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LA LITTÉRATURE POUR ENFANTS AU DANEMARK Tendances et courants des années 90 par Eva Glistrup* Développement quantitatif spectaculaire, mais aussi bouleversement dans la manière d'écrire pour les enfants : la littérature de jeunesse danoise a considérablement évolué ces dernières années. Eva Glistrup analyse les principaux aspects de cette évolution et montre comment la littérature « pour la jeunesse » devient une littérature pour tous La littérature de jeunesse dans les bibliothèques publiques et scolaires L a littérature de jeunesse au Danemark est très sensible aux tendances du mar- ché dont l'état et les ressources doivent donc être pris en considération pour dessiner les tendances et courants dominants dans la litté- rature des années 90. Pendant les trente der- nières années, la littérature de jeunesse au Danemark a connu un accroissement de ses moyens. La demande des bibliothèques publiques et scolaires est une condition absolu- ment nécessaire pour assurer le développement d'une littérature de jeunesse qui, dans une aire linguistique restreinte, ne pourrait pas être compétitive dans les conditions du marché qui prévalent. Un système de subventions sub- stantielles et fiables pour la littérature de jeu- nesse, tel qu'on peut l'observer dans d'autres pays Scandinaves, n'a jamais été institué au Danemark. En 1965 sur fond de boom écono- mique un décret rendit obligatoire l'acquisi- tion d'importantes collections de littérature de jeunesse dans chaque bibliothèque - que ce soit une bibliothèque centrale, annexe ou mobile - obligeant les autorités locales à installer une bibliothèque scolaire dans chaque collège. * Eva Glistrup est critique littéraire spécialisée dans les livres pour enfants. Elle a été professeur à la Royal Danish School of Lïbrarianship (École royale de bibliothécaires du Danemark). Cet article reprend le texte d'une communication présentée par Eva Glistrup dans le cadre du 63 e Congrès de l'IFLA (International fédération oflibrary associations and institutions - Fédération internationale des associations de bibliothécaires et des bibliothèques) qui s'est tenu à Copenhague du 31 août au 5 septembre 1997. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'IFLA. 114 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

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LA LITTÉRATUREPOUR ENFANTSAU DANEMARK

Tendances et courantsdes années 90

par Eva Glistrup*

Développement quantitatif spectaculaire, mais aussibouleversement dans la manière d'écrire pour les enfants :

la littérature de jeunesse danoise a considérablement évoluéces dernières années. Eva Glistrup analyse les principaux aspects

de cette évolution et montre comment la littérature« pour la jeunesse » devient une littérature pour tous

La littérature de jeunesse dans lesbibliothèques publiques et scolaires

L a littérature de jeunesse au Danemarkest très sensible aux tendances du mar-

ché dont l'état et les ressources doivent doncêtre pris en considération pour dessiner lestendances et courants dominants dans la litté-rature des années 90. Pendant les trente der-nières années, la littérature de jeunesse auDanemark a connu un accroissement de sesmoyens. La demande des bibliothèquespubliques et scolaires est une condition absolu-ment nécessaire pour assurer le développement

d'une littérature de jeunesse qui, dans uneaire linguistique restreinte, ne pourrait pasêtre compétitive dans les conditions du marchéqui prévalent. Un système de subventions sub-stantielles et fiables pour la littérature de jeu-nesse, tel qu'on peut l'observer dans d'autrespays Scandinaves, n'a jamais été institué auDanemark. En 1965 sur fond de boom écono-mique un décret rendit obligatoire l'acquisi-tion d'importantes collections de littérature dejeunesse dans chaque bibliothèque - que ce soitune bibliothèque centrale, annexe ou mobile -obligeant les autorités locales à installer unebibliothèque scolaire dans chaque collège.

* Eva Glistrup est critique littéraire spécialisée dans les livres pour enfants. Elle a été professeur à la RoyalDanish School of Lïbrarianship (École royale de bibliothécaires du Danemark).Cet article reprend le texte d'une communication présentée par Eva Glistrup dans le cadre du 63e Congrèsde l'IFLA (International fédération oflibrary associations and institutions - Fédération internationale desassociations de bibliothécaires et des bibliothèques) qui s'est tenu à Copenhague du 31 août au 5 septembre1997. Reproduit avec l'aimable autorisation de l'IFLA.

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L'un des résultats de ces mesures, que lesautorités locales purent respecter grâce à desfonds appropriés de l'Etat, fut une augmenta-tion énorme de la demande. Demande qui futcependant difficile à satisfaire à l'époque,dans la mesure où moins de 200 livres adaptésà la diffusion en bibliothèque étaient publiéschaque année pour toute la tranche d'âge de 0à 16 ans. Il n'était pas rare que les bibliothé-caires pour enfants se trouvent confrontés àdes « rats de bibliothèque » de tous âges décla-rant avoir lu tous les livres du fonds de jeu-nesse de la bibliothèque. Une déclaration àprendre avec précaution mais qui était vraiedu point de vue de l'enfant : cet enfant avaitlu tous les livres qu'il ou elle trouvait intéres-sants selon ses goûts personnels et sa maturité.

La littérature danoise de jeunesseen chiffres

La demande, émanant de bibliothèquespubliques et scolaires nombreuses et bienfinancées, créa un marché danois de littéra-ture de jeunesse qui, dans une perspectiveinternationale, est très remarquable. Deplus en plus de maisons d'édition se mirent àpublier des livres pour enfants. Le totalannuel de titres augmenta de façon constanteet dépassa pour la première fois en 1979 labarrière des 1000 titres. Ce mouvementascendant atteignit son zénith en 1986 avec1304 titres publiés. Aujourd'hui, le chiffreannuel est d'environ 1100 titres. En d'autrestermes, depuis le milieu des années 60jusqu'à la fin des années 80, autant de livrespour enfants et jeunes furent publiés quedurant les 400 précédentes années.En 1983, le décret sur les bibliothèquespubliques fut modifié : les subventionsdirectes de l'État aux bibliothèques furentsupprimées. Dans les années 70, le Danemarkentra dans une période de récession écono-mique, accompagnée d'un taux de chômageélevé et d'un gel des dépenses publiques - ce

qui eut pour conséquence une réduction desfonds alloués aux bibliothèques pour l'achatde livres. Comment alors expliquer que plusde 1000 livres pour enfants et jeunes conti-nuent à être publiés chaque année ? La com-munauté danoise de la littérature enfantine sele demande aussi. Le problème, c'est que leslivres ont un faible tirage et donc un prix audétail élevé. C'est un cercle vicieux : petitnombre d'exemplaires, prix élevé, peud'achats privés, budgets à la baisse pour lesachats des bibliothèques, moins de livres ache-tés, mais à des prix plus élevés. Cette évolu-tion toucha d'abord les livres d'images dont letravail novateur sur le langage visuel et lesthèmes traités intéressait moins l'éditionétrangère, rendant ainsi les projets de co-édi-tion difficiles.

Ces vint-cinq ans de développement de la lit-térature de jeunesse dans les bibliothèquesont permis à un grand nombre d'auteursdanois d'évoluer et d'atteindre un largepublic. Presque la moitié de la littérature defiction écrite au Danemark l'est pour lesenfants et les jeunes. La littérature de jeu-nesse est donc une composante majeure dupaysage littéraire.

On ne peut en dire autant de la recherche surla littérature de jeunesse, pas plus que d'unevolonté des journaux et revues pour analyseret encourager cette littérature. Dans ce do-maine, la situation laisse beaucoup à désirer.Le Danemark n'a pas, par exemple, d'institutreconnu pour la littérature de jeunesse commeon en voit dans beaucoup d'autres pays.

Art - Education

L'Europe a toujours vu un conflit d'intérêtentre art et éducation, aussi bien dans la litté-rature de jeunesse elle-même que dans toutediscussion sur le sujet. Au Danemark, l'aspectéducatif de la littérature de jeunesse a étéfavorisé. Au début du siècle, c'est une littéra-ture « éducative » qui prévalait, d'ailleurs

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écrite et diffusée par des enseignants, dansun registre souvent moralisant. Le livre illus-tré des années 30 malgré de grandes qualitésartistiques du point de vue visuel, avait untexte horriblement moralisateur. Les années70 virent apparaître une littérature de jeu-nesse politique et politisée. Depuis les années80, l'accent a été mis de plus en plus sur laqualité artistique et l'originalité et l'on peutaujourd'hui constater un glissement del'éducatif à l'artistique. De ce fait, la fron-tière entre la littérature pour enfants et lalittérature pour adultes est maintenant plusfloue. Les vieilles affirmations sur la naturede la littérature de jeunesse, et sur la façondont son contenu doit être présenté sontremises en cause. Le septicisme s'accroîtenvers les précédentes conventions quiimpliquaient une adaptation au lecteur, entenant compte de son âge, de son niveau dedéveloppement psychologique et intellectuelet de son expérience vécue. « Oubliez lesgroupes-cibles - et donnez aux jeunes unebonne histoire. Peu importe que l'auteurutilise des mots trop longs ou à la limite de ceque les enfants peuvent comprendre. Il estbon de stimuler les enfants avec quelquechose qu'ils ne comprennent pas, ou pas trèsbien. Peu importe également que le livrecontienne des choses pour lecteur adulte »dit l'auteur Kim Fupz Aakeson. L'écrivainBjarne Reuter a exprimé pratiquement lamême opinion, et Louis Jensen affirme :« Dans mon travail personnel, j'approuve ladifficulté. C'est bien qu'il y ait dans le textedes éléments contemporains de réflexion.Mais l'œuvre, en tant qu'elle est un tout,doit reposer sur une base simple. Ce que jesouhaite créer, c'est exactement cette combi-naison de simplicité et de complexité quidevrait permettre à tous de lire l'histoire,enfants et adultes. »

Le travail sur la forme a pris de nouvellesdirections, les styles narratifs sont moderneset plus sophistiqués. Parallèlement, un certain

nombre d'auteurs de fiction pour adultes ontcommencé, ces dernières années, à publierdes livres pour la jeunesse. Le rapproche-ment de ces deux phénomènes a conduit àparler d'une « adultisation » - sans que ceterme soit précisément défini. Une caractéri-sation plus cohérente de ces nouveaux typesde Uvres pour la jeunesse pourrait être four-nie par le concept d'Umberto Eco du « texteouvert », qui suggère la possibilité d'inter-prétations variées et qui suppose une colla-boration et une implication active du lecteur.Le cas contraire est celui du « texte fermé »qui comporte peu d'incitations à interpréteret cherche à diriger le lecteur dans une cer-taine direction. Le livre pour enfants didac-tique peut être considéré, selon les termesd'Eco, comme un texte fermé. On peut trou-ver au Danemark, comme partout ailleurs,des piles et des piles de ces livres. Bien qu'ily ait de bonnes raisons d'être satisfait d'unetelle évolution de la littérature de jeunesse,elle n'a pas été sans coût, car un nombreassez conséquent d'enfants ont des difficultésà apprendre à lire. Ils peuvent facilementêtre rebutés par un texte trop difficile et exi-geant, et il existe un risque sérieux que la lec-ture soit rayée de la liste de leurs activités.Pour ces enfants, une production importantede livres de qualité, raisonnablementsimples, est essentielle.

La littérature de jeunesse et lasociété contemporaine

Aujourd'hui nous voyons une profusion degenres et de thèmes, ainsi que de nouvellesformes et des façons différentes de raconterune histoire. On expérimente des formesd'expression, on affine le langage, on adoptede nouveaux modes d'illustration et de tech-niques narratives. La famille, l'analyse his-torique, psychologique, culturelle, l'amour,le réalisme, le fantastique, les frissons et lesembûches : tout est là, sous de nouvelles

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formes. Et par-dessus tout, des thèmes fon-damentaux tels que la vie et la mort ou « quisuis-je ? » sont à nouveau à l'ordre du jourdes années 90, dans un temps où l'éthique etla morale sont des sujets majeurs de discus-sion.

Aussi marginalisée et mise à part qu'appa-raisse la littérature pour enfants, cette évo-lution démontre qu'elle se nourrit des mêmesmatériaux et respire le même air que tous lesautres arts.

Utopie

Silas est un personnage bien connu d'unesérie danoise de livres pour enfants ; il a tra-versé quatre décennies et chaque livre- douze en tout - est caractéristique dumoment où il a été écrit. En 1967, Silas des-cendait tout seul la rivière, en bateau àvoile. Silas et la pouliche noire (Silas andthe Black Filly - Silas og den sorte hoppe)correspond à la période du développementde sa personnalité. Le garçon a quitté samère et son beau-père et désormais, plein deconfiance en lui, il part faire son chemindans le monde. Brouillé avec tous lesadultes, il se sert néanmoins de leurs pra-tiques retorses. Habilement et sans trop descrupules moraux, il acquiert la poulichenoire ; elle le suit à travers les douze livres.Il possède déjà la flûte magique. Silas est unpersonnage honnête qui s'oppose à l'injusticequi frappe les faibles. Un bébé dans unepoubelle, un enfant dont personne ne veut,va provoquer un tournant dans sa vie. Ilfonde une communauté sur le Mont Sébas-tien ; les vieux, les infirmes, les enfants etautres exclus viennent y vivre. L'idée decommunauté était importante dans lesannées 70. Le mouvement des femmes étaitaussi un élément central des années 70 et 80,et l'amie de Silas, Melissa est une brillantereprésentante de la fille indépendante quiveut posséder le savoir, l'autorité et la liber-té. Melissa a un talent affirmé pour les

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Castor PocheFlammarion

Sur la piste du léopard, ill. C. Flament,Père Castor-Flammarion, 1993

Le seul roman de Cecil B0dker disponible en français

affaires. Est-elle une sorte de « yuppie » desannées 80 ? Non, mais les années 90 la mon-trent comme quelqu'un qui cherche confianceet sécurité - les expériences ne sont pas pourelle. Désormais leurs chemins doivent se sépa-rer et Silas et son amie se tournent vers lemonde pour affronter de nouvelles aventures.Quantité de personnages secondaires extrê-mement intéressants peuplent les livres aucentre desquels se tient Silas - un personnagedont la forte identité se combine avec l'effer-vescente quête actuelle de nouveaux objectifs.En 1976, l'auteur des Uvres de Silas, CecilB0dker a reçu le prestigieux prix Hans Chris-tian Andersen pour la littérature enfantine.

L'écologie est au centre de la vie que mènentles résidents du Mont Sébastien. Le temps et lelieu sont laissés à l'imagination. C'est aussi lecas dans les livres de Bodil Bredsdorff sur les

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enfants de Crow Creek : The Crow Child,Eidi, Tink and Ahk (Krageungen, Eidi, Tinkand Alek, 1992-95). La série débute quelquepart dans le monde, quelque part dans letemps. Une fille vit là avec sa grand-mère- une vie de faim et de misère. Quand lagrand-mère meurt, elle ne laisse qu'une simpleliste de maximes : « Vous devez faire confianceà votre instinct pour savoir si quelqu'un estsusceptible de vous vouloir du bien ou dumal ; La porte d'un cœur ne peut être ouverteque de l'intérieur. »

Comme avec Silas, une petite communautés'installe progressivement, au long des quatrelivres. Sa force naît de la description sensibledes liens entre la nature, le climat, le change-ment des saisons et la bataille quotidiennepour tenir la faim en échec. C'est l'immédiatqui prime. Alors que Silas grandit, puisque lepremier livre montre un garçon de 10 ans etque le dernier s'adresse manifestement à desadolescents, Bodil Bredsdorff a choisi despersonnages de 10-12 ans pour ses livres doncpour des lecteurs de cet âge. Quand lesenfants grandissent, ils changent de statut etdeviennent des personnages partisans

- puisque, dit-elle, « le point culminant del'enfance précède juste le moment où elle dis-paraît. » L'utopie de la vie simple des années90 - la personne intègre - apparaît comme unepetite contribution des artistes au débat actuelsur les ressources mondiales.

Le roman historique, un genredynamique dans la littératureenfantine danoise

Le roman historique en tant que genre a tou-jours été dynamique dans la littérature enfan-tine danoise. Autour des années 80, il connutun renouveau après une période durantlaquelle dominait le réalisme social contempo-rain. Les romans de critique contemporainesont-ils écrits en des temps d'optimisme et deprospérité économique ? Est-il plus attirant de

se tourner vers le passé en des temps de pessi-misme et de récession économique ? Peut-être« les jours anciens » étaient-ils réellementmeilleurs ? La tendance la plus récente est àune grande complexité dans le roman histo-rique. Non seulement la lumière est braquéesur le passé, mais présent et futur sont aussimis en perspective.

La trilogie de Peter Seeberg, Without a Name(Vden et navn), The Sleeping Boy (Densovende dreng) et The Frost Hilps (Frostenhjœlper) (1986-89) entraîne le lecteur 1800ans en arrière, à l'âge de fer romain. C'estl'histoire d'une période turbulente, de fric-tions entre des chasseurs et une communautéagraire naissante. Le personnage principal estl'un des chasseurs ; au début du livre, il quitteson campement et commence un long voyagevers le lac Crâne pour ramasser trois desplumes rouges du cou des grues. Selonl'ancienne coutume de son peuple, il ne rece-vra son nom que quand il reviendra avec lestrois plumes. Quand il revient chez lui, c'estpour trouver son campement entièrementdétruit par le feu. Les paysans ont tué tout lemonde, y compris ses parents et sa sœur. Maisil doit recevoir un nom et il se lance - une foisde plus à pied - dans une nouvelle expéditionqui l'amène chez un riche oncle, commerçantà Paris. Il a la possibilité de rester là mais ilchoisit d'être fidèle à ses ancêtres et retournedonc à son campement avec une jeune femmeaimée, qu'il a enlevée aux paysans.Le livre traite du choix existentiel - chasseurs,paysans, commerçants citadins ? - situé dansun temps de bouleversements qui ressembleau nôtre sur bien des plans. Notre héros choi-sit le monde connu, moribond, et l'auteurargumente élégamment, dans un langage puis-sant et poétique, en faveur de la valeur de cepacte avec la nature et ses ressources. PeterSeeberg, qui est un auteur éminemment res-pecté de livres pour adultes, a reçu en 1991 leprix autrichien de littérature enfantine pourcette série.

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Bent Haller est Fauteur d'une œuvre impor-tante dans des genres divers depuis ses débutsen 1975. The Saga ofBrage the King's Son(Brage Konges0ns Saga), publié en 1993 estun roman majeur - dans tous les sens du mot -et très complexe. Il traite des racines histo-riques des Danois, de leurs conceptions reli-gieuses et de leurs légendes, et de la manièredont celles-ci - par le biais des runes - sont tra-duites en mots et en images, construisant unehistoire qui donne au peuple une identité com-mune et le sauve d'un destin pire que la mort :l'oubli. Le « conte de Brage » retrace l'histoired'un peuple arrivé à un tournant entre lesnouveaux et les anciens chemins, coutumes etdieux ; un peuple qui, à cause des change-ments de climat et des inondations, quitte saterre, son disque ailé et ses marécages sacrifî-catoires sacrés. C'est l'histoire de la grandeexpédition à travers l'Europe entreprise parles Cimbres et les Teutons et de leur rencontresanglante avec l'armée romaine. C'est aussiun livre sur l'art de raconter. Brage est le filsdu roi qui, à Rome, rencontre le conteur desconteurs, Homère, et retourne plus tard dansson pays en tant que dieu de la poésie. A tra-vers tout le livre, l'adversaire de Brage est laVieille Femme de la Forêt - un archétype inté-ressant de sorcière, qui représente le pouvoirmatriarcal avec ses connaissances et son donde prophétie, pouvoir qui doit être renversépar la nouvelle loi divine et l'ordre symbo-lique que Brage apporte dans le Nord.

La lignée ancestrale

Le thème de l'ascendance et du besoin dechercher ses propres racines sont au centredu livre d'un autre auteur danois d'impor-tance, Tracks in Russia (Et spor i Rusland)de Gerd Rindel. Quand Gerd Rindel, quiexcelle dans différents genres, se sert dematériau historique, elle prend toujoursclairement le parti de souligner l'inégalité etla persécution dont sont victimes ceux quichoisissent d'être différents. Ce livre fut ins-

piré par un voyage que fit l'auteur sur leTranssibérien pendant l'été 1990.Jelena - ou Jelena la Troisième (sa mère et sagrand-mère s'appellent aussi Jelena) - a passéles 14 années de sa vie chez elle sur le domainede ses grand-parents au Danemark. Elle n'aentendu parler du monde extérieur que parl'intermédiaire des récits des serveuses decafétérias ou de vendeuses. Elle appartient àune famille de la grande noblesse russe, forcéede fuir après la Révolution d'Octobre en 1917.Ses grand-parents vivent dans un autre temps,un autre monde. Jelena n'a jamais connu samère, mais elle trouve une lettre d'amourcachée dans une statue et elle y apprend que samère s'est enfuie en Union Soviétique peuaprès sa naissance. Quand ses grand-parentsmeurent, Jelena décide de retrouver les tracesde sa mère. Ce qui s'avère être aussi un voyagedans le temps. Elle retrouve sa mère, maiscelle-ci ne veut pas assumer son rôle maternel- et Jelena doit accepter ce fait. Outre qu'il esttotalement fascinant et original, utilisant defaçon éblouissante le langage et une psycholo-gie fine, ce livre requiert aussi un effort de lapart du lecteur.

Regards critiques sur la civilisationfuture

À de multiples égards, ces représentations del'utopie, du passé et de la lignée ancestralesont intimement liées à une vision du futur.Les années d'après 1970 ont vu s'installer unâge d'or international pour le roman descience-fiction - une tendance qui commençaà se faire sentir dans la littérature de jeunessedanoise dans les années 80. Nous savons quece genre peut suivre au moins deux voies :une voie optimiste, enthousiasmée par latechnologie, ou une voie pessimiste, décri-vant un monde appauvri, pollué, parfoisdominé par un régime totalitaire. Au Dane-mark c'est cette perspective qui a prédomi-né. De nombreux auteurs danois ont apportéleur contribution à ce type de romans.

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Deux publications, SvendÂge Madsen's Man-hunt (Jagten pà et menneske, 1991) et KimFups Aakeson's There's SomethingRotten (Degale, 1992) ont apporté une bonne dose d'ori-ginalité et un soupçon d'optimisme au genre.Nous avons au Danemark, depuis quelquesannées maintenant, ce que le langage poli-tique officiel nomme un chômage des jeunes.On peut bien sûr écrire sur ce sujet des livresd'un social-réalisme morne, mais Svend AgeMadsen, par ailleurs surtout auteur de fictionpour adultes, a choisi une approche tout àfait personnelle en passant continuellementd'un espace occupé par le rêve à un autreconsacré à la réalité. L'histoire se déroule surdeux plans parallèles, équilibrés par la divi-sion des six chapitres en douze, reliant cha-cun réalité et cauchemar. Le jeune Asser estle personnage central des deux mondes et setrouve entraîné dans d'étranges allées-et-venues qui curieusement se reflètent les unesdans les autres. Dans l'un des systèmes, lechômage est vu comme permettant d'êtrecréatif et de profiter de la vie. Dans l'autresystème, les jeunes sont pleinement occupés àessayer d'éviter la mort, parce que tous lesjours, entre 9 heures du matin et 4 heures del'après-midi, chacun peut traquer les jeunesau chômage. Svend Âge Madsen s'inspira,pour cette forme particulière de sport san-glant, de la brochure de Swift A Modest Pro-posai (1729), dans laquelle Swift suggéraitque les problèmes de famine et de surpopula-tion en Irlande pourraient être résolus enintroduisant le cannibalisme des enfants.Le roman pour les jeunes de Kim Fupz Aake-son, There's Something Rotten (De gale)commence en l'an 2010, en un temps où labio-technologie se déchaîne. Soudainement,une maladie frappe, qui prive la plupart desgens de plus de 25 ans de leur mémoire et deleurs compétences sociales. Les adultes sontfous, donc les jeunes prennent le relais.Qu'arrive-t-il quand les rêves de pouvoir desjeunes deviennent tout-à-coup la seule pers-

pective de survie, comment les gens vont-ilsréagir à la menace du chaos et de l'anéantis-sement ? Le style est cinématographique et lerefus de l'auteur d'emprunter des solutions àquelque bord politique, néo-religieux, occulteou mythologique est libérateur. Ce uvre estreprésentatif du nouveau courant de la litté-rature de jeunesse nordique : la tentative dedécrire une société par le biais d'une réalité,une réalité qui est là et maintenant, juste aucoin de la rue. Et qui, dans un sens, la libèred'enseignements manifestes, et choisit plutôtde courtiser le bon sens et le plaisir du lec-teur dans le monde de l'écrit. Ce roman fut lelauréat danois d'un important concoursScandinave de fiction.

Amour - Fantaisie - Eveil de laconscience

The Magic Town (Den fortrylkde by, 1994)s'ouvre sur un conte de fée : « D'abord, j 'aivécu dans une ville tout-à-fait ordinaire,avec des maisons ordinaires, des chiens, deschats et des gens ordinaires, sauf Marie. Ellen'était pas ordinaire. Plus tard, j ' a i vécudans une ville magique, dans une église,dans une haute chaise en cuir ancienne. »Un matin, un cœur géant gît, échoué sur laberge du fjord. On peut y entrer par uneporte, et c'est exactement ce que fait le gar-çon qui raconte cette histoire fantastique.Dans les pièces de ce cœur, il tombe sur lesdifférents composants d'un être mécanique.Il rassemble tous les éléments, remonte lemécanisme et suit cet être hors du cœur etdans la ville. Et c'est là que la magie com-mence. Les oiseaux et les animaux se chan-gent en porcelaine. Tous les gens disparais-sent et le garçon se retrouve seul. Au début,c'est un grand amusement, mais il ne durepas longtemps et se transforme en vrai cau-chemar. Le garçon n'est pas long à ne plussupporter sa solitude. Au milieu de sondésespoir, cependant, il trouve un petitréconfort dans l'église où il vit maintenant.

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Il feuillette les livres des offices et découvrebeaucoup de paroles de sagesse.Qui est responsable de tous ses tourments ?D'abord, le garçon accuse l'être mécaniqueet une violente bataille pour la vie et la mortcommence. Il s'embarque petit à petit dansun long processus d'introspection pendantlequel il s'examine et examine sa vie jusqu'àmaintenant. C'est exactement ce souci dubizarre, du semi-macabre, épicé d'un humourtendre et contagieux, plein d'espièglerie etd'enfantillage, qui a fait de Louis Jensen undes principaux auteurs danois pour la jeu-nesse. Tous ses livres ont cette caractéristique.Ce sont comme des rêves confiés au papier,guidant le lecteur jusqu'aux recoins les plussecrets de l'esprit, où l'on peut avoir une per-ception tangible et concrète de concepts peumaniables tels que la vie, la mort, l'amour etla méchanceté - dans une langue d'une telleélégance qu'on pense à Cecil B0dker.

La méchanceté se retrouve aussi dansl'œuvre d'un autre auteur intéressant :Peter Mouritzen. Et l'épouvante. Death's-Doll (D0dningedukken, 1993) s'ouvre ainsi :« Une fillette morte était assise en classe. »Le personnage principal est un auteur envisite dans une classe. Quand il dit auxélèves qu'il ne croit pas à la possibilité demanifestations surnaturelles, se produisentalors des choses inexplicables, pétrifiantes,qu'il ne peut pas contrôler. Il est dans unétat d'incertitude constante entre ce qui estréel et ce qui appartient à la fiction. Unefillette lui demande plusieurs fois : « Quelleest l'utilité d'un auteur ? ». Peter Mouritzena lui-même débattu de cette question dans unarticle : « ... l'objet de l'existence humaineest la poésie. C'est ce qui définit notre identi-té en tant qu'humains. » Peter Mouritzen afait des histoires d'épouvanté sophistiquéessa spécialité. « Je pense qu'il est nécessaired'avoir des frissons et je suis convaincu queles enfants qui recherchent le choc de l'épou-vante au cinéma et dans les livres accomplis-

sent une fonction rituelle inconsciente, desti-née à faire naître un être pleinement accom-pli, englobant ce qu'on pourrait appeler uneexpérience monstrueuse. »

En 1982 le chercheur américain Neil Postmanpublia The Disappearance of Childhood (Ladisparition de l'enfance). Il souligna la prédo-minance croissante de la télévision, au détri-ment de la lecture. Quand Gutenberg inventales caractères mobiles, il créa un universenfantin et un univers adulte. Il était possibleaux adultes d'avoir des secrets auxquels lesenfants n'avaient pas accès. La présence de latélévision dans nos foyers a changé cette rela-tion. Les spectacles, les jeux, mais aussil'image de l'intimité des adultes ont transformél'enfance et nous rencontrons de plus en plusd'« enfants adultes » et d'« adultes infantiles. »Les thèses de Neil Postman eurent peu d'échoau Danemark. Pourtant depuis longtempsmaintenant, il est devenu évident dansnombre de livres pour enfants que les adultessont détrônés de leur piédestal : ils se com-portent en enfants, et souvent de façon irres-ponsable. Simultanément, nous voyons desenfants assumer, de manière naturelle et avecune grande tolérance, des responsabilitésd'adultes. Ils ne sont pas et ne deviennent pasnon plus des adultes par leur comportement -ils sont simplement responsables et sincères.Cette tendance connut un éclat particulier en1996 avec The Girl who was Good ai Lots ofThings (Pigen der var go' til mange ting) deDorte Karrebsek - un livre qui a valu à sonauteur le prix du ministère de la Culture pourla littérature enfantine, bien que ce soit unlivre d'images contenant très peu de mots.Mais quels mots ! Des mots à faire frissonner- et espérer - n'importe quel adulte. La petitefille est une enfant unique et n'a donc per-sonne pour l'aider, elle est complètementabsorbée par des tâches pratiques. Mais ellene réussit pas à l'école. Ses parents s'enmêlent et la petite se demande où ils ont apprisà provoquer une telle pagaille. Les parents

N°185 FEVRIER 1999/121

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sont excellents pour rester debout toute la nuitet très bons pour dormir toute la journée. Unjour, la fillette organise une fête déguisée - sonpère se déguisant en chien, sa mère en chat etla fillette en fille. La fête est très réussie, maisle lendemain matin, les masques se sont fixés.C'est le seul changement qu'a apporté la fête.La fillette se rend alors compte qu'il est bientrop tard et qu'il n'y a aucun moyen de chan-ger un chien ou un chat. Elle décide doncd'oublier son enfance et de se mettre à grandirle plus vite possible et elle quitte la maison.Les derniers mots du livre sont : « Tous lesenfants quittent la maison tôt ou tard. Lafillette Fa quittée plus tôt. »

Une histoire intransigeante sur le cours dutemps, mais qui ne fait pas de l'enfant une« victime ». La dernière page tournée et lelivre fermé, un enfant de 6 ans commentalaconiquement : « C'était bien et un petit peutrop court, mais bien sûr, il fallait que la filleparte, alors c'est la fin de l'histoire. »Telle est la littérature de jeunesse danoise :honnête et sans concessions, en prise directe,pleine d'humour et bien écrite. Nous diri-geons-nous vers une nouvelle ère qui ne pro-posera pas une littérature spécifique pour lajeunesse, mais une « littérature pour tous » ?D semble qu'on en prenne le chemin. I

Traduction Catherine Bessi

The Girl who was Good at Lots ofThings,

Ul. D. Karrebœk, Forum

122 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS