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LA LUTTE POUR L'ESPACE

1 1. 1

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ALAIN DUPAS

LA LUTTE POUR L'ESPACE

É D I T I O N S D U S E U I L 27, rue Jacob, Paris VF

A mes grands-parents

ISBN 2 - 0 2 - 0 0 4 6 7 2 - 5 .

co É d i t i o n s d u Seui l , 1 9 7 7 .

La loi du 1 1 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisa- tion collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et sui-

vants du Code pénal.

Avant-propos

Aujourd'hui, comme presque chaque jour, des Américains et des Soviétiques sont réunis pour examiner les modalités d'un désarmement stratégique partiel. Pour étayer ces discussions, les uns et les autres dis- posent de données précises et sûres sur les forces adverses. Ils sont d'autre part certains de pouvoir contrôler unilatéralement un accord éventuel, plus large que celui conclu en 1972. D'où leur vient cette confiance ? De l'espace. Les satellites de reconnaissance et tous les moyens spatiaux de surveillance ont changé en profondeur les relations internationales. Ils ont influé d'une manière parfois décisive sur l'his- toire des deux dernières décennies, sur les grandes crises de la guerre froide, sur l'avènement de la détente.

Ces faits sont méconnus, comme sont méconnus tous les aspects politiques et militaires de l'astronautique. Ils sont dissimulés par les États-Unis et l'Union soviétique, qui entourent d'un épais secret leurs activités militaires dans le cosmos, et font silence sur les véritables motivations qui les entraînent au-delà de l'atmosphère. Ce secret, ce silence ont un but : maintenir autour de l'espace une auréole de pureté, faire apparaître sa conquête comme une aventure scientifique et tech- nique dégagée des vicissitudes du monde, et par là même accroître le prestige associé à cette conquête. Ainsi présentée, l'histoire de l'astro- nautique est un conte de fée raconté aux adultes. Les ingénieurs et les savants sont des enchanteurs qui donnent vie à un rêve éternel de l'hu- manité. Les satellites, les sondes interplanétaires, les astronautes et les cosmonautes sont des héros mécaniques ou de chair, partant à l'assaut des espaces infinis, en quête de trésors merveilleux : résultats scien- tifiques, retombées techniques, applications pratiques.

L'aventure, la science, la technique, les applications ne sont pas des aspects négligeables. Mais à les considérer seuls, on fait de l'astronau- tique un corps sans squelette, on ne peut comprendre comment les pro- grammes spatiaux tiennent debout. Les Soviétiques n'ont pas envoyé Youri Gagarine autour de la Terre pour le seul progrès de la science. Les Américains n'ont pas investi 20 milliards de dollars dans l'envoi d'hommes sur la Lune pour de simples raisons techniques. Les forces qui ont propulsé les États-Unis et l'Union soviétique dans le cosmos, à la fin des années cinquante, étaient militaires et politiques. Elles avaient nom « course aux armements » et « guerre froide ». La course aux arme- ments avait conduit à la mise au point en URSS du premier missile intercontinental. La guerre froide faisait du prestige une arme fonda- mentale entre les deux systèmes. L'Union soviétique constata qu'elle acquerrait du prestige en lançant des satellites avec son missile inter- continental. Les États-Unis lui emboîtèrent le pas, non sans quelques hésitations.

La véritable histoire de l'astronautique déborde largement le simple récit des péripéties techniques. Elle s'inscrit étroitement dans la vie de notre époque, et fait intervenir des acteurs inattendus : Nikita Khrouchtchev, Leonid Brejnev, Dwight Eisenhower, John Kennedy, Lyndon Johnson, Richard Nixon, sont directement impliqués dans le départ de la conquête spatiale. Leurs attitudes, leurs décisions dans ce domaine sont révélatrices de leur personnalité, de leur conception du monde et des rapports internationaux. Le rôle des satellites militaires au début des années soixante explique d'autre part certains événements. En découvrant les origines politiques et militaires de l'astronautique, on jette un éclairage nouveau sur une période particulièrement importante de l'histoire contemporaine.

La première partie de ce livre est consacrée à cette « guerre froide dans le cosmos », qui opposa les deux super-puissances de 1957 à 1969. On y verra comment la politique et la technique ont été associées dans un jeu subtil qui conduisit les astronautes à fouler une autre terre. On y verra combien la « course à la Lune » a été serrée, contrairement à l'opi- nion répandue aujourd'hui.

La guerre chaude succédera-t-elle un jour dans l'espace à la guerre

froide ? C'est l'une des questions posées dans la seconde moitié de ce livre, traitant de l'astronautique dans le monde de la fin des années soixante-dix. Les forces armées ne cessent, en effet, d'accentuer leurs activités spatiales. Le cosmos devient un secteur stratégique vital, et chacun se prépare à un éventuel affrontement; déjà les Soviétiques ont expérimenté un véritable satellite antisatellite. Cette militarisation inter- vient alors même que l'espace est devenu pour un temps la vitrine de la détente avec le vol Apollo-Soyouz.

Vingt ans après le lancement de Spoutnik, l'astronautique reste ainsi fortement marquée par ses débuts politiques et militaires. Elle change néanmoins en profondeur. Les États-Unis construisent un moyen de transport spatial révolutionnaire : la Navette, et l'URSS ne peut que la suivre dans cette voie. L'espace va devenir plus accessible et s'ouvrir à des activités à grande échelle. Ses applications pratiques bouleversent déjà le monde des télécommunications, avant de transformer complète- ment la gestion des ressources naturelles. Le cosmos devient un lieu de lutte économique où se mesurent les États mais aussi, de plus en plus, les grandes entreprises industrielles. Le marché est immense. L'Europe et le Japon cherchent à y prendre une place aux côtés du géant améri- cain, alors que l'Union soviétique risque d'être dépassée par cette évolu- tion vers le « big business » spatial.

La conquête de l'espace n'est pas une aventure gratuite. C'est une expression des réalités politiques, militaires et économiques de notre temps. Nous espérons le montrer d'une manière convaincante.

Orsay, le 18 avril 1977.

PREMIÈRE PARTIE

Guerre froide dans le cosmos

1. Le défi soviétique

Dans la soirée du 4 octobre 1957, un cocktail réunit à l'ambassade soviétique de Washington les membres du comité de l'Année géophy- sique internationale (AGI). L'un des assistants, le journaliste scien- tifique du New York Times, Walter Sullivan, est discrètement appelé au téléphone. A son retour, il glisse quelques mots à l'oreille de Lloyd Berkner, directeur du programme américain pour l'AGI. Celui-ci prend alors la parole : « Je désire vous faire part d'une nouvelle : un satellite soviétique tourne autour de la terre à 900 km d'altitude. Je félicite nos collègues soviétiques pour leur remarquable succès 1. »

La surprise de Lloyd Berkner fut celle du monde entier. L'annonce du lancement de Spoutnik-1 provoqua une émotion considérable, mêlant l'enthousiasme dans les pays de l'Est, la stupeur et l'incrédulité dans les nations occidentales, l'admiration dans le tiers monde. L'Union soviétique voyait soudain son prestige accru, sa puissance militaire réé- valuée et elle s'apprêtait à jouer politiquement de ces avantages. Les États-Unis s'inquiétaient des implications militaires de l'événement et de la perte apparente de leur suprématie technico-scientifique. La guerre froide prenait une nouvelle dimension : spatiale.

1. Cette anecdote est rapportée par Richard Witkin, dans son livre The Challenge of the Spoutnik, New York, Doubleday, 1958.

La divine surprise

Le comité pour l'Année géophysique internationale n'aurait pourtant pas dû être surpris par la mise sur orbite de Spoutnik-1. Créé en 1952 par le Conseil international des sociétés scientifiques, il avait recom- mandé le 4 octobre 1954, lors de sa quatrième réunion à Rome, le lan- cement de petits satellites scientifiques pendant l'AGI, c'est-à-dire entre le 1er juillet 1957 et le 31 décembre 1958. Deux nations avaient répondu favorablement à cette invitation : les États-Unis, qui firent part de leur décision le 29 juillet 1955, par la voix de leur président Dwight Eisen- hower, et l'URSS qui les imita le lendemain. Avec Spoutnik-1, l'URSS était donc au rendez-vous de l'AGI, un peu en avance sur les Améri- cains. Mais ces derniers n'avaient jamais sérieusement cru que l'Union soviétique, réputée en retard sur le plan technologique, puisse lancer un satellite artificiel.

Les États-Unis ne s'étaient d'ailleurs pas pressés. Le choix d'un lan- ceur pour leur futur satellite avait été dicté par un critère faisant fi de toute efficacité : le désir de séparer au maximum le programme de satel- lite et le développement des missiles balistiques. Il s'agissait de préser- ver la pureté scientifique de l'opération... En septembre 1955, un comité présidé par le secrétaire d'État adjoint Donald Quarles avait écarté la solution préconisée par les Forces aériennes : utiliser une fusée inter- continentale Atlas, en cours de construction ; et aussi par l'Armée : faire appel à l'équipe de Von Braun, toute prête à transformer un missile à courte portée Redstone en fusée porteuse. La préférence avait été donnée à la Marine, qui proposait de réaliser spécialement un lanceur à partir d'une petite fusée sonde Viking. Ce projet avait reçu le nom de Vanguard. Il connut un sort peu glorieux, ce qui n'est guère étonnant compte tenu de l'inexpérience de la Marine en matière de fusée : une tentative échoua lamentablement en décembre 1957, et ce fut finalement l'équipe de Von Braun, redécouverte à l'occasion, qui improvisa en trois

Spoutnik : un coup de tonnerre dans l'espace (en haut). - Serguei Korolev : l'homme caché derrière les « premières » soviétiques (en bas, avec Youri Gagarine).

m o i s le l a n c e m e n t d u p r e m i e r sa te l l i te ar t i f ic iel a m é r i c a i n . C e s u c c è s fu t

a c q u i s le 31 j a n v i e r 1958.

Les r e s p o n s a b l e s des É t a t s - U n i s a v a i e n t p e u d ' e x c u s e s p o u r s ' ê t re

la i ssés s u r p r e n d r e , c a r les Sov ié t iques , s a n s d o n n e r de dé ta i l s , n ' a v a i e n t

p a s fai t m y s t è r e de l ' a v a n c e m e n t de leur p r o g r a m m e . Le 11 s e p t e m b r e

1956, l ' a c a d é m i c i e n I v a n B a r d i n e ava i t c o n f i r m é à B a r c e l o n e les in ten-

t ions de l ' U R S S . Le 1er ju i l l e t 1957, le p r é s i d e n t de l ' A c a d é m i e d e s

sc iences , le P r N e s m e y a n o v , a v a i t p r é c i s é d a n s la P r a v d a q u e le l ance -

m e n t é ta i t p r é v u p o u r les p r o c h a i n s moi s . E t s u r t o u t , le 26 a o û t ,

l ' agence T a s s a v a i t a n n o n c é le p r e m i e r vo l réuss i d ' u n e fusée i n t e r con t i -

nen ta l e .

Le c o m m u n i q u é officiel s o u l i g n a i t l ' i m p o r t a n c e po l i t i que et m i l i t a i r e

de l ' é v é n e m e n t : « U n miss i le b a l i s t i q u e i n t e r c o n t i n e n t a l à p l u s i e u r s

é t ages a a t t e in t s a c ib le [...] a p r è s s ' ê t r e é levé à u n e a l t i t ude j a m a i s

a t t e in te [...] et a v o i r p a r c o u r u u n e t rès g r a n d e d i s t ance . Il est d é s o r m a i s

pos s ib l e de d i r ige r une fusée vers n ' i m p o r t e que l p o i n t d u g lobe [...] et il

n ' e s t p lu s n é c e s s a i r e de r e c o u r i r à une fo rce a é r i e n n e s t r a t ég ique , vulné-

r ab l e face a u x m o y e n s m o d e r n e s de défense . » E t c o m m e si l a m e n a c e

n ' é t a i t p a s a s sez expl ic i te , l ' a g e n c e T a s s a j o u t a i t : « U n e sér ie d ' exp lo - s ions n u c l é a i r e s et t h e r m o n u c l é a i r e s à h a u t e a l t i t u d e o n t été e f fec tuées

avec succès au c o u r s des d e r n i e r s j o u r s . »

Su r le m o m e n t , l ' a f f i rma t ion sov ié t ique fut accue i l l i e a v e c scept i -

c i s m e d a n s les mi l i eux p o l i t i q u e s et mi l i t a i r e s o c c i d e n t a u x . M a i s le lan-

c e m e n t de S p o u t n i k - 1 a p p o r t a la p r e u v e qu i m a n q u a i t : une fusée

c a p a b l e de sa te l l i ser 83 ,6 kg , c o n t r e 1,5 kg s e u l e m e n t p o u r le véh icu l e

a m é r i c a i n V a n g u a r d , d e v a i t p o u v o i r t r a n s p o r t e r u n e b o m b e a t o m i q u e à

des mi l l ie rs de k i l o m è t r e s de d i s t ance . L a d é m o n s t r a t i o n fut c o m p l é t é e

un m o i s p lus t a r d p a r la s a t e l l i s a t ion de S p o u t n i k - 2 d o n t la c h a r g e ut i le

a t t e igna i t 508 ,3 kg.

L a d i p l o m a t i e d u S p o u t n i k

L ' o p é r a t i o n S p o u t n i k p r e n a i t sa vé r i t ab le s ign i f ica t ion : po l i t ique .

Elle r e m e t t a i t en c a u s e les o p t i o n s s t r a t ég iques de l ' a d m i n i s t r a t i o n

E i s enhower , fondées su r le m a i n t i e n d ' u n e force de d i s s u a s i o n m i n i m a l e

p e r m e t t a n t une r é p o n s e m a s s i v e en c a s de confl i t . Le fer de l a n c e de

cet te force é ta i t le S t r a t eg i c A i r C o m m a n d ( S A C ) avec ses b o m b a r d i e r s

nuc léa i res B-47 et B-52. S a p u i s s a n c e a v a i t j u s q u ' a l o r s p a r u suff i sante

p o u r r end re super f lu le r e c o u r s r a p i d e aux miss i les à po r t ée in te rmé-

d ia i re o u i n t e r con t inen t a l e . L ' a v è n e m e n t de la fusée i n t e r c o n t i n e n t a l e

soviét ique, c a p a b l e de f r a p p e r en u n e d e m i - h e u r e et s ans a v e r t i s s e m e n t

le sol a m é r i c a i n , s e m b l a i t m o n t r e r que ce t te con f i ance é ta i t exagérée .

L a d o c t r i n e s t r a t ég ique d ' E i s e n h o w e r a l la i t d ' a i l l eu r s de pa i r avec sa

po l i t ique de r e c h e r c h e et de d é v e l o p p e m e n t : la p r é o c c u p a t i o n p r inc i -

pa le é ta i t le m a i n t i e n des b u d g e t s à un m i n i m u m a c c e p t a b l e . Le succès

mi l i ta i re et t e c h n i q u e de l ' U R S S a p p a r a i s s a i t c o m m e la c o n s é q u e n c e de

ces cho ix , et le N e w York T imes d u 7 o c t o b r e p o u v a i t écr i re d a n s

son éd i to r ia l : « Le sa te l l i te sov ié t ique sou lève les q u e s t i o n s les p lu s

g raves q u a n t à nos o p t i o n s n a t i o n a l e s p ré sen te s et passées . » L ' inqu ié -

tude s ' é t enda i t a u x all iés des É t a t s - U n i s . Le T imes ang la i s d u 10

o c t o b r e p o s a i t cet te q u e s t i o n : « U n p a y s pour ra i t - i l res te r t r a n q u i l l e et

conf ian t d a n s la p u i s s a n c e a é r i e n n e de l 'A l l i ance a t l a n t i q u e si M o s c o u

le m e n a ç a i t de ses miss i les n u c l é a i r e s à longue po r t ée ? »

L ' i m p a c t p s y c h o l o g i q u e des S p o u t n i k se fai t d o n c sent i r d a n s le

m o n d e ent ier . D a n s son H i s t o i r e d e la g u e r r e f r o i d e 2, A n d r é F o n t a i n e

cite cet te r é a c t i o n e x e m p l a i r e de R a d i o - L e - C a i r e : « L ' è re p l a n é t a i r e

sonne le g las d u c o l o n i a l i s m e ; l a po l i t i que a m é r i c a i n e d ' e n c e r c l e m e n t

de l ' U n i o n sov ié t ique a p i t e u s e m e n t échoué . »

Les expé r i ences spa t i a l e s d é m o n t r e n t la p u i s s a n c e et la p r éc i s ion des

2. Histoire de la guerre froide, II. 1950-1971, Paris, librairie Fayard, 1967.

fusées soviétiques et témoignent, du moins le croit-on, mais c'est l'essen- tiel, d'une technologie très avancée. Elles vont devenir un instrument privilégié de la politique internationale du Premier Soviétique Nikita Khrouchtchev. Dans ses déclarations et au cours de ses voyages, M. K. va jouer sans modération du prestige cosmique, régulièrement conforté par de nouvelles et spectaculaires « premières » : lancement d'un satel- lite de 1 327 kg, le 15 mai 1958 ; premier passage d'une sonde à proxi- mité de la Lune en janvier 1959 ; impact sur notre satellite naturel en septembre de la même année, etc. Parfois, le discours est rassurant : « Les fusées sont des armes terribles et sans pitié, qui imposent de lourdes responsabilités à leurs possesseurs », déclare-t-il le 8 octobre 1957. Mais en d'autres occasions ses paroles sont plus inquiétantes. C'est le cas, par exemple, le 14 novembre 1959, devant les syndicats des journalistes soviétiques : « Le monde entier a vu nos fusées s'envoler et parvenir sur la Lune. Il n'y a pas d'affabulations : les faits sont là. [...] Nous ne voulons effrayer personne, mais en un an, 250 fusées à tête nucléaire sont sorties des usines que nous avons visitées. » Ou bien encore en août 1969, lors d'une réception en l'honneur du second cos- monaute russe, Gherman Titov : « Si vous voulez nous menacer depuis une position de force, nous vous montrerons notre puissance... Nous avons des bombes de plus de 100 mégatonnes. Nous avons lancé Gaga- rine et Titov dans l'espace, mais nous pouvons les remplacer par d'autres charges.[ ...] »

C'est le temps de la diplomatie du Spoutnik. On ne saura jamais si la confiance tirée par Khrouchtchev des réalisations de ses savants a joué un grand rôle dans ses positions politiques, qui ont amené les graves crises de Berlin et de Cuba au début des années soixante. Mais cela ne

paraît pas impossible. Les Américains étaient d'ailleurs conscients de ce risque, comme l'a exposé en janvier 1960 George V. Allen, directeur de l'USIS, l'Agence d'informations des États-Unis : « La satellisation sur- prise des premiers Spoutnik a considérablement accru le prestige de l'Union soviétique. Elle a été suivie de deux tirs lunaires spectaculaires dont le succès contraste avec nos échecs. Ces événements ont nettement

fait pencher la balance de l'opinion mondiale du côté de l'URSS. Il n'est pas exagéré de dire que l'espace est devenu le premier symbole de la

suprématie mondiale dans tous les domaines de la science et de la tech- nologie. [...] Le principal danger de cette situation réside, selon moi, dans l'excès de confiance qu'elle a fait naître chez les dirigeants sovié- tiques eux-mêmes. [...] Si cet excès de confiance se traduit par un aven- turisme dans les affaires étrangères, le monde peut connaître une période très troublée 3. »

Un bluff réussi

La plus belle opération de relations publiques spatiales fut réussie par Khrouchtchev en 1959, à l'occasion de sa visite aux États-Unis. La sonde lunaire Lunik-2 s'écrasa sur notre satellite naturel la veille de son

arrivée en Amérique, en soulevant dans le monde une émotion compa- rable à celle provoquée par Spoutnik-1. La radio soviétique débordait d'enthousiasme : « Gloire à nos savants, gloire à notre parti commu- niste qui nous mène de victoire en victoire », et se félicitait « d'ap- prendre que la première fusée faite de la main de l'homme ait atteint la Lune peu de temps avant l'arrivée aux États-Unis de notre cher Nikita Sergueevitch Khrouchtchev 4. » Le Premier Soviétique chercha à réédi- ter cette opération l'année suivante, lorsqu'il traversa de nouveau l'Atlantique pour assister à l'Assemblée générale des Nations unies. Un heureux hasard faisait coïncider ce voyage avec une période astronomi- quement favorable à des tirs en direction de la planète Mars. Les savants soviétiques tentèrent à deux reprises, les 10 et 14 octobre 1960, d'ajouter une « première » à leur palmarès en lançant une sonde automa- tique vers Mars. Mais ils échouèrent. Cela, on ne le sut pas sur le

3. Toutes les citations de ce paragraphe sont extraites du livre de Philippe Klass, Secret Sentries in space : the first report on the secret satellites orbited by the United States and the Soviet Union and their contribution to international stability, New York, Random House, 1971.

4. Citations rapportées par Albert Ducrocq dans son ouvrage Le Fabuleux Pari sur la Lune, Paris, Robert Laffont, 1961.

m o m e n t ; les A m é r i c a i n s ne l ' on t révélé o f f i c i e l l ement q u e le 5 sep-

t e m b r e 1962. L a d é c e p t i o n de M . K . fut c e r t a i n e m e n t g r a n d e et elle

in f lua p e u t - ê t r e su r son h u m e u r a u p o i n t d e j o u e r u n rô le d a n s le f a m e u x

é p i s o d e de la c h a u s s u r e .

O n sa i t a u j o u r d ' h u i q u e la d i p l o m a t i e d u S p o u t n i k é ta i t f ondée su r u n

bluff . U n b lu f f subt i l , c a r ne p o r t a n t p a s su r les r é a l i s a t i o n s , b i en réel les ,

m ê m e si q u e l q u e s é c h e c s o n t été c a m o u f l é s , m a i s s u r les i n fé rences : la

p u i s s a n c e n u c l é a i r e et le n i v e a u t echn ico - sc i en t i f i que , o u p lus généra le -

m e n t la s u p é r i o r i t é d u r ég ime sovié t ique . « Les S p o u t n i k p r o u v e n t q u e le

s o c i a l i s m e a g a g n é la c o m p é t i t i o n en t r e les p a y s soc ia l i s t e s et c a p i t a -

listes 1... 1 q u e l ' é c o n o m i e , la sc ience , l a c u l t u r e et le gén ie c r é a t e u r d u

p e u p l e d a n s t o u t e s les sphè re s de la vie se d é v e l o p p e n t m i e u x et p lus vite

sous le s o c i a l i s m e », d é c l a r a i t p a r e x e m p l e N i k i t a K h r o u c h t c h e v à d e u x

j o u r n a l i s t e s b rés i l i ens s. U n b lu f f d ' a u t a n t p lu s subt i l q u e les r é a c t i o n s

o c c i d e n t a l e s é t a i en t c i tées p a r les R u s s e s à l ' a p p u i de l eurs p r o p r e s affir-

m a t i o n s : « L a p re s se b o u r g e o i s e écr iv i t [...J q u e l ' U R S S a v a i t p r é p a r é

et r éa l i sé une vé r i t ab l e r é v o l u t i o n sc ien t i f ique et t e c h n i q u e qu i lui ava i t

p e r m i s d ' e f f ec tue r u n g i g a n t e s q u e b o n d qua l i f i ca t i f », l i t -on e n c o r e en

1976 d a n s la b i o g r a p h i e de L e o n i d Bre jnev 6. Le texte a j o u t e d ' a i l l e u r s

in p e t t o : « D a n s l ' e n s e m b l e ce t te a p p r é c i a t i o n c o r r e s p o n d a i t à la

réal i té . [...] »

D e u x r a i s o n s e x p l i q u e n t s a n s d o u t e le s u c c è s de ce bluff . L a p r e m i è r e

est l ' e n t h o u s i a s m e q u e la c o n q u ê t e d u c o s m o s s o u l e v a d a n s le g r a n d

pub l i c et les p r i n c i p a u x m e d i a . L a s e c o n d e est le sec re t t o t a l e n t o u r a n t

le p r o g r a m m e spa t i a l sov ié t ique . C h a q u e m i s s i o n , i n a t t e n d u e , a v a i t le

m a x i m u m d ' i m p a c t . L ' a b s e n c e a p p a r e n t e de dif f icul tés d o n n a i t u n e

i m p r e s s i o n d ' in fa i l l ib i l i t é t r a n c h a n t sur les di f f icul tés a m é r i c a i n e s ,

c o n n u e s au j o u r le j o u r . Le m y s t è r e su r les m o y e n s mis en œ u v r e l a i s sa i t

s u p p o s e r des c a p a c i t é s i m p r e s s i o n n a n t e s .

5. André Fontaine, op. cit. 6. Essai biographique sur Leonid Illitch Brejnev. Supplément au n° 44 des Nouvelles

de Moscou, octobre 1976.

P r e m i è r e s fusées

L a t e c h n i q u e sov ié t ique des fusées t r i o m p h a i t d a n s l ' e space en t re

1957 et 1961. M a i s elle p l o n g e a i t ses r ac ines d a n s des t r a v a u x a c c o m -

plis en t re les deux gue r re s m o n d i a l e s . C ' e s t en 1928 que d e u x ingé-

nieurs , N i k o l a i T i k h o m i r o v et V l a d i m i r A r t m e y e v c réè ren t à L e n i n g r a d

le L a b o r a t o i r e de d y n a m i q u e des gaz ( G D L ) d u C o n s e i l mi l i t a i re révo-

lu t ionna i re . L ' ac t iv i t é p r i n c i p a l e de ce l a b o r a t o i r e c o n c e r n a i t les pe t i tes

fusées à p o u d r e , m a i s l ' une de ses d iv i s ions se c o n s a c r a b i en tô t à l ' é tude

des m o t e u r s fusées à p r o p e r g o l s l iquides . E n 1932, un j e u n e ingén ieur

rejoigni t le G D L : V a l e n t i n P e t r o v i t c h G l o u c h k o , le fu tu r c o n s t r u c t e u r

p r inc ipa l des p r o p u l s e u r s sovié t iques . A la m ê m e é p o q u e , des G r o u p e s

d ' é tude de la p r o p u l s i o n p a r r é a c t i o n ( G r o u p a p o I z u t s y e n i y e R e a k t i v -

novo D v i z y e n i a , ou G I R D ) v i ren t le j o u r à M o s c o u et à L e n i n g r a d . Le

g r o u p e de M o s c o u é ta i t d i r igé p a r l ' un des g r a n d s p r é c u r s e u r s des idées

sur la c o n q u ê t e de l ' e space , F r i e d r i c h T s a n d e r , a u q u e l s u c c é d a en 1933

l ' h o m m e qui deva i t j o u e r le rô le p r i n c i p a l d a n s la n a i s s a n c e d u p ro -

g r a m m e spa t i a l sov ié t ique : Serguei P a v l o v i c h K o r o l e v , a lo r s âgé de 26

ans. Les G I R D se c o n s a c r è r e n t à l a c o n s t r u c t i o n de fusées à p r o p e r g o l s

l iquides, s o u v e n t des t inées à la p r o p u l s i o n d ' a v i o n s . Le p r e m i e r succès

fut acqu i s p a r le g r o u p e de M o s c o u le 17 a o û t 1933 : la fusée G I R D R-

09 pesa i t 19 kg, d é v e l o p p a i t u n e p o u s s é e de 5 0 kg et s ' é l eva à 4 0 0 m

d 'a l t i tude . Il s ' ag i s sa i t de la r é éd i t i on d ' u n e expé r i ence d é j à r éuss ie d a n s

d ' au t r e s pa r t i e s d u m o n d e : aux É t a t s - U n i s , R o b e r t G o d d a r d ava i t l ancé

sa p r emiè re fusée à p r o p e r g o l s l iqu ides le 16 m a r s 1926, et en Alle-

m a g n e , J o h a n n e s W i n k l e r ava i t réa l i sé cet te p e r f o r m a n c e le 21 févr ier 1931.

A la fin de 1933, le G I R D de M o s c o u et le G D L de L e n i n g r a d fu ren t

r e g r o u p é s d a n s u n Ins t i tu t de r e c h e r c h e sc ient i f ique su r la p r o p u l s i o n

p a r fusée (Reak t ivn i i N a o u c h n o - I s s l e d o v a t y e l s k i i Ins t i tu t , o u R N I I ) .

D e s m o t e u r s à p r o p e r g o l s l iqu ides a y a n t u n e p o u s s é e de 3 2 0 kg fu ren t

e x p é r i m e n t é s d a n s ce t ins t i tu t a v a n t 1939. M a i s la p r i n c i p a l e r é a l i s a t i o n

d u R N I I , ce f u r e n t les f a m e u s e s fusées à p o u d r e s K a t i o u c h k a (les

o r g u e s de S ta l ine ) qu i s ' a b a t t i r e n t en sa lves d e s t r u c t r i c e s su r les c h a m p s

de ba t a i l l e de la S e c o n d e G u e r r e m o n d i a l e 7.

Les spéc ia l i s t e s f o r m é s à l ' éco le des G D L , G I R D et R N I I , la b a s e

t e c h n i q u e a c q u i s e p e n d a n t ces années , f u r e n t les f o n d e m e n t s de l ' e f for t

sov ié t ique d a n s le d o m a i n e des miss i les , e n t r e p r i s a p r è s 1945. Il est

d o n c in jus te , et faux, d ' a t t r i b u e r à des conse i l l e r s a l l e m a n d s , c a p t u r é s

a p r è s la guer re , la p a t e r n i t é des succès s p a t i a u x de l ' U R S S . C e qu i es t

vra i , en r e v a n c h e , c ' es t q u e le c o n t a c t avec la t e c h n o l o g i e a l l e m a n d e des

miss i l es a c c o u t u m a les i ngén i eu r s r u s s e s à t r ava i l l e r à g r a n d e échel le , et

c o n v a i n q u i t les d i r i g e a n t s sov ié t i ques , en p a r t i c u l i e r S ta l ine , d u p o t e n -

tiel mi l i t a i r e d e s miss i les ba l i s t i ques .

A u d é b u t des années t ren te , la s i t u a t i o n en A l l e m a g n e é ta i t p o u r t a n t

m o i n s f a v o r a b l e q u ' e n U R S S a u d é v e l o p p e m e n t de fusées . L a Soc ié t é

p o u r les v o y a g e s s p a t i a u x V f R (Vere in für R a u m s c h i f f a h r t ) , p r é s idée

p a r H e r m a n n O b e r t h , u n a u t r e g r a n d p r é c u r s e u r , é ta i t u n e i n s t i t u t i o n

pr ivée qui ne bénéf ic ia i t p a s de sou t i ens officiels c o m m e le G D L o u les

G I R D . F o r t e de son mil l ier de m e m b r e s , elle é ta i t c e p e n d a n t t rès

ac t ive : elle r e v e n d i q u a cen t l a n c e m e n t s de pe t i tes fusées à p r o p e r g o l s

l iqu ides en t r e m a i et d é c e m b r e 1931. El le p é r i c l i t a a p r è s 1932, l o r s q u e

le c l i m a t po l i t i que l a i s sa p e u de p l a c e à u n in té rê t p r ivé p o u r les

r e c h e r c h e s su r les fusées . M a i s le sou t i en de l ' a r m é e se s u b s t i t u a b i e n t ô t

à l a V f R défa i l l an te . A p r è s u n t ir d e d é m o n s t r a t i o n réuss i , en a o û t 1932,

l ' A r m é e a l l e m a n d e inv i t a un j e u n e c h e r c h e u r , W e r n h e r V o n B r a u n , à

p r é p a r e r s a thèse de d o c t o r a t su r la c o m b u s t i o n des p r o p e r g o l s d a n s son

c e n t r e de K u m m e r s d o r f . Pu i s , en 1935, elle lui c o m m a n d a l ' é tude d ' u n

m o t e u r d ' u n e t o n n e de p o u s s é e , b r û l a n t de l ' a l coo l et de l ' o x y g è n e

l iquide , des t iné en p r i n c i p e à la p r o p u l s i o n d ' u n a v i o n d e chas se . Le suc-

7. Les études sur les fusées accomplies en URSS avant 1945 sont décrites dans de nombreux ouvrages, parmi lesquels : Valentin Petrovitch Glouchko, A history of the development of rocketry and space technology, Moscou, Éd. Novosti, publié en anglais par la revue Space World ; Evgeny Riabchikov, Russians in space, Londres, Weidenfeld et Nicholson, 1972, et Peter Smolders, Soviets in space, New York, Taplinguer, 1973.

cès de ce t r ava i l s o u l e v a su f f i s ammen t l ' in té rê t p o u r q u e les A r m é e s de

l 'a ir et de te r re of f rent d ' i nves t i r 11 mi l l ions de m a r k s d a n s u n n o u v e a u

cent re de r eche rche , ins ta l lé d a n s u n pet i t vi l lage des b o r d s de la Bal-

t ique : P e e n e m ü n d e . V o n B r a u n et u n e équ ipe de 80 p e r s o n n e s s 'y

d é p l a c è r e n t en avri l 1937. Le p r e m i e r p ro je t mis en c h a n t i e r fut celui de

la fusée A3 , r e b a p t i s é e A 5 p a r la suite. Il m a r q u a i t une c r o i s s a n c e

i m p o r t a n t e p a r r a p p o r t a u x r éa l i s a t i ons p r é c é d e n t e s : longue de 7 m,

l 'A5 pesa i t 1 5 0 0 kg et p o u v a i t e m p o r t e r une pet i te c h a r g e utile d ' i n s t ru -

ments , r é c u p é r a b l e p a r p a r a c h u t e ; elle f o n c t i o n n a en 1939. M a i s les

mi l i ta i res n ' é t a i en t p a s sa t is fa i t s p o u r au t an t . Ils dés i r a i en t u n miss i le

p o u v a n t t r a n s p o r t e r une b o m b e d ' u n e t o n n e à 3 0 0 km. A ins i naqu i t , à

la fin de 1937, le p ro j e t A 4 qu i c o n d u i s i t à la f a m e u s e fusée V2.

T e c h n i q u e m e n t , la r é a l i s a t i on de la V2 é ta i t un pa r i p r e s q u e

inc royab le . Il s ' ag i s sa i t de p a s s e r s ans t r a n s i t i o n de pet i tes fusées s 'éle-

van t t a n t b ien q u e m a l à q u e l q u e s k i l omè t r e s d ' a l t i t ude , à une a r m e

guidée, p e s a n t 13 t, d é v e l o p p a n t 27 t de poussée , a t t e i g n a n t 5 0 0 0 k m / h

et c u l m i n a n t à 80 k m d 'a l t i tude . . . P o u r f r a n c h i r ce pas , les A l l e m a n d s

mi ren t en œ u v r e des m o y e n s i m p o r t a n t s : ils c o n s t r u i s i r e n t en pa r t i cu -

lier la p r e m i è r e souff ler ie s u p e r s o n i q u e et u n sy s t ème de g u i d a g e utili-

san t u n c a l c u l a t e u r a n a l o g i q u e . Le succès fut a c q u i s à la t r o i s i è m e ten-

tat ive, le 3 o c t o b r e 1942. P a r la suite, H i t l e r d o n n a à la V2 la p r io r i t é

d a n s l 'effor t de gue r r e de son pays . A p a r t i r du 8 s e p t e m b r e 1944, 4 3 0 0

V2 furen t e n v o y é e s vers l 'Angle te r re . Elles p r o v o q u è r e n t la m o r t de

2 754 p e r s o n n e s 8.

P e r c é e t e c h n o l o g i q u e , la V2 c o n s t i t u a i t une a r m e p lus i nqu i é t an t e

qu 'eff icace. Sa c h a r g e d 'explos i fs , une t o n n e de T N T , et s a p réc i s ion ,

que lques k i lomè t re s , é t a i en t insuff isantes . Les miss i les ba l i s t iques n 'a l -

la ient p r e n d r e leur vé r i t ab le i m p o r t a n c e s t r a t ég ique q u ' à l ' heure des

b o m b e s nuc léa i res , qui s o n n e r a i t en 1945 aux É t a t s - U n i s et en 1949 en U R S S .

8. On trouve des informations sur l'effort allemand en matière de fusée dans un grand nombre de livres. Citons : Wernher Von Braun et Frederik I. Ordway III, The Rocket's Red Glare, New York, Doubleday, 1976. Sir Bernard Lowell, The Origins and International Economics of space exploration, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1973.

De Peenemünde à Baïkonour

Lors de l'effondrement de l'Allemagne nazie, les forces américaines recueillirent la plus grande part de l'héritage de Peenemünde. Elles reçu- rent la reddition de Von Braun et de ses principaux collaborateurs qui avaient fui devant les troupes soviétiques. Elles occupèrent les usines souterraines de production des V2 dans les montagnes du Harz à Nord- hausen. Par la suite, au début de 1946, Von Braun accompagné de 120 spécialistes fut envoyé aux États-Unis avec des tonnes de documents et de matériel.

Les Soviétiques ne restèrent cependant pas les mains vides. Dans Peenemünde détruit par les bombardements, ils récupérèrent des fusées incomplètes et des équipements. Dans les usines du Harz, qui se trou- vèrent dans leur zone d'occupation, ils saisirent des machines et des documents malencontreusement laissés sur place par les troupes améri- caines. En outre, ils reçurent le concours de quelque 200 ingénieurs et techniciens de Peenemünde, désireux de poursuivre leurs travaux sur les fusées. Le spécialiste le plus qualifié de ce groupe était Helmut Grôt- trup, un électronicien.

Dans un premier temps, Grottrup et ses collègues restèrent en Alle- magne de l'Est. Mais en octobre 1946, ils durent gagner l'Union sovié- tique en même temps que des milliers de scientifiques d'autres disci- plines. Ils travaillèrent dix-huit mois dans les environs de Moscou avant d'être envoyés dans un centre en construction à 200 km à l'est de Stalin- grad : le futur cosmodrome de Kapustin-Yar. C'est là que fut lancée, le 30 octobre 1947, la première V2 construite, ou plutôt reconstituée en URSS. Puis Grottrup étudia avec des spécialistes soviétiques une fusée plus importante ayant une portée de 900 km. Mais à ce stade les che- mins des recherches allemande et soviétique se séparèrent définitive- ment. L'équipe germanique quitta la base de lancement pour être ins-

tallée dans une île sur le lac Seliger, près des sources de la Volga, à 350 km de Moscou. Elle n'eut plus dès lors aucun contact avec le pro- gramme soviétique de missiles, et ne put juger du cas fait de ses quelques travaux supplémentaires. Entre 1953 et 1958, tous les scien- tifiques allemands furent rapatriés.

Selon un ingénieur russe étroitement associé à ces développements avant son passage à l'Ouest en 1947, G. A. Tokaty 9, les groupes de recherche soviétiques avaient rattrapé rapidement le niveau technolo- gique de Peenemünde. C'est pourquoi, peu désireux d'associer des citoyens du IIIe Reich à des projets militaires d'envergure, ils se sépa- rèrent de l'équipe de Grôttrup. Mais les contacts germano-soviétiques avaient déjà exercé une influence décisive sur les conceptions straté- giques des dirigeants de l'URSS. Ceux-ci avaient été très impressionnés par deux concepts élaborés en Allemagne : tout d'abord le bombardier « antipodal » imaginé par Eugène Sânger, énorme avion-fusée, lancé horizontalement et capable de parcourir 20 000 km ; et ensuite le mis- sile à deux étages A9/A10, d'une portée de 5 000 km, considéré par l'équipe de Von Braun. Ces idées constituaient des extrapolations hardies par rapport à la V2, mais elles furent prises très au sérieux par les Soviétiques. La raison de cet intérêt aurait été explicitée par Malen- kov : « Nos besoins stratégiques sont déterminés par le fait que notre ennemi potentiel se trouve à des milliers de kilomètres de distance. » Selon G. A. Tokaty, Staline lui-même serait intervenu à ce sujet lors d'une réunion tenue le 15 mars 1947 : « Sous Hitler, des scientifiques allemands ont développé des idées très intéressantes. Le " projet Sân- ger " est l'une d'elles. Une telle fusée aurait pu changer le cours de la guerre. Imaginez-vous l'importance stratégique fondamentale d'engins de cette sorte ? [...] La question du développement de fusées transatlan- tiques est vitale pour nous. » Ce même jour, une commission d'État

9. G. A. Tokaty occupait entre 1945 et 1947 les fonctions de délégué scientifique du gouvernement soviétique en Allemagne pour les questions de missile. Il s'est réfugié à l'Ouest en 1947 et travaille en Angleterre dans le domaine aérospatial. Ses récits sont rapportés dans le livre de Kenneth Gatland, Astronautics in the sixties, Londres, Illife, 1962.

a u r a i t été f o r m é e p o u r é t u d i e r les p r o b l è m e s p o s é s p a r les mi s s i l e s à

l ongue por tée .

D e n o m b r e u x o u v r a g e s d é c r i v e n t les r e c h e r c h e s su r les fusées réa-

l isées en U R S S a v a n t 1946. L a p é r i o d e qu i s ' é t e n d de la fin de la g u e r r e

au l a n c e m e n t de la p r e m i è r e fusée i n t e r c o n t i n e n t a l e es t en r e v a n c h e

i gno rée p a r l a l i t t é r a t u r e et les j o u r n a u x russes . O n p e u t c i t e r p a r

e x e m p l e le l ivre de V a l e n t i n G l o u c h k o , H i s t o i r e d u d é v e l o p p e m e n t des

f u s é e s et de la t e c h n o l o g i e s p a t i a l e en U R S S 10, d o n t u n c h a p i t r e

s ' a c h è v e en 1947, a lo r s q u e le s u i v a n t c o m m e n c e en a o û t 1957. . . C e t t e

d i s c r é t i on s ' e x p l i q u e p a r l a v o l o n t é de ne p a s a s s o c i e r l ' e x p l o r a t i o n de

l ' e s p a c e a u x r e c h e r c h e s mi l i t a i res . J u s q u ' e n 1946, les t r a v a u x r u s s e s � u r

les fusées à p r o p e r g o l s l i qu ides s o n t d ' u n e n a t u r e f o n d a m e n t a l e et d o n c

déc r i t s s a n s réserve. A p a r t i r de 1957, l ' a c c e n t p e u t ê t re mis su r le cô t é

sc ient i f ique des e x p é r i e n c e s spa t i a l e s p r o p r e m e n t di tes . E n t r e - t e m p s ,

c ' es t l ' a s p e c t m i l i t a i r e qui p r ime . Il y a d ' a i l l eu r s là u n e a m b i g u ï t é de la

p o s i t i o n sov ié t ique , qu i m e t en a v a n t le c a r a c t è r e p u r e m e n t civil des

r e c h e r c h e s c o s m i q u e s , t o u t en l a i s s a n t en t end re , o u en d i s a n t c l a i r e m e n t

c o m m e s o u s K h r o u c h t c h e v , que les s u c c è s s p a t i a u x t é m o i g n e n t d ' u n e

t e c h n o l o g i e p o u v a n t serv i r à au t r e chose . . .

U n e pe t i te b r o c h u r e pub l i ée en avr i l 1976 11 et u n e b i o g r a p h i e de

Serguei Korolev 12 jettent heureusement quelques lumières sur cette période obscure, mais décisive pour tout le programme spatial sovié- tique. C'est en février 1947 que Korolev fut nommé directeur, ou mieux Constructeur principal, selon la terminologie soviétique, d'un Bureau de construction expérimentale (Opitnoy Konstruktorskii Buro, ou OKB), autrement dit d'un bureau d'étude ayant la capacité de réaliser des pro- totypes, ou même des petites séries. Cet OKB était chargé de la concep- tion de missiles balistiques. La nomination de Korolev coïncide prati- quement avec le transfert du groupe de Grôttrup au centre de lancement de Kapustin-Yar. Il est donc vraisemblable que l'équipe de Korolev

10. Op. cit. 11. G. A. Skouridin, V. I. Sevastianov, G. A. Nazarov, Vuikhod Tchelovetchestva

v'Kosmos (La Sortie de l'homme dans l'espace), Moscou, Éd. Znanie, 1976. 12. P. T. Astachenkov, Glavniy Konstructor (Constructeur principal), Moscou,

Éd. de l'Armée, 1975.

t r ava i l l a avec les spéc ia l i s tes a l l e m a n d s à la r e c o n s t i t u t i o n de la V2,

avan t d ' a c h e v e r seule l ' é tape su ivan t e : la c o n s t r u c t i o n de la fusée T l ,

appelée P o b i e d a (Victoire) , de 9 0 0 k m de por tée , d o n t le p r e m i e r tir

réussi eut lieu en o c t o b r e 1948. Ce t t e fusée é q u i p a à pa r t i r de 1950

les p remie r s b a t a i l l o n s de miss i les de l ' a r m é e sovié t ique .

L a fusée i n t e r c o n t i n e n t a l e fut mise en c h a n t i e r en 1953. S o n déve lop-

pemen t c o n s t i t u a « de p a r l ' a m p l e u r des m o y e n s mis en œ u v r e , l ' un des

p r o g r a m m e s t e c h n o l o g i q u e s les plus i m p o r t a n t s j a m a i s réal isés en

U R S S ». En fait il n ' y eut c e r t a i n e m e n t q u ' u n seul au t r e p r o g r a m m e

c o m p a r a b l e : les r e c h e r c h e s sur les b o m b e s n u c l é a i r e s et t h e r m o -

nuc léa i res , d i r igées p a r l ' a c a d é m i c i e n K o u r t c h a t o v . Les deux p r o b l è m e s

é ta ient d ' a i l l eurs i n t i m e m e n t liés : l ' in térê t mi l i t a i r e d u miss i le in te rcon-

t inenta l d é p e n d a i t de la r é a l i s a t i on d ' u n e c h a r g e t h e r m o n u c l é a i r e t r ans -

por tab le . L a b i o g r a p h i e de K o r o l e v insis te sur les liens é t ro i t s que m a i n -

t ena i en t le C o n s t r u c t e u r p r i nc ipa l des fusées et K o u r t c h a t o v . L a pre-

mière e x p l o s i o n t h e r m o n u c l é a i r e eu t lieu en U R S S le 12 a o û t 1953. Elle

mit en œ u v r e une vé r i t ab l e b o m b e , a lo r s q u e les A m é r i c a i n s a v a i e n t mis

à feu le 3 1 o c t o b r e 1952, su r l ' a to l l d ' E n i w e t o k , un é n o r m e eng in expér i -

men ta l a b s o l u m e n t i n t r a n s p o r t a b l e . Il fa l lut a t t e n d r e 1955 p o u r que les

É t a t s - U n i s t e s ten t une p r e m i è r e b o m b e t h e r m o n u c l é a i r e .

Afin de p r o c é d e r aux essa is de leur miss i le à l ongue por tée , les Sovié-

t iques c o n s t r u i s i r e n t en As ie cen t ra le , d a n s la r é p u b l i q u e d u K a z a k h s -

t an , un n o u v e a u c e n t r e de l a n c e m e n t . S i tué près d ' u n pet i t vi l lage de

p ê c h e u r s appe lé T y u r a t a m , au b o r d du f leuve S y r - D a r i a , ce c e n t r e

d o n n a p a r la sui te n a i s s a n c e au c o s m o d r o m e de B a ï k o n o u r , d u n o m

d ' u n e l o c a l i t é s i t u é e à 3 7 0 k m d e l à 13.

Les États-Unis avaient installé en Turquie un radar leur permettant de suivre les tirs des missiles soviétiques. C'est donc aux premières

13. L'histoire du « cosmodrome de Baïkonour » illustre la politique soviétique du secret envers toutes les installations spatiales. Après le vol de Gagarine, l'URSS com- muniqua officiellement les coordonnées du point de lancement : 47,3°N et 65,5°E, proche de Baïkonour. Or, l'étude des trajectoires, puis des photographies spatiales ont démontré aux Occidentaux que le grand cosmodrome soviétique se trouvait en fait près de Tyuratam, par 45,6°N et 63,4°E. Mais en dépit du fait que tout le monde sait que le centre se trouve à Tyuratam, les Soviétiques maintiennent la fiction du « cosmodrome de Baïkonour » et continuent de publier des coordonnées fausses...

loges qu'ils assistèrent secrètement à l'expérimentation, tout aussi secrète, de la fusée intercontinentale construite par l'OKB de Korolev : des essais de séparation des différents étages, et des tirs verticaux, se déroulèrent dès la fin de 1956, puis plusieurs lancements de l'engin com- plet eurent lieu au cours de l'été 1957, sur des distances de l'ordre de 6 000 km 14. Les Soviétiques n'ont jamais évoqué cette longue phase expérimentale, terminée par plusieurs succès. Officiellement, ils ne par- lent que du tir du 21 août annoncé par l'agence Tass le 26 août.

Le lanceur du siècle

Le monde entier fut impressionné par l'existence de la fusée intercon- tinentale soviétique, confirmée de façon spectaculaire par la satellisa- tion des deux premiers Spoutnik. Pourtant, la nouvelle aurait frappé davantage encore si l'URSS avait révélé alors les performances de cette fusée, au lieu d'attendre 1967. Spoutnik-2 pesait déjà une demi-tonne, mais bien utilisé, le nouveau missile aurait pu placer sur orbite une charge treize fois supérieure...

Haute de 30 m, large de 10 à la base, la fusée conçue par Korolev possédait une masse proche de 300 t au décollage, et développait une poussée maximum de 510 t. Elle était trois fois plus lourde et volumi- neuse que le missile intercontinental Atlas, étudié au même moment aux États-Unis. Ce gigantisme s'explique sans doute par la précocité du choix soviétique en faveur des fusées à longue portée, dicté par des impératifs stratégiques. La décision fut prise dès que la bombe thermo- nucléaire apparut réalisable, et avant toute miniaturisation de celle-ci. Le problème était de transporter une charge de plusieurs tonnes à 10 000 km de distance, et sa solution passait par la construction d'une énorme fusée.

14. Ces faits furent révélés par la revue Aviation Week le 21 octobre 1957. Ils pro- voquèrent un tollé dans les milieux politico-militaires, indignés que l'administration de Eisenhower n'ait pas réagi plus tôt à ces progrès soviétiques.

Le secret des grands succès : une fusée très puissante, encore utilisée en 1977 (ici lan- çant un Soyouz).

Les dépenses spatiales européennes

Répartition du budget de l'Agence

spatiale européenne (ASE)

Le budget spatial français