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I
UNIVERSITÉ PARIS I PANTHÉON-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE DE DROIT COMPARÉ
LA PROTECTION DE LA PROPRIÉTÉ EN CHINE :
TRANSFORMATION DU DROIT INTERNE ET
INFLUENCE DU DROIT INTERNATIONAL
Thèse pour le Doctorat en droit
présentée et soutenue publiquement le 12 mai 2009
par
Bin LI
Membres du jury
Madame Mireille DELMAS-MARTY
Professeur au Collège de France, Directeur de recherche
Monsieur Guy CANIVET
Membre du Conseil constitutionnel
Monsieur Yves DOLAIS
Maître de Conférences à l’Université d’Angers, Rapporteur
Madame Bénédicte FAUVARQUE-COSSON
Professeur à l’Université Paris II
Madame Marie GORÉ
Professeur à l’Université Paris II, Rapporteur
Monsieur Thierry REVET
Professeur à l’Université Paris I
II
« L’université n’entend ni approuver, ni désapprouver les opinions du candidat ; ces opinions doivent être considérées comme propres à leurs auteurs »
III
Mes remerciements vont à Madame le Professeur Mireille DELMAS-MARTY pour sa confiance, sa disponibilité et ses conseils précieux.
Ma gratitude va également à celles et ceux qui ont accompagné cette recherche.
Je tiens à remercier chaleureusement Mesdames Stéphanie BALME, Christine KARABOWICZ-RIVET, Messieurs Jeremy ROMERO, Antoine GARAPON,
Jean-Paul DELATTRE, pour leur présence amicale ou professionnelle, pour leurs conseils aussi pertinents que rassurants.
IV
À mes chers parents et à mon épouse GUO Wenjng.
V
LISTE DES PRINCIPALES ABRÉVIATIONS
ADPIC Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce AMGI Agence multilatérale de garantie des investissements ANP Assemblé générale populaire CC Conseil constitutionnel CCPPC Conférence consultative politique du Peuple chinois CAE Conseil des affaires d’État CE Conseil d’État CEDH Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales CIRDI Centre International pour le Règlement des Différends relatifs aux Investissements CJCE Cour de justice des communautés européennes Cass. Cour de cassation CIJ Cour internationale de justice DUDH Déclaration universelle des droits de l’homme OCDE Organisation de coopération et de développement économiques OIT Organisation Internationale du Travail OMC Organisation mondiale du commerce ONU Organisation des Nations Unies ORD Organe de règlement des différends PCC Parti communiste chinois PIDCP Pacte international relatif aux droits civils et politiques PIDESC Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels PNUD Programme des Nations Unis de développement SASAC Commission du CAE chargée de la supervision et de la gestion des actifs d’État UNESCO United Nations Educational Scientific and Cultural Organization
VI
SOMMAIRE Une table des matières détaillée figure à la fin de la thèse
INTRODUCTION......................................................................................................................1
PREMIÈRE PARTIE – LA TRANSFORMATION DU DROIT DE PROPRIÉTÉ EN
CHINE...............................................................................................65
TITRE I. – PROCLAMATION CONSTITUTIONNELLE ET CONSTRUCT ION DU
RÉGIME JURIDIQUE DU DROIT DE PROPRIÉTÉ................................66
CHAPITRE I. – L’ÉVOLUTION DU FONDEMENT CONSTITUTIONNEL DU
DROIT DE PROPRIÉTÉ....................................................................67
CHAPITRE II. – LA CONSTRUCTION DU RÉGIME JURIDIQUE DU DROIT DE
PROPRIÉTÉ.............................................................................148
TITRE II. – LA MISE EN OEUVRE DES GARANTIES DU DROIT DE
PROPRIÉTÉ.................................................................................................219
CHAPITRE I. – LA MISE EN OEUVRE DES GARANTIES
CONSTITUTIONNELLES DU DROIT DE PROPRIÉTÉ...............220
CHAPITRE II. – LA MISE EN ŒUVRE DES GARANTIES JURIDIQUES DU DROIT
DE PROPRIÉTÉ.................................................................................295
DEUXIEME PARTIE – L’INFLUENCE DU DROIT INTERNATIONAL......................374
TITRE I. – LES SOURCES JURIDIQUES INTERNATIONALES RELATIVES À LA
PROTECTION DE LA PROPRIÉTÉ......................................................378
CHAPITRE I – LA CONSÉCRATION DE LA PROPRIÉTÉ EN TANT QUE DROIT
DE L’HOMME.....................................................................................379
CHAPITRE II – L’EXTENSION DU PRINCIPE DE LA PROTECTION DE LA
PROPRIÉTÉ EN DROIT INTERNATIONAL ÉCONOMIQUE.....454
TITRE II. – LA MISE EN OEUVRE DES NORMES INTERNATIONALES............532
CHAPITRE I – LA PROTECTION DE LA PROPRIÉTÉ EN CHINE SOUMISE AUX
OBSERVATIONS INTERNATIONALES..........................................533
CHAPITRE II – LA PROTECTION DE LA PROPRIÉTÉ COMME RÉSULTAT DE
L’ADAPTATION DU DROIT CHINOIS AUX NORMES
INTERNATIONALES....................................................................613
CONCLUSION GÉNÉRALE................................................................................................695
VII
RÉSUMÉ
Le droit de propriété a été l’objet de réformes successives en Chine. La révision
constitutionnelle de 2004, consacrant la protection de la propriété privée, et la
promulgation en 2007 de la loi sur les droits réels ont abouti à en réaffirmer la légalité
mais aussi la légitimité. Ces réformes s’inscrivent plus largement dans le processus de
la reconnaissance et de la protection des droits de l’homme dans la constitution
chinoise. Mais le dispositif constitutionnel ainsi enrichi et les travaux législatifs et
réglementaires édictant les dispositions plus précises en matière de propriété ne
pourront prendre leur pleine signification qu’à travers l’institution de contrôles
effectifs. Pour permettre une réelle effectivité du droit de propriété, il serait nécessaire
d’examiner à la fois l’évolution du fondement constitutionnel de ce droit et les autres
dispositions normatives. Il serait aussi nécessaire d’analyser les difficultés
d’application de ce droit pour engager une réelle réflexion sur le développement du
droit chinois. Les difficultés rencontrées lors de la constitutionnalisation ou de la
judiciarisation du droit de propriété traduisent les difficultés de l’ensemble du système
juridique chinois et, réciproquement, les solutions apportées par l’expérimentation du
droit de propriété pourront faire progresser le système juridique chinois. Déclenchée
par la mise en place des politiques de réforme et d’ouverture, la réforme du droit
chinois a été depuis lors profondément touchée par l’internationalisation du droit dont
les deux piliers sont le droit international économique et les droits de l’homme. Le
droit de propriété en Chine, caractérisé par la prédominance de l’Etat, est plus
directement concerné par le droit international économique dans le contexte de réforme
et d’ouverture menées par l’Etat. Mais la prise en compte de la valeur universelle des
droits de l’homme peut consolider la protection de ce droit. Par les divers mécanismes
de contrôle ou d’observation, le droit international a imposé son influence sur
l’adoption ou la modification des règles de droit interne, ce qui confère une dynamique
à la transformation du droit chinois à l’égard de la protection de la propriété.
VIII
ABSTRACT
Property law has gone through continuous process of reform in China. The
amendment of the Constitution in 2004, consecrating the protection of private property,
as well as the promulgation of the Law of property in 2007, have succeeded in
reaffirming both the legality and the legitimacy of private property. In a larger context,
the reform is part of the process of recognizing and protecting human rights by the
Chinese Constitution. However, the enriched constitutional arrangement and the
legislative and regulatory works adopting more precise rules on property rights will not
completely acquire their meaning only through the creation of effective control
mechanisms. To assure the true effectiveness of property law, it would be necessary to
examine the evolution of constitutional foundations and other normative dispositions
of property law. It would also be necessary to analyze the difficulties in property law
enforcement, in view of engaging a true reflection on the development of Chinese law.
The difficulties encountered with the constitutionalization or the judicialisation of
property law reflect concretely those of the entire Chinese legal system; correlatively,
the solutions sought through the experimentation of property law could make the
Chinese legal system progress significantly. Triggered by the economic reform and
open policies, the legal reform in China has been deeply affected by the
internationalization of law, the two pillars of which are international economic law and
human rights law. Chinese property law, which is characterized by the State’s
predominance, is more directly concerned with international economic law. However,
taking into consideration the universal value of human rights will consolidate the
protection of property rights. With different mechanisms of control or observation,
international law has imposed its influence on the adoption or modification of national
legal rules, and thus brings dynamism to the evolution of the protection of property
rights in Chinese law.
1
INTRODUCTION
1. - La présente étude a pour objet l’essor de la propriété privée en Chine. Il se
caractérise par la multiplication des normes juridiques dont les manifestations les plus
remarquables sont la loi sur les droits réels qui a été promulguée le 16 mars 2007 et est
entrée en vigueur le 1er octobre 2007, et la révision constitutionnelle en 2004 qui
proclame désormais l’inviolabilité de la propriété privée légale des citoyens1. La
légalisation et surtout la constitutionnalisation de la propriété privée constituent des
transformations significatives du droit chinois, d’autant plus qu’elles s’inscrivent dans
le processus des réformes menées par l’État depuis la fin des années 70. Sur le plan
économique, la transition de l’économie planifiée à l’économie de marché est la cause
directe de la reconnaissance du droit de propriété qui est généralement conçu comme la
condition indispensable au bon fonctionnement du marché. Sur le plan juridique, la
réintroduction de la notion civiliste de propriété, qui répond à la nécessité de la
réforme économique, est tributaire de l’évolution de l’ensemble du système juridique
chinois qui ne se limite pas au domaine du droit privé mais s’étend aussi à celui du
droit public. Mais c’est notamment sur le plan politique que les transformations du
droit de propriété en Chine prennent toute leur signification : elles s’inscrivent en effet
dans le processus de construction d’un État de droit socialiste, défini en tant que
principe constitutionnel par la révision en 1999 de la Constitution de 19822. La
révision constitutionnelle de 1999 marque un tournant dans l’évolution d’un droit
chinois en quête de modernité car elle signifie le passage d’un pays gouverné par la loi
à la construction d’un État de droit. La consécration constitutionnelle de la propriété
privée –considérée comme l’un des « trois piliers de l’ordre juridique »3 de la société
contemporaine– contribue désormais à consolider le processus de construction d’un
État de droit en Chine.
1 V., article 13 de la Constitution de 1982. 2 Article 5, alinéa 1er de la Constitution de 1982 dispose que « la République populaire de Chine gouverne selon la loi et met en place un État de droit socialiste ». 3 V., Jean CARBONNIER, Flexible droit, pour une sociologie du droit sans rigueur, 10e éd., LGDJ, 2001, p.255.
2
2. - L’expression « droit de propriété » utilisée dans la présente étude peut
s’entendre au sens large quand elle englobe les droits patrimoniaux portant sur les
biens meubles, immeubles, corporels et incorporels, protégés par la législation interne
et les instruments juridiques internationaux. Si parmi ces droits, la propriété est le droit
réel le plus achevé, il existe d’autres droits permettant la jouissance des choses: ainsi
en est-il des différents droits d’usage des terres qui occupent une place importante dans
le cadre du droit foncier chinois. S’il est vrai que la doctrine juridique contemporaine
qui s’accorde en général à reconnaître que le droit des biens est en crise, et qu’aucune
définition de la propriété ne parvient à décrire correctement l’ensemble du droit actuel,
la coexistence de la propriété étatique, collective, privée, ainsi que les diverses formes
des droits d’usage en droit chinois témoigne du phénomène de l’abandon progressif de
l’idée d’un pouvoir absolu d’une personne sur une chose, au profit d’une autre notion,
plus obscure, celle de faisceau de droits, divisibles et superposables, n’ayant pas
nécessairement des choses tangibles pour objet, mais désignant l’irréductible
hétérogénéité des objets appropriés et des régimes juridiques auxquels ceux-ci sont
soumis4. De façon encore plus remarquable, le cas particulier du droit chinois pourrait
s’expliquer par « la pluralité des conceptualisations de la propriété » qui « admet la
possible allocation de droit aussi bien privatifs que collectifs, offrant ainsi des
modalités différenciées d’articulation du propre et du commun »5. Encore faut-il
souligner que l’expression chinoise « wu quan », servant à désigner la notion juridique
de droit réel, peut parfois être traduite en français par l’expression « les biens », de
même que la loi sur les droits réels a été traduite par « loi sur les biens ». Cependant,
tandis qu’en droit français le « bien » peut désigner à la fois « tout droit subjectif
patrimonial » et « toute chose objet d’un droit réel »6, en chinois le « bien » (caichan)
s’entend plus généralement comme couvrant les choses susceptibles d’appropriation. Il
s’agit là de l’objet du droit, mais non pas du droit en soi. De ce fait, l’expression
« droits de propriété » est aussi adéquate dès lors que l’on se réfère aux divers droits
ayant pour objet des biens, d’autant plus que l’attractivité du droit de propriété initia un 4 Mikhaïl XIFARAS, La propriété, Étude de philosophie du droit, P. U. F., 2004, p. 9. 5 Ibid., p. 498. 6 Serge GUINCHARD, Gabriel MONTAGNIER, Lexique des termes juridiques, 16e éd., Dalloz, 2007, p. 82.
3
processus d’extension de son champ d’application au-delà des limites classiques de la
notion de « biens ».
3. - L’examen sur l’effectivité de la protection de la propriété exige aussi que l’on
adopte plusieurs points de vue concernant l’objet de la présente étude. C’est la raison
pour laquelle l’expression de droit de propriété est retenue dans son acception au sens
large, alors que celle de « droit des biens » renvoie plus strictement à une interprétation
civiliste portant sur le droit chinois en la matière. Le fait que l’on ait opté pour une
signification large du droit de propriété relève également de la prise en compte de la
tendance actuelle du droit international qui va dans ce sens. Mis à part l’article 1er du
Protocole n° 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et
des libertés fondamentales (CEDH) qui adopte l’expression de respect des biens
–même si la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a affirmé qu’il
s’agit du droit de propriété qui est garanti par la Convention7- c’est le mot de propriété
qui figure le plus souvent dans les documents internationaux consacrés aux droits de
l’homme. Il en est ainsi de l’article 17 de la Déclaration universelle des droits de
l’homme (ci-après, DUDH) qui proclame le droit à la propriété, tandis que l’article 17
de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne dispose d’emblée que
« Toute personne a le droit de jouir de la propriété des biens qu’elle a acquis
légalement, de les utiliser, d’en disposer et de les léguer ». Puisque la propriété peut se
définir aussi bien par le type le plus achevé de droit réel8 que par les biens objets de ce
droit, il semble utile de préciser que la spécificité de l’expression du « droit de
propriété » dans la présente étude consiste à focaliser notre analyse sur la propriété
entendue à la fois comme un droit subjectif mais aussi comme un fait économique et
social. Car « la vérité pourrait être, aujourd’hui, que, si le droit de propriété traverse
des épreuves, celles-ci se concentrent dans divers secteurs critiques qui campent la
physionomie actuelle du problème »9. La question de la propriété concerne des secteurs
aussi variés que l’entreprise et l’agriculture, situés aussi bien en zone urbaine que
rurale. La concrétisation de la question de la propriété en fonction des domaines dont 7 Cf., Institut des droits de l’homme des avocats européens, La protection du droit de propriété par la Cour européenne des droits de l’homme, Paris, 26 mai 2004, Bruylant, 2005. 8 V., Gérard CORNU, Vocabulaire juridique, 2e éd., P. U. F., 2001, p. 686. 9 Gérard CORNU, Droit civil, les biens, 13e éd., 2007, Montchrestien, § 25.
4
elle relève nécessite une étude qui dépasse la distinction classique entre droit public et
droit privé, en tenant compte de multiples sources juridiques internes et internationales
de ce droit. La recherche sur l’effectivité du droit de propriété exige aussi que la
présente étude portant sur la transformation du droit interne chinois aille procéder en
deux volets indissociables: les garanties de la propriété et la mise en oeuvre de ces
garanties. Alors que le premier volet concerne la proclamation constitutionnelle de la
propriété et les travaux législatifs qui construisent le régime juridique de ce droit, le
deuxième comporte l’application des normes de garantie –constitutionnelles et
législatives– par voie normative et juridictionnelle en vertu de l’état actuel du droit
chinois, tout en tenant compte des problèmes et des critiques qu’il suscite ainsi que de
sa tendance à la réforme.
4. - Étant donné que le retour de la Chine au droit s’accompagne de l’intégration
en droit interne des normes internationales, la transformation du droit chinois en
matière de propriété n’est pas un processus qui relèverait uniquement de causes
internes. Bien au contraire, le droit international relève d’une dynamique extérieure,
mais réelle et incontournable, qui contribue à la transformation du droit chinois. Les
normes du droit international consacrées à la protection de la propriété au sens large
constituent des sources juridiques complémentaires au droit chinois. De même, les
mécanismes d’application du droit international pourraient produire des effets incitatifs
à la réforme du droit chinois vers l’amélioration de la garantie de la propriété. Mais
c’est la mondialisation économique qui a eu le plus d’influence sur la politique de la
Chine. En effet, la prise en compte des normes internationales concernant le droit de
propriété figurait déjà parmi les grandes lignes directrices de la réforme chinoise10.
L’influence du droit international est remarquable d’autant plus que la transformation
du droit chinois s’inscrit dans le double processus de la constitutionnalisation et de
l’internationalisation du droit. Ces deux processus de constitutionnalisation et
d’internationalisation du droit «expriment déjà une dynamique qui pourrait favoriser la
construction de l’État de droit »11 en Chine. Certes, le discours de l’« État de droit »
10 V., Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE), La Chine dans l’économie mondiale : les enjeux de politique intérieure, rapport de synthèse, 2002, pp. 54 à 56. 11 Mireille DELMAS-MARTY, « La construction d’un État de droit en Chine dans le contexte de la
5
qui fait l’objet de diverses interprétations en Chine12 risque de servir à légitimer le
régime de l’État-Parti –pour décrire le rôle prédominant du Parti Communiste Chinois
dans l’exercice des pouvoirs étatiques– plutôt que de servir à la rationalisation du
système du droit s’appuyant sur les principes juridiques fondateurs de cette notion13.
Le retard du droit chinois en ce qui concerne la réception des principes juridiques de
l’État de droit sous l’influence du droit international est relativisé par l’expérience des
États européens dans l’application de la CEDH. Dans sa volonté d’assurer la garantie
effective des droits de l’homme, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’homme a mis en évidence les liens très étroits qui existent entre le droit à la justice et
le principe de la prééminence du droit14, « tant il est vrai qu’un État de droit ne peut se
concevoir sans offrir à ses justiciables une justice apte à redresser les violations de la
règle commune »15. La notion de société démocratique, comme celle de prééminence
du droit, sont désormais les principes sur lesquels se fonde l’interprétation de la
Convention16. Leur valeur contraignante est pleinement acceptée par la jurisprudence
comme les principes juridiques sous-jacents à la Convention17. Au regard de la
consécration des principes juridiques de l’État de droit, le droit international peut
contribuer à la protection de la propriété pour qu’elle devienne un droit réel au sens
propre et figuré, et ne demeure pas lettre morte dans les textes de droit chinois. Avec
l’accession de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les normes de
droit du commerce qui véhiculent les principes juridiques exprimant l’esprit de l’État
mondialisation », in Mireille DELMAS-MARTY, Pierre-Étienne WILL (sous la dir. de), La Chine et la démocratie, Fayard, 2007, p. 564. 12 V., Randy PEERENBOOM, « Competing conceptions of rule of law in China », in Randall PEERENBOOM (ed.), Asian discourses of rule of law: theories and implementation of rule of law in twelve Asian countries, France and the U.S., Routledge Curzon, 2004, p. 113 à 137. 13 V., ZHENG Yongnian, Globalization and State transformation in China, Cambridge University Press, 2004, pp. 192 à 194. 14 CEDH, 26 avril 1979, Sunday Times c/Royaume-uni, Série A n° 30, §§ 55. 15 Jean-François RENUCCI, Traité de droit européen des droits de l’homme, L.G.D.J. 2007, § 269. 16 V., Olivier JACOT-GUILLARMOD, « Règles, méthodes et principes d’interprétation dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », in Louis-Edmond PETTITI, Emmanuel DECAUX, Pierre-Henri IMBERT, La Convention européenne des droits de l’homme, Commentaire article par article, 2e éd., Economica, 1999, pp. 56, 57. 17 CEDH, 21 février 1975, Golder, Série A n° 18, § 34 ; 8 juillet 1986, Lingens, Série A n° 103, §42.
6
de droit peuvent avoir une influence juridique plus grande sur le droit chinois18. Qu’il
s’agisse de la protection des investissements étrangers ou de la propriété intellectuelle,
l’influence du droit international sur la protection de la propriété est plus évident que
celui des instruments internationaux des droits de l’homme. Mais le rôle du droit
international des droits de l’homme ne doit pas être négligé. En associant la garantie de
la propriété avec la nécessité de la protection des droits humains, le droit international
des droits de l’homme proclame le principe d’indivisibilité de tous les droits de
l’homme, mais pose aussi la question de savoir comment les droits peuvent devenir
complémentaires et compatibles. L’adage « tout est question de proportion et
d’équilibre » 19 appelle aussi à rétablir l’équilibre entre le droit international
économique et le droit international des droits de l’homme, d’autant plus que le
développement inégal des deux piliers de l’internationalisation du droit se révèle plus
nettement s’agissant de leur contribution respective à la protection de la propriété. En
s’ouvrant au processus de l’internationalisation, la protection de la propriété est au
confluent de l’influence du droit international économique et de celle du droit
international des droits de l’homme. Leurs influences respectives se lisent non
seulement dans l’existence de normes juridiques relevant du respect et de la protection
de la propriété, mais aussi dans l’effectivité de leur application qui dépend des
mécanismes d’application établis sur le plan international d’une part et de leur prise en
compte en droit interne d’autre part.
5. - Par son lien avec les différentes branches de droit privé et public et sa position
à l’intersection du droit interne et du droit international, la propriété est un droit dont la
consécration des normes de garantie et leur mise en oeuvre peuvent mettre en évidence
la portée juridique et politique du développement de la Chine. En d’autres termes, la
propriété est à la fois une représentation (I) et une dynamique (II) de la transformation
du droit chinois. C’est la raison pour laquelle le droit international est susceptible
d’exercer une grande influence sur la transformation du droit chinois à partir de la
défense du droit de propriété. 18 Cf., Leïla CHOUKROUNE, L’accession de la République populaire de Chine à l’Organisation mondiale du commerce, instrument de la construction d’un État de droit par l’internationalisation, thèse, l’Université Paris 1, 2004. 19 Mireille DELMAS-MARTY, Trois défis pour un droit mondial, éditions Seuil, 1998, p. 53.
7
I. – LA PROPRIÉTÉ, UNE REPRÉSENTATION DE LA TRANSFORMATION
DU DROIT CHINOIS
6. - Comme tous les autres droits, la propriété est un artefact humain, une
construction juridique liée à des normes, à des lois qui prennent tantôt la forme de
coutumes tantôt celle d’actes législatifs. La formalisation juridique des rapports autour
des biens objets de propriété est influencée par les relations économiques, les
structures sociales, ainsi que par les pensées politiques qui constituent les éléments de
l’histoire universelle. Pour ne pas « oublier trop vite les épisodes précédents de
l’histoire de la propriété et le caractère réversible des évolutions juridiques », il est
nécessaire d’inscrire dans l’évolution historique la « contre-offensive de la propriété
privée » 20 en droit chinois contemporain (A). L’appropriation privative des biens a
longtemps existé dans l’histoire du droit chinois et elle fut quasiment réduite à néant au
profit de la propriété publique avec l’avènement du régime socialiste. La rupture
d’histoire fut toutefois remplacée par le système juridique actuel en Chine qui
juxtapose la propriété privée, la propriété d’État et la propriété collective. Mais il reste
à souligner le caractère inachevé du processus de revirement du droit chinois en
matière de propriété qui réside tant dans l’adoption des normes de droits que dans leur
mise en oeuvre. C’est ce qui reflète plus nettement la distance entre l’état actuel du
droit de propriété en Chine et les principes juridiques sous-jacents de l’État de droit.
En effet, on ne peut comprendre complètement la signification de la propriété en droit
chinois sans analyser celle de l’État de droit dans le même système (B), d’autant plus
que celle-ci permet de mieux repérer les orientations que suivent les transformations du
droit de propriété dans l’avenir.
A. – La propriété s’inscrit dans l’évolution historique du droit chinois
7. - Il est vrai que certains éléments du droit des biens dans l’histoire chinoise sont
profondément modifiés, complètement abandonnés ou sont tombés en désuétude avec
le temps, de sorte qu’une rupture semble s’être établie entre le droit actuel et les 20 Jean-Louis HALPÉRIN, Histoire du droit des biens, Economica, 2008, p. 323.
8
anciens droits. En revanche, d’autres éléments ont émergé ou ont été introduits dans
l’histoire et ont été conservés en droit contemporain. Il est possible que des dispositifs
du droit actuel ne constituent qu’à première vue un rapprochement ou un retour aux
éléments des anciens droits. Le phénomène de revirement du droit chinois en matière
de propriété privée (1) semble confirmer cette hypothèse de retour, mais aussi mettre
en relief la force de l’aspiration du peuple chinois à l’équité (2). La persistance de cette
aspiration à l’équité et donc à l’égalité, à la justice sociale et à l’impartialité, pourrait
s’avérer à la longue une force de transformation.
(1). – Le revirement du droit chinois en matière de propriété privée
8. - La possession de toutes les terres par l’empereur fut la première notion
relative à la propriété foncière dans l’histoire chinoise. Elle remonte au XXIe siècle av.
JC. Depuis la dynastie Zhou (VIIIe siècle av. JC.), avec l’avènement de la féodalité, le
régime foncier dit « Jing tian » fut instauré: les terres cultivables appartenaient aux
seigneurs qui procédaient à la distribution égalitaire et à la redistribution périodique
parmi les paysans21. En 350 av. JC., Shang Yang, le ministre du royaume des Qin,
détruisit le système égalitaire « Jing tian », et accorda aux cultivateurs la libre
acquisition des terres. Avec la création de « l’État centralisé » de la dynastie Qin (221
av. JC.) dont la base fut jetée par « l’essor économique qui provoqua l’apparition
d’une petite classe de riches marchands entrepreneurs et de grands propriétaires
fonciers »22, la féodalité fut abolie et la propriété privée foncière fut officiellement
reconnue23. Cette grande réforme des Qin « consista à rompre l’adhérence étroite qu’il
21 Sous le régime foncier dit du « Jing tian », le sol destiné à la culture était divisé en grand carrés. Ces carrés étaient subdivisés en neuf carrés égalitaires plus petits par de petites levées de terre ou des rigoles, selon la forme qu’indique le signe du mot chinois « Jing». Les huit carrés externes étaient les champs réservés à l’entretien de huit chefs de culture et de leurs maisonnées. Le champ central est cultivé par tous et les produits appartiennent à l’État. Certes, en réalité, les champs étaient cultivés en commun par les huit chefs de culture et leurs subordonnés, le seigneur recevait non le produit du neuvième champ, mais le neuvième du produit total. V., Marcel GRANET, La féodalité chinoise, Paris : Société d’Édition Les Belles Lettres,1952, 159 ; YUAN Chaucer, La philosophie morale et politique de Mencius, Paris : Librairie Orientaliste, 1927, pp. 281 à 296. 22 Jacques GRENET, Le monde chinois, 4e éd., Armand Colin, 1999, p. 77. 23 V., Patrick A. RANDOLPH Jr., LOU Jianbo, Chinese real estate law, Kluwer Law International, 1999,
9
y avait entre l’homme et le sol »24. Sous la dynastie des Han (fondé en 206 av. JC.), une
classe sociale de grands propriétaires fonciers commença à se constituer dans l’histoire
de la Chine25. Il faut toutefois souligner que sous les dynasties suivantes jusqu’au Qing
(1644 à 1911) les empereurs demeuraient autoritaires concernant l’utilisation des terres
par les paysans et leur distribution afin d’assurer les redevances fiscales, les prestations
militaires ou les corvées. D’où la précarité et les variations les plus diverses qu’a
connues la propriété privée foncière, soumise « au droit régalien » des empereurs
d’après le constat qu’en a dressé Max Weber26. Sur le plan juridique, par leur nature
principalement pénale, les anciens droits chinois depuis la codification des Tang ne
jouèrent qu’un rôle secondaire par rapport aux coutumes concernant la définition et la
défense des droits individuels sur les éléments civils tels que la propriété, sa succession
et la filiale familiale27. Il en résulta que l’ancien droit chinois reconnaissait la propriété
privée, « sans élaborer des techniques particulièrement adaptées au droit des biens »28.
Cependant, dans le domaine des transactions foncières se sont développées des notions
techniques relatives à la propriété29.
9. - La propriété comme catégorie juridique fut introduite en Chine par un
mouvement de modernisation du droit mené par les juristes réformateurs de la fin des
Qing, au début du XXe siècle30. Dans un mouvement de réforme qui a introduit « le
p. 3. 24 Marcel GRANET, La civilisation chinoise, Éditions Albin Michel, 1994, p. 172. 25 V., Henri MASPERO, Jean ESCARRA, Les institutions de la Chine, essai historique, P. U. F., 1952, pp. 34, 35. 26 V., Max WEBER, Confucianisme et taoïsme, Éditions Gallimard, 2000, p. 116 et s, sp. 125, 126. 27 V., Philipe M. CHEN, Law and justice, The legal system of China 2400 B. C. to 1960 A. D., Dunellen Publishing Company, 1973, pp. 9, 11. 28 Jean-Louis HALPÉRIN, Histoire du droit des biens, op. cit., p. 144. 29 Par exemple, à la fin des Qing, « le vendeur des actes est appelé mai-tchou ‘propriétaire vendant’ ou che-chou ‘propriétaire perdant’,ou k’i-tchou ‘propriétaire abanbonnant’, ou yuen-tchou ‘premier propriétaire’, ou yuen-yé-tchou ‘premier propriétaire de la chose’. –L’acheteur s’appelle mai-tchou ‘propriétaire achetant’, ou té-tchou ‘propriétaire acquérant, ou yé-tchou ‘propriétaire de la chose’ ». D’ailleurs, « Le cheoi-k’i, est un acte par lequel un nouveau propriétaire, ayant passé un contrat d’achat révocable ou irrévocable pour une maison ou une terre, moyennant une taxe légale payée au Gouvernement, obtient que le magistrat local appose son sceau sur les pièces, lui remette le diplôme appelé k‘i-wei, et ‘confirme le contrat’ ». V., Pierre HOANG, Notions juridiques sur la propriété en Chine, Chang-Hai, Imprimerie de la mission catholique, 1897, pp. 5, 22. 30 V., Jérôme BOURGON, « L’émergence d’une communauté de juristes à la fin de l’Empire », in
10
droit dans la course à la modernisation » ayant eu lieu à la fin du XIXe siècle, les
tentatives de codification marquent « la naissance de l’histoire juridique moderne en
Chine »31. Après la chute des Qing, une commission de codification des lois fut
instaurée en 1918. Elle a abouti à un premier projet de code civil chinois en 1925. Un
Code foncier a été promulgué le 30 juin 1930 mettant en place le régime juridique de la
propriété privée des terres dans la Chine républicaine, tout en prévoyant des limitations
à la propriété privée des terres32. Les cinq livres du Code civil chinois ont été adoptés,
puis mis en vigueur en 1931. Largement influencé par les théories étrangères, le livre
III du Code civil chinois a assis la formalisation juridique du droit des biens sur la
notion juridique des droits réels en droit japonais qui véhicule l’influence du BGB33.
En témoignent les mots chinois « wu quan » désignant les droits réels qui ont été
introduits en droit chinois en traduisant simplement l’expression japonaise 34 .
Mireille DELMAS-MARTY, Pierre-Étienne WILL, La Chine et la démocratie, op. cit., pp. 188 à 193. 31 Jérôme BOURGON, SHEN Jiaben et le droit chinois à la fin des Qing, thèse de doctorat, EHESS, 1994, pp. 636, 663. 32 L’article 7, alinéa 1er du Code foncier dispose que les terrains situés sur le territoire de la République chinoise appartiennent à l’ensemble de la nation chinoise. Ceux dont les citoyens ont acquis la propriété conformément à la loi, sont des terrains privés ; mais l’acquisition de la propriété du terrain n’entraîne pas celle des mines qui y sont contenues. L’article 8, alinéa 1er prévoit que les biens qui ne peuvent pas faire l’objet d’un acte d’appropriation privée sont les cours d’eau navigables, les étendues d’eau formées naturellement et dont l’usage est nécessaire au public, les voies de communication publiques, les terrains renfermant des sources minérales, les chutes d’eau et les ressources naturelles dont l’usage est nécessaire au public, les monuments anciens célèbres, les autres terrains dont une loi interdit l’appropriation privée. L’article 14 du Code foncier prévoit que le gouvernement local peut fixer une limite maximale à la superficie du terrain possédée respectivement par les individus ou les groupes, en fonction des circonstances suivantes et qui doit être confirmée par le service foncier central : des besoins locaux, des catégories de terrains et de la nature des terrains. Un livre V est consacré à l’expropriation des terrains qui comporte sept chapitres relatifs aux dispositions générales, aux préparatifs d’expropriation, à la procédure d’expropriation, à l’indemnité de valeur foncière, aux frais de déplacement, aux plaintes et arbitrage et aux dispositions pénales. Le Code foncier de la République de Chine est traduit pas François THÉRY et publié par Procure de la Mission de Sienhsien, Tienstin, 1931. 33 V., SUN Xianzhong, « Zhongguo jinxiandai jishou xifang minfa de xiaoguo pingshu (Commentaire sur l’effet de la transposition en Chine des droits étrangers en matière civile) », Zhongguo faxue (China Legal Science), 2006, n° 3, p.167. 34 Dans la Chine ancienne, c’est le mot « chan » qui apparaît dans les lois agraires et dans les codes pour désigner la possession de la terre. Et le mot occidental « propriété » ou « possession » rend assez mal le mot « chan », car ce dernier relève bien plus d’une occupation réelle que d’un droit abstrait. En matière foncière, le terme juridique pour désigner une propriété privée est « ye », et le propriétaire est appelé « ye zhu » qui signifie « le maître de la propriété », alors que le « chan » peut désigner
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Cependant, avec la défaite du gouvernement national et l’arrivé au pouvoir des
communistes par l’établissement du nouveau gouvernement de la Chine République
Populaire, le Code civil comme d’autres codes de l’ancien gouvernement ont été abolis.
Ces mesures ont ouvert la voie à la refondation du droit chinois sous influence de
« l’extension du modèle soviétique »35. Dans le mouvement socialiste, une série de
mesures qui touchent frontalement au régime de la propriété ont été adoptées et mises
en oeuvre. Dans un revirement de sa politique foncière caractérisée par la volonté de
redonner « la terre aux paysans », illustré par la réforme agraire menée depuis 194636,
les terres dans les zones rurales ont fait l’objet d’une réappropriation étatique par la
collectivisation et l’établissement des communes populaires (renmin gongshe) afin
d’organiser le travail en commun des paysans. Dans les zones urbaines, la
transformation des entreprises privées en entreprises collectives ou d’État, et la
confiscation des capitaux étrangers ont abouti en peu de temps à la suppression
presque totale de l’appropriation privative des moyens de production à l’issue du
mouvement de socialisation37. La fondation de l’économie planifiée avait consolidé le
régime économique de la propriété publique, alors que l’avènement de la Révolution
culturelle en 1966 a détruit complètement la catégorie juridique de propriété pour
réaliser l’appropriation sociale des moyens de production qui est à la base du
socialisme38.
l’occupation d’une tenure temporaire paysanne. V., Henri MASPERO, « Les termes désignant la propriété foncière en Chine », in La tenure, Recueils de la Société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions, III, Paris: Dessain et Tolra, 1983, pp. 293, 295. 35 Jean-Louis HALPÉRIN, Histoire du droit des biens, op. cit., p. 298. 36 La résolution du comité central du PCC relative à la loi agraire du 10 octobre 1947 vise à liquider le système agraire d’exploitation féodale et semi-féodale, et à instaurer le système foncier résultant du partage et de la saisie des terres par les paysans contre le seigneur du village. En 1950, le lancement de la réforme agraire organise de nouveau la saisie des biens des grands propriétaires pour les donner aux paysans pauvres. Dans la pratique, les opérations de transfert entraînées par la réforme portent sur 47 millions d’hectares, soit presque la moitié de la superficie cultivée, et 300 millions de paysans pauvres bénéficient de cette distribution. Cette réforme a été achevée en 1953. V., Rémi PÉRÈS, Chronologie de la Chine aux XXe siècle, Histoire des faits économiques, politiques et sociaux, Librairie Vuibert, 2001, pp. 49, 63. 37 V., Marie-Claire BERGÈRE, Lucien BIANCO, Jürgen DOMES, La Chine au XXe siècle, de 1949 à aujourd’hui, Fayard, 1990, pp. 18 à 22. 38 V., Charles BETTTELHEIM, Révolution culturelle et organisation industrielle en Chine, Librairie François Maspero, 1973, p. 110.
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10. - Les réformes lancées depuis la fin des années 1970 ont contribué au
revirement du droit chinois en matière de propriété privée. Par la réforme agraire, le
droit d’exploitation forfaitaire des terres rurales –qui confère aux paysans le droit
d’utiliser les terres et d’en percevoir les fruits– a été reconnu par la Constitution de
1982, ce qui « a masqué le partage des terres entre les paysans et l’accès de facto à la
propriété privée »39 . La réforme économique dans les zones urbaines a permis
l’émergence et le développement des économies individuelles et privées, ce qui a fait
tomber en désuétude la distinction des biens entre matériels de consommation et
moyens de production qui ne pouvaient constituer que des objets de la propriété
publique et excluant par conséquent l’appropriation privative. La réforme du régime
juridique de l’utilisation du sol étatique dans les zones urbaines a fait naître le droit
d’usage du sol qui est établi soit par la concession à titre onéreux soit par l’attribution à
titre gratuit selon les conditions prévues par les dispositions législatives. La
transformation progressive des entreprises d’État en sociétés par actions constituait
l’élément le plus important de la réforme du régime juridique de la propriété publique.
Toutes les réformes susmentionnées consubstantielles au revirement du droit chinois en
matière de propriété privée ont été mises en place autour d’une réforme plus profonde
de la transition de l’économie planifiée à l’économie de marché, désormais
constitutionnellement affirmée 40 . La réapparition du droit des biens privés, et
notamment la constitutionnalisation de la propriété privée par la révision de la
Constitution de 1982 semble a priori se conformer au courant de l’histoire : tandis que
la période située entre 1917 et la fin des années 1980 correspond à une profonde
remise en question des schémas fondés sur la propriété individuelle qui avaient paru
triompher aux XIXe siècle, une perspective historique et comparatiste permet de
rappeler « que les économies de marché se reconnaissent précisément à la place
considérable laissées aux propriétaires privés »41. S’il est vrai que le recul de la
propriété publique et la croissance de la propriété privée résultent également des
réformes répondant aux exigences de l’économie de marché et se justifiant par
39 Jean-Louis HALPÉRIN, Histoire du droit des biens, op. cit., p. 334. 40 V., article 15 de la Constitution de 1982, révisé en 1993. 41 Jean-Louis HALPÉRIN, Histoire du droit des biens, op. cit., p. 294.
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l’efficacité qui devient l’objectif principal du droit chinois contemporain caractérisé
par le pragmatisme, il ne faut toutefois pas négliger l’idée d’équité qui existait depuis
longtemps dans l’histoire chinoise et pourrait contrebalancer la prédominance de la
notion d’efficacité.
(2). – La persistance de l’aspiration à l’équité
11. - L’équité dans la pensée chinoise fut conçue moins comme une notion
juridique que comme le gage de la stabilité du règne de l’Empereur. Confucius dit en
effet ceci: « pour en venir aux chefs d’État ou de grande famille, j’ai toujours entendu
dire qu’ils doivent moins se soucier du petit nombre de leurs sujets que du manque
d’équité entre eux, moins de leur dénuement que du mécontentement parmi eux. En
effet, que règne l’équité et il n’y aura pas de pauvreté, la concorde et la population
sera assez dense, le contentement et il ne se produira aucun soulèvement»42. Selon
Confucius, le régime foncier « Jing tian » qui prévalut à la dynastie Zhou traduisit
exactement l’idée d’équité, ce fut la raison pour laquelle Confucius insista à la
restauration de ce régime foncier43. En effet, la redistribution régulière des terres
cultivables sous le régime du « Jing tian », à savoir « la question du bornage des
champs à réactualiser chaque année, est présentée comme fondamentale pour la
justice sociale »44. Cependant, l’idée d’équité se résuma à un rêve utopique dès que le
régime foncier « Jing tian » fut aboli et remplacé par la propriété privée des terres,
dans la mesure où la terre ne resta pas longtemps la propriété exclusive des laboureurs.
Elle passa rapidement aux mains de ceux qui disposèrent de moyens de l’acquérir bien
plus considérables. Une nouvelle aristocratie de propriétaires fonciers se substitua dès
lors à l’ancienne aristocratie féodale. « Faute de pouvoir payer leurs fermages, ou de
42 Entretiens de Confucius, traduit du chinois par Anne CHENG, Éditions du Seuil, 1981, p. 129. Selon le professeur CHENG, il y a probablement une confusion dans l’ordre du texte, que l’on peut, à la lumière de ce qui suit, rétablir ainsi : moins de leur dénuement que du manque d’équité entre eux, moins de leur petit nombre que de leur discorde, moins des soulèvements que du mécontentement parmi eux. 43 V., CHEN Huan-chang, The economic principles of Confucius and his school, New York: Columbia University Press, 1911, p. 501. 44 Léon VANDERSMEERSCH, « La féodalité chinoise », in Eric BOURNAZEL, Jean-Pierre POLY (sous la dir. de), Les féodalités, P.U.F., 1998, p.674.
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trouver dans leur salaire de quoi subsister, les plus nécessiteux, ne pouvant plus
attendre aucune redistribution des champs, furent bientôt réduits à vendre femme et
enfants, et jusqu’à se vendre eux-mêmes pour satisfaire leurs créanciers. Ainsi finit par
s’instaurer l’esclavage, comme conséquence de l’institution de la propriété »45 .
Puisque la répartition des terres représenta le principal critère de différenciation sociale
dans les villages, et de ce fait, fut l’une des causes de la misère des paysans chinois,
l’adage « à chaque laboureur son propre champ » traduisant l’idée d’équité en matière
de régime foncier fut exploité par les communistes pour initier des mouvements
révolutionnaires46. Avec la fondation du régime socialiste d’économie planifiée, l’idée
d’équité avait favorisé l’emprise de l’égalitarisme qui semblait mieux s’accommoder à
la propriété publique, dans la mesure où cette dernière était analysée de manière
caricaturale par le fait que tous les membres de la communauté étaient présumés
constituer les titulaires des biens communs alors qu’en réalité personne ne pouvait
individuellement en disposer.
12. - Toutefois, il faut souligner qu’à l’époque contemporaine la réforme
économique menée par l’État a réactivé certains aspects de l’idée d’équité comme
sentiment subjectif de justice. Puisque les mesures de réforme étaient le plus souvent
adoptées et mises en place sans qu’un texte législatif ne ait été préalablement adopté,
les gens se référaient à l’idée d’équité dès lors qu’il s’agissait d’émettre un jugement
sur le caractère juste ou injuste des mesures de réforme. Dans le contexte où il existait
souvent le décalage entre la réforme économique et la réforme juridique, la persistance
de l’idée d’équité avait pu constituer un contrepoids idéologique à la réforme
concernant le droit de propriété. Comme M. Thierry PAIRAULT l’a révélé, « la Chine
populaire a, par idéologie, toujours mis l’accent sur la primauté de l’intérêt public.
Elle a le plus souvent encouragé le développement des actions profitant au bien-être
commun et dénoncé tout ce qui aurait favorisé l’intérêt privé (...). Et parce qu’elles
luttaient pour augmenter leurs ressources et promouvoir le développement économique,
les autorités chinoises ont toujours considéré avec suspicion celui qui gaspille des 45 Léon VANDERMEERSCH, Wangdao ou la voie royale : Recherches sur l’esprit des institutions de la Chine archaïque, t. 2, Paris : École française d’extrême-orient, 1980, p. 259. 46 V., Lucien BIANCO, Les origines de la révolution chinoise 1915-1949, Gallimard, 2007, pp. 136, 153.
15
biens relevant de la propriété de l’État (...), toute tentative aboutissant à transférer la
propriété d’éléments patrimoniaux de l’État vers d’autres acteurs économiques, en
particulier vers des acteurs privés, est une corruption de soi »47. Cette attitude traduit
aussi le souci du peuple chinois de lutter contre les inégalités, d’autant plus que
l’appropriation privative des richesses résulte de diverses formes de privatisation des
biens publics. L’idée d’équité a rebondi lors de l’élaboration du projet de loi sur les
droits réels : la protection des biens privés était contestée comme injuste et
anticonstitutionnelle dans la mesure où elle ne bénéficierait qu’aux grands propriétaires
et porterait atteinte à la propriété publique conçue comme le gage de la justice sociale
et le régime socialiste48.
13. - Il est vrai que la mise en place des mesures de réforme sans fondement
juridique a permis à l’idée d’équité de jouer le rôle de critère du jugement juridique et
moral, mais c’est plutôt les problèmes récurrents survenus lors de la mise en oeuvre
des garanties du droit qui a exalté l’aspiration à l’idéal d’équité afin de critiquer
l’ineffectivité des recours juridiques. En matière de propriété, l’abus d’expropriation
qui a pour conséquence de rendre précaires le droit d’exploitation forfaitaire des terres
rurales dont les titulaires sont les paysans ainsi que la propriété des citadins sur les
immeubles d’habitation bâtis sur les terrains de propriété d’État dans les zones
urbaines. Mécontentées par recours juridictionnel inscrit dans le présent système
juridique qui est pourtant inéquitable, peu efficace et très coûteux, sans mentionner le
problème de corruption judiciaire qui est un motif de désespoir pour les victimes, les
personnes privées de leurs biens ne peuvent que se soulever contre les expropriations
arbitraires : c’est le seul recours qu’il leur reste en dehors des voies juridictionnelles.
D’où la prolongation de la tradition selon laquelle « les codes et lois n’étaient
appliqués en Chine que dans la mesure où ils répondaient au sens populaire de
l’équité et des convenances »49. Bien qu’elle soit aussi à l’oeuvre dans les pétitions
pacifiques qui sollicitent l’intervention des échelons supérieurs de l’administration ou
47 Thierry PAIRAULT, Petite introduction à l’économie de la Chine, Éditions des archives contemporaines, 2008, pp. 6 à 7. 48 V., infra., n° 138. 49 René DAVID, Camille JAUFFRET-SPINOSI, Les grands systèmes de droit contemporains, 11e éd., Dalloz, 2002, § 443.
16
dans les manifestations avec le recours à la violence, la puissance de l’idée d’équité
s’illustre plus nettement dans la « résistance de droit »50 ou résistance légale qui
consiste à souligner –tant par voie formelle de recours juridictionnels que par voie
informelle de protestation ou de revendication– la contradiction entre la pratique des
autorités locales et ce qu’ordonnent les lois, les principes et les proclamations du
Centre. Si la résistance légale ne constitue pas la panacée, elle peut néanmoins prendre
de l’ampleur, car « le régime la tolère et parfois l’encourage, aussi longtemps qu’elle
ne s’en prend qu’aux seules autorités locales »51. D’ailleurs, elle pourrait converger
avec la volonté de l’État-Parti d’intégrer la réforme juridique dans la construction
d’une société d’harmonie afin de maintenir la pérennité du régime52. Stimulée par la
pensée enracinée dans l’histoire chinoise qui insiste sur la prééminence du peuple à
travers l’affirmation de la légitimité du « droit de se rebeller » contre un régime
oppressif53, cette synergie volontaire peut contribuer à consolider le droit de propriété
par l’amélioration de l’ensemble du système juridique chinois. Mais cela suppose
d’abord de comprendre les particularités du droit de propriété dans la Chine
contemporaine afin de repérer le sens des transformations qui le travaillent.
B. – Les problèmes de la protection de la propriété en Chine au regard des
exigences de l’État de droit
14. - Faisant l’objet d’interprétations diverses, l’État de droit apparaît comme une
synthèse entre le formalisme juridique du Rechtsstaat allemand et la Rule of law
anglo-américaine attachée à une vision plus procédurale du droit54. « On peut dire qu’il
est caractérisé aujourd’hui, du moins en droit interne, par les deux piliers de la
50 Cf. Kevin J. O’BRIEN, Lianjiang LI, Rightful resistance in rural China, Cambridge University Press, 2006, pp. 1 à 14. 51 Lucien BIANCO, Jacqueries et Révolution dans la Chine du XXe, Paris : La Martinière, 2005, p. 493. 52 V., Leïla CHOUKROUNE, Antoine GARAPON, « Les normes de l’harmonie chinoise, un droit disciplinaire comme stabilisateur social », Perspectives chinoises, 2007, n°3, p. 38. 53 V., LO Chungshu, Autour de la nouvelle Déclaration universelle des droits de l’homme, textes réunis par l’UNESCO, Éditions du Sagittaire, 1949, pp. 154, 155. 54 Cf., Jacques CHEVALLIER, L’État de droit, 4e éd., Montchrestien, 2003 ; Luc HEUSCHLING, État de droit, Rechtsstaat, Rule of law, Dalloz, 2002.
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légalité et de la garantie judiciaire, progressivement complétés à mesure que se
développe le socle des droits fondamentaux »55. Mis à l’épreuve des exigences de
l’État de droit concernant la légalité et la garantie judiciaire, ainsi que de la protection
des droits fondamentaux, le droit chinois révèle sa grande insuffisance à l’égard de la
protection de la propriété. Tandis que les normes concernant la garantie de la propriété
au regard de la signification de la légalité s’améliorent de manière plus significative
grâce aux travaux législatifs et réglementaires (1), la mise en oeuvre des garanties de la
propriété demeure problématique et ses progrès ont pris du retard par rapport au
perfectionnement des normes de droit. Mais c’est surtout au prisme des droits
fondamentaux que l’on peut opposer à l’État que l’écart du droit chinois en matière de
propriété avec les exigences de l’État de droit semble le plus flagrant. Puisque la valeur
de l’opposabilité des droits fondamentaux n’est pas seulement idéologique, mais aussi
juridique, la faiblesse du statut de la propriété en tant que droit fondamental se reflète
plus nettement sur le plan de la garantie judiciaire (2).
(1). – Les problèmes de la légalité
15. - Les problèmes du droit de propriété en Chine existent en raison de la double
signification de la légalité, à savoir l’élaboration démocratique et la qualité de la loi.
16. - La multiplication des sources de droit sans la mise en place d’un véritable
système permettant de définir et de garantir la cohérence des lois entre elles est l’un
des phénomènes qui prêtent le flanc à la critique. En l’état actuel de la Chine, les
normes juridiques relatives à la propriété peuvent être édictées par les lois nationales
adoptées par l’Assemblée Populaire Nationale (APN) et son comité permanent, les
règlements administratifs adoptés par le Conseil des affaires d’État (CAE), les
règlements locaux adoptés par les Assemblées Populaires et leur comité permanent des
provinces, des municipalités subordonnées directement à l’autorité centrale et des
grandes villes56. Mais la technique dite de « légiférer la législation par délégation »
55 Mireille DELMAS-MARTY, « La construction d’un État de droit en Chine dans la contexte de la mondialisation », op. cit., p. 554. 56 Il faut souligner que le pouvoir de légiférer des « grandes villes » n’est pas prévu par la Constitution
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permet que le pouvoir législatif de l’APN et celui de son comité soit transféré de
manière générale au profit du CAE sans pour autant que des limites biens définies lui
soient fixées. Le pouvoir législatif dont dispose l’État peut se voir également
marginaliser au profit des localités par la technique dite de la distinction artificielle
entre la législation et l’application des normes au profit des localités qui sont admises à
adopter des textes normatifs pour mettre en oeuvre les lois nationales. Comme on l’a
observé, « la production juridique locale a pris de facto une ampleur croissante, bien
plus importante que dans nombre d’États à structure fédérale »57. La dilution du
pouvoir législatif de l’État central qui s’accompagne de la prolifération des règles
locales qui sont nécessairement non uniformes se manifeste plus nettement dans le
domaine du droit de propriété. À titre d’exemple, le Règlement provisoire du CAE
concernant la concession et le transfert du droit d’usage du sol appartenant à l’État58,
précise non seulement les conditions mais aussi les modalités et les durées maximales
du droit d’usage du sol étatiques. Ledit règlement précède la loi sur l’administration
des biens immobiliers dans les zones urbaines59 et demeure applicable même après la
promulgation de la loi sur les droits réels. Il en résulte qu’en dépit de son caractère
provisoire, comme l’indique l’intitulé du règlement, ce dernier constitue la véritable
base juridique du droit d’usage du sol étatique. D’ailleurs, si l’on exclut certaines
dispositions législatives négligeables concernant l’expropriation d’intérêt général, les
règlements du CAE constituent de facto les sources juridiques principales en la matière.
Alors que la révision constitutionnelle de 2004 et la promulgation de la loi sur les
droits réels établissent les principes juridiques relatifs à l’expropriation et à la
réquisition, le Règlement d’administration sur la démolition des bâtiments dans des
de 1982, mais par l’article 63 de la loi sur l’élaboration des normes promulguée en 2000. Selon ce dernier, les grandes villes comportent les municipalités où se situent les gouvernements des provinces et régions autonomes, les villes de zones économiques spéciales (ZES), ainsi que des villes spécifiquement désignées par le CAE. 57 Yves DOLAIS, « Regard extérieur sur la hiérarchie des normes en droit chinois », in Un nouveau regard sur le droit chinois, Colloque du 30 mai 2007, Journées juridiques franco-chinoises 2007, Société de législation comparée, 2008, p. 24. 58 Le Règlement est adopté par le CAE du 19 mai 1990. 59 L’article 13 de la loi sur l’administration des biens immobiliers dans les zones urbaines (devenu l’article 14, après la modification de la loi en 2007) se réfère au règlement du CAE en ce qui concerne la détermination de la durée maximale du droit d’usage du sol étatique.
19
zones urbaines adopté par le CAE en 1991 et modifié en 2001 continue à s’appliquer
dans tous les cas où les mesures d’expropriation concernent des immeubles
d’habitation situés dans les zones urbaines, alors même que l’on peut critiquer de
nombreuses dispositions de ce règlement du fait de leur non conformité aux principes
de la Constitution et de la loi sur les droits réels. Néanmoins, la prévalence du
pouvoir normatif du CAE, organe du gouvernement central, est souvent érodée par les
pratiques des autorités locales dans l’exécution du droit à travers des règlements locaux,
mais plus souvent par le biais des arrêtés adoptés par des gouvernements locaux à
différents échelons, ce qui a pour conséquence de créer des conflits récurrents entre les
règles nationales et locales. Du fait de son ambiguïté et de sa flexibilité, le mécanisme
de contrôle portant sur l’incompatibilité des règlements avec les lois nationales, ainsi
que sur l’incompatibilité des arrêtés locaux avec les règlements et les lois, tel qu’il a
été établi par la loi de 2000 sur l’élaboration des normes juridiques, ne manifeste pas la
rigueur suffisante pour parvenir à rationaliser le droit chinois en mettant en place une
véritable hiérarchie des normes. C’est dans ce contexte que le recours aux mesures
administratives apparaît comme le moyen le plus souvent utilisé pour remédier aux
problèmes de l’élaboration de la loi. Ainsi, face aux mécontentements des personnes
victimes de l’abus d’expropriation des terres cultivables et de démolition des
immeubles d’habitation dans les zones urbaines comme effets du développement du
marché foncier durant ces dernières années, le CAE n’a pas hésité à intervenir en
déployant des mesures disciplinaires visant à suspendre quasiment tous les projets
d’expropriation déjà initiés et corriger les pratiques irrégulières60. Il est vrai que
l’intervention de l’État central en dehors du droit formel se révèle efficace pour freiner
brutalement les abus dont peuvent faire preuve les autorités locales, ce qui revient à
défendre les droits des citoyens en matière de propriété et à maintenir la stabilité de
l’ordre social, considérée comme l’une des priorités du gouvernement central. Mais
des interventions de ce genre comportent un double risque étant donné qu’elles sont
aveugles aux problèmes inhérents à l’élaboration de la loi –ce qui favorise la
marginalisation de la fonction du droit formel–, mais aussi du fait qu’elles produisent
uniquement des effets conjoncturels. Les abus qui accompagnent certaines mesures 60 V., infra, n° 238.
20
privatives pourront ressurgir dès que le changement de situation le permet, ce qui aura
pour effet de déclencher à nouveau l’intervention de l’État central par l’adoption de
mesures disciplinaires. D’où le cycle de « transgression et répression » que le droit ne
semble pas être en mesure de briser.
17. - Il faut encore souligner le caractère politique de l’entreprise d’élaboration de
la loi en Chine, très présent en matière de droit de propriété. Le revirement du droit
chinois concernant la reconnaissance de la propriété privée ne pouvait pas s’effectuer
d’un coup par la promulgation d’une simple loi formelle. En effet, dans un processus
empirique, le régime d’exploitation forfaitaire des terres rurales trouvait son fondement
dans le mouvement de « décollectivisation »61 qui progressait par étapes en suivant
des modalités qui avait évolué dès la fin des années 70. Il a été reconnu en tant que
principe lors de la promulgation de la Constitution en 198262. La concession du droit
d’usage du sol étatique a d’abord été admise à titre expérimental dans les villes côtières,
de même que l’économie privée, puis reconnue par la révision constitutionnelle de
198863. De manière constante, l’adoption des mesures de réforme relatives à la
propriété a précédé celle des lois ou de leur modification, ainsi que les révisions
constitutionnelles. La transformation des mesures de réforme en règles de droit ne
traduit que l’opportunisme du gouvernement chinois. Il en résulte que dans la politique
de réforme menée par l’État, le droit est souvent considéré comme le simple instrument
de cette dernière. Les révisions constitutionnelles qui ont été entreprises jusqu’à
présent ont toutes été effectuées sous l’égide du Parti communiste chinois (PCC), ce
qui ne peut que renforcer la thèse de l’instrumentalisation du droit par l’État-Parti.
Alors que le PCC prétend qu’il représente le plus grand intérêt de la majorité des
citoyens selon sa théorie dite des « Trois représentativités », il est encore regrettable
que la constitutionnalisation de la propriété privée des citoyens n’ait pas encore été
initiée par l’APN ou par son comité permanent en tant qu’il constitue « l’organe
61 Il s’agissait d’un mouvement contraire à la collectivisation. Par la décollectivisation, l’autonomie financière et d’exploitation de la famille fut rétablie, avec l’instauration générale du fermage individuel, alors que les terres demeurent propriété collective des villages. V., Thierry SANJUAN (sous la dir. de), Dictionnaire de la Chine contemporaine, Armand Colin, 2007, p. 63. 62 V., article 8 de la Constitution de 1982. 63 V., l’article 11, l’article 10, alinéa 4 de la Constitution de 1982, révisés en 1988.
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suprême du pouvoir d’État »64. Sous le régime foncier de propriété publique, l’État
demeure la partie prenante de toutes les mesures de réforme relevant de la propriété
d’État et de la propriété collective des terres. En définissant les orientations des
réformes qui devront être intégrées dans les textes de droit, le gouvernement central et
le PCC continuent à faire jouer à la législation un rôle secondaire en matière de droit
de propriété. Ainsi, dans un document politique intitulé Opinions sur la réforme des
terres forestières de propriété collective, le CAE et le PCC ont conjointement donné la
ligne directrice concernant la mise en place du régime d’exploitation forfaitaire des
terres forestières tout en reconnaissant aux paysans le droit d’utiliser les terres
forestières, d’y entreprendre, d’en disposer et d’en tirer profit par l’établissement du
contrat d’exploitation forfaitaire et l’attribution aux paysans des titres justifiant leurs
droits portant sur les terres forestières soumises au régime d’exploitation forfaitaire65.
À l’instar de l’extension de la réforme établissant le régime d’exploitation forfaitaire
des terres cultivables, le régime d’exploitation forfaitaire des terres forestières doit
encore être légalisé par l’adoption d’une nouvelle loi ou par la modification des
dispositions législatives existantes.
18. - Les problèmes concernant l’élaboration de la loi en Chine influent aussi sur la
qualité de la loi qui comprend non seulement une loi formelle, mais encore des
conditions de fond, à savoir l’accessibilité, la précision et la prévisibilité. Examinons
tout d’abord le problème de l’accessibilité. Alors que les lois nationales et les
règlements administratifs issus du CAE sont aisément accessibles du fait de leur
publication régulière et en temps utile, l’accessibilité des règlements locaux et des
arrêtés qui sont plus opérationnels et donc plus utiles dans la pratique, est
paradoxalement plus difficile, du fait de l’inexistence d’un journal officiel unique
consacré à la publication des textes locaux. La décentralisation du pouvoir normatif
rend plus aigu le problème de l’accessibilité aux règlements et aux arrêtés locaux. Pour
les praticiens, les conditions et les modalités de la concession du droit d’usage du sol
étatique, comme celles relatives à la cessibilité de ce droit ne sont précisées que dans
64 V., l’article 57 de la Constitution de 1982. 65 V., PCC et CAE, Opinions sur la réforme des terres forestières de propriété collective, publiées le 8 juin 2008.
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les textes locaux. L’accès aux textes locaux est le point de départ mais aussi le gage du
bon déroulement des investissements fonciers. Néanmoins, les problèmes de précision
et de prévisibilité traduisent bien plus directement l’influence du politique sur le droit
du fait du caractère expérimental de la réforme. Tant que la politique de réforme
portant sur certains sujets de droit n’est pas clairement envisagée par le PCC ou le
Gouvernement, la législation reste soumise à l’ambiguïté car suspendue aux
instructions du personnel politique qui laisse volontairement des lacunes subsister dans
le corps du droit pour rendre son instrumentalisation plus commode. La question de la
mise en circulation sur le marché de terrains ruraux pour la construction d’habitations
constitue l’exemple le plus évident de cette ambiguïté voulue concernant la précision et
la prévisibilité du droit chinois. En l’état actuel, le maintien des terres cultivables
contre l’occupation à but non agricole est l’une des politiques les plus impératives
menées par l’État et exige l’établissement de restrictions concernant la libre cession
des droits d’usage des terres de propriété collective, y compris le droit d’usage du sol
collectif pour la construction d’habitations pour les foyers ruraux dont les titulaires
sont les membres de la collectivité au nom du foyer. Face aux controverses concernant
l’opportunité de la libre cession du droit d’usage du sol collectif pour la construction
d’habitations bénéficiant aux foyers ruraux66, l’article 153 de la loi sur les droits réels
admet le principe reconnaissant la cessibilité de ce droit, tout en le restreignant dans la
seconde phrase « selon les dispositions législatives, y compris celles de la loi sur
l’administration du sol, et les dispositifs de l’État ». La référence aux « dispositifs de
l’État » signifie qu’il n’existe pas de règles de droit en l’état actuel, et que la politique
de l’État peut s’y appliquer, quand bien même il s’agit de mesures de réformes
entreprises à titre expérimental. 66 Pour ceux qui soutiennent la libre cession de la propriété des habitations des foyers ruraux, v., GUO Mingrui, « Guanyu zhaijidi shiyongquan de lifa jianli (Propositions sur la législation en matière de droit d’usage du sol pour la construction d’habitations des foyers ruraux) », Faxue luntan (Legal Forum), 2007, n° 1, pp. 19 à 21; HAN Shiyuan, « Zhaijidi de lifa wenti (La question législative concernant le droit d’usage du sol pour la construction de logements des foyers ruraux) », Zhengzhi yu falü (Political Science and Law), 2005, n° 5, pp. 30 à 36. Pour les thèses contre la libre cessibilité du droit d’usage du sol pour la construction d’habitations des foyers ruraux, v., par exemple, MENG Qinguo, « Wuquanfa kaijin nongcun zhaijidi jiaoyi zhibian (Réflexions sur la levée de l’interdiction par la loi sur les droits réels sur la libre cessibilité du droit d’usage du sol pour la construction d’habitions des foyers ruraux) », Faxue pinglun (Law Review), 2005, n°4, pp. 25 à 30.
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19. - En ce qui concerne le droit d’usage du sol étatique, l’imprécision et
l’imprévisibilité du droit chinois semblent renforcer la situation d’insécurité dans
laquelle se trouvent les propriétaires urbains. Il s’agit de la question du renouvellement
du droit d’usage du sol étatique. Car ce droit d’usage est limité à une durée maximale
de 70 ans67, et le renouvellement du contrat de concession après l’échéance est prévu
comme un moyen de prolonger le droit d’usage selon les termes de l’article 22 de la loi
sur l’administration des biens immobiliers dans les zones urbaines 68 . Mais les
conditions et les modalités du renouvellement du contrat de concession en vue de
prolonger le droit d’usage ne sont pas encore claires. En vertu de l’article 22 de la loi
sur l’administration des biens immobiliers dans les zones urbaines, la demande de
renouvellement doit être formulée par le titulaire du droit d’usage au moins un an avant
la date d’échéance du droit de concession. L’autorité compétente pour la concession du
droit d’usage du sol étatique doit en principe autoriser le nouvellement du contrat de
concession, sauf pour des raisons d’intérêt public qui exigent la suppression du droit
d’usage. Toutefois, l’article 149, alinéa 1er de la loi sur les droits réels prévoit le
renouvellement automatique du contrat de concession pour le droit d’usage du sol
étatique en vue de construire des habitations. Si cette dernière disposition constitue une
dérogation aux règles comprises dans l’article 22 de la loi sur l’administration des
biens immobiliers dans les zones urbaines, le sens de l’expression « renouvellement
automatique » reste à être précisé pour qu’il soit opérationnel. Mais l’ambiguïté
principale du droit actuel en matière de renouvellement du contrat de concession
concerne la prime de concession. La question demeure ouverte de savoir si l’autorité
compétente a le pouvoir d’exiger le paiement de la prime de concession par les
titulaires du droit d’usage du sol étatique lors du renouvellement du contrat, et si oui, il
s’agit encore de savoir comment le montant de la prime serait déterminé. Il faut
rappeler que le projet de loi sur les droits réels prévoyait l’obligation pour les titulaires
du droit d’usage de s’acquitter du paiement de la prime comme constituant la
contrepartie du renouvellement du contrat tout en autorisant le CAE à déterminer les 67 V., article 12, paragraphe 1 du Règlement provisoire sur la concession et le transfert du droit d’usage du sol étatique dans les zones urbaines. 68 La loi sur l’administration des biens immobiliers dans les zones urbaines est promulguée en 1994 et révisée en 2007.
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règles précises relatives au montant ainsi que les modalités du paiement de la prime69.
Or, ce projet n’a pas été retenu par la loi finalement promulguée qui se contente
d’affirmer le principe de renouvellement automatique. En l’état actuel les pratiques de
renouvellement ne sont pas encore à l’ordre du jour, un délai suffisant a été laissé à la
rédaction de règles raisonnables avant que l’occasion de leur application ne se produise.
Cependant, l’attitude fuyante qui accompagne l’établissement de la loi sur les droits
réels au motif de la prudence n’en suscite pas moins des discussions quant à trouver
une solution viable dans l’avenir70 . D’où l’insécurité juridique dans laquelle se
trouvent les propriétaires des habitations qui sont aussi les titulaires du droit d’usage
du sol étatique selon le principe de la loi sur les droits réels.
(2). – Les problèmes de la garantie judiciaire
20. - Les problèmes de la garantie judiciaire de la propriété dans le droit chinois
actuel sont principalement liés au déséquilibre des pouvoirs qui reste préoccupant. En
effet, alors qu’il faudrait accorder aux juges un pouvoir supérieur à celui dont dispose
l’Administration selon ce qu’exige une conception idéale de l’État de droit,
l’Administration demeure toujours plus puissante que l’autorité judiciaire concernant
la mise en oeuvre des garanties de la propriété en Chine. L’effectivité des normes de
garantie de la propriété est donc douteuse d’autant plus que la plupart des atteintes à
ces garanties sont le fait de l’Administration.
21. - La puissance de l’Administration tient d’abord au caractère limité de la
compétence judiciaire. Pour le dire autrement, dans le droit chinois tous les actes de
l’Administration ne sont pas soumis au contrôle judiciaire. En distinguant entre actes
administratifs concrets et abstraits ayant une portée générale, la loi sur le contentieux
administratif exclut les actes administratifs abstraits de la compétence judiciaire71.
69 V., l’article 149, alinéa 3 du projet de loi sur les droits réels pour la cinquième délibération devant le comité permanent de l’APN. 70 V., par exemple, LI Kaiguo, « Woguo chengshi jianshe yongdi shiyongquan zhidu de wanshan (L’amélioration du droit d’usage du sol étatique pour la construction dans les zones urbaines) », Xiandai faxue ( Moderne Law Science), 2006, n° 2, pp. 12 à 20. 71 V., article 12, paragraphe 2 de la loi sur le contentieux administratif.
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L’effet de cette exclusion du contrôle judiciaire ne peut qu’être renforcé par le fait de
déléguer le pouvoir législatif à l’autorité administrative. Il en résulte que non
seulement la légalité, mais aussi la constitutionnalité des règlements administratifs ou
locaux, ainsi que de certains arrêtés échappent à tout contrôle de l’autorité judiciaire.
C’est la raison pour laquelle les règles concernant la démolition des bâtiments dans des
zones urbaines ont été adoptées par le CAE sous forme de règlement. Alors même que
la compatibilité dudit règlement avec la loi et la Constitution est mise en doute, ce
règlement ne peut pas être contesté devant le juge. La compétence du juge est
également exclue concernant les décisions administratives qui disent le dernier mot sur
la légalité de certains actes administratifs concrets72. Il s’agit notamment des décisions
administratives adoptées par le CAE ou les gouvernements de niveau provincial
concernant les différends relatifs à la propriété ou au droit d’usage des ressources
naturelles. Ce dernier cas est ouvertement contraire au principe de la prééminence du
droit, non seulement en raison de l’exclusion du contrôle judiciaire, mais surtout au
regard de la spécificité des différends. D’autant que ce qui est en cause c’est la
propriété ou le droit d’usage des ressources naturelles, alors qu’en vertu de la
Constitution les ressources naturelles constituent la propriété d’État. D’ailleurs, du fait
de leur statut d’organe étatique, le gouvernement central ou les gouvernements
provinciaux sont susceptibles d’être partial dans le traitement des différends
concernant la propriété d’État.
22. - La puissance de l’administration par rapport à l’autorité judiciaire est
renforcée par sa fonction quasi-judiciaire qui lui est reconnue dans le droit chinois.
Selon la loi sur la révision administrative, les personnes physiques et morales ou des
groupes sociaux qui considèrent que leurs droits légaux ont été violés par des actes
administratifs concrets peuvent contester la légalité de tels actes devant l’organe
administratif d’un échelon hiérarchique supérieur qui peut décider de l’annulation ou
de la modification de l’acte administratif jugé illégal ou inopportun73. Ce mécanisme
de révision d’un acte de l’organe administratif d’un échelon inférieur par des agents
administratifs d’un échelon supérieur constitue une voie de recours pour les citoyens,
72 V., article 12, paragraphe 4 de la loi sur le contentieux administratif. 73 V., articles 2 et 28 de la loi sur la révision administrative.
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mais ouvre également la voie à l’intervention de l’organe administratif supérieur. Tant
que la compétence judiciaire sur le contrôle d’un certain acte administratif n’est pas
clarifiée, la demande d’une révision administrative semble être un recours utile. Il en
est ainsi dans les procédures de démolition des bâtiments dans des zones urbaines, la
demande de révision administrative est le moyen de recours le plus souvent utilisé par
les habitants concernés par un projet de démolition. Car la législation actuelle demeure
très ambiguë sur la question de savoir si les tribunaux et les cours populaires peuvent
contrôler la légalité du permis de démolir, de la décision administrative sur l’exécution
forcée du projet d’expropriation ou de la décision relative à l’indemnisation74. La
fonction quasi-judiciaire dont est revêtue l’autorité administrative est le plus clairement
visible dans les pratiques d’ « arbitrage » administratif. Faute de base juridique, les
pratiques d’ « arbitrage » administratif constituent en substance l’acte administratif
concret par lequel l’autorité administrative s’attache à résoudre les différends soit
« horizontaux » entre les citoyens75 ou soit « verticaux » entre l’Administration et les
administrés 76 . En ce qui concerne la propriété, l’applicabilité de l’« arbitrage »
administratif est prévue par le Règlement d’administration sur la démolition des
bâtiments dans des zones urbaines afin de traiter le différend entre l