux demeacutefiance et de ralliement eacutetant convenus drsquoavancele bois ennemi eacutetant deacutesert Camus et ses deux acolytes quand ils ju-gegraverent le moment venu cessegraverent de crier des injures agrave Beacutedouin firentun brusque crochet dans les champs longegraverent en rampant le mur de lapacircture agrave Fricot rentregraverent dans le bois et par la trancheacutee du haut vinrentdeacuteboucher dans les buissons du communal agrave une centaine de megravetres au-dessus du coude du chemin crsquoest-agrave-dire du champ de bataille

Il eacutetait bien deacutesert agrave ce moment-lagrave le champ de bataille et rien nrsquoyrappelait la lutte eacutepique de lrsquoheure preacuteceacutedente mais dans les buissonsdu bas ils entendirent le tirouit des Longevernes qui reacuteguliegraverement lesrappelait

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Gracircce agrave leur habile diversion en effet la troupe surprise avait pu rega-gner le camp que gardait Boulot et agrave la hacircte dare-dare remettre chemisesculottes et blousons et souliers Boulot affaireacute allait de lrsquoun agrave lrsquoautre ai-dant de toutes ses mains nrsquoayant pas assez de ses dix doigts pour rentrerles pans de chemises ajuster les bretelles boutonner les pantalons ra-masser les casquettes lacer des cordons de souliers et veiller agrave ce quepersonne ne perdicirct ni nrsquooubliacirct rien

En moins de cinq minutes jurant et grognant contre cette sacreacuteevieille fripouille de garde qui se trouvait toujours ougrave on ne le deman-dait pas les soldats de lrsquoarmeacutee ayant avec une juste satisfaction reacuteinteacute-greacute leurs pelures et demi-satisfaits drsquoune demi-victoire dans laquelle onnrsquoavait pas fait de prisonniers srsquoeacutechelonnaient du haut en bas en quatreou cinq groupes pour rappeler les trois eacuteclaireurs aux prises avec Beacutedouin

mdash Il me le paiera celui-lagrave faisait Lebrac oui il me le paiera Crsquoest pasla premiegravere fois que ccedila lui arrive de chercher agrave me faire des misegraveres Ccedilane peut pas se passer comme ccedila ou ben y aurait pus de bon Dieu pusde justice pus rien Ah non nom de Dieu non ccedila ne se passera pascomme ccedila

Et le cerveau de Lebrac ruminait une vengeance compliqueacutee et ter-rible et ses camarades eux aussi reacutefleacutechissaient profondeacutement

mdash Dis donc Lebrac proposa Tintin il y a ses pommes au vieux sion allait un peu lui caresser ses arbres agrave coups laquo drsquoavarchots raquo sup1 pendantqursquoil nous cherche agrave Chasalans hein qursquoen dis-tu

mdash Et lui faire sauter son carreacute de choux compleacuteta Tigibusmdash Lui casser ses carreaux fit Guerreuillasmdash Ccedila crsquoest des ideacutees convint Lebrac qui lui aussi avait la sienne

mais attendons les autres Et puis on ne peut guegravere faire ccedila de jour Desfois que si on eacutetait vu il pourrait bien nous faire aller en prison avec desteacutemoinshellip un vieux cochon comme ccedila que ccedila nrsquoa ni coeur ni entraillesfaut pas srsquoy fier vous savez Enfin on verra bien

mdash Tirouit interrogea-t-on dans les buissons du couchantmdash Les voici fit Lebrac et il imita agrave trois reprises le rappel de la perdrix

grise

1 Bout de bois qursquoon lance pour faire tomber les fruits

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Une forte saboteacutee frappant le sol agrave coups redoubleacutes lui apprit la venuedes trois eacuteclaireurs et le rassemblement agrave son poste des divers groupesdisseacutemineacutes par le coteau Quand tout le monde fut reacuteuni les coureurssrsquoexpliquegraverent

Zeacutephirin assuregraverent-ils jurait les tonnerre et les bordel de Dieucontre ces sales petits morpions de Velrans qui venaient emmerder leshonnecirctes gens jusque sur leur territoire et le pauvre bougre suait etsrsquoeacutepongeait et soufflait tel un carcan poussif qui tire une voiture de deuxmille en montant une leveacutee de grange rapide comme un toit

mdash Ccedila va bien affirma Lebrac Il veut repasser par ici faudra que quel-qursquoun reste pour le guetter

La Crique qui eacutetait deacutejagrave psychologue et logicien eacutemit une opinion mdash Il a eu chaud par conseacutequent il a soif donc il va srsquoen retourner

tout droit au pays pour aller prendre sa pureacutee chez Fricot lrsquoaubergisteFaudrait peut-ecirctre bien que quelqursquoun aille aussi par lagrave-bas

mdash Oui approuva le chef crsquoest vrai trois ici trois lagrave-bas les autresvont tous venir avec moi dans le bois du Teureacute maintenant jrsquosais ce qursquoilfaut faire

mdash Il en faudra un malin pregraves de chez Fricot continua-t-il La Criqueva y partir avec Chanchet et Pirouli vous jouerez aux billes sans avoirlrsquoair de rien

Boulot lui restera ici caleacute dans la carriegravere avec deux autres faudrabien regarder et bien eacutecouter ce qursquoil dira quand le vieux sera loin etqursquoon saura ce qursquoil va faire vous viendrez tous nous retrouver au boutde la vie sup2 agrave Donzeacute pregraves de la Croix du Jubileacute Alors on verra et je vousdirai de quoi il retourne

La Crique fit remarquer que ni lui ni ses camarades nrsquoavaient de billeset Lebrac geacuteneacutereusement lui en donna une douzaine (pour un sou monvieux) afin qursquoils pussent devant le garde soutenir convenablement leurrocircle

Et sur une derniegravere recommandation du chef La Crique plein deconfiance en soi ricana

mdash Trsquoembecircte pas ma vieille je me charge bien de lui monter le coup

2 Voie chemin

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La guerre des boutons Chapitre VIII

proprement agrave ce vieux trou du chellip lagrave La dislocation srsquoopeacutera sans tarderLebrac avec le gros de la troupe gagna le bois du Teureacute et sitocirct qursquoon y

fut ordonna agrave ses hommes drsquoarracher des grands arbres les plus longueschaicircnes de veacutellie ou veacuteliere (cleacutematite) qursquoils pourraient trouver

mdash Pour quoi faire demandegraverent-ils Pour fumer Ah ah on va fairedes cigares chouette

mdash Ne la cassez pas surtout reprit Lebrac et trouvez-en autant quevous pourrez vous verrez bien plus tard

Toi Camus tu grimperas aux arbres pour la deacutetacher tu monterashaut il en faut de longs bouts

mdash Pour ccedila je mrsquoen charge fit le lieutenantmdash Auparavant y en a-t-il qui auraient de la ficelle par hasard ques-

tionna le chefTous en avaient des morceaux drsquoune longueur variant de un agrave trois

pieds Ils les preacutesentegraverentmdash Gardez-les ndash Oui conclut-il en reacuteponse agrave une question inteacuterieure

qursquoil srsquoeacutetait poseacutee gardez-les et trouvons de la veacutellieDans la vieille coupe ce nrsquoeacutetait pas difficile agrave deacutecouvrir crsquoeacutetait ccedila qui

manquait le moins Le long des grands checircnes des foyards des charmesdes bouleaux des poiriers sauvages de presque tous les arbres les soupleset durs lacets montaient grimpaient srsquoaccrochaient par leurs feuilles envrilles aux fucircts noueux srsquoenroulaient serpents veacutegeacutetaux et vivaces pourescalader lrsquoazur conqueacuterir la lumiegravere et boire avec chaque aurore leurlampeacutee de soleil Il y avait en bas et presque partout sur le sol des vieillessouches grises dures et raides srsquoeacutecaillant en filaments comme du boeufbouilli trop cuit pour srsquoeffiler au sommet en fouets souples et reacutesistants

Camus grimpait Teacutetas et Guignard aussi ils formaient trois chan-tiers qui opeacuteraient simultaneacutement sous lrsquooeil vigilant de Lebrac

Ah crsquoeacutetait bientocirct fait lrsquoescaladeQuelque gros que fucirct lrsquoarbre Camus comme un lutteur antique lrsquoat-

taquait agrave bras le corps franchement souvent mecircme ses bras trop courtsnrsquoarrivaient pas agrave en eacutetreindre complegravetement le tronc

Qursquoimporte Ses mains aplaties srsquoaccrochaient comme des ventousesagrave tous les noeuds drsquoeacutecorce ses jambes se croisaient enlaccedilantes comme

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La guerre des boutons Chapitre VIII

des ceps de vigne tortus et une deacutetente solide de jarrets vous le projetaitdrsquoun seul coup agrave trente ou cinquante centimegravetres plus haut lagrave nouvelagrippement de mains nouvel arrimage de jarrets et en quinze ou vingtsecondes il accrochait la premiegravere branche

Alors ccedila ne traicircnait plus un reacutetablissement sur les avant-bras et lapoitrine drsquoabord puis les genoux arrivaient agrave hauteur de cette barre fixenaturelle et srsquoy installaient et puis les pieds ne tardaient pas agrave remplacerles genoux et la monteacutee jusqursquoau sommet srsquoopeacuterait ensuite aussi naturel-lement et facilement que par le plus commode des escaliers

La liane veacutegeacutetale tombait vite entre leurs mains car au pied de lrsquoarbreun camarade agrave lrsquoeustache tranchant rasait la tige au niveau du sol tandisque trois ou quatre autres gars tirant dessus avec toutes les preacutecautionsdrsquousage lrsquoamenaient agrave eux par degreacutes

Que de fois les petits bergers avaient fait cela en eacuteteacute agrave la Saint-Jean etenguirlandeacute de verdure et de fleurs des champs les cornes de leurs becirctes La cleacutematite le lierre les bleuets les coquelicots les marguerites les sca-bieuses mariaient leurs couleurs parmi la verdure sombre des couronnestresseacutees pour lesquelles on rivalisait drsquoingeacuteniositeacute et de goucirct et crsquoeacutetaitune joie le soir de voir revenir agrave pas pesants et faisant tinter leurs clo-chettes les bonnes vaches aux grands yeux limpides fleuries et couron-neacutees comme des marieacutees de mai

En rentrant on accrochait le bouquet au-dessus de la porte de la cui-sine parmi les grands clous de laquo baudrions raquo ougrave la panoplie luisante etrustique des faux jette ses feux sombres et on lrsquoy laissait sous lrsquoabri delrsquoauvent se desseacutecher jusqursquoagrave lrsquoanneacutee suivante et plus longtemps quel-quefois

Mais il ne srsquoagissait pas de cela aujourdrsquohuimdash Deacutepecircchons-nous pressa Lebrac qui voyait tomber la nuit et les

brouillards du couchant se lever sur le moulin de VelransEt ayant fait rassembler le butin apregraves srsquoecirctre livreacute mentalement agrave

des opeacuterations matheacutematiques compliqueacutees et avoir avec soin auneacute deses bras eacutetendus les liens dont on disposait il deacutecida le deacutepart pour lecarrefour de la Croix du Jubileacute en passant entre les haies de la vie agrave Donzeacute

Lebrac avait quatre morceaux de reacutesistance longs chacun drsquoenvirondix megravetres et huit autres plus petits

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Chemin faisant apregraves avoir soigneusement recommandeacute de ne pascasser les grands bouts il ordonna de nouer autant que possible les pe-tits deux agrave deux et cependant que seize soldats portaient ces engins decombat et que les autres les regardaient lui le chef se mit agrave reacutefleacutechirprofondeacutement jusqursquoagrave lrsquoarriveacutee au point de concentration

mdashQursquoest-ce qursquoon va faire Lebrac interrogeaient tour agrave tour les garsLa nuit tombait peu agrave peumdash Ccedila deacutepend reacutepondit eacutevasivement le chefmdash Il va bientocirct ecirctre temps de rentrer constata un des petitsmdash Les autres ne viennent pas ni Boulot ni La Crique mdashQursquoest-ce qursquoils font Qursquoest-ce qursquoagrave pu devenir le vieux On srsquoimpatientait enfin et lrsquoair mysteacuterieux du chef nrsquoeacutetait pas pour

calmer lrsquoeacutenervement geacuteneacuteral mdash Ah voici Boulot avec ses hommes srsquoesjouit Camusmdash Eh bien Boulot mdash Eh bien reprit lrsquoautre il a passeacute par la grand-route tout en bas

et on aurait pu lrsquoattendre longtemps si jrsquoavais pas eu lrsquooeil Il a ducirc re-descendre le bois et regagner la route par le petit sentier qui part de lasommiegravere

Nous lrsquoavons vu de la Carriegravere Il faisait des grands moulinets avecses bras tout comme Kinkin quand il est saoul Il doit ecirctre salement encolegravere

mdash Tigibus commanda Lebrac va voir ce que fait La Crique et tu zrsquoydiras de venir me dire tout de suite ce qui se passe

Tigibus docile partit au triple galop mais agrave trente sauts du groupeun laquo tirouit raquo discret lrsquoarrecircta

mdash Crsquoest toi La Crique Viens vite mon vieux viens vite dire ougrave queccedila en est

Ils arrivegraverent en quelques secondesLa Crique fut entoureacute et parlamdash Un quart drsquoheure avant rouge comme un coq Beacutedouin srsquoeacutetait

ameneacute alors qursquoils jouaient tous trois bien tranquillement aux billes de-vant chez Fricot

Tous en choeur lui avaient souhaiteacute le bonsoir et le vieux leur avaitdit

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La guerre des boutons Chapitre VIII

mdashAgrave la bonne heure aumoins vous vous ecirctes de bons petits garccedilons crsquoest pas comme vos camarades un tas de salauds de grossiers je lesfoutrai dedans

La Crique avait regardeacute le garde avec des quinquets comme des portesde grange qui disaient sa stupeacutefaction puis il avait reacutepondu agraveM Zeacutephirinqursquoil devait sucircrement se tromper qursquoagrave cette heure tous leurs camaradesdevaient ecirctre rentreacutes chez eux ougrave ils aidaient la maman agrave faire les provi-sions drsquoeau et de bois pour le lendemain ou bien secondaient agrave lrsquoeacutecurie lepapa en train drsquoarranger les becirctes

mdash Ah qursquoavait fait Zeacutephirin Alorsse qui crsquoest donc qursquoeacutetait agrave la Sautetout agrave lrsquoheure

mdash Ccedila mrsquosieu le garde jrsquosais pas mais ccedila mrsquoeacutetonnerait pas que ccedilalaquo soye raquo les Velrans Hier encore tenez ils ont laquo acailleneacute raquo les deuxGibus quand ils retournaient au Vernois

laquo Crsquoest des gosses mal eacuteleveacutes on voit bien que crsquoest des cafards al-lez avait-il ajouteacute hypocritement flagornant lrsquoanticleacutericalisme du vieuxsoldat

mdash Je mrsquoen doutais n d Dhellip grogna Beacutedouin en grinccedilant ce qui luirestait de dents car on srsquoen souvient Longeverne eacutetait rouge et Velransblanc oui n d Dhellip je mrsquoen doutais les mal eacuteleveacutes crsquoest ccedila leur religionmontrer son cul aux honnecirctes gens Race de cureacutes race de brigands ah les salauds que jrsquoen attrape un

Et ce disant Zeacutephirin apregraves avoir souhaiteacute aux gosses de bien srsquoamu-ser et drsquoecirctre toujours sages eacutetait entreacute boire sa petite laquo pureacutee raquo chez Fricot

mdash Il crevait de soif continua La Crique aussi elle nrsquoa pas fait longfeu maintenant il sirote la seconde jrsquoai laisseacute Chanchet et Pirouli lagrave-baspour le surveiller et venir nous preacutevenir au cas ougrave il sortirait avant monretour

mdash Ccedila va tregraves bien conclut Lebrac se deacuteridant tout agrave fait Maintenantquels sont ceusses qui peuvent rester encore un petit moment ici Nousnrsquoavons pas besoin drsquoecirctre tous ensemble au contraire

Huit se deacutecidegraverent les chefs naturellementGambette parmi eux fut plus long agrave prendre une reacutesolution il habitait

loin lui Mais Lebrac lui fit remarquer que les Gibus restaient bien et quecomme crsquoeacutetait lui le plus leste on aurait sucircrement besoin de son concours

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Stoiumlque il se rendit aux raisons de son chef risquant la racleacutee paternellesi lrsquoalibi ne prenait pas

mdash Maintenant vous autres exposa Lebrac crsquoest pas la peine de vousfaire engueuler agrave la maison allez-vous-en on fera bien sans vous de-main on vous racontera comment que les choses se sont passeacutees ce soirvous nous gecircneriez plutocirct et dormez tranquilles le vieux va nous payerses dettes Surtout ajouta-t-il eacutecampillez-vous ne restez pas en bandeon pourrait peut-ecirctre se douter de laquo queacuteque chose raquo et il ne faut pas deccedila

Quand la bande fut reacuteduite agrave Lebrac Camus Tintin La Crique Boulotles deux Gibus et Gambette le chef exposa son plan

Ils allaient tous en silence leurs cordes de veacutellie agrave la main traicircnantderriegravere eux descendre la grande rue du village et les hommes deacutesigneacutes agravecet effet se placeraient aux endroits voulus entre deux fumiers se faisantface

Deux groupes de deux gars suffiraient pour tendre en travers de laroute au passage du garde les rets traicirctres qui le feraient treacutebucher rouleragrave terre et passer pour plus saoul encore qursquoil ne serait Il y aurait quatreendroits ougrave lrsquoon tendrait les embuscades

On descendit au fumier de chez Jean-Baptiste on laissa un lien et unautre agrave celui de chez Groscoulas Boulot et Tigibus devaient revenir audernier La Crique et Grangibus agrave lrsquoavant-dernier En attendant ils conti-nuegraverent tous agrave avancer et Boulot chef drsquoembuscade srsquoarrecircta avec soncamarade au fumier de chez Botot tandis que La Crique et son copainvenaient se poster agrave celui de chez Doni

Les autres allegraverent relever de leur faction Chanchet et Pirouli qursquoilsrenvoyegraverent drsquoabord et immeacutediatement dans leurs foyers Ensuite de quoiils srsquoen furent agrave travers les carreaux reluquer ce que faisait le vieux

Il en eacutetait agrave sa troisiegraveme absinthe et peacuterorait comme un deacuteputeacute sur sescampagnes reacuteelles ou imaginaires imaginaires plutocirct car on lrsquoentendaitdire laquo Oui un jour que je mrsquoen devais venir en permission depuis Algeragrave Marseille jrsquoarrive juste n de Dhellip que le bateau venait de partir

laquoQursquoest-ce que je fais ndash Y avait justement une bonne femme du pays

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La guerre des boutons Chapitre VIII

qui lavait la bueacutee sup3 au bord de la mer Je ne fais ni une ni deusse jrsquoy fousle nez dans un baquet je renverse son cuveau je saute dedans et avecma crosse de fusil je rame dans le laquo suillage raquo du bateau et je suis arriveacutequasiment avant lui agrave Marseille raquo

On avait le temps Gambette fut laisseacute en embuscade derriegravere un tasde fagots Il devait le moment venu preacutevenir les deux groupes ainsi queLebrac et ses acolytes de la sortie de Zeacutephirin

En attendant il put entendre le reacutecit de la derniegravere entrevue de Beacute-douin avec son vieux copain laquo lrsquoempereur raquo Napoleacuteon III

mdash Oui comme je passais agrave Paris pregraves des Tuileries je mrsquodemandais sijrsquoentrerais lui donner le bonjour quand jrsquosens quelqursquoun qui me tape surlrsquoeacutepaule Je me retournehellip

Crsquoeacutetait lui ndash Oh ce sacreacute Zeacutephirin qursquoil a fait comme ccedila se trouve Entrons on va boire la goutte

mdashGeacutenie ⁴ cria-t-il agrave lrsquoimpeacuteratrice crsquoest Zeacutephirin on va trinquer rincedeux verres

Les trois gaillards pendant ce temps remontaient le village et arri-vaient agrave la maison du garde

Par une lucarne de la remise Lebrac se glissa agrave lrsquointeacuterieur ouvrit agrave sescamarades une petite porte deacuterobeacutee et tous trois de couloir en couloirpeacuteneacutetregraverent dans lrsquoappartement de Beacutedouin ougrave un quart drsquoheure durantils se livregraverent agrave un mysteacuterieux travail parmi les arrosoirs les marmitesles lampes le bidon de peacutetrole les buffets le lit et le poecircle

Ensuite de quoi le tirouit de Gambette annonccedilant le retour de leurvictime ils se retiregraverent aussi discregravetement qursquoils eacutetaient entreacutes

Vivement ils accoururent au deuxiegraveme poste de Boulot ougrave ils arri-vegraverent bien avant la venue de ce dernier

Le pegravere Zeacutephirin apregraves avoir en effet une derniegravere fois encore raconteacuteagrave Fricot des histoires sur les laquo Arbis raquo et les laquo chacails raquo et parleacute deslaquo raquins raquo qui infectaient la rade drsquoAlger mecircme qursquoune de ces sales becirctesavait un jour qursquoils se baignaient coupeacute le laquo zobi raquo agrave un de ses camaradeset que la mer srsquoeacutetait toute teinte de sang partit en titubant et en traicircnant

3 Lavait la lessive4 Geacutenie abreacuteviation drsquoEugeacutenie

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La guerre des boutons Chapitre VIII

les semelles sous les regards amuseacutes du bistro et de sa femmeQuand il arriva vers chez Doni pouf il prit une premiegravere bucircche en

jurant des laquo tonnerre de Dieu raquo contre ce sale chemin que le pegravere Breacutedale cantonnier (un feignant qui nrsquoavait fait que sept ans et la campagnedrsquoItalie quelle foutaise ) entretenait salement mal Puis apregraves y avoir misle temps il se redressa et repartit

mdash Je crois qursquoil a sa malle jugea Fricot en refermant sa porteUn peu plus loin la liane de Boulot traicirctreusement tendue devant ses

pas le fit rouler dans le ruisseau de purin tandis que filaient en silenceemportant leur lien les deux teacuteneacutebreux machinateurs

Au fumier de chez Groscoulas il nemanqua pas non plus de reprendrela bucircche en sacrant de tous ses poumons contre ce salaud de pays ougrave lrsquoonnrsquoy voyait pas plus clair que dans le c drsquoune neacutegresse

Cependant les gens attireacutes par son vacarme sortaient sur le pas deleurs portes et disaient

mdash Eh bien je crois qursquoil a sa paille le vieux briscard ce soir pour unebelle cuite crsquoest une belle cuite

Et quinze ou vingt paires drsquoyeux purent constater que vingt pas plusloin le vieux meacuteconnaissant encore les lois de lrsquoeacutequilibre reprenait unede ces bucircches qui comptent dans la vie drsquoun poivrot

mdash Jrsquosuis pourtant pas saoul nom de Dieu beacutegayait-il en portant lamain agrave son front bossueacute et agrave son nez meurtri Jrsquoai presque rien bu Crsquoestla colegravere qui mrsquoa monteacute agrave la tecircte ah les salauds

Il nrsquoavait plus de genoux agrave son pantalon et il mit bien cinq minutes agravetrouver sa clef ensevelie au fond de sa poche sous son ample mouchoir agravecarreaux parmi son couteau sa bourse sa tabatiegravere sa pipe sa blague etsa boicircte drsquoallumettes

Enfin il entraLes curieux qui le suivirent au nombre desquels les huit moutards

constategraverent degraves ses premiers pas un vacarme drsquoarrosoirs renverseacutesCrsquoeacutetait preacutevu ils les avaient disposeacutes pour cela Enfin le vieux srsquoeacutetantfrayeacute tout de mecircme un passage arriva au reacuteduit creuseacute dans le mur ougrave illogeait ses allumettes

Il en frotta une sur son pantalon sur la boicircte sur le tuyau du poecirclesur le mur elle ne prit point il en frotta une deuxiegraveme puis une troi-

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La guerre des boutons Chapitre VIII

siegraveme une quatriegraveme une cinquiegraveme toujours sans reacutesultat malgreacute leschangements de frottoirs

mdash Frotte mon vieux ricanait Camus qui les avait toutes trempeacuteesdans lrsquoeau Frotte ccedila trsquoamusera

Las de frotter en vain Zeacutephirin en chercha une dans sa poche la frottalrsquoenflamma et voulut allumer sa lampe agrave peacutetrole mais la megraveche fut reacutecal-citrante elle aussi et ne voulut jamais prendre

Zeacutephirin par contre srsquoeacutechauffait mdash Sacreacute nom de Dieu de nom de Dieu de saloperie de putasserie de

vache Ah nom de Dieu tu ne veux pas prendre ah tu ne veux pasprendre vraiment ah oui crsquoest comme ccedila eh bien tiens nom de Dieu prends celle-lagrave saleteacute fit-il en la lanccedilant de toutes ses forces contre sonpoecircle ougrave elle se brisa avec fracas

mdash Mais il va foutre le feu agrave sa boicircte fit quelqursquounmdash Pas de danger pensait Lebrac qui avait remplaceacute le peacutetrole par un

reste de vin blanc traicircnant au fond drsquoune bouteilleApregraves cet exploit le vieux ambulant dans lrsquoobscuriteacute heurta son

poecircle renversa des chaises donna du pied dans les arrosoirs tituba parmiles marmites beugla jura injuria tout le monde tomba se releva sortitrentra et finalement fatigueacute et meurtri se coucha tout habilleacute sur sonlit ougrave un voisin le lendemain matin alla le trouver ronflant comme untuyau drsquoorgue au milieu drsquoun magnifique deacutesordre qui nrsquoeacutetait pas pourautant un effet de lrsquoart

Peu de temps apregraves on entendait dire par le village et Lebrac et lescopains en riaient sous cape que le pegravere Beacutedouin eacutetait laquo si tellement raquosaoul la veille au soir qursquoil eacutetait tombeacute huit fois en sortant de chez Fricotqursquoil avait tout renverseacute en rentrant chez lui casseacute sa lampe pisseacute au litet ch dans sa marmite

n

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Deuxiegraveme partie

De lrsquoargent

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CHAPITRE I

Le treacutesor de guerre

Lrsquoargent est le nerf de la guerre

Bismarck

L lendemain en se rendant agrave lrsquoeacutecole apprirentlambeau par lambeau lrsquohistoire du pegravere Zeacutephirin Le village toutentier en rumeur commentait joyeusement les diverses phases

de cette bachique eacutequipeacutee seul le heacuteros principal ronflant drsquoun som-meil drsquoivrogne ignorait encore les deacutegacircts commis dans son meacutenage et lescoups de mine dont sa conduite de la veille avait sapeacute sa reacuteputation

Dans la cour de lrsquoeacutecole le groupe des grands Lebrac au centre setordait de rire chacun racontant tregraves haut pour que le maicirctre entendicircttout ce qursquoil savait des histoires scabreuses qui couraient les rues et tousinsistaient avec force sur les deacutetails salaces et verts la marmite et lelit Ceux qui ne disaient rien riaient de toutes leurs dents et leurs yeuxorgueilleux luisaient drsquoun feu vainqueur car ils songeaient qursquoils avaient

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La guerre des boutons Chapitre I

tous plus ou moins coopeacutereacute agrave ces eacutequitables et dignes repreacutesaillesAh il pouvait gueuler maintenant Zeacutephirin Quel respect voulez-

vous qursquoon porte agrave un type qui se saoule laquo si tellement raquo qursquoon le ramasseplein comme une vache dans les fosses agrave purin de la commune et perd latramontane agrave un tel point qursquoil en vient agrave consideacuterer son lit comme unepissotiegravere et agrave prendre sa marmite pour un pot de chambre

Seulement en sourdine les plus grands les guerriers importantssollicitaient des explications et reacuteclamaient des deacutetails Bientocirct tousconnurent la part que chacun des huit avait eue dans lrsquooeuvre de ven-geance

Ils surent ainsi que le coup des arrosoirs et celui des allumettes eacutetaientde Camus Tintin guettant lrsquoarriveacutee et le signal de Gambette et que lesgrosses opeacuterations eacutetaient les fruits de lrsquoimagination de Lebrac

Le vieux srsquoapercevrait encore plus tard que le vin restant dans sa bou-teille avait un goucirct de peacutetrole il se demanderait quel cochon de chat avaitmis le nez dans son bol de cancoillotte sup1 et pourquoi ce reste de fricot drsquooi-gnons eacutetait si saleacutehellip

Oui et ce nrsquoeacutetait pas tout Qursquoil recommenccedilacirct seulement pour voiragrave emhellip nuyer Lebrac et sa troupe et on lui reacuteserverait queacuteque chose demieux encore et de plus soigneacute Le chef ruminait en effet de lui bouchersa chemineacutee avec de la marne de lui deacutemonter sa charrette et drsquoen fairedisparaicirctre les roues de venir lui laquo racircper la tuile raquo sup2 tous les soirs pendanthuit jours sans compter le pillage des fruits de son verger et la mise agrave sacde son potager

mdash Ce soir conclut-il on sera tranquille Il nrsquoosera pas sortir Drsquoabordil est tout laquo beugneacute raquo drsquoavoir piqueacute des tecirctes dans les rigoles et puis il aassez de travail chez lui Quand on a de la besogne chez soi on ne fourrepas le nez dans celle des autres

mdash Est-ce qursquoon va se remettre encore agrave poil questionna Boulotmdash Mais puisque nous ne seront pas embecircteacutes fit Lebrac bien sucircr

1 Fromage mou particulier agrave la Comteacute2 Racircper la tuile farce consistant agrave frotter une forte tuile contre la faccedilade exteacuterieure du

mur drsquoune maison Il se produit agrave lrsquointeacuterieur un vacarme mysteacuterieux drsquoautant plus mysteacute-rieux qursquoon le croit inteacuterieur et qursquoon ne peut en deacutecouvrir la source

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La guerre des boutons Chapitre I

mdashCrsquoest que hasardegraverent plusieurs voix mon vieux tu sais il ne faisaitguegravere chaud hier au soir on en eacutetait tout laquo rengremesilleacute raquo avant la charge

mdash Jrsquoavais la peau comme une poule deacuteplumeacutee moi deacuteclara Tintin etle zizi qui fondait laquo si tellement raquo que y en avait pus

mdash Et puis les Velrans ne veulent pas venir ce soir Hier ils ont tropeu le trac Ils ne savaient pas ce qui leur arrivait dessus Ils ont cru qursquoontombait de la lune

mdash Crsquoeacutetait pas ce qui manquait les lunes remarqua La Criquemdash Sucircrement que ce soir ils vont muser agrave ce qursquoils pourraient bien

trouver et on en serait pour se moisir lagrave-bas sur place mdash Si Beacutedouin ne vient pas ce soir il peut venir quelqursquoun drsquoautre (il

a ducirc blaguer chez Fricot) et on risque bien plus encore de se faire piger tout le monde nrsquoest pas aussi deacutecati que le garde

mdash Et puis nom de Dieu non je ne me bats plus agrave poil articula Guer-reuillas levant carreacutement lrsquoeacutetendard de la reacutevolte ou tout au moins de laprotestation irreacuteductible

Chose grave Il fut appuyeacute par de tregraves nombreux camarades qui srsquoeneacutetaient toujours remis docilement aux deacutecisions de Lebrac La raison dece deacutesaccord crsquoest que la veille au cours de la charge en plus du froidressenti ils srsquoeacutetaient en outre qui planteacute une eacutepine dans le pied qui eacutecor-cheacute les orteils sur des chardons ou blesseacute les talons en marchant sur descailloux

Bientocirct toute lrsquoarmeacutee bancalerait Ce serait du propre Non vraimentccedila nrsquoeacutetait pas un meacutetier

Lebrac seul ou presque de son opinion dut convenir que le moyenqursquoil avait preacuteconiseacute offrait en effet de notoires inconveacutenients et qursquoil se-rait bon drsquoen trouver un autre

mdashMais lequel Trouvez-en puisque vous ecirctes si malins reprit-il vexeacuteau fond du peu de succegraves en dureacutee qursquoavait eu son entreprise

On cherchamdash On pourrait peut-ecirctre se battre en manches de chemises proposa

La Crique les blouses au moins nrsquoauraient pas de mal et avec des ficellespour les souliers et des eacutepingles pour le pantalon on pourrait rentrer

mdash Pour te faire punir le lendemain par le pegravere Simon qui te dira quetu as une tenue deacutebrailleacutee et qui en preacuteviendra tes vieux hein Qui crsquoest

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La guerre des boutons Chapitre I

qui te remettra des boutons agrave ta chemise et agrave ton tricot Et tes bretelles mdash Non crsquoest pas un moyen ccedila Tout ou rien trancha Lebrac Vous ne

voulez pas de rien il faut tout gardermdash Ah fit La Crique si on avait quelqursquoun pour nous recoudre des

boutons et refaire les boutonniegraveres mdash Et aussi pour te racheter des cordons et des jarretiegraveres et des bre-

telles hein Pourquoi pas pour te faire pisser pendant que tu y es et puistorcher le laquo jacquot raquo agrave laquo mocieu raquo quand il a fini de se vider le boyaugras hein

mdash Ce qursquoil faut je vous le dis encore moi na laquo pisse que raquo vous netrouvez rien reprit Lebrac ce qursquoil nous faut crsquoest des sous

mdash Des sous mdash Oui bien sucircr parfaitement des sous Avec des sous on peut ache-

ter des boutons de toutes sortes du fil des aiguilles des agrafes des bre-telles des cordons de souliers du laquo lastique raquo tout que je vous dis tout

mdash Crsquoest bien vrai ccedila tout de mecircme mais pour acheter ce fourbi que tudis il faudrait qursquoon nous en donne beaucoup de sous prsquotrsquoecirctre bien centsous

mdash Merde une roue de brouette jamais on nrsquoaura ccedilamdash Pour qursquoon nous les donne drsquoun seul coup sucircrement non il nrsquoy

a pas agrave y compter mais eacutecoutez-moi bien insista Lebrac il y aurait unmoyen tout de mecircme drsquoavoir presque tout ce qursquoil nous faut

mdash Un moyen que tuhellipmdash Eacutecoute donc Crsquoest pas tous les jours qursquoon est fait prisonnier et

puis nous en rechiperons des prsquotits Migue la Lune et alorshellipmdash Alors mdash Alors nous les garderons leurs boutons leurs agrafes leurs bre-

telles aux peigne-culs de Velrans au lieu de couper les cordons on lesmettra de cocircteacute pour avoir une petite reacuteserve

mdash Il ne faut pas vendre la peau de lrsquoours avant de lrsquoavoir pris interrom-pit La Crique qui bien que jeune avait deacutejagrave des lettres Si nous voulonsecirctre sucircrs drsquoavoir des boutons et nous pouvons en avoir besoin drsquoun jouragrave lrsquoautre le meilleur est drsquoen acheter

mdash Trsquoas des ronds ironisa Boulot

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La guerre des boutons Chapitre I

mdash Jrsquoen ai sept dans une tirelire en forme de laquo guernouille raquo mais ilnrsquoy a pas agrave compter dessus la guernouille les deacutegobillera pas de sitocirct mamegravere sait laquo combien qursquoil y en a raquo elle garde le fourbi dans le buffet Elledit qursquoelle veut mrsquoacheter un chapeau agrave Pacircqueshellip ou agrave la Triniteacute et si jrsquoenfaisais couler un je recevrais une belle dingueacutee

mdash Crsquoest toujours comme ccedila bon Dieu ragea Tintin Quand on nousdonne des sous crsquoest jamais pour nous Faut absolument que les vieuxposent le grappin dessus Ils disent qursquoils font de grands sacrifices pournous eacutelever qursquoils en ont bien besoin pour nous acheter des chemises deshabits des sabots jrsquosais ti quoi moi mais je mrsquoen fous de leurs nippesje voudrais qursquoon me les donne mes ronds pour que je puisse acheterquelque chose drsquoutile ce que je voudrais du chocolat des billes du las-tique pour une fronde voilagrave mais il nrsquoy a vraiment que ceux qursquoon ac-croche par-ci par-lagrave qui sont bien agrave nous et encore faut pas qursquoils traicircnentlongtemps dans nos poches

Un coup de sifflet interrompit la discussion et les eacutecoliers se mirenten rang pour entrer en classe

mdash Tu sais confia Grangibus agrave Lebrac moi jrsquoai deux ronds qui sontagrave moi et que personne ne sait Crsquoest Theacuteodule drsquoOuvans qui est venu aumoulin et qui me les a donneacutes passe que jrsquoai tenu son cheval Crsquoest un chictype Theacuteodule il donne toujours queacuteque chosehellip tu sais bien Theacuteodulele reacutepublicain celui qui pleure quand il est saoul

mdash Taisez-vous Adonis ndash Grangibus eacutetait preacutenommeacute Adonis ndash fit lepegravere Simon ou je vous punis

mdash Merde fit Grangibus entre ses dentsmdash Qursquoest-ce que vous marmottez reprit lrsquoautre qui avait surpris le

tremblement des legravevres on verra comme vous bavarderez tout agrave lrsquoheurequand je vous interrogerai sur vos devoirs envers lrsquoEacutetat

mdash Dis rien souffla Lebrac jrsquoai une ideacuteeEt lrsquoon entraDegraves que Lebrac fut installeacute agrave sa place ses cahiers et ses livres devant

lui il commenccedila par arracher proprement une feuille double du milieude son cahier de brouillons Il la partagea ensuite par pliages successifsen trente-deux morceaux eacutegaux sur lesquels il traccedila il condensa cettecapitale interrogation

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La guerre des boutons Chapitre I

Hau unccedilou (traduire as-tu un sou )puis il mit sur chacun desdits morceaux ducircment plieacutes les noms

de trente-deux de ses camarades et poussant drsquoun seul coup de coudebrusque Tintin il lui glissa subrepticement et lrsquoune apregraves lrsquoautre lestrente-deux missives en les accompagnant de la phrase sacramentelle laquo Passe ccedila agrave ton voisin raquo

Ensuite sur une grande feuille il reacuteinscrivit ses trente-deux noms etpendant que le maicirctre interrogeait lui aussi du regard demandait suc-cessivement agrave chacun de ses correspondants la reacuteponse agrave sa questionpointant au fur et agrave mesure drsquoune croix (+) ceux qui disaient oui drsquountrait horizontal (-) ceux qui disaient non Puis il compta ses croix il y enavait vingt-sept

mdash Y a du bon pensa-t-il Et il se plongea dans de profondes reacuteflexionset de longs calculs pour eacutetablir un plan dont son cerveau depuis quelquesheures eacutebauchait les grandes lignes

Agrave la reacutecreacuteation il nrsquoeut point besoin de convoquer ses guerriers Tousvinrent drsquoeux-mecircmes immeacutediatement se placer en cercle autour de luidans leur coin derriegravere les cabinets tandis que les tout-petits deacutejagrave com-plices mais qui nrsquoavaient pas voix deacutelibeacuterative formaient en jouant unrempart protecteur devant eux

mdash Voilagrave exposa le chef Il y en a deacutejagrave vingt-sept qui peuvent payer etjrsquoai pas pu envoyer de lettre agrave tous Nous sommes quarante-cinq Quelssont ceux agrave qui je nrsquoai pas eacutecrit et qui ont aussi un sou agrave eux Levez lamain

Huit mains sur treize se dressegraverentmdash Ccedila fait vingt-sept et huit Voyons vingt-sept et huithellip vingt-huit

vingt-neuf trentehellip fit-il en comptant sur ses doigtsmdash Trente-cinq va coupa La Criquemdash Trente-cinq trsquoes bien sucircr ccedila fait donc trente-cinq sous Trente-

cinq sous crsquoest pas cent sous en effet mais crsquoest queacuteque chose Eh bien voici ce que je propose

On est en reacutepublique on est tous eacutegaux tous camarades tous fregraveres Liberteacute Eacutegaliteacute Fraterniteacute on doit tous srsquoaider hein et faire en sorte queccedila marche bien Alors on va voter comme qui dirait lrsquoimpocirct oui un im-pocirct pour faire une bourse une caisse une cagnotte avec quoi on achegravetera

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La guerre des boutons Chapitre I

notre treacutesor de guerre Comme on est tous eacutegaux chacun paiera une co-tisation eacutegale et tous auront droit en cas de malheur agrave ecirctre recousus etlaquo rarrangeacutes raquo pour ne pas ecirctre laquo zonzeneacutes raquo en rentrant chez eux

Il y a la Marie de chez Tintin qui a dit qursquoelle viendrait recoudre lefourbi de ceux qui seraient pris comme ccedila vous voyez on pourra y allercarreacutement Si on est chauffeacute tant pis on se laisse faire sans rien dire et aubout drsquoune demi-heure on rentre propre reboutonneacute retapeacute requinqueacuteet qui crsquoest qursquoest les cons Crsquoest les Velrans

mdash Ccedila crsquoest chouette Mais des sous on nrsquoen a guegravere tu sais Lebrac mdash Ah mais sacreacute nom de Dieu est-ce que vous ne pouvez pas faire

un petit sacrifice agrave la Patrie Seriez-vous des traicirctres par hasard Je pro-pose moi pour commencer et avoir tout de suite quelque chose qursquoondonne degraves demain un sou par mois Plus tard si on est plus riches et si onfait des prisonniers on ne mettra plus qursquoun sou tous les deux mois

mdash Mince mon vieux comme tu y vas Trsquoes donc laquo meacutellionnaire raquotoi Un sou par moi crsquoest des sommes ccedila Jamais je pourrai trouver unsou agrave donner tous les mois

mdash Si chacun ne peut pas se deacutevouer un tout petit peu crsquoest pas la peinede faire la guerre vaut mieux avouer qursquoon a de la pureacutee de pommes deterre dans les veines et pas du sang rouge du sang franccedilais nom de Dieu Ecirctes-vous des Alboches oui ou merde Je comprends pas qursquoon heacutesite agravedonner ce qursquoon a pour assurer la victoire moi je donnerai mecircme deuxrondshellip quand jrsquoen aurai

mdash Alors crsquoest entendu on va voterPar trente-cinq voix contre dix la proposition de Lebrac fut adopteacutee

Votegraverent contre naturellement les dix qui nrsquoavaient pas en leur posses-sion le sou exigible

mdash Pour ce qui est de votrsquoaffaire trancha Lebrac jrsquoy ai penseacute aussion reacuteglera ccedila agrave quatre heures agrave la carriegravere agrave Pepiot agrave moins qursquoon aille agravecelle ousqursquoon eacutetait hier pour se deacuteshabiller Oui on y sera mieux et plustranquilles

On mettra des sentinelles pour ne pas ecirctre surpris au cas ougrave par ha-sard les Velrans viendraient quand mecircme mais je ne crois pas

Allez ccedila va bien ce soir tout sera reacutegleacute

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La guerre des boutons Chapitre I

n

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CHAPITRE II

Faulte drsquoargent crsquoest doleurnon pareille

Toustefois il avoit soixante et trois maniegraveres drsquoen trouvertoujours agrave son besoing dont la plus honorable et la pluscommune estoit par faccedilon de larrecin furtivement faict

Rabelais (livre II chap XVI)

C ce soir-lagrave Il faisait un temps clair de nouvellelune La fine corne drsquoargent pacircle translucide encore aux der-niers rayons du soleil preacutedisait une de ces nuits brutales et

franches qui vous rasent les feuilles les derniegraveres feuilles claquant surleurs branches deacutesoleacutees comme les grelots fecircleacutes des cavales du vent

Boulot frileux avait rabattu sur ses oreilles son beacuteret bleu Tintinavait baisseacute les oreillegraveres de sa casquette les autres aussi srsquoingeacuteniaient agravelutter contre les eacutepines de la bise seul Lebrac nu-tecircte tanneacute encore du

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La guerre des boutons Chapitre II

soleil drsquoeacuteteacute la blouse ouverte faisait fi de ces froidures de rien du toutcomme il disait

Les premiers arriveacutes agrave la Carriegravere attendirent les retardataires et lechef chargea Teacutetas Tigibus et Guignard drsquoaller un moment surveiller lalisiegravere ennemie

Il confeacutera agrave Teacutetas les pouvoirs de chef et lui dit laquo Dedans raquo un quartdrsquoheure quand on sifflera si trsquoas rien vu tu monteras sur le checircne agrave Ca-mus et si tu ne vois rien encore crsquoest qursquoils ne viendront sucircrement pas alors vous reviendrez nous rejoindre au camp

Les autres dociles acquiescegraverent et pendant qursquoils allaient prendreleur quart de garde le reste de la colonne monta au repaire de Camus ougravelrsquoon srsquoeacutetait deacuteshabilleacute la veille

mdash Tu vois bien vieux constata Boulot qursquoon nrsquoaurait pas pu se deacutesha-biller aujourdrsquohui

mdash Crsquoest bon dit Lebrac du moment qursquoon a deacutecideacute de faire autrechose il nrsquoy a pas agrave revenir sur ce qui est passeacute

On eacutetait vraiment bien dans la cachette agrave Camus du cocircteacute de Velransau couchant et au midi et du cocircteacute du bas la carriegravere agrave ciel ouvert formaitun rempart naturel qui mettait agrave lrsquoabri des vents de pluie et de neige desautres cocircteacutes de grands arbres laissant entre eux et les buissons quelquespassages eacutetroits arrecirctaient les vents du nord et drsquoest pas chauds pour unliard ce soir-lagrave

mdash Asseyons-nous proposa LebracChacun choisit son siegravege Les grosses pierres plates srsquooffraient drsquoelles-

mecircmes il nrsquoy avait qursquoagrave prendre Chacun trouva la sienne et regarda lechef

mdash Crsquoest donc entendu articula ce dernier rappelant briegravevement levote du matin qursquoon va se cotiser pour avoir un treacutesor de guerre

Les dix panneacutes protestegraverent unanimementGuerreuillas ainsi nommeacute parce qursquoagrave cocircteacute du sien le regard de Gui-

gnard eacutetait drsquoun Adonis et que ses gros yeux ronds lui sortaient effroya-blement de la tecircte prit la parole au nom des sans-le-sou

Crsquoeacutetait le fils de pauvres bougres de paysans qui peinaient du 1ᵉʳ jan-vier agrave la Saint-Sylvestre pour nouer les deux bouts et qui naturellementnrsquooffraient pas souvent agrave leur rejeton de lrsquoargent de poche pour ses menus

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La guerre des boutons Chapitre II

plaisirsmdash Lebrac dit-il crsquoest pas bien tu fais honte aux pauvres Trsquoas dit

qursquoon eacutetait tous eacutegaux et tu sais bien que ccedila nrsquoest pas vrai et que moi queZozo que Bati et les autres nous ne pourrons jamais avoir un radis Jrsquosaisbien que trsquoes gentil avec nous que quand trsquoachegravetes des bonbons tu nousen donnes un de temps en temps et que tu nous laisses des fois leacutechertes raies de chocolat et tes bouts de reacuteglisse mais tu sais bien que si parmalheur on nous donne un rond le pegravere ou la megravere le prennent aussitocirctpour acheter des fourbis dont on ne voit jamais la couleur On te lrsquoa deacutejagravedit ce matin Y a pas moyen qursquoon paye Alors on est des galeux Crsquoestpas une reacutepublique ccedila na et je ne peux pas me soumettre agrave la deacutecision

mdash Nous non plus firent les neuf autresmdash Jrsquoai dit qursquoon arrangerait ccedila tonna le geacuteneacuteral et on lrsquoarrangera na

ou bien je ne suis plus Lebrac ni chef ni rien nom de Dieu laquo Eacutecoutez-moi tas drsquoandouilles puisque vous ne savez pas vous deacute-

grouiller tout seulslaquo Croyez-vous qursquoon mrsquoen donne agrave moi des ronds et que le vieux

ne me les chipe pas lui aussi quand mon parrain ou ma marraine ounrsquoimporte qui vient boire un litre agrave la maison et me glisse un petit ou ungros sou Ah ouiche Si jrsquoai pas le temps de me trotter assez tocirct et direque jrsquoai acheteacute des billes ou du chocolat avec le sou qursquoon mrsquoa donneacute on abientocirct fait de me le raser Et quand je dis que jrsquoai acheteacute des billes on meles fait montrer passe que si crsquoeacutetait pas vrai on me le ferait laquo renaquer raquole sou et quand on les a vues pan une paire de gifles pour mrsquoapprendreagrave deacutepenser mal agrave propos des sous qursquoon a tant de maux de gagner quandje dis que jrsquoai acheteacute des bonbons jrsquoai pas besoin de les montrer on mefout la torgnole avant en disant que je suis un deacutepensier un gourmandun goulu un goinfre et je ne sais quoi encore

laquo Voilagrave eh ben il faut savoir se deacutebrouiller dans la vie du monde etjrsquovas vous dire comment qursquoy faut srsquoy prendre

laquo Je parle pas des commissions que tout le monde peut reacuteussir agrave fairepour la servante du cureacute ou la femme au pegravere Simon ils sont si rapiatsqursquoils ne se fendent pas souvent je parle pas non plus des sous qursquoonpeut ramasser aux baptecircmes et aux mariages crsquoest trop rare et il nrsquoy apas agrave compter dessus mais voici ce que tout le monde peut faire

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La guerre des boutons Chapitre II

laquo Tous les mois le pattier sup1 srsquoamegravene sur la leveacutee de grange de Fricot etles femmes lui portent leurs vieux chiffons et leurs peaux de lapins moije lui donne des os et de la ferraille les Gibus aussi pas vrai Grangibus

mdash Oui oui mdash Contre ccedila il nous donne des images des plumes dans un petit ton-

neau des deacutecalcomanies ou bien un sou ou deux ccedila deacutepend de ce qursquoona mais il nrsquoaime pas donner des ronds crsquoest un sale grippe-sou qui nouscolle toujours des saloperies qui ne deacutecalquent pas contre de bons grosos de jambons et de la belle ferraille et puis ses deacutecalcomanies ccedila ne sert agraverien Il nrsquoy a qursquoagrave lui dire carreacutement selon ce qursquoon porte Je veux un rondou deux mecircme trois srsquoil y a beaucoup de fourbi Srsquoil dit non on nrsquoa qursquoagravelui reacutepondre Mon vieux trsquoauras peau de zeacutebi et remporter son truc ilveut bien vous rappeler ce sale juif-lagrave allez

laquo Je sais bien que des os et de la ferraille il nrsquoy en a pas des tas maisle meilleur crsquoest de chiper des pattes sup2 blanches elles valent plus cher queles autres et lui vendre le prix et au poids

mdash Crsquoest pas commode chez nous objecta Guerreuillas la megravere a ungrand sac sur le buffet et elle fourre tout dedans

mdash Trsquoas qursquoagrave tomber sur son sac et en faire un petit avec Crsquoest pastout Vous avez des poules tout le monde a des poules eh bien un jouron chipe un oeuf dans le nid un autre jour un autre deux jours apregraves untroisiegraveme on y va le matin avant que les poules aient toutes pondu vouscachez bien vos oeufs dans un coin de la grange et quand vous avez votredouzaine ou votrsquo demi-douzaine vous prenez bien gentiment un panieret tout comme si on vous envoyait en commission vous les portez agrave lamegravere Maillot elle les paye quelquefois en hiver jusqursquoagrave vingt-quatre sousla douzaine avec une demi il y a pour toute une anneacutee drsquoimpocirct

mdash Crsquoest pas possible chez nous affirma Zozo Ma vieille est si telle-ment agrave cheval sur ses geacutelines que tous les soirs et tous les matins elle valeur tacircter au cul pour sentir si elles ont lrsquooeuf Elle sait toujours drsquoavancecombien qursquoelle en aura le soir Srsquoil en manquait un ccedila ferait un beaurafut dans la cambuse

1 Chiffonnier2 Chiffons

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La guerre des boutons Chapitre II

mdash Y a encore un moyen qursquoest le meilleur Je vous le recommande agravetertous

laquo Voilagrave crsquoest quand le pegravere prend la cuite Jrsquosuis content moi quand jevois qursquoil graisse ses brodequins pour aller agrave la foire agrave Vercel ou agrave Baume

laquo Il dicircne bien lagrave-bas avec les ldquomontagnonsrdquo ou les ldquopays basrdquo il boitsec des apeacuteritifs des petits verres du vin boucheacute en revenant il srsquoarrecircteavec les autres agrave tous les bouchons et avant de rentrer il prend encorelrsquoabsinthe chez Fricot Ma megravere va le chercher elle est pas contente ellegrogne ils srsquoengueulent chaque fois puis ils rentrent et elle lui demandecombien qursquoil a deacutepenseacute Lui il lrsquoenvoie promener en disant qursquoil est lemaicirctre et que ccedila ne la regarde pas et puis il se couche et fout ses habitssur une chaise Alors moi pendant que la megravere va fermer les portes etldquoclairer les becirctesrdquo je fouille les poches et la bourse

Il ne sait jamais au juste ce qursquoil y a dedans alors crsquoest selon je prendsdeux sous trois sous quatre sous une fois mecircme jrsquoai chipeacute dix sousmais crsquoest trop et jrsquoen reprendrai jamais autant parce que le vieux srsquoenest aperccedilu

mdash Alors il trsquoa foutu la peigneacutee eacutemit Tintinmdash Penses-tu crsquoest la megravere qui a reccedilu la danse il a cru que crsquoeacutetait elle

qui lui avait refait sa piegravece et il lui a passeacute queacuteque chose comme engueu-lade

mdash Ccedila crsquoest vraiment un bon truc convint Boulot qursquoen dis-tu Bati mdash Je dis moi que ccedila ne me servira agrave rien du tout le truc agrave Lebrac

passe que mon pegravere ne se saoule jamaismdash Jamais srsquoexclama en choeur toute la bande eacutetonneacuteemdash Jamais reprit Bati drsquoun air navreacutemdash Ccedila fit Lebrac crsquoest unmalheur mon vieux oui un grandmalheur

un vrai malheur et on nrsquoy peut rienmdash Alors mdash Alors trsquoas qursquoagrave rogner quand trsquoiras en commission Je laquo mrsquoes-

plique raquo quand tu as une piegravece agrave changer tu cales un sou et tu dis que tulrsquoas perdu Ccedila te coucirctera une gifle ou deux mais on nrsquoa rien pour rien ence bas monde et puis on gueule avant que les vieux ne tapent on gueuletant qursquoon peut et ils nrsquoosent pas taper si fort quand crsquoest pas une piegravecepar exemple quand crsquoest de la chicoreacutee que tu vas acheter il y a des pa-

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La guerre des boutons Chapitre II

quets agrave quatre sous et agrave cinq sous eh bien si trsquoas cinq sous tu prends unpaquet de quatre sous et tu dis que ccedila a augmenteacute si on trsquoenvoie ache-ter pour deux sous de moutarde tu nrsquoen prends que pour un rond et turacontes qursquoon ne trsquoa donneacute que ccedila Mon vieux on ne risque pas grand-chose la megravere dit que lrsquoeacutepicier est un filou et une fripouille et cela passecomme ccedila

laquo Et puis enfin agrave lrsquoimpossible personne nrsquoest tenu Quand vous au-rez trouveacute des sous vous payerez si vous ne pouvez pas tant pis enattendant on srsquoarrangera autrement

laquo Nous avons besoin de sous pour acheter du fourbi eh bien quandvous trouverez un bouton une agrafe un cordon un lastique de la ficelleagrave rafler foutez-les dedans votre poche et aboulez-les ici pour grossir letreacutesor de guerre

laquo On estimera ce que cela vaut en tenant compte que crsquoest du vieuxet pas du neuf Celui qui gardera le treacutesor tiendra un calepin sur lequel ilmarquera les recettes et les deacutepenses mais ccedila serait bien mieux si chacunarrivait agrave donner son sou Peut-ecirctre que plus tard on aurait des eacutecono-mies une petite cagnotte quoi et qursquoon pourrait se payer une petite fecircteapregraves une victoire

mdash Ce serait eacutepatant ccedila approuva Tintin Des pains drsquoeacutepices du cho-colathellip

mdash Des sardines mdash Trouvez drsquoabord les ronds hein repartit le geacuteneacuterallaquo Voyons il faut ecirctre bien nouille apregraves tout ce que je viens de vous

dire pour ne pas arriver agrave deacutegoter un radis tous les moismdash Crsquoest vrai approuva le choeur des posseacutedantsLes purotins enflammeacutes par les reacuteveacutelations de Lebrac acquiescegraverent

cette fois agrave la proposition drsquoimpocirct et juregraverent que pour le mois prochainils remueraient ciel et terre pour payer leur cotisation Pour le mois cou-rant ils srsquoacquitteraient en nature et remettraient tout ce qursquoils pourraientaccrocher entre les mains du treacutesorier

Mais qui serait treacutesorier Lebrac et Camus en qualiteacute de chef et de sous-chef ne pouvaient rem-

plir cet emploi Gambette manquant souvent lrsquoeacutecole ne pouvait lui nonplus occuper ce poste drsquoailleurs ses qualiteacutes de liegravevre agile le rendaient

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La guerre des boutons Chapitre II

indispensable comme courrier en cas de malheur Lebrac proposa agrave LaCrique de se charger de lrsquoaffaire La Crique eacutetait bon calculateur il eacutecri-vait vite et bien il eacutetait tout deacutesigneacute pour cette situation de confiance etce meacutetier difficile

mdash Je ne peux pas deacuteclina La Crique Voyons mettez-vous agrave ma placeJe suis lrsquoeacutecolier le plus pregraves du bureau du maicirctre agrave tout moment il voit ceque je fais Quand crsquoest-il alors que je pourrais tenir mes comptes Crsquoestpas possible Il faut que le treacutesorier soit dans les bancs du fond CrsquoestTintin qui doit lrsquoecirctre

mdash Tintin fit Lebraclaquo Oui apregraves tout mon vieux crsquoest toi qui dois prendre ccedila puisque

crsquoest la Marie qui viendra recoudre les boutons de ceux qui auront eacuteteacutefaits prisonniers Oui il nrsquoy a que toi

mdash Oui mais si je suis pris moi par les Velrans tout le treacutesor serafoutu

mdash Alors tu ne te battras pas tu resteras en arriegravere et tu regarderas faut bien savoir des fois faire des sacrifices ma vieille branche

mdash Oui oui Tintin treacutesorier Tintin fut eacutelu par acclamations et comme tout eacutetait reacutegleacute ou agrave peu

pregraves on alla voir au Gros Buisson ce que devenaient les trois sentinellesque dans la chaleur de la discussion on avait oublieacute de rappeler

Teacutetas nrsquoavait rien vu et ils blaguaient en fumant des tiges de cleacutematite on leur fit part de la deacutecision prise ils approuvegraverent et il fut convenuque degraves le lendemain tout le monde apporterait agrave Tintin sa cotisation enargent ceux qui pourraient et en nature les autres

n

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CHAPITRE III

La comptabiliteacute de Tintin

Il est vrai que jrsquoai donneacute depuis que je suis arriveacutee drsquoassezgrosses sommes un matin huit cents francs lrsquoautre jourmille francs un autre jour trois cents eacutecus

Lere de Mme de Seacutevigneacute agrave Mme de Grignan (15 juin 1680)

T arriveacutee dans la cour de lrsquoeacutecole commenccedila par preacute-lever aupregraves de ceux qui avaient leurs cahiers une feuille de pa-pier brouillard afin de confectionner tout de suite le grand livre

de caisse sur lequel il inscrirait les recettes et les deacutepenses de lrsquoarmeacutee deLongeverne

Il reccedilut ensuite des mains des cotisants les trente-cinq sous preacutevusempocha des payeurs en nature sept boutons de tailles et de formes di-verses plus trois bouts de ficelle et se mit agrave reacutefleacutechir profondeacutement

Toute la matineacutee le crayon agrave la main il fit des devis retranchant icirajoutant lagrave agrave la reacutecreacuteation il consulta Lebrac et Camus et La Crique les

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La guerre des boutons Chapitre III

principaux en somme srsquoenquit du cours des boutons du prix des eacutepinglesde sucircreteacute de la valeur de lrsquoeacutelastique de la soliditeacute compareacutee des cordonsde souliers puis en fin de compte reacutesolut de prendre conseil de sa soeurMarie plus verseacutee qursquoeux tous dans ces sortes drsquoaffaires et cette branchedu neacutegoce

Au bout drsquoune journeacutee de consultations et apregraves une contention drsquoes-prit qui faillit agrave plusieurs reprises lui meacuteriter des verbes et la retenueil avait barbouilleacute sept feuilles de papier puis dresseacute tant qursquoagrave peu pregraveset sauf modifications le projet de budget suivant qursquoil soumit le lende-main degraves lrsquoarriveacutee en classe agrave lrsquoexamen et agrave lrsquoapprobation de lrsquoassembleacuteegeacuteneacuterale des camarades

Budget de lrsquoarmeacutee de LongeverneBoutons de chemises 1 souBoutons de tricot et de veste 4 sousBoutons de culoe 4 sousCrochets de derriegravere pour paes de pantalons 4 sousFicelle de pain de sucre pour bretelles 5 sousLastique pour jarretiegraveres 8 sousCordons de souliers 5 sousAgrafes de blouses 2 sous

Total 33 sousReste en reacuteserve 2 sousen cas de malheur

mdash Et les aiguilles et le fil que trsquoas oublieacutes observa La Crique hein onserait des propres cocos si jrsquoy songeais pas avec quoi qursquoon se raccom-moderait

mdash Crsquoest vrai avoua Tintin alors changeons quelque chosemdash Jrsquosuis drsquoavis qursquoon garde les deux ronds de reacuteserve eacutemit Lebracmdash Ccedila oui approuva Camus crsquoest une bonne ideacutee on peut perdre

quelque chose une poche peut ecirctre perceacutee faut songer agrave toutmdash Voyons reprit La Crique on peut rogner deux sous sur les boutons

de tricot ccedila ne se voit pas le tricot Avec un bouton au-dessus deuxau plus ccedila tient assez il nrsquoy a pas besoin drsquoecirctre boutonneacute tout du longcomme un artilleur

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La guerre des boutons Chapitre III

Et Camus dont le grand fregravere eacutetait dans lrsquoartillerie de forteresse et quibuvait ses moindres paroles entonna lagrave-dessus guilleret et agrave mi-voix cerefrain entendu un jour que leur soldat eacutetait venu en permission

Rien nrsquoest si beaursquoun artilleur sur un chameau Rien nrsquoest si vilainrsquoun fantassin sur une phellip Toute la bande eacuteprise de choses militaires et enthousiaste de nou-

veauteacute voulut apprendre aussitocirct la chanson que Camus dut reprendreplusieurs fois de suite et puis on en revint aux affaires et en conti-nuant lrsquoeacutepluchage du budget on trouva eacutegalement que quatrsquosous pourdes boucles ou crochets de pantalon crsquoeacutetait exageacutereacute il nrsquoen fallait jamaisqursquoune par falzar encore beaucoup de petits nrsquoavaient-ils pas de culotteavec patte bouclant derriegravere donc en reacuteduisant agrave deux sous ce chapitrecela irait encore et cela ferait quatre sous de disponibles agrave employer de lafaccedilon suivante

1 sou de fil blanc1 sou de fil noir2 sous drsquoaiguilles assortiesLe budget fut voteacute ainsi Tintin ajouta qursquoil prenait note des boutons

et des ficelles que lui avaient remis les payeurs en nature et que le len-demain son carnet serait en ordre Chacun pourrait en prendre connais-sance et veacuterifier la caisse et la comptabiliteacute agrave toute heure du jour

Il compleacuteta ses renseignements en confiant en outre que sa soeurMarie la cantiniegravere de lrsquoarmeacutee si on voulait bien avait promis de luiconfectionner un petit sac agrave coulisses comme ceux laquo ousqursquoon raquo mettaitles billes pour y remiser et concentrer le treacutesor de guerre Elle attendaitseulement de voir la quantiteacute que ccedila ferait pour ne le faire ni trop grandni trop petit

On applaudit agrave cette offre geacuteneacutereuse et la Marie Tintin bonne amiecomme chacun savait du geacuteneacuteral Lebrac fut acclameacutee cantiniegravere drsquohon-neur de lrsquoarmeacutee de Longeverne Camus annonccedila eacutegalement que sa cou-sine la Tavie sup1 des Planches se joindrait aussi souvent que possible agrave la

1 Octavie

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La guerre des boutons Chapitre III

soeur de Tintin et elle eut sa part dans le concert drsquoacclamations Ba-cailleacute toutefois nrsquoapplaudit pas il regarda mecircme Camus de travers Sonattitude nrsquoeacutechappa point agrave La Crique le vigilant et agrave Tintin le comptableet ils se dirent mecircme qursquoil devait y avoir du louche par lagrave-dessous

mdash Ce midi fit Tintin jrsquoirai avec La Crique acheter le fourbi chez lamegravere Maillot

mdash Va plutocirct chez la Jullaude conseilla Camus elle est mieux assortieqursquoon dit

mdash Crsquoest tous des fripouilles et des voleurs les commerccedilants tranchapour les mettre drsquoaccord Lebrac qui semblait avoir avec des ideacutees geacuteneacute-rales une certaine expeacuterience de la vie prends-en si tu veux la moitieacutechez lrsquoun la moitieacute chez lrsquoautre on verra pour une autre fois ousqursquoonest le moins eacutetrilleacute

mdash Vaudrait peut-ecirctre mieux acheter en gros deacuteclara Boulot il y auraitplus drsquoavantages

mdash Apregraves tout fais comme tu voudras Tintin trsquoes treacutesorier arrange-toi tu nrsquoas qursquoagrave montrer tes comptes quand tu auras fini nous on nrsquoapas agrave y fourrer le nez avant

La faccedilon dont Lebrac eacutemit cette opinion coupa la discussion qui eucirctpu srsquoeacuteterniser il eacutetait temps drsquoailleurs car le pegravere Simon intrigueacute deleur manegravege lrsquooreille aux eacutecoutes sans faire semblant de rien passait etrepassait pour essayer de saisir au vol quelque bribe de leur conversation

Il en fut pour ses frais mais il se promit de surveiller avec soin Lebracqui donnait des signes manifestes et extra-scolaires drsquoexaltation intellec-tuelle

La Crique ainsi appeleacute parce qursquoil eacutetait sec comme un coucou maispar contre eacuteveilleacute et observateur autant que tous les autres agrave la fois eacuteventala penseacutee dumaicirctre drsquoeacutecole Aussi comme Tintin se trouvait ecirctre en classele voisin du chef et que lrsquoun pinceacute lrsquoautre pourrait se trouver compromiset fort embarrasseacute pour expliquer la preacutesence dans sa poche drsquoune sommeaussi consideacuterable il lui confia qursquoil eucirct durant le cours de la seacuteance agrave semeacutefier du laquo vieux raquo dont les intentions ne lui paraissaient pas propres

Agrave onze heures Tintin et La Crique se dirigegraverent vers la maison de laJullaude et apregraves avoir salueacute poliment et demandeacute un sou de boutons dechemises ils srsquoenquirent du prix de lrsquoeacutelastique

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La guerre des boutons Chapitre III

La deacutebitante au lieu de leur donner le renseignement solliciteacute les fixadrsquoun oeil curieux et reacutepondit agrave Tintin par cette doucereuse et insidieuseinterrogation

mdash Crsquoest pour votre maman mdash Non intervint La Crique deacutefiant Crsquoest pour sa soeur Et comme

lrsquoautre toujours souriante leur donnait des prix il poussa leacutegegraverement ducoude son voisin en lui disant Sortons

Degraves qursquoils furent dehors La Crique expliqua sa penseacutee mdash Trsquoas pas vu cette vieille bavarde qui voulait savoir pourquoi com-

ment ousque quand et puis encore quoi Si nous avons envie que tout le village le sache bientocirct que nous avons

un treacutesor de guerre il nrsquoy a qursquoagrave acheter chez elle Vois-tu il ne faut pasprendre ce qursquoil nous faut tout drsquoun coup ou bien cela donnerait des soup-ccedilons il vaut mieux que nous achetions un jour une chose lrsquoautre jourune autre et ainsi de suite et quant agrave aller encore chez cette sale cabe-lagravejamais

mdash Ce qursquoil y a encore de mieux reacutepliqua Tintin vois-tu crsquoest drsquoen-voyer ma soeur Marie chez la megravere Maillot On croira que crsquoest ma megraverequi lrsquoenvoie en commission et puis tu sais elle srsquoy connaicirct mieux quenous pour ces affaires-lagrave elle sait mecircme marchander mon vieux trsquoes sucircrqursquoelle nous fera avoir la bonne mesure de ficelle et deux ou trois boutonspar-dessus

mdash Trsquoas raison convint La CriqueEt comme ils rejoignaient Camus sa fronde agrave la main en train de viser

desmoineaux qui picoraient sur le fumier du pegravereGugu ils luimontregraverentles boutons de chemise en verre blanc cousus sur un petit carton bleu il yen avait cinquante et ils lui confiegraverent qursquoagrave cela se bornaient leurs achatsdu moment lui donnegraverent les raisons de leur abstention prudente et luiaffirmegraverent que pour une heure tout serait quand mecircme acheteacute

De fait vers midi et demi comme Lebrac sortant de table se rendaiten classe les mains dans les poches en sifflant le refrain de Camus alorsfort agrave la mode parmi eux il aperccedilut lrsquoair tregraves affaireacute sa bonne amie qui sedirigeait vers la maison de la megravere Maillot par le traje des laquo Chemineacutees raquo

Comme personne nrsquoeacutetait agrave ce moment sur le pas de sa porte et qursquoellene le voyait pas il attira son attention par un laquo tirouit raquo discret qui la

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La guerre des boutons Chapitre III

preacutevint de sa preacutesenceElle sourit puis lui fit un signe drsquointelligence pour indiquer ougrave elle al-

lait et Lebrac tout joyeux reacutepondit lui aussi par un franc et large sourirequi disait la belle joie drsquoune acircme vigoureuse et saine

Dans la cour de lrsquoeacutecole dans le coin du fond tous les yeux des preacutesentsfixaient obstineacutement et impatiemment la porte espeacuterant drsquoinstant en ins-tant lrsquoarriveacutee de Tintin Chacun savait deacutejagrave que la Marie srsquoeacutetait chargeacuteede faire elle-mecircme les achats et que Tintin lrsquoattendait derriegravere le lavoirpour recevoir de ses mains le treacutesor qursquoil allait bientocirct preacutesenter agrave leurcontrocircle

Enfin il apparut preacuteceacutedeacute de La Crique et un ah geacuteneacuteral drsquoexclama-tion salua son entreacutee On se porta en masse autour de lui lrsquoaccablant dequestions

mdash As-tu le fourbi mdash Combien de boutons de veste pour un sou mdash Y en a-t-il long de ficelle mdash Viens voir les boucles mdash Est-ce que le fil est solide mdash Attendez nom de Dieu gronda Lebrac Si vous causez tous agrave la

fois vous nrsquoentendrez rien du tout et si tout le monde lui grimpe sur ledos personne ne verra Allez faites le cercle Tintin va tout nous montrer

On srsquoeacutecarta agrave regret chacun deacutesirant se trouver ecirctre le plus pregraves du treacute-sorier et palper si possible le butin Mais Lebrac fut intraitable et deacutefenditagrave Tintin de rien sortir de sa laquo profonde raquo avant qursquoil ne fucirct absolumentdeacutegageacute

Quand ce fut fait le treacutesorier triomphant tira un agrave un de sa pochedivers paquets enveloppeacutes de papier jaune et deacutenombra

mdash Cinquante boutons de chemise sur un carton mdash Oh merde mdash Vingt-quatre boutons de culotte mdash Ah ah mdash Neuf boutons de tricot un de plus que le compte ajouta-t-il vous

savez qursquoon nrsquoen donne que quatre pour un soumdash Crsquoest la Marie expliqua Lebrac qui lrsquoa eu en marchandantmdashQuatre boucles de pantalon

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Un bon megravetre de lastique Et Tintin lrsquoeacutetendit pour faire voir qursquoonnrsquoeacutetait pas grugeacute

mdash Deux agrafes de blouse mdash Sont-elles belles hein fit Lebrac qui songeait que lrsquoautre soir srsquoil

en avait eu une peut-ecirctre enfinhellip brefhellipmdash Cinq paires de cordons de souliers rencheacuterit Tintinmdash Dix megravetres de ficelle plus un grand bout de rabiot qursquoelle a eu parce

qursquoelle achetait pour beaucoup agrave la fois mdash Onze aiguilles une de plus que le compte et une pelote de fil noir

et une de blanc Agrave chaque exposition et deacutenombrement des oh et des ah des foutre

des merde exclamatifs et admiratifs saluaient le deacuteballement de lrsquoachatnouveau

mdash Chicot srsquoeacutecria tout agrave coup Tigibus comme srsquoil eucirct joueacute agrave pour-suivre un camarade mais agrave ce signal drsquoalarme annonccedilant lrsquoarriveacutee dumaicirctre tout le monde se mecircla tandis que Tintin fourrait pecircle-mecircle et en-tassait dans sa poche les divers articles qursquoil venait de deacuteballer

La chose se fit si naturellement et drsquoune faccedilon si prompte que lrsquoautrenrsquoy vit que du feu et srsquoil remarqua quelque chose ce fut lrsquoeacutepanouissementgeacuteneacuteral de toutes ces frimousses qursquoil avait vues lrsquoavant-veille si sombreset si fermeacutees

mdash Crsquoest eacutetonnant pensa-t-il combien le temps le soleil lrsquoorage lapluie ont drsquoinfluence sur lrsquoacircme des enfants Quand il va tonner ou pleu-voir on ne peut pas les tenir il faut qursquoils bavardent et se chamaillent etse remuent quand une seacuterie de beau temps srsquoannonce ils sont naturelle-ment travailleurs et dociles et gais comme des pinsons

Brave homme qui ne soupccedilonnait guegravere les causes occultes et pro-fondes de la joie de ses eacutelegraveves et le cerveau farci de peacutedagogies fumeusescherchait midi agrave quatorze heures

Comme si les enfants vite au courant des hypocrisies sociales se li-vraient jamais en preacutesence de ceux qui ont sur eux une parcelle drsquoauto-riteacute Leur monde est agrave part ils ne sont eux-mecircmes vraiment eux-mecircmesqursquoentre eux et loin des regards inquisiteurs ou indiscrets Et le soleilcomme la lune nrsquoexerccedilaient sur eux qursquoune influence en lrsquooccurrence biensecondaire

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La guerre des boutons Chapitre III

Les Longevernes commencegraverent agrave se poursuivre agrave se laquo couratter raquodans la cour se disant lorsqursquoils se rejoignaient

mdash Alors ccedila y est crsquoest ce soir qursquoon leur zrsquoy fout mdash Ce soir voui mdash Ah nom de dious ils nrsquoont qursquoagrave venir qursquoest-ce qursquoon va leur pas-

ser Un coup de sifflet puis la voix naturellement rogue du maicirctre laquo Al-

lons en rangs deacutepecircchons-nous raquo interrompirent ces eacutevocations de ba-taille et ces perspectives de prouesses guerriegraveres futures

n

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CHAPITRE IV

Le retour des victoires

Reviendrez-vous un jour ocirc fiegraveres exileacutees

Seacuteb Ch Leconte(Le Masque de fer)

C fougue indescriptible animait les Longevernes rien nul souci nulle perspective facirccheuse nrsquoentravait leur en-thousiasme Les coups de trique ccedila passe et ils srsquoen fichaient

et quant aux cailloux on avait le temps presque toujours quand ils nevenaient pas de la fronde de Touegueule drsquoeacuteviter leur trajectoire

Les yeux riaient peacutetillants vifs dans les faces eacutepanouies par le rireles grosses joues rouges rebondies comme de belles pommes hurlaient lasanteacute et la joie les bras les jambes les pieds les eacutepaules les mains le coula tecircte tout remuait tout vibrait tout sautait en eux Ah ils ne pesaientpas lourd aux pieds les sabots de peuplier de tremble ou de noyer et leurclaquement sec sur le chemin durci eacutetait deacutejagrave une fiegravere menace pour les

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La guerre des boutons Chapitre IV

VelransIls se reacutecriaient srsquoattendaient se rappelaient se bousculaient se chi-

potaient srsquoexcitaient tels des chiens de chasse longtemps tenus agrave lrsquoat-tache qursquoon megravene enfin courir le liegravevre ou le goupil se mordillent lesoreilles et les jambes pour se feacuteliciter reacuteciproquement et se teacutemoignerleur joie

Crsquoeacutetait vraiment un enthousiasme entraicircnant que le leur Derriegravere leureacutelan vers la Saute derriegravere leur joie en marche comme agrave la suite drsquounemusique guerriegravere toute la vie jeune et saine du village semblait happeacuteeet emporteacutee les petites filles timides et rougissantes les suivirent jus-qursquoau gros tilleul nrsquoosant aller plus loin les chiens couraient sur leur flancen gambadant et en jappant les chats eux-mecircmes les prudents matoussrsquoavanccedilaient sur les murs drsquoenclos avec une vague ideacutee de les suivre lesgens sur le seuil des portes les interrogeaient du regard Ils reacutepondaienten riant qursquoils allaient srsquoamuser mais agrave quel jeu

Lebrac degraves la Carriegravere agrave Pepiot canalisa lrsquoenthousiasme en invitantses guerriers agrave bourrer leurs poches de cailloux

mdash Faudra nrsquoen garder sur soi qursquoune demi-douzaine dit-il et poser lereste agrave terre sitocirct qursquoon sera arriveacute car pour pousser la charge il ne srsquoagitpas de peser comme des sacs de farine

Si on manque de munitions six des petits prendront chacun deux beacute-rets et partiront les remplir agrave la carriegravere du Rat (crsquoest la plus pregraves du camp)Il deacutesigna ceux qui le cas eacutecheacuteant seraient chargeacutes du ravitaillement ouplutocirct du reacuteapprovisionnement des munitions Puis il fit exhiber agrave Tintinles diverses piegraveces du treacutesor de guerre afin que les camarades fussent toustranquilles et bien affermis et il donna le signal de la marche en avantlui prenant la tecircte et comme toujours servant drsquoeacuteclaireur agrave sa troupe

Son arriveacutee fut salueacutee par le passage drsquoun caillou qui lui frisa le front etlui fit baisser le cracircne il se retourna simplement pour indiquer aux autrespar un petit hochement de tecircte que lrsquoaction eacutetait commenceacutee Aussitocirct sessoldats srsquoeacutecampillegraverent et il les laissa se placer agrave leur convenance chacunagrave son poste habituel assureacute qursquoil eacutetait que leur flair guerroyeur ne seraitpas ce soir-lagrave mis en deacutefaut

Quand Camus fut jucheacute sur son arbre il exposa la situationIls y eacutetaient tous agrave leur lisiegravere les Velrans du plus grand au plus petit

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La guerre des boutons Chapitre IV

de Touegueule le grimpeur agrave Migue la Lune lrsquoexeacutecuteacutemdash Tant mieux conclut Lebrac ce sera au moins une belle bataillePendant un quart drsquoheure le flot coutumier drsquoinjures flua et reflua

entre les deux camps mais les Velrans ne bougeaient pas croyant peut-ecirctre que leurs ennemis nus pousseraient encore comme lrsquoavant-veilleune charge ce soir-lagrave Aussi les attendaient-ils de pied ferme bien amu-nitionneacutes qursquoils eacutetaient par un service reacutecemment organiseacute de galopinscharriant continuellement et agrave pleins mouchoirs des picotins de caillouxqursquoils allaient queacuterir aux roches du milieu du bois et venaient verser agrave lalisiegravere

Les Longevernes ne les voyaient que par intermittences derriegravere leurmur et derriegravere leurs arbres

Cela ne faisait guegravere lrsquoaffaire de Lebrac qui eucirct voulu les attirer tous unpeu en plaine afin de diminuer la distance agrave parcourir pour les atteindre

Voyant qursquoils ne se deacutecidaient pas vite il reacutesolut de prendre lrsquooffensiveavec la moitieacute de sa troupe

Camus consulteacute descendit et deacuteclara que pour cette affaire-lagrave crsquoeacutetaitlui que ccedila regardait Tintin par derriegravere se mangeait les sangs agrave les voirainsi se treacutemousser et srsquoagiter

Camus ne perdit point de temps La fronde agrave la main il fit prendrequatre cailloux pas plus agrave chacun de ses vingt soldats et commanda lacharge

Crsquoeacutetait entendu il ne devait pas y avoir de corps agrave corps on devaitseulement approcher agrave bonne porteacutee de lrsquoennemi qui serait sans douteeacutebahi de cette attaque lancer dans ses rangs une grecircle de moellons etbattre en retraite immeacutediatement pour eacuteviter la riposte qui serait sucircre-ment dangereuse

Espaceacutes de quatre ou cinq pas en tirailleurs Camus en avant tous sepreacutecipitegraverent et en effet le feu de lrsquoennemi cessa un instant devant cecoup drsquoaudace Il fallait en profiter Camus saisissant son cuir de frondeprit la ligne de mire et visa lrsquoAztec des Gueacutes tandis que ses hommesfaisant tournoyer leurs bras criblaient de cailloux la section ennemie

mdash Filons maintenant cria Camus en voyant la bande de lrsquoAztec seramasser pour lrsquoeacutelan

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La guerre des boutons Chapitre IV

Une voleacutee de pierres leur arriva sur les talons pendant que drsquoef-froyables cris pousseacutes par les Velrans leur apprenaient qursquoils eacutetaientpoursuivis agrave leur tour

LrsquoAztec ayant vu qursquoils nrsquoeacutetaient plus deacutevecirctus avait jugeacute inutile etsteacuterile une plus longue deacutefensive

Camus entendant ce vacarme et se fiant agrave ses jambes agiles se re-tourna pour voir laquo comme ccedila en allait raquo mais le geacuteneacuteral ennemi avaitavec lui ses meilleurs coureurs Camus eacutetait deacutejagrave un peu en retard sur lesautres il fallait filer et sec srsquoil ne voulait pas ecirctre pinceacute Ses boutons il lesavait non moins que sa fronde eacutetaient rudement convoiteacutes par la bandede lrsquoAztec qui lrsquoavait rateacute le soir de Lebrac

Aussi voulut-il jouer des jambesMalheur un caillou lanceacute terriblement un caillou de Touegueule

bien sucircr ah le salaud vint lui choquer violemment la poitrine lrsquoeacutebranlaet lrsquoarrecircta un instant Les autres allaient lui tomber dessus

mdash Ah nom de Dieu Foutu Et Camus en moins de temps qursquoil ne faut pour le dire et pour lrsquoeacutecrire

porta drsquoun geste deacutesespeacutereacute sa main agrave sa poitrine et tomba en arriegravere sanssouffle et la tecircte inerte

Les Velrans eacutetaient sur luiIls avaient suivi la trajectoire du projectile de Touegueule et remarqueacute

le geste de Camus ils le virent pacircle srsquoaffaler de tout son long sans motdire ils srsquoarrecirctegraverent net

mdash Srsquoil eacutetait tueacute hellipUn rugissement terrible le cri de rage et de vengeance de Longeverne

se fit entendre aussitocirct monta grandit emplit la combe et un brandis-sement fantastique drsquoeacutepieux et de sabres pointa deacutesespeacutereacutement sur leurgroupe

En une seconde ils eurent tourneacute bride et regagneacute leur abri ougrave ils setinrent de nouveau sur la deacutefensive le caillou agrave la main tandis que toutelrsquoarmeacutee de Longeverne arrivait pregraves de Camus

Agrave travers ses paupiegraveres demi-closes et ses cils papillotants le guerriertombeacute avait vu les Velrans srsquoarrecircter court devant lui puis faire demi-touret finalement srsquoenfuir

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La guerre des boutons Chapitre IV

Alors comprenant aux grondements furieux accourant agrave lui que lessiens venaient agrave la rescousse et les mettaient en fuite il rouvrit les yeuxsrsquoassit sur son derriegravere puis se releva paisiblement campa ses poings surses hanches et fit aux Velrans dont les tecirctes inquiegravetes apparaissaient agraveniveau du mur drsquoenceinte sa plus eacuteleacutegante reacuteveacuterence

mdash Cochon salaud ah traicirctre lacircche beuglait lrsquoAztec des Gueacutesvoyant que son prisonnier car il lrsquoeacutetait lui eacutechappait encore par ruse ah je trsquoy rechoperai je trsquoy rechoperai et tu nrsquoy couperas pas faineacuteant

Lors Camus tregraves calme et toujours souriant lrsquoarmeacutee de Longeverneeacutetonneacutee eacutetant derriegravere lui porta son index agrave sa gorge et le passa quatrefois drsquoarriegravere en avant du cou au menton puis pour compleacuteter ce que cegeste avait deacutejagrave drsquoexpressif se souvenant opportuneacutement que son grandfregravere eacutetait artilleur il se frappa vivement de la dextre sur la cuisse droiteretourna la main la paume en dehors le pouce agrave lrsquoouverture de la bra-guette

mdash Et ccedilui-lagrave reprit-il quand crsquoest-y que tu le choperas heacute trop becircte mdash Bravo bravo Camus ouhe ouhe ouhe hihan bouaou meuh

becirc couacirc keureukeukeue crsquoeacutetait lrsquoarmeacutee de Longeverne qui par des crisdivers teacutemoignait ainsi son meacutepris pour la sotte creacuteduliteacute des Velrans etses feacutelicitations au brave Camus qui venait de lrsquoeacutechapper belle et de leurjouer un si bon tour

mdash Trsquoas tout de mecircme reccedilu le gnon rugissait Touegueule ballotteacute desentiments divers content au fond de la tournure qursquoavaient prise leschoses et furieux cependant de ce que ce salaud de Camus qui lui avaitpour rien fichu la frousse eucirct eacutechappeacute au chacirctiment qursquoil meacuteritait si bien

mdash Toi mon petit reacutepliqua Camus qui avait son ideacutee laquo soye raquo tran-quille je te retrouverai

Et les cailloux commenccedilant agrave tomber parmi les rangs deacutecouverts desLongevernes armeacutes seulement de leurs triques ils firent prestement demi-tour et regagnegraverent leur camp

Mais lrsquoeacutelan eacutetait donneacute la bataille reprit de plus belle car les Velranscerneacutes furieux de leur deacuteconvenue ndash avoir eacuteteacute joueacutes railleacutes insulteacutes ccedilase paierait et tout de suite ndash voulurent reprendre lrsquooffensive

On avait deacutejagrave chipeacute le geacuteneacuteral ce serait bien le tonnerre de diable sion nrsquoarrivait pas encore agrave pincer quelques soldats

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La guerre des boutons Chapitre IV

mdash Ils vont revenir pensait LebracEt Tintin en arriegravere ne tenait pas en placeQuel sale meacutetier que drsquoecirctre

treacutesorier Cependant lrsquoAztec des Gueacutes ayant de nouveau rassembleacute ses hommes

surexciteacutes et furieux et pris conseil deacutecida drsquoun assaut geacuteneacuteralIl poussa un sonore et rugissant laquo La murie vous cregraveve raquo et triques

brandies bacirctons serreacutes srsquoeacutelanccedila dans la carriegravere toute son armeacutee aveclui

Lebrac nrsquoheacutesita pas davantage Il reacutepliqua par un laquoAgrave cul les Velrans raquoaussi sonore que le cri de guerre de son rival et les eacutepieux et les sabres deLongeverne pointegraverent encore une fois en avant leurs estocs durcis

mdash Ah Prussiens ah salauds ndash triples cochons ndash andouilles demerde ndash bacirctards de cureacutes ndash enfants de putains ndash charognards ndash pour-riture ndash civiliteacutes ndash crevures ndash calotins ndash sectaires ndash chats creveacutes ndashgaleux ndash meacutelinards ndash combisses ndash pouilleux telles furent quelques-unes des expressions qui srsquoentrecroisegraverent avant lrsquoabordage

Non on peut le dire les langues ne chocircmaient pas Quelques cailloux passegraverent encore en rafales frondonnant au-dessus

des tecirctes et une effroyable mecircleacutee srsquoensuivit on entendit des triques tom-ber sur des caboches des lances et des sabres craquer des coups de poingssonner sur les poitrines et des gifles qui claquaient et des sabots qui cas-saient et des gorges qui hurlaient pif paf pan zoum crac zop

mdash Ah traicirctre ah lacircche Et lrsquoon vit des heacuterissements de cheveluresdes armes casseacutees des corps se nouer des bras deacutecrire de grands cerclespour retomber de tout leur eacutelan et des poings projeteacutes en avant commedes bielles et des gigues agrave terre se deacutemenant srsquoagitant se treacutemoussantpour lancer des coups de tous cocircteacutes

Ainsi La Crique jeteacute bas degraves le deacutebut de lrsquoaction par une bourradeanonyme tournant sur une fesse faisait non pas tecircte mais pied agrave tous lesassaillants froissant des tibias broyant des rotules tordant des chevilleseacutecrasant des orteils martelant des mollets

Lebrac heacuterisseacute comme un marcassin col deacuteboutonneacute nu-tecircte latrique casseacutee entrait comme un coin drsquoacier dans le groupe de lrsquoAztecdes Gueacutes saisissait agrave la gorge son ennemi le secouait comme un pru-nier malgreacute une nicheacutee de Velrans suspendus agrave ses gregravegues et lui tirait les

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La guerre des boutons Chapitre IV

poils le giflait le calottait le bosselait puis ruait comme un eacutetalon fou aucentre de la bande et eacutecartait violemment ce cercle drsquoennemis

mdash Ah Je te tiens Nom de Dieu rugissait-il salaud tu nrsquoy coupespas jrsquote le jure trsquoy passeras quand je devrais te saigner je trsquoemmegraveneraiau Gros Buisson et trsquoy passeras que je te dis trsquoy passeras

Et ce disant le bourrant de coups de pieds et de coups de poings aideacutepar Camus et par Grangibus qui lrsquoavaient suivi ils emportegraverent litteacuterale-ment le chef ennemi qui se deacutebattait de toutes ses forces Mais Camus etGrangibus tenaient chacun un pied et Lebrac le soulevant sous les braslui jurait avec force noms de Dieu qursquoil lui serrerait la vis srsquoil faisait trople malin

Pendant ce temps les gros des deux troupes luttaient avec un acharne-ment terrible mais la victoire deacutecideacutement souriait aux Longevernes dansles corps agrave corps ils eacutetaient bons eacutetant bien racircbleacutes et robustes quelquesVelrans qui avaient eacuteteacute culbuteacutes trop violemment reculaient drsquoautreslacircchaient pied tant et si bien que lorsqursquoon vit le geacuteneacuteral lui-mecircme em-porteacute ce fut la deacutebandade et la deacuteroute et la fuite en deacutesordre

mdash Chopez-en donc chopez-en donc nom de Dieu Mais chopez-endonc rugissait Lebrac de loin

Et les guerriers de Longeverne srsquoeacutelancegraverent sur les pas des vaincusmais comme bien on pense les fuyards ne les attendirent point et lesvainqueurs ne poussegraverent pas trop loin leur poursuite trop curieux devoir comment on allait traiter le chef ennemi

n

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CHAPITRE V

Au poteau drsquoexeacutecution

Les ayant cloueacutes nus aux poteaux de couleurs

J-A Rimbaud (Le Bateau ivre)

B petite taille et drsquoapparence cheacutetive ce qui lui avaitvalu son surnom lrsquoAztec des Gueacutes nrsquoeacutetait pas un gars agrave se lais-ser faire sans reacutesistance Lebrac et les deux autres lrsquoapprirent

bientocirct agrave leurs deacutepensEn effet pendant que le geacuteneacuteral tournait la tecircte pour exciter ses soldats

agrave la poursuite le prisonnier tel un renard pieacutegeacute profite drsquoun instant derelacircchement pour se venger drsquoavance du supplice qui lrsquoattend saisit entreses macircchoires le pouce de son porteur et le mordit agrave si belles dents quecela fit sang Camus et Grangibus eux connurent en recevant chacun uncoup de soulier dans les cocirctes ce qursquoil en coucirctait agrave desserrer si peu que cesoit lrsquoeacutetreinte de la patte qursquoils avaient agrave maintenir entre leur bras et leurflanc

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La guerre des boutons Chapitre V

Lorsque Lebrac drsquoun maicirctre coup de poing en travers de la gueule delrsquoAztec lui eut fait lacirccher son pouce perceacute jusqursquoagrave lrsquoos il lui jura derechef agravegrand renfort de blasphegravemes et drsquoimpreacutecations que tout ccedila allait se payeret illico

Justement lrsquoarmeacutee revenait agrave eux sans autre captif Oui crsquoeacutetait lrsquoAztecqui allait payer pour tous

Tintin qui srsquoapprocha pour le deacutevisager reccedilut un crachat en pleinefigure mais il meacuteprisa cette injure et ricana de la belle maniegravere en recon-naissant le geacuteneacuteral ennemi

mdash Ah crsquoest toi ah ben mon salaud tu nrsquoy coupes pas Cochon Si laMarie eacutetait seulement lagrave pour te tirer un peu les poils ccedila lui ferait plaisir ah tu baves serpent mais trsquoas beau baver crsquoest pas ccedila qui te rendra tesboutons ni doublera tes fesses

mdash Trouve la cordelette Tintin ordonna Camus on va le ficeler cesaucisson-lagrave

mdash Attache-lui toutes les pattes drsquoabord celles de derriegravere celles dedevant apregraves pour finir on le liera au gros checircne et on lui fera sa petiteaffaire Et je te promets que tu ne mordras plus et que tu ne baveras plusnon plus saligaud deacutegoucirctant fumier

Les guerriers qui arrivaient prirent part agrave lrsquoopeacuteration on commenccedilapar les pieds mais comme lrsquoautre ne cessait point de cracher sur tousceux qui approchaient agrave porteacutee de son jet de salive et qursquoil essayait mecircmede mordre Lebrac ordonna agrave Boulot de fouiller les poches de ce vilaincoco-lagrave et de se servir de son mouchoir pour lui boucher sa sale gueule

Boulot obeacuteit sous les postillons de lrsquoAztec dont il se garait drsquounemainautant que possible il tira de la poche du prisonnier un carreacute drsquoeacutetoffe decouleur indeacutecise qui avait ducirc ecirctre agrave carreaux rouges agrave moins qursquoil nefucirct blanc du temps pas tregraves lointain peut-ecirctre qursquoil eacutetait propre Mais celaquo tire-jus raquo nrsquooffrait plus maintenant aux yeux de lrsquoobservateur par suitede contacts avec des objets heacuteteacuteroclites tregraves divers et sans doute aussiles multiples usages auxquels il avait eacuteteacute voueacute propreteacute lien bacircillonbandeau baluchon coiffure bande de pansement essuie-mains porte-monnaie casse-tecircte brosse plumeau etc etc qursquoune teinte pisseuseverdacirctre ou grisacirctre rien moins qursquoattirante

mdash Bien elle est propre sa guenille fit Camus elle est encore pleine

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La guerre des boutons Chapitre V

de laquo chose raquo trsquoas pas honte deacutegoucirctant drsquoavoir une saleteacute pareille dansta poche Et tu dis que trsquoes riche

Quelle saloperie un mendiant nrsquoen voudrait point on ne sait pas parquel bout le prendre

mdash Ccedila ne fait rien deacutecida Lebrac Mettez-y en travers du meufion sup1 srsquoily a gras dedans il pourra le rebouffer y aura rien de perdu Et des poingseacutenergiques nouegraverent en arriegravere agrave la nuque le bacircillon sur les mandibulesde lrsquoAztec des Gueacutes qui fut bientocirct reacuteduit agrave lrsquoimmobiliteacute et au silence

mdash Tu mrsquoas fait fouailler lrsquoautre jour tu seras laquo aujordrsquohui raquo fesseacute agravecoups de verge toi aussi

mdash Oeil pour oeil dent pour dent profeacutera le moraliste La Criquemdash Allez Grangibus prends la verge et cingle Une petite seacuteance avant

le deacuteculottage pour le mettre en laquo vibrance raquo ce beau petit laquo mocieu raquoqui fait tant le malin

mdash Serrez-vous les autres eacutecartez le cercle Et Grangibus consciencieusement appliqua drsquoune baguette verte

flexible et lourde six coups sifflants sur les fesses de lrsquoautre qui sous sonbacircillon eacutetouffait de colegravere et de douleur

Quand ce fut fait Lebrac apregraves avoir pendant quelques instantsconfeacutereacute agrave voix basse avec Camus et Gambette qui srsquoeacuteloignegraverent sans sefaire remarquer srsquoeacutecria joyeusement

mdash Et maintenant aux boutons Tintin mon vieux preacutepare tes pochescrsquoest le moment crsquoest lrsquoinstant et compte bien tout et ne perds rien

Lebrac y alla prudemment Il convenait en effet de ne point deacuteteacuteriorerpar des mouvements trop brusques et des coups de couteau malhabilesles diverses piegraveces composant la ranccedilon de lrsquoAztec piegraveces qui devaientgrossir le treacutesor de guerre de lrsquoarmeacutee de Longeverne

Il commenccedila par les souliersmdash Oh oh fit-il un cordon neuf y a du bon mdash Salaud reprit-il bientocirct il est noueacute Et lentement lrsquooeil guettant les

liens de ficelle qui garantissaient son museau drsquoun coup de pied vengeuret qui eucirct eacuteteacute terrible il deacutelit laquo lrsquoemboueacutelage raquo deacutelaccedila le soulier et retira lecordon qursquoil remit agrave Tintin Puis il passa au deuxiegraveme et ce fut plus rapide

1 Mufle

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La guerre des boutons Chapitre V

Ensuite il remonta la jambe du pantalon pour srsquoemparer des jarretiegraveres eneacutelastique qui devaient tenir les bas

Ici Lebrac fut voleacute LrsquoAztec nrsquoavait qursquoune jarretiegravere lrsquoautre bas eacutetantmaintenu par unmeacutechant bout de tresse qursquoil confisqua quandmecircme nonsans grommeler

mdash Voleur va ccedila nrsquoa pas mecircme une paire de jarretiegraveres et ccedila fait lemalinQursquoest-ce qursquoil fait donc de ses sous ton pegravere ndash Il les boit Enfantde soulaud chien drsquoivrogne

Ensuite Lebrac veilla agrave ne pas oublier un bouton ni une boutonniegravereIl eut une joie au pantalon LrsquoAztec avait des bretelles agrave double patte eten bon eacutetat

mdashDu lusque sup2 fit-il sept boutons ce falzar Ccedila crsquoest bien lrsquoami Trsquoau-ras un coup de baguette en plus pour te remercier ccedila trsquoapprendra agrave nar-guer le pauvrsquo monde tu sais on nrsquoest pas chien non plus agrave Longevernepas chien de rien pas mecircme de coups de trique Ce qursquoil va ecirctre content lepremier de nous qui sera chopeacute drsquoavoir une si chouette paire de bretelles Merde jrsquoai quasiment laquo drsquoenvie raquo que ccedila laquo soye raquo moi

Pendant ce temps le pantalon deacutesustenteacute de ses boutons de sa boucleet de ses crochets deacutegringolait sur les bas deacutejagrave en accordeacuteon

Le tricot le gilet la blouse et la chemise furent agrave leur tour eacutechenilleacutesmeacutethodiquement on trouva mecircme dans le gousset du laquo mecton raquo unsou neuf qui alla dans la comptabiliteacute de Tintin se caser au chapitre laquo Reacuteserve en cas de malheur raquo

Et quand plusieurs inspections minutieuses eurent convaincu lesguerriers de Longeverne qursquoil nrsquoy avait plus rien mais rien de rien agrave grat-ter qursquoon eut mis de cocircteacute pour Gambette qui nrsquoen avait pas le couteaude lrsquoAztec on se deacutecida enfin avec toute la prudence deacutesirable agrave deacutelier lesmains et les pieds de la victime Il eacutetait temps

LrsquoAztec eacutecumait sous son bacircillon et tout vestige de pudeur eacuteteint parla souffrance ou eacutetouffeacute par la colegravere sans songer agrave remonter son pantalontombeacute qui laissait voir sous la chemise ses fesses rouges de la fesseacutee sonpremier soin fut drsquoarracher de sa bouche son malencontreux et terriblemouchoir

2 Luxe

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La guerre des boutons Chapitre V

Ensuite respirant preacutecipitamment il rassembla tout de mecircme sur sesreins ses habits et se mit agrave hurler des injures agrave ses bourreaux

Drsquoaucuns srsquoapprecirctaient agrave lui sauter dessus pour le fouailler de nou-veau mais Lebrac faisant le geacuteneacutereux et qui avait sans doute pour celases raisons les arrecircta en souriant

mdash Laissez-le gueuler ce petit si ccedila lrsquoamuse fit-il de son air gogue-nard il faut bien que les enfants srsquoamusent

LrsquoAztec partit traicircnant les pieds et pleurant de rage Naturellement ilsongea agrave faire ce qursquoavait fait Lebrac le samedi preacuteceacutedent il se laissa choirderriegravere le premier buisson venu et reacutesolu agrave montrer aux Longevernesqursquoil nrsquoeacutetait pas plus couillon qursquoeux se deacutevecirctit totalement mecircme de sachemise pour leur montrer son posteacuterieur

Au camp de Longeverne on y pensaitmdash Y va se foutrsquoe de nous encore tu vas voir Lebrac trsquoaurais ducirc le faire

laquo rerosser raquomdash Laissez laissez fit le geacuteneacuteral qui comme Trochu avait son planmdashQuand je te le disais nom de Dieu cria TintinEt en effet lrsquoAztec nu se leva drsquoun seul bond de derriegravere son buis-

son parut devant le front de bandiegravere des Longevernes leur montra ceqursquoavait dit Tintin et les traita de lacircches de brigands de cochons pourrisde couilles molles dehellip puis voyant qursquoils faisaient mine de srsquoeacutelancer pritson eacutelan vers la lisiegravere et fila comme un liegravevre

Il nrsquoalla pas loin le malheureuxhellipDrsquoun seul coup agrave quatre pas devant lui deux silhouettes patibulaires

et sinistres se dressegraverent lui barregraverent la voie de leurs poings projeteacutes enavant puis violemment se saisirent de sa personne et tout en le bourrantcopieusement de coups de pied le ramenegraverent de force au Gros Buissonqursquoil venait de quitter

Ce nrsquoeacutetait point pour des prunes que Lebrac avait confeacutereacute avec Ca-mus et Gambette il voyait clair de loin comme il disait et bien avantles autres il avait penseacute que son laquo boquezizi raquo lui jouerait le tour Aussilrsquoavait-il bonassement laisseacute filer malgreacute les objurgations des copainspour mieux le repincer lrsquoinstant drsquoapregraves

mdash Ah tu veux nous montrer ton cul mon ami ah tregraves bien fautpas contrarier les enfants nous allons le regarder ton cul mon petit et

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La guerre des boutons Chapitre V

toi tu le sentirasmdash Rattachez-le agrave son checircne ce jeune laquo galustreau raquo et toi Grangibus

retrouve la verge qursquoon lui marque un peu le bas du dosGrangibus geacuteneacutereux au possible y alla de ses douze coups plus un

de rabiot pour lui apprendre agrave venir les emmhellipbecircter le soir quand ils ren-traient

mdash Ce sera aussi pour que ccedila laquo soye raquo plus tendre et que notre Turc nese fasse pas mal aux dents quand il voudra mordre dans ta sale bidocheaffirma-t-il

Pendant ce temps Camus rectifiait le baluchon confisqueacute au prison-nier

Quand il eut les fesses bien rouges on le deacutelia de nouveau et Lebracceacutereacutemonieusement lui remit son paquet en disant

mdash Bon voyage monsieur le cul rouge et le bonsoir agrave vos poulesPuis revenant au ton naturel mdash Ah tu veux nous montrer ton cul mon ami eh bien montre-le ton

cul montre-le tant que tu voudras tu le montreras plus qursquoagrave ton saoulton cul va mon ami crsquoest moi Lebrac qui te le dis

Et lrsquoAztec deacutelivreacute fila cette fois sans mot dire et rejoignit son armeacuteeen deacuteroute

n

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CHAPITRE VI

Cruelle eacutenigme

S rsquo ce titre emprunteacute peut-on croire agrave M Paul Bourgetet si contrairement agrave lrsquousage adopteacute jusqursquoalors jrsquoai remplaceacute letexte toujours ceacutelegravebre placeacute en eacutepigraphe de mes chapitres par

un symbolique point drsquointerrogation que le lecteur ou la lectrice veuillebien croire que je nrsquoai voulu en lrsquooccurrence ni le mystifier ni surtout em-prunter en quoi que ce fucirct lrsquoinspiration des pages qui vont suivre au laquo tregravesillustre eacutecrivain raquo nommeacute plus haut Nul nrsquoignore drsquoailleurs et mon ex-cellent maicirctre OctaveMirbeau nous lrsquoa plus particuliegraverement et enmainteoccurrence fait savoir qursquoon ne commence agrave ecirctre une acircme du ressort deM Paul Bourget qursquoagrave partir de cent mille francs de rente il ne sauraitdonc je le reacutepegravete y avoir de rapport entre les heacuteros du distingueacute et glo-rieux acadeacutemicien et la saine et vigoureuse marmaille dont je me suis fait

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La guerre des boutons Chapitre VI

ici le tregraves simple et sincegravere historiographeLrsquoAztec des Gueacutes en arrivant parmi ses soldats nrsquoeut pas besoin de

raconter ce qui srsquoeacutetait passeacute Touegueule percheacute sur son arbre avait toutvu ou agrave peu pregraves Les coups de verge lrsquoembuscade la deacutegradation bouton-niegravere la fuite la reprise la deacutelivrance les camarades avaient veacutecu aveclui au bout de son fil si lrsquoon peut dire ces minutes terribles de souffrancedrsquoangoisse et de rage

mdash Faut srsquoen aller dit Migue la Lune rien moins que rassureacute et agrave quila peacutenible meacutesaventure de son chef rappelait sans qursquoil lrsquoavouacirct de bientristes souvenirs

mdash Faut drsquoabord rhabiller lrsquoAztec objectegraverent quelques voix Et lrsquoondeacutefit le baluchon Lesmanches de blouse deacutelieacutees on trouva les souliers lesbas le gilet le tricot la chemise et la casquette mais le pantalon nrsquoapparutpointhellip

mdash Mon pantalon Qui crsquoqursquoa mon laquo patalon raquo demanda lrsquoAztecmdash Il nrsquoest pas dedans deacuteclara Touegueule Tu lrsquoas pas perdu des fois

en laquo trsquoensauvant raquo mdash Faut aller le laquo sercher raquomdash laquo Ergardez raquo voir si vous ne le voyez pas On interrogea des yeux le champ de bataille Aucune loque gisant agrave

terre nrsquoindiquait le pantalonmdash Monte sur lrsquoarbre va fit lrsquoAztec agrave Touegueule tu verras peut-ecirctre

laquo ousqursquoil a tombeacute raquoLe grimpeur en silence escalada son foyardmdash Je ne vois rien deacuteclara-t-il apregraves un instant drsquoexamenlaquo Rien hellip non rienhellip mais es-tu sucircr de lrsquoavoir mis dedans quand tu

trsquoes deacuteshabilleacute au buisson mdash Bien sucircr que je lrsquoavais reacutepondit le chef tregraves inquietmdash Ousqursquoil a pu passer mdash Ah bon diousse ah les cochons srsquoexclama tout agrave coup Toue-

gueule Eacutecoutez mais eacutecoutez donc tas de bredouillards Les Velrans lrsquooreille tendue entendirent en effet tregraves distinctement

leurs ennemis srsquoen retournant chantant agrave pleins poumons ce refrain po-pulaire de circonstance agrave ce qursquoil semblait et moins reacutevolutionnaire quede coutume

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La guerre des boutons Chapitre VI

Mon pantalonEst deacutecousu Si ccedila continueOn verra le trouDe monhellip pantalonrsquoest deacutecousuhellipEt se penchant se tortillant se haussant agrave travers les branches pour

voir au loin Touegueule hurla plein de rage mdash Mais ils lrsquoont ton pantalon ils te lrsquoont chipeacute les sales salauds les

voleurs Je les vois ils lrsquoont mis au bout drsquoune grande perche en guise dedrapeau Ils sont bientocirct agrave la Carriegravere

Et le refrain arrivait toujours narquois aux oreilles eacutepouvanteacutees delrsquoAztec et de sa troupe

Si ccedila continueOn verra lrsquotrouDe monhellipLes yeux du chef srsquoagrandirent papillotegraverent se troublegraverent il pacirclit mdash Ben jrsquoen suis un propre pour rentrer Qursquoest-ce que je vais dire

Comment pourrai-je faire hellip Jamais je nrsquooserai traverser le villagemdash Faudra attendre la nuit noire eacutemit quelqursquounmdash On va tous se faire engueuler si on rentre en retard observa Migue

la Lunehellip Faut tacirccher de trouver queacuteque chosemdash Voyons avec ta blouse proposa Touegueule en la fermant bien

avec des eacutepingles peut-ecirctre qursquoon ne verrait pas grand-choseOn essaya apregraves avoir remis des ficelles aux souliers et une eacutepingle

au col de chemise mais va te faire fiche comme disait Tatti la blouse nedescendait mecircme pas jusqursquoagrave lrsquoourlet de la chemise de sorte que lrsquoAztecavait lrsquoair drsquoavoir mis un surplis noir sur une aube blanche ( )

mdash On dirait un cureacute refit Tatti sauf que crsquoest le contrairemdash Voui mais les cureacutes ne montrent pas non plus leurs guibolles

comme ccedila objecta Pissefroid mon vieux ccedila ne va pasSi tu mettais ta blouse comme un jupon en la liant sur tes reins on ne

verrait pas ton cul on ferait tous comme ccedila les gens croiraient que crsquoestpour srsquoamuser et tu pourrais arriver chez vous

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdashOui mais en rentrant on me dira de mettre ma blouse comme il fautet on verra Ah mes amis qursquoest-ce que je vais recevoir

mdash Allons toujours du cocircteacute du pays voilagrave qursquoil se fait tard on ne pourrapas aller agrave la priegravere on va tous se faire tamiser reprit Migue la Lune

Le conseil nrsquoeacutetait pas mauvais et la troupe sous bois chemina tristeet lente cherchant une combinaison qui permicirct au chef de regagner sanstrop drsquoencombres ses peacutenates

Au bord du fosseacute drsquoenceinte apregraves avoir descendu la trancheacutee trans-versale qui menait agrave la lisiegravere du bois la bande srsquoarrecircta et reacutefleacutechit

hellip Rienhellip personne ne trouvait rienhellipmdash Va falloir srsquoen aller larmoyaient les timides qui craignaient lrsquoire

pastorale et la racleacutee paternellemdash On va pas laisser le chef tout seul ici se reacutecria Touegueule eacutener-

gique devant le deacutesastreLrsquoAztec semblait tantocirct affoleacute tantocirct abrutimdash Ah si quelqursquoun pouvait seulement aller chez nous par derriegravere

et srsquoenfiler dans la chambre du fond Il y a mon vieux laquo falzar raquo qursquoestderriegravere la malle Si je lrsquoavais au moins

mdash Mon vieux si on allait lagrave-bas et qursquoon soit surpris par ta megravere oupar ton pegravere qursquoest-ce qursquoon zrsquoy dirait ils voudraient savoir ce qursquoon faitlagrave ils nous prendraient peut-ecirctre pour des voleurs crsquoest pas des coups agravefaire ccedila

mdash Bon Dieu de bon Dieu Qursquoest-ce que je vas faire ici laquo Vous allez me laisser tout seul mdash Jure pas comme ccedila tourna Migue la Lune tu ferais pleurer la Sainte

Vierge et ccedila porte malheurmdash Ah la Sainte Vierge elle fait des laquo miraques raquo agrave Lourdes qursquoon

dit si seulement elle me redonnait un pauvre petit vieux laquo patalon raquo Ding dong ding dong La priegravere sonnamdash On peut pas rester plus longtemps ccedila nrsquoavance agrave rien faut srsquoen

aller firent de nombreuses voixEt la moitieacute de la troupe se deacutebandant lacircchant son chef fila au triple

galop vers lrsquoeacuteglise pour ne pas ecirctre punie par le cureacutemdash Comment faire Seigneur Comment faire

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash Attendons qursquoil fasse nuit va consola Touegueule je resterai avectoi On sera tanneacutes tous les deux Crsquoest pas la peine que ceux-ci soientengueuleacutes avec nous

mdash Non ce nrsquoest pas la peine reacutepeacuteta lrsquoAztec Allez agrave la priegravere allez-vous-en et priez la sainte Vierge et saint Nicolas qursquoon ne laquo soye raquo pastrop sabouleacutes

Ils ne se le firent pas reacutepeacuteter et pendant qursquoils srsquoeacuteloignaient agrave touteallure deacutejagrave un peu en retard les deux compegraveres se regardegraverent

Touegueule tout agrave coup se frappa le frontmdash Ce qursquoon est becirctes tout de mecircme jrsquoai trouveacute mdash Dis oh dis vite fit lrsquoAztec suspendu aux legravevres de son copainmdash Voici mon vieux moi je peux pas aller chez vous mais toi tu vas

y aller toi mdash hellipmdash Voui mais oui je vas me deacuteculotter moi et te passer mon grimpant

et ma blouse Tu vas filer chez vous par derriegravere caler tes nippes deacutechi-reacutees en remettre des bonnes et me rapporter mes frusques Apregraves on srsquoenretournera On dira qursquoon eacutetait alleacute aux champignons et qursquoon eacutetait loinpar Chasalans si tellement loin qursquoon nrsquoa quasiment pas entendu sonnerAllez

Lrsquoideacutee parut geacuteniale agrave lrsquoAztec et sitocirct dit sitocirct fait Touegueule drsquounetaille leacutegegraverement supeacuterieure agrave celle de son ami lui enfila le pantalon dontil retroussa en dedans les deux jambes un peu longues il serra drsquoun cranla pattelette de derriegravere ceignit les reins du chef drsquoune ficelle et lui re-commanda de filer dare-dare et surtout de ne pas se faire voir

Et tandis que lrsquoAztec rasant les murs et les haies filait comme un che-vreuil vers son logis pour y conqueacuterir un autre pantalon lui Touegueulecacheacute dans le fosseacute du bois regardait de tous ses yeux et dans toutes lesdirections pour voir si lrsquoexpeacutedition avait quelque chance de reacuteussir

LrsquoAztec atteignit son gicircte escalada sa fenecirctre trouva un pantalon agravepeu pregraves semblable agrave celui qursquoil avait perdu des bretelles usageacutees unevieille blouse arracha les cordons de ses souliers du dimanche puis sansperdre le temps de se remettre en tenue ressauta dans le verger et parle mecircme chemin qursquoil eacutetait venu srsquoen fut agrave toute bride rejoindre son heacute-roiumlque compagnon accroupi grelottant derriegravere sonmur et serrant autant

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La guerre des boutons Chapitre VI

qursquoil le pouvait sa mince chemise de toile rude sur ses cuisses rougiesIls eurent en se revoyant un large rire silencieux comme en ont les

bons Peaux-Rouges dans les romans de Fenimore Cooper et sans perdreune minute ils eacutechangegraverent leurs vecirctements

Quand tous deux eurent reacuteinteacutegreacute leurs pelures personnelles lrsquoAztecayant enfin une chemise agrave boutons une blouse propre et des cordonsagrave ses souliers jeta un regard inquiet et meacutelancolique sur ses habits enlambeaux

Il songea que le jour ougrave sa megravere les deacutecouvrirait il recevrait sucircrementla pile et subirait lrsquoengueulade et peut-ecirctre la claustration agrave la chambre etau lit

Cette derniegravere consideacuteration lui fit aussitocirct prendre une reacutesolutioneacutenergique

mdash As-tu des allumettes demanda-t-il agrave Touegueulemdash Oui fit lrsquoautre pourquoi mdash Donne-mrsquoen une reprit lrsquoAztecEt ayant frotteacute le phosphore contre une pierre apregraves avoir reacuteuni en

une sorte de petit bucirccher expiatoire la blouse et la chemise teacutemoins de sadeacutefaite et de sa honte et sujets drsquoinquieacutetude pour lrsquoavenir il y mit le feusans heacutesitations afin drsquoeffacer agrave tout jamais le souvenir de ce jour neacutefasteet maudit

mdash Je mrsquoarrangerai pour ne pas avoir besoin de changer de pantalonreacutepondit-il agrave lrsquointerrogation de Touegueule Et jamais ma megravere nrsquoauralrsquoideacutee de croire qursquoil est foutu Elle pensera plutocirct qursquoil traicircne quelquepart derriegravere un meuble avec ma blouse et ma chemise

Ainsi tranquilles tous deux et rassureacutes lrsquoeacutenigme cruelle eacutetant deacutechif-freacutee et le chenilleux problegraveme reacutesolu ils attendirent le premier coup delrsquoangelus pour se mecircler aux camarades sortant de la priegravere qui furent toutsurpris de les rencontrer en tenue et ils rentregraverent chez eux comme srsquoilsen eacutetaient venus eux aussi

Si le cureacute nrsquoavait rien vu le tour eacutetait joueacute Il lrsquoeacutetaitPendant ce temps une autre scegravene se deacuteroulait agrave LongeverneArriveacute au vieux tilleul agrave cinquante pas de la premiegravere maison du vil-

lage Lebrac fit stopper sa troupe et demanda le silence

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash On va pas traicircner cette guenille par les rues affirma-t-il en deacutesi-gnant de lrsquooeil le pantalon de lrsquoAztec Les gens pourraient bien nous de-mander ougrave que crsquoest qursquoon lrsquoa eue et qursquoest-ce qursquoon leur zrsquoy dirait

mdash Faut la foutre dans un trou de purin conseilla Tigibus Hein toutde mecircme qursquoest-ce qursquoil va dire agrave leurs gens lrsquoAztec et qursquoest-ce que valui repasser sa megravere quand elle le verra rentrer cul nu

Perdre un mouchoir eacutegarer sa casquette casser un sabot nouer uncordon ccedila va bien ccedila se voit tous les jours ccedila vaut une ou deux paires declaques et encore quand crsquoest vieuxhellip mais perdre sa culotte on a beaudire ccedila ne se voit pas si souvent

mdash Mes vieux je voudrais pas ecirctre que de lui mdash Ccedila le dressera affirma Tintin dont les poches rebondies des deacute-

pouilles opimes attestaient un ample butinmdash Encore deux ou trois secousses comme ccedila fit-il en frappant sur ses

cuisses et on pourra se passer de payer la contribution de guerre onpourra faire la fecircte avec les sous

mdash Mais crsquote culotte qursquoest-ce qursquoon va en faire mdash La culotte trancha Lebrac laissons-la dans la caverne du tilleul

je mrsquoen sarge sup1 vous verrez bien demain seulement vous savez srsquoagitpas drsquoaller rancuser sup2 hein vous nrsquoecirctes pas des laveuses de lessive tacircchezde tenir vos langues Je veux vous faire bien rigoler demain matin Maissi le cureacute savait que crsquoest encore moi y voudrait peut-ecirctre pas me fairema premiegravere communion comme lrsquoanneacutee derniegravere passe que jrsquoavais laveacutemon encrier laquo dedans raquo le beacutenitier

Et il ajouta bravache en vrai fils drsquoun pegravere qui lisait Le Reacuteveil desCampagnes et Le Petit Brandon organes anticleacutericeux de la province

mdash Vous savez crsquoest pas que jrsquoy tienne agrave sa rondelle mais crsquoest pourfaire comme tout le monde

mdashQursquoest-ce que tu veux faire Lebrac interrogegraverent les camaradesmdash Rien que je vous ai dit Vous verrez bien demain matin allons-

nous-en chacun chez nousEt la deacutepouille de lrsquoAztec deacuteposeacutee dans le coeur caverneux du vieux

1 Charge2 Deacutenoncer

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La guerre des boutons Chapitre VI

tilleul ils srsquoen allegraverentmdash Tu reviendras ici apregraves les huit heures fit Lebrac agrave Camus Tu mrsquoai-

deras Et lrsquoautre ayant acquiesceacute ils srsquoen furent souper et eacutetudier leurs le-

ccedilonsApregraves le repas comme son pegravere sommeillait sur lrsquoalmanach du Grand

Messager boiteux de Strasbourg ougrave il cherchait des indications sur le tempsqursquoil ferait agrave la prochaine foire de Vercel Lebrac qui guettait ce momentgagna la porte sans faccedilons

Mais sa megravere veillaitmdash Ougrave vas-tu fit-ellemdash Je vais pisser un coup pardine reacutepondit-il naturellementEt sans attendre drsquoautre objection il passa dehors et ne fit qursquoun saut

si lrsquoon peut dire jusqursquoau vieux tilleul Camus qui lrsquoattendait vit malgreacutelrsquoobscuriteacute qursquoil avait des eacutepingles piqueacutees dans le devant de sa blouse

mdashQursquoest-ce qursquoon va faire questionna-t-il precirct agrave toutmdash Viens commanda lrsquoautre apregraves avoir pris le pantalon dont il fendit

de haut en bas le derriegravere et les deux jambesIls arrivegraverent sur la place de lrsquoeacuteglise absolument deacuteserte et silencieusemdash Tume passeras la guenille fit Lebrac en montant sur le coin du mur

ougrave se trouvait la grille de fer entourant le saint lieuIl y avait agrave lrsquoendroit ougrave eacutetait le chef une statue de saint (saint Joseph

croyait-il) aux jambes demi-nues poseacutee sur un petit pieacutedestal de pierreque le hardi gamin escalada en une seconde et sur lequel il se campa tantbien que mal agrave cocircteacute de lrsquoeacutepoux de la Vierge Camus lui tendit agrave bout debras le laquo grimpant raquo de lrsquoAztec et Lebrac se mit en devoir de culotter pres-tement laquo le petit homme de fer raquo Il eacutetendit sur les membres infeacuterieurs dela statue les jambes du pantalon les recousit par derriegravere avec quelqueseacutepingles et assura la ceinture trop large et fendue comme on sait en cei-gnant les reins de saint Joseph drsquoun double bout de vieille ficelle

Puis satisfait de son oeuvre il redescenditmdash Les nuits sont fraicircches eacutemit-il sentencieusement Comme ccedila saint

Joseph nrsquoaura plus froid aux guibolles Le pegravere bon Dieu sera content etpour nous remercier il nous fera encore chiper des prisonniers

mdash Allons nous coucher ma vieille

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La guerre des boutons Chapitre VI

Le lendemain les bonnes femmes la vieille du Potte la Grande Pheacute-mie la Griotte et les autres qui venaient comme drsquohabitude agrave la messe desept heures se signegraverent en arrivant sur la place de lrsquoeacuteglise scandaliseacuteesdrsquoune pareille profanation

mdash On avait mis une culotte agrave saint Joseph Le sacristain qui deacutevecirctit la statue apregraves avoir constateacute que lrsquoentre-

jambes nrsquoen eacutetait pas des plus propres et qursquoelle avait servi tout reacutecem-ment ne reconnut pourtant point dans ce vecirctement un pantalon porteacutepar un gosse de la paroisse

Son enquecircte meneacutee avec toute la vigueur et la promptitude deacutesirablesnrsquoeut pas de reacutesultats Les gamins interrogeacutes furent muets comme despoissons ou ahuris comme de jeunes veaux et le dimanche suivant lecureacute convaincu que cela venait de quelque sinistre association secregravetetonna du haut de la chaire contre les impies et les sectaires qui noncontents de perseacutecuter les gens de bien poussaient plus loin encore lesacrilegravege en essayant de ridiculiser les saints jusque dans leur propre mai-son

Les gens de Longeverne eacutetaient aussi eacutetonneacutes que leur cureacute et nul aupays ne se douta que saint Joseph avait eacuteteacute culotteacute avec le pantalon delrsquoAztec des Gueacutes conquis en combat loyal par lrsquoarmeacutee de Longeverne surles peigne-culs de Velrans

n

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CHAPITRE VII

Les malheurs drsquoun treacutesorier

Il nrsquoest pas toujours bon drsquoavoir un haut emploi

La Fontaine (Les Deux Mulets)

D matin le treacutesorier installeacute agrave sa place dans unbanc du fond et qui avait deacutejagrave cent fois et plus compteacute recompteacuteet reacutecapituleacute les diverses piegraveces du treacutesor commis agrave sa garde se

preacutepara agrave mettre agrave jour son grand livreIl commenccedila donc de meacutemoire agrave transcrire dans la colonne des re-

cettes ces comptes deacutetailleacutes LundiReccedilu de Guignard Un bouton de pantalonGrand comme le bras de laquo fisselle raquo de fouetReccedilu de Guerreuillas Une vieille jarretiegravere de sa megravere pour en faire une paire de rechange

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La guerre des boutons Chapitre VII

Trois boutons de chemiseReccedilu de Bati Une eacutepingle de sucircreteacuteUn vieux cordon de soulier en cuirReccedilu de Feacuteli Deux bouts de ficelle en tout grand comme moiUn bouton de vesteDeux boutons de chemiseMardiConquis agrave la bataille de la Saute sur le prisonnier lrsquoAztec des Gueacutes

chopeacute par Lebrac Camus et Grangibus Une bonne paire de cordons de souliersUne jarretiegravereUn bout de tresseSept boutons de pantalonUne boucle de derriegravereUne paire de bretellesUne agrafe de blouseDeux boutons de blouse en verre noirTrois boutons de tricotCinq boutons de chemiseatre boutons de giletUn souTotal du treacutesor Trois sous de reacuteserve en cas de malheur Soixante boutons de chemise mdashVoyons pensa-t-il est-ce que crsquoest bien soixante boutons Le vieux

ne me voit pas Si je recomptais Et il porta lamain agrave sa poche que gonflait la cagnotte eacuteparse etmecircleacutee agrave

ses possessions personnelles car la Marie nrsquoavait pas encore eu le tempsle travail devant se faire en cachette et son fregravere eacutetant rentreacute trop tard laveille de confectionner le sac agrave coulisses qursquoelle avait promis agrave lrsquoarmeacutee

Le mouchoir de Tintin formait tampon sur la poche des boutons Il letira sans trop reacutefleacutechir brusquement presseacute qursquoil eacutetait de veacuterifier lrsquoexac-titude de ses comptes ethellip patatrashellip de tous cocircteacutes roulant sur le plancher

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La guerre des boutons Chapitre VII

ainsi que des noisettes ou des billes les boutons du treacutesor srsquoeacuteparpillegraverentdans la salle

Il y eut une rumeur eacutetouffeacutee une houle de tecirctes se deacutetournantmdash Qursquoest-ce que crsquoest que ccedila questionna segravechement le pegravere Simon

qui avait deacutejagrave remarqueacute depuis deux jours les eacutetranges allures de soneacutelegraveve

Et il se preacutecipita pour constater de ses propres yeux la nature du deacutelitpeu confiant qursquoil eacutetait malgreacute toutes ses leccedilons de morale et lrsquohistoire deGeorge Washington et de la hachette dans la sinceacuteriteacute de Tintin ni desautres compegraveres

Lebrac nrsquoeut que le temps son camarade trop eacutemu nrsquoy pensant guegraverede rafler drsquoune main freacutemissante le carnet de caisse et de le fourrer vive-ment dans sa case

Mais ce geste nrsquoavait point eacutechappeacute agrave lrsquooeil vigilant du maicirctremdash Qursquoest-ce que vous cachez Lebrac Montrez-moi ccedila tout de suite

ou je vous fiche huit jours de retenue Montrer le grand livre mettre agrave deacutecouvert le secret qui faisait la force

et la gloire de lrsquoarmeacutee de Longeverne allons donc Lebrac eucirct mieux aimeacuteen chhellip faire des ronds de chapeaux comme disait eacuteleacutegamment le fregraverede Camus Pourtant huit jours de retenue hellip

Les camarades anxieusement suivaient ce duelLebrac fut heacuteroiumlque simplementIl souleva derechef le couvercle de sa case ouvrit son histoire de

France et tendit au pegravere Simon ndash sacrifiant sur lrsquoautel de la petite patrielongevernoise le premier gage si cher agrave son coeur de ses jeunes amours ndashil tendit agrave cette sinistre fripouille de maicirctre drsquoeacutecole lrsquoimage que la soeur deTintin lui avait donneacutee comme emblegraveme de sa foi une tulipe ou une pen-seacutee eacutecarlate sur champ drsquoazur avec on srsquoen souvient ce mot passionneacute souvenir

Lebrac se jura drsquoailleurs si lrsquoautre ne la deacutechirait pas immeacutediatementdrsquoaller la rechiper dans son bureau la premiegravere fois qursquoil serait de ba-layage ou que le maicirctre tournerait le pied pour une raison ou pour uneautre

Quelles eacutemotions nrsquoeacuteprouva-t-il pas lrsquoinstant drsquoapregraves quand lrsquoinstitu-teur regagna son estrade

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La guerre des boutons Chapitre VII

Mais la chute des boutons ne srsquoexpliquait guegravereLebrac dut avouer en bafouillant qursquoil troquait lrsquoimage contre des

boutonshellip Ce genre de neacutegoce nrsquoen restait pas moins bizarre et mysteacute-rieux

mdashQursquoest-ce que vous faites de tous ces boutons dans votre poche fitle pegravere Simon agrave Tintin Je parierais que vous les avez voleacutes agrave votre mamanJe vais la preacutevenir par un petit mothellip Attendez un peu nous verrons

laquo Pour commencer puisque vous troublez la classe vous resterez cesoir une heure en retenue tous les deux

mdash Une heure de retenue pensegraverent les autres Ah bien oui crsquoeacutetait dupropre Le chef et le treacutesorier pinceacutes Comment se battre

Depuis le jour de sa meacutesaventure et de sa deacutefaite Camus on le com-prend heacutesitait agrave assumer de nouveau les responsabiliteacutes de geacuteneacuteral enchef Si les Velrans venaient quand mecircme hellip ma foi mhellipiel pour eux

Il est vrai qursquoils avaient reccedilu la veille une telle pile qursquoil eacutetait fort peuprobable qursquoils revinssent ce jour-lagrave mais est-ce qursquoon sait jamais avecdes tocbloches sup1 pareils

mdash Ougrave sont-ils donc ces boutons reprit le pegravere Simon Il eut beau sebaisser et assujettir ses lunettes et regarder entre les bancs aucun boutonne tomba dans son champ visuel pendant lrsquoalgarade les copains pru-dents les avaient tous soigneusement et subrepticement ramasseacutes et ca-cheacutes au plus profond de leurs poches Impossible aumaicirctre de reconnaicirctrela nature et la quantiteacute des fameux boutons de sorte qursquoil resta dans ledoute

Mais en regagnant sa place sans doute pour se venger la vieille rosse il deacutechira en deux la belle image de la Marie Tintin et Lebrac en devintpourpre de rage et de douleur Neacutegligemment le maicirctre en laissa tom-ber un agrave un les deux deacutebris dans sa corbeille agrave papier et reprit sa leccediloninterrompue

La Crique qui savait agrave quel point Lebrac tenait agrave son image laissa fortopportuneacutement tomber son porte-plume et se baissant pour le ramasserchipa prestement les deux preacutecieux morceaux qursquoil cacha dans un livre

Puis voulant faire plaisir agrave son chef il recolla en cachette avec des

1 Toqueacutes

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La guerre des boutons Chapitre VII

rognures de timbre-poste les deux fragments deacutesunis et agrave la reacutecreacuteationmecircme les remit agrave Lebrac qui surpris au suprecircme degreacute faillit en pleurerde joie et drsquoeacutemotion et ne sut comment remercier ce bon La Crique cevrai copain

Mais lrsquoaffaire de la retenue eacutetait bien embecirctante tout de mecircmemdash Pourvu qursquoil ne dise rien chez nous pensait Tintin et il confia son

angoisse agrave Lebracmdash Oh fit le chef il nrsquoy veut plus penser Seulement fais attention

tiens-toi bien ne touche pas tes poches Srsquoil savait que tu en as encorehellipDegraves qursquoils furent dans la cour de reacutecreacuteation les deacutetenteurs de boutons

remirent au treacutesorier les uniteacutes eacuteparses qursquoils avaient ramasseacutees nul nelui fit de reproches sur son imprudence chacun sentant trop bien quellelourde responsabiliteacute il avait assumeacutee et tout ce que son poste qui luiavait deacutejagrave valu une retenue sans compter la racleacutee qursquoil pouvait encorebien ramasser en rentrant chez soi lui pourrait revaloir dans lrsquoavenir

Lui-mecircme le sentit et se plaignit mdash Non tu sais faudra trouver quelqursquoun drsquoautre pour ecirctre treacutesorier

crsquoest trop embecirctant et dangereux je ne me suis deacutejagrave pas battu hier soiret aujourdrsquohui je suis puni hellip

mdash Moi aussi fit Lebrac pour le consoler je suis en retenuemdash Oui mais hier au soir en as-tu oui zrsquoou non foutu des laquo gnons raquo

et des cailloux et des coups de trique mdash Ccedila ne fait rien va le soir on te remplacera de temps en temps pour

que tu puisses te battre aussimdash Si je savais je cacherais les boutons maintenant pour ne pas avoir

agrave les emporter ce soir chez nousmdash Si quelqursquoun te voyait par exemple le pegravere Gugu agrave travers les

planches de sa grange et puis qursquoil vienne nous les chiper ou le dire aumaicirctre nous serions de beaux cocos apregraves

mdash Mais non tu ne risques rien Tintin reprirent en choeur les autrescamarades pour le consoler le rassurer et lrsquoengager agrave conserver par de-vers soi ce capital de guerre source agrave la fois drsquoennuis et de confiance devicissitudes et drsquoorgueil

La derniegravere heure drsquoeacutecole fut triste la fin de la reacutecreacuteation sombra danslrsquoimmobiliteacute et le demi-silence semeacute de colloques mysteacuterieux et de confeacute-

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La guerre des boutons Chapitre VII

rences agrave voix basse qui intriguegraverent le maicirctre Crsquoeacutetait une journeacutee perduela perspective des retenues ayant tari net leur enthousiasme juveacutenile etapaiseacute leur soif de mouvement

mdash Qursquoest-ce qursquoon pourrait bien faire ce soir se demandegraverent ceuxdu village apregraves que Gambette et les deux Gibus deacutesempareacutes se furentretireacutes dans leurs foyers lrsquoun sur la Cocircte et les autres au Vernois

Camus proposa une partie de billes car on ne voulait pas jouer auxbarres ce semblant de guerre paraissant si fade apregraves les peigneacutees de laSaute

On se rendit donc sur la place et on joua au carreacute agrave une bille la miselaquo pour de bon et non pour de rire raquo tandis que les punis charmaientlrsquoheure suppleacutementaire qui leur eacutetait imposeacutee en copiant une lecture delrsquoHistoire de France Blanchet qui commenccedilait ainsi laquo Mirabeau en nais-sant avait le pied tordu et la langue enchaicircneacutee deux dents molaires for-meacutees dans sa bouche annonccedilaient sa forcehellip raquo etc ce dont ils se fichaientpas mal

Pendant qursquoils copiaient leur attention vagabonde cueillait par les fe-necirctres ouvertes les exclamations des joueurs ndash Tout ndash Rien ndash Jrsquoai ditavant toi ndash Menteur

mdash Trsquoas pas but mdash Vise le Camus ndash Pan trsquoes tueacute Combien que trsquoas de billes mdash Trois mdash Crsquoest pas vrai trsquoen as au moins deux de plus allez renaque-les

sale voleur mdash Remets-en une au carreacute si tu veux jouer mon petitmdash Je mrsquoen fous jrsquovas mrsquoapprocher du tas et pis tout nettoyerCe que crsquoest chic tout de mecircme une partie de billes pensaient Tintin

et Lebrac copiant pour la troisiegraveme fois laquo Mirabeau en naissant avait lepied tordu et la langue enchaicircneacuteehellip raquo

mdash Y devait avoir une sale gueule ce Mirabeau eacutemit Lebrac Quandcrsquoest-y que lrsquoheure sera passeacutee

mdash Vous nrsquoavez pas vu mon fregravere demanda la Marie qui passait auxjoueurs de billes disputant avec acharnement un coup douteux

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La guerre des boutons Chapitre VII

Son interrogation les calma net les petits inteacuterecircts susciteacutes par la partiesrsquoeacutevanouissant devant toute chose se rattachant agrave la grande oeuvre

mdash Jrsquoai fait le sac ajouta-t-ellemdash Ah oh viens voir Et la Marie Tintin exhiba aux guerriers eacutebahis et figeacutes drsquoadmiration

un sac agrave coulisses en grisette neuve grand comme deux sacs de billes or-dinaires un sac solide bien cousu avec deux tresses neuves qui permet-taient de serrer lrsquoouverture si eacutetroitement que rien nrsquoen pourrait couler

mdash Crsquoest salement bien jugea Camus exprimant ainsi le summum delrsquoadmiration tandis que ses yeux luisaient de reconnaissance Avec ccedilalaquo on est bons raquo

mdash Est-ce qursquoils veulent bientocirct sortir interrogea la fillette qursquoon avaitmise au courant de la situation de son fregravere et de son bon ami

mdash laquo Dedans raquo dix minutes un petit quart drsquoheure fixa La Crique apregravesavoir consulteacute la tour du clocher veux-tu les attendre

mdash Non reacutepondit-elle jrsquoai peur qursquoon me voie pregraves de vous et qursquoondise agrave ma megravere que je suis une laquo garccedilonniegravere raquo je vais mrsquoen aller maisvous direz agrave mon fregravere qursquoil srsquoen vienne sitocirct qursquoil sera sorti

mdash Oui oui on zrsquoy dira tu peux ecirctre tranquillemdash Je serai devant la porte acheva-t-elle en filant vers leur logisLa partie continua languissante dans lrsquoattente des retenusDix minutes apregraves en effet Lebrac et Tintin entiegraverement deacutegoucircteacutes de

Mirabeau jeune au pied tordu ethellip etc arrivaient pregraves des joueurs qui separtagegraverent pour en finir les billes du carreacute

Degraves qursquoon les eut mis au courant Tintin nrsquoheacutesita pasmdash Je file srsquoeacutecria-t-il passe que ces sacreacutes boutons ccedila me tale la cuisse

sans compter que jrsquoai toujours peur de les perdremdash Si tu peux tacircche de revenir quand ils seront dans le sac hein de-

manda CamusTintin promit et srsquoen fut au galop rejoindre sa soeurIl arriva juste au moment preacutecis ougrave son pegravere claquant du fouet sortait

de lrsquoeacutecurie chassant les becirctes agrave lrsquoabreuvoirmdash Tu nrsquoas donc rien agrave faire non fit-il en le voyant srsquoinstaller pregraves de

la Marie ostensiblement occupeacutee agrave ravauder un basmdash Oh jrsquosais mes leccedilons reacutepliqua-t-il

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La guerre des boutons Chapitre VII

mdash Ah tiens tiens tiens Et le pegravere sur ces exclamations eacutequivoques les laissa pour courir sus

au laquo Griveacute raquo qui se frottait violemment le cou contre la clocircture du GrandCoulas

mdash Iche-te sup2 rosse gueulait-il en lui tapant du manche de fouet surles naseaux humides

Degraves qursquoil eut deacutepasseacute la premiegravere maison Marie sortit enfin le fameuxsac et Tintin vidant ses poches eacutetala sur le tablier de sa soeur tout letreacutesor qui les gonflait

Alors ils introduisirent dans les profondeurs et meacutethodiquementdrsquoabord les boutons puis les agrafes et les boucles et le paquet drsquoaiguillessoigneusement piqueacutees dans un morceau drsquoeacutetoffe pour finir par les cor-dons lrsquoeacutelastique les tresses et la ficelle

Il restait encore de la place pour le cas ougrave lrsquoon ferait de nouveauxprisonniers Crsquoeacutetait vraiment tregraves bien

Tintin les coulisses serreacutees levait agrave hauteur de son oeil comme univrogne son verre le sac rempli soupesant le treacutesor et oubliant dans sajoie les punitions et les soucis que lui avait deacutejagrave valus sa situation quandle laquo tac tac tac tac tac raquo des sabots de La Crique frappant le sol agrave coupsredoubleacutes lui fit baisser le nez et interroger le chemin

La Crique tregraves essouffleacute les yeux inquiets arriva tout droit agrave eux etsrsquoeacutecria drsquoune voix seacutepulcrale

mdash Fais attention aux boutons Il y a ton pegravere qui jabote avec le pegravereSimon Je nrsquoai rien que peur que ce vieux sagouin ne lui dise qursquoil trsquoa puniaujourdrsquohui pour ccedila et qursquoon ne te fouille Tacircche de les cacher en cas quecela nrsquoarrive hein moi je me barre srsquoil me voyait il se douterait peut-ecirctreque je trsquoai preacutevenu

On entendait deacutejagrave au contour les claquements de fouet du pegravere TintinLa Crique se glissa entre les clocirctures des vergers et disparut comme uneombre tandis que la Marie inteacuteresseacutee autant que les gars dans lrsquoaven-ture prenant fort opportuneacutement une reacutesolution aussi subite qursquoeacutener-gique troussait son tablier le liait solidement derriegravere son dos pour for-mer devant une sorte de poche et enfouissait dans cette cachette sous son

2 Recule-toi

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La guerre des boutons Chapitre VII

ouvrage le sac et les boutons de lrsquoarmeacutee de Longevernemdash Rentre dit-elle agrave son fregravere et fais semblant de travailler moi je vais

rester agrave ravauder mon basTout en ayant lrsquoair de ne srsquointeacuteresser qursquoagrave son travail la soeur de Tin-

tin ne manqua pas drsquoobserver en dessous la mine de son pegravere et elle nedouta nullement qursquoil y aurait du grabuge quand elle eut saisi le coupdrsquooeil qursquoil lanccedila pour savoir si son fils se trouvait encore agrave faineacuteanter auseuil de la porte

Les boeufs et les vaches se pressaient se bousculaient pour rentrervite agrave lrsquoeacutetable et tacirccher en longeant la cregraveche de voler une partie du laquo leacute-cher raquo deacuteposeacute pour le voisin avant demanger leurs parts respectives Maisle paysan fit claquer en menace son fouet affirmant ainsi sa volonteacute de nepoint toleacuterer ces vols quotidiens et coutumiers et degraves qursquoil eut entoureacutele cou de chaque becircte de son lien de fer les sabots noirs de fumier et depurin il poussa la porte de communication qui ouvrait sur la cuisine ougraveil trouva son fils occupeacute agrave preacuteparer avec une attention inaccoutumeacutee etde trop bon aloi une leccedilon drsquoarithmeacutetique pour le lendemain

Il en eacutetait agrave la deacutefinition de la soustractionmdash laquo La soustraction est une opeacuteration qui a pour buthellip raquo marmottait-

ilmdashQursquoest-ce que tu fais maintenant dit le pegraveremdash Jrsquoapprends mon arithmeacutetique pour demain mdash Tu savais tes leccedilons tout agrave lrsquoheure mdash Jrsquoavais oublieacute celle-lagrave mdash Sur quoi mdash Sur la soustraction mdash La soustraction hellip Tiens mais il me semble que tu la connais la

soustraction petite rosse Et il ajouta brusquement mdash Viens voir ici pregraves de moi Tintin obeacuteit en prenant un air aussi surpris et aussi innocent que pos-

siblemdash Fais voir tes poches ordonna le pegraveremdash Mais jrsquoai rien fait jrsquoai rien pris objecta Tintin

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La guerre des boutons Chapitre VII

mdash Jrsquote dis de me montrer ce qursquoil y a laquo dedans raquo tes poches nhellip d Dhellip et plus vite que ccedila

mdash Y a rien pardine Et Tintin noblement en victime odieusement calomnieacutee plongea sa

main dans sa poche droite drsquoougrave il retira un bout de guenille sale servantde mouchoir un couteau eacutebreacutecheacute dont le ressort ne fonctionnait plus unbout de tresse une bille et un morceau de charbon qui servait agrave tracer lecarreacute quand on jouait aux billes sur un plancher

mdash Crsquoest tout demanda le pegravereTintin retourna la doublure noire de crasse pour bien montrer que

rien ne restaitmdash Fais voir lrsquoautre La mecircme opeacuteration recommenccedila Tintin successivement aveignit un

bout de reacuteglisse de bois agrave moitieacute rongeacute un croucircton de pain un trognonde pomme un noyau de pruneau des coquilles de noisette et un caillourond (un bon caillou pour la fronde)

mdash Et tes boutons fit le pegravereLa megravere Tintin rentrait agrave ce moment En entendant parler de boutons

ses instincts eacuteconomes de bonne meacutenagegravere srsquoeacutemurentmdash Des boutons reacutepondit Tintin Jrsquoen ai pas mdash Trsquoen as pas mdash Non jrsquoai pas de boutons quels boutons mdash Et ceux que tu avais cette apregraves-midi mdash Cette apregraves-midi reprit Tintin lrsquoair vague cherchant agrave rassembler

ses souvenirsmdash Fais pas la becircte nom de Dieu srsquoexclama le pegravere ou je te calotte

sacreacute petit morveux trsquoavais des boutons cette apregraves-midi puisque tu enas perdu une poigneacutee en classe le maicirctre vient de me dire que tu en avaisplein tes poches Qursquoen as-tu fait Ougrave les avais-tu pris

mdash Jrsquoavais pas de boutons Crsquoest pasmoi crsquoesthellip crsquoest Lebrac qui voulaitmrsquoen vendre contre une image

mdash Ah pardieacute fit la megravere Crsquoest donc pour ccedila qursquoil nrsquoy a jamais plusrien dans ma corbeille agrave ouvrage et dans les tiroirs de ma machine agravecoudre crsquoest ce laquo sapreacute raquo petit cochon-lagrave qui me les prend on ne trouvejamais rien ici on a beau tous les jours acheter et racheter crsquoest comme

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La guerre des boutons Chapitre VII

si on chantait ils en voleraient bien autant qursquoun cureacute en pourrait beacute-nir Et quand ils ne prennent pas ce qursquoil y a ici ils deacutechirent ce qursquoilsont sur le dos ils cassent leurs sabots perdent leurs casquettes segravementleurs mouchoirs de poche nrsquoont jamais de cordons de souliers entiersAh mon Dieu Jeacutesus Marie Joseph qursquoest-ce qursquoon veut devenir avecdes laquo gouillands raquo comme ccedila

mdash Mais qursquoest-ce qursquoils peuvent bien faire de ces boutons mdash Ah sacreacute arsouille Je vais trsquoapprendre un peu lrsquoordre et lrsquoeacutecono-

mie et laquo pisse que raquo les mots ne servent de rien crsquoest agrave coups de pied auderriegravere que je vais trsquoinstruire moi tu vas voir ccedila gronda le pegravere Tintin

Aussitocirct joignant le geste agrave la parole saisissant son rejeton par lebras et le faisant pivoter devant lui il lui imprima sur le bas du dos avecses sabots noirs de purin quelques cachets de garantie qui pensait-il legueacuteriraient pendant quelque temps du deacutesir et de la manie de chiper desboutons dans le laquo catrignot raquo sup3 de sa megravere

Tintin selon les principes formuleacutes par Lebrac les jours drsquoavantgueula et hurla de toutes ses forces avant mecircme que son pegravere ne lrsquoeucircttoucheacute il piailla encore plus haut et plus effroyablement quand les se-melles de bois prirent contact avec son postegravere il poussa mecircme des crissi aigus que la Marie tout eacutemue et effareacutee rentra les larmes aux yeux etque la megravere elle-mecircme surprise pria son eacutepoux de ne pas taper si fortcroyant que son fils souffrait vraiment le martyre ou presque

mdash Je ne lrsquoai presque pas toucheacute ce salaud-lagrave reacutepliqua le pegravere Uneautre fois je lui apprendrai agrave gueuler pour quelque chose

mdashQue je trsquoy reprenne un peu ajouta-t-il agrave feuner ⁴ dans les tiroirs deta megravere et que jrsquoen retrouve des boutons dans tes poches

n

3 Corbeille agrave ouvrage4 Feuner fureter ou mieux fouiner

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CHAPITRE VIII

Autres combinaisons

Plus jrsquoai chercheacute Madame et plus je cherche encorhellip

Racine (Britannicus acte II sc III)

mdash Non non je nrsquoen veux plus du treacutesor Jrsquoen ai assez moi de ne pasme battre de copier des conneries sur Mirabeau de faire des retenues etde recevoir des piles Merde pour les boutons Les prendra qui voudraCrsquoest pas toujours aux mecircmes drsquoecirctre taugneacutes Si mon pegravere retrouve unbouton dans mes poches il a dit qursquoil me refoutrait une danse commejrsquoen ai encore jamais reccedilu

Ainsi parla Tintin le treacutesorier le lendemain matin en remettant egravesmains du geacuteneacuteral le joli sac rebondi confectionneacute par sa soeur

mdash Faut pourtant que quelqursquoun les garde ces boutons affirma LebracCrsquoest vrai que Tintin ne peut plus guegravere les conserver puisqursquoon le soup-ccedilonne Agrave tout moment il pourrait srsquoattendre agrave ecirctre fouilleacute et pinceacute

mdash Grangibus il te faut les prendre toi Tu ne restes pas au village

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La guerre des boutons Chapitre VIII

ton pegravere ne se doutera jamais que tu les asmdash Traicircner ce sac drsquoici au Vernois et du Vernois ici deux fois par jour

aller et retour et ne pas me battre moi un des plus forts un des meilleurssoldats de Longeverne est-ce que tu te foutrais de ma gueule par hasard riposta Grangibus

mdash Tintin aussi est un bon soldat et il avait bien accepteacute mdash Pour me faire chiper en classe ou en retournant agrave la maison Tu

vois pas que les Velrans nous attendent un soir que Narcisse aura oublieacutede lacirccher Turc Et les jours ougrave nous ne viendrons pas qursquoest-ce que vousferez Vous coiumlonnerez hein

mdash On pourrait cacher le sac dans une case en classe eacutemit Boulotmdash Sacreacutee gourde railla La Crique Quand crsquoest-y que tu les mettras

en classe tes boutons Crsquoest apregraves quatre heures qursquoil nous les faut jus-tement cucu crsquoest pas pendant la classe Alors comment veux-tu rentrerpour les y cacher Dis-le voir un peu tout malin

mdash Non non personne nrsquoy est Crsquoest pas ccedila rumina Lebracmdash Ousqursquoest Camus et Gambette demanda un petitmdash Trsquoen occupe pas reacutepondit le chef vertement ils sont dans leur peau

et moi dans la mienne et mhellip pour la tienne as-tu compris mdashOh je demandais ccedila passe que Camus pourrait peut-ecirctre le prendre

le sac De son arbre ccedila ne le gecircnerait guegraveremdash Non Non reprit violemment Lebrac Pas plus Camus qursquoun autre

jrsquoai trouveacute il faut tout simplement chercher une cachette pour y caler lefourbi

mdash Pas au village par exemple Si on la trouvaithellipmdash Non conceacuteda le chef crsquoest agrave la Saute qursquoil faudra trouver un coin

dans les vieilles carriegraveres du haut par exemplemdash Il faut que ce soit un endroit sec passe que les aiguilles si crsquoest

rouilleacute ccedila ne va plus et puis agrave lrsquohumiditeacute le fil se pourritmdash Si on pouvait trouver aussi une cachette pour les sabres et pour les

lances et pour les triques On risque toujours de se les faire prendremdash Hier mon pegravere mrsquoa foutu mon sabre au feu apregraves me lrsquoavoir casseacute

geacutemit Boulot jrsquoai rien que pu rrsquoavoir un petit bout de ficelle de la poigneacuteeet encore il est tout roussi

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La guerre des boutons Chapitre VIII

mdash Oui conclut Tintin crsquoest ccedila il faut trouver un coin une cache untrou pour y mettre tout le fourbi

mdash Si on faisait une cabane proposa La Crique une chouette cabanedans une vieille carriegravere bien abriteacutee bien cacheacutee il y en a ougrave il y a deacutejagravede grandes cavernes toutes precirctes on la finirait en bacirctissant des murs eton trouverait des perches et des bouts de planches pour faire le toit

mdash Ce serait rudement bien reprit Tintin une vraie cabane avec deslits de feuilles segraveches pour srsquoy reposer un foyer pour faire du feu et fairela fecircte quand on aura des sous

mdash Crsquoest ccedila affirma Lebrac on va faire une cabane agrave la Saute On ycachera le treacutesor les laquo minitions raquo les frondes une reacuteserve de beauxcailloux On fera des laquo assetottes raquo pour srsquoasseoir des lits pour se cou-cher des racircteliers pour poser les sabres on eacutelegravevera une chemineacutee onramassera du bois sec pour faire du feu Ce que ccedila va ecirctre bien

mdash Il faut trouver lrsquoendroit tout de suite fit Tintin qui tenait agrave ecirctre leplus tocirct possible fixeacute sur les destineacutees de son sac

mdash Ce soir ce soir oui ce soir on cherchera conclut toute la bandeenthousiaste

mdash Si les Velrans ne viennent pas rectifia Lebrac mais Camus et Gam-bette leur arrangent quelque chose pour qursquoils nous foutent la paix si ccedilava bien on sera tranquilles tertous si ccedila ne reacuteussit pas eh bien on ennommera deux pour aller chercher lrsquoendroit qui conviendra le mieux

mdashQursquoest-ce qursquoil fait Camus dis-nous-le va Lebrac interrogea Ba-cailleacute

mdash Ne lui dis pas souffla Tintin en le poussant du coude pour lui re-mettre en meacutemoire une ancienne suspicion

mdash Trsquoas le temps de le voir toi Jrsquoen sais rien drsquoabord En dehors de laguerre et des batailles chacun est bien libre Camus fait ce qursquoil veut etmoi aussi et toi itou et tout le monde On est en reacutepublique quoi nomde Dieu comme dit le pegravere

Lrsquoentreacutee en classe se fit sans Camus et Gambette Le maicirctre interro-geant ses camarades sur les causes preacutesumeacutees de leur absence apprit desinitieacutes que le premier eacutetait resteacute chez lui pour assister une vache qui eacutetaiten train de vecircler tandis que lrsquoautre menait encore au bouc une cabe quisrsquoobstinait agrave ne pashellip prendre

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Il nrsquoinsista pas pour avoir des deacutetails et les gaillards le savaient bienAussi quand lrsquoun drsquoeux fripait lrsquoeacutecole ne manquaient-ils pas pour lrsquoex-cuser drsquoeacutevoquer innocemment un petit motif bien scabreux sur lequel ilseacutetaient drsquoavance certains que le pegravere Simon ne solliciterait pas drsquoexplica-tions compleacutementaires

Cependant Camus et Gambette eacutetaient fort loin de se soucier de lafeacuteconditeacute respective de leurs vaches ou de leurs chegravevres

Camus on srsquoen souvient avait en effet promis agrave Touegueule de leretenir il avait depuis rumineacute sa petite vengeance et il eacutetait en train demettre son plan agrave exeacutecution aideacute par son feacuteal et complice Gambette

Tous deux degraves les sept heures avaient vu Lebrac avec qui ils srsquoeacutetaiententendus et qursquoils avaient mis au courant de tout

Lrsquoexcuse eacutetant trouveacutee ils avaient quitteacute le village Se dissimulantpour que personne ne les vicirct ni ne les reconnucirct ils avaient gagneacute le che-min de la Saute et le Gros Buisson drsquoabord puis la lisiegravere ennemie deacute-pourvue agrave cette heure de ses deacutefenseurs habituels

Le foyard de Touegueule srsquoeacutelevait lagrave agrave quelques pas du mur drsquoen-ceinte avec son tronc lisse et droit et poli depuis quelques semaines parle frottement du pantalon de la vigie des Velrans Les branches en fourchepremiegraveres ramifications du fucirct prenaient agrave quelques brasses au-dessus dela tecircte des grimpeurs En trois secousses Camus atteignait une branchese reacutetablissait sur les avant-bras et se dressait sur les genoux puis sur lespieds

Une fois lagrave il srsquoorienta Il srsquoagissait en effet de deacutecouvrir agrave quellefourche et sur quelle branche srsquoinstallait son rival afin de ne point srsquoex-poser agrave accomplir un travail inutile qui les aurait de plus ridiculiseacutes auxyeux de leurs ennemis et fait baisser dans lrsquoestime de leurs camarades

Camus regarda le Gros Buisson et plus particuliegraverement son checircnepour ecirctre fixeacute sur la hauteur approximative du poste de Touegueule puisil examina soigneusement les eacuteraflures des branches afin de deacutecouvrirles points ougrave lrsquoautre posait les pieds Ensuite par cette sorte drsquoescaliernaturel de sente aeacuterienne il grimpa Tel un Sioux ou un Delaware rele-vant une piste de Visage Pacircle il explora de bas en haut tous les rameauxde lrsquoarbre et deacutepassa mecircme en hauteur lrsquoaltitude du poste de lrsquoennemiafin de distinguer les branches fouleacutees par le soulier de Touegueule de

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La guerre des boutons Chapitre VIII

celles ougrave il ne se posait pas Puis il deacutetermina exactement le point de lafourche drsquoougrave le frondeur lanccedilait sur lrsquoarmeacutee de Longeverne ses caillouxmeurtriers srsquoinstalla commodeacutement agrave cocircteacute regarda en dessous pour bienjuger de la culbute qursquoil meacuteditait de faire prendre agrave son ennemi et tiraenfin son eustache de sa poche

Crsquoeacutetait un couteau double comme les muscles de Tartarin du moinslrsquoappelait-on ainsi parce qursquoagrave cocircteacute de la lame il y avait une petite scie agravegrosses dents peu coupante et aussi incommode que possible

Avec cet outil rudimentaire Camus qui ne doutait de rien se mit endevoir de trancher agrave un fil pregraves une branche vivante et dure de foyardgrosse au moins comme sa cuisse Dur travail et qui devait ecirctre meneacutehabilement si lrsquoon voulait que rien ne vicircnt au moment fatal eacuteveiller lessoupccedilons de lrsquoadversaire

Pour eacuteviter les sauts de scie et un eacuteraflement trop visible de la brancheCamus qui eacutetait descendu sur la fourche infeacuterieure et serrait le fucirct delrsquoarbre entre ses genoux commenccedila par marquer avec la lame de son cou-teau la place agrave entailler et agrave creuser drsquoabord une leacutegegravere rainure ougrave la sciesrsquoengagerait

Ensuite de quoi il se mit agrave manier le poignet drsquoavant en arriegravere etdrsquoarriegravere en avant

Gambette pendant ce temps eacutetait monteacute sur lrsquoarbre et surveillaitlrsquoopeacuterationQuand Camus fut fatigueacute son complice le remplaccedila Au boutdrsquoune demi-heure le couteau eacutetait chaud agrave nrsquoen plus pouvoir toucher leslames Ils se reposegraverent un moment puis ils reprirent leur travail

Deux heures durant ils se relayegraverent dans cemaniement de scie Leursdoigts agrave la fin eacutetaient raides leurs poignets engourdis leur cou casseacuteleurs yeux troubles et pleins de larmes mais une flamme inextinguibleles ranimait et la scie grattait encore et rongeait toujours comme uneimpitoyable souris

Quand il ne resta plus qursquoun centimegravetre et demi agrave raser ils es-sayegraverent en srsquoappuyant dessus prudemment puis plus fort la soliditeacutede la branche

mdash Encore un peu conclut CamusGambette reacutefleacutechissait Il ne faut pas que la branche reste attacheacutee au

fucirct pensait-il sans quoi il srsquoy raccrochera et en sera quitte pour la peur

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Il faut qursquoelle casse net Et il proposa agrave Camus de recommencer agrave scierdrsquoen dessous lrsquoeacutepaisseur drsquoun doigt pour obtenir une rupture franche ceqursquoils firent

Camus srsquoappuyant de nouveau assez fortement sur la branche enten-dit un craquement de bon augure Encore quelques petits coups jugea-t-il

mdash Maintenant ccedila va Il pourra monter dessus sans qursquoelle ne cassemais une fois qursquoil sera en train de gigoter avec sa frondehellip ah ah ceqursquoon va rigoler

Et apregraves avoir souffleacute sur la sciure qui sablait les rameaux pour lafaire disparaicirctre poli de leurs mains les bords de la fente pour rappro-cher les eacuteraflures drsquoeacutecorce et rendre invisible leur travail ils descendirentdu foyard de Touegueule en ayant conscience drsquoavoir bien rempli leurmatineacutee

mdash Mrsquosieu fit Gambette au maicirctre en arrivant en classe agrave une heuremoins dix je viens vous dire que mon pegravere mrsquoa dit de vous dire que jrsquoaipas pu venir ce matin agrave lrsquoeacutecole passe que jrsquoai meneacute notrsquocabehellip

mdash Crsquoest bon crsquoest bon je sais interrompit le pegravere Simon qui nrsquoaimaitpas voir ses eacutelegraveves se complaire agrave ces sortes de descriptions pour les-quelles tous faisaient cercle dans lrsquoassurance qursquoun malin demanderait leplus innocemment du monde des explications compleacutementaires

mdash Ccedila va bien ccedila va bien reacutepondit-il de mecircme et drsquoavance agrave Camusqui srsquoapprochait le beacuteret agrave la main Allez dispersez-vous ou je vous faisrentrer

Et en dedans il pensait maugreacuteant Je ne comprends pas que desparents soient aussi insoucieux que ccedila de la moraliteacute de leurs gosses pourleur flanquer des spectacles pareils sous les yeux

Crsquoest une rage Chaque fois que lrsquoeacutetalon passe dans le village tousassistent agrave lrsquoopeacuteration ils font le cercle autour du groupe ils voient toutils entendent tout et on les laisse Et apregraves ccedila on vient se plaindre de ceqursquoils eacutechangent des billets doux avec les gamines

Brave homme qui geacutemissait sur la morale et srsquoaffligeait de bien peude chose

Comme si lrsquoacte drsquoamour dans la nature nrsquoeacutetait pas partout visible Fallait-il mettre un eacutecriteau pour deacutefendre aux mouches de se chevau-cher aux coqs de sauter sur les poules enfermer les geacutenisses en chaleur

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La guerre des boutons Chapitre VIII

flanquer des coups de fusil auxmoineaux amoureux deacutemolir les nids drsquohi-rondelles mettre des pagnes ou des caleccedilons aux chiens et des jupes auxchiennes et ne jamais envoyer un petit berger garder les moutons parceque les beacuteliers en oublient de manger quand une brebis eacutemet lrsquoodeur pro-pitiatoire agrave lrsquoacte et qursquoelle est entoureacutee drsquoune cour de galants

Drsquoailleurs les gosses accordent agrave ce spectacle coutumier beaucoupmoins drsquoimportance qursquoon ne le suppose Ce qui les amuse lagrave-dedanscrsquoest le mouvement qui a lrsquoair drsquoune lutte ou qursquoils assimilent quelque-fois teacutemoin ce reacutecit de Tigibus agrave la deacutesustentation intestinale qui suit lesrepas

mdash Y poussait comme quand il a besoin de chhellip disait-il en parlantde leur gros Turc qui avait couvert la chienne du maire apregraves avoir rosseacutetous ses rivaux

Ce que crsquoeacutetait rigolo Il srsquoeacutetait tellement baisseacute pour arriver juste qursquoilen eacutetait presque sur ses genoux de derriegravere et il faisait un dos comme labossue drsquoOrsans Et puis quand il a eu assez pousseacute en la retenant entreses pattes de devant eh bien il laquo srsquoa redresseacute raquo et puis mes vieux pasmoyen de sortir Ils eacutetaient attacheacutes et la Follette qui est petite elle avaitle cul en lrsquoair et ses pattes de derriegravere ne touchaient plus par terre

Agrave ce moment-lagrave le maire est sorti de chez nous mdash Jetez-y de lrsquoeau Jetez-y de lrsquoeau bon Dieu qursquoil gueulait Mais la

chienne braillait et Turc qursquoest le plus fort la tirait par le derriegravere mecircmeque seshellip affaires eacutetaient toutes retourneacutees

Vous savez ccedila a ducirc lui faire salement mal agrave Turc quand on a pu lesfaire se deacutecoller crsquoeacutetait tout rouge et il laquo srsquoa leacutecheacute raquo la machine pendantau moins une demi-heure

Pis Narcisse a dit laquo Ah mrsquosieu le Maire jrsquocrois bien qursquoelle en tientpour ses quatrsquosous votrsquoFolette hellip raquo

Et il est parti en jurant les n d Dhellip

n

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Troisiegraveme partie

La cabane

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CHAPITRE I

La construction de la cabane

Nous aurons des lits pleins drsquoodeurs leacutegegraveresDes divans profonds comme des tombeaux

Ch Baudelaire(La Mort des Amants)

Lrsquo G et de Camus et la reacuteservemysteacuterieuse dugeacuteneacuteral nrsquoavaient pas eacuteteacute sans intriguer fortement les guerriersde Longeverne qui individuellement et sous le sceau du secret

eacutetaient venus pour une raison ou pour une autre demander agrave Lebrac desexplications

Mais tout ce que les plus favoriseacutes avaient pu obtenir comme rensei-gnement tenait dans cette phrase

mdash Vous regarderez bien Touegueule ce soirAussi agrave quatre heures dix minutes des munitions en quantiteacute impo-

sante devant eux et le quignon de pain au poing eacutetaient-ils chacun agrave son

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La guerre des boutons Chapitre I

poste attendant impatiemment la venue des Velrans et plus attentifs quejamais

mdash Vous vous tiendrez cacheacutes avait expliqueacute Camus il faut qursquoil monteagrave son arbre si lrsquoon veut que ccedila soit rigolo

Tous les Longevernes les yeux eacutecarquilleacutes suivirent bientocirct chacundes mouvements du grimpeur ennemi gagnant son poste de vigie au hautdu foyard de lisiegravere

Ils regardegraverent et regardegraverent encore se frottant de minute en minuteles yeux qui srsquoembuaient drsquoeau et ne virent absolument rien de particuliermais lagrave rien du tout Touegueule srsquoinstalla comme drsquohabitude deacutenombrales ennemis puis saisit sa fronde et se mit agrave laquo acaillener raquo consciencieu-sement les adversaires qursquoil pouvait distinguer

Mais au moment ougrave un geste trop brusque du franc-tireur le penchaitde cocircteacute afin drsquoeacuteviter un projectile de Camus impatienteacute de voir que nullecatastrophe nrsquoadvenait un craquement sec et de sinistre augure deacutechiralrsquoair La grosse branche sur laquelle eacutetait jucheacute le Velrans cassait net drsquounseul coup et lui deacutegringolait avec elle sur les soldats qui se trouvaient endessous La sentinelle aeacuterienne essaya bien de se raccrocher aux autresrameaux mais cogneacutee de-ci meurtrie de-lagrave sur les branches infeacuterieuresqui craquaient agrave leur tour la repoussaient ou se deacuterobaient traicirctreuse-ment elle arriva agrave terre on ne sait trop comment mais agrave coup sucircr plusvite qursquoelle nrsquoeacutetait monteacutee

mdash Ouais ouais oille ouille oh oh la la La jambe La tecircte Lebras

Un homeacuterique eacuteclat de rire reacutepondit du Gros Buisson agrave ce concert delamentations

mdash Crsquoest moi qui te rechope encore hein railla Camus voilagrave ce quecrsquoest que de faire le malin et de menacer les autres Ccedila trsquoapprendra salepeigne-cul agrave me viser avec ta fronde Trsquoas pas casseacute ton verre de montredes fois Non Il est bon le cadran

mdash Lacircches assassins crapules ripostaient les rescapeacutes de lrsquoarmeacutee desVelrans Vous nous le paierez bandits voui vous le paierez

mdash Tout de suite reacutepondit Lebrac et srsquoadressant aux siens mdash Hein si on poussait une petite charge mdash Allez approuva-t-on

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La guerre des boutons Chapitre I

Et le hurlement du lancer des quarante-cinq Longevernes apprit auxennemis deacutejagrave deacuterouteacutes et en deacutesarroi qursquoil fallait vivement deacuteguerpir silrsquoon ne voulait pas srsquoexposer agrave la grande honte drsquoune nouvelle et deacutesas-treuse confiscation de boutons

Le camp retrancheacute de Velrans fut deacutegarni en un clin drsquooeil Les bles-seacutes par enchantement retrouvegraverent leurs jambes mecircme Touegueule quiavait eu plus de peur que de mal et srsquoen tirait agrave bon marcheacute avec des eacutegra-tignures aux mains des meurtrissures aux reins et aux cuisses plus unoeil au beurre noir

mdash Nous voilagrave au moins bien tranquilles constata Lebrac lrsquoinstantdrsquoapregraves Allons chercher lrsquoemplacement de la cabane

Toute lrsquoarmeacutee revint pregraves de Camus lequel eacutetait descendu de lrsquoarbrepour garder momentaneacutement le sac confectionneacute par la Marie Tintin etqui contenait le treacutesor deux fois sauveacute deacutejagrave et quatorze fois cher de lrsquoarmeacuteede Longeverne

Les gars se renfoncegraverent dans les profondeurs du Gros Buisson afin deregagner sans ecirctre vus lrsquoabri deacutecouvert par Camus la chambre du Conseilcomme lrsquoavait baptiseacute La Crique et de lagrave diverger vers le haut par petitsgroupes pour rechercher parmi les nombreux emplacements utilisablescelui qui paraicirctrait le plus propice et reacutepondrait le mieux aux besoins delrsquoheure et de la cause

Cinq ou six bandes srsquoagglomeacuteregraverent spontaneacutement conduites cha-cune par un guerrier important et immeacutediatement se dispersegraverent parmiles vieilles carriegraveres abandonneacutees examinant cherchant furetant discu-tant jugeant srsquointerpellant

Il ne fallait pas ecirctre trop pregraves du chemin ni trop loin duGros Buisson Ilfallait eacutegalement meacutenager agrave la troupe un chemin de retraite parfaitementdissimuleacute afin de pouvoir se rendre sans danger du camp agrave la forteresse

Ce fut La Crique qui trouvaAu centre drsquoun labyrinthe de carriegraveres une excavation comme une

petite grotte offrait son abri naturel qursquoun rien suffirait agrave consolider agravefermer et agrave rendre invisible aux profanes

Il appela par le signal drsquousage Lebrac et Camus et les autres et bien-tocirct tous furent devant la caverne que le camarade venait de redeacutecouvrircar tous parbleu la connaissaient deacutejagrave Comment ne srsquoen eacutetaient-ils pas

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La guerre des boutons Chapitre I

souvenus Pardieacute ce sacreacute La Crique avec sa meacutemoire de chien il se lrsquoeacutetait rap-

peleacutee tout de suite Vingt fois en effet ils avaient passeacute lagrave au cours drsquoin-cursions dans le canton en quecircte de nids de merles de noisettes mucircresde prunelles geleacutees ou de guilleris boutons rintris sup1

Les carriegraveres preacuteceacutedentes faisaient comme une espegravece de chemincreux qui aboutissait agrave une sorte de carrefour ou de terre-plein bordeacute ducocircteacute du haut par une bande de bois rejoignant le Teureacute et semeacute vers le basde buissons entre lesquels des sentiers de becirctes se rattachaient en cou-pant le chemin aux preacutes-bois qui se trouvaient derriegravere le Gros Buisson

Toute lrsquoarmeacutee entra dans la caverne Elle eacutetait en reacutealiteacute peu pro-fonde mais se trouvait prolongeacutee ou plutocirct preacuteceacutedeacutee par un large couloirde roc de sorte que rien nrsquoeacutetait plus facile que drsquoagrandir son abri natu-rel en placcedilant sur ces deux murs distants de quelques megravetres un toit debranches et de feuillage Elle eacutetait drsquoautre part admirablement proteacutegeacuteeentoureacutee de tous cocircteacutes sauf vers lrsquoentreacutee drsquoun eacutepais rideau drsquoarbres et debuissons

On reacutetreacutecirait lrsquoouverture en eacutelevant une muraille large et solide avecles belles pierres plates qui abondaient et on serait lagrave-dedans absolumentchez soi Quand le dehors serait fait on srsquooccuperait de lrsquointeacuterieur

Ici les instincts bacirctisseurs de Lebrac se reacuteveacutelegraverent dans toute leur pleacute-nitude Son cerveau concevait ordonnait distribuait la besogne avec uneadmirable sucircreteacute et une irreacutefutable logique

mdash Il faudra dit-il ramasser degraves ce soir tous les morceaux de planchesque lrsquoon trouvera les lattes les baudrions sup2 les vieux clous les bouts defer

Il chargea lrsquoun des guerriers de trouver un marteau un autre des te-nailles un troisiegraveme un marteau de maccedilon lui apporterait une hachetteCamus une serpe Tintin un megravetre (en pieds et en pouces) et tous cecieacutetait obligatoire tous devaient chiper dans la boicircte agrave ferraille de la familleau moins cinq clous chacun de preacutefeacuterence de forte taille pour parer im-meacutediatement aux plus pressantes neacutecessiteacutes de construction savoir entre

1 Fruits de lrsquoeacuteglantier rideacutes par le gel2 Baudrion petite poutrelle soutenant les lattes du toit

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La guerre des boutons Chapitre I

autres lrsquoeacutedification du toitCrsquoeacutetait agrave peu pregraves tout ce qursquoon pouvait faire ce soir-lagrave En fait demateacute-

riaux il fallait surtout de grosses perches et des planches Or le bois offraitsuffisamment de fortes coudres droites et solides qui feraient jolimentlrsquoaffaire Pour le reste Lebrac avait appris agrave dresser des palissades pourbarrer les pacirctures tous savaient tresser des claies et quant aux pierres ily en avait dit-il en veux-tu nrsquoen voilagrave

mdash Nrsquooubliez pas les clous surtout recommanda-t-ilmdash On laisse le sac ici interrogea Tintinmdash Mais oui fit La Crique on va bacirctir tout de suite lagrave au fond avec

des pierres un petit coffre et on va lrsquoy mettre bien au sec bien agrave lrsquoabri personne ne veut venir lrsquoy trouver

Lebrac choisit une grande pierre plate qursquoil posa horizontalement nonloin de la paroi du rocher avec quatre autres plus eacutepaisses il eacutedifia quatrepetits murs mit au centre le treacutesor de guerre recouvrit le tout drsquoune nou-velle pierre plate et disposa alentour et irreacuteguliegraverement des cailloux quel-conques afin de masquer ce que sa construction pouvait avoir de tropgeacuteomeacutetrique pour le cas bien improbable ougrave un visiteur inopineacute eucirct eacuteteacuteintrigueacute par ce cube de pierres

Lagrave-dessus joyeuse la bande srsquoen retourna lentement au village fai-sant mille projets precircte agrave tous les vols domestiques aux travaux les plusrudes aux sacrifices les plus complets

Ils reacutealiseraient leur volonteacute leur personnaliteacute naissait de cet acte faitpar eux et pour eux Ils auraient une maison un palais une forteresse untemple un pantheacuteon ougrave ils seraient chez eux ougrave les parents le maicirctredrsquoeacutecole et le cureacute grands contre-carreurs de projets ne mettraient pas lenez ougrave ils pourraient faire en toute tranquilliteacute ce qursquoon leur deacutefendait agravelrsquoeacuteglise en classe et dans la famille savoir se tenir mal se mettre piedsnus ou en manches de chemise ou laquo agrave poil raquo allumer du feu faire cuiredes pommes de terre fumer de la viorne et surtout cacher les boutons etles armes

mdash On fera une chemineacutee disait Tintinmdash Des lits de mousse et de feuilles ajoutait Camusmdash Et des bancs et des fauteuils rencheacuterissait Grangibusmdash Surtout calez tout ce que vous pourrez en fait de planches et de

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La guerre des boutons Chapitre I

clous recommanda le chef tacircchez drsquoapporter vos provisions derriegravere lemur ou dans la haie du chemin de la Saute on reprendra tout demainen venant agrave la besogne

Ils srsquoendormirent fort tard ce soir-lagrave Le palais la forteresse le templela cabane hantaient leur cerveau en eacutebullition Leurs imaginations vaga-bondaient leurs tecirctes bourdonnaient leurs yeux fixaient le noir les brassrsquoeacutenervaient les jambes gigotaient les doigts de pieds srsquoagitaient Qursquoilleur tardait de voir poindre lrsquoaurore du jour suivant et de commencer lagrande oeuvre

On nrsquoeut pas besoin de les appeler pour les faire lever ce matin-lagrave etbien avant lrsquoheure de la soupe ils rocircdaient par lrsquoeacutecurie la grange la cui-sine le chari sup3 afin de mettre de cocircteacute les bouts de planches et de ferraillesqui devaient grossir le treacutesor commun

Les boicirctes agrave clous paternelles subirent un terrible assaut Chacun vou-lant se distinguer et montrer ce qursquoil pouvait faire ce ne fut pas seule-ment deux cents clous que Lebrac eut le soir agrave sa disposition mais cinqcent vingt-trois bien compteacutes Toute la journeacutee il y eut du village augros tilleul et aux murs de la Saute des alleacutees et venues mysteacuterieusesde gaillards aux blouses gonfleacutees agrave la deacutemarche peacutenible aux pantalonsraides dissimulant entre toile et cuir des objets heacuteteacuteroclites qursquoil eucirct eacuteteacutefort ennuyeux de laisser voir aux passants

Et le soir lentement tregraves lentement Lebrac arriva par le chemin dederriegravere au carrefour du vieux tilleul Il avait la jambe gauche raide luiaussi et semblait boiter

mdash laquo Tu trsquoas fais mal raquo interrogea Tintinmdash laquo Trsquoas tombeacute raquo reprit La CriqueLe geacuteneacuteral sourit du sourire mysteacuterieux de Bas de Cuir ou drsquoun autre

drsquoun sourire qui disait agrave ses hommes vous nrsquoy ecirctes pointEt il continua agrave bancaler jusqursquoagrave ce qursquoils fussent tous entiegraverement

dissimuleacutes derriegravere les haies vives du chemin de la Saute Alors il srsquoar-recircta deacuteboutonna sa culotte saisit contre sa peau la hache agrave main qursquoilavait promis drsquoapporter et dont le manche enfileacute dans une de ses jambesde pantalon donnait agrave sa deacutemarche cette roideur claudicante et disgra-

3 Remise hangar

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La guerre des boutons Chapitre I

cieuse Ce fait il se reboutonna et pour montrer aux amis qursquoil eacutetait aussiingambe que nrsquoimporte lequel drsquoentre eux il entama brandissant sa ha-chette au centre de la bande une sorte de danse du scalp qui nrsquoauraitpas eacuteteacute deacuteplaceacutee au milieu drsquoun chapitre du Dernier des Mohicans ou duCoureur des Bois

Tout le monde avait ses outils on allait srsquoy mettre Deux sentinellestoutefois furent posteacutees au checircne de Cantus pour preacutevenir la petite armeacuteedans le cas ougrave la bande de lrsquoAztec serait venue porter la guerre au campde Longeverne et lrsquoon reacutepartit les eacutequipes

mdash Moi je ferai le charpentier deacuteclara Lebracmdash Et moi je serai le maicirctre maccedilon affirma Camusmdash Crsquoest moi laquo que je poserai raquo les pierres avec Grangibus Les autres

les choisiront pour nous les passerLrsquoeacutequipe de Lebrac devait avant tout chercher les poutres et les

perches neacutecessaires agrave la toiture de lrsquoeacutedifice Le chef de sa hachette lescouperait agrave la taille voulue et on assemblerait ensuite quand le mur deCantus serait bacircti

Les autres srsquooccuperaient agrave faire des claies que lrsquoon disposerait sur lapremiegravere charpente pour former un treillage analogue au lattis qui sup-porte les tuiles Ce lattis-lagrave en guise de produits de Montchanin suppor-terait tout simplement un ample lit de feuilles segraveches qui seraient main-tenues en place car il fallait preacutevoir les coups de vent par un treillage debacirctons

Les clous du treacutesor soigneusement recompteacutes allegraverent se joindre auxboutons du sac Et lrsquoon se mit agrave lrsquooeuvre

Jamais Celtes narguant le tonnerre agrave coups de flegraveches compagnonsglorieux du siegravecle des catheacutedrales sculptant leur recircve de pierre volon-taires de la grande Reacutevolution srsquoenrocirclant agrave la voix de Danton quarante-huitards plantant lrsquoarbre de la Liberteacute nrsquoentreprirent leur besogne avecplus de fougue joyeuse et de freacuteneacutetique enthousiasme que les quarante-cinq soldats de Lebrac eacutedifiant dans une carriegravere perdue des preacutes-bois dela Saute la maison commune de leur recircve et de leur espoir

Les ideacutees jaillissaient comme des sources aux flancs drsquoune montagneboiseacutee les mateacuteriaux srsquoaccumulaient en monceaux Camus empilait descailloux Lebrac poussant des han formidables cognait et tranchait deacutejagrave

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La guerre des boutons Chapitre I

agrave grands coups ayant trouveacute plus pratique au lieu de fouiller le taillispour y trouver des poutrelles de faire enlever dans les laquo tas raquo voisinsde la coupe une quarantaine de fortes perches qursquoune corveacutee de vingtvolontaires eacutetait alleacutee voler sans heacutesitation

Pendant ce temps une eacutequipe coupait des rameaux une autre tres-sait des claies et lui la hache ou le marteau agrave la main entaillait creusaitclouait consolidait la partie infeacuterieure de sa toiture

Pour que la charpente fucirct solidement arrimeacutee il avait fait creuser lesol afin drsquoemboicircter ses poutres dans la terre il les entourerait pensait-ilde cailloux enfonceacutes de force et destineacutes autant agrave les maintenir en placeqursquoagrave les proteacuteger de lrsquohumiditeacute de la terre Apregraves avoir pris ses mesuresil avait eacutebaucheacute son chacircssis et maintenant il lrsquoassemblait agrave force de clousavant de lrsquoajuster dans les entailles creuseacutees par Tintin

Ah crsquoeacutetait solide et il lrsquoavait eacuteprouveacute en posant lrsquoensemble sur quatregrosses pierres Il avait marcheacute sauteacute danseacute dessus rien nrsquoavait bougeacuterien nrsquoavait freacutemi rien nrsquoavait craqueacute laquo crsquoeacutetait de la belle ouvrage vrai-ment raquo

Et jusqursquoagrave la nuit jusqursquoagrave la nuit noire mecircme apregraves le deacutepart du grosde la bande il resta lagrave encore avec Camus La Crique et Tintin pour toutmettre en ordre et tout preacutevoir

Le lendemain on poserait le toit et on ferait un bouquet parbleu tout comme les charpentiers lorsque la charpente est acheveacutee et qursquoilslaquo prennent le chat raquo Lrsquoembecirctement crsquoest qursquoon nrsquoaurait pas un litre oudeux agrave boire pour commeacutemorer dignement cette ceacutereacutemonie

mdash Allons-nous-en fit TintinEt ils rejoignirent le bas de la Saute et la carriegravere agrave Pepiot en passant

par la laquo chambre du conseil raquomdash Tu mrsquoas toujours pas dit comment que trsquoavais trouveacute ce coin-lagrave heacute

Camus rappela le geacuteneacuteralmdash Ah ah repartit lrsquoautre Eh ben voilagrave laquo Cet eacuteteacute nous eacutetions aux champs avec la Titine de chez Jean-Claude

et puis le berger du laquo Poron raquo tu sais celui de Laiviron qui miguait ⁴ toutle temps Et puis y avait encore les deux Ronfous de sur la Cocircte qui sont

4 Clignait de lrsquooeil

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La guerre des boutons Chapitre I

laquo agrave maicirctre raquo ⁵ maintenantlaquo Alors on a songeacute Si on srsquoamusait agrave dire la messe laquo Le berger du Poron ⁶ a voulu faire le cureacute il a ocircteacute sa chemise et il

lrsquoa passeacutee sur ses habits pour avoir comme qui dirait un surplis on a faitun autel avec des cailloux et des bancs aussi les deux Ronfous eacutetaient lesservants mais ils nrsquoont pas voulu mettre leur chemise sur leur tricot Ilsont dit que crsquoeacutetait passe qursquoelles eacutetaient deacutechireacutees mais je parierais bienque crsquoest parce qursquoils avaient chhellip fait dedans enfin bref le berger nousa marieacutes la Titine et moi

mdash Trsquoavais pas de bagues pour y mettre au doigt mdash Jrsquoy ai mis des bouts de tressemdash Et la couronne mdash On avait du chegravevrefeuillemdash Ah mdash Oui et puis lrsquoautre avait un paroissien il a dit des Dominus vobis-

cum oremus prends tes puces secundum secula un tas de chichis quoicomme le noir kifkifre puis apregraves laquo Ite Missa est raquo allez en paix mesenfants

laquo Alors on est parti les deux la Titine et on leur a dit de ne pas venirque crsquoeacutetait la nuit de noce que ccedila ne les regardait pas qursquoon resteraitpas longtemps et qursquoon reviendrait le lendemain matin pour la messe desparents deacutefunts

laquo On a foutu le camp par les buissons et on est venu juste tomber lagraveagrave crsquote carriegravere ougrave que nous venons de passer Alors on srsquoa coucheacute sur lescailloux

mdash Et puis mdash Et puis je lrsquoai embrasseacutee pardine mdash Crsquoest tout Tu y as pas mis ton doigt auhellip mdash Penses-tu mon vieux pour me lrsquoemplir de jus crsquoest bien trop sale

ben y avait pas de danger et puis qursquoest-ce qursquoaurait penseacute la Tavie mdash Crsquoest vrai que crsquoest sale les femmes

5 Au service comme berger6 Parrain

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La guerre des boutons Chapitre I

mdash Et encore ce nrsquoest rien quand elles sont petites mais quand elleslaquo viennent raquo grandes leurs pantets sont pleins de fourbihellip

mdash Pouah fit Tintin tu vas me faire deacutegobillermdash Filons filons coupa Lebrac voilagrave six heures et demie qui sonnent

agrave la tour on va se faire attraper Et sur ces reacuteflexions misogynes ilsregagnegraverent leurs peacutenates

n

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CHAPITRE II

Les grands jours de Longeverne

hellipQui consideacuterera aussi la grande preacutevoyance dont il usa pourlrsquoamunitionner et y eacutetablir vivres munitions reacuteglementezpolliceshellip qui mettra aussi devant les yeux le bel ordre deguerre qursquoil y ordonnahellip

Brantocircme (Grands capitaines franccediloisndash M de Guize)

H ho hisse ahanait la corveacutee des dix chantiers de Le-brac soulevant pour la mettre en place la premiegravere et lourdecharpente du toit de la forteresse Et au rythme imprimeacute par ce

commandement reacuteciproque vingt bras crispant ensemble leurs musclesvigoureux enlevaient lrsquoassemblage et le portaient au-dessus de la carriegravereafin de bien poser les poutrelles dans les entailles creuseacutees par Tintin

mdash Doucement doucement disait Lebrac bien ensemble ne cassonsrien Attention Avance encore un peu Beacutebert Lagrave ccedila va bien

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La guerre des boutons Chapitre II

mdash Non Tintin eacutelargis un peu le premier trou il est trop en arriegravere Prends la hache allez vas-y

mdash Tregraves bien ccedila entre mdash As pas peur crsquoest solide Et Lebrac pour bienmontrer que son oeuvre eacutetait bonne se coucha en

travers de ce bacircti surplombant le vide Pas une piegravece du bloc ne bronchamdash Hein cracircna-t-il fiegraverement en se redressant Maintenant posons les

claiesDe son cocircteacute Camus par le moyen rudimentaire drsquoescaliers de pierres

reacutealisant une sorte de plan inclineacute posait au-dessus de son mur les der-niers mateacuteriaux crsquoeacutetait un mur large de plus de trois pieds heacuterisseacute endehors de par la volonteacute du constructeur qui voulait pour cacher lrsquoentreacuteedissimuler la reacutegulariteacute de sa maccedilonnerie mais au dedans rectiligne au-tant que srsquoil eucirct eacuteteacute eacutedifieacute agrave lrsquoaide du fil agrave plomb et soigneacute poli fignoleacuteleacutecheacute dresseacute tout entier avec des pierres de choix

Les blouseacutees de feuilles mortes apporteacutees par les petits devant la ca-verne formaient agrave cocircteacute drsquoun matelas de mousse un tas respectable leshaies srsquoalignaient propres et bien tresseacutees ccedila avait marcheacute rondement eton nrsquoeacutetait pas des faineacuteants agrave Longevernehellip quand on voulait

Lrsquoajustement des claies fut lrsquoaffaire drsquoune minute et bientocirct uneeacutepaisse toiture de feuilles segraveches fermait complegravetement en haut lrsquoouver-ture de la cabane Un seul trou fut meacutenageacute agrave droite de la porte afin depermettre agrave la fumeacutee (car on allumerait du feu dans la maison) de monteret de srsquoeacutechapper

Avant de proceacuteder agrave lrsquoameacutenagement inteacuterieur Lebrac et Camus de-vant toutes leurs troupes reacuteunies masseacutees face agrave la porte suspendirentpar un bout de ficelle une touffe eacutenorme de beau gui drsquoun vert doreacute etpatineacute dans les feuilles duquel luisaient les graines ainsi que des perleseacutenormes Les Gaulois faisaient comme ccedila preacutetendait La Crique et on ditque ccedila porte bonheur

On poussa des hourrah mdash Vive la cabane mdash Vive nous mdash Vive Longeverne mdash Agrave cul les Velrans Enlevez-les

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La guerre des boutons Chapitre II

mdash Crsquoest des peigne-culs Ceci fait et lrsquoenthousiasme un peu calmeacute on nettoya lrsquointeacuterieur de la

bacirctisseLes cailloux ineacutegaux furent enleveacutes et remplaceacutes par drsquoautres Chacun

eut sa besogne Lebrac distribuait les rocircles et dirigeait tout en travaillantcomme quatre

mdash Ici au fond contre le rocher onmettra le treacutesor et les armes du cocircteacutegauche dans un emplacement limiteacute par des planches en face du foyerune espegravece de litiegravere de feuilles et de mousses formant un lit douillet pourles blesseacutes et les eacutereinteacutes puis quelques siegraveges De lrsquoautre cocircteacute de part etdrsquoautre du foyer des bancs et des siegraveges de pierre au milieu un passage

Chacun voulut avoir sa pierre et sa place attitreacutee agrave un banc La Criquefixeacute sur les questions de preacuteseacuteance marqua les siegraveges de pierre avec ducharbon et les bancs avec de la craie afin qursquoaucune discussion ne vicircntagrave jaillir plus tard agrave ce sujet La place de Lebrac eacutetait au fond devant letreacutesor et les triques

Une perche heacuterisseacutee de clous fut tendue entre les parois de la muraillederriegravere la pierre du geacuteneacuteral Lagrave chacun y eut aussi son clou matriculeacutepour mettre son sabre et y appuyer sa lance ou son bacircton Les Longe-vernes on le voit eacutetaient partisans drsquoune forte discipline et savaient srsquoysoumettre

Lrsquoaffaire de Camus la semaine drsquoavant nrsquoavait pas eacuteteacute non plus pourne point contenir ni calmer les velleacuteiteacutes anarchiques de quelques guer-riers et la supeacuterioriteacute de Lebrac eacutetait vraiment incontestable

Camus avait installeacute le foyer en posant sur le sol une immense pierreplate une lave comme on disait il avait eacuteleveacute agrave lrsquoarriegravere et sur les cocircteacutestrois petits murs puis poseacute sur les deux murs des cocircteacutes une autre pierreplate laissant en arriegravere juste en dessous du trou meacutenageacute dans le toitune ouverture libre qui favorisait le tirage

Quant au sac il y fut deacuteposeacute par Lebrac tout au fond comme unciboire sacreacute dans un tabernacle de roc et mureacute solennellement jusqursquoagravelrsquoheure ougrave lrsquoon aurait besoin drsquoy recourir

Avant de le deacuteposer dans le caveau il lrsquooffrit une derniegravere fois agrave lrsquoado-ration des fidegraveles veacuterifia les livres de Tintin compta minutieusementtoutes les piegraveces les laissa regarder et palper par tous ceux qui le deacute-

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La guerre des boutons Chapitre II

siregraverent et remit sacerdotalement le tout dans son autel de pierremdash Ccedila manque un peu drsquoimages par ici remarqua en plissant les pau-

piegraveres La Crique chez qui srsquoeacuteveillait un certain sens estheacutetique et le goucirctde la couleur

La Crique avait dans sa poche un miroir de deux sous qursquoil sacrifia agravela cause commune et deacuteposa sur un entablement de roc Ce fut le premierornement de la cabane

Et tandis que les uns preacuteparaient le lit et bacirctissaient les siegraveges lesautres partaient en expeacutedition pour chercher dans le sous-bois de nou-veaux matelas de feuilles mortes et des provisions de bois sec

Comme on ne pouvait pas encombrer la maison drsquoune si grande quan-titeacute de combustible on deacutecida immeacutediatement de bacirctir tout agrave cocircteacute uneremise basse et assez vaste pour y entasser de suffisantes provisions debois Agrave dix pas de lagrave sous un abri de roc on eut vite fait de monter troismurailles laissant du cocircteacute de la bise un trou libre et entre lesquelles onpouvait faire tenir plus de deux stegraveres de quartelage On fit trois tas dis-tincts du gros du moyen du fin Comme ccedila on eacutetait pareacute on pouvaitattendre et narguer les mauvais jours

Le lendemain lrsquooeuvre fut paracheveacutee Lebrac avait apporteacute des sup-pleacutements illustreacutes du Petit Parisien et du Petit Journal La Crique de vieuxcalendriers drsquoautres des images diverses Le preacutesident Feacutelix Faure regar-dait de son air fat et niais lrsquohistoire de Barbe Bleue Une rentiegravere eacutegorgeacuteefaisait face agrave un suicide de cheval enjambant un parapet et un vieux Gam-betta deacutenicheacute est-il besoin de le dire par Gambette fixait eacutetrangementde son puissant oeil de borgne une jolie fille deacutecolleteacutee la cigarette auxlegravevres et qui ne fumait affirmait la leacutegende que du Nil ou du Riz la + agravemoins que ce ne fucirct du Job sup1

Crsquoeacutetait chatoyant et gai les couleurs crues srsquoharmonisaient agrave la sauva-gerie de ce cadre dans lequel la Joconde apacirclie et si lointaine maintenantsans doute eucirct eacuteteacute tout agrave fait deacuteplaceacutee

Un bout de balai chipeacute parmi les vieux qui ne servaient plus en classetrouvait lagrave son emploi et dressait dans un coin son manche noirci par la

1 Jrsquoespegravere bien que ces trois maisons reconnaissantes de la reacuteclame spontaneacutee que jeleur fais ici vont mrsquoenvoyer chacune une caisse de leur meilleur produit (Note de lrsquoauteur)

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La guerre des boutons Chapitre II

crasse des mainsEnfin comme il restait des planches disponibles on bacirctit en les

clouant ensemble une feuille de table Quatre piquets ficheacutes en terre de-vant le siegravege de Lebrac et consolideacutes agrave grand renfort de cailloutis ser-virent de pieds Des clous scellegraverent la feuille agrave ces supports et lrsquoon eutainsi quelque chose qui nrsquoeacutetait peut-ecirctre pas de la premiegravere eacuteleacutegance maisqui tenait bon comme tout ce qursquoon avait fait jusqursquoalors

Pendant ce temps que devenaient les Velrans Chaque jour on avait renouveleacute les sentinelles au camp du Gros Buis-

son et agrave aucun moment les vigies nrsquoavaient eu agrave signaler par les troiscoups de sifflet convenus lrsquoattaque des ennemis

Ils eacutetaient venus pourtant les peigne-culs pas le premier jour maisle second

Oui le deuxiegraveme jour un groupe eacutetait apparu aux yeux de Tigibuschef de patrouille ils avaient soigneusement eacutepieacute lui et ses hommes lesfaits et gestes de ces niguedouilles mais les autres avaient disparu mys-teacuterieusement Le lendemain deux ou trois guerriers de Velrans vinrentencore passifs se poster agrave la lisiegravere et firent face continuellement auxsentinelles de Longeverne

Il se passait quelque chose de pas ordinaire au camp de lrsquoAztec Lapile du chef la deacutegringolade de Touegueule nrsquoavaient pas eacuteteacute sucircrementpour arrecircter leur ardeur guerriegravereQue pouvaient-ils bien meacutediter Et lessentinelles ruminaient imaginaient nrsquoayant rien drsquoautre agrave faire quant agraveLebrac il eacutetait trop heureux de profiter du reacutepit laisseacute par les ennemispour se soucier ou srsquoenqueacuterir de la faccedilon dont ils passaient ces heureshabituellement consacreacutees agrave la guerre

Pourtant vers le quatriegraveme jour comme on eacutetablissait lrsquoitineacuteraire leplus court pour se rendre en se dissimulant de la cabane au Gros Buissonon apprit par un homme de communication deacutepecirccheacute par le chef eacuteclaireurque les vigies ennemies venaient de profeacuterer des menaces sur lrsquoimpor-tance desquelles on ne pouvait point se meacuteprendre

Eacutevidemment le gros de leur troupe avait eacuteteacute lui aussi occupeacute ailleurs peut-ecirctre avait-elle eacutedifieacute de son cocircteacute un repaire fortifieacute ses positionscreuseacute des chausse-trapes dans la trancheacutee on ne savait quoi La suppo-sition la plus logique eacutetait encore pour la construction drsquoune cabane Mais

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La guerre des boutons Chapitre II

qui avait bien pu leur donner cette ideacutee il est vrai que les ideacutees quandelles sont dans lrsquoair circulent mysteacuterieusement Le fait certain crsquoest qursquoilsmijotaient quelque chose car autrement comment expliquer pourquoiils ne srsquoeacutetaient pas eacutelanceacutes sur les gardiens du Gros Buisson

On verrait bienLa semaine passa la forteresse srsquoapprovisionna de pommes de terre

chipeacutees de vieilles casseroles bien nettoyeacutees et reacutecureacutees pour la circons-tance et on se tint sur la deacutefensive on attendit car malgreacute la propositionde Grangibus nul ne voulut se charger drsquoune peacuterilleuse reconnaissanceau sein de la forecirct ennemie

Mais le dimanche apregraves-midi les deux armeacutees au grand completeacutechangegraverent force injures et force cailloux Il y avait de part et drsquoautre leredoublement drsquoeacutenergie et lrsquointransigeante arrogance que donnent seulesune forte organisation et une absolue confiance en soi La journeacutee dulundi serait chaude

mdash Apprenons bien nos leccedilons avait recommandeacute Lebrac srsquoagit pasde se faire mettre en retenue demain y aura du grabuge

Et jamais en effet leccedilons ne furent reacuteciteacutees comme ce lundi au grandeacutebahissement de lrsquoinstituteur dont ces alternatives de paresse et de tra-vail drsquoattention et de recircvasserie bouleversaient tous les preacutejugeacutes peacutedago-giques Allez donc bacirctir des theacuteories sur la preacutetendue expeacuterience des faitsquand les veacuteritables causes les mobiles profonds vous sont aussi cacheacutesque la face drsquoIsis sous son voile de pierre

Mais cela allait barderCamus en accrochant sa premiegravere branche pour se reacutetablir com-

menccedila par deacutegringoler de son checircne de pas tregraves haut heureusement etsur ses pattes encore Crsquoeacutetait la revanche de Touegueule il srsquoy devait at-tendre mais il pensait que lrsquoautre srsquoattaquerait lui aussi agrave une branchede son laquo assetotte raquo Nrsquoempecircche que sitocirct remonteacute il veacuterifia soigneuse-ment la soliditeacute de chacune drsquoelles avant de srsquoinstaller drsquoailleurs il allaitredescendre pour prendre part agrave lrsquoassaut et au corps agrave corps et srsquoil pinccedilaitTouegueule il ne manquerait pas de lui faire payer cette petite tourneacutee-lagrave

Agrave part ceci ce fut une bataille francheQuand chacun des camps en preacutesence eut eacutepuiseacute sa reacuteserve de

cailloux les guerriers srsquoavancegraverent reacutesolument de part et drsquoautre les

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La guerre des boutons Chapitre II

armes agrave la main pour se cogner en toute conscienceLes Velrans avanccedilaient en coin les Longevernes en trois petits groupes

au centre Lebrac agrave droite Camus agrave gauche GrangibusPas un ne disait mot Ils avanccedilaient au pas lentement comme des

chats qui se guettent les sourcils fronceacutes les yeux terribles les fronts plis-seacutes les gueules tordues les dents serreacutees les poings raidis sur le gourdinles sabres ou les lances

Et la distance diminuait et au fur et agrave mesure les pas se rapetissaientencore les trois groupes de Longeverne se concentraient sur la massetriangulaire de Velrans

Et quand les deux chefs furent presque nez agrave nez agrave deux pas lrsquoun delrsquoautre ils srsquoarrecirctegraverent Les deux troupes eacutetaient immobiles mais de lrsquoim-mobiliteacute drsquoune eau qui va bouillir heacuterisseacutees terribles des colegraveres gron-daient sourdement en tous les yeux deacutecochaient des eacuteclairs les poingstremblaient de rage les legravevres freacutemissaient

Qui le premier de lrsquoAztec ou de Lebrac allait srsquoeacutelancer on sentaitqursquoun geste un cri allait deacutechaicircner ces colegraveres deacutebrider ces rages affolerces eacutenergies et le geste ne se faisait pas et le cri ne sortait point et ilplanait sur les deux armeacutees un grand silence tragique et sombre que rienne rompait

Couacirc couacirc croacirc une bande de corbeaux rentrant en forecirct passegraverentsur le champ de bataille en jetant eacutetonneacutes une rafale de cris

Cela deacuteclencha toutUn hurlement sans nom jaillit de la gorge de Lebrac un cri terrible

sauta des legravevres de lrsquoAztec et ce fut des deux cocircteacutes une rueacutee impitoyableet fantastique

Impossible de rien distinguer Les deux armeacutees srsquoeacutetaient enfonceacuteeslrsquoune dans lrsquoautre le coin des Velrans dans le groupe de Lebrac les ailes deCamus et de Grangibus dans les flancs de la troupe ennemie Les triquesne servaient agrave rien On srsquoeacutetreignait on srsquoeacutetranglait on se deacutechirait onse griffait on srsquoassommait on se mordait on arrachait des cheveux desmanches de blouses et de chemises volaient au bout des doigts crispeacutes etles coffres des poitrines heurteacutees de coups de poing sonnaient commedes tambours les nez saignaient les yeux pleuraient

Crsquoeacutetait sourd et haletant on nrsquoentendait que des grognements des

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La guerre des boutons Chapitre II

hurlements des cris rauques inarticuleacutes han ahi ran pan rab crac ahan charogne mecircleacutes de plaintes eacutetouffeacutees euh oille ah et cela semecirclait effroyablement

Crsquoeacutetait un immense torchis hurlant de croupes et de tecirctes heacuterisseacute debras et de jambes qui se nouaient et se deacutenouaient Et tout ce bloc seroulait et se deacuteroulait et se massait et srsquoeacutetalait pour recommencer encore

La victoire serait aux plus forts et aux plus brutaux Elle devait sourireencore agrave Lebrac et agrave son armeacutee

Les plus atteints partirent individuellement Boulot le nez eacutecraseacute parun anonyme coup de sabot regagna le Gros Buisson en srsquoeacutepongeantcomme il pouvait mais du cocircteacute des Velrans crsquoeacutetait la deacutebandade TattiPissefroid Lataupe Bousbot et sept ou huit autres filaient agrave cloche-piedou le bras en eacutecharpe ou la gueule en compote et drsquoautres encore les sui-virent et encore quelques-uns de sorte que les valides se voyant petit agravepetit abandonneacutes et presque sucircrs de leur perte cherchegraverent eux aussi leursalut dans la fuite mais pas assez vite cependant pour que TouegueuleMigue la Lune et quatre autres ne fussent bel et bien enveloppeacutes chi-peacutes empoigneacutes et emmeneacutes tout vifs au camp du Gros Buisson agrave grandrenfort de coups de pied au cul

Ce fut vraiment une belle journeacuteeLa Marie preacutevenue eacutetait agrave la cabane Gambette y conduisit Boulot

pour le faire panser Lui-mecircme prit une casserole et fila dare dare agrave lasource la plus proche puiser de lrsquoeau fraicircche pour laver le pif endom-mageacute de son vaillant compaing tandis que durant ce temps les vain-queurs deacutesustentaient leurs prisonniers des objets divers encombrantleurs poches et tranchaient impitoyablement tous les boutons

Ils y passegraverent chacun agrave son tour Ce fut Touegueule qui eut les hon-neurs de la soireacutee Camus le soigna particuliegraverement nrsquoomit point de luiconfisquer sa fronde et lrsquoobligea agrave rester agrave cul nu devant tout le mondejusqursquoagrave la fin de lrsquoexeacutecution

Les quatre autres qui nrsquoavaient pas encore eacuteteacute pinceacutes furent eacuteche-nilleacutes agrave leur tour simplement froidement sans barbarie inutile

On avait reacuteserveacuteMigue la Lune pour le dernier pour la bonne bouchecomme on disait Nrsquoavait-il pas derniegraverement porteacute une griffe sacrilegravegesur le geacuteneacuteral apregraves lrsquoavoir fait treacutebucher traicirctreusement Oui crsquoeacutetait ce

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pleurnicheur ce laquo jean-grognard raquo cette laquo mort aux rats raquo qui avait oseacutefrapper drsquoune baguette les fesses drsquoun guerrier deacutesarmeacute qursquoil eacutetait bienincapable de prendre La reacuteciproque srsquoimposait Il serait fesseacute drsquoimpor-tance Mais une odeur caracteacuteristique eacutemanait de sa personne une odeurinsupportable infecte qui malgreacute leur endurance fit se boucher le nezaux exeacutecuteurs des hautes oeuvres de Longeverne

Ce salaud-lagrave peacutetait comme un ronsin sup2 Ah il se permettait de peacuteter Migue la Lune balbutiait des syllabes inintelligibles larmoyant et

pleurnichant la gorge secoueacutee de sanglots Mais quand tous les boutonseacutetant trancheacutes le pantalon tomba et qursquoon deacutecouvrit la source drsquoinfec-tion on srsquoaperccedilut en effet que lrsquoodeur pouvait perdurer avec tant de veacute-heacutemence Le malheureux avait fait dans sa culotte et ses maigres fessesconchieacutees reacutepandaient tout alentour un parfum peacuteneacutetrant et eacutepouvan-table tant que geacuteneacutereux quand mecircme le geacuteneacuteral Lebrac renonccedila auxcoups de verge vengeurs et renvoya son prisonnier comme les autres sansplus de deacutepens heureux au fond et jubilant de cette punition naturelleinfligeacutee par sa couardise au plus sale guerrier que les Velrans comptaientdans leurs rangs de peigne-culs et de foireux

n

2 Eacutetalon

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CHAPITRE III

Le festin dans la forecirct

Qursquoon boute du vin en la tasseSoumelier Qursquoon en verse tantQursquoil se respande dans la place Qursquoon mange qursquoon boive drsquoautant

Ronsard (Odes)

Qrsquo dans la troupe de lrsquoAztec rosseacutee meurtriepilleacutee et abattue Lebrac apregraves tout srsquoen fhellipichait et son armeacuteeaussi On avait la victoire on avait fait six prisonniers Jamais

ccedila ne srsquoeacutetait vu depuis des temps et des temps La tradition des hauts faitsde guerre religieusement conserveacutee et transmise ne signalait La Criquesrsquoen portait garant aucune de ces prises fabuleuses et de ces rosseacutees fan-tastiques Lebrac pouvait se consideacuterer comme le plus grand capitaine quieucirct jamais commandeacute agrave Longeverne et son armeacutee comme la phalange laplus vaillante et la plus eacuteprouveacutee

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La guerre des boutons Chapitre III

Le butin eacutetait lagrave en tas amas de boutons et de tresses de cordons et deboucles et drsquoobjets heacuteteacuteroclites tregraves divers car on avait fait main basse surtout ce que renfermaient les poches les mouchoirs excepteacutes On voyaitde petits os de cochon perceacutes au milieu traverseacutes drsquoun double cordonde laine qui faisait en se roulant et se deacuteroulant tourner en frondonnantlrsquoosselet on appelait ce joujou un laquo fredot raquo on voyait aussi des billesdes couteaux ou pour ecirctre plus juste de vagues lames mal emmancheacutees il srsquoy trouvait eacutegalement quelques cleacutes de boicirctes de sardines un pegravere LaColique en plomb accroupi dans une posture intime et des tubes cha-lumeaux pour lancer des pois Tout cela entasseacute pecircle-mecircle devait allergrossir le treacutesor commun ou serait tireacute au sort

Mais le treacutesor du coup serait certainement doubleacute Et crsquoeacutetait le surlen-demain qursquoon devait justement payer au treacutesorier la seconde contributionde guerre

La premiegravere ideacutee de Lebrac lui revint agrave lrsquoesprit Si on employait cetargent agrave faire la fecircte

Comme il eacutetait homme de reacutealisation il srsquoenquit immeacutediatement au-pregraves de ses soldats des sommes que pourrait reacutecupeacuterer le treacutesorier

mdashQui crsquoest qui nrsquoa pas son sou pour payer lrsquoimpocirct de guerre Personne ne dit mot Tout le monde a bien compris Levez la main

ceusses qui nrsquoont pas leur sou drsquoimpocirct Aucune main ne se leva Un silence religieux planait Eacutetait-ce pos-

sible Ils avaient tous trouveacute le moyen drsquoacqueacuterir leur laquo rond raquo Les bonsconseils du geacuteneacuteral avaient porteacute leurs fruits aussi feacutelicita-t-il chaude-ment ses troupes

mdash Vous voyez bien que vous nrsquoecirctes pas si becirctes que vous croyiez hein Il suffit de vouloir on trouve toujours Mais il ne faut pas ecirctre une nouillepardine sans quoi on est toujours rouleacute dans la vie du monde

laquo Ici dedans fit-il en deacutesignant les deacutepouilles opimes il y a au moinspour quarante sous de fourbi eh bien mes petits puisqursquoon a eacuteteacute as-sez courageux pour le conqueacuterir avec nos poings il nrsquoy a pas besoin dedeacutepenser nos sous agrave en acheter drsquoautre

laquo Nous allons avoir demain quarante-cinq sous Pour fecircter la victoireet laquo prendre le chat raquo de la construction de la cabane on va faire la bringuetous ensemble jeudi prochain apregraves-midi

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La guerre des boutons Chapitre III

laquoQursquoen dites-vous mdash Oui oui oui bravo bravo crsquoest ccedila criegraverent beuglegraverent hurlegraverent

quarante voix crsquoest ccedila vive la fecircte vive la noce mdash Et maintenant agrave la cabane reprit le chef Tinum passe-moi ton

beacuteret que je lrsquoemplisse de butin pour le joindre agrave notre cagnotteIl nrsquoy a plus personne lagrave-bas questionna-t-il en deacutesignant la lisiegravere

du bois de VelransCamus grimpa au checircne pour srsquoen assurermdash Penses-tu fit-il au bout drsquoun instant drsquoexamen apregraves une pareille

tatouille ils ont fileacute comme des liegravevresLrsquoarmeacutee de Longeverne rejoignit agrave la cabane Boulot Gambette et la

Marie qui srsquoapprecirctait agrave partir Le blesseacute qui avait abondamment saigneacuteavait le nez tout bleu et enfleacute comme une pomme de terre mais il ne seplaignait pas trop tout demecircme songeant au nombre de tignasses crecircpeacuteespar ses doigts et agrave la quantiteacute respectable de coups de poing qursquoil avaiteacutequitablement distribueacutes de cocircteacute et drsquoautre

On srsquoarrangea pour raconter qursquoen courant il eacutetait tombeacute sur une billede bois et qursquoil nrsquoavait pas eu le temps de porter les mains en avant pourproteacuteger sa face

Jeudi il serait gueacuteri il pourrait faire la fecircte avec les autres et commecrsquoeacutetait lui qui avait en lrsquooccurrence eacuteteacute le plus malmeneacute on lui revaudraitccedila en nature agrave lrsquoheure du partage des provisions

Le lendemain Lebrac et Tintin ayant perccedilu lrsquoargent discutegraverent avecles camarades de la faccedilon dont on devrait lrsquoemployer

On fit des propositionsmdash Du chocolatTout le monde eacutetait drsquoaccord pour cet achatmdash Comptons fit La Crique La tablette de dix raies coucircte huit sous il

en faut agrave chacun un assez gros morceau avec trois tablettes trente raieson en aura chacun plus drsquoune demie oui reprit-il apregraves calcul cela ferajuste deux tiers de raie agrave chacun crsquoest tregraves bien

laquo On le mangera comme ccedila sec ou avec son pain Trois tablettes agravehuit sous ccedila fait vingt-quatre sous De quarante-cinq il restera vingt etun ronds

laquoQursquoest-ce qursquoon va acheter avec

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Des croquets mdash Des biscuits mdash Des bonbons mdash Des sardines mdash Nous nrsquoavons que vingt et un sous souligna Lebracmdash Faut acheter des sardines insinua Tintin Crsquoest bon les sardines

Ah tu sais pas ce que crsquoest Guerreuillas Eh bien mon vieux crsquoest despetits poissons sans tecircte cuits laquo dedans raquo une boicircte en fer-blanc mais tusais crsquoest salement bon Seulement on nrsquoen achegravete pas souvent chez nouslaquo passe que raquo crsquoest cher

Achetons-en une boicircte voulez-vous Il y en a dix douze mecircme quel-quefois laquo tienze raquo par boicircte on partagera

mdash Ah oui que crsquoest bon rencheacuterit Tigibus et lrsquohuile aussi mes amis moi ce que je lrsquoaime lrsquohuile de sardine je relegraveche les boicirctes quand on enachegravete crsquoest pas comme lrsquohuile agrave salade

On vota drsquoenthousiasme lrsquoachat drsquoune boicircte de sardines de onze sousRestaient dix sous de disponiblesLa Crique en le faisant remarquer crut devoir ajouter cet avis mdash On ferait bien de prendre quelque chose qursquoon puisse partager plus

facilement et dont on aurait plusieurs morceaux pour un souLes bonbons srsquoimposaient les petits bonbons ronds et aussi la reacuteglisse

en bois qursquoil faisait si bon sucer et macirccher en classe derriegravere le paraventdes pupitres ouverts

mdash Partageons donc conclut Lebrac cinq sous de bonbons cinq sousde reacuteglisse en bois

Crsquoest reacutegleacute comme ccedila mais ce nrsquoest pas tout vous savez Il faudrachiper des pommes et des poires agrave la cave on fera aussi cuire des pommesde terre Camus fera des cigares de laquo veacutellie raquo

mdash Faudra boire aussi deacuteclara Grangibusmdash Si on pouvait avoir du vin mdash Et de la goutte mdash Du cassis mdash Du sirop mdash De la laquo gueurnadine raquo mdash Crsquoest bien difficile

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Je sais ousqursquoest la bonbonne de goutte agrave la chambre haute fit Le-brac si y a moyen drsquoen prendre un laquo maillet raquo sup1 as pas peur on en auramais du vin bernique

mdash Et puis on nrsquoa pas de verresmdash Faudra au moins avoir de lrsquoeau dans quelque chosemdash Il y a des casseroles lagrave-bas mdash Crsquoest pas assez grand mdash Si on pouvait avoir un petit tonneau ou mecircme un vieil arrosoirmdash Un arrosoir il y a le vieux de lrsquoeacutecole qursquoest au fond du laquo collidor raquo

si on le chipait il y a bien un trou au fond et il est plein de poussiegraveremais crsquoest pas une affaire on bouchera le laquo poutiu raquo sup2 avec une chevilleet on reacutecurera le fer-blanc avec du sable ccedila y est-il

mdash Oui acquiesccedila Lebrac crsquoest une bonne ideacutee Agrave quatre heures ce soirjrsquosuis de balayage je le foutrai derriegravere le mur de la cour en venant viderle chenit sup3 le soir agrave la nuit je viendrai le prendre et jrsquoirai le cacher enattendant dans la caverne du Tilleul on le reacutecurera demain

laquo Pour les achats voici comment il faudra faire moi jrsquoachegraveterai uneplaque de chocolat Grangibus une autre Tintin la troisiegraveme La Criqueira chercher les sardines Boulot les bonbons et Gambette la reacuteglisse Per-sonne ne pourra se douter de rien On portera tout le fourbi agrave la cabaneavec les pommes et les laquo patates raquo et tout ce qursquoon pourra rabioter

laquo Ah jrsquooubliais Du sucre Tacircchez de chiper du sucre pour mangeravec la gouttehellip si on en a On fera des canards

laquo Crsquoest facile agrave prendre du sucre quand la vieille tourne le pied raquoAucune de ces excellentes recommandations ne fut oublieacutee cha-

cun srsquoeacutetait chargeacute drsquoune tacircche particuliegravere et srsquoappliquait agrave la remplirconsciencieusement Aussi le jeudi apregraves-midi Lebrac Camus Tintin LaCrique et Grangibus lesquels avaient pris les devants reccedilurent-ils leurscamarades qui arrivaient lrsquoun apregraves lrsquoautre ou par petites bandes avec lespoches garnies et bourreacutees mais bourreacutees agrave taper

Eux les chefs avaient aussi des surprises agrave faire agrave leurs inviteacutes

1 Litre bouteille2 Pertuis trou3 Chenit balayures

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La guerre des boutons Chapitre III

Un feu clair dont la flammemontait agrave plus drsquounmegravetre de haut emplis-sait la cabane drsquoune clarteacute chaude et faisait chatoyer les couleurs violentesdes gravures

Sur la table rustique ougrave les journaux eacutetendus remplaccedilaient la nappeles provisions acheteacutees en bel ordre srsquoalignaient et derriegravere ocirc joie ocirctriomphe trois bouteilles pleines trois bouteilles mysteacuterieuses deacuterobeacuteesagrave coup de geacutenie par les Gibus et par Lebrac dressaient leurs formes eacuteleacute-gantes

Lrsquoune renfermait de lrsquoeau-de-vie les deux autres du vinSur une sorte de pieacutedestal de pierre lrsquoarrosoir reacutecureacute neuf dont les

cabossures brillaient brandissait en avant son goulot poli qui deacuteverseraitune eau limpide et pure puiseacutee agrave la source voisine des tas de pommes deterre peacutetaient sous la cendre chaude

Quelle belle journeacutee Il avait eacuteteacute entendu qursquoon partageait tout chacun devant seulement

garder son pain Aussi agrave cocircteacute des plaques de chocolat et de la boicircte desardines une pile de morceaux de sucre monta bientocirct que La Criquedeacutenombra avec soin

Il eacutetait impossible de faire tenir les pommes sur la table il y en avaitplus de trois doubles On avait vraiment bien fait les choses mais ici en-core le geacuteneacuteral avec sa bouteille de goutte battait tous les records

mdash Chacun aura son cigare affirma Camus deacutesignant drsquoun geste largeune pile reacuteguliegravere et serreacutee de bouts de cleacutematite soigneusement choisissans noeuds lisses avec de beaux petits trous ronds qui disaient que celatirerait bien

Les uns se tenaient dans la cabane drsquoautres ne faisaient qursquoy passer on entrait on sortait on riait on se tapait sur le ventre on se fichait pourrire de grands coups de poing dans le dos on se congratulait

mdash Ben mon vieux ccedila biche mdash Crois-tu qursquoon est des types hein mdash Ce qursquoon va rigoler Il eacutetait entendu que lrsquoon commencerait degraves que les pommes ce terre

seraient precirctes Camus et Tigibus en surveillaient la cuisson repous-saient les cendres rejetaient les braises tirant de temps agrave autre avec unpetit bacircton les savoureux tubercules et les tacirctant du bout des doigts ils

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La guerre des boutons Chapitre III

se brucirclaient et secouaient les mains soufflaient sur leurs ongles puis re-chargeaient le feu continuellement

Pendant ce temps Lebrac Tintin Grangibus et La Crique apregraves avoircalculeacute le nombre de pommes et de morceaux de sucre auxquels chacunaurait droit srsquooccupaient agrave un eacutequitable partage des tablettes de chocolatdes petits bonbons et des bouts de reacuteglisse

Une grosse eacutemotion les eacutetreignit en ouvrant la boicircte de sardines seraient-ce des petites ou des grosses Pourrait-on reacutepartir eacutegalementle contenu entre tous

Avec la pointe de son couteau deacutetournant celles du dessus La Criquecompta huit neuf dix onze Onze reacutepeacuteta-t-il Voyons trois fois onzetrente-trois quatre fois onze quarante-quatre

mdash Merde bon dious nous sommes quarante-cinq un de trop Il y ena un qui srsquoen passera

Tigibus agrave croupetons devant son brasier entendit cette exclamationsinistre et drsquoun geste et drsquoun mot trancha la difficulteacute et reacutesolut le pro-blegraveme

mdash Ce sera moi qui nrsquoen aurai point si vous voulez srsquoeacutecria-t-il vousme donnerez la boicircte avec lrsquohuile pour la releacutecher jrsquoaime autant ccedila Est-ceque ccedila ira

Si ccedila irait crsquoeacutetait mecircme eacutepatant mdash Je crois bien que les pommes de terre sont cuites eacutemit Camus re-

poussant vers le fond avec une fourche en coudre plus qursquoagrave moitieacute brucircleacuteele brasier rougeoyant afin drsquoaveindre son butin

mdash Agrave table alors rugit LebracEt se portant agrave lrsquoentreacutee mdash Eh bien la coterie on nrsquoentend rien Agrave table qursquoon vous dit

Amenez-vous Y a pus drsquoamour quoi y a pus moyen Faut-il aller cher-cher la banniegravere

Et lrsquoon se massa dans la cabanemdashQue chacun srsquoasseye agrave sa place ordonna le chef on va partager Les

patates drsquoabord faut commencer par queacuteque chose de chaud crsquoest mieuxcrsquoest plus chic crsquoest comme ccedila qursquoon fait dans les grands dicircners

Et les quarante gaillards aligneacutes sur leurs siegraveges les jambes serreacuteesles genoux agrave angle droit comme des statues eacutegyptiennes le quignon de

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La guerre des boutons Chapitre III

pain au poing attendirent la distributionElle se fit dans un religieux silence les derniers servis lorgnaient les

boules grises dont la chair drsquoune blancheur mate fumait en eacutepandant unbon parfum sain et vigoureux qui aiguisait les appeacutetits

On eacuteventrait la croucircte on mordait agrave mecircme on se brucirclait on se re-tirait vivement et la pomme de terre roulait quelquefois sur les genouxougrave une main leste la rattrapait agrave temps crsquoeacutetait si bon Et lrsquoon riait etlrsquoon se regardait et une contagion de joie les secouait tous et les languescommenccedilaient agrave se deacutelier

De temps en temps on allait boire agrave lrsquoarrosoir Le buveur ajustait sabouche comme un succediloir au goulot de fer-blanc aspirait un bon coup etla bouche pleine et les joues gonfleacutees avalait tout hoquetant sa gorgeacutee ourecrachait lrsquoeau en gerbe en eacuteclatant de rire sous les lazzi des camarades

mdash Boira boira pas pari que si parie que ni Crsquoeacutetait le tour des sardinesLa Crique religieusement avait partageacute chaque poisson en quatre il

avait opeacutereacute avec tout le soin et la preacutecision deacutesirables afin que les frac-tions ne srsquoeacutemiettassent point et il srsquooccupait agrave remettre agrave chacun la partqui lui revenait Deacutelicatement avec le couteau il prenait dans la boicircte queportait Tintin et mettait sur le pain de chacun la portion leacutegale Il avaitlrsquoair drsquoun precirctre faisant communier les fidegraveles

Pas un ne toucha agrave son morceau avant que tous ne fussent servis Ti-gibus comme il eacutetait convenu eut la boicircte avec lrsquohuile ainsi que quelquespetits bouts de peau qui nageaient dedans

Il nrsquoy en avait pas gros mais crsquoeacutetait du bon Il fallait en jouir Et tousflairaient reniflaient palpaient leacutechaient le morceau qursquoils avaient surleur pain se feacutelicitant de lrsquoaubaine se reacutejouissant au plaisir qursquoils allaientprendre agrave le mastiquer srsquoattristant agrave penser que cela durerait si peu detemps Un coup drsquoengouloir et tout serait fini Pas un ne se deacutecidait agrave atta-quer franchement Crsquoeacutetait si minime Il fallait jouir jouir et lrsquoon jouissaitpar les yeux par les mains par le bout de la langue par le nez par le nezsurtout jusqursquoau moment ougrave Tigibus qui pompait torchait eacutepongeaitson reste de laquo sauce raquo avec de la mie de pain fraicircche leur demanda ironi-quement srsquoils voulaient faire des reliques de leur poisson qursquoils nrsquoavaientdans ce cas qursquoagrave porter leurs morceaux au cureacute pour qursquoil pucirct les joindre

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La guerre des boutons Chapitre III

aux os de lapins qursquoil faisait baiser aux vieilles gribiches en leur disant laquo Passe tes cornes ⁴ raquo

Et lrsquoon mangea lentement sans pain par petites portions eacutegales eacutepui-sant le suc pompant par chaque papille arrecirctant au passage le morceaudeacutelayeacute noyeacute submergeacute dans un flux de salive pour le ramener encoresous la langue le remastiquer de nouveau et ne le laisser filer enfin qursquoagraveregret

Et cela finit ainsi religieusement Ensuite Guerreuillas confessa qursquoeneffet crsquoeacutetait rudement bon mais qursquoil nrsquoy en avait guegravere

Les bonbons eacutetaient pour le dessert et la reacuteglisse pour ronger en srsquoenretournant Restaient les pommes et le chocolat

mdash Voui mais va-t-on pas boire bientocirct reacuteclama Boulotmdash Il y a lrsquoarrosoir reacutepondit Grangibus faceacutetieuxmdash Tout agrave lrsquoheure reacutegla Lebrac le vin et la gniaule crsquoest pour la fin

pour le cigaremdash Au chocolat maintenant Chacun eut sa part les uns en deux morceaux les autres en un

seul Crsquoeacutetait le plat de reacutesistance on le mangea avec le pain toutefoisquelques-uns des raffineacutes sans doute preacutefeacuteregraverent manger leur pain secdrsquoabord et le chocolat ensuite

Les dents croquaient et mastiquaient les yeux peacutetillaient La flammedu foyer raviveacutee par une brasseacutee de brandes enluminait les joues et rou-gissait les legravevres On parlait des batailles passeacutees des combats futurs desconquecirctes prochaines et les bras commenccedilaient agrave srsquoagiter et les pieds setreacutemoussaient et les torses se tortillaient

Crsquoeacutetait lrsquoheure des pommes et du vinmdashOn boira chacun agrave son tour dans la petite casserole proposa CamusMais La Crique deacutedaigneusement reacutepliqua mdash Pas du tout Chacun aura son verre Une telle affirmation bouleversa les convivesmdash Des verres Trsquoas des verres Chacun son verre Trsquoes pas fou La

Crique Comment ccedila

4 Sans doute Pax tecum

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Ah ah ricana le compegravere Voilagrave ce que crsquoest que drsquoecirctre malin Etces pommes pour qui que vous les prenez

Personne ne voyait ougrave La Crique en voulait venirmdash Tas de gourdes reprit-il sans respect pour la socieacuteteacute prenez vos

couteaux et faites comme moi Ce disant lrsquoinventeur lrsquoeustache agrave lamain creusa immeacutediatement dans les chairs rebondies drsquoune belle pommerouge un trou qursquoil eacutevida avec soin transformant en coupe originale lebeau fruit qursquoil avait entailleacute

mdash Crsquoest vrai tout de mecircme sacreacute La Crique Crsquoest eacutepatant srsquoexclamaLebrac

Et immeacutediatement il fit faire la distribution des pommes Chacun semit agrave la taille de son gobelet tandis que La Crique loquace et triomphantexpliquait

mdashQuand jrsquoallais aux champs et que jrsquoavais soif je creusais une grossepomme et je trayais une vache et voilagrave je mrsquoenfilais comme ccedila mon petitbol de lait chaudot

Chacun ayant confectionneacute son gobelet Grangibus et Lebrac deacutebou-chegraverent les litres de vin Ils se partagegraverent les convives Le litre de Gran-gibus plus grand que lrsquoautre devait contenter vingt-trois guerriers celuide son chef vingt-deux Les verres heureusement eacutetaient petits et le par-tage fut eacutequitable du moins il faut le croire car il ne donna lieu agrave aucunereacutecrimination

Quand chacun fut servi Lebrac levant sa pomme pleine formula letoast drsquousage simple et bref

mdash Et maintenant agrave la nocirctre mes vieux et agrave cul les Velrans mdash Agrave la tienne mdash Agrave la nocirctre mdash Vive nous mdash Vivent les Longevernes On choqua les pommes on brandit les coupes on beugla des injures

aux ennemis on exalta le courage la force lrsquoheacuteroiumlsme de Longeverne eton but on leacutecha on succedila la pomme jusqursquoau treacutefonds des chairs

mdash Si on en poussait une maintenant proposa Tigibusmdash Allez Camus Ta chanson Camus entonna

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La guerre des boutons Chapitre III

Rien nrsquoest si beaursquoun artilleur sur un chameauhellipmdash Crsquoest pas assez long Crsquoest dommage Elle est bellemdash Alors on va tous chanter ensemble Aupregraves de ma blonde Tout le

monde la sait Allons-y Une deusse Et toutes les voix juveacuteniles lancegraverent agrave pleins poumons la vieille chan-

son Au jardin de mon pegravereLes lauriers sont fleurisTous les oiseaux du mondeViennent faire leur nidOui Aupregraves de ma blondersquoil fait bon fait bon fait bon Aupregraves de ma blondersquoil fait bon dormir Tous les oiseaux du mondeViennent faire leur nidLa caillrsquo la tourterelleEt la jolie perdrixOui Aupregraves de ma blondehellipLa caille la tourterelleEt la jolie perdrixEt la blanche colombei chante jour et nuitOui Aupregraves de ma blondehellipEt la blanche colombei chante jour et nuiti chante pour les bellesi nrsquoont pas de mariOui Aupregraves de ma blondehellip

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La guerre des boutons Chapitre III

Quand on eut fini celle-lagrave on en voulut recommencer une autre et cefut Tintin qui entonna

Petit tambour srsquoen revenant de guerre (bis)Srsquoen revenant de guerrePan plan ra-ta-planhellipMais on la lacirccha en cours de route car maintenant qursquoon avait bu il

fallait autre chose quelque chose de mieuxmdash Allez Camus Dis-nous Madeleine srsquoen fut agrave Romendash Oh Jrsquosais rien que deux morceaux de deux couplets crsquoest pas la

peine personne ne la sait Quand les conscrits voient qursquoon approchepour eacutecouter ils srsquoarrecirctent et ils nous disent de foutre le camp

mdash Crsquoest passe que crsquoest rigolomdash Non jrsquocrois que crsquoest passe que crsquoest des cochonceteacutes laquo Y a un sacreacute truc mais jrsquosais pas ce que crsquoest ousqursquoon y fourre la

Madeleine lrsquoEstitut et le Pateacuteon un reacutegiment drsquoinfanterie la baiumlonnetteau canon et encore un tas drsquoautrsquofourbis laquo que je peux pas me raviser raquo

mdash Plus tard quand on sera conscrit on le saura nous aussi va affirmaTigibus pour exhorter ses camarades agrave la patience

On essaya alors de se rappeler la chanson deDeacutebiez quand il est saoul Soupe agrave lrsquooignon bouillon deacutemocratiquehellipOn eacutecorcha encore tant bien que mal le refrain de Kinkin le bracon-

nier Car le Paradis laiumlriCar le Paradis laiumlriCar le ParadisAux ivrognrsquo est promisPuis de guerre lasse lrsquoensemble manquant il y eut un court silence

eacutetonneacuteAlors Boulot pour le rompre proposa mdash Si on faisait des tours mdash Faire voir le diable dans une manche de veste mdash Si on jouait agrave pigeon vole reprit un autremdash Penses-tu un jeu de gamines ccedila pourquoi pas sauter agrave la corde mdash Et notre goutte nom de Dieu rugit Lebrac

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La guerre des boutons Chapitre III

mdash Et mes cigares beugla Camus

n

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CHAPITRE IV

Reacutecits des temps heacuteroiumlques

En ces temps eacutepoque lointaine merveilleusehellip

Charles Callet (Contes anciens)

C rsquo des chefs reprit sa pomme et tandisque Camus passant entre les rangs offrait avec une nonchalanteeacuteleacutegance les cigares de laquo veacutellie raquo Grangibus lui distribuait les

morceaux de sucremdash Tout de mecircme quelle noce mdash Mrsquoen parle pas quelle bringue mdashQuel gueuleton mdashQuelle bombe Lebrac en connaisseur agitait son litre drsquoeau-de-vie ougrave des bulles

drsquoair se formaient qui venaient srsquoeacutepanouir et crever en couronne au gou-lot

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La guerre des boutons Chapitre IV

mdash Crsquoest de la bonne affirma-t-il Elle a de la religion elle fait le cha-pelet Attention jrsquovas passer que personne ne bouge

Et lentement il partagea entre les quarante-cinq convives le litre drsquoal-cool Cela dura bien dix minutes mais personne ne but avant le signalOn porta alors de nouveaux toasts plus verts et plus violents que jamais ensuite on trempa les morceaux de sucre et on pompa le liquide agrave petitscoups

Vingt dieux ce qursquoelle eacutetait forte Les petits en eacuteternuaient tous-saient crachaient devenaient rouges violets cramoisis mais pas un nevoulait avouer que cela lui brucirclait la gorge et que ccedila lui tordait les tripes

Crsquoeacutetait chipeacute donc crsquoeacutetait bon crsquoeacutetait mecircme deacutelicieux exquis et ilnrsquoen fallait pas perdre une goutte

Aussi ducirct-on en crever on avala la gniaule jusqursquoagrave la derniegravere moleacute-cule et on leacutecha la pomme et on la mangea pour ne rien perdre du jus quiavait pu peacuteneacutetrer agrave lrsquointeacuterieur des chairs

mdash Et maintenant allumons proposa CamusTigibus le chauffeur fit passer des tisons enflammeacutes On emboucha

les morceaux de laquo veacutellie raquo et tous fermant agrave demi les yeux tordant lesbajoues pinccedilant les legravevres plissant le front se mirent agrave tirer de toute leureacutenergie Parfois mecircme tant on y mettait drsquoardeur il arrivait que la cleacutema-tite bien segraveche srsquoenflammait et alors on admirait et tous srsquoappliquaient agravereacutealiser cet exploit

mdash Pendant que nous avons les pattes au chaud et le ventre plein qursquoonest bien tranquille en train de fumer un bon cigare si on disait des racon-tottes sup1

mdash Ah oui crsquoest ccedila ou bien des devinettes Pour rigoler on donneraitdes gages

mdashMes vieux coupa La Crique les jambes croiseacutees grave le cigare auxdents moi si vous voulez jrsquovas vous dire quelque chose queacuteque chosede seacuterieux de vrai que jrsquoai appris y a pas longtemps Crsquoest mecircme presquede lrsquohistoire Oui je lrsquoai entendu du vieux Jean-Claude qui le racontait agravemon parrain

mdash Ah quoi quoi donc interrogegraverent plusieurs voix

1 Histoires

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La guerre des boutons Chapitre IV

mdash Crsquoest la cause pourquoi qursquoon se bat avec les Velrans Vous savezmes petits crsquoest pas drsquoaujourdrsquohui ni drsquohier que ccedila dure il y a des anneacuteeset des anneacutees

mdashCrsquoest depuis le commencement dumonde pardieacute interrompit Gam-bette parce qursquoils ont toujours eacuteteacute des peigne-culs et voilagrave

mdash Crsquoest des peigne-culs tant que tu voudras pourtant crsquoest pas depuisle moment que tu dis quand mecircme Gambette crsquoest apregraves bien apregravesmais il y a tout de mecircme une belle lurette depuis ce temps-lagrave au jourdrsquoaujordrsquohui

mdash Ben puisque tu le sais dis-nous ccedila ma vieille ccedila doit ecirctre sucircrementpasse que crsquoest rien qursquoune sale bande de foutus cochons

mdash Tout juste des faineacuteants et des gouris sup2 Et ils ont oseacute traiter lesLongevernes de voleurs encore par-dessus le marcheacute ces salauds-lagrave

mdash Ah par exemple quel toupet mdash Oui fit La Crique continuantQuant agrave pouvoir dire au juste lrsquoanneacutee

ougrave que crsquoest arriveacute je peux pas le vieux Jean-Claude y sait pas non pluspersonne ne se rappelle pour savoir il faudrait regarder dans les vieuxpapiers dans les archives qursquoils disent et je sais pas ce que crsquoest que cescochonneries-lagrave

laquo Crsquoeacutetait au temps ougrave qursquoon parlait de la Murie La Murie voilagrave onne sait plus bien ce que crsquoest peut-ecirctre une sale maladie quelque chosecomme un fantocircme qui sortait tout vivant du ventre des becirctes creveacuteesqursquoon laissait pourrir dans les coins et qui voyageait qui se baladait dansles champs dans les bois dans les rues des villages la nuit On ne la voyaitpas on la sentait on la reniflait les becirctesmeuglaient les chiens jappaientagrave la mort quand elle eacutetait par lagrave aux alentours agrave rocircder Les gens eux sesignaient et disaient Y a un malheur qursquoest en route Alors au matinquand on lrsquoavait sentie passer les becirctes qursquoelle avait toucheacutees dans leurseacutetables tombaient et peacuterissaient et les gens aussi crevaient comme desmouches

laquo La Murie venait surtout quand il faisait chaudlaquo Voilagrave on eacutetait bien on riait on mangeait on buvait et puis sans

savoir pourquoi ni comment une ou deux heures apregraves on devenait tout

2 Gouris gorets

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La guerre des boutons Chapitre IV

noir on vomissait du sang pourri et on claquait Rien agrave faire et rien agrave direPersonne nrsquoarrecirctait la Murie les malades eacutetaient fichus On avait beaujeter de lrsquoeau beacutenite dire toutes sortes de priegraveres faire venir le cureacute pourmarmonner ses oremus invoquer tous les saints du Paradis la ViergeJeacutesus-Christ le pegravere Bon Dieu crsquoeacutetait comme si on avait pisseacute dans unviolon ou puiseacute de lrsquoeau avec une eacutecumoire tout crevait quand mecircme etle pays eacutetait ruineacute et les gens eacutetaient foutus

laquo Aussi quand une becircte venait agrave peacuterir vous pouvez croire qursquoon lrsquoen-crottait vivement

laquo Crsquoest la Murie qui a ameneacute la guerre entre les Velrans et les Longe-vernes raquo

Le conteur ici fit une pause savourant son preacuteambule jouissant delrsquoattention eacuteveilleacutee puis il tira quelques bouffeacutees de son cigare de cleacutema-tite et reprit les yeux des camarades dardeacutes sur lui

mdash Savoir au juste comment que crsquoest arriveacute crsquoest pas possible on nrsquoapas assez de renseignements On croit pourtant que des espegraveces demaqui-gnons peut-ecirctre bien des voleurs eacutetaient venus aux foires de Morteau oude Maicircche et srsquoen retournaient dans le pays bas Ils voyageaient la nuit peut-ecirctre se cachaient-ils surtout srsquoils avaient voleacute des becirctes Toujoursest-il que comme ils passaient lagrave-haut par les pacirctures de Chasalans unedes vaches qursquoils emmenaient srsquoest mise agrave meugler agrave meugler puis ellenrsquoa plus voulu marcher elle srsquoest laquo accouteacute le cul raquo comme un laquo murot raquoet elle est resteacutee lagrave agrave meugler toujours Les autres ont eu beau tirer surla longe et lui flanquer des coups de trique rien nrsquoy a fait elle nrsquoa plusbougeacute au bout drsquoun moment elle srsquoest fichue par terre srsquoest allongeacuteetoute raide elle eacutetait creveacutee foutue

laquo Les ldquotypesrdquo ne pouvaient pas lrsquoemporter agrave quoi leur aurait-elleservi Ils nrsquoont rien dit du tout et comme crsquoeacutetait la nuit loin des vil-lages ndash ni vu ni connu je trsquoembrouille ndash ils ont fichu le camp et on ne lesa jamais revus et on nrsquoa jamais su ni qui ils eacutetaient ni drsquoougrave ils venaient

laquo Faut dire que crsquoeacutetait en eacuteteacute que ccedila se passaitlaquo Agrave ce moment-lagrave crsquoeacutetaient les Velrans qui pacircturaient les communaux

de Chasalans et qui faisaient les coupes du bois qursquoon a toujours appeleacutedepuis bois de Velrans le bois ousqursquoils viennent pour nous attaquer par-dieacute

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La guerre des boutons Chapitre IV

mdash Ah ah interrompirent des voix Crsquoest bien le nocirctre pourtant cebois-lagrave nom d Dhellip

mdash Oui crsquoest le nocirctre et vous allez bien le voir mais eacutecoutez Commeil faisait tregraves chaud cet eacuteteacute-lagrave bientocirct la vache creveacutee a commenceacute desentir mauvais au bout de trois ou quatre jours elle empoisonnait elleeacutetait pleine de mouches de sales mouches vertes de mouches agrave muriecomme on disait Alors les gens qui ont eu lrsquooccasion de passer par lagrave ontbien renifleacute lrsquoodeur ils se sont approcheacutes et ils ont vu la charogne quipourrissait lagrave sur place

laquo Ccedila pressait Ils nrsquoont fait ni une ni deusse ils ont fileacute subito trouverles anciens de Velrans et ils leur zrsquoont dit

laquo ndash Voilagrave y a une charogne qui pourrit dedans votrsquopacircturage de Cha-salans et ccedila empoisonne jusqursquoau milieu du Chanet faut vite aller lrsquoen-crotter avant que les becirctes nrsquoattrapent la Murie

laquo ndash La Murie qursquoils ont reacutepondu mais crsquoest nous qursquoon lrsquoattraperaitpeut-ecirctre en enfouissant la becircte encrottez-la vous-mecircmes puisque vouslrsquoavez trouveacutee drsquoabord qursquoest-ce qui prouve qursquoelle est sur notrsquo terri-toire La pacircture est autant agrave vous qursquoagrave nous agrave preuve crsquoest que vos becirctesy sont tout le temps fourreacutees

laquo ndashQuand par hasard elles y vont vous savez bien nous gueuler apregraveset les acaillener qursquoont reacutepondu les Longevernes (ce qui eacutetait la pure veacute-riteacute) Vous nrsquoavez point de temps agrave perdre ou bien autant agrave Velrans qursquoagraveLongeverne les becirctes vont bientocirct crever par la Murie et les gens itou

laquo ndash Murie vous-mecircme qursquoont reacutepondu les Velranslaquo ndash Ah vous ne voulez pas lrsquoencrotter ah ben on verra voir drsquoabord

vous nrsquoecirctes que des propres-agrave-rien et des peigne-culs laquo ndash Crsquoest vous qui nrsquoecirctes que des jeanfoutres puisque vous avez

trouveacute la charogne eh ben crsquoest la vocirctre gardez-la on vous la donnemdash Salauds interrompirent quelques auditeurs furieux de retrouver

lrsquoantique mauvaise foi des Velransmdash Alors qursquoest-ce qui srsquoest passeacute mdash Ce qui srsquoest passeacute reprit La Crique Eh bien voici laquo Les Longevernes sont revenus au pays ils sont alleacutes trouver tous les

anciens et le cureacute et ceusses qui avaient du bien et qursquoauraient fait commequi dirait le Conseil Municipal drsquoaujourdrsquohui et ils leur ont raconteacute ce

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La guerre des boutons Chapitre IV

qursquoils avaient vu et ldquosenturdquo et ce qursquoavaient dit les Velranshelliplaquo Quand les femmes ont su ce qursquoil y avait elles ont commenceacute agrave

chougner sup3 et agrave gueuler elles ont dit que tout eacutetait foutu et qursquoon allaitpeacuterir Alors les vieux ont deacutecideacute de foutre le camp agrave Besanccedilon que je croisou ailleurs je sais pas trop au juste trouver les grosses leacutegumes les jugeset le gouverneur Comme crsquoeacutetait pressant toute la grande seacutequelle a rap-pliqueacute aussitocirct et ils ont fait venir agrave Chasalans les Longevernes et lesVelrans pour qursquoils srsquoessepliquent

laquo Les Velrans ont dit Messeigneurs la pacircture nrsquoest pas agrave nous nous lejurons devant le Bon Dieu et la sainte Vierge qursquoest notre sainte patronneagrave tertous elle est aux Longevernes crsquoest agrave eusses drsquoencrotter la becircte

laquo Les Longevernes ont dit Sauf votrsquorespect Messeigneurs crsquoest pasvrai crsquoest des menteurs Agrave preuve crsquoest qursquoils la pacircturent toute lrsquoanneacutee etqursquoils font les coupes de bois

laquo Lagrave-dessus les autres ont rejureacute en crachant par terre que le terrainnrsquoeacutetait pas agrave eux

laquo Les gens de la haute eacutetaient bien embecircteacutes Tout de mecircme comme ccedilane sentait pas bon et qursquoil fallait en finir ils ont jugeacute sur place et ont dit

laquo Puisque crsquoest comme ccedila comme les Velrans jurent que la proprieacuteteacutene leur appartient pas les Longevernes encrotteront la becirctehellip Alors lesVelrans ont ri passe que vous savez ce qursquoelle empoisonnait la vache et les beaux messieurs ils ne srsquoen approchaient que de loinhellip Mais qursquoilsont ajouteacute puisqursquoils lrsquoencrotteront la pacircture et le bois seront acquis deacute-finitivement agrave Longeverne attendu que les Velrans nrsquoen veulent pas

laquo Alors apregraves ccedila les Velrans ont ri jaune et ccedila les emmhellip becirctait bienmais ils avaient jureacute en crachant par terre ils ne pouvaient pas se deacutediredevant le cureacute et les messieurs

laquo Les gens de Longeverne ont tireacute agrave la courte bucircche qui crsquoest qursquoen-crotterait la vache et ceux-lagrave ont eu double affouage de bois pendant lesquatre coupes qursquoon a faites Seulement sitocirct que la becircte a eacuteteacute encrotteacuteeet qursquoon nrsquoa plus eu peur de la Murie les Velrans ont preacutetendu que le boiseacutetait toujours agrave eux et ils ne voulaient pas que les gens de Longevernefassent les coupes

3 Pleurer

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La guerre des boutons Chapitre IV

laquo Ils traitaient nos vieux de voleurs et de relegraveche-murie ces faineacuteants-lagrave qursquoavaient pas eu le courage drsquoenterrer leur pourriture

laquo Ils ont fait un procegraves agrave Longeverne un procegraves qursquoa dureacute longtempslongtemps et ils ont deacutepenseacute des tas de sous mais ils ont perdu agrave Baumeils ont perdu agrave Besanccedilon ils ont perdu agrave Dijon ils ont perdu agrave Paris paraicirctqursquoils ont mis plus de cent ans agrave en deacutefinir

laquo Et ccedila les ldquohoukssaitrdquo salement de voir les Longevernes venir leurcouper le bois agrave leur nez agrave chaque coup ils les appelaient voleurs de bois seulement nos vieux qursquoavaient des bonnes poignes ne se le laissaientpas dire deux fois ils leur tombaient sur le racircbrsquoe et ils leur foutaient despeigneacutees des peigneacutees ah quelles peigneacutees

laquo Agrave toutes les foires de Vercel de Baume de Sancey de Belleherbe deMaicircche sitocirct qursquoils avaient bu un petit coup ils se reprenaient de gueuleet pan aiumle donc Ils srsquoen foutaient ils srsquoen foutaient jusqursquoagrave ce que lesang coule comme vache qui pisse et crsquoeacutetaient pas des feignants ceux-lagraveils savaient cogner Aussi pendant deux cents ans trois cents ans peut-ecirctre jamais un Longeverne ne srsquoest marieacute avec une Velrans et jamais unVelrans nrsquoest venu agrave la fecircte agrave Longeverne

laquo Mais crsquoeacutetait le dimanche de la fecircte de la Paroisse qursquoils se retrou-vaient reacuteguliegraverement Tout le monde y allait en bande tous les hommesde Longeverne et tous ceux de Velrans

laquo Ils faisaient drsquoabord le tour du pays pour prendre le vent ensuitede quoi ils entraient dans les auberges et commenccedilaient agrave boire pour semettre ldquoen vibrancerdquo Alors degraves qursquoon voyait qursquoils commenccedilaient agrave ecirctresaouls tout le monde foutait le camp et se cachait Ccedila nemanquait jamais

laquo Les Longevernes allaient srsquoenfiler dans le ldquobouchonrdquo ougrave eacutetaient lesVelrans ils mettaient bas leurs vestes et leurs ldquoblaudesrdquo et allez-y ccedila com-menccedilait

laquo Les tables les bancs les chaises les verres les bouteilles tout sau-tait tout dansait tout volait tout ronflait On cognait agrave un bout pan par-ci pan par-lagrave agrave grands coups de pieds et de poings de tabourets etde litres tout eacutetait bientocirct casseacute les chandelles roulaient et srsquoeacuteteignaient on cognait quand mecircme dans la nuit on roulait sur les tessons de bou-teilles et les deacutebris de verre le sang coulait comme du vin et quand on nrsquoyvoyait plus rien rien du tout qursquoil y en avait deux ou trois qui racirclaient et

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La guerre des boutons Chapitre IV

criaient miseacutericorde tous ceux qui pouvaient encore se traicircner foutaientle camp

laquo Il y en avait toujours un ou deux de cabeacutes ⁴ il y en avait des eacuteborgneacutesdes autres qursquoavaient les bras casseacutes les guibolles eacutereinteacutees le nez eacutecra-bouilleacute les oreilles arracheacutees quant agrave savoir celui ou ceusses qui avaienttueacute jamais jamais on ne lrsquoa su et tous les ans pendant cent ans et plusil y en a eu au moins un drsquoesquinteacute par fecircte patronale

laquoQuand il nrsquoy avait point de morts nos vieux disaient Nous nrsquoavonspas bien fait la fecircte

laquo Crsquoeacutetaient des bougres et tous y allaient tous se battaient les jeunescomme les vieux crsquoeacutetait le bon temps plus tard ccedila nrsquoa plus eacuteteacute que lesconscrits qui se rossaient le jour du tirage au sort et du conseil de reacutevi-sion et maintenanthellip maintenant il nrsquoy a plus que nous pour deacutefendrelrsquohonneur de Longeverne Crsquoest triste drsquoy songer raquo

Les yeux dans la fumeacutee bleue des cigares de cleacutematite flamboyaientcomme les tisons du foyer Le conteur tregraves exciteacute continua

mdash Et puis ccedila nrsquoest pas lagrave toute lrsquoaffairelaquo Non le plus beau de lrsquohistoire et le plus rigolo ccedila a eacuteteacute le pegravelerinage

agrave la Sainte Vierge de Ranguelle Ranguellehellip vous savez crsquoest la chapellequi se trouve du cocircteacute de Baume derriegravere le bois de Vaudrivillers

laquo Vous vous rappelez crsquoest lagrave que nous sommes alleacutes lrsquoanneacutee derniegravereavec le cureacute et la vieille Pauline crsquoeacutetait au moment des zrsquohannetons onen secouait tout le long du bois et on les mettait sur la soutane du ldquonoirrdquoet sur la caule ⁵ de la vieille Ils eacutetaient tout fleuris de ldquocancoinesrdquo quigonflaient leurs ailes pour srsquoessayer et qui partaient de temps en tempsen zonzonnant Crsquoeacutetait bien rigolo

laquo Oui mes amis eh bien un jour du vieux temps au moment ougravelrsquoherbe allait devenir bonne agrave faucher et agrave rentrer les Longevernesconduits par leur cure srsquoen sont tous alleacutes hommes femmes et enfantsen pegravelerinage agrave la Notre-Dame de Ranguelle demander agrave la Sainte Viergeqursquoelle leur fasse avoir du soleil pour bien faire les foins

laquo Malheureusement le mecircme jour le cureacute de Velrans avait deacutecideacute de

4 Tueacutes5 Coiffe bonnet tuyauteacute

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La guerre des boutons Chapitre IV

conduire ses oies ndash crsquoest comme ccedila qursquoon dit je croishellipmdash Non crsquoest ses oilles ⁶ rectifia Camusmdash Ses oilles alors si tu veux reprit La Crique agrave lamecircme Sainte Vierge

passe que y en a pas des chieacutees de saintes vierges dans le pays avec tousles trucs de saint sacrement et autres fourbis eux ils voulaient de la pluiepour leurs choux qui ne teacutetaient pashellip

laquo Alors bon les voilagrave partis de bonne heure le cureacute en tecircte avec sessurplis et son calice les servants avec le goupillon et lrsquoostensoir le mar-guillier avec ses livres de Kyrie derriegravere eux venaient les gosses puis leshommes et pour finir les gamines et les femmes

laquoQuand les Longevernes ont passeacute le bois qursquoest-ce qursquoils voient laquo Pardieacute toute cette bande de grands deacutependeurs drsquoandouilles de Vel-

rans qui beuglaient des litanies en demandant de lrsquoeaulaquo Vous pensez si ccedila leur a fait plaisir aux Longevernes eux qui ve-

naient justement pour demander du soleillaquo Alors ils se sont mis de toutes leurs forces agrave gueuler les priegraveres qursquoil

faut dire pour avoir le beau temps tandis que les autres racirclaient commedes veaux pour avoir la pluie

laquo Les Longevernes ont voulu arriver les premiers et ils ont allongeacute lepas quand les Velrans srsquoen sont aperccedilus ils se sont mis agrave courir

laquo Il nrsquoy avait plus bien loin pour arriver agrave la chapelle peut-ecirctre deuxcents cambeacutees ⁷ alors ils ont couru eux aussi puis ils se sont regardeacutes detravers ils se sont traiteacutes de feignants de voleurs de salauds de pourriset de plus en plus les deux bandes se rapprochaient

laquo Quand les hommes nrsquoont plus eacuteteacute qursquoagrave dix pas les uns des autresils ont commenceacute agrave se menacer agrave se montrer le poing agrave se bourrer desquinquets comme desmatous en chaleur puis les femmes se sont ameneacuteeselles aussi elles se sont traiteacutees de gourmandes de rouleuses de vachesde putains et les cureacutes aussi mes vieux se regardaient drsquoun sale oeil

laquo Alors tout le monde a commenceacute par ramasser des cailloux agrave couperdes triques et on se les lanccedilait agrave distance Mais agrave force de srsquoexciter engueulant la rage les a pris et ils se sont tombeacutes dessus agrave grands coups et ils

6 Crsquoest ouailles que voulait dire Camus7 Enjambeacutees

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La guerre des boutons Chapitre IV

se sontmis agrave taper avec tout ce qui leur tombait sous lamain pan agrave coupsde souliers pan agrave coups de livres de messe Les femmes piaillaient lesgosses hurlaient les hommes juraient comme des chiffonniers ah vousvoulez de la pluie tas de cochons on vous en foutra Et pan par-ci etaiumle donc par-lagravehellip Les hommes nrsquoavaient plus drsquohabits les femmes avaientleurs jupes ldquoravaleacuteesrdquo leurs caracos deacutechireacutes et le plus drocircle crsquoest queles cureacutes qui ne se gobaient pas non plus comme je vous lrsquoai dit apregravessrsquoecirctre maudits lrsquoun lrsquoautre et menaceacutes du tonnerre du diable se sont misagrave cogner eux aussi Ils ont mis bas leurs surplis trousseacute leurs soutaneset allez donc comme de bons bougres apregraves srsquoecirctre engueuleacutes comme desartilleurs beugneacutes agrave coups de pieds lanceacutes des cailloux tireacute les poilsquand ils nrsquoont plus su sur quoi tomber ils se sont foutu leurs calices etleurs bons dieux par la gueule raquo

Ccedila a ducirc ecirctre rudement bien tout de mecircme songeait Lebrac tregraves eacutemumdash Et qui est-ce qui a eu raison aupregraves de la Notre-Dame crsquoest-y les

Velrans ou les Longevernes Est-ce qursquoils ont eu le soleil ou bien la pluie mdash Pour srsquoen venir acheva La Crique nonchalamment ils ont tous eu

la grecircle

n

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CHAPITRE V

erelles intestines

Ce nrsquoest que dans le sang qursquoon lave un tel outrage

Corneille (Le Cid acte I sc IV)

Crsquo rsquo lrsquoentreacutee dans la cour de lrsquoeacutecole ce vendredi ma-tinmdash Ce qursquoon srsquoest bien amuseacute hier tout de mecircme

mdash Tu sais que Tigibus a deacutegueuleacute tout le long du mur des Menelots ensrsquoen retournant

mdash Ah Guerreuillas aussi il a sucircrement tout recracheacute ses patates etson pain pour quant aux sardines et au chocolat on ne sait pas

mdash Crsquoest les cigares mdash Ou bien la goutte mdash Tout de mecircme quelle belle fecircte Faudra tacirccher de recommencer le

mois prochain

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La guerre des boutons Chapitre V

Ainsi dans le recoin du fond qursquoabritait la grange du pegravere Gugu Le-brac Grangibus Tintin et Boulot continuaient agrave se congratuler et se feacutelici-ter et se louer de la faccedilon admirable dont ils avaient passeacute leur apregraves-mididu jeudi

Ccedilrsquoavait eacuteteacute vraiment tregraves bien puisqursquoen srsquoen retournant ils eacutetaienttous aux trois quarts saouls et qursquoune bonne demi-douzaine srsquoeacutetaienttrouveacutes en proie agrave un chavirant mal au coeur qui les avait contraints agravesrsquoarrecircter et srsquoasseoir nrsquoimporte ougrave sur un mur sur une pierre agrave terre lecou tendu la langue pacircteuse lrsquoestomac en reacutevolution

On causait de ces joies perdurables et pures qui devaient hanter long-temps les meacutemoires vierges et sensibles quand de grands cris de rageaccompagneacutes de gifles sonores et suivis drsquoinjures violentes attiregraverent lrsquoat-tention de tout le monde

On se preacutecipita vers le coin drsquoougrave venait le bruitCamus de la main gauche tenant Bacailleacute par la tignasse le calot-

tait de lrsquoautre puissamment tout en lui hurlant aux oreilles qursquoil nrsquoeacutetaitqursquoun sale sournois et un foutu salaud et il lui en fichait le gars pour luiapprendre disait-il agrave ce cochon-lagrave

Lui apprendre quoi Nul des grands ne savait encoreLe pegravere Simon arrivant en hacircte attireacute par le bruit des gifles et les

injures des deux belligeacuterants commenccedila par les seacuteparer de force et agrave lesplanter devant lui un au bout de son bras droit lrsquoautre au bout de sonbras gauche puis pour calmer toute velleacuteiteacute de reacutevolte agrave leur flanquereacutequitablement et agrave chacun une retenue ensuite de quoi assureacute pour soncompte apregraves ce coup de force drsquoavoir la paix il voulut bien connaicirctreles causes de cette subite et violente querelle

Une retenue agrave Camus pensait Lebrac Comme ccedila tombe bien On ajustement besoin de lui ce soir Les Velrans vont venir et on ne sera pasde trop

mdash Jrsquoai toujours penseacute quant agrave moi rappela Tintin que ce sale bancaljouerait un vilain tour agrave Camus un jour ou lrsquoautre Mon vieux au fondcrsquoest parce qursquoil est jaloux de la Tavie et qursquoelle se fout de sa fiole

laquo Depuis longtemps deacutejagrave il cherche agrave embecircter Camus et agrave le faire pu-nir Je lrsquoai bien vu et La Crique aussi y avait pas besoin drsquoecirctre sorcier pourle remarquer

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La guerre des boutons Chapitre V

mdash Mais pourquoi se sont-ils donc attrapeacutes comme ccedila Un petit renseigna discregravetement Lebrac et ses feacuteauxhellip Tous eacutetaient

drsquoailleurs drsquoavance convaincus que dans cette affaire Camus avait rai-son ils lrsquoeacutetaient drsquoautant plus que le lieutenant avait toute leur sympa-thie et qursquoil eacutetait neacutecessaire agrave la bande ce soir-lagrave aussi spontaneacutementsongegraverent-ils agrave tenter avec ensemble une manifestation en sa faveur etagrave prouver par leur teacutemoignage que en lrsquooccurrence Bacailleacute avait tousles torts tandis que son rival eacutetait innocent comme le cabri qui vient denaicirctre

Ainsi le pegravere Simon forceacute dans ses sentiments drsquoeacutequiteacute par cet assautde teacutemoignages et cette magnifique manifestation se devrait srsquoil ne vou-lait pas faire perdre toute confiance en lui agrave ses eacutelegraveves et tuer dans lrsquooeufleur notion de la justice drsquoacquitter Camus et de condamner le bancal

Ce qui srsquoeacutetait passeacute eacutetait bien simpleCamus devant tous le dit carreacutement tout en omettant avec prudence

certains deacutetails preacuteparatoires qui avaient peut-ecirctre leur importanceEacutetant aux cabinets avec Bacailleacute celui-ci lui avait drsquoessequepregraves sup1 traicirc-

treusement pisseacute dessus injure qursquoil nrsquoavait comme de juste pu toleacuterer de lagrave ce crecircpage de toisons et la seacuterie drsquoeacutepithegravetes coloreacutees qursquoil avait en-voyeacutees avec une rafale de gifles agrave la face de son insulteur

La chose en reacutealiteacute eacutetait un peu plus compliqueacutee Bacailleacute et Camusentreacutes dans le mecircme cabinet pour y satisfaire le mecircme besoin avaient faitconverger leurs jets vers lrsquoorifice destineacute agrave les recueillir Une eacutemulationnaturelle avait jailli spontaneacutement de cet acte simple devenu jeuhellip CrsquoeacutetaitBacailleacute qui avait affirmeacute sa supeacuterioriteacute il cherchait rogne eacutevidemment

mdash Je vais plus loin que toi avait-il fait remarquermdash Ccedila nrsquoest pas vrai riposta Camus fort de sa bonne foi et de lrsquoexpeacute-

rience des faits Et lors tous deux hausseacutes sur la pointe des pieds bom-bant le ventre comme un baril srsquoeacutetaient mutuellement efforceacutes agrave se sur-passer

Aucune preuve convaincante de la supeacuterioriteacute de lrsquoun drsquoeux nrsquoeacutetantjaillie avec les jets de cette rivaliteacute Bacailleacute qui voulait avoir sa querelletrouva autre chose

1 Expregraves volontairement

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La guerre des boutons Chapitre V

mdash Crsquoest la mienne qursquoest la plus grande affirma-t-ilmdash Des neacutersquoes riposta Camus crsquoest la mienne mdash Menteur MesuronsCamus se precircta agrave lrsquoexamen Et crsquoeacutetait au moment de la comparaison

que Bacailleacute gardant en reacuteserve une partie de ce qursquoil aurait ducirc lacirccher preacute-ceacutedemment compissa aigrement et traicirctreusement la main et le pantalonde Camus sans deacutefense

Une gifle bien appliqueacutee avait suivi cette ouverture saleacutee des hostiliteacutespuis vinrent sans deacutelai la bousculade le crecircpage des tignasses la chute descasquettes le deacutefoncement de la porte et le scandale de la cour

mdash Sale salaud deacutegoucirctant fumier racirclait Camus hors de luimdash Assassin ripostait Bacailleacutemdash Si vous ne vous taisez pas tous les deux je vous colle agrave chacun huit

pages drsquohistoire agrave copier et agrave reacuteciter et quinze jours de retenuemdash Mrsquosieu crsquoest lui qursquoa commenceacute jrsquolui faisas rien moi jrsquolui disais

rien agrave cehellipmdash Non mrsquosieu crsquoest pas vrai crsquoest lui qui mrsquoa dit que jrsquoeacutetais un men-

teurCela devenait eacutepineux et deacutelicatmdash Il mrsquoa pisseacute dessus reprenait Camus Je ne pouvais pourtant pas le

laisser faireCrsquoeacutetait le moment drsquointervenirUn oh geacuteneacuteral drsquoexclamation deacutegoucircteacutee et drsquounanime reacuteprobation

prouva au joyeux grimpeur et lieutenant que toute la troupe prenait sonparti condamnant le boiteux sournois fielleux et rageur qui avait chercheacuteagrave le faire punir

Camus comprenant bien le sens de cette exclamation srsquoen remettantagrave la haute justice du maicirctre influenceacute deacutejagrave par les teacutemoignages spontaneacutesdes camarades srsquoeacutecria noblement

mdash Mrsquosieu je veux rien dire moi mais demandez-leur-z-y aux autressi crsquoest pas vrai que crsquoest lui qursquoa commenceacute et que jrsquoy avais rien fait etque jrsquoy avais pas dit de noms

Tour agrave tour Tintin La Crique Lebrac les deux Gibus confirmegraverentles dires de Camus et nrsquoeurent pas assez de termes eacutenergiques congruentspour fleacutetrir lrsquoacte malpropre et de mauvaise camaraderie de Bacailleacute

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La guerre des boutons Chapitre V

Pour se deacutefendre ce dernier les reacutecusa alleacuteguant leur absence du lieudu conflit au moment ougrave il eacuteclatait il insista mecircme sur leur eacuteloignementet leur isolement suspects dans un coin retireacute de la cour

mdash Demandez aux petits alors mrsquosieu reacutepliqua vertement Camusdemandez-leur-z-y eux ils eacutetaient lagrave peut-ecirctre

Les petits individuellement interpelleacutes reacutepondirent invariablement mdash Crsquoest comme Camus dit que crsquoest vrai Bacailleacute a dit des mentes sup2mdash Crsquoest pas vrai crsquoest pas vrai protesta lrsquoaccuseacute crsquoest pas vrai et

puisque crsquoest ccedila je veux dire tout na Lebrac fut eacutenergique et prit les devantsIl se campa reacutesolument devant lui agrave la barbe du pegravere Simon intrigueacute

de ces petits mystegraveres et fixant Bacailleacute de ses yeux de loup il lui rugitagrave la face le deacutefiant de toute sa personne

mdash Dis-le donc un peu ce que tu as agrave dire menteur salaud deacutegoucirctantdis-le si tu nrsquoes pas un lacircche

mdash Lebrac interrompit le maicirctre si vous ne modeacuterez pas vos expres-sions je vous punirai vous aussi

mdash Mais mrsquosieu reacutepliqua le chef vous le voyez bien que crsquoest un men-teur qursquoil le dise si on lui a jamais fait du mal Il cherche encore quellesmenteries il pourrait bien inventer cette sale cabe-lagrave quand il ne fait pasle mal il le pense

De fait Bacailleacute meacuteduseacute par les regards les gestes la voix et toutelrsquoattitude du geacuteneacuteral restait lagrave muet et confondu

Un court instant de reacuteflexion lui permit de se rendre compte que sesaveux et deacutenonciations mecircme srsquoils eacutetaient pris au seacuterieux ne pouvaienten deacutefinitive que faire corser sa punition et somme toute il nrsquoy tenaitpoint

Il jugea donc bon de changer drsquoattitudePortant les mains agrave ses yeux il se mit agrave pleurnicher agrave larmoyer

agrave sangloter agrave parler en phrases entrecoupeacutees agrave se plaindre de ce queparce qursquoil eacutetait faible et infirme les autres se moquaient de lui lui cher-chaient querelle lrsquoinjuriaient le pinccedilaient dans les coins et le bousculaientagrave chaque entreacutee et agrave toutes les sorties

2 Mentes pour menteries ou mensonges

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La guerre des boutons Chapitre V

mdash Par exemple Si crsquoest permis rugissait Lebrac Autant dire qursquoonest des sauvages des assassins dis donc mais dis-le ougrave et quand on trsquoa ditlaquo queacuteque raquo chose de vesxant sup3 quand crsquoest-y qursquoon trsquoa empecirccheacute de joueravec nous

mdash Crsquoest bon conclut le pegravere Simon eacutedifieacute et presseacute par lrsquoheure jeverrai ce que jrsquoai agrave faire Bacailleacute en attendant aura sa retenue quant agraveCamus tout deacutependra de la faccedilon dont il se comportera pendant la classedrsquoaujourdrsquohui

laquo Drsquoailleurs huit heures sonnent Mettez-vous en rangs vivement eten silence

Et il frappa plusieurs fois de suite dans ses mains pour confirmer cetordre verbal

mdash Sais-tu tes leccedilons demanda Tintin agrave Camusmdash Oui oui mais pas trop Dis agrave La Crique de me souffler quand

mecircme hein srsquoil le peutmdash Mrsquosieu fit drsquoune voix rogue Bacailleacute ils me disent des noms les

Gibus et La Crique mdashQuoi Qursquoest-ce qursquoil y a mdash Ils me disent vache espagnole boquezizi peignehellipmdash Crsquoest pas vrai mrsquosieu crsquoest pas vrai crsquoest un menteur on lrsquoa agrave peine

laquo ergardeacute raquo ce menteur-lagrave Il faut croire que les regards eacutetaient eacuteloquentsmdash Allons fit le maicirctre drsquoun ton sec en voilagrave assez le premier qui

redira quelque chose et qui reviendra sur ce sujet me copiera deux foisdrsquoun bout agrave lrsquoautre la liste des deacutepartements avec les preacutefectures et sous-preacutefectures

Bacailleacute eacutetant englobeacute dans cette menace de punition qui ne seconfondait pas avec la retenue se reacutesolut momentaneacutement agrave se taire maisil se jura bien lorsqursquoelle se preacutesenterait de ne pas perdre lrsquooccasion dese venger

Tintin avait communiqueacute agrave La Crique le voeu de Camus lui souf-fler consigne presque inutile puisque La Crique eacutetait tregraves eacutequitablementcomme on lrsquoa vu deacutejagrave le souffleur attitreacute de toute la classe Camus plus

3 Vexant

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La guerre des boutons Chapitre V

que jamais pouvait compter sur luiLe lieutenant et grimpeur contrairement agrave lrsquohabitude y sauta en

arithmeacutetiqueIl avait pris dans son livre quelque teinture de la matiegravere de la leccedilon

et reacutepondait tant bien que mal vigoureusement secondeacute par La Criquedont la mimique expressive corrigeait ses deacutefaillances de meacutemoire

Mais Bacailleacute veillaitmdash Mrsquosieu y a La Crique qui lui soufflemdash Moi fit La Crique indigneacute je nrsquoai pas dit un motmdash En effet je nrsquoai rien entendu affirma le pegravere Simon et je ne suis pas

sourdmdash Mrsquosieu crsquoest avec ses doigts qursquoil lui souffle voulut expliquer Ba-

cailleacutemdash Avec ses doigts reprit le maicirctre ahuri Bacailleacute scanda-t-il magis-

tralement je crois que vous commencez agrave mrsquoeacutechauffer les oreilles Vousaccusez agrave tort et agrave travers tous vos camarades quand personne ne vousdemande rien Je nrsquoaime pas les deacutenonciateurs moi Il nrsquoy a que quandje demande qui a fait une faute que le coupable doit me reacutepondre et sedeacutenoncer

mdash Ou pas compleacuteta agrave voix basse Lebracmdash Si je vous entends encore et crsquoest mon dernier avertissement je

vous en mets pour huit jours mdash Bisque bisque enrage rancuseur ⁴ sale cafard marmottait agrave voix

basse Tigibus en lui faisant les cornes Traicirctre judas vendu peigne-cul Bacailleacute pour qui deacutecideacutement cela tournait mal ravalant en silence sa

rage se mit agrave bouder la tecircte dans les mainsOn le laissa ainsi et lrsquoon poursuivit la leccedilon tandis qursquoil ruminait ce

qursquoil pourrait bien faire pour se venger de ses camarades qui du coupallaient fort probablement le mettre en quarantaine et le bannir de leursjeux

Il songea il imagina des vengeances folles des pots drsquoeau jeteacutes enpleine figure des gicleacutees drsquoencre sur les habits des eacutepingles planteacutees sur

4 Rancuseur deacutenonciateur

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La guerre des boutons Chapitre V

les bancs pour de petits empalages des livres deacutechireacutes des cahiers tor-chonneacutes mais peu agrave peu la reacuteflexion aidant il abandonna chacun de cesprojets car il convenait drsquoagir avec prudence Lebrac Camus et les autresnrsquoeacutetant point des gaillards agrave se laisser faire sans frapper dur et cogner sec

Et il attendit les eacuteveacutenements

n

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CHAPITRE VI

Lrsquohonneur et la culotte deTintin

Dieu et ta Dame (Devise des anciens chevaliers)

O ce soir-lagrave agrave la Saute Le treacutesor gonfleacute de boutons detoutes sortes et de toutes tailles drsquoagrafes multiples de cordonsdivers drsquoeacutepingles complexes voire drsquoune magnifique paire de

bretelles (celles de lrsquoAztec parbleu ) donnait confiance agrave tous stimulaitles eacutenergies et ravivait les audaces

Ce fut le jour si lrsquoon peut dire des initiatives individuelles et des corpsagrave corps agrave coup sucircr plus dangereux que les mecircleacutees

Les camps agrave peu pregraves drsquoeacutegale force avaient commenceacute la bataille parle duel collectif de cailloux et puis ces munitions manquant drsquoenjambeacuteesen enjambeacutees de sauts en avant en sauts en avant on srsquoeacutetait tout demecircme

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La guerre des boutons Chapitre VI

affronteacute et colleteacuteCamus saboulait (il disait sagoulait) Touegueule Lebrac laquo cerisait raquo

lrsquoAztec le reste eacutetait occupeacute avec des guerriers de moindre enverguremais Tintin lui se trouvait ecirctre aux prises avec Tatti un grand laquo conot raquoqui eacutetait becircte comme laquo trente-six cochons marieacutes en seconde noce raquo maisqui de ses longs bras de pieuvre le paralysait et lrsquoeacutetouffait

Il avait beau lui enfoncer ses poings dans le ventre lui lancer descrocs-en-jambe agrave faire treacutebucher un eacuteleacutephant (un petit) lui bourrer lementon de coups de tecircte et les chevilles de coups de sabots lrsquoautre pa-tient comme une bonne brute lrsquoeacutetreignait par le milieu du corps le serraitcomme un boudin et le pliait le balanccedilait tant et si bien que vlan ilsbasculegraverent enfin tous deux lui dessus Tintin dessous parmi les groupessrsquoentrecognant eacutepars sur le champ de bataille

Les vainqueurs dessus grognaient menaccedilants tandis que les vaincusparmi lesquels Tintin silencieux par fierteacute tapaient comme des sourdsaussi fort que possible chaque fois qursquoils le pouvaient et nrsquoimporte ougravepour reconqueacuterir lrsquoavantage

Emmener un prisonnier dans lrsquoun ou lrsquoautre camp semblait difficilesinon impossible

Ceux qui eacutetaient debout se boxaient comme des lutteurs se garant dedroite se gardant agrave gauche et ceux qui eacutetaient agrave terre y eacutetaient bien aureste chacun avait assez agrave faire agrave se deacutepecirctrer soi-mecircme

Tintin et Tatti eacutetaient parmi les plus occupeacutes Enlaceacutes sur le sol ils semordaient et se bosselaient roulant lrsquoun sur lrsquoautre et passant alternative-ment apregraves des efforts plus ou moins longs tantocirct dessus tantocirct dessousMais ce que Tintin ni les autres Longevernes ni les Velrans eux-mecircmestrop preacuteoccupeacutes ne voyaient point crsquoest que cet idiot de Tatti qui nrsquoeacutetaitpeut-ecirctre pas tout agrave fait aussi becircte qursquoon ne lrsquoimaginait srsquoarrangeait tou-jours pour faire rouler Tintin ou pour rouler lui-mecircme du cocircteacute de la lisiegraveredu bois srsquoisolant ainsi de plus en plus des autres groupes belligeacuterants auxprises par le champ de bataille

Il arriva ce qui devait arriver et le duo Tatti-Tintin fut bientocirct sansque le Longeverne dans le feu de lrsquoaction srsquoen fucirct aperccedilu le moins dumonde agrave cinq ou six pas du camp de Velrans

Le premier coup de cloche annonccedilant la priegravere sonnant agrave on ne sait

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La guerre des boutons Chapitre VI

quelle paroisse ayant instantaneacutement deacutesagreacutegeacute les groupes les Velransregagnant leur lisiegravere nrsquoeurent pour ainsi dire qursquoagrave cueillir Tintin gigo-tant de tous ses membres le dos sur le sol ougrave le maintenait son tenaceadversaire

Les Longevernes nrsquoavaient rien vu de cette prise lorsque se retrou-vant au Gros Buisson et proceacutedant des yeux agrave un deacutenombrement mutuelils durent bon greacute mal greacute reconnaicirctre que Tintin manquait agrave lrsquoappel

Ils poussegraverent le laquo tirouit raquo de ralliement Rien ne reacuteponditIls criegraverent ils hurlegraverent le nom de Tintin et une hueacutee moqueuse par-

vint agrave leurs oreillesTintin eacutetait chauffeacutemdash Gambette commanda Lebrac cours cours vite au village et va dire

agrave la Marie qursquoelle vienne tout de suite que son fregravere est prisonnier toiBoulot va-trsquoen agrave la cabane deacutefais lrsquoarmoire du treacutesor et preacutepare tout ceqursquoil faut pour le laquo rafistolage raquo du treacutesorier trouve les boutons enfileles aiguilleacutees de fil afin qursquoil nrsquoy ait pas de temps de perdu Ah les co-chons Mais comment ont-ils fait Qui est-ce qui a vu quelque chose Crsquoest presque pas possible

Personne ne pouvait reacutepondre et pour cause aux questions du chefnul nrsquoavait rien remarqueacute

mdash Faut attendre qursquoils le lacircchentMais Tintin ligoteacute bacircillonneacute derriegravere le rideau de taillis de la lisiegravere

eacutetait long agrave revenirEnfin parmi des cris des hueacutees et des ronflements de cailloux on

le vit tout de mecircme reparaicirctre deacutebrailleacute ses habits sur son bras dans lemecircme appareil que Lebrac et lrsquoAztec apregraves leurs exeacutecutions respectivescrsquoest-agrave-dire agrave cul nu ou presque sa trop courte chemise voilant mal ceqursquoil est habituel de deacuterober drsquoordinaire aux regards

mdash Tiens fit Camus sans reacutefleacutechir il leur z-y a montreacute son derriegravere luiaussi Crsquoest eacutepatant

mdash Comment ccedila se fait-il qursquoils lrsquoaient laisseacute faire et qursquoils ne lrsquoaient pasrepris objecta La Crique qui flairait quelque chose de plus grave Crsquoestlouche On leur a pourtant appris la faccedilon de srsquoy prendre

Lebrac grinccedila des dents fronccedila le nez et fit bouger ses cheveux signede perplexiteacute coleacutereuse

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La guerre des boutons Chapitre VI

mdash Oui reacutepondit-il agrave La Crique il y a sucircrement quelque chose de plusTintin se rapprochait hoquetant ravalant sa salive le nez humide

des terribles efforts qursquoil faisait pour contenir ses larmes Ce nrsquoeacutetait pointlrsquoattitude drsquoun gaillard qui vient de jouer un bon tour agrave ses ennemis

Il arrivait aussi vite que le lui permettaient ses souliers deacutelaceacutes Onlrsquoentoura avec sollicitude

mdash Ils trsquoont fait du mal Qui crsquoest ceusses qui trsquoont tapeacute dessus Dis-lenom de Dieu qursquoon les rechope ceux-lagrave Crsquoest encore au moins ce saleMigue la Lune ce foireux deacutegoucirctant il est aussi lacircche que meacutechant

mdash Ma culotte Ma culotte heu heue Ma culotte geacutemit Tintin sedeacutegonflant un peu dans une crise de sanglots et de larmes

mdash Hein quoi ben on te la recoudra ta culotte la belle affaire Gam-bette est alleacute chercher ta soeur et Boulot preacutepare le fil

mdash Heue hellip euhe Ma culotte Ma culotte mdash Viens voir crsquote culotte mdash Heue Je lrsquoai pas ils me lrsquoont chipeacutee ma culotte les voleurs mdash hellipmdash Oui lrsquoAztec a dit comme ccedila Ah crsquoest toi qui mrsquoas chipeacute mon

pantalon lrsquoautre fois eh ben mon salaud crsquoest le moment de le payer change pour change trsquoas eu le laquo mienne raquo toi et tes relegraveche-murie drsquoamismoi je confixe sup1 celui-ci Ccedila nous servira de drapeau

Et ils me lrsquoont pris et apregraves ils mrsquoont tout chacirctreacute mes boutons et puisils mrsquoont tous foutu leur pied au cul Comment que je vais faire pourrentrer

mdashAh benmhellip zut Crsquoest salement emmerdant cette histoire-lagrave srsquoex-clama Lebrac

mdash Trsquoas-t-y pas des autres laquo patalons raquo chez vous interrogea CamusFaut envoyer quelqursquoun au-devant de Gambette et faire dire agrave la Marieqursquoelle trsquoen rapporte un autre

mdash Oui mais on verrait bien que crsquoest pas ccedilui que jrsquoavais ce matin jelrsquoavais justement mis tout propre et ma megravere mrsquoa dit que srsquoil eacutetait crotteacutece soir je saurais ce que ccedila me coucircterait Qursquoest-ce que je veux dire

1 Confisque

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La guerre des boutons Chapitre VI

Camus eut un grand geste eacutevasif et ennuyeacute eacutevoquant les piles pater-nelles et les jeacutereacutemiades des megraveres

mdash Et lrsquohonneur nom de Dieu rugit Lebrac Vous voulez qursquoon diseque les Longevernes se sont laisseacute chiper la culotte de Tintin tout commeun merdeux drsquoAztec des Gueacutes vous voulez ccedila vous Ah non nom deDieu non jamais ou bien on nrsquoest rien qursquoune bande de pignoufs justebons agrave servir la messe et agrave empiler du bois derriegravere le fourneau

Les autres ouvraient sur Lebrac des yeux interrogateurs il reacutepondit mdash Il faut reprendre la culotte de Tintin il le faut agrave tout prix quand

ccedila ne serait que pour lrsquohonneur ou bien je ne veux plus ecirctre chef ni mebattre

mdash Mais comment Tintin nu-jambes grelottait en pleurant au centre de ses amismdash Voilagrave reprit Lebrac qui avait ramasseacute ses ideacutees et combineacute son plan

Tintin va partir agrave la cabane rejoindre Boulot et attendre la Marie Pendantce temps-lagrave nous autres au triple galop avec nos triques et nos sabresnous allons filer par les champs de la fin dessous longer le bas du bois etaller les attendre agrave leur trancheacutee

mdash Et la priegravere fit quelqursquounmdashMerde pour la priegravere riposta le chef Les Velrans vont certainement

aller agrave leur cabane car ils en ont une ils en ont sucircrement une pendant cetemps-lagrave on a le temps drsquoarriver on se calera dans les rejets de la jeunecoupe le long de la trancheacutee qui descend

laquo Eux agrave ce moment-lagrave nrsquoauront plus de triques ils ne se douterontde rien alors agrave mon commandement tout drsquoun coup on leur tomberadessus et on leur reprendra bien la culotte Agrave grands coups de trique voussavez et srsquoils font de la rebiffe cassez-leur-zrsquoy la gueule

laquo Crsquoest entendu allez en route mdash Mais srsquoils ont cacheacute la culotte dans leur cabane mdash On verra bien apregraves crsquoest pas le moment de cancaner et puis y aura

toujours lrsquohonneur de sauveacute Et comme rien ne bougeait plus agrave la lisiegravere ennemie tous les guerriers

valides de Longeverne entraicircneacutes par le geacuteneacuteral deacutevalegraverent comme unouragan la pente en remblai du coteau de la Saute sautant les murgerset les buissons trouant les haies franchissant les fosseacutes vifs comme des

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La guerre des boutons Chapitre VI

liegravevres heacuterisseacutes et furieux comme des sangliersIls longegraverent le mur drsquoenceinte du bois et toujours galopant en silence

en se rasant le plus possible ils arrivegraverent agrave la trancheacutee qui seacuteparait lescoupes des deux pays Ils la remontegraverent agrave la queue leu leu vivementsans bruit et sur un signe du chef qui les fit passer devant et resta enqueue par petits paquets ou individuellement se blottirent dans les mas-sifs de buissons eacutepais qui grandissaient entre les baliveaux de la coupe deVelrans

Il eacutetait temps vraimentDes profondeurs du taillis une rumeur montait de cris de rires et de

pieacutetinements encore un peu et lrsquoon distingua les voixmdash Hein traicircnait Tatti que je lrsquoai bien attrapeacute ccedilui-lagrave il nrsquoa rien pu

Qursquoest-ce qursquoil doit faire maintenant laquo avec sa culotte qursquoil nrsquoa plus raquo mdash Il pourra toujours faire la colbute sup2 sans perdre ce qursquoil y a dans ses

pochesmdash On va la mettre au bout de la perche ccedila y est-il Est-elle precircte

Touegueule ta perche mdash Attends un peu je suis en train de laquo siver raquo les noeuds pour ne pas

me laquo grafigner raquo les mains na ccedila y est mdash Mets-y les pattes en lrsquoair mdash On va marcher lrsquoun derriegravere lrsquoautre ordonna lrsquoAztec et on va chan-

ter notrsquocantique srsquoils entendent ccedila les fera bisquer Et lrsquoAztec entonna Je suis chreacutetien voilagrave ma gloireMon espeacuterancehellipLebrac avec Camus tous deux cacheacutes dans un buisson un peu plus bas

que la trancheacutee dumilieu srsquoils voyaientmal le spectacle ne perdaient riendes paroles

Tous leurs soldats le poing crispeacute sur les gourdins restaient muetscomme les souches sur lesquelles ils eacutetaient agrave croppetons Le geacuteneacuteral lesdents serreacutees regardait et eacutecoutait Quand les voix des Velrans reprirentapregraves le chef

Je suis chreacutetien voilagrave ma gloirehellip

2 Colbute culbute

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La guerre des boutons Chapitre VI

il macirccha entre ses dents cette menace mdash Attendez un peu nom de Dieu je vais vous en foutre moi de la

gloire Cependant triomphante la troupe arrivait Touegueule en tecircte la cu-

lotte de Tintin servant drsquoenseigne au bout drsquoune grande percheQuand ils furent agrave peu pregraves tous aligneacutes dans la trancheacutee et qursquoils

commencegraverent au rythme lent du cantique agrave la descendre Lebrac eutun rugissement eacutepouvantable comme le cri drsquoun taureau qursquoon eacutegorgeIl se deacutetendit tel un ressort terriblement bandeacute et bondit de son buissonpendant que tous ses soldats enleveacutes par son eacutelan emporteacutes par son crifonccedilaient comme des catapultes sur la muraille deacutesarmeacutee des Velrans

Ah cela ne fit pas un pli Le bloc vivant des Longevernes triques sif-flant vint frapper hurlant la ligne ahurie des Velrans Tous furent culbu-teacutes du mecircme coup et beugneacutes de coups de triques terribles tandis que lechef martelant de ses talons Touegueule eacutepouvanteacute lui reprenait drsquountour de main la culotte de son ami Tintin en jurant effroyablement

Puis en possession du vecirctement reconquis avec lrsquohonneur il com-manda sans heacutesitation la retraite qui se fit en vitesse par cette mecircme tran-cheacutee du milieu que les ennemis venaient de quitter

Et tandis que piteux et rouleacutes une fois de plus ils se relevaient lesous-bois silencieux retentissait des rires des hueacutees et des vertes injuresde Lebrac et de son armeacutee regagnant leur camp au galop derriegravere la culottereconquise

Bientocirct ils arrivegraverent agrave la cabane ougrave Gambette Boulot et Tintin cedernier tregraves inquiet sur le sort de son pantalon entouraient la Marie quide ses doigts agiles achevait de remettre aux vecirctements de son fregravere lesindispensables accessoires dont ils avaient eacuteteacute rudement deacutepouilleacutes

La victime cependant sa blouse descendue comme un jupon par pu-deur pour le voisinage de sa soeur reccedilut son pantalon avec des larmes dejoie

Il faillit embrasser Lebrac mais pour ecirctre plus agreacuteable agrave son ami ildeacuteclara qursquoil chargeait sa soeur de ce soin et il se contenta de lui affirmerdrsquoune voix tremblante encore drsquoeacutemotion qursquoil eacutetait un vrai fregravere et plusqursquoun fregravere pour lui

Chacun comprit et applaudit discregravetement

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La guerre des boutons Chapitre VI

La Marie Tintin eut sitocirct fait de remettre agrave la culotte de son fregravere lesboutons qui manquaient et on la laissa par prudence partir seule un peuen avance

Et ce soir-lagrave lrsquoarmeacutee de Longeverne apregraves avoir passeacute par de terriblestranses rentra au village fiegraverement aux macircles accents de la musique deMeacutehul

La victoire en chantanthellipheureuse drsquoavoir reconquis lrsquohonneur et la culotte de Tintin

n

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CHAPITRE VII

Le treacutesor pilleacute

Le temple est en ruine au haut du promontoireJ-M de Heredia (Les Tropheacutees)

O rsquo tout pas gardeacute rancune agrave Bacailleacute de sa que-relle avec Camus non plus que de ses tentatives de chantage etde ses velleacuteiteacutes de cafardage aupregraves du pegravere Simon

Somme toute il avait eu le dessous il avait eacuteteacute puni On se garderait agrave car-reau avec lui et sauf quelques irreacuteductibles dont La Crique et Tintin lereste de lrsquoarmeacutee et mecircme Camus avait geacuteneacutereusement passeacute lrsquoeacuteponge surcette scegravene regrettable mais apregraves tout assez habituelle qui avait failli agraveun moment critique semer la discorde et la zizanie au camp de Longe-verne

Malgreacute cette attitude toleacuterante dont il profitait Bacailleacute nrsquoavait pointdeacutesarmeacute Il avait toujours sur le coeur sinon sur les joues les gifles deCamus la retenue du pegravere Simon le teacutemoignage de toute lrsquoarmeacutee (grands

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La guerre des boutons Chapitre VII

et petits) contre lui et surtout il avait contre lrsquoeacuteclaireur et lieutenant deLebrac la haine que donne lrsquoaffreuse jalousie de lrsquoeacutevinceacute en amour Et toutcela non il ne le pardonnait pas

Drsquoun autre cocircteacute il avait reacutefleacutechi qursquoil lui serait plus facile drsquoexercersur tous les Longevernes en geacuteneacuteral et sur Camus en particulier des re-preacutesailles mysteacuterieuses et de leur dresser des embucircches srsquoil continuait agravecombattre dans leurs rangs Aussi sa punition finie il se rapprocha de labande

Srsquoil ne fut pas du combat fameux au cours duquel la culotte de Tintincomme une redoute ceacutelegravebre fut prise et reprise il ne songea point agrave srsquoenpendre comme le brave Crillon mais il vint agrave la Saute les soirs suivants etprit une part modeste et effaceacutee aux grands duels drsquoartillerie ainsi qursquoauxassauts houleux et vocifeacuterants qui les suivaient geacuteneacuteralement

Il eut la joie pure de nrsquoecirctre pas pinceacute et de voir prendre tantocirct par lesuns tantocirct par les autres car il les haiumlssait tous quelques guerriers desdeux partis que lrsquoon renvoya ou qui revinrent en piteux eacutetat

Il restait lui prudemment agrave lrsquoarriegravere-garde riant en dedans quandun Longeverne eacutetait pinceacute plus bruyamment quand crsquoeacutetait un VelransLe treacutesor fonctionnait si lrsquoon peut dire Tout le monde et Bacailleacute commeles autres allait avant de rentrer deacuteposer les armes agrave la cabane et veacuterifierla cagnotte qui selon les victoires ou les revers fluctuait montait avec lesprisonniers qursquoon faisait baissait quand il y avait un ou plusieurs vaincus(crsquoeacutetait rare ) agrave retaper pour la rentreacutee

Ce treacutesor crsquoeacutetait la joie crsquoeacutetait lrsquoorgueil de Lebrac et des Longevernescrsquoeacutetait leur consolation dans le malheur leur panaceacutee contre le deacutesespoirleur reacuteconfort apregraves le deacutesastre Bacailleacute un jour pensa laquo Tiens si je leleur chipais et que je le fiche au vent Crsquoest pour le coup qursquoils en feraientune gueule et ccedila serait bien tapeacute comme vengeance raquo

Mais Bacailleacute eacutetait prudent Il songea qursquoil pouvait ecirctre vu rocircdantseul de ce cocircteacute que les soupccedilons se dirigeraient naturellement sur luiet qursquoalors oh alors il faudrait tout craindre de la justice et de la colegraverede Lebrac

Non il ne pouvait pas lui-mecircme prendre le treacutesorSi je cafardais agrave mon pegravere pensa-t-ilAh oui ce serait encore pis On saurait tout de suite drsquoougrave partait le

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La guerre des boutons Chapitre VII

coup et moins que jamais il eacutechappait au chacirctimentNon ce nrsquoeacutetait pas cela Pourtant et son esprit et sa penseacutee sans cesse y revenaient crsquoeacutetait lagrave

qursquoil fallait frapper il le sentait bien crsquoeacutetait par lagrave qursquoil les atteindrait auvif

Mais comment comment voilagrave hellipApregraves tout il avait le temps lrsquooccasion srsquooffrirait peut-ecirctre toute

seuleLe jeudi suivant de bon matin le pegravere de Bacailleacute accompagneacute de

son fils partit agrave la foire agrave Baume Sur le devant de la voiture agrave planches agravelaquelle on avait atteleacute Bichette la vieille jument ils srsquoinstallegraverent sur unebotte de paille disposeacutee en travers en arriegravere sur une litiegravere fraicircche toutle corps dans un sac serreacute en coulisse autour de son cou un petit veau desix semaines montrait sa tecircte eacutetonneacutee Le pegravere Bacailleacute qui lrsquoavait venduau boucher de Baume profitait de lrsquooccasion qursquooffrait la foire pour leconduire agrave son acqueacutereur Comme crsquoeacutetait jeudi et qursquoil devait toucher delrsquoargent il emmenait son fils avec lui

Bacailleacute eacutetait joyeux Ces bonheurs-lagrave nrsquoarrivaient pas souvent Il eacutevo-quait drsquoavance toutes les jouissances de la journeacutee il dicircnerait agrave lrsquoaubergeboirait du vin des petits verres ou des sirops dans le gobelet de son pegravere ilachegraveterait des pains drsquoeacutepices un sifflet et il se rengorgeait encore en pen-sant que ses camarades ses ennemis enviaient certainement son sort

Ce jour-lagrave il y eut entre Longeverne et Velrans une bataille terribleOn ne fit il est vrai pas de prisonniers mais les cailloux et les triquesfirent rage et les blesseacutes nrsquoavaient guegravere le soir envie de rire

Camus avait une bosse eacutepouvantable au front une bosse avec unebelle entaille rouge qui avait saigneacute durant deux heures Tintin ne sen-tait plus son bras gauche ou plutocirct il ne le sentait que trop Boulot avaitune jambe toute noire La Crique nrsquoy voyait plus sous lrsquoenflure de la pau-piegravere droite Grangibus avait les orteils eacutecraseacutes son fregravere remuait avecune peine infinie le poignet droit et lrsquoon comptait pour rien les meurtris-sures multiples qui tatouaient les cocirctes et les membres du geacuteneacuteral de sonlieutenant et de la plupart des autres guerriers

Mais on ne se plaignait pas trop car du cocircteacute des Velrans crsquoeacutetait sucircre-ment pis encore Bien sucircr qursquoon nrsquoeacutetait pas alleacute inventorier les laquo gnons raquo

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La guerre des boutons Chapitre VII

reccedilus par les ennemis mais crsquoeacutetait une beacuteneacutediction srsquoil nrsquoy en avait pasdans le tas des eacutecharpeacutes quelques-uns qui se missent au lit avec des meacute-ningites des foulures graves des luxations ou des fiegravevres carabineacutees

Bacailleacute entre ses planches sur sa botte de paille rentra le soir unpeu eacutemeacutecheacute lrsquoair triomphant et ricana mecircme meacutechamment au nez descamarades qui drsquoaventure assistegraverent agrave sa descente de voiture

mdash Fait-il le laquo zig raquo bon Dieu pour une fois qursquoil va agrave la foire cecoco-lagrave Dirait-on pas qursquoil descend de calegraveche et que son calandeau sup1 estun pur sang

Mais lrsquoautre drsquoun air de vengeance satisfaite et de profond deacutedaincontinuait agrave ricaner en les regardant

Au reste ils ne pouvaient se comprendreLe lendemain vu la quantiteacute drsquouniteacutes hors de combat il eacutetait impos-

sible de songer agrave se battre Drsquoailleurs les Velrans eux ne pourraient cer-tainement pas venir On se reposa donc on se soigna on se pansa avecdes herbages simples ou compliqueacutes chipeacutes dans les vieilles boicirctes agrave re-megravedes des mamans au petit bonheur des trouvailles Ainsi La Crique sefaisait des lavages de camomille agrave la paupiegravere et Tintin pansait son brasavec de la tisane de chiendent Il jurait drsquoailleurs que cela lui faisait beau-coup de bien En meacutedecine comme en religion il nrsquoy a que la foi qui sauve

Et puis on fit quelques parties de billes pour se changer un peu desdistractions violentes de la veille

Le samedi on ne devait pas plus que le vendredi se rendre au GrosBuisson Pourtant Camus Lebrac Tintin et La Crique que lrsquoennui tarau-dait reacutesolurent non point drsquoaller chercher noise ou reconnaicirctre lrsquoennemimais bien drsquoaller faire un petit tour agrave la cabane la chegravere cabane qui abritaitle treacutesor et ougrave lrsquoon eacutetait si tranquille et si bien pour faire la fecircte

Ils ne confiegraverent agrave personne leur projet pasmecircme auxGibus et agrave Gam-bette Agrave quatre heures ils partirent chacun vers son domicile respectif etun moment apregraves se retrouvegraverent agrave la vie agrave Donzeacute pour gagner agrave traversle bois du Teureacute lrsquoemplacement de la forteresse

Chemin faisant ils parlaient de la grande bataille du jeudi Tintin sonbras en eacutecharpe et La Crique un bandeau sur lrsquooeil deux des plusmaltrai-

1 Carcan vieux cheval

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La guerre des boutons Chapitre VII

teacutes de la journeacutee revivaient avec deacutelices les coups de pieds qursquoils avaientfoutus et les coups de trique qursquoils avaient distribueacutes avant de recevoirlrsquoun le poing de Touegueule dans lrsquooeil lrsquoautre le bacircton de Pissefroid surle radiushellip ou le cubitus

mdash Il a fait han comme un boeuf qursquoon assomme disait Tintin en par-lant de son grand ennemi Tatti quand jrsquoy ai foutu mon talon dans lrsquoesto-mac jrsquoai cru qursquoil ne voulait pas reprendre son souffle ccedila lui apprendraagrave me refiler ma culotte

La Crique eacutevoquait les dents casseacutees et les crachats rouges de Toue-gueule recevant son coup de tecircte sous la macircchoire et tout cela leur faisaitoublier les petites souffrances de lrsquoheure preacutesente

On eacutetait maintenant sous bois dans le vieux chemin de deacutefruit reacute-treacuteci drsquoanneacutee en anneacutee par les pousses vigoureuses du taillis envahissantqui obligeait agrave se courber ou agrave se baisser pour eacuteviter la gifle segraveche drsquouneramille deacutefeuilleacutee

Des corbeaux qui rentraient en forecirct agrave lrsquoappel drsquoun veacuteteacuteran tour-noyaient en croassant au-dessus de leur groupehellip

mdash On dit que crsquoest des oiseaux qui portent malheur tout comme leschouettes qui chantent la nuit annoncent une mort dans la maison Crois-tu que crsquoest vrai toi Lebrac demanda Camus

mdash Peuh fit le geacuteneacuteral crsquoest des histoires de vieille femme Srsquoil arrivaitunmalheur chaque fois qursquoon voit un laquo cro raquo on ne pourrait plus vivre surla terre mon pegravere dit toujours que ces corbeaux-lagrave sont moins agrave craindreque ceusses qui nrsquoont point drsquoailes Faut toucher du fer quand on en voitun de ceux-lagrave pour deacutetourner la malchance

mdash Crsquoest-il vrai qursquoils vivent cent ans ces becirctes-lagrave Je voudrais bien ecirctreque drsquoeux ils voient du pays et ils ne vont pas en classe envia Tintin

mdash Mon vieux reprit La Crique pour savoir srsquoils vivent si longtempset ccedila se peut bien il faudrait ecirctre lagrave et en marquer un au nid Seulementquand on vient au monde on nrsquoa pas toujours un corbeau sous la main etpuis on nrsquoy pense guegravere tu sais sans compter qursquoil nrsquoy a pas beaucoupde types qui viennent agrave cet acircge-lagrave

mdash Parlez plus de ces becirctes-lagrave demanda Camus moi je crois quandmecircme que ccedila porte malheur

mdash Faut pas ecirctre laquo superticieux raquo Camus Crsquoeacutetait bon pour les gens du

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La guerre des boutons Chapitre VII

vieux temps maintenant on est civiliseacute y a la sciencehellipEt lrsquoon continua agrave marcher tandis que La Crique interrompait sa

phrase et lrsquoeacuteloge des tempsmodernes pour eacuteviter la caresse brusque drsquounebranche basse qursquoavait deacuteplaceacutee le passage de Lebrac

Agrave la sortie de la forecirct on obliqua vers la droite pour gagner les car-riegraveres

mdash Les autres ne nous ont pas vus remarqua Lebrac Personne ne saitqursquoon est venu Ah notre cabane est vraiment bien cacheacutee

On fit chorus Ce sujet eacutetait ineacutepuisablemdash Crsquoest moi laquo que je lrsquoai trouveacutee raquo hein rappela La Crique riant

drsquoun large rire triomphant malgreacute son oeil au beurre noirmdash Entrons coupa LebracUn cri de stupeacutefaction et drsquohorreur jaillit simultaneacutement des quatre

poitrines un cri eacutepouvantable deacutechirant ougrave il y avait de lrsquoangoisse de laterreur et de la rage

La cabane eacutetait deacutevasteacutee pilleacutee ravageacutee aneacuteantieDes gens eacutetaient venus lagrave des ennemis les Velrans assureacutement Le

treacutesor avait disparu les armes eacutetaient casseacutees ou deacuterobeacutees la table arra-cheacutee le foyer deacutemoli les bancs renverseacutes la mousse et les feuilles brucircleacuteesles images deacutechireacutees le miroir briseacute lrsquoarrosoir cabosseacute et perceacute le toit deacute-fonceacute et le balai suprecircme insulte le vieux balai deacuterobeacute au stock de lrsquoeacutecoleplus deacutepailleacute et plus sale que jamais deacuterisoirement planteacute en terre au mi-lieu de ce deacutesordre comme un teacutemoin vivant du deacutesastre et de lrsquoironiedes pillards

Agrave chaque deacutecouverte crsquoeacutetaient de nouveaux cris de rage et des voci-feacuterations et des blasphegravemes et des serments de vengeance

On avait deacutemoli les casseroles ethellip souilleacute les pommes de terre Crsquoeacutetaient sucircrement les Velrans qui avaient fait le coup La Crique

avec son intuitive finesse et sa logique habituelle le prouva incontinentmdash Voyons un homme de Longeverne qui aurait trouveacute par aventure

la cabane nrsquoaurait fait qursquoen rire il en aurait jaseacute au village et on lrsquoauraitsu un eacutetranger nrsquoavait rien agrave prendre lagrave et srsquoen serait fichu Beacutedouinlui eacutetait bien trop nouille pour trouver tout seul une cache pareille etdrsquoailleurs depuis sa derniegravere soulographie il ne se hasardait plus en rasecampagne et comme un sage cultivait et rentrait les leacutegumes et les fruits

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La guerre des boutons Chapitre VII

de son jardinRestaient donc les Velransmdash Quand La veille parbleu puisque le jeudi soir tout eacutetait intact et

qursquoaujourdrsquohui il leur aurait eacuteteacute impossible de trouver apregraves quatre heuresle temps mateacuteriel neacutecessaire pour perpeacutetrer un pareil saccage agrave moinstoutefois qursquoils ne fussent venus le matin mais ils eacutetaient bien trop frous-sards pour oser friper une classe

mdash Ah si nous eacutetions au moins venus hier se lamentait Lebrac Direque jrsquoy ai penseacute Car enfin ils nrsquoont pas pu tous venir il y en avait tropdrsquoeacuteclopeacutes parmi eux je le sais bien peut-ecirctre moi comme ils eacutetaient ar-rangeacutes ils eacutetaient sucircrement plus mal foutus que nous encore

Ah si on leur eacutetait tombeacute dessus Bon Dieu de nom de Dieu je leseacutetranglais

mdash Cochons canailles bandits mdash Crsquoest tout de mecircme lacircche vous savez ce qursquoils ont fait lagrave jugea

Camusmdash Et nous en sommes des propres pour nous rebattre mdash Il faudra trouver leur cabane aussi nous reprit Lebrac il nrsquoy a plus

que ccedila parbleu plus rien que ccedila mdash Oui mais quand Apregraves quatre heures ils viendront faire le guet

agrave la lisiegravere il nrsquoy a que pendant la classe qursquoon pourrait chercher maisfaudrait la gouepper sup2 au moins huit jours de suite laquo passe que raquo il ne fautguegravere compter qursquoon tombera dessus le premier matinQursquoest-ce qui veutoser faire ce coup-lagrave pour recevoir une tatouille carabineacutee de son pegravere etattraper un mois de retenue du maicirctre drsquoeacutecole

mdash Il nrsquoy a que Gambette mdashMais comment ont-ils bien pu la trouver les salauds Une cabane si

bien cacheacutee que personne ne connaissait et ougrave ils ne nous avaient jamaisvus venir

mdash Crsquoest pas possible on leur a dit mdash Tu crois Mais qui il nrsquoy a que nous qui sachions ougrave elle est Il y

aurait donc un traicirctre

2 Manquer friper

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La guerre des boutons Chapitre VII

mdashUn traicirctre ruminait La Crique ndash Puis se frappant le front sans soucide son oeil illumineacute malgreacute son bandeau drsquoune penseacutee subite

mdash Oui lagrave nom de Dieu rugit-il oui il y a un traicirctre et je le connaisle salaud je sais qui crsquoest Ah je vois tout je devine tout maintenant ledeacutegoucirctant le Judas le pourri

mdashQui interrogea CamusmdashQui reprirent les deux autresmdash Bacailleacute pardi mdash Le bancal Tu crois mdash Jrsquoen suis sucircr Eacutecoutez-moi laquo Jeudi il nrsquoeacutetait pas avec nous il est alleacute avec son pegravere agrave la foire agrave

Baume hein vous vous souvenez Rappelez-vous bien maintenant lagueule qursquoil faisait en rentrant il avait lrsquoair de nous narguer de se foutrsquode nous parfaitement Eh bien en revenant de Baume il est passeacute parVelrans avec son pegravere ils eacutetaient un peu eacutemeacutecheacutes ils se sont arrecircteacutes chezquelqursquoun lagrave-bas je ne sais pas chez qui mais je parierais tout ce qursquoonvoudrait que crsquoest comme ccedila peut-ecirctre bien mecircme qursquoil srsquoen est revenuavec des Velrans et alors il leur zrsquoy a dit sucircrement il leur zrsquoy a dit ous-qursquoeacutetait notrsquocabane

laquoAlors lrsquoautre qui nrsquoeacutetait pas eacuteclopeacute srsquoest ameneacute hier ici avec lesmoinsmalades et voilagrave parbleu voilagrave

mdash Le cochon le traicirctre la crapule macircchonnait Lebrac si crsquoest vraibon Dieu gare agrave sa peau je le saigne

mdash Si crsquoest vrai Mais crsquoest sucircr comme un et un font laquo deusse raquo commeje mrsquoappelle La Crique et que jrsquoai lrsquooeil noir comme un cul de marmitepardine

mdash Faut le deacutemasquer alors conclut Tintinmdash Allons-nous-en il nrsquoy a plus rien agrave faire ici ccedila me retourne les

sangs et ccedila me chavire le coeur de voir ccedila geacutemit Camus On causera bienen srsquoen allant et il ne faut pas surtout qursquoon se doute que nous sommesvenus aujourdrsquohui

mdash Crsquoest demain dimanche reprit-il on le deacutemasquera bien on le feraavouer et alorshellip

Camus nrsquoacheva pas Mais son poing fermeacute brandi vers le ciel com-pleacutetait eacutenergiquement sa penseacutee

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La guerre des boutons Chapitre VII

Et par le mecircme chemin qursquoils eacutetaient venus ils rentregraverent au villageapregraves avoir drsquoun commun accord pris de seacutevegraveres dispositions pour lelendemain

n

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CHAPITRE VIII

Le traicirctre chacirctieacute

Le trouble de mon acircme eacutetant sans gueacuterisonLe voeu de la vengeance est un voeu leacutegitime

Malherbe (Sur la mort de son fils)

mdash Si on allait faire un tour agrave la cabane proposa insidieusementLa Crique le dimanche apregraves vecircpres quand tous ses camarades furentreacuteunis sous lrsquoauvent de lrsquoabreuvoir autour du geacuteneacuteral

Bacailleacute freacutemit de joie sans se douter le moins du monde qursquoil eacutetaitobserveacute discregravetement

Au reste agrave part les quatre chefs qui avaient pris part agrave la promenadede la veille nul pas mecircme les Gibus ni Gambette ne se doutait de lrsquoeacutetatdans lequel se trouvait la cabane

mdash Faudra pas se battre aujourdrsquohui conseilla Camus allons-y par lavie agrave Donzeacute

On acquiesccedila agrave ces propositions diverses et la petite armeacutee babillante

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La guerre des boutons Chapitre VIII

gaie et sans penser agrave mal srsquoachemina vers la forteresseLebrac selon son habitude tenait la tecircte Tintin au milieu de la co-

lonne et sans avoir lrsquoair de penser agrave rien marchait agrave hauteur de Bacailleacutesur qui il ne jetait mecircme pas les yeux agrave lrsquoarriegravere-garde fermant la marcheet ne perdant point de vue lrsquoaccuseacute venaient La Crique et Camus dont lesblessures eacutetaient en bonne voie de gueacuterison

Bacailleacute eacutetait visiblement agiteacute de penseacutees complexes car il ne savaitrien au juste de ce qursquoavaient fait les Velrans qursquoallait-on trouver agrave lacabane Quelle gueule feraient Lebrac et Camus et les autres sihellip

Il les regardait de temps agrave autre agrave la deacuterobeacutee et ses yeux peacutetillaientmalgreacute lui de malice contenue de joie refreacuteneacutee et aussi drsquoun leacuteger senti-ment de crainte

Et srsquoils allaient se douter Mais comment pourraient-ils savoir et sur-tout prouver

On avanccedilait dans le sentier du bois Et La Crique pencheacute vers le grim-peur lui disait

mdash Hein Camus tes corbeaux drsquohier tu te souvienshellip jrsquoaurais jamaiscru Crsquoest tout de mecircme vrai que ccedila porte malheur quelquefois ces becirctes-lagrave

mdash Demande voir agrave Bacailleacute riposta Camus qui par un inexplicablerevirement redevenait sceptique demande-zrsquoy voir srsquoil en a vu ce matindes corbeaux Il ne se doute guegravere que nous savons et ne sait pas ce quilrsquoattend Regarde-le mais regarde-le donc un peu ce salaud-lagrave

mdashCrois-tu qursquoil a du toupet Oh il se croit bien sucircr et bien tranquille mdash Tu sais faut pas le laisser eacutechapper mdash Penses-tu un bancal comme ccedila mdash Oh mais il court bien tout de mecircme ce sautereacute-lagrave sup1 Agrave lrsquoautre extreacutemiteacute de la colonne on entendait Boulot qui disait mdash Ce que je ne comprends pas crsquoest qursquoils reviennent encore apregraves

les tatouilles qursquoon leur zrsquoy a foutues mdash Pour moi reacutepondait Lebrac ils doivent avoir une cache eux aussi

Vous avez bien vu que pour la culotte de Tintin ils nrsquoavaient plus detriques en sortant du bois

1 Sautereacute probablement macircle de sauterelle sauteur

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La guerre des boutons Chapitre VIII

mdash Oui ils ont sucircrement une cabane comme nous concluait TigibusBacailleacute agrave cette affirmation eut un ricanement muet qui nrsquoeacutechappa

point agrave Tintin pas plus qursquoagrave La Crique ni agrave Camusmdash Eh bien es-tu sucircr maintenant fit La Criquemdash Oui reacutepondit lrsquoautre Ah la crapule Faudra bien qursquoil avoue On sortait du bois on allait arriver on srsquoengageait dans les chemins

creuxmdash Ah nom de Dieu srsquoexclama Lebrac srsquoarrecirctant et ainsi que crsquoeacutetait

convenu jouant la rage et la surprise comme srsquoil eucirct tout ignoreacuteIl y eut un vacarme effroyable de cris et de bousculades pour voir plus

vite et ce fut bientocirct un concert farouche de maleacutedictionsmdash Bon Dieu de bon Dieu Crsquoest-y possible mdash Cochons de cochons mdashQui est-ce qui a bien pu faire ccedila mdash Le treacutesor mdash Rien pus rien racirclait Grangibusmdash Et notre toit et nos sabres notrsquoarrosoir nos images le lit la glace

la table mdash Le balai mdash Crsquoest les Velrans mdash Pour sucircr qui ccedila serait-il mdash Peut-on savoir hasarda Bacailleacute pour dire quelque chose lui aussiTous eacutetaient entreacutes derriegravere le chef Seuls Camus et La Crique

sombres et silencieux leur trique au poing comme le Cheacuteroub au seuildu paradis perdu gardaient la porte

Lebrac laissa ses soldats se plaindre se lamenter et hurler ainsi quedes chiens qui sentent la mort Lui comme eacutecraseacute srsquoassit agrave terre au fondsur les pierres qui avaient contenu le treacutesor et la tecircte dans les mainssembla srsquoabandonner agrave son deacutesespoir

Personne ne songeait agrave sortir on criait on menaccedilait puis lrsquoefferves-cence de cris se calma et cette grande colegravere bruyante et vaine fit place agravela prostration qui suit les irreacuteparables deacutesastres

Camus et La Crique gardaient toujours la porteEnfin Lebrac relevant la tecircte et se redressant montra sa figure rava-

geacutee et ses traits crispeacutes

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La guerre des boutons Chapitre VIII

mdash Crsquoest pas possible rugit-il que les Velrans aient fait ccedila tout seuls non crsquoest pas possible qursquoils aient reacuteussi agrave trouver notrsquocabane sans qursquoonleur ait enseigneacute ougrave elle eacutetait Crsquoest pas possible on leur a dit Il y a untraicirctre ici

Et son accusation profeacutereacutee tomba dans le grand silence comme uncoup de fouet cinglant sur un troupeau deacutesempareacute

Les yeux srsquoeacutecarquillegraverent et papillotegraverent Un silence plus lourd planamdash Un traicirctre reprirent en eacutecho lointain et affaibli quelques voix

comme si crsquoeucirct eacuteteacute monstrueux et impossiblemdash Un traicirctre oui tonna derechef Lebrac Il y a un traicirctre et je le

connaismdash Il est ici glapit La Crique brandissant son eacutepieu drsquoun geste exter-

minateurmdash Regardez et vous le verrez le traicirctre reprit Lebrac fixant Bacailleacute

de ses yeux de loupmdash Crsquoest pas vrai crsquoest pas vrai balbutia le bancal qui rougissait blecirc-

missait verdissait tremblait devant cette accusation muette comme touteune frondaison de bouleau et chancelait sur ses jambes

mdash Vous voyez bien qursquoil se deacutenonce tout seul le traicirctre Le traicirctre crsquoestBacailleacute Lagrave le voyez-vous

mdash Judas va hurla Gambette terriblement eacutemu tandis que Grangi-bus freacutemissant lui posait la griffe sur lrsquoeacutepaule et le secouait comme unprunier

mdash Crsquoest pas vrai crsquoest pas vrai protestait de nouveau Bacailleacute quandest-ce que jrsquoaurais pu leur dire moi je ne les vois pas les Velrans je neles connais pas

mdash Silence menteur coupa le chef Nous savons tout Jeudi la cabaneeacutetait intacte crsquoest vendredi qursquoon lrsquoa sacqueacutee puisqursquohier elle y eacutetait deacutejagraveAllez dites-le ceux qui sont venus hier soir avec moi

mdash Nous le jurons firent ensemble Camus Tintin et La Crique levantla main droite preacutealablement mouilleacutee de salive et crachant par terre ser-ment solennel

mdash Et tu vas dire canaille ou je trsquoeacutetrangle trsquoentends tu vas avouer agravequi tu lrsquoas dit jeudi en revenant de Baume Crsquoest jeudi que trsquoas vendu tesfregraveres

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La guerre des boutons Chapitre VIII

Une secoueacutee brutale rappela agrave Bacailleacute ahuri sa situation terriblemdash Crsquoest pas vrai na continua-t-il agrave nier et jrsquoveux mrsquoen aller puisque

crsquoest comme ccedilamdash On ne passe pas grogna La Crique levant son bacirctonmdash Lacircches vous ecirctes des lacircches riposta Bacailleacutemdash Canaille gibier de bagne beugla Camus il nous trahit il nous fait

voler et il nous insulte encore par-dessus le marcheacute mdash Liez-le ordonna Lebrac drsquoun ton secEt avant que la chose fucirct faite il se saisit du prisonnier et le calotta

vigoureusementmdash La Crique interrogea-t-il ensuite drsquoun air grave toi qui connais ton

histoire de France dis-nous un peu comment on srsquoy prenait au bon vieuxtemps pour faire avouer leurs crimes aux coupables

mdash On leur laquo roustissait raquo les doigts de piedmdash Deacutechaussez le traicirctre alors et allumez du feuBacailleacute se deacutebattaitmdash Oh tu as beau faire preacutevint le chef tu nrsquoeacutechapperas pas avoueras-

tu canaille Une fumeacutee eacutepaisse et blanche montait deacutejagrave drsquoun amas de mousse et

de feuilles segravechesmdash Oui fit lrsquoautre affoleacute oui Et le bancal toujours maintenu par des ficelles et des mouchoirs rou-

leacutes en forme de lien au milieu du cercle menaccedilant et furibond des guer-riers de Longeverne avoua par petites phrases qursquoil eacutetait en effet revenude Baume avec Boguet de Velrans et le pegravere drsquoicelui qursquoils srsquoeacutetaient arrecirc-teacutes chez eux lagrave-bas pour boire un litre et une goutte et qursquoil avait eacutetantsaoul raconteacute sans croire mal faire ougrave se trouvait la cabane de Longe-verne

mdash Crsquoest pas la peine drsquoessayer de nous monter le coup tu sais coupaLa Crique jrsquoai bien vu la gueule que tu faisais en rentrant de Baume tusavais bien ce que tu disais et en venant ici tout agrave lrsquoheure nous trsquoavonsbien vu aussi Tu savais

mdash Tout ccedila laquo crsquoest passe que tu bisques raquo de ce que la Tavie aimemieuxCamus Elle a sucircrement raison de se foutre de ta gueule Mais est-ce qursquoontrsquoavait fait du mal apregraves lrsquoaffaire de vendredi Est-ce qursquoon trsquoa seulement

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La guerre des boutons Chapitre VIII

empecirccheacute de revenir te battre avec nous Pourquoi alors que tu te vengesaussi salement Trsquoas pas laquo drsquoescuses raquo

mdash Voilagrave conclut Lebrac serrez les noeuds On va le jugerUn grand silence tombaCamus et La Crique geocircliers sinistres barraient toujours le seuil Une

houle de poings se tendaient vers Bacailleacute Comprenant qursquoil nrsquoavait pasde pitieacute agrave attendre des geocircliers et sentant venir lrsquoheure des expiationssuprecircmes il eut une reacutevolte deacutesespeacutereacutee et terrible et essaya de ruer de sedeacutebattre et de mordre

Mais Gambette et les Gibus qui avaient assumeacute le rocircle de garde-chiourme eacutetaient des gars solides et racircbleacutes et on ne le leur faisait pascomme ccedila drsquoautant que la colegravere une colegravere folle qui leur faisait lesoreilles rouges deacutecuplait encore leurs forces

Les poignets de Bacailleacute serreacutes dans des eacutetaux de fer devinrent bleusses jambes furent en un clin drsquooeil ligoteacutees plus eacutetroitement encore et onle jeta comme un paquet de chiffons au milieu de la cabane sous le troudu toit deacutefonceacute du toit si solide que malgreacute tous leurs efforts les Velransne lrsquoavaient pu crever qursquoen un seul endroit

Lebrac en chef parla mdash La cabane dit-il est foutue on connaicirct notre cache tout est agrave re-

faire mais ccedila ce nrsquoest rien il y a le treacutesor qui a disparu il y a lrsquohonneurqui est atteint

laquo Lrsquohonneur on le redressera on sait ce que valent nos poings maisle treacutesorhellip le treacutesor valait bien cent sous

laquo Bacailleacute continua-t-il gravement tu es complice des voleurs tu esun voleur tu nous a voleacute cent sous as-tu un eacutecu de cinq livres agrave nousrendre raquo

La question eacutetait de pure forme et Lebrac ne lrsquoignorait pasQui est-cequi avait jamais eu cent sous agrave soi cent sous ignoreacutes des parents et surlesquels ces derniers ne pussent avoir agrave toute heure droit de haute main

Personne mdash Jrsquoai trois sous geacutemit Bacailleacutemdash Fous-toi-les laquo queacuteque raquo part tes trois sous rugit Gambettemdash Messieurs reprit Lebrac solennel voici un traicirctre et nous allons le

juger et lrsquoexeacutecuter sans reacutemission

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La guerre des boutons Chapitre VIII

mdash Sans haine et sans crainte redressa La Crique qui se remeacutemoraitdes lambeaux de phrases drsquoinstruction civique

mdash Il a avoueacute qursquoil eacutetait coupable mais il a avoueacute parce qursquoil ne pouvaitpas faire autrement et que nous connaissions son crime Quel supplicedoit-on lui faire subir

mdash Le saigner rugirent dix voixmdash Le pendre beuglegraverent dix autresmdash Le chacirctrer grondegraverent quelques-unesmdash Lui couper la langue mdash On va drsquoabord interrompit le chef plus prudent et gardant incons-

ciemment malgreacute sa colegravere une plus saine ideacutee des choses et des conseacute-quences de leur acte on va drsquoabord lui nettoyer tous ses boutons pourreconstituer un noyau de treacutesor et remplacer en partie celui qui nous aeacuteteacute voleacute par ses amis les Velrans

mdash Mes habits du dimanche sursauta le prisonnier Jrsquoveux pas jrsquoveuxpas je lrsquodirai agrave nos gens sup2

mdash Chante toujours mon petit tu nous amuses mais tu sais tu nrsquoasqursquoagrave recommencer agrave cafarder pour voir un peu et jrsquote preacuteviens que si tubrailles trop fort ici on te la boucle ta gueule avec ton laquo tire-jus raquo commeon a fait agrave lrsquoAztec des Gueacutes

Comme ces menaces ne deacutecidaient point Bacailleacute agrave se taire on lebacircillonna et on fit sauter tous ses boutons

mdash Ce nrsquoest pas tout ccedila n d Dhellip reprit La Crique si on ne fait que ccedilaagrave un traicirctre crsquoest vraiment pas la peine Un traicirctre hellip crsquoest un traicirctre nd Dhellip et ccedila nrsquoa pas le droit de vivre

mdash On va le fouetter proposa Grangibus chacun son coup puisqursquoilnous a fait du mal agrave tertous

On ligota de nouveau Bacailleacute nu sur les planches de la table deacutemoliemdash Commencez ordonna LebracUn agrave un la baguette de coudre agrave la main les quarante Longevernes

deacutefilegraverent devant Bacailleacute qui sous leurs coups hurlait agrave fendre le roc etils lui crachegraverent sur le dos sur les reins sur les cuisses sur tout le corpsen signe de meacutepris et de deacutegoucirct

2 Nos gens expression comtoise pour laquo mes parents raquo

224

La guerre des boutons Chapitre VIII

Durant ce temps une dizaine de guerriers sous la conduite de LaCrique eacutetaient sortis avec les habits du condamneacute

Ils revinrent quand finissait lrsquoopeacuteration et Bacailleacute deacutebacircillonneacute et deacute-lieacute reccedilut au bout de longs bacirctons les diverses piegraveces de son habillementveuves de boutons qui avaient eacuteteacute de plus largement compisseacutees et abon-damment souilleacutees drsquoautre faccedilon encore par les justiciers de Longeverne

mdash Va te faire recoudre ccedila par les Velrans lui conseilla-t-on pour finir

n

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CHAPITRE IX

Tragiques rentreacutees

Les sanglots des martyrs et des supplicieacutesSont une symphonie enivrante sans doutehellip

Ch Baudelaire (Les Fleurs du Mal)

B ses liens les fesses en sang la face conges-tionneacutee les yeux reacutevulseacutes drsquohorreur reccedilut en pleine figure lespaquets malodorants qursquoeacutetaient ses habits cependant que toute

lrsquoarmeacutee suivant ses chefs lrsquoabandonnait agrave son sort et quittait dignementla cabane pour aller un peu plus loin dans un endroit deacutesert et cacheacute seconcerter sur ce qursquoil convenait de faire en si pressante et peacutenible occur-rence

Pas un ne se demandait ce qursquoil allait advenir du traicirctre deacutemasqueacutechacirctieacute fesseacute deacuteshonoreacute empuanti Ccedila crsquoeacutetait son affaire il nrsquoavait quece qursquoil meacuteritait et tout juste encore Des racircles et des hoquets de ragedes sanglots drsquoun homme qursquoon assassine parvenaient bien jusqursquoagrave leurs

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La guerre des boutons Chapitre IX

oreilles ils ne srsquoen souciegraverent pointBientocirct par degreacutes lrsquoautre reprenant conscience et se sauvant agrave toute

allure les sanglots et les cris et les hurlements diminuegraverent et lrsquoon nrsquoen-tendit plus rien

Alors Lebrac commanda mdash Il faut aller prendre agrave la cabane tout ce qui peut servir encore et

aller le cacher ailleurs en attendantAgrave deux cents megravetres de lagrave dans le taillis une petite excavation in-

suffisante pour remplacer celle que lrsquoon venait de perdre par le crime deBacailleacute pouvait faute de mieux abriter momentaneacutement les deacutebris dece qui avait eacuteteacute le palais de gloire de lrsquoarmeacutee de Longeverne

mdash Il faut tout apporter ici deacutecida-t-il Et immeacutediatement la majeurepartie de la troupe srsquooccupa agrave ce travail

mdash Fichez aussi le mur en bas compleacuteta-t-il enlevez le toit et murez laprovision de bois il faut qursquoon ne voie plus rien de rien

Les ordres eacutetant donneacutes pendant que les soldats vaquaient agrave ces cor-veacutees reacuteglementaires et presseacutees il confeacutera avec les autres chefs CamusLa Crique Tintin Boulot Grangibus et Gambette

Ce fut une confeacuterence longue et mysteacuterieuseLrsquoavenir et le preacutesent y furent confronteacutes au passeacute non sans regrets

et sans plaintes et surtout lrsquoon agita la question de reconqueacuterir le treacutesorCe treacutesor eacutetait sucircrement dans la cabane des Velrans et la cabane eacutetait

dans le bois mais comment le trouver et surtout quand pourrait-on lechercher

Il nrsquoy avait que Gambette habitant sur la Cocircte et quelquefois Grangi-bus occupeacute au moulin qui pouvaient invoquer des motifs plausibles drsquoab-sence sans courir le risque drsquoun controcircle immeacutediat et seacuterieux

Gambette nrsquoheacutesita pasmdash Je gouepperai sup1 lrsquoeacutecole tant qursquoil faudra je battrai le bois en long

en large en haut en travers jrsquoen laisserai pas un pouce drsquoinesqueploreacute sup2tant que jrsquoaurai pas deacutemoli leur cabane et repris notre sac

Grangibus deacuteclara que toutes les fois qursquoil pourrait se joindre agrave lui il

1 Manquerai2 Inexploreacute

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La guerre des boutons Chapitre IX

le trouverait agrave la carriegravere agrave Pepiot une demi-heure environ avant lrsquoentreacuteeen classe

Degraves que la traque de Gambette aurait abouti et qursquoon aurait reconquisle treacutesor on rebacirctirait la cabane sur un emplacement qursquoon deacutetermineraitplus tard apregraves les recherches les plus preacutecieuses

Pour lrsquoheure on se contenterait de proteacuteger jusqursquoau contour des Me-nelots et agrave la marniegravere de Jean-Baptiste le retour au Vernois des Gibus

Le transport des mateacuteriaux eacutetait acheveacute les guerriers vinrent se grou-per autour des chefs

Lebrac au nom du Conseil annonccedila gravement que la guerre agrave laSaute eacutetait suspendue jusqursquoagrave une date prochaine qursquoon fixerait de faccedilonpreacutecise degraves qursquoon aurait retrouveacute ce qursquoil fallait

Le Conseil prudent gardait en effet pour lui le secret de ses grandesdeacutecisions

On effaccedila aussi bien que possible les traces qui menaient de lrsquoanciennecabane agrave la nouvelle reacuteserve apregraves quoi le soleil baissant on se reacutesolutagrave regagner le village sans se douter qursquoagrave cette heure il eacutetait en pleinereacutevolution

Les conscrits qui jouaient aux quilles les hommes qui buvaient leurlitre agrave lrsquoauberge de Fricot les commegraveres allant faire la causette avec lavoisine les grandes filles srsquoexerccedilant agrave la broderie ou au crochet derriegravereles rideaux de la fenecirctre toute la population de Longeverne se reacutecreacuteant ouse reposant fut tout drsquoun coup attireacutee aspireacutee devrait-on dire au milieude la rue par des cris eacutepouvantables par les racircles qui nrsquoavaient plus riendrsquohumain drsquoun malheureux qui est agrave bout qui va tomber rendre lrsquoacircme etchacun les yeux arrondis drsquoangoisse se demandait ce qursquoil y avait

Et voilagrave que lrsquoon vit surgir du laquo traje raquo des Chemineacutees bancalant plusque jamais et courant et hurlant autant qursquoon peut hurler Bacailleacute toutnu ou presque car il nrsquoavait sur son dos que sa chemise et aux pieds dessouliers sans cordons Il tenait sur ses bras deux paquets drsquohabits et ilsentait il empoisonnait plus que trente-six charognes en train de pourrir

Les premiers qui accoururent agrave sa rencontre reculegraverent en se bouchantle nez puis un peu aguerris se rapprochegraverent tout de mecircme complegravete-ment ahuris interrogeant

mdashQursquoest-ce qursquoil y a

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La guerre des boutons Chapitre IX

Bacailleacute avait les fesses rouges de sang des rigoles de crachat lui des-cendaient le long des cuisses ses yeux chavireacutes nrsquoavaient plus de larmesses cheveux eacutetaient tout droits et agglutineacutes comme les poils drsquoun heacuteris-son et il tremblait comme une feuille morte qui va se deacutetacher de sonrameau et srsquoenvoler au vent

mdashQursquoest-ce qursquoil y a Qursquoest-ce qursquoil y a Bacailleacute ne pouvait rien dire il hoquetait racirclait se tordait hochait la

tecircte se laissait allerSon pegravere et sa megravere accourus lrsquoemportegraverent agrave la maison agrave demi eacuteva-

noui cependant que tout le village intrigueacute les suivaitOn pansa les fesses de Bacailleacute on le deacutebarbouilla on mit tremper ses

habits dans une seille agrave la remise on le coucha on lui chauffa des briquesdes cruchons des bouillottes on lui fit boire du theacute du cafeacute des grogs ettoujours hoquetant il se calma un peu et baissa les paupiegraveres

Un quart drsquoheure apregraves un peu remis il rouvrait les yeux et racon-tait agrave ses parents ainsi qursquoaux nombreuses femmes qui entouraient sacouche tout ce qui venait de se passer agrave la cabane en omettant toutefoissoigneusement de speacutecifier les motifs qui lui avaient valu ce traitementbarbare crsquoest-agrave-dire sa trahison

Il dit tout le reste il vendit tous les secrets de lrsquoarmeacutee de Longeverne ilnarra les escapades agrave la Saute et les batailles il confessa les boutons chipeacuteset la contribution de guerre il deacutevoila tous les trucs de Lebrac deacutenonccedilatous ses conseils il chargea Camus autant qursquoil put il dit les planchesdeacuterobeacutees les clous soustraits les outils emprunteacutes et la noce la gouttele vin les pommes et le sucre voleacutes les chants obscegravenes la deacutegueuladeau retour et les farces agrave Beacutedouin et le culottage de saint Joseph avec lesdeacutepouilles de lrsquoAztec des Gueacutes tout tout tout il se deacutegonfla se vida sevengea et srsquoendormit lagrave-dessus avec la fiegravevre et le cauchemar

Marchant sur la pointe des pieds une agrave une ou par petits groupessrsquoarrecirctant de temps agrave autre pour jeter un coup drsquooeil sur lrsquointeacuteressant ma-lade les visiteuses se retiregraverent Mais elles srsquoattendirent au seuil de laporte et toutes reacuteunies confeacuteregraverent srsquoanimegraverent srsquoexcitegraverent se mon-tegraverent jusqursquoagrave la fureur folle oeufs voleacutes boutons rafleacutes clous chipeacutessans compter ce qursquoon ne savait pas et bientocirct pas un chat dans le vil-lage ndash si toutefois ces gracieux animaux eurent le mauvais goucirct de precircter

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La guerre des boutons Chapitre IX

lrsquooreille aux discours de leurs patronnes ndash nrsquoignora un mot de la terribleaffaire

mdash Les gredins les gouillands les gouapes les voyous les saligauds mdash Attendez un peu qursquoil rentre jrsquovais le soignermdash Jrsquovais lui servir queacuteque chose aussi au nocirctre le mien mdash Si crsquoest permis des gamins de leur acircge mdash Y a pus drsquoenfants voyez-vous mdash Moi crsquoest son pegravere qui va lui en foutre mdash Attendez seulement qursquoils reviennent Le fait est qursquoils ne paraissaient point autrement presseacutes de rentrer les

gars de Longeverne et ils lrsquoauraient eacuteteacute bien moins encore srsquoils avaient puse douter de lrsquoeacutetat de surexcitation dans lequel le retour et les reacuteveacutelationsde Bacailleacute avaient mis les auteurs de leurs jours

mdash Vous ne les avez pas encore revus mdash Non quelles sottises peuvent-ils bien ecirctre encore en train de faire Les pegraveres venaient de rentrer pour arranger les becirctes leur donner agrave

manger les mener boire et renouveler la litiegravere Ils criaient moins queleurs eacutepouses mais ils avaient les traits crispeacutes et durcis

Le pegravere Bacailleacute avait parleacute de maladie procegraves dommages-inteacuterecirctset dame quand il eacutetait question de leur faire desserrer les cordons de labourse cela nrsquoallait point aussi promettaient-ils inteacuterieurement et mecircmeagrave haute voix de fabuleuses racleacutees agrave leurs rejetons

mdash Les voici annonccedila la megravere Camus du haut de sa leveacutee de grangela main en abat-jour sur les yeux

Et en effet presque aussitocirct se poursuivant et discutant comme agravelrsquoordinaire les gamins du village apparurent dans le chemin pregraves de lafontaine

mdash File chez nous tout de suite commanda segravechement agrave son fils le pegravereTintin qui abreuvait ses becirctes

laquo Lebrac ajouta-t-il et toi aussi Camus y a ton pegravere qui trsquoa deacutejagrave ap-peleacute trois fois

mdash Ah bien on y va alors reacutepondirent nonchalamment les deux chefsEt bientocirct de tous les coins sur tous les seuils on vit surgir des ma-

mans ou des papas heacutelant agrave haute voix leur fils et le priant de rentrerimmeacutediatement

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La guerre des boutons Chapitre IX

Les Gibus et Gambette presque instantaneacutement abandonneacutes se reacute-solurent puisqursquoil en eacutetait ainsi agrave regagner eacutegalement leurs domicilesrespectifs mais Gambette en montant la cocircte et les Gibus la derniegraverebicoque deacutepasseacutee srsquoarrecirctegraverent court

De toutes les maisons du village des cris des hurlements des voci-feacuterations des racircles mecircleacutes agrave des coups de pieds claquant agrave des coups depoings sonnant agrave des tonnerres de chaises et de meubles srsquoeacutecroulant semariaient agrave des jappements eacutepouvanteacutes de chiens se sauvant de chatsfaisant claquer les chatiegraveres pour le plus effroyable charivari qursquooreillehumaine pucirct recircver

On eucirct dit que partout agrave la fois on srsquoeacutegorgeaitGambette le coeur serreacute immobile eacutecoutaitCrsquoeacutetaienthellip oui crsquoeacutetaient bien les voix de ses amis crsquoeacutetaient les ru-

gissements de Lebrac les cris de putois de La Crique les meuglementsde Camus les hurlements de Tintin les piaillements de Boulot les pleursdes autres et leurs grincements de dents on les battait on les rossait onles eacutetrillait on les assommait

Qursquoest-ce que ccedila pouvait bien signifier Et il revint par derriegravere agrave travers les vergers nrsquoosant repasser de-

vant chez Leacuteon le buraliste ougrave quelques ceacutelibataires endurcis fumantleur bouffarde jugeaient des coups drsquoapregraves les cris et discutaient avecironie sur la vigueur compareacutee des poignes paternelles

Il aperccedilut les deux Gibus arrecircteacutes aux aussi comme des liegravevres quieacutecoutent la chasse lrsquooeil rond et les cheveux heacuterisseacuteshellip

mdash Entends-tu entendez-vous mdash Ils les eacutereintent Pourquoi mdash Bacailleacute hellip fit Grangibus crsquoest agrave cause de Bacailleacute je parierais Oui

il est rentreacute tout agrave lrsquoheure au village peut-ecirctre tel qursquoon lrsquoavait laisseacute avecses habits pleins de merde et il a ducirc recafarder

mdash Peut-ecirctre qursquoil a tout raconteacute le salaud mdash Alors nous aussi quand les vieux le sauront on va recevoir la

danse mdash Srsquoil nrsquoa pas dit nos noms et qursquoon en parle chez nous on dira qursquoon

nrsquoy eacutetait pasmdash Eacutecoute eacutecoute hellip

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La guerre des boutons Chapitre IX

Une bordeacutee de sanglots et de racircles et de cris et drsquoinjures et de menacessrsquoeacutevadait de chaque maison montait se mecirclait emplissait la rue pour uneeffarante cacophonie un sabbat infernal un vrai concert de damneacutes

Toute lrsquoarmeacutee de Longeverne du geacuteneacuteral au plus humble soldat duplus grand au plus petit du plus malin au moins deacutegourdi tous rece-vaient la pile et les paternels y allaient sans se retenir (la question drsquoar-gent ayant eacuteteacute eacutevoqueacutee) agrave grands coups de poings et de pieds de soulierset de sabots de martinets et de triques et les megraveres srsquoen mecirclaient ellesaussi farouches impitoyables sur les questions de gros sous tandis queles soeurs navreacutees et un peu complices pleuraient se lamentaient et sup-pliaient qursquoon ne tuacirct pas pour si peu leur pauvre petit fregravere

La Marie Tintin voulut intervenir directement Elle reccedilut de sa megravereune paire de gifles lanceacutees agrave toute voleacutee avec cette menace

mdash Toi petite garce mecircle-toi de ce qui te regarde et que jrsquoentende direencore par les voisines que tu fricotes avec ce jeune gouilland de Lebracje veux trsquoapprendre ce qui est de ton acircge

La Marie voulut lui reacutepliquer une nouvelle paire de claques du pegraverelui en coupa lrsquoenvie et elle srsquoen fut pleurer silencieusement dans un coin

Et Gambette et les Gibus eacutepouvanteacutes srsquoen furent aussi chacun deleur cocircteacute apregraves avoir convenu que Grangibus irait en classe le lendemainmatin pour avoir des renseignements sur ce qui srsquoeacutetait passeacute et qursquoil ac-compagnerait le mardi Gambette agrave la Saute dans sa recherche de la cabanedes Velrans pour lui raconter comment tout ccedila avait tourneacute

n

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CHAPITRE X

Derniegraveres paroles

Et srsquoil nrsquoen reste qursquoun je serai celui-lagrave

Victor Hugo (Les Chacirctiments)

S de la poigne toute-puissante et des irreacutesistiblesarguments que sont des coups de pied au cul bien appliqueacutesune promesse un serment avaient eacuteteacute arracheacutes agrave presque tous

les guerriers de Longeverne la promesse de ne plus se battre avec lesVelrans le serment de ne plus deacutetourner agrave lrsquoavenir ni boutons ni clousni planches ni oeufs ni sous au deacutetriment du meacutenage

Seuls les Gibus et Gambette habitant des meacutetairies eacuteloigneacutees ducentre avaient momentaneacutement eacutechappeacute agrave la sauce quant agrave Lebrac plustecirctu qursquoune demi-douzaine de mules il nrsquoavait rien voulu avouer ni sousla menace ni sous la trique Il nrsquoavait rien promis ni jureacute il eacutetait resteacutemuet comme une carpe crsquoest-agrave-dire qursquoil nrsquoavait pas profeacutereacute durant labastonnade furieuse qursquoil reccedilut de sons humainement articuleacutes mais

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La guerre des boutons Chapitre X

par contre il srsquoeacutetait copieusement rattrapeacute en beuglements en rugisse-ments en hennissements en hurlements qui auraient pu rendre jalouxtous les animaux sauvages de la creacuteation

Et naturellement tous les jeunes Longevernois se couchegraverent ce soir-lagrave sans souper ou bien eurent pour toute pitance avec le morceau de painsec la permission drsquoaller boire un coup agrave lrsquoarrosoir ou au bassin sup1

On leur deacutefendit le lendemain de srsquoamuser avant la classe on leur or-donna de rentrer immeacutediatement apregraves onze et quatre heures interdic-tion aussi de parler aux camarades recommandation au pegravere Simon dedonner des devoirs suppleacutementaires et des leccedilons itou de veiller agrave lrsquoiso-lement de punir dur et de doubler chaque fois qursquoun audacieux oseraittroubler le silence et enfreindre la deacutefense geacuteneacuterale donneacutee de concert partous les chefs de famille

Agrave huit heures moins cinq minutes on les lacircchaLes Gibus arrivant voulurent interpeller Tintin qui filait sous les

yeux de son pegravere Tintin les yeux rouges et les eacutepaules renfonceacutees quieut en les entendant un regard affoleacute et se tut obstineacutement comme si lechat lui eucirct mangeacute la langue Ils nrsquoeurent pas plus de succegraves aupregraves deBoulot

Deacutecideacutement ccedila devenait graveTous les pegraveres eacutetaient sur le seuil de leur porte Camus fut aussi muet

que Tintin et La Crique eut un geste drsquoeacutepaules qui en disait long tregraveslong

Grangibus pensait se rattraper dans la cour de lrsquoeacutecole Mais le pegravereSimon ne leur permit pas drsquoy entrer

En arrecirct devant la porte il les parquait par deux degraves leur arriveacutee avecdeacutefense drsquoouvrir la bouche

Grangibus regretta amegraverement de nrsquoavoir pas suivi son impulsion pre-miegravere qui lui commandait drsquoaccompagner Gambette dans ses rechercheset drsquoavoir laisseacute agrave son fregravere le soin de les renseigner

On entra

1 Quand jrsquoeacutetais enfant chez presque tous les paysans on mettait la provision drsquoeaudans des seilles de bois on y puisait agrave lrsquoaide drsquoun bassin de cuivre Quand on avait soifchacun pouvait aller boire au bassin

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La guerre des boutons Chapitre X

Le maicirctre du haut de sa chaire droit et seacutevegravere sa regravegle drsquoeacutebegravene agrave lamain commenccedila par fleacutetrir en termes eacutenergiques leur conduite sauvagede la veille indigne de citoyens civiliseacutes vivant en Reacutepublique dont ladevise eacutetait liberteacute eacutegaliteacute fraterniteacute

Il les compara ensuite aux ecirctres apparemment les plus horrifiques etles plus deacutegradeacutes de la creacuteation aux apaches aux anthropophages auxilotes antiques aux singes de Sumatra et de lrsquoAfrique eacutequatoriale auxtigres aux loups aux indigegravenes de Borneacuteo aux Bachibouzouks aux Bar-bares des temps jadis et crsquoeacutetait le plus grave comme conclusion agrave cediscours deacuteclara qursquoil ne toleacutererait pas un mot que le premier geste decommunication qursquoil surprendrait soit en classe soit en reacutecreacuteation vau-drait agrave son auteur trente jours de retenue et dix pages par soir drsquohistoirede France ou de geacuteographie agrave copier et agrave reacuteciter

Ce fut une classe morne pour tous on nrsquoentendait que le bruit cris-sant des plumesmordant rageusement le papier quelques claquements desabots le frottement leacuteger et eacutetouffeacute des pupitres leveacutes avec prudence etquand venait lrsquoheure des leccedilons la voix rogue du pegravere Simon et le reacutecitatifheacutesitant et timide de lrsquointerrogeacute

Les Gibus pourtant auraient bien voulu ecirctre fixeacutes car lrsquoappreacutehensionde la racleacutee comme une eacutepeacutee de Damoclegraves pendait toujours sur leur des-tin

Agrave la fin Grangibus par lrsquointermeacutediaire de ses voisins et avec drsquoinfiniespreacutecautions fit passer agrave Lebrac un court billet interrogateur

Lebrac par le mecircme truchement reacuteussit agrave lui reacutepondre agrave lui narreren quelques phrases poignantes la situation et lui indiquer en quelquesmots concis la conduite agrave tenir

laquo Bacailleacute oli avegraveque la fiaivre sai degraves manier Hi la tout vandu la-maiche Tout le monde a aiteacute roceacute Deacutefense de coseacute ou bien nouvailedanse sairman de pas recommenceacute mais on ccedilanfou les Velrant repaierontou Rechaircher le treacutessor quand mecircme raquo

Grangibus en savait assez Il eacutetait inutile de srsquoexposer davantageLrsquoapregraves-midi mecircme il fripait la classe et filait rejoindre Gambette tan-

dis que son fregravere lrsquoexcusait aupregraves du maicirctre en disant que Narcisse ledomestique srsquoeacutetant fait mal au bras son fregravere le remplaccedilait momentaneacute-ment au travail du moulin

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La guerre des boutons Chapitre X

Le mardi et le mercredi furent comme le lundi des jours mornes etstudieux Les leccedilons eacutetaient sues imperturbablement et les devoirs soi-gneacutes fignoleacutes et paracheveacutes

On nrsquoessaya pas drsquoenfreindre les ordres crsquoeacutetait trop grave on fitcomme les chats patte douce on eut lrsquoair soumis

Tigibus tous les jours passait le mecircme billet agrave Lebrac mdash Rien Le vendredi la surveillance un peu se relacirccha ils eacutetaient si sages

et sans doute si bien corrigeacutes totalement gueacuteris et puis on apprit queBacailleacute srsquoeacutetait leveacute

La crainte de la justice et des dommages-inteacuterecircts se dissipant avec lagueacuterison du malade les pegraveres et les megraveres sentirent srsquoapaiser par degreacutesleur rancune et se montregraverent moins rogues Mais on se garda agrave carreautout de mecircme dans le petit monde des gosses

Le samedi comme Bacailleacute eacutetait sorti la tension diminua encore onleur permit de jouer dans la cour et ils purent au cours des parties or-ganiseacutees mecircler aux expressions reacuteglementaires du jeu quelques phrasesrelatives agrave leur situation phrases bregraveves prudentes et agrave double ententecar ils se sentaient eacutepieacutes

Le dimanche un peu avant la messe ils purent se reacuteunir autour delrsquoabreuvoir et causer enfin de leurs affaires

Ils virent passer tenant son pegravere par la main Bacailleacute entiegraverementremis et plus narquois que jamais dans ses habits laquo rapproprieacutes raquo Apregravesvecircpres ils crurent habile et prudent de rentrer avant qursquoon les y invitacirct

Bien leur en prit en effet car ce dernier trait deacutesarma tout agrave fait lesparents et le maicirctre si bien que le lundi on les laissa libres de jouer etde bavarder comme avant la sauce ce qursquoils ne manquegraverent pas de faireagrave quatre heures loin des oreilles inquisitoriales et des regards malinten-tionneacutes

Mais le mardi tous eurent une grosse eacutemotion Grangibus arriva agravelrsquoeacutecole avec son fregravere et Gambette lui aussi descendit de la Cocircte avanthuit heures Il apportait au pegravere Simon un chiffon de papier graisseuxplieacute en quatre que lrsquoautre ouvrit et sur lequel il lut

Mocieu le maicirctre

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La guerre des boutons Chapitre X

Je vous envoi seacute deux mots pour vous dire que jrsquoai gardeacute Leacuteon agrave la meacutesonagrave cause de mes rumatisses pour arrangeacute les becirctes

Jean-Baptiste CassardCrsquoeacutetait Gambette qui avait reacutedigeacute le billet et Grangibus qui lrsquoavait

signeacute pour le pegravere de lrsquoabsent afin que les deux eacutecritures ne se ressem-blassent point il passa haut la main

La chose drsquoailleurs nrsquoinquieacutetait pas les guerriers Gambette on lesavait eacutetait souvent retenu agrave la maison

Mais si Gambette revenait avec Grangibus crsquoest qursquoil avait trouveacute lacabane des Velrans et repris le treacutesor

Les yeux de Lebrac flamboyaient comme ceux drsquoun loup les cama-rades nrsquoeacutetaient pas moins inteacuteresseacutes Ah comme elle eacutetait oublieacute la pilede lrsquoavant-dernier dimanche et comme les promesses et les serments ar-racheacutes de force agrave leurs legravevres pesaient peu agrave leurs acircmes de douze ans

mdash Ccedila y est ti interrogea-t-ilmdash Oui ccedila y est fit GambetteLebrac faillit pacirclir et tomber il ravala sa saliveTintin La Crique Boulot avaient entendu la demande et la reacuteponse

eux aussi eacutetaient pacirclesLebrac deacutecida mdash Faudra se reacuteunir ce soir mdash Oui agrave quatre heures agrave la carriegravere agrave Pepiot Tant pis si on est chopeacute mdash On srsquoarrangera exposa La Crique pour jouer agrave la cachette on filera

chacun par un chemin de ce cocircteacute-lagrave sans rien dire agrave personnemdash Entendu

Crsquoeacutetait un soir gris et sombre La bise avait couru tout le jour ba-

layant la poussiegravere des routes elle srsquoarrecirctait un peu de souffler un calmefroid pesait sur les champs des nuages plombeacutes de gros nuages informessrsquoeacutebattaient agrave lrsquohorizon la neige nrsquoeacutetait pas loin sans doute mais aucundes chefs accourus agrave la carriegravere ne sentait la froidure ils avaient un brasierdans le coeur une illumination dans le cerveau

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La guerre des boutons Chapitre X

mdash Ougrave est-il demanda Lebrac agrave Gambettemdash Lagrave-haut agrave la nouvelle cache reacutepondit lrsquoautre et tu sais il a fait des

petits mdash Ah Et comme Boulot toujours bon dernier arrivait ils filegraverent tous au

triple galop vers leur abri provisoire ougrave Gambette extirpa de dessous unamas de planches et de clous un sac eacutenorme rebondi peacutetant de boutonsalourdi de toutes les munitions des guerriers de Velrans

mdash Comment as-tu fait pour le trouver Tu as deacutemoli leur cabane mdash Leur cabane hellip srsquoexclama Gambettehellip cabane Peuh pas une ca-

bane ils sont trop becirctes pour en bacirctir une comme nous pas mecircme unbacul un petit machin de rien du tout accouteacute contre un bout de rocheret qursquoon ne pouvait mecircme pas voir

laquo Crsquoest agrave peine si on pouvait y entrer agrave genoux mdash Ah mdash Oui leurs sabres leurs triques leurs lances eacutetaient empileacutes lagrave-

dedans et on a commenceacute par leur zrsquoy casser tous lrsquoun apregraves lrsquoautre tantqursquoagrave force on en avait mal aux genoux

mdash Et le sac mdash Mais je vous ai pas dit comment qursquoon lrsquoavait trouveacute leur bacul

Ah mes vieux ce qursquoon a eu du mal mdash Depuis huit jours qursquoon cherchait pour rien rencheacuterit Grangibus

ccedila commenccedilait agrave ecirctre emmhellipbecirctant mdash Et devinez comment qursquoon lrsquoa trouveacute mdash Jrsquodonne ma part au chat pressa La Criquemdash Et moi aussi firent tous les autres impatientsmdash Non vous ne devineriez jamais et ce qursquoon a eu de la veine de

regarder en lrsquoair mdash hellipmdash Oui mes vieux on avait deacutejagrave bien passeacute quatre ou cinq fois par lagrave

quand sur un checircne un peu plus loin on a vu une boule drsquoeacutecureuil etGrangibus mrsquoa dit

mdash Je ne sais srsquoil est dedans Si tu montais voir comme crsquoest mdash Alors jrsquoai pris entre mes dents un petit bacircton pour fourgonner

parce que srsquoil avait eacuteteacute dedans quand jrsquoaurais mis la main il aurait pu me

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La guerre des boutons Chapitre X

mordre les doigts Je monte jrsquoarrive je tacircte et qursquoest-ce que je trouve mdash Le sac mdash Mais non rien du tout alors je fous la boule en bas et alors en

regardant crsquoest lagrave que dans un contrebas un peu plus du cocircteacute de bise jrsquoaivu le bacul de ces cochons de Velrans

laquo Ah jrsquoai bientocirct eacuteteacute en bas Grangibus croyait que lrsquoeacutecureuil mrsquoavaitmordu et que je deacutegringolais de frousse mais quand il mrsquoa vu courir ilsrsquoest douteacute tout de suite qursquoil y avait du nouveau et crsquoest alors que nousavons fichu leur cambuse agrave sac

laquo Les boutons eacutetaient au fond sous une grosse pierre on nrsquoy voyaitpresque pas clair je les ai trouveacutes en tacirctant

laquo Ah ce qursquoon eacutetait content laquo Mais vous savez crsquoest pas tout Avant de partir je me suis deacuteculotteacute

au fond de leur cabanehellip jrsquoai reboucheacute avec la pierre on a bien remis tousles morceaux de sabres et de lances comme ils eacutetaient et quand ils irontmettre la main sous la pierre ils sentiront comment il est fait maintenantleur treacutesor jrsquoai trsquoi bien travailleacute raquo

On serra la main de Gambette on lui tapa sur le ventre on lui fichades coups de poing dans le dos pour le feacuteliciter comme il convenait

mdash Alors reprit-il interrompant le concert de louanges qursquoon lui deacute-cernait alors vous vous avez reccedilu la pile

mdash Ah mon vieux ce qursquoils nous ont passeacute Et le laquo noir raquo a dit ajoutaLebrac que je ferais encore pas de premiegravere communion cette anneacutee rap-port agrave la culotte de saint Joseph mais je mrsquoen fous

mdash Tout de mecircme des parents comme les nocirctres crsquoest pas rigolo Ilssont charognes au fond tout comme si eux ils nrsquoen avaient pas fait au-tant Et dire qursquoils se figurent maintenant qursquoils nous ont bien tanneacute lapeau que tout est passeacute et qursquoon ne songera plus agrave recommencer

mdash Non mais des fois est-ce qursquoils nous prennent pour des chellip Ah ils auront beau dire sitocirct qursquoils auront un peu oublieacute on les retrouverales autres hein fit Lebrac on recommence

laquo Oh ajouta-t-il jrsquosais bien qursquoil y a ldquoqueacutequerdquo froussards qui ne re-viendront pas mais vous tous vous sucircrement vous reviendrez et biendrsquoautres encore et quand je devrais ecirctre tout seul moi je reviendrais etje leur zrsquoy dirais aux Velrans que je les emmhellip et que crsquoest rien que des

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La guerre des boutons Chapitre X

peigne-culs et des vaches sans lait voui je leur zrsquoy dirais mdash On y sera aussi nous autres on zrsquoy sera sucircrement et flucircte pour les

vieux laquo Comme si on ne savait pas ce qursquoils ont fait eux aussi quand ils

eacutetaient jeunes laquo Apregraves souper ils nous envoient au plumard et eux entre voisins

ils se mettent agrave blaguer agrave jouer agrave la becircte hombreacutee agrave casser des noix agravemanger de la ldquocancoillotterdquo agrave boire des litres agrave licher des gouttes et ils seracontent leurs tours du vieux temps

laquo Parce qursquoon ferme les yeux ils se figurent qursquoon dort et ils en disentet on eacutecoute et ils ne savent pas qursquoon sait tout

laquo Moi jrsquoai entendu mon pegravere un soir de lrsquohiver passeacute qui racontaitaux autres comment il srsquoy prenait quand il allait voir ma megravere

laquo Il entrait par lrsquoeacutecurie croyez-vous et il attendait que les vieux aillentau lit pour aller coucher avec elle mais un soir mon grand-pegravere a bienmanqueacute de le pincer en venant clairer les becirctes oui le paternel il srsquoeacutetaitcacheacute sous la cregraveche devant les naseaux des boeufs qui lui soufflaient aunez et il nrsquoeacutetait pas fier allez

laquo Le vieux srsquoest ameneacute avec sa lanterne tout bonnement et il srsquoesttourneacute par hasard de son cocircteacute comme srsquoil le regardait mecircme que monpegravere se demandait srsquoil nrsquoallait pas lui sauter dessus

laquo Mais pas du tout le peacutepeacute sup2 nrsquoy songeait guegravere il srsquoest deacuteboutonneacutepuis il srsquoest mis agrave pisser tranquillement et mon pegravere disait qursquoil en finissaitpas de secouer son outil et qursquoil trouvait le temps bougrement long parceque ccedila le piquait agrave la ldquogargotterdquo sup3 et qursquoil avait peur de tousser alors sitocirctque le grand-papa a eacuteteacute parti il a pu se redresser et reprendre son souffleet un quart drsquoheure apregraves il eacutetait ldquopieuteacuterdquo avec ma megravere agrave la chambrehaute

laquo Voilagrave ce qursquoils faisaient Est-ce qursquoon a jamais fait des ldquotrueriesrdquocomme ccedila nous autres Hein je vous le demande crsquoest agrave peine si onembrasse de temps en temps nos bonnrsquoamies quand on leur donne un paindrsquoeacutepices ou une orange et pour un sale traicirctre et voleur qursquoon fouaille un

2 Grand-pegravere3 Gargotte gorge

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La guerre des boutons Chapitre X

tout petit peu ils font des chichis et des histoires comme si un boeuf eacutetaitcreveacute

mdash Mais crsquoest pas ccedila qui empecircchera qursquoon fasse son devoirmdash Tout de mecircme bon Dieu qursquoil y a pitieacute aux enfants drsquoavoir des pegravere

et megravere Un long silence suivit cette reacuteflexion Lebrac recachait le treacutesor jus-

qursquoau jour de la nouvelle deacuteclaration de guerreChacun songeait agrave sa fesseacutee et comme on redescendait entre les buis-

sons de la Saute La Crique tregraves eacutemu plein de la meacutelancolie de la neigeprochaine et peut-ecirctre aussi du pressentiment des illusions perdues laissatomber ces mots

mdash Dire que quand nous serons grands nous serons peut-ecirctre aussibecirctes qursquoeux

n

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atriegraveme partie

Annexe

242

La guerre des boutons Chapitre

Louis Pergaud (1882-1915) est lrsquoauteur de romans et de recueil de nou-velles dont La Guerre des boutons assez connu par le film qursquoon en a tireacuteet De Goupil agrave Margot prix Goncourt en 1910 Les deux reacutecits qui suiventsont tireacutes de Les Rustiques nouvelles villageoises dans le dernier lrsquoonretrouve les mecircmes enfants de La Guerre des boutons

Louis Pergaud Les Rustiques nouvelles villageoises Paris Mercure deFrance 1921 Deuxiegraveme eacutedition

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CHAPITRE I

Lrsquoassassinat de la Vouivre

L JC avait eu son enfance berceacutee au reacutecit desleacutegendes de la Vouivre en qui il croyait de toutes les forces deson acircme

Sa grandrsquomegravere lui avait affirmeacute devant le poecircle ronronnant et le chatmys-teacuterieux quand sifflait la bise et tourbillonnait la neige lrsquoavoir vue de sespropres yeux les soirs de clair de lune et les nuits drsquoeacutetoiles promener parles preacutes humides de la Moraie sa sveltesse robuste de serpent aileacute Dansles miroirs des flaques encadreacutees de pregraveles scintillaient les feux de sonescarboucle de diamant qursquoelle deacuteposait agrave son cocircteacute avant de se penchersur la nacre cristalline des ruisseaux pour srsquoy deacutesalteacuterer selon le rite Etla foi bue avec les paroles de lrsquoaiumleule morte srsquoeacutetait implanteacutee si profon-deacutement en lui que toutes les railleries et les hochements increacutedules desfortes tecirctes nrsquoen avaient jamais eu raison

Ah pouvoir lui ravir lrsquoescarboucle lrsquoescarboucle qui eucirct assureacute la for-tune et la puissance au heacuteros de cette fabuleuse aventure Nul audacieux

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La guerre des boutons Chapitre I

des temps jadis nrsquoavait oseacute le faire La becircte lrsquoeucirct deacutevoreacute Jean-Claude par ce soir drsquoautomne revenait du village voisin ougrave il

avait livreacute agrave un paysan cultivateur comme lui une geacutenisse qursquoil lui avaitvendue Ses eacutecus de cinq livres entasseacutes dans un petit sac agrave plomb sefroissaient doucement sous la doublure de sa veste et caressaient sonoreille de leur bruissement argentin

Il sortit du bois du Checircnois longeant les preacutes humides drsquoEacutepenouseougrave serpentaient des ruisselets grossis par les pluies froides des jours preacute-ceacutedents Les feuilles tombaient des arbres avec des creacutepitements grecircles dans lrsquoazur laveacute les eacutetoiles scintillaient et le croissant gonfleacute drsquoun pre-mier quartier de lune srsquoavivait agrave lrsquooccident Il allait arriver agrave la source dela Moraie et songeait en lui-mecircme

mdash Oui ils lrsquoont vue jadis et elle existe toujours bien sucircr mais elle secache car elle sait que les hommes ont maintenant des fusils qursquoils necraignent plus ni dieux ni diables et que sa force et son agiliteacute nrsquoauraientraison de leur adresse et de leur avarice

Ah lui ravir lrsquoescarboucle Voilagrave pourtant les lieux qursquoelle hantait jadis Elle a rocircdeacute sous ces

saules elle srsquoest mireacutee agrave ce ruisseau et elle y revient sans doute encorede temps agrave autre par les nuits sombres et les bises drsquohiver Crsquoeacutetait sonendroit favori la laquo meacutemeacute raquo mrsquoa tant dit qursquoelle preacutefeacuterait notre Moraieaux eacutetangs croupissants de Chambotte et agrave la riviegravere de Breacutemondans

MaishellipEt Jean-Claude sentit ses jambes srsquoamollir et flageoler sous luiDerriegravere le premier rideau de saules que les rayons de lune trouaient

de leurs ciseaux drsquoargent un objet eacutenorme comme un diamant fantas-tique scintillait jetant tout agrave lrsquoentour des feux blancs eacuteblouissants Et illui sembla que quelque chose avait craqueacute par derriegravere

mdash Crsquoest elle mon Dieu pensa Jean-ClaudeCinq cents megravetres agrave peine le seacuteparaient du village il les franchit en

cinq minutes et vint pousser violemment lrsquohuis du grand Baptiste chezqui les amis srsquoeacutetaient rassembleacutes pour la premiegravere veilleacutee

mdash La Vouivre cria-t-il jrsquoai vu la Vouivre Tous le fixegraverent avec des yeux ronds

245

La guerre des boutons Chapitre I

Mais la foi deacutebordait des yeux de Jean-Claude il nrsquoeut pas de peineagrave les convaincre et agrave briser le leacuteger vernis drsquoincreacuteduliteacute vantarde derriegraverelequel voulaient srsquoabriter leur ignorance naiumlve et leur candeur pueacuterile

mdash Pourquoi pas apregraves tout On voit tant de choses si bizarres et plusincompreacutehensibles

Mais Jean-Claude poursuivit mdash Nous allons prendre des fusils et la cerner nous la tuerons et son

escarboucle nous fera tous riches Personne ne discuta Un recircve de lucre plana sur lrsquoassembleacuteeDeux minutes apregraves les tricots boutonneacutes les gros brodequins laceacutes

ils eacutetaient precircts agrave partir le fusil agrave la mainLe plan drsquoattaque eacutetait simpleOn allait remonter la Moraie en profitant de lrsquoabri des buissons srsquoes-

pacer agrave gauche pour lui couper la retraite sur les bois de Valrimont et serabattre en demi-cercle vers lrsquoendroit deacutesigneacute par Jean-Claude Il nrsquoy au-rait de libre que lrsquoespace deacutecouvert assez restreint du couchant par ougrave sielle voulait fuir on pourrait la tirer avec des chances de lrsquoatteindre

Narcisse le chasseur un des meilleurs fusils du canton tirerait le pre-mier

Deacutevalant la combe des preacutes les tirailleurs en grand silence srsquoeacutegaillegraverentsous le clair de lune

Sans bruit au centre Jean-Claude rampait pregraves de Narcisse ils al-laient lentement comme englueacutes dans la brume Agrave cocircteacute drsquoeux le ruisseauchantait sur les graviers eacutelevant la voix aux tournants comme pour appe-ler les petits flots retardaires quimusaient aux berges la nuit eacutetait limpideet le croissant de lune brillait clair dans lrsquoazur noirci

Agrave quarante pas de lrsquoendroit ougrave il avait vu la becircte dix minutes aupara-vant Jean-Claude serra le bras de Narcisse murmurant drsquoune voix bassecomme le souffle drsquoun mourant

mdash La vois-tu hellip Lagrave-bas derriegravere Narcisse pencha la tecircte en avant les sourcils fronceacutes les yeux fixes

sa longue barbe noire raide et comme figeacuteeCrsquoeacutetait vrai Lagrave-bas quelque chose brillait intenseacutement et cette clarteacute

mysteacuterieuse ne pouvait provenir drsquoune source naturelle de lumiegravereVers la gauche une branche craqua les autres eacutetaient proches

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La guerre des boutons Chapitre I

mdash Attention Elle va se sauver Vois ccedila remue bredouilla Jean-Claude

Le profil de bouc de Narcisse srsquoinclina sur le canon du lefaucheux agravedeux coups chargeacute de chevrotines

Une deacutetonation formidable fit tressauter la nuit et il y eut comme unbond deacutesespeacutereacute agrave cocircteacute de lrsquoescarboucle qui sembla pacirclir un peu

Au mecircme moment une rafale de coups de feu ravagea le silence lesautres tiraient aussi

mdash En avant rugit Narcisse qui avait remplaceacute sa cartouche videmdash En avant rugirent les autres en formidable eacutechoMalgreacute lrsquoenthousiasme de leurs cris pas un nrsquoapparut et Narcisse

avanccedila seul tregraves prudemment drsquoailleurs le fusil agrave lrsquoeacutepaule precirct agrave fairefeu Jean-Claude agrave trois pas derriegravere lui tremblait drsquoeacutemotion et de peur

Le vieux chasseur arriva sur le lieu du massacre Un eacuteclat de rire ho-meacuterique le secoua de la tecircte aux pieds

Agrave cocircteacute drsquoun fond de bouteille casseacute en mille morceaux et qui scintillaitagrave la lune un grand liegravevre cribleacute de plombs gisait saignant les membrescasseacutes la tecircte troueacutee les tripes hors du ventre

Rassureacutes par le rire de Narcisse les autres surgirent enfin lentementdes buissons voisins et srsquoapprochegraverent agrave leur tour

Un peu honteux de srsquoecirctre laisseacute prendre au mirage facile du recircve delucre et agrave la fascination de la leacutegende ancienne ils essayaient de srsquoexcuseralleacuteguant leur increacuteduliteacute inteacuterieure et leur passeacute de gens agrave qui on ne lafait pas

mdash Tout de mecircme trancha Narcisse on fera bien de nrsquoen rien dire lesgens des alentours se ficheraient de nous Ce qursquoil y a de mieux agrave fairecrsquoest de manger lrsquooreillard

Comme les eacutemotions de cette nocturne eacutequipeacutee avait affameacute les tra-queurs ce fut ce mecircme soir qursquoon leva le cuir du liegravevre et qursquoon le mit agrave lacasserole Jean-Claude fut condamneacute agrave fournir la sauce et agrave payer quatrelitres au lieu de deux pour apprendre agrave vouloir en conter aux camaradeset aussi pour arroser le bon marcheacute qursquoil avait fait en vendant sa geacutenisse

Et voilagrave pourquoi maintenant les gens de Beacutemont-en-Comteacute quandon leur parle de la Vouivre hochent la tecircte et clignent de lrsquooeil drsquoun airentendu et un peu narquois en vous disant

247

La guerre des boutons Chapitre I

mdash La Vouivre il y a beau temps qursquoon lrsquoa tueacutee

n

248

CHAPITRE II

La traque aux nids

Y avait Michaud y avait LangloisY avait LandouillardhellipComme dans la chanson nous eacutetions sept crsquoest-agrave-dire non ne dra-

matisons rien et restons sincegravere nous nrsquoeacutetions que six Lebrac CamusGambette Tintin Grangibus et La Crique

Veacuteteacuterans chevronneacutes de la guerre des boutons grands maraudeurs depommes et abatteurs de noix tous garnements de dix agrave douze ans nousavions ce printemps-lagrave reformeacute notre association de bandits grimpeurspillards aeacuteriens et deacutetrousseurs de nids Pour le partage ainsi qursquoon leverra nous eacutetions toujours un de trop sinon deux pour la besogne lacriminelle besogne nous eacutetions de trop tous les six

Ce nrsquoeacutetait point pourtant aux petits oiseaux que nous en voulionssauf Camus qui avait conserveacute un goucirct tregraves vif pour les bouvreuils preacutedi-lection qui lui avait drsquoailleurs valu son nom un bouvreuil lagrave-bas srsquoappe-lant un camus Donc les pinsons chardonnerets linots serins fauvettes

249

La guerre des boutons Chapitre II

et meacutesanges pouvaient bacirctir en paix pondre couver et faire eacuteclore sanshacircte avec nous crsquoeacutetait dans le grand que nous donnions et par les boisque se perpeacutetraient nos rapts et nos meurtres

Nous traquions les jeunes merles pour leur apprendre agrave siffler lesgeais pour leur apprendre agrave parler les corbeaux pour leur apprendre agrave sesaouler les pies pour leur apprendre agrave chaparder et les grives pour rienpour lrsquoeacutegaliteacute devant le malheur sans doute

Or la tactique et les regravegles de notre association eacutetaient les suivantes Nous entrions en forecirct agrave un endroit deacutetermineacute et agrave nous six nous

battions en tous sens un espace donneacute habituellement le grand rectanglecompris entre une trancheacutee sommiegravere et deux trancheacutees transversalesplus ou moins selon le bois et le temps dont nous disposions

Degraves que lrsquoun des traqueurs apercevait un nid il lrsquoannonccedilait aux autresen criant de tous ses poumons Preu Immeacutediatement on entendait seu puis trois quatrsquo cinq et enfin comme un grognement grave der

Ces diverses exclamations affirmaient que le preu ou premier celuiqui avait trouveacute le nid avait le droit de choisir parmi les oisillons celuiqui lui semblerait le plus beau le seu ou second venait immeacutediatementapregraves puis le troisiegraveme et ainsi de suite

Comme il eacutetait assez rare que le nid conticircnt plus de cinq petits le derou dernier laquo se bombait raquo geacuteneacuteralement Selon les lois de lrsquoexpeacuterience etdrsquoune sage approximation les trois premiers eacutetaient sucircrs le quatriegravemeavait de fortes chances et pouvait espeacuterer quant au cinquiegraveme ses espeacute-rances se trouvaient consideacuterablement amoindries On pouvait drsquoailleurseacutechanger son numeacutero comme on vend un billet de loterie et quand touseacutetaient reacuteunis au pied de lrsquoarbre avant la monteacutee on troquait on mar-chandait on vendait

mdash Je te passe ma place contre la tienne proposait habituellement lequatre au cinq

mdash Allez mdash Seulement tu me donneras quatrsquo billes et une agate mdash Quatre billes et une agate ben mon cochon trsquoen as du culot jrsquote

donne deux billes et une blanche voilagrave Jrsquosais pas ce qursquoy a dans crsquonid on nrsquoa pas seulement vu la megravere Srsquoil eacutetait coucouteacute

mdash Ou srsquoil est parti appuyait un copain

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La guerre des boutons Chapitre II

mdash Voui mais srsquoil y a quatre beaux petits bien drus qui crsquoest qui serale chellip srsquoil nrsquoa pas fait le marcheacute

mdash Et srsquoil nrsquoy en a que trois mdash Veux-tu pour quatrsquo billes mdash Non deux mdash Eh bien garde ton numeacutero cinq et tu te taperas tu nrsquoes rien qursquoun

rapia mdash Crsquoest toi que tu nrsquoen es qursquoun et puisque crsquoest comme ccedila je voudrais

que lrsquonid soille plein de mhellip mdash Salaud Les discussions nrsquoallaient geacuteneacuteralement pas plus loin une fois les

combinaisons faites les marcheacutes consacreacutes en tapant dans la main celuidont le tour eacutetait venu laquo montait le nid raquo et annonccedilait Srsquoil eacutetait precirct onle prenait srsquoil ne lrsquoeacutetait pas on attendait mais il nrsquoy avait plus agrave revenirsur ce qui avait eacuteteacute reacutegleacute

On ne sut jamais ce que Lebrac faisait de ses oiseaux Gambette etCamus les revendaient agrave des amateurs La Crique agrave qui son pegravere avaitformellement interdit ce genre de chasse et Tintin qui eacutetait dans le mecircmecas troquaient reacuteguliegraverement leurs parts de prise avec Grangibus qui aumoulin ougrave il avait en abondance des graines et des farines ainsi que descages se livrait avec rage agrave lrsquoeacutelevage de ses captifs

Pourtant Grangibus nrsquoavait pas de veine beaucoup de ses oisillonspriveacutes des soins maternels peacuterissaient un corbeau deacutejagrave dresseacute et com-ment (il buvait du vin) avait jugeacute bon neacuteanmoins de renoncer aux bien-faits de la civilisation et de reprendre la cleacute des bois une pie malgreacute sesailes agrave demi-rogneacutees avait agi de mecircme un merle qui sifflait la Mar-seillaise laquo Aux armes citoyens raquo eacutetait mort sans doute drsquoune fiegravevrepatriotique enfin un geai qui donnait les plus belles espeacuterances ndash laquo ilbouffait mon ami comme un cochon raquo ndash bouffa si bien qursquoun jour ilavala avec la bouillie de maiumls que lui tendait Grangibus la petite paletteen bois qui lui servait de fourchette et srsquoeacutetrangla comme de juste

Ces accidents ne deacutesespeacuteraient point lrsquoeacuteleveur qui avec de nouveauxsujets faisait de nouveaux essais et mettait au jour le jour les camaradesau courant des progregraves reacutealiseacutes par ses pensionnaires

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La guerre des boutons Chapitre II

Ses reacutecits eacuteblouirent Tintin qui se reacutesolut malgreacute le veto familial agravedresser lui aussi merles et geais

Il eut moins de veine encore que GrangibusLe premier soir comme il se ramenait agrave la maison avec deux geais et

un merle son pegravere lui tomba dessus et pour lui apprendre lrsquoobeacuteissance etle respect des nids lrsquoobligea agrave tordre le cou agrave ses malheureuses victimesqui tournaient deacutejagrave de lrsquooeil agrave les plumer agrave les vider agrave les barder de lardagrave les cuire lui-mecircme et agrave les manger pour son souper

Drsquoeacutecoeurement de deacutegoucirct et drsquoingestion Tintin vomit tripes et boyauxet faillit en crever pendant la nuit

Le lendemain il deacuteclara qursquoil quittait lrsquoassociationCamus le suivit bientocirct et elle fut deacutefinitivement dissoute voici dans

quelles meacutemorables circonstances Agrave une heure moins cinq minutes un beau jour Lebrac deacutecouvrit sur

un peuplier au bord drsquoune source un nid de pies et cria preu Camusarriva bon dernier

Depuis longtemps pourtant il deacutesirait une agace Crsquoeacutetait le temps ougravecelle de Grangibus commenccedilait agrave chiper les petites cuillers

Compter sur un cinquiegraveme oisillon eacutetait hasardeux Lrsquoheure de laclasse arrivant on deacutecida que le nid ne serait monteacute qursquoagrave quatre heureset lrsquoont vint agrave lrsquoeacutecole

Camus de mecircme que Trochu avait son planPersonne ne le remarqua lorsque au nom de sa megravere et pour on ne

sait quelle fabuleuse commission il demanda au maicirctre la permission desortir agrave quatre heures moins un quart et le moment venu il reacuteussit agravesrsquoeacuteclipser sans ecirctre vu

Quand la sortie srsquoeffectua les camarades furent bien eacutetonneacutes de ne pasle voir La Crique pris drsquoun soupccedilon communiqua son ideacutee aux associeacuteset tous craignant drsquoavoir eacuteteacute rouleacutes par le gaillard filegraverent ventre agrave terredans la direction du peuplier ougrave eacutetait le nid

Ils arrivegraverentCamus au pied de lrsquoarbre gisait coucheacute sur le dos tout pacircle les yeux

clos Nul doute qursquoil nrsquoeacutetait monteacute agrave lrsquoarbre et avait deacutegringoleacute Drsquooiseauxil nrsquoen avait point entre sa chemise et sa peau dans laquo ses estomacs raquocomme on disait mais le nid vide eacutetait agrave cocircteacute de lui et au fond de sa poche

252

La guerre des boutons Chapitre II

un oeuf drsquoagace pourri casseacute qui poissait la doublure et empestaitmdash Bon Dieu il est peut-ecirctre tueacute La Crique tacircta le coeur qui battait encore lentementmdash Non affirma-t-ilOn se mit agrave frictionner vigoureusement le blesseacute on lui versa de lrsquoeau

froide sur la figure et Gambette ayant gardeacute dans son bissac un peu de vinqui lui restait de son deacutejeuner approcha le goulot de sa petite bouteilledes legravevres de Camus qui ouvrit enfin les yeux

Drsquoun oeil ahuri il regarda les copains puis se souvint sans doute portales mains agrave son derriegravere qui lui cuisait et se tacircta les cocirctes en faisant lagrimace

mdash Ben mhellip affirma-t-il en guise de remerciement jrsquoy irai pus auxnids

Voyant qursquoil en eacutetait quitte pour la peur les quatre associeacutes qursquoil avaitvoulu flouer lrsquoattrapegraverent veacuteheacutementement

mdash Ccedila trsquoapprendra bougre de cochon mdash Crsquoest bien fait tu lrsquoas pas voleacute mdash Tu recommenceras sale barboteur mdash Crsquoest le bon Dieu qui trsquoa puni Devant ce deacutebordement drsquoinjures Camus malgreacute son ahurissement

eacuteprouva tout de mecircme le besoin de se rebiffer et tout en se frottant lesfesses il cracircna menaccedilant et blaspheacutematoire

mdash Si que la branche aurait eacuteteacute solide je mrsquoen foutrerais pas mal devotrsquo bon Dieu

n

253

Table des matiegraveres

I La guerre 11

I La deacuteclaration de guerre 12

II Tension diplomatique 21

III Une grande journeacutee 29

IV Premier revers 38

V Les conseacutequences drsquoun deacutesastre 46

VI Plan de campagne 54

VII Nouvelles batailles 62

VIII Justes repreacutesailles 73

254

La guerre des boutons Chapitre II

II De lrsquoargent 86

I Le treacutesor de guerre 87

II Faulte drsquoargent crsquoest doleur non pareille 95

III La comptabiliteacute de Tintin 102

IV Le retour des victoires 110

V Au poteau drsquoexeacutecution 117

VI Cruelle eacutenigme 123

VII Les malheurs drsquoun treacutesorier 132

VIII Autres combinaisons 143

III La cabane 150

I La construction de la cabane 151

II Les grands jours de Longeverne 161

III Le festin dans la forecirct 170

IV Reacutecits des temps heacuteroiumlques 183

V erelles intestines 193

VI Lrsquohonneur et la culotte de Tintin 201

VII Le treacutesor pilleacute 209

VIII Le traicirctre chacirctieacute 218

255

La guerre des boutons Chapitre II

IX Tragiques rentreacutees 226

X Derniegraveres paroles 233

IV Annexe 242

I Lrsquoassassinat de la Vouivre 244

II La traque aux nids 249

256

Une eacutedition

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  • I La guerre
    • La deacuteclaration de guerre
    • Tension diplomatique
    • Une grande journeacutee
    • Premier revers
    • Les conseacutequences dun deacutesastre
    • Plan de campagne
    • Nouvelles batailles
    • Justes repreacutesailles
      • II De largent
        • Le treacutesor de guerre
        • Faulte dargent cest doleur non pareille
        • La comptabiliteacute de Tintin
        • Le retour des victoires
        • Au poteau dexeacutecution
        • Cruelle eacutenigme
        • Les malheurs dun treacutesorier
        • Autres combinaisons
          • III La cabane
            • La construction de la cabane
            • Les grands jours de Longeverne
            • Le festin dans la forecirct
            • Reacutecits des temps heacuteroiumlques
            • Querelles intestines
            • Lhonneur et la culotte de Tintin
            • Le treacutesor pilleacute
            • Le traicirctre chacirctieacute
            • Tragiques rentreacutees
            • Derniegraveres paroles
              • IV Annexe
                • Lassassinat de la Vouivre
                • La traque aux nids
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