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LA PHILOSOPHIE À L'ÉPREUVE DE L'OPINION ET DE L'EXPERTISE Michaël F?ssel Editions Esprit | Esprit 2012/3 - Mars/avril pages 200 à 213 ISSN 0014-0759 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-esprit-2012-3-page-200.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- F?ssel Michaël, « La philosophie à l'épreuve de l'opinion et de l'expertise », Esprit, 2012/3 Mars/avril, p. 200-213. DOI : 10.3917/espri.1203.0200 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit. © Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h20. © Editions Esprit Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h20. © Editions Esprit

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LA PHILOSOPHIE À L'ÉPREUVE DE L'OPINION ET DE L'EXPERTISE Michaël F?ssel Editions Esprit | Esprit 2012/3 - Mars/avrilpages 200 à 213

ISSN 0014-0759

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-esprit-2012-3-page-200.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------F?ssel Michaël, « La philosophie à l'épreuve de l'opinion et de l'expertise »,

Esprit, 2012/3 Mars/avril, p. 200-213. DOI : 10.3917/espri.1203.0200

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Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit.

© Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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La philosophieà l’épreuve de l’opinion et de l’expertise

Michaël Fœssel*

La philosophie, nous n’oublions pas toutes les eaux quisont passées sous ce nom.

Jacques Derrida, États généraux de la philosophie,16 et 17 juin 1979.

Deux questions provoquent un certain malaise chez les philo-sophes : « Qu’est-ce que la philosophie ? », « Que peut-on attendred’elle ? ». Comme Diogène, qui prouvait l’existence du mouvementen marchant, le philosophe de métier est tenté de pratiquer laphilosophie sans la définir. Pour cela, il dispose d’une tradition faitede textes canoniques et de grandes questions auxquelles il esttoujours possible de revenir. Quant aux attentes sociales qui pèsentsur sa discipline, le spécialiste y repère souvent une série de malen-tendus, comme si la philosophie était condamnée à se trahir aussitôtqu’elle se mesure à des attentes qu’elle n’a pas formulées.

Bien sûr, d’autres chercheurs sont exposés aujourd’hui à cedouble malaise. Les historiens, par exemple, doivent compter avecla fonction sociale, politique, voire identitaire dévolue de nos joursà leur discipline. L’imbrication entre la recherche sur le passé, lamémoire collective et la conscience victimaire complique leurtravail. Mais, même de ce point de vue, la philosophie est une disci-

* Maître de conférences à l’université de Bourgogne, membre de l’Institut universitaire deFrance, il est conseiller de la direction de la revue Esprit, et a récemment publié État de vigi-lance : critique de la banalité sécuritaire (Paris, Le Bord de l’eau, 2010).

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pline à part. On n’attend pas de la physique quantique qu’elletraduise ses résultats dans une langue accessible à tous. La ruptureavec le sens commun est ici d’autant plus facilement admise qu’elleest le préalable de la science. On répliquera que la philosophie n’estprécisément pas une science, ou alors une science « humaine » et,qu’à ce titre, elle doit rendre son lexique compréhensible par le plusgrand nombre. Pour autant, la position du philosophe n’est pascelle de l’historien ou de l’économiste. Si les sciences sociales s’af-frontent au réel, on admet volontiers que la philosophie doute de sacohérence et lui accole des guillemets. L’étonnement par rapport àce qui est désigne une passion philosophique presque unanimementreconnue, en sorte que la rupture avec le sens commun rapprochecette discipline des sciences dures. D’où une difficulté qui s’appa-rente à la quadrature du cercle : le philosophe est invité àsurprendre, mais en usant de termes immédiatement recevables partous.

Il existe une manière de trancher le nœud gordien qui consistejustement à définir la philosophie de telle sorte que l’on puisse réglersur cette définition les demandes qu’il est légitime de lui adresser.C’est l’un des objectifs de Gilles Deleuze et Félix Guattari dansQu’est-ce que la philosophie ?, que l’on peut lire comme une tenta-tive d’immunisation du discours philosophique contre sa captationmédiatique et sociale1. Peu de penseurs sont, autant que Deleuze,cités hors du champ philosophique (dans les réflexions sur lecinéma, la clinique, la peinture et même la géopolitique). Celan’enlève rien au fait que, selon lui, le philosophe « crée desconcepts » qui ne renvoient pas au « réel » dont il est question dansune discussion. On peut faire un usage non philosophique des« rhizomes » ou des « corps sans organes », certes, mais en lesdéplaçant, et sans que la philosophie ait à répondre de ce qui sesitue au-delà de ses frontières.

La perspective adoptée dans les pages qui suivent est différentepuisqu’elle prend acte de l’absence de consensus (qui n’a jamais étéaussi flagrante qu’aujourd’hui) sur ce qu’est la philosophie. Onpartira plutôt de la « demande de philosophie » telle qu’elle se main-tient par-delà les vicissitudes historiques. Cette demande ne suffitpas à définir la philosophie, mais elle en produit une image quimérite d’être interrogée. Au philosophe, on demande de plus en plus

La philosophie à l’épreuve de l’opinion et de l’expertise

1. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991.Deleuze n’a pas caché son aversion pour les « nouveaux philosophes » et leur manière d’arti-culer la discipline aux exigences médiatiques du moment.

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souvent de parler de la vie, du monde et, autant que possible, de toutcela au présent. S’il est encore permis d’évoquer une doctrineancienne, c’est à la condition qu’elle soit « actualisée » et continueà nous instruire par-delà l’épaisseur des siècles.

Rien, jusque-là, qui menace de dénaturer la philosophie : celle-ci prétend bien produire des énoncés actualisables dans d’autrescontextes. Étienne Gilson écrivait naguère qu’« il n’y a pas demorts en philosophie », c’est-à-dire qu’il n’existe a priori ni vain-queurs ni vaincus et que les textes de la tradition sont, en droit, touscontemporains. Faut-il, pour autant, abandonner toute consciencedu passé ? Sans dire que la philosophie se réduit à son histoire, ilreste que la rencontre entre cette discipline et le « présentisme »produit des effets ambigus que l’on voudrait examiner ici.

En premier lieu, envisager la philosophie seulement comme uneréserve de questions à tout moment disponibles pour le présentcontribue à installer le philosophe à la place du « supplément » : àla fois le supplément d’âme d’une époque sans lyrisme et ce quivient suppléer des références, en particulier religieuses, affaiblies.Dans un second temps, on fera l’hypothèse que cette nouvelle posi-tion sociale de la philosophie marque la réconciliation de notreépoque avec la notion de « sens ». Par-delà le scepticisme contem-porain, on attend d’autant plus des philosophes que l’on croit spon-tanément à la présence d’un sens, caché sans doute, mais en attented’interprétations. On se demandera enfin dans quelle mesure ledétour par les « grands récits » est un moyen d’amortir le choc entreles contraintes propres à la philosophie et les demandes, parfoispressantes, du présent.

La place du supplément ?

Il existe aujourd’hui un relatif consensus social, non sur cequ’est la philosophie, mais sur son utilité. La présence de cette disci-pline dans l’enseignement secondaire français (où elle prépareencore l’intronisation aux études supérieures) y est pour beaucoup :bon ou mauvais, le souvenir de la classe terminale contribue àconférer au discours philosophique une sorte d’évidence. Le philo-sophe est perçu comme un intellectuel non spécialisé dont la tâcheest d’aiguiser l’esprit critique des citoyens en usant d’une arme jugéetout à la fois non violente et subversive : celle des idées. Le premierparadoxe lié au statut de la philosophie en France vient de là. Il

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s’agit d’une discipline scolaire puisqu’elle est soumise à des évalua-tions et sanctionne un acquis. En même temps, la philosophiecultive, au cœur de l’institution, un ethos subversif à l’égard del’école2.

C’est de cet ethos que se réclame Jacques Derrida lorsqu’ilparle du « droit à la philosophie » et insiste sur son caractère« inconditionnel3 ». On connaît le geste autoritaire qui consiste àdéclarer à propos d’un livre ou d’un thème : « Ce n’est pas de laphilosophie. » Le droit à la philosophie suspend de tels jugementsparce qu’il remet en cause l’idée de frontières fixes entre la philo-sophie et ce qui n’est pas elle. Il permet aussi de revenir sur leshiérarchies entre les diverses branches de cette discipline : la méta-physique qui juge de haut la pensée politique, les théories cogniti-vistes de l’esprit qui abandonnent toute spéculation à la préhistoirede la science, etc. Si de telles frontières existent, personne n’est enmesure de décider par avance, c’est-à-dire avant de faire de la philo-sophie, où elles passent et quels domaines elles excluent du champ.

Nous vivons peut-être le moment où ce droit à la philosophie,inscrit partiellement dans les institutions scolaires et universi-taires, rencontre une demande de philosophie d’origine sociale. Lesdeux processus sont distincts : le premier émane de la philosophieelle-même (qui renonce à se définir pour ne rien exclure) ; le secondest lié à l’évolution des savoirs dans les sociétés contemporaines, etles philosophes n’ont pas de prise sur lui.

La circulation plus fluide et plus désordonnée des idées renduepossible par les nouveaux médias constitue l’un des principauxvecteurs contemporains de la demande sociale de philosophie. Cepoint s’éclaire si l’on compare le discours du philosophe, celui del’expert et celui de l’opinion. Dans le régime de l’opinion, toutes lesidées sont recevables en droit, et même le principe du « meilleurargument » ne fonctionne pas de manière contraignante puisqu’il necondamne au silence ni les idées minoritaires, ni les thèses invali-dées. Une société de l’information qui privilégie la « transparence »rend visible la pluralité des opinions : cette exposition des contra-dictions appelle tout naturellement sa limite dans les discours del’expertise. Ceux-ci renseignent le public sur l’état du monde ou de

La philosophie à l’épreuve de l’opinion et de l’expertise

2. La récurrence des débats sur la dissertation en classe terminale s’explique par ce statutambivalent : peut-on réduire la philosophie à un ensemble de savoirs positifs vérifiables ou faut-il conserver son privilège d’exercice autonome de la pensée ?

3. Voir Jacques Derrida, Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990, qui reprend enparticulier des textes relatifs à la création du Collège international de philosophie.

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la société à l’aide de statistiques, de graphes et de prévisions.L’expert explique, il conseille, il justifie ou il influe, mais, dans tousles cas il vient borner la profusion arbitraire des opinions en lesconfrontant aux exigences de la preuve. La plupart des critiques dudevenir technocratique des démocraties contemporaines insistentsur cette tension entre la montée des expertises et l’expressionlibre des opinions.

Quelle est, dans ce cadre, la position de la philosophie ? On l’en-tend souvent dire : elle n’emprunte rien au régime des opinions (ladoxa) qu’elle abandonnerait plutôt à leur vacuité et à leur incons-tance. Mais elle s’en rapproche néanmoins dans sa critique de l’ex-pertise au nom de la liberté d’une réflexion qui se porte aufondement des choses et des savoirs. C’est pourquoi le différendentre le philosophe et l’expert est plus important, au point que lepremier relègue parfois le second à l’idéologie. Le paradoxe est doncque l’opinion, à la faveur de sa défiance à l’égard des experts,épouse de plus en plus souvent la cause de la philosophie. Laspécialisation des savoirs contemporains encourage l’attente d’unsens dont on pose, plus ou moins consciemment, qu’il se situe au-delà des connaissances acquises de haute lutte par la science. Onn’admet pas facilement que les régions de la technique, des arts, dela politique et de l’économie soient devenues comme autant demondes autonomes suscitant des expertises spécialisées. Les réfé-rences actuelles à la philosophie se nourrissent pour partie de cetteinsatisfaction.

En répondant à la demande de connaissances utiles, l’expertisecrée un manque qui peut tout à fait être interprété comme un désirde philosophie. La chose n’est pas nouvelle. Au début du XIXe siècle,le jeune Hegel appelait « besoin de philosophie » l’exigence deretrouver une unité à partir de scissions engendrées par la moder-nité4. La culture et la technique produisent des savoirs précis,mais éclectiques et potentiellement contradictoires. Le besoin de laphilosophie peut alors être interprété comme un désir d’unité par-delà les oppositions et les conflits. Contrairement à ce que voulaitHegel, on doute aujourd’hui que ce désir puisse se satisfaire dansun savoir absolu. Mais cela ne change rien au fait que le philosophe

La philosophie à l’épreuve de l’opinion et de l’expertise

4. « Lorsque la puissance d’unification disparaît de la vie des hommes, et que les oppo-sitions, ayant perdu leur vivante relation et leur action réciproque, ont acquis leur indépendance,alors naît le besoin de la philosophie », Hegel, Différence entre les systèmes philosophiques deFichte et de Schelling, 1801, Paris, Vrin, 2000.

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est présumé capable d’unifier par la pensée ce que les expertises oules opinions présentent de manière chaotique5.

Traduire le présent en concepts pour arbitrer le conflit entre l’ex-pertise et l’opinion : cette espérance est à l’horizon de la demandeactuelle de philosophie. En matière intellectuelle, le présent estmoins fait de scepticisme ou, à l’inverse, d’une demande hyperbo-lique de sens, que de la conjonction équivoque entre ces deuxphénomènes. Les savoirs existants sont si nombreux qu’ils devien-nent indisponibles pour les individus et, par là, insatisfaisants.Comme le notait Michel de Certeau, les sociétés contemporainesproduisent de plus en plus d’« objets à croire » et de moins en moinsde « crédibilité6 ». De là un retour inattendu aux grands auteursdans les journaux à fort tirage. L’idéalisme spontané des sociétésmédiatiques postule que le sens du présent et la solution à sesproblèmes se trouvent enfermés dans des doctrines dont le pouvoird’éclairement est généralement proportionnel à leur ancienneté. Onpeut sourire de ce désir patrimonial, surtout lorsqu’il est mis auservice d’un usage thérapeutique de la philosophie (devenir heureuxgrâce à Sénèque ou à l’aide de Spinoza). Mais il trahit surtout unscepticisme insatisfait de lui-même. S’instruire des auteurs de latradition est aussi un moyen de poser à la philosophie quelquesquestions désabusées : « Que voulions-nous savoir ? », « Que nousétait-il permis d’espérer7 ? ».

À côté des savoirs contemporains, il y a donc une place pour lasagesse : cette place est souvent occupée par la philosophie. De làau constat que la philosophie supplée aujourd’hui socialement à lareligion, il n’y a qu’un pas. La conception française de la laïcitéencourage cette substitution, et il est vrai que les institutionspubliques ont parfois recours à des philosophes (à côté des prêtres,des imams ou des rabbins) pour représenter l’esprit de la sociétécivile. C’est, au minimum, une religion très sécularisée puisqu’ellen’offre aucune garantie de salut. Cela explique pourquoi la demandede philosophie accroît la visibilité des philosophes, pas forcément

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5. Le statut privilégié de la philosophie à l’intérieur de l’Université moderne (fondée enAllemagne au XIXe siècle mais dont la France s’inspirera longtemps) vient de la nécessité d’unescience une et universelle, par-delà l’éclatement des savoirs scientifiques et techniques. Voirles textes de Hegel, Schelling, Humboldt, etc. dans Philosophies de l’université. L’idéalisme alle-mand et la question de l’université, Paris, Payot, 1979.

6. Michel de Certeau, l’Invention du quotidien. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990,p. 261.

7. Sur cette reformulation typiquement contemporaine des questions kantiennes (« Quepuis-je savoir ? », « Que m’est-il permis d’espérer ? »), voir Hans Blumenberg, la Lisibilité dumonde, Paris, Cerf, 2007, p. 13-15.

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leur autorité. On demande au philosophe d’éclairer le monde touten ayant intégré le fait qu’il ne pourra en faire un système. Commentjuger, dans ce cadre, des attentes adressées actuellement à la philo-sophie ?

Réenchanter le monde

Lacan disait que l’un des principaux résultats de mai 1968 avaitété le passage du « discours du Maître » au « discours universi-taire8 ». Dans son esprit, cela ne sonne pas exactement comme unprogrès. En effet, si le Maître fonde son autorité sur un coup de force,et donc ramène le savoir qu’il prétend incarner à une forme d’igno-rance originelle, le discours universitaire repose sur le mythe d’unsavoir pur, essentiellement non violent et partagé. Le discoursuniversitaire est plus démocratique, en apparence, que celui duMaître puisqu’il est anonyme, argumenté, scientifique. Il n’est lediscours de personne en particulier, mais simplement celui dusavoir qui se suffit à lui-même et produit un sens accessible à tousceux qui renoncent à une autre autorité que celle de la science.L’« université » vise toujours la maîtrise, mais une maîtrise sansmaître, purement objective, et par là d’autant plus contraignante.D’après Lacan, elle est le nom d’une servitude plus pernicieuse quecelle exigée par le Maître puisqu’elle est volontaire et se nourrit del’illusion de demeurer libre en n’obéissant qu’aux savoirs démontrés9.

Pourquoi avoir rappelé cette distinction ? D’abord parce qu’elleannonce la critique contemporaine des discours de l’expertiseévoquée plus haut. Lacan prévoit que l’exigence démocratique quisourd de 1968 entraînera une demande non autoritaire de savoirsqui pourra faire l’objet d’une captation par ce qu’il appelle l’uni-versité. Dans des termes habermassiens, mais retournés contreHabermas, on dirait que le triomphe de la « raison communica-tionnelle » implique le formatage des savoirs par la « raison instru-mentale » : la libre discussion des opinions appelle le savoir del’expert comme sa norme. Ensuite, et c’est le point le plus impor-tant car il illustre bien la distance avec la situation actuelle, parce

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8. Jacques Lacan, l’Envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1998.9. D’où la prophétie ironique que Lacan adresse aux étudiants de 1968 : « Ce à quoi vous

aspirez comme révolutionnaires, c’est à un maître. Vous l’aurez » (l’Envers de la psychanalyse,op. cit., p. 239). Sur ce sujet, voir Pierre Macherey, la Parole universitaire, Paris, La Fabrique,2011, p. 193-217.

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que Lacan n’aurait pas imaginé que le discours du philosophes’installe comme un troisième terme susceptible de sortir du face-à-face entre l’opinion et l’expertise. Il y aurait bien plutôt vu undiscours ambivalent, regardant tour à tour vers l’opinion (c’est lafigure du philosophe intellectuel) ou vers l’université (c’est celle duchercheur appartenant à des équipes interdisciplinaires).

En cela, le propos lacanien illustre à merveille un moment del’histoire intellectuelle française, marqué par un soupçon à l’égarddu sens et de sa démocratisation. Or, ce soupçon, bien qu’il aitsouvent été instillé par des philosophes, n’a nullement épargné laphilosophie. Quoi qu’il en soit des jugements de valeur sur lesannées 1960, il faut noter que cette époque était traversée par unepassion théorique (pour le structuralisme linguistique, les scienceshumaines, la politique elle-même) dont le fil directeur était para-doxalement constitué par « l’anti-philosophie10 ». La majeure partiedes penseurs de cette période, au premier rang desquels Lacan,considérait la rupture avec la philosophie comme le préalable deleur travail. Il entrait dans ce geste beaucoup de méfiance à l’égardde la « raison », du « sujet », de la « conscience ». On n’auraitguère de mal à prolonger la liste en citant la plupart des notions quicontinuent aujourd’hui à être inscrites au programme de terminale.

On l’a vu à propos de l’image de la philosophie comme « supplé-ment », la période actuelle semble, elle, s’être réconciliée avec laphilosophie. Cette réconciliation s’est faite sous les auspices de laconfiance à nouveau accordée à la notion de « sens11 ». Bien sûr, onne cesse de répéter que celui-ci est aujourd’hui en « crise » ou quenous vivons l’époque de sa « perte ». Par là, il faut entendre que lesens se serait retiré « derrière » la multiplicité apparemment incon-trôlable des savoirs et l’évolution accélérée des techniques. Mais ondoute plus rarement que ce sens existe quelque part et qu’il attendd’être commenté. Comme l’atteste l’inflation contemporaine ducommentaire et de l’éditorial, une confiance dans le sens a succédéà l’ère du soupçon.

Symboliquement, la philosophie profite de ce goût retrouvépour l’interprétation. Qui mieux que le philosophe est en mesure dedéchiffrer un sens qui existe, bien qu’il n’apparaisse pas immédia-

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10. Voir Patrice Maniglier (sous la dir. de), le Moment philosophique des années 1960 enFrance, Paris, PUF, 2011.

11. Sur ce point, je me permets de renvoyer à Michaël Fœssel, « Des manières de sortirde la philosophie. Derrida, Lévi-Strauss et les ambiguïtés du sens », Esprit, août-septembre2011.

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tement ? Les penseurs structuralistes doutaient de l’autonomie dusignifié. À l’ère de l’information, le langage est redevenu un médiumfiable pour exprimer le réel. Cette évolution produit un effet trèsvisible sur les discours philosophiques. Il n’existe plus, en droit, de« mauvais objets » pour cette discipline amenée à se prononcer surtoutes les choses dont elle estime pouvoir extraire le sens. Il ne s’agitpas seulement du philosophe médiatique qui commente l’actualité,mais aussi du domaine de la recherche universitaire qui s’est consi-dérablement étendu ces dernières années. Pour le meilleur, l’in-trusion de ces nouveaux objets favorise l’invention de nouveauxconcepts. Il y a de moins en moins de passages obligés dans laréflexion philosophique : on peut penser le politique sans le réduireà l’État ou à l’économie, aborder la science sans l’opposer systé-matiquement à l’idéologie ou encore utiliser les notions les mieuxéprouvées de la philosophe classique pour explorer le quotidien.

Cette promotion des « objets en tous genres » confronte la philo-sophie à son dehors sans qu’elle ait à renier son autonomie. EnFrance, un signe de cette évolution est fourni par le retour en grâcede la métaphysique12. Durant les années 1960, l’heideggérianismeplus ou moins revendiqué des penseurs français avait substitué à lamétaphysique elle-même la méditation sur sa « fin ». Le problèmen’était pas de faire de la métaphysique, mais au contraire de s’enémanciper, que ce soit à travers une patiente déconstruction de seseffets (Derrida), une critique de la technique (Axelos) ou, mais laliste est loin d’être exhaustive, une substitution de la généalogie àl’histoire (Foucault). Aujourd’hui, la métaphysique tend à recouvrerses droits en s’emparant des choses nouvelles qui peuplent lemonde : le cyborg, le génome, les réseaux virtuels en tous genres, etc.Encore parlerait-on plus justement d’ontologie que de métaphysiquepuisqu’il s’agit le plus souvent d’interroger les modes d’existence deces choses, et non d’en revenir à la tradition. Les catégories de« substance », d’« accident », de « cause » ou d’« attribut » sontconvoquées librement pour rendre compte des objets techniques.

Ce retour de la métaphysique est un exemple parmi d’autres dece que la philosophie n’a pas peur, aujourd’hui, de réenchanter le

La philosophie à l’épreuve de l’opinion et de l’expertise

12. « MétaphysiqueS » (au pluriel) est le titre d’une nouvelle collection des Presses univer-sitaires de France dirigée par Élie During, Patrice Maniglier, Quentin Meillassoux et DavidRabouin. Dans la présentation de la collection, la métaphysique est définie comme « une penséequi ose s’avancer en ne se soutenant que de sa propre consistance, pour littéralement refairele monde ». La métaphysique fait aussi l’objet d’une réhabilitation dans le cadre de la philo-sophie analytique (voir, par exemple, Frédéric Nef, Qu’est-ce que la métaphysique ?, Paris,Gallimard, 2004).

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monde. Le temps n’est plus aux réflexions sur le nihilisme ou auxgénéalogies de la perte du sens, mais à la redécouverte, souventjoyeuse et stimulante, de ce que le monde est plein de significationsqui demandent à être élaborées. Dans ces perspectives, la prose dumonde est certes cachée au premier regard, mais il ne fait pas dedoute que, moyennant l’invention de catégories taillées dans l’épais-seur du réel, elle peut se retrouver dans le discours philosophique.

Une philosophie « sans condition » est aussi une philosophiesans trop de préambules et confiante dans ses propres pouvoirs. Cetoptimisme du sens relève-t-il de ce que Lacan appelait le « discoursde l’université » ? Oui, dans la mesure où il rompt avec la parole duMaître (on constate souvent l’absence de grandes figures d’autoritédans la philosophie contemporaine) et où il ne considère pluscomme un préalable la critique des savoirs scientifiques et de latechnique. Pour autant, on n’est pas obligé de reprendre à soncompte la méfiance aristocratique de Lacan à l’égard de la démo-cratisation du sens. On l’a vu, la philosophie ne se condamne pasà l’expertise sous prétexte qu’elle s’instruit des savoirs contempo-rains pour essayer d’en faire paraître la cohérence.

Il est plus pertinent d’interroger ces évolutions en partant de lademande sociale dans laquelle elles s’inscrivent. Car les entreprisesphilosophiques qui prennent pour objet les nouvelles significationsdu présent rencontrent inévitablement le désir social de réen-chanter le monde contre la parole acritique des experts. C’est pour-quoi la philosophie se trouve aujourd’hui confrontée à sa propreévidence sociale, une situation qui n’est pas courante pour elle.Celle-ci est d’abord une chance : pour autant que la demande dephilosophie émane de l’opinion, elle est devenue incompatible avecla position de gardiens du temple philosophique surveillant lesénoncés. Elle comporte aussi un risque qui est celui de la dissolu-tion du discours philosophique dans le commentaire perpétuel13.Dans les deux cas, l’évidence sociale constitue un défi pour unediscipline dont la vocation est de ne rien accepter sans critique, pasmême la promotion qui est faite de ses résultats.

La philosophie à l’épreuve de l’opinion et de l’expertise

13. Le signe le plus visible de cette nouvelle évidence est fourni par le nombre de plusen plus grand de « philosophes » dans les médias. Un peu comme au siècle des Lumières (lacroyance au progrès en moins), est considéré comme philosophe quiconque porte sur le présentun discours qui excède son champ spécialisé de compétence.

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De l’utilité des « grands récits »

Jusqu’ici, nous avons évoqué deux manières de distinguer lediscours philosophique de ceux de l’expertise et de l’opinion. Lapremière consiste à définir la philosophie pour exclure d’elle toutce qui menace son identité (c’est, par exemple, la solution deDeleuze). La seconde renonce à toute définition au profit d’un usagelibre et directement transitif des concepts pour extraire du présentses significations (cela correspond à ce que nous avons appelé le« réenchantement du monde »). Il en existe une autre, moins ambi-tieuse que la première et moins optimiste que la seconde, quiconsiste à faire de la philosophie au présent, donc en confrontationavec les savoirs comme avec les opinions, mais sous la condition deson histoire.

Qu’est-ce à dire ? D’abord ceci : en l’absence de définitionconsensuelle de la philosophie, il existe une histoire de la philoso-phie qui n’est pas tant celle des doctrines que celle des problèmes.Cette dernière constitue une voie d’entrée privilégiée pour tenter derépondre à la question de ce que « peut » la philosophie, et de cequi la distingue des autres approches du sens. On connaît lesécueils d’une telle perspective : ils correspondent à peu près à ceque Lacan stigmatise sous le nom de « discours de l’université ». Enl’occurrence, un savoir qui n’interroge plus sa propre légitimité etse meut dans l’explication non problématique des doctrines.L’histoire de la philosophie manque son objectif lorsqu’elle souffred’un déficit philosophique et historique, c’est-à-dire lorsqu’ellesubstitue à la contingence de son propre discours l’évidence de l’in-térêt qu’il y a à mener une enquête doxographique.

Pour autant, l’attention à l’historicité des problèmes constitue unrempart efficace contre l’abstraction. Peut-on parler de l’« onto-logie », de l’« intentionnalité », de l’« esprit » ou de n’importe quelautre concept en ignorant qu’il a une histoire et surtout qu’il a étéintroduit pour résoudre des problèmes dont il n’y a aucune garantiequ’ils soient encore les nôtres ? C’est par là que le recours à l’his-toire peut devenir philosophique14 : en deçà de toute érudition, il estun instrument critique à l’égard des significations dont usent aussibien l’opinion que l’expertise. Parler, par exemple, du « libéra-lisme », de son opposition au « républicanisme » ou au « commu-nautarisme » engage bien sûr la philosophie dans l’effort de définir

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14. Voir l’article de Pierre Guenancia dans ce numéro, p. 150.

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ces termes dont on use avec légèreté dans le débat public. Mais sonrôle réside tout autant dans l’examen de ce qui s’est dit dans l’his-toire à travers ces mots, des problèmes qu’ils étaient censés nommeret de l’éventuelle actualité qu’ils conservent aujourd’hui. Il y a,malgré tout, une fonction de désenchantement indissociable dudiscours philosophique : douter des significations contemporainesà l’aide de l’analyse historique et critique des concepts.

Jean-Luc Marion remarquait récemment que « l’histoire de laphilosophie sans philosophie est aveugle et la philosophie généralesans dimension historique, vide15 ». Ce constat ne prend le carac-tère d’une censure que si l’on comprend l’histoire de la philosophiecomme un discours disciplinaire destiné à faire le départ entre cequi peut être dit légitimement (parce que c’est historiquementfondé) et ce qui doit être confiné à l’opinion ou au silence. Mais ildevient libérateur si on le rapproche de la « tristesse des générationssans maîtres » évoquée, dans un tout autre contexte, par Deleuze.Les « maîtres » ne sont pas nécessaires parce qu’ils interdisent dedire, mais parce qu’ils dissuadent de répéter. Il en va de même del’histoire des problèmes philosophiques, dès lors qu’elle ne consistepas à inscrire dans le marbre la liste des « grandes questions »sempiternellement actuelles. Tout au contraire, le détour par le passérenseigne sur l’historicité des concepts dont on use parfois sansréflexion. À ce titre, il évite de plonger sans précaution dans lesréserves de sens mises à disposition par le présent.

Quelles que soient les incitations présentistes à ne plus enfaire usage, il y a une utilité des « grands récits » en philosophie.Ce terme ne recouvre pas exactement ici ce que Jean-FrançoisLyotard voulait dire lorsqu’il expliquait que la postmodernité ne croitplus dans des « grands récits » susceptibles de légitimer les savoirset les pratiques dans leur globalité16. Selon lui, les récits de l’éman-cipation, de la réalisation de l’Esprit dans l’histoire ou de la sociétésans classe ont perdu au milieu du XXe siècle leur fonction de justi-fication, que ce soit sur un plan spéculatif ou politique. Dans ledomaine des savoirs, cette disparition ramène à la situation déjàévoquée où la multiplication des discours de l’expertise montre quechaque science particulière joue désormais son propre jeu (delangage) sans être redevable d’un fondement universel. En ce sens,

La philosophie à l’épreuve de l’opinion et de l’expertise

15. « De Descartes à Augustin : un parcours philosophique », entretien avec Jean-LucMarion, Esprit, juillet 2009, p. 92.

16. Voir Jean-François Lyotard, la Condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979, p. 49-62.

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effectivement, la philosophie a perdu tout espoir de légitimer leprésent en le ramenant à sa vérité spéculative.

Si, toutefois, elle ne veut pas renoncer à l’éclairer, il lui est utilede recourir à des récits qui désignent moins un absolu qu’une pers-pective à partir de laquelle la philosophie se rend capable d’aborderle monde par-delà l’expertise et les opinions. À certains égards,toutes les « écoles » philosophiques disposent de grands récits dece genre qui leur permettent de situer la manière spécifique dontelles abordent le réel. C’est même le cas du positivisme (qu’on penseà un Auguste Comte) et, aujourd’hui, de la philosophie analytique17

ou pragmatiste18 anglo-saxonne. Il ne s’agit pas de convoquer l’his-toire en renfort ornemental d’une nouvelle théorie, mais d’envisagerdes questions contemporaines à l’aune de problèmes déjà débattus.Ces références inventives à un grand récit présentent quelquesavantages : elles interdisent au présent de juger du passé tout enl’ignorant. Elles évitent aussi de figer dans la tradition les réponsesaux problèmes de l’heure.

Il existe au moins trois récits fondamentaux dans la philosophiemoderne : ils portent les noms de Hegel, de Nietzsche et deHeidegger. On peut en imaginer beaucoup d’autres, moins « germa-niques », mais cette seule énumération suffit pour indiquer qu’ungrand récit philosophique ne se caractérise ni par son optimisme,ni par son pessimisme. Qu’il porte sur la progression triomphale del’Esprit dans l’histoire, sur l’avancée du nihilisme ou sur l’identitéentre ces deux phénomènes dans la métaphysique n’est pas l’es-sentiel pour notre propos. L’essentiel est que ces récits permettentde situer le discours philosophique dans ce qui, en lui, excède aussibien l’expertise que l’opinion. En dépit de tout ce qui les oppose,celles-ci postulent que le sens est contenu dans le présent ou dansses causes prochaines. À cette croyance, la référence à un récitoppose la voie longue du détour : le « sens » n’est pas une chosedisponible, mais il résulte d’attentes et de déceptions qui contri-buent à définir ce que nous sommes.

Pour la philosophie, se référer à un grand récit, même sur unmode critique, revient à reconnaître que l’on ne parle pas depuisl’absence d’histoire. Cette absence peut prendre la forme de savoirstechniques ou de considérations subjectives et personnelles : dans

La philosophie à l’épreuve de l’opinion et de l’expertise

17. John McDowell, par exemple, s’inscrit dans l’héritage de Kant pour aborder le rapportentre concept et intuition (J. McDowell, l’Esprit et le monde, Paris, Vrin, 2007).

18. Robert Brandom se réfère longuement à Hegel pour développer sa théorie du sens etde l’intersubjectivité (R. Brandom, Rendre explicite, Paris, Cerf, 2010).

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les deux cas, la prime va toujours à la nouveauté. Mais pour évaluerdes ruptures, il est utile de savoir d’où l’on vient. La généalogie cessed’être purement historienne lorsqu’elle étudie des provenances quine sont pas seulement faites de causes matérielles, mais aussi designifications. À cet égard, les grands récits symbolisent le contrairede la souveraineté du philosophe. Ils permettent de comprendre queles significations dont usent la science et l’opinion sont héritéesautant que construites, et que l’on pense toujours à l’aune de l’im-maîtrisable.

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