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Université de Lyon Université lumière Lyon 2 Institut d'Études Politiques de Lyon La représentation de la bourgeoisie dans les films de Buñuel Gérard Pauline Mémoire de Séminaire Sociologie des acteurs et enjeux de la culture Membres du jury : Max Sanier & Jean-Michel Rampon

La représentation de la bourgeoisie dans les films de …doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/Memoires/... · souligne Beatrix Le Wita dans son analyse anthropologique

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Université de LyonUniversité lumière Lyon 2

Institut d'Études Politiques de Lyon

La représentation de la bourgeoisie dansles films de Buñuel

Gérard PaulineMémoire de Séminaire

Sociologie des acteurs et enjeux de la culture

Membres du jury : Max Sanier & Jean-Michel Rampon

Table des matièresRemerciements . . 4Introduction . . 5Première partie : Une représentation critique de la bourgeoisie influencée par lesconditions d’entrée de Buñuel dans le champ artistique. . . 8

A/ Le label Surréaliste et l’artiste . . 81- Le Label surréaliste . . 92- Les conditions d’entrée de Buñuel dans le champ artistique . . 123- Héritage surréaliste dans l’œuvre de Buñuel . . 16

B/ Une mise en question des rapports de domination internes à la bourgeoisie . . 181- Condescendance ou violence symbolique . . 192- Domination symbolique au sein de la bourgeoisie : la place de l’enfant. . . 25

C/ Critique de la bourgeoise de façade : Mondanités et Hypocrisie . . 301- Hypocrisie bourgeoise . . 302- Les règles de l’entre soi . . 34

Deuxième partie : Une perception interne de la bourgeoisie, expression d’un habitus declasse. . . 38

A/ Buñuel, bourgeois malgré lui . . 381- Une critique à nuancer . . 382- Les référentiels bourgeois d’un surréaliste . . 40

B/ Une classe discrète sous le feu des projecteurs . . 421- Expertise du dîner mondain . . 432- La place de la femme . . 443- Univers bourgeois, décors et apparences . . 48

C/ Définition des frontières du groupe . . 531- Entre soi . . 532 . Caricature et absence du populaire . . 56

Conclusion . . 60Bibliographie . . 62

Ouvrages . . 62Filmographie . . 62

Annexes . . 64Annexe N°1 : Le Journal d’une femme de Chambre (1963) . . 64Annexe n°2 : Le charme discret de la bourgeoisie (1972) . . 64Annexe N°3 : Le Fantôme de la liberté (1974) . . 65

Résumé . . 67

La représentation de la bourgeoisie dans les films de Buñuel

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RemerciementsJe remercie en premier lieu Monsieur Sanier pour ses bons conseils, sa disponibilité, sesencouragements qui ont permis l’aboutissement de ce mémoire. J’ajoute à ces remerciements unemention particulière pour ses cours qui ont toujours éveillé mon intérêt pour la sociologie.

Je tiens également à remercier chaleureusement Monsieur Rampon d’avoir accepté d’êtremembre de ce jury.

Un grand merci à Thomas pour ses petits soins lors de cet été studieux, à Lauren ses relecturesattentives et à Maxime pour ses bons tuyaux en matière de traitement de texte.

Merci à mes parents d’avoir suivi avec attention la rédaction de ce mémoire et pour leur largecontribution à sa documentation.

Enfin merci d’avance à Elise et à tous ceux qui ont promis de me lire !

Introduction

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Introduction

La définition de la bourgeoisie en tant que réalité sociale est toujours apparue comme undéfi majeur. Si au moyen-âge le bourgeois s’est contenté d’être l’habitant du bourg, cettedéfinition ne correspond plus à aucune réalité dans le monde contemporain. Comme lesouligne Beatrix Le Wita dans son analyse anthropologique de la culture bourgeoise, Nivue ni connue, les définitions proposées par les dictionnaires ne nous sont pas d’un plusgrand recours. Sous l’ancien régime, quittant sa simple qualité de citadin, le bourgeoisne peut se définir que par la négative, Il est celui qui n’appartient ni à la noblesse niau clergé. Avec l’avènement de la société capitaliste et industrielle la bourgeoisie devient« la classe dominante qui possède les moyens de production1 ». Elle passe du statut declasse moyenne à celui de classe dominante. Les dictionnaires contemporains quant àeux, restent prudent, le Petit Robert 2010, définit le bourgeois comme une « personne declasse moyenne et dirigeante, de condition aisée et caractérisée par un certain conformismeintellectuel ». Reste le recours aux qualificatifs qui précise quelque peu une notion abstraite ;on parlera ainsi de bourgeoisie parisienne ou provinciale, de bourgeoisie catholique ouprotestante ou encore de grande bourgeoisie.

Face à cette imprécision lexicale, la sociologie apporte bien des réponses sur lavéritable nature d’une classe qui refuse de se laisser définir. Ainsi pour Michel Pinçon etMonique Pinçon-Charlot, dans leur enquête Sociologie de la bourgeoisie 2, le bourgeois secaractérise par l’accumulation de capitaux qui dépassent de loin, le seul critère économique ;Si ce dernier reste un facteur déterminant du statut de grand bourgeois, il ne prend sonimportance qu’allié à un important capital culturel, symbolique et social. Le capital culturel,en rapport avec la culture légitime, est accumulé dès l’enfance, à travers la fréquentationdes lieux de la culture légitime, et l’apprentissage affectif et scolaire. Le capital symboliquedétermine «l’importance sociale »3 des individus, il regroupe des entrées aussi diverses quele prestige du nom de famille, de la demeure familiale, du diplôme et du niveau d’étude, laprestance et l’apparence des individus, etc. Quant au capital social, il reflète l’importancedes réseaux de connaissance des bourgeois, leur densité et leur qualité, il est constammententretenu et développé par les grandes institutions de la socialisation bourgeoise tels queles clubs privés, les rallyes et les dîners mondains.

Il est a noté cependant que ne nous intéressons pas à la bourgeoisie en tant que tellemais à sa représentation cinématographique. Or, la représentation c’est étymologiquementl’action de présenter à nouveau, ce qui suggère qu’entre la réalité représentée et lareprésentation elle-même il y a une première appropriation de la part de l’artiste. Cetteappropriation du motif entraîne nécessairement des modifications qui sont propres à l’artisteet nous informe donc autant sur lui-même que sur l’objet représenté.

L’importance centrale du créateur dans l’œuvre artistique, nous amène à faire référenceà l’article Mais qui a créé les créateurs 4 de Pierre Bourdieu. Dans cet article Bourdieu

1 Définition du Petit Robert 2010.2 PINCON, Michel, PINCON-CHARLOT, Monique, Sociologie de la bourgeoisie. La Découverte, 2007.3 Pierre Bourdieu cité par PINCON, Michel, PINCON-CHARLOT, Monique, Sociologie de la bourgeoisie. La Découverte, 2007.4 BOURDIEU, Pierre. Questions de sociologie. Paris : Les Editions de Minuit, 1984/2002, « Mais qui a créé les créateurs ».

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souligne que le domaine artistique doit être impérativement considéré comme un champautonome répondant à ses propres règles. L’œuvre d’art est selon lui, soumise à plusieursdéterminismes sociaux qui incluent les règles du champ mais également l’habitus5 de soncréateur en tant qu’agent du champ artistique et en tant que sujet social.

Notre question de départ s’appuie sur cette réflexion autour de la rencontre des champset des différents habitus de l’artiste au cœur de son travail artistique. Il faut donc se focalisersur l’artiste et les contraintes du champ artistique pour comprendre les enjeux et la naturede la représentation de la bourgeoisie dans les films de Buñuel. Nous nous demandonsainsi quels peuvent-être les liens entre la représentation de la bourgeoisie, les conditionsd’entrée et de maintien de Buñuel dans le champ artistique et ses origines sociales.

Cette question nous paraît d’autant plus pertinente que Buñuel semble appartenir àdeux champs contradictoires. En effet, il est considéré dans le champ artistique commeun artiste surréaliste par conséquent subversif et critique envers la bourgeoisie mais ilfait lui-même partie cette bourgeoisie remise en cause. Il y donc nécessairement danssa représentation de la bourgeoisie une confrontation entre son habitus bourgeois et sonhabitus d’artiste qu’il nous paraît intéressant d’analyser.

Il ne s’agit pas de déterminer si Buñuel porte un jugement positif ou négatif sur labourgeoisie qui nous permettrait de dire qu’un habitus prendrait le pas sur l’autre, maisbien d’analyser la représentation de la bourgeoisie par rapport aux contraintes sociales quipèsent sur son créateur.

Afin de structurer notre démonstration nous partons de deux hypothèses que nousallons tâcher de vérifier au cours de l’analyse. Notre première hypothèse se résumerait ences termes : du fait que Buñuel ait acquis sa légitimité et sa première reconnaissance en tantqu’artiste à travers le mouvement surréaliste, son maintien dans le champ reste déterminépar les critères du label surréaliste. Or ce label s’est construit autour d’un rejet global de laculture bourgeoise. La représentation de la bourgeoisie serait alors fortement sujette à lacritique et apparaîtrait comme un motif répondant aux attentes du surréalisme.

Notre seconde hypothèse s’appuie quant à elle sur les origines sociales de Buñuel, carétant lui-même issu de la bourgeoisie, il exprimerait dans la représentation de la bourgeoisieson propre habitus de classe. Il y aurait donc une connaissance interne de la bourgeoisie,que l’auteur dépeindrait telle qu’il l’aurait expérimentée. La critique supposée virulente seraitpar conséquent nuancée, elle n’affecterait que quelques rituels et non pas les fondementsde la classe dominante.

Avant de passer à l’analyse proprement dite, il faut nous attarder un instant sur desconsidérations méthodologiques. En effet, notre entreprise pourrait soulever des confusionspuisqu’elle a pour matériaux principaux des films. Il nous faut préciser que nous n’entendonspas nous livrer à une analyse filmique; nous laissons donc de côté le travail de l’imagecinématographique, du montage ou des jeux de caméra. De plus, nous travaillons à l’aided’extraits qui ne correspondent en rien à un découpage scénique voulu par le réalisateur.Les séquences que nous analysons sont détachées de façon à servir notre démonstrationqui est d’ordre sociologique. Nous utilisons les dialogues comme des outils similaires à desentretiens livrés dans le cadre d’une enquête sociologique.

Les films nous servent donc de terrain d’enquête et nous permettent de disposerd’un matériau à confronter avec les théories issues d’une étude livresque. Afin de servirnotre analyse nous avons sélectionné un échantillon de films dans l’œuvre de Buñuelqui répondent à plusieurs critères. Le premier critère de sélection est bien entendu la

5 Manière d’être d’un individu en lien avec un groupe social.

Introduction

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représentation effective de la bourgeoisie dans les films sélectionnés. Le second critèrerépond à une nécessité d’unité de temps et de lieu. C’est la raison pour laquelle nous avonsretenu les trois films suivants6 : Le Journal d’une femme de chambre sorti en 1963, LeCharme discret de la bourgeoisie en 1972 et Le Fantôme de la liberté en 1974. Ces trois filmscorrespondent au retour de Buñuel en France après un exil d’une trentaine d’années. Ilsmarquent aussi le couronnement de sa carrière, l’époque de la consécration surréaliste miseà part. À cette époque la signature de Buñuel est véritablement associée à une catégorie defilms bien précise que nous allons tâcher de déterminer dans notre première partie. De plusla bourgeoisie mise en scène ici correspond à la grande bourgeoisie française des annéessoixante et soixante-dix, ce qui permet une confrontation plus pertinente avec les analysesde Pinçon, Pinçon-Charlot7 et de Le Wita8 qui ont mené leurs enquêtes en France.

6 Pour le résumé des films voir annexes 1, 2 et 3.7 PINCON, Michel, PINCON-CHARLOT, Monique, Sociologie de la bourgeoisie. La Découverte, 2007.8 LE WITA, Ni vue ni connue, analyse anthropologique de la culture bourgeoise, Maison des sciences de l’homme, 1988.

La représentation de la bourgeoisie dans les films de Buñuel

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Première partie : Une représentationcritique de la bourgeoisie influencée parles conditions d’entrée de Buñuel dansle champ artistique.

Les critiques et les analystes qui se sont penchés sur le travail de Buñuel se sont toujoursaccordés sur une chose, l’inspiration surréaliste du cinéaste. Et en effet la premièreconsécration de Buñuel entant qu’artiste s’est faite non seulement à travers le cinémamais plus particulièrement à travers le mouvement surréaliste. Un Chien Andalou en 1928puis l’Age d’or en 1930 lui ont permis de devenir le cinéaste de référence du mouvementsurréaliste tout en lui offrant une notoriété et une reconnaissance soudaine et rapide dansle milieu artistique.

Si cette période surréaliste a été de courte durée, puisque Buñuel quitte le groupepeu après la diffusion de ces deux premiers films, les critiques ont continué à prêter descaractéristiques surréalistes au cinéma de Buñuel longtemps après ce départ. Les filmsdans lesquels il met en scène la bourgeoisie semblent tout particulièrement emprunts auxcritères idéologiques et esthétiques du surréalisme.

Comment expliquer que cette empreinte surréaliste perdure des années après laséparation de l’artiste avec le groupe ? Afin de répondre à cette problématique nous nousinspirons des théories de Bourdieu qui font du champ artistique un champ autonome9 oùviennent se confronter l’habitus propre de l’artiste et celui qui préexiste dans sa profession.Le moment de la première reconnaissance de l’artiste dans le champ catalyse cettetension, en quête de légitimité celui-ci doit se plier aux règles sociales qui régissent lechamp. L’entrée de Buñuel dans le champ artistique est particulière puisqu’elle s’est faiteprincipalement à travers le mouvement surréaliste qui est soumis à ses propres normesau sein du champ. Nous émettons donc l’hypothèse selon laquelle le maintien de Buñueldans le champ artistique est déterminé par les conditions de son entrée dans celui-ci.La bourgeoisie qui apparait comme un motif récurent dans son œuvre ne semble paséchapper à cette règle. Afin de vérifier cette hypothèse, il nous faut donc revenir sur lanature du groupe surréaliste lui-même, puis sur les conditions d’adhésion de Buñuel plusparticulièrement afin d’analyser en détails leur répercussion sur la représentation de labourgeoisie dans les films que nous analysons.

A/ Le label Surréaliste et l’artisteDans cette première sous-partie nous souhaitons analyser d’une part la nature et lesexigences propres au surréalisme afin de comprendre les déterminismes sociaux qui

9 BOURDIEU, Pierre, « Mais qui a créé les créateurs ?» in Questions de sociologies. Editions de minuits, 1984/2002.

Première partie : Une représentation critique de la bourgeoisie influencée par les conditionsd’entrée de Buñuel dans le champ artistique.

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régissent le groupe au sein du champ artistique mais également de l’espace social. D’autrepart, nous souhaitons nous attarder plus particulièrement les conditions spécifiques del’adhésion de Buñuel afin de mieux mesurer l’impact de cette première reconnaissance surla place de l’artiste dans le champ artistique.

1- Le Label surréalisteNous proposons ici une présentation générale du groupe qui se base sur la Sociologiedu surréalisme de Norbert Bandier10. Il s’agit de mieux comprendre les règles internes quirégissent le groupe et qui s’imposent par conséquent à ses adhérents ou postulants.

Présentation du groupeLe mouvement surréaliste voit le jour dans les années Vingt alors que son prédécesseuren terme d’avant-garde, le dadaïsme vient de disparaitre. Face à l’essoufflement du projetDada certains écrivains refusent d’abandonner leurs travaux d’ « écriture spontanée »11, etcontinuent à se réunir au café Cyrano, lieu de socialisation des intellectuels de l’avant-gardeparisienne. Les poèmes nés de l’écriture spontanée sont alors regroupés sous l’appellationde « surréalisme » en hommage à Apollinaire. À ses débuts le mouvement émerge doncautour d’un projet d’écriture poétique et touche avant tout le domaine littéraire.

Dès sa création le groupe surréaliste doit faire face à des conflits internes quantà la paternité du mouvement. Deux grandes figures se détachent dans cette lutte, d’uncoté Francis Picabia, d’avantage associé au domaine de la peinture, issu de la grandebourgeoisie et partisan d’une recherche constante d’innovation, et de l’autre André Breton,issu d’un milieu plus modeste, partisan de la construction d’un modèle théorique pour lacréation collective au sein du mouvement. C’est sans doute la parution en 1924 du Manifestedu Surréalisme signé par Breton qui met fin à la querelle et qui va déterminer une fois pourtoutes les orientations esthétiques et idéologiques du groupe.

Les critères esthétiques ont pour point de départ, l’écriture automatique. Celle-ci sefonde sur une volonté de la part de l’artiste ou du poète de s’affranchir des prises conscientesqu’il a sur l’œuvre dont la nature serait systématiquement corrompue par les acquis culturelset l’idéologie dominante. Le pouvoir de l’inconscient s’impose alors comme la solution àcette problématique, une réflexion alimentée notamment par les travaux de Freud sur lerêve et l’inconscient12. Le rêve apparaît alors comme une source d’inspiration majeure pourles surréalistes, ces derniers le considèrent comme l’état psychique le plus proche de laliberté. Il est frappant de constater la récurrence du rêve dans les films de Buñuel ; on leretrouve à l’état pur dans l’Age d’or et Un chien Andalou, ses deux premiers films puis, desannées plus tard, inséré dans le récit comme dans Le charme discret de la bourgeoisie etle Fantôme de la liberté. Cette récurrence est un indicateur majeur de son allégeance ausurréalisme.

À ces critères esthétiques viennent s’ajouter des critères idéologiques. Le surréalismese présente comme une rupture radicale avec la culture et la littérature bourgeoise. Les

10 BANDIER, Norbert. Sociologie du surréalisme. Paris : La Dispute, 1999.11 Principe d’écriture poétique qui préconise la spontanéité et l’automaticité comme moyens de s’affranchir des prises conscientesde l’esprit sur la création poétique.

12 BRETON, André, Manifeste du surréalisme : « Freud a fait porter sa critique sur le rêve. Il est inadmissible en effet que cettepart considérable de l’activité psychique […] ait encore si peu retenu l’intention. »

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surréalistes rejettent l’ordre établi et des conventions bourgeoises mais à l’époque de sacréation ce rejet touche uniquement le domaine artistique. Le rejet surréaliste porte dansun premier temps sur le roman et les auteurs classiques. Mais les frasques et scandalespublics répétés des membres du groupe vont donner une nouvelle dimension contestatriceau mouvement étendant la révolte surréaliste à l’ordre établi dans la société en général.Cette implication hors du champ culturel est par la suite alimentée par des prises de positionpolitiques de la part des membres du groupe ajoutant de nouvelles exigences idéologiquesau mouvement. La critique de la domination bourgeoise du champ politique vient alimenterle rejet du conformisme bourgeois dans le domaine artistique.

Ces objectifs esthétiques comme idéologiques sont résumés dans la définition dusurréalisme proposée par Breton dans son manifeste :

« n.m. Automatisme psychique par lequel on se propose d’exprimer, soitverbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réelde la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé parla raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. ENCYCL.Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certainesformes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute puissance du rêve, aujeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autresmécanismes psychiques pour se substituer à eux dans la résolution desprincipaux problèmes de la vie. »13

Cette définition entrouvre déjà en 1924, la possibilité d’étendre le projet littéraire surréalisteà de nouveaux domaines artistiques à travers la mention « soit de toute autre manière ».Dans cette définition on voit également émerger la mise en cause radicale des systèmes depensée classique, c’est-à-dire des référentiels bourgeois qui jusqu’alors étaient les seuls àpermettre « la résolution des problèmes de la vie ».

Enfin, on voit apparaître dans cette définition les critères qui vont stabiliser et orienterdurablement le projet surréaliste, à savoir l’ « automatisme psychique » ainsi que « latoute puissance du rêve ». Le projet surréaliste s’inscrit donc comme une double rupturequi serait à la fois artistique, faisant du rêve et de l’inconscient les seuls critères valablesde création, mais aussi sociale en entendant dépasser les frontières du champ artistique.Les surréalistes se revendiquent tant par leurs écrits que par leurs actions et scandalespublics comme les porteurs d’un renouveau, qui prend comme point de départ le rejetradical de l’idéologie dominante à l’époque, l’idéologie bourgeoise. La prise de contrôle dumouvement par Breton a sans doute également influencé cette prise de position radicalecontre l’idéologie bourgeoise qui aurait probablement été moins évidente sous le leadershipde Picabia.

L’engagement politique du surréalisme est donc une conséquence logique de la rupturesociale et culturelle annoncée par Breton. Il s’intensifie à partir de 1925, ce que NorbertBandier14 met en valeur grâce à trois éléments. Il mentionne tout d’abord le rapprochementdes surréalistes avec la revue Clarté, une revue aux influences d’extrême gauche quiamènera à la création d’un parti intellectuel révolutionnaire auquel certains surréalistesadhéreront. L’engagement politique surréaliste est aussi marqué par un pamphlet adressé àPaul Claudel15 représentant aux yeux des surréalistes de « la tradition catholique ou gréco-

13 Cité par BANDIER, Norbert, Sociologie du surréalisme. Paris : La dispute, 1999, p. 116.14 BANDIER, Norbert. Sociologie du surréalisme. Paris : La Dispute, 1999.15 Poète et essayiste français (1868-1955)

Première partie : Une représentation critique de la bourgeoisie influencée par les conditionsd’entrée de Buñuel dans le champ artistique.

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romaine de la culture française. »16. Le dernier évènement qui vient illustrer la dimensionpolitique du mouvement est la bagarre provoquée par les surréalistes lors d’un banquetdonné en l’honneur de Saint-Paul-Roux17 qui sera amplement commentée dans la pressed’extrême droite à l’époque.

Il est également important de noter la diversité des origines sociales des membres dugroupe qui sont aussi bien issus de milieux populaires que de familles bourgeoises. Semêlent ainsi dans le mouvement des éléments issus de la culture populaire et d’autres issusde la culture légitime ou bourgeoise.

À partir de 1926 les prises de positions politiques du groupe nuisent à sa réputationdans le milieu culturel. L’aile littéraire du mouvement tend à s’essouffler et le mouvementdoit faire face à une nécessaire reconversion afin d’assurer sa survie. Le projet poétiques’étend alors à la peinture, puis en 1929 au cinéma grâce à la publication du scénario d’Unchien andalou de Buñuel et Dali. Cette transformation permet au label littéraire d’acquérirune véritable application picturale et un sursis supplémentaire à sa dissolution.

Buñuel ne rejoint le mouvement qu’en 1929 soit cinq ans après sa création, il a doncparfaitement conscience des exigences, des agissements et de l’idéologie des surréalistesau moment où il présente le scénario d’Un chien andalou. À cette époque l’engagementpolitique du mouvement est irrévocable, et les critères esthétiques parfaitement connusdans la sphère culturelle parisienne grâce aux revues surréalistes qui véhiculent les idéesdu mouvement18.

En 1929 on a ainsi, d’un coté un artiste, Buñuel, en quête de légitimité, inspiré par letravail des surréalistes, et de l’autre un mouvement avant-gardiste qui opère une certaineouverture vers de nouveaux domaines artistiques. Et c’est bien par cette double dynamiqueque le scénario d’Un chien andalou va venir lier les intérêts de Buñuel et des surréalistes.

Les conditions d’adhésion au mouvement surréalisteEn annonçant une rupture radicale dans le monde artistique, les membres du groupesurréaliste et en particulier son chef de file André Breton, ont recréé un système de valeurs etde normes qu’il convient de définir. L’ampleur d’un tel projet et les conditions de sa réussiteont conduit à établir des règles strictes quant aux critères de création mais égalementd’adhésion de ses membres.

On constate ainsi a posteriori que les membres du mouvement sont soumis à un certainnombre de critères qui, une fois réunis, conditionnent leur entrée et leur maintien dans legroupe surréaliste.

En premier lieu le mouvement exige de ses membres l’engagement intellectuel moralet physique le plus total. Effectivement, les membres du groupe doivent se consacrerpleinement à celui-ci, et tous leurs travaux littéraires, poétiques ou picturaux ne peuventêtre rendus publics que sous le label surréaliste. Cet engagement total rend incompatiblel’appartenance au surréalisme et la pratique d’une activité lucrative. Les membres doiventpar conséquent disposer d’un capital économique suffisant pour pouvoir se consacrerpleinement à la création artistique tout en refusant catégoriquement d’en vivre.

16 Cité par BANDIER, Norbert, Sociologie du surréalisme. Paris : La dispute, 1999, p. 239.17 Poète symboliste français (1861-1940)18 Au cours de son existence, le mouvement surréaliste a fondé plusieurs revues indépendantes où étaient publiés les poèmes,

écrits et essais de ses membres.

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Les adhérents doivent aussi impérativement détenir un capital culturel suffisant afinde comprendre les enjeux, et donc participer à un mouvement fondé sur la rupture et derenouveau dans le champ artistique. Ce critère influe indirectement sur la composition dugroupe qui compte une forte proportion de membres issus d’un milieu bourgeois. Ils onten effet pour avantage d’avoir été sensibilisé au monde artistique dès l’enfance et d’avoirgénéralement atteint par la suite un niveau d’étude supérieur leur permettant de mieux saisirles enjeux de la rupture.

L’adhésion au surréalisme est également conditionnée par un facteur géographique.C’est en effet à Paris que sont regroupées les principales figures du mouvement bien queles revues aient permis l’exportation des idéaux surréalistes en province ou à l’étranger.L’existence et les évolutions du groupe sont principalement dues à la fréquentation des lieuxde socialisation culturelle qui permettent l’interaction directe des individus. Pour devenirmembre la fréquentation des cercles intellectuels de l’époque est donc un passage obligé.Ce sont ces cercles de discussions qui ont permis l’émergence, le renouvellement et lemaintien du mouvement surréaliste.

Les candidats à l’adhésion doivent évidemment adhérer au projet littéraire et artistiquedu mouvement en appliquant les critères esthétiques et idéologiques dictés par celui-ci, telsque nous avons défini précédemment.

L’ultime critère d’adhésion au mouvement surréaliste et sans doute le plus difficile àremplir, est la reconnaissance de l’artiste entrant par le reste du groupe. En effet nul ne peutse prétendre surréaliste sans avoir été reconnu comme tel par les membres du groupe. Il ydonc une forte pression qui pèse sur celui qui veut adhérer au mouvement, il doit faire sespreuves, se faire connaitre et prouver en quelque sorte sa dévotion au mouvement.

L’appartenance au mouvement surréaliste est donc particulièrement contraignante pourses membres. Ils doivent se consacrer entièrement au mouvement, mériter leur adhésionet rester fidèles aux critères idéologiques du groupe. Dans ces conditions on peut doncsupposer que l’adhésion de Buñuel au mouvement surréaliste a joué un rôle majeur dansson entrée et son maintien dans le champ artistique. Revenons à présent sur les détails decette adhésion et les étapes qui ont mené Buñuel à engager son nom et sa signature dansle mouvement surréaliste.

2- Les conditions d’entrée de Buñuel dans le champ artistiqueLes règles du groupe surréaliste sont à présent posées, nous avons pu constater leur niveaud’exigence élevé qui attend de l’artiste un engagement personnel fort. Il nous reste donc àanalyser plus particulièrement la rencontre de Buñuel avec le mouvement pour déterminerson propre niveau d’engagement au sein de celui-ci. Pour ce faire il nous parait pertinentde revenir sur les étapes de la socialisation artistique de l’artiste qui vont venir lier l’intérêtde ce dernier avec ceux des surréalistes.

Enfance et jeunesseRevenons tout d’abord sur les origines sociales et sur la formation intellectuelle de Buñuel.

Le premier fait marquant est que Luis Buñuel est issu d’une famille bourgeoise, trèsreligieuse mais aussi très cultivée. Dès l’enfance, il est sensibilisé au monde culturel àtravers la lecture, la musique et la transmission de ses ainés. De par ses origines il bénéficiedonc d’une sensibilisation précoce à la culture et aux arts. Il a accès à la culture bourgeoise

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qui sera précisément contestée par les surréalistes dans les années Vingt ce qui permet dedire qu’il possède les prédispositions nécessaires pour comprendre les enjeux de la rupturerevendiquée par les surréalistes. Il décritl’atmosphère de son enfance comme « féodale »19,et emprunte de religiosité signe sans doute de son aspiration à un changement radical, à unbouleversement des traditions qui ont régi son enfance et sa jeunesse20. Dans cet universbourgeois Buñuel côtoie également la classe domestique qu’il dépeindra plus tard avecaffection dans ses films à l’image de Célestine dans Le journal d’une femme de chambre.

À ses dix-sept ans, Buñuel part pour Madrid afin de poursuivre des études d’ingénieuragronome, qu’il abandonne rapidement pour se consacrer à la philosophie et à la littérature.Il s’agit là d’une première rupture avec son milieu familial, une famille de grands propriétairesespagnols, attachés par conséquent à la terre. Il emménage à la « Résidence de étudiants »dans laquelle il rencontre la plus part des camarades avec lesquels il formera le groupe dela Génération de 27. Ce groupe s’est créé autour d’une dizaine d’étudiants dont la plupartformera l’élite culturelle espagnole des années à venir, on peut citer parmi eux FedericoGarcia Lorca et Dali. Les membres se réunissent de façon informelle dans les cafés etles chambres étudiantes, pour parler de poésie, d’opéra, de théâtre et échanger sur lesmouvements artistiques émergeant à l’époque notamment l’Ultraïsme21 et le Surréalisme.Buñuel y découvre alors, le cinéma hollywoodien, la littérature russe, française et espagnole,autant de capital culturel qui lui sera utile dans la suite de son parcours.

Au sein du groupe émerge également une conscience sociale portée par lesrevendications des courants littéraires de l’époque, les membres du groupe participent à desdébats et des manifestations politiques, Buñuel revient en particulier sur une manifestationcontre la peine de mort dans ses entretiens22. La Génération de 27 côtoie et s’intéresseégalement à l’anarchisme et au syndicalisme. Dès lors, on constate que la socialisation deBuñuel dans le champ artistique se fait en parallèle de l’éveil d’une conscience sociale etrevendicatrice, un parallèle qui favorisera sans doute son adhésion au surréalisme quelquesannées plus tard.

De l’expérience de Buñuel à la Résidence des Étudiants de Madrid, nous retiendronsdonc sa première expérimentation des règles de socialisation du champ artistique, quise traduit par la tenue de salons littéraires ou d’échanges informels dans les cafés. Unesocialisation et une connaissance des pratiques qui sont, rappelons-le, déterminantes pourl’adhésion au mouvement surréaliste. Parallèlement Buñuel acquiert un important capitalculturel, découvre et expérimente de nombreuses pratiques du champ, dont le cinéma faitparti. Enfin, il fait preuve d’un premier engagement politique porté sur la contestation etfavorable aux idéaux marxistes et anarchistes.

Paris et le mouvement surréalisteEn 1925 Buñuel se rend à Paris, c’est dans cette ville qu’il fait ses premiers pas au théâtreet sur les plateaux de tournage, il travaille notamment aux cotés de Jean Epstein grandefigure du cinéma français de l’époque. Il acquiert à cette occasion un certain nombre de

19 PEREZ TURRENT, Tomas, DE LA COLINA, José, Conversations avec Luis Buñuel. Cahier du cinéma, 2008.20 Il est a noté qu’il étudiera chez les Jésuites, eux aussi porteur d’une culture et d’une morale traditionnelle.21 Mouvement poétique espagnol né en 1919 qui entend rompre avec les règles classiques de la poésie. Il fait partie de la

vague d’avant-gardes artistiques européennes du début du XXème siècle.22 PEREZ TURRENT, Tomas, DE LA COLINA, José, Conversations avec Luis Buñuel. Cahier du cinéma, 2008.

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compétences techniques qui lui permettront plus tard de mener à bien le projet d’Un chienandalou.

Buñuel admet volontiers dans ses entretiens n’avoir « encore aucune vocationdéfinie »23 lors de son arrivée à Paris. La multiplication des expériences artistiques à Madridet à Paris vient appuyer cette affirmation. Elle vient aussi appuyer l’hypothèse selon laquellece sont bien ses conditions d’entrée dans le champ culturel et artistique qui ont déterminésa position dans ce champ, c’est-à-dire celle d’un cinéaste avant-gardiste, revendicateuret subversif, héritier du surréalisme. Un chien andalou qu’il coécrit avec Dali en 1928 etqui deviendra la référence cinématographique du mouvement surréaliste, permet à Buñueld’acquérir sa première légitimation et reconnaissance dans le champ artistique. Or Un chienAndalou est bel et bien un film symbole de rupture, qui a soulevé scandales et indignationà sa sortie. Afin de mieux comprendre l’enjeu de cette première consécration de Buñuel entant qu’artiste, revenons sur les conditions de son adhésion au surréalisme.

Bien qu’il soit espagnol, Buñuel connait et suit les évolutions du mouvement surréalisteau moins depuis 192624 et ce, grâce aux revues du groupe qui véhiculent les idéessurréalistes dans les milieux intellectuels de l’époque. A son arrivée à Paris il connaitdonc le mouvement et ses revendications depuis longtemps. Il adhère déjà au projet etaux idées du surréalisme qui se rapprochent des réflexions menée par la Génération de27 à Madrid. En installant à Paris, Buñuel s’affranchit de la contrainte géographique quiconditionne l’adhésion au mouvement. Il rencontre ainsi très rapidement Paul Eluard25

chez Dali26. La fréquentation des milieux intellectuels parisiens lui permet également decôtoyer d’autres membres du groupe surréaliste. Ces détails ont une importance majeureconcernant sa future adhésion au mouvement surréaliste, car c’est principalement parles rencontres informelles dans les lieux de socialisations culturelles parisiens que lessurréalistes interagissent et que le groupe peut évoluer. Après la première projection d’Unchien andalou, il est présenté à Aragon27 et Man Ray28 par Fernand Leger29 au restaurantLa Coupole. Le fait que Buñuel soit déjà connu dans les milieux intellectuels de l’époque luipermet de convenir avec ces deux derniers de la projection du film devant les surréalistes.

Avant de parler de la projection proprement dite, revenons tout d’abord sur la genèsedu film. Buñuel et Dali sont tous deux influencés par les théories créatrices des surréalistes,diffusées par le biais de revues, ils entreprennent alors de leur propre chef l’écritured’un scénario d’avant-garde à partir de la retranscription de rêves. Ils mettent un pointd’honneur, à se libérer de leurs influences culturelles, de leur éducation et égalementdes codes du cinéma narratif classique. De cette collaboration entre les deux hommesnaît le projet d’Un chien andalou qui va être entièrement autofinancé conformémentaux exigences surréalistes d’un art libéré de toute contrainte commerciale. On voit bientransparaître dans cette entreprise une volonté de la part des deux auteurs de produire unfilm aux caractéristiques ouvertement surréalistes. Ils adhèrent manifestement aux critères

23 PEREZ TURRENT, Tomas, DE LA COLINA, José, Conversations avec Luis Buñuel. Cahier du cinéma, 2008., p 39.24 BANDIER, Norbert, Sociologie du surréalisme. Paris : La dispute, 1999.25 Poète dadaïste puis surréaliste français (1895-1952).26 idem27 Poète, romancier et essayiste français (1897-1982) ayant appartenu au dadaïsme et au surréalisme, également connu pour

son engagement politique au coté du parti communiste.28 Peintre et photographe américain (1890-1976), dadaïste puis surréaliste.29 Peintre français (1881, 1955) initiateur du mouvement cubiste.

Première partie : Une représentation critique de la bourgeoisie influencée par les conditionsd’entrée de Buñuel dans le champ artistique.

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esthétiques énoncés par Breton, et semblent cependant toujours en quête de légitimationdans le champ artistique.

La rencontre avec Aragon et Man Ray va venir remédier à cette dernière contrainte :« Le lendemain, ils [Aragon et Man Ray] virent tous deux mon film et il leur plut

beaucoup. Il sortit le soir et le tout Paris assista à la projection. Moi par précaution, j’avaisemporté des cailloux dans ma poche […]. Pendant la projection, je faisais marcher legramophone. Arbitrairement je mettais, tantôt du tango argentin, tantôt Tristan et Yseult. Ala fin, je m’apprêtais à faire une démonstration surréaliste en lançant des cailloux au public.Les applaudissements m’ont désarmé. Le lendemain, on parlait beaucoup du film et lesjournaux en faisaient des commentaires. Je suis allé au Cyrano et là on m’a présenté àBreton et à tous les autres du groupe surréaliste. »30

Cet extrait met en évidence deux choses : la conscience de l’enjeu et la volontéd’adhésion de Buñuel au mouvement surréaliste. Il se prépare à faire un coup d’éclat,conscient du fait que l’appartenance au mouvement surréaliste relève d’un engagementartistique autant que personnel. La pression qu’il semble ressentir au moment de laprojection vient appuyer l’idée selon laquelle seuls puissent adhérer au mouvement ceuxqui ont obtenus la reconnaissance du groupe. Lors de cette première projection, Buñuelest conscient de présenter un film répondant en tous points aux exigences surréalistes,il se prépare néanmoins à prouver son engagement personnel par « une démonstrationsurréaliste ». Il parait évident que Buñuel détient les clés de l’adhésion au surréalisme, maisqu’il lui reste encore à acquérir la reconnaissance de ses pairs.

L’enjeu soulevé par la présentation d’Un chien andalou ne s’arrête pas là. Le film qui adonné une application cinématographique au surréalisme en utilisant le rêve, l’inconscientet en créant une véritable rupture à travers la scène restée célèbre de l’œil tranché, uneimage insoutenable pour le spectateur qui rompt la convention tacite entre le spectateuret le cinéaste, forçant le public à détourner les yeux de l’écran, semble avoir séduit lessurréalistes. Mais ces derniers vont exiger de Buñuel un engagement bien plus qu’artistique.

Buñuel avait cédé les droits de publication de son scénario à Gallimard dans La revuedu cinéma, une revue jugée bourgeoise par les surréalistes, afin de prouver son allégeanceau mouvement il va être confronté à un ultimatum de la part de Breton pour que le scénariosoit exclusivement publié par la revue surréaliste. Gallimard refuse le retrait du scénario àBuñuel, ce dernier se voit alors contraint de publier une lettre dans les journaux parisienspour dénoncer « un abus de confiance de la part de monsieur Gallimard » et de préciserdans la revue surréaliste « La publication de ce scénario dans la Révolution surréaliste estla seule que j’autorise. ».

On voit bien apparaître dans cette nouvelle anecdote l’engagement fort et personnel liéà l’adhésion au surréalisme. La polémique liée au Chien andalou doit dépasser la simplerupture artistique, elle doit également engager le nom de l’artiste lui-même, qui se voitcontraint de prendre position dans l’espace public. Pour être définitivement accepté parles surréalistes, Buñuel doit apporter la preuve formelle de son rejet radical de la culturebourgeoise, et l’humiliation infligée à Gallimard apparait comme un moyen efficace d’yparvenir. Le mouvement accepte donc d’offrir une notoriété nouvelle à l’artiste dans lechamp artistique en associant son label à la signature de ce dernier, mais en échange lessurréalistes exigent la dévotion la plus totale de la part de l’artiste entrant.

Grâce à Un chien andalou, Buñuel a enfin acquis une véritable reconnaissance dansle champ artistique, sa signature est associée à la notoriété du label surréaliste et prend

30 PEREZ TURRENT, Tomas, DE LA COLINA, José, Conversations avec Luis Buñuel. Cahier du cinéma, 2008, p 53.

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ainsi de la valeur dans le champ culturel aux yeux de la critique et du milieu en général.On constate qu’après ce premier succès sa position dans le champ va se stabiliser, qu’il vacesser d’expérimenter les différents arts pour se consacrer pleinement au cinéma et tenterde se maintenir en tant que cinéaste contestataire et subversif dans le champ artistique.

L’âge d’or, sorti en 1930 corrobore ces propos. La première reconnaissance d’Un chienandalou permet à Buñuel de bénéficier du mécénat du Vicomte de Noailles31. La liberté quelui accorde ce mode de financement va lui permettre de légitimer une fois de plus sa placeau sein du mouvement, puisque comme Buñuel l’affirme lui-même, ce film contient bien unecritique sociale : « Il y a un parti pris d’attaque de ce que l’on pourrait appeler les idéauxde la bourgeoisie : famille, patrie et religion. »32. La censure et la réaction du public qui vontavoir un effet néfaste pour le film et son financeur, vont en revanche permettre à Buñueld’assoir définitivement sa position dans le mouvement surréaliste et dans le milieu artistiqueet entant que fervent défenseur d’une critique radicale de l’idéologie bourgeoise.

Un chien andalou et L’âge d’or sont les deux films qui permettent à Buñuel d’obtenirune première reconnaissance, et une première légitimité entant qu’artiste. Il devient ainsi lereprésentant du surréalisme au cinéma. Une position qu’il va tâcher de maintenir dans letemps jusqu’à la fin de sa carrière et aux trois films qui nous intéressent. Voyons maintenantdans quelle mesure les caractéristiques surréalistes du cinéma de Buñuel vont se maintenirdans son œuvre.

3- Héritage surréaliste dans l’œuvre de BuñuelL’entrée de Luis Buñuel dans le champ artistique est donc marquée par une exigenceforte de la part du mouvement surréaliste, d’adhérer à un projet commun qui se fondesur le rejet des circuits classiques de création et de production artistique. Le mouvementsurréaliste en exigeant également un engagement personnel fort, associe la signature deLuis Buñuel à une certaine catégorie de film correspondant aux exigences surréalistes.L’artiste n’est donc pas totalement libre d’un point de vu sociologique. En rejetant le systèmede normes bourgeoises le surréalisme en a créé de nouvelles que l’on peut retrouver defaçon récurrente dans l’œuvre de Buñuel.

La question sociale au cœur des préoccupations buñueliennesAvant de nous préoccuper plus particulièrement des films qui nous intéressent dans le cadrede notre analyse, il est tout à fait instructif d’avoir un premier regard global sur l’œuvre deBuñuel.

Nous avons déjà évoqué Un chien Andalou et L’âge d’or qui marquent à la fois le débutde la carrière cinématographique de Buñuel et apportent les preuves les plus évidentesde sa dévotion au mouvement surréaliste. Comme le souligne justement Marie-ClaudeTaranger dans son analyse Luis Buñuel le jeu et la loi 33 la carrière de Buñuel débute parune rupture forte, celle de l’œil tranché qui écorche celui du spectateur, mais égalementcelle de la norme en matière de cinéma et de mœurs. On peut alors se demander commentà partir d’une rupture aussi radicale Luis Buñuel va réussir à se maintenir dans le champartistique sans abandonner la révolte qui l’avait propulsé sur le devant de la scène.

31 Célèbre mécène français du XXème siècle.32 PEREZ TURRENT, Tomas, DE LA COLINA, José, Conversations avec Luis Buñuel. Cahier du cinéma, 2008, p 61.33 TARANGER, Marie-Claude, Buñuel le jeu et la loi. Presses universitaires de Vincennes, 1999.

Première partie : Une représentation critique de la bourgeoisie influencée par les conditionsd’entrée de Buñuel dans le champ artistique.

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Le contexte international et la montée en puissance de la propagande à travers toutel’Europe créent un contexte instable qui fragilise la dynamique des avant-gardes culturelleset amènent Buñuel à se consacrer principalement à des films alimentaires, abandonnantde son propre chef le mouvement surréaliste. Il s’opère alors une rupture nette avec lecinéma avant-gardiste, autofinancé et hors circuit qui avait permis la réalisation d’Un chienandalou et de L’âge d’or. Dans les années Trente, Buñuel se met au service de l’industriecinématographique qui a pour principal critère celui la rentabilité. Un cinéma incompatibleavec les œuvres de ses débuts qui avaient choqué la critique et les bonnes mœurs quelquesannées auparavant ou avec les exigences du surréalisme qui établissent une frontière stricteentre la création artistique et l’argent.

Il existe cependant une certaine continuité dans l’engagement politique du réalisateur.Lors de son voyage aux Etats-Unis entre 1933 et 1935 il réalise des films dénonçant lapropagande nazie de Leni Riefenstahl34. S’en suivent des années d’exil au Mexique oùil réalise Los olvidados, le film le plus notable quant à la continuité de son engagementpolitique durant cette période de soumission aux règles de l’industrie cinématographique.Ce film traite du quotidien des enfants pauvres de Mexico, il nous intéresse particulièrementcar il a été reçu de façon mitigée par les critiques lors de sa sortie : les amis communistesde Buñuel le qualifièrent de « film d’idéologie bourgeoise »35, les Mexicains reçurent assezmal cette vision misérabiliste de leur pays. En revanche le film reçu une bonne critique dela Pravda 36 pour finalement être primé à Cannes. On voit apparaitre ici l’ambivalence de lacritique sociale chez Buñuel. Il y a bien une volonté de dénoncer les inégalités mais lorsqueBuñuel s’intéresse aux classes populaires la réception du public est assez négative et traduitsans doute une faiblesse dans la représentation. On peut lui reprocher de porter un regarddistant ou caricatural sur le populaire. Les critiques se feront d’avantage unanimes lorsquela critique sociale portera sur la classe dominante comme ce fut le cas par la suite.

Au début des années Soixante Buñuel revient en Espagne avec un film totalementautofinancé qui va se recentrer sur la critique sociale. Il s’agit de L’ange exterminateur, dansce film des bourgeois invités à une réception sont enfermés dans une pièce et ne peuventplus en sortir, au fil du temps les conventions qui régissent d’ordinaire les relations socialesentre bourgeois volent en éclat et les convives sont quasiment réduits à l’état animal. Ce filmapparait comme métaphore de la condition bourgeoise comme si « l’enferment physiqueétait une expression concrète de l’enfermement moral ou spirituel 37» de la bourgeoisie.La satire est évidente, et marque le retour de Buñuel en Europe, avec le même caractèresubversif qu’à ses débuts et un atout supplémentaire : une signature légitimée par le tempset par le label surréaliste.

À la suite de ce film et face à son succès auprès de la critique, la bourgeoisie devient unthème récurrent dans l’œuvre de Buñuel, avec en 1963 le Journal d’une femme de chambre,en 1966 Belle de jour, en 1972 Le charme discret de la bourgeoisie et enfin avec en 1974le Fantôme de la liberté. Les films qui nous intéressent justement et qui nous permettent dedire que le succès et donc le maintien de Buñuel dans le champ artistique sont fortementsoumis à la révolte surréaliste à l’encontre de la bourgeoisie qui lui a valu sa premièrereconnaissance.

34 Cinéaste allemande ( 1902-2003) ayant œuvré pour le régime nazi, auteurs de plusieurs films de propagande tels que Letriomphe de la volonté (1934) et Les dieux du stade (1936).

35 PEREZ TURRENT, Tomas, DE LA COLINA, José, Conversations avec Luis Buñuel. Cahier du cinéma, 2008.36 Journal publié en URSS, organe officiel du Parti Communiste de 1918 à 1991.37 Perez Turrent in PEREZ TURRENT, Tomas, DE LA COLINA, José, Conversations avec Luis Buñuel. Cahier du cinéma, 2008

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Le rêve, l’imagination, l’absurde : applications cinématographiques dusurréalismeL’héritage surréaliste de Buñuel se retrouve également dans l’application des critèresesthétiques définis par Breton dans son manifeste38 en 1924. Le cinéma étant une industriesoumise à des exigences propres, Buñuel a été contraint d’atténuer cette application maissans jamais la rejeter totalement. En effet dès la rédaction du scénario de L’âge d’orla nécessité d’une mise en récit et d’une cohérence minimale se font sentir. L’écritureautomatique cède la place à l’intégration ponctuelle d’images documentaires par exemple.Y compris dans les films qui se veulent les plus surréalistes, Buñuel fait apparaitre un filconducteur entre les séquences. Dans Le fantôme de la liberté par exemple on passe d’unescène à l’autre par l’intermédiaire d’un personnage secondaire qui va devenir personnageprincipal dans la séquence suivante.

Une autre solution très usitée par Buñuel consiste à intégrer de façon inattendue desséquences de rêves ou de rêverie en estompant les limites de début et de fin pour mieuxtromper le spectateur. La figure du rêve est presque toujours présente dans les films, ellepermet par exemple de matérialiser les désirs secrets de Belle de jour 39, de mettre en avantles pulsions refoulées des bourgeois dans Le charme discret, ou encore de semer le troubleentre réalité et songe dans ce même film.

Rester fidèle au surréalisme, c’est quelque chose que Buñuel revendique lui-même :« J’ai toujours été fidèle à certains principes de ma période surréaliste et il faut qu’ilssurgissent, même si je ne fais pas un film surréaliste à cent pour cent. »40 La récurrence detels motifs est donc intentionnelle et reflète la loyauté du réalisateur envers le mouvementsurréaliste.

La mise en application du rêve, de l’imagination et de l’absurde nous permet d’appuyernotre propos quant à la position de Buñuel dans le champ cinématographique. Près decinquante ans après son entrée dans le champ, son maintien dans celui-ci reste déterminépar ce qui lui a valut une première reconnaissance.

Il est vrai que Buñuel a su lier les possibilités du cinéma aux critères esthétiques dusurréalisme. Mais il s’agit là de procédés narratifs et visuels qui ne nous intéressent quede façon secondaire. Il est important de noter leur présence récurrente qui a parfois uneimportance majeure dans la structure des films mais nous retiendrons dans notre analyseen premier lieu les critères idéologiques liés au surréalisme car notre travail est de naturesociologique et non cinématographique. Ainsi nous ne reviendrons pas ou très peu sur cescaractéristiques au cours de notre analyse.

B/ Une mise en question des rapports de dominationinternes à la bourgeoisie

Nous avons défini les enjeux du surréalisme dans l’œuvre de Buñuel quant à son maintiendans le champ artistique, nous allons à présent étudier plus précisément la mise en

38 BRETON, André, Manifeste du surréalisme, 1924.39 BUÑUEL, Luis, Belle de Jour, 1967, 101’’.40 PEREZ TURRENT, Tomas, DE LA COLINA, José, Conversations avec Luis Buñuel. Cahier du cinéma, 2008, p 165.

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œuvre des critères du label surréaliste dans les films eux-mêmes. Nous sommes doncà la recherche d’éléments qui viendraient appuyer notre hypothèse selon laquelle lareprésentation de la bourgeoisie dans les films de Buñuel est emprunte aux critèressurréalistes notamment en termes idéologiques. Quels sont donc les éléments évoquantune volonté de critique sociale de la bourgeoisie présents dans les trois films que nousétudions, Le Charme discret de la bourgeoisie, Le fantôme de la liberté et Le journal d’unefemme de chambre ? Ce sont ici les éléments de la critique qui semblent intentionnellementmis en avant dans les films qui vont nous intéresser. Il semblerait que deux axes majeursse détachent, tout d’abord la mise en cause des rapports de domination intériorisés par lesbourgeois par rapport au monde qui les entoure mais également à certains membres deleur communauté. Puis émerge une critique plutôt axée sur l’hypocrisie de la bourgeoisiequi oppose la façade mondaine du bourgeois et la véritable nature de ses actes et de sespensées.

Nous allons tout d’abord nous intéresser aux rapports de domination mis en avant dansles films et qui semblent à cette occasion remis en cause par le réalisateur.

1- Condescendance ou violence symboliqueLe découpage de l’espace social en classes est indissociable d’une certaine logique dedomination. S’intéresser à la bourgeoisie sous entend nécessairement s’intéresser à cetype de rapports. Néanmoins dans notre analyse la domination d’une classe sur uneautre n’est pas l’unique rapport de domination qui mérite notre attention, car selon lalogique de Bourdieu, nous prenons en compte le fait que les rapports de domination sontinterchangeables selon les circonstances et impliquent bien plus de critères que la seuleappartenance à un milieu social. Ainsi notre analyse traitera dans un premier temps desrapports de domination intériorisés par les bourgeois par rapport au monde qui les entoure,puis dans un deuxième temps nous nous pencherons sur les rapports de dominationinternes à la classe elle-même.

Domination symbolique et la relation avec les domestiquesLa domination symbolique est un enjeu majeur de la culture bourgeoise, la bourgeoisiedoit sans cesse ancrer « dans l’esprit des dominés les raisons qui font que les dominéssont ce qu’ils sont41. ». Si d’ordinaire on se focalise sur l’intériorisation de la dominationpar les dominés il n’en demeure pas moins que les séquences que nous allons analyserdans les films de Buñuel semblent prouver que la domination est également intérioriséepar le dominant lui-même. Pour Buñuel elle semble se traduire par la condescendance desbourgeois envers le monde qui les entoure. Il peut tout d’abord s’agir de la condescendanceexprimée envers les domestiques comme dans la scène de la première rencontre entreCélestine et sa patronne dans Le Journal d’une femme de chambre. Dans cette scène onvoit tout d’abord émerger une série de préjugés sur la classe domestique42 :

Mme Monteil : Faudra bien faire attention à ça ma fille, c’est très fragile. Mon père ytient beaucoup et ça coute très cher.

Célestine :Bien Madame.Mme Monteil :Vous êtes casseuse ?

41 BOURDIEU, Pierre, cité par PINCON, Michel, PINCON-CHARLOT, Monique, Sociologie de la bourgeoisie. La Découverte, 2007.42 Le Journal d’une femme de chambre séquence de la visite de la demeure, 6’’17.

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Célestine :Oh non Madame.Mme Monteil :Vous dites toutes la même chose mais malheureusement les faits

démentent les paroles. Où allez-vous ? Enlevez vos chaussures voyons. Mon père est trèsstrict là-dessus, c’est un tapis de Chine très précieux. Quand on revient du jardin on atoujours un peu de terre. Tout le monde se déchausse ici sauf mon père évidemment maislui, c’est la propreté même. Ah ça aussi il faudra y faire attention ça coute les yeux de latête, surtout en époussetant la nacre et l’ivoire se décollent.

Célestine :Oui Madame.Mme Monteil :Au fait est-ce que vous êtes très propre ?Célestine :Oh oui Madame.Mme Monteil :Je passe sur beaucoup de choses mais sur la propreté je suis

intransigeante. Avez-vous beaucoup de mémoire ?Célestine :Oui Madame.Mme Monteil :Ça vous n’y touchez pas, c’est moi qui m’en occupe.Célestine :Bien Madame.Le rapport de domination est ici évident, c’est Madame Monteil qui parle, qui pose des

questions alors que Célestine se contente de répondre par des « Oui Madame » qui prouventque Célestine reconnait effectivement le bien fondé de la domination. Madame Monteil seplace dès le départ en position de dominante, elle commence par appeler Célestine « mafille » comme si elle s’adressait à une enfant, en insistant sur la fragilité des objets qu’elle luiprésente et en mettant en cause son habileté au travail. Cette habileté est remise en causepar la série de questions brèves auxquelles madame Monteil soumet Célestine : « Vousêtes casseuse ? » lui demande-t-elle, à la suite de quoi elle remet directement en causel’honnêteté de Célestine tout en la reléguant au rang des femmes de chambres qui « disenttoutes ça mais dont les faits démentent les paroles ». Vient ensuite une question sur lapropreté puis une sur la mémoire traduisant les préjugés de Madame Monteil sur la classelaborieuse, sur la faiblesse de son capital culturel et sur sa capacité à se tenir en société.Il y a là une domination qui va au-delà de la simple relation employeur-employée, puisqueles questions adressées à Célestine outrepassent le simple problème de sa compétenceentant que femme de chambre. La suite de la scène est tout aussi révélatrice43 :

Mme Monteil :On voit que vous êtes de Paris, ce genre de robe ce n’est pas fait pourla campagne. Dites moi vous êtes au service de mon père, c’est moi qui vous ai prise c’estvrai, mais enfin… Il faut que vous plaisiez à mon père.

Célestine :Bien Madame.Mme Monteil :Mon père est un homme exquis, un homme comme on n’en rencontre

plus. Il a des caprices, des habitudes très compréhensibles pour son âge. Tâchez d’êtretrès gentille avec lui.

Célestine :Je tâcherai Madame.Mme Monteil :Bien, allez changer de robe.Ici on voit que la tenue de Célestine - qui a déjà fait l’objet de remarques par d’autres

personnages - vient fragiliser le rapport de domination entre les deux femmes. Sa tenue deparisienne plutôt coquette face à la tenue austère de Madame Monteil fragilise l’assurance

43 Le journal d’une femme de chambre, séquence de la visite de la demeure, 7’’06.

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de la patronne face à son employée, dans leur présentation physique les deux femmes sontsur un pied d’égalité. Si Madame Monteil utilise le prétexte de la campagne pour inciterCélestine à changer d’habit, on voit bien transparaitre une forme de rivalité, de jalousieet de malaise de la part de Madame Monteil. La domination ne semble pas parfaitementintériorisée de la part de Célestine. La scène se solde donc par un ordre « allez changer derobe » qui replace la domination du coté de Madame Monteil.

Le père de Madame Monteil reproduit à peu près les mêmes schémas lors de sapremière rencontre ave Célestine44 :

M. Rabour :C’est vous Célestine ?Célestine :Oui MonsieurM. Rabour :Célestine, Célestine… J’aime beaucoup ce prénom, sincèrement, mettez

ça là. Mais il est un peu trop long vous ne trouvez pas ? Et même beaucoup trop long. Sivous voulez bien je vous appellerai Marie, Marie c’est joli aussi et c’est plus court, et puistoutes mes femmes de chambre je les ai appelées Marie c’est une habitude et je crois bienqu’il me serait impossible d’y renoncer

Célestine :Monsieur prend combien de sucre ?M. Rabour :Deux. Alors ça ne vous ennui pas que je vous appelle Marie ? C’est bien

entendu ?Célestine :Mais oui Monsieur. Si Monsieur le permet je vais me retirer.M. Rabour :Non attendez ma petite Marie attendez un peu, vous avez un moment ?Célestine :Je suis au service de Monsieur.M. Rabour :Dites moi est-ce que vous aimez la lecture ?Célestine :Oui mais je n’ai pas beaucoup de temps pour lire.M. Rabour :Mais vous savez bien lire ?Célestine :Oh oui Monsieur.Une fois de plus l’échange est déséquilibré Monsieur Rabour mène la discussion alors

que Célestine se contente d’acquiescer. La question de Monsieur Rabour porte sur lalecture, elle est redoublée ce qui montre qu’au-delà du capital culturel de Célestine il remetégalement en cause son honnêteté, portant à son tour un jugement de classe sur sonpersonnel. Cette scène est également importante par rapport à l’anecdote du prénom. Enbaptisant toutes ses femmes de chambre Marie, il les réduit à leur fonction, et les englobetoutes dans une certaine classe qui se trouve à la frontière de la sienne classe, la classebourgeoise.

Quand les dominés rompent le pacte de la violence symbolique et cessentd’agir comme telsSi le rapport de domination entre les bourgeois et leurs domestiques est assez évidentpuisqu’il met directement en jeu une hiérarchie explicite, qu’en est-il de l’attitude desbourgeois hors de la sphère bourgeoise? Afin de créer des situations où l’intériorisation desa position de dominant par le bourgeois est mise en évidence, Buñuel crée des situationsoù celle-ci est mise à mal, où cette domination cesse d’être évidente pour le dominé.C’est le cas par exemple lors des arrestations qui touchent le préfet de police dans Le

44 Le journal d’une femme de chambre, séquence de la rencontre avec Monsieur Rabour, 13’’50.

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fantôme de la liberté ou le groupe de bourgeois dans Le charme discret de la bourgeoisie.Commençons tout d’abord par ce dernier exemple. Le film évoque l’implication des troisbourgeois Monsieur Thévenot, Monsieur Sénéchal et Don Luis dans un trafic de drogue,plus tard, alors qu’ils sont à table avec leurs épouses la police fait irruption45 :

Le Commissaire :Rafael Acosta ?Don Rafael :Oui.Le Commissaire :Commissaire Delescluze. Vous êtes bien Rafael Acosta ambassadeur

de la République Miranda ?Don Rafael :Oui c’est moi.Le Commissaire :Au nom de la loi je vous arrête.Don Rafael :Comment ?Le Commissaire :Je vous arrête.Don Rafael :Vous n’en avez pas le droit.Le Commissaire :J’ai tout les droits vous n’êtes pas dans le territoire de votre

ambassade, tenez voici votre mandat d’amener.Don Rafael :Et l’immunité diplomatique qu’est ce que vous en faites ?Le Commissaire :L’immunité diplomatique ? Je m’en fout ! Allez, emmenez-le !M. Sénéchal :Voyons Monsieur le commissaire il s’agit certainement d’une erreur, il est

impossible que Monsieur l’ambassadeur est la moindre…Le Commissaire :Vous êtes Henri Sénéchal ?M. Sénéchal :Oui.Le Commissaire :Au nom de la loi je vous arrête.Monsieur Sénéchal :Cette arrestation est arbitraire et inadmissible je vais appeler mon

avocat.Le Commissaire :Il n’est pas question d’avocat ; Allez ! Emmenez-le vite !M. Thévenot :Excusez-moi vous êtes le commissaire Delescluze ? Oh quelle

coïncidence savez-vous que nous sommes voisins ? Je connais bien votre petite fille elleest charmante.

Le Commissaire :Oui, Vous ne seriez pas François Thévenot par hasard ?M. Thévenot :Oui.Le Commissaire :Au nom de la loi je vous arrête.M. Thévenot :Et pourquoi ? De quoi nous accuse-t-on ?Le Commissaire :Vous le saurez au commissariat.Mme Thévenot :M’enfin commissaire on n’arrête pas les gens comme ça qu’est ce que

ça veut dire ?Le Commissaire :Les femmes aussi, allez emmenez-moi tout ça, vite ! Allez !Mme Thévenot :Ah mais non ne me touchez pas, ne me touchez pas !Mme Sénéchal : Ne me touchez pas !

45 Le charme discret de la bourgeoisie, Séquence de l’arrestation chez les sénéchal, 1’18’’12.

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Florence :Lâchez-moi ! Foutez-moi la paix !Mme Sénéchal :Mais ne me touchez pas enfin ! Ça ne va pas se passer comme ça !Le premier fait marquant est la surprise et l’ingénuité des bourgeois face à cette

intrusion policière. S’ils savent qu’ils ont quelque chose à se reprocher puisque la culpabilitéavait donné lieu au début du film à une scène de fuite, ils semblent loin d’imaginer unearrestation ou tout du moins une arrestation aussi brutale. Dans cette scène c’est lecommissaire de police qui apparaît comme dominant la situation, il y a donc une annulationdes rapports de domination classiques auxquels sont habitués nos bourgeois. Le ton, levocabulaire, et l’absence des jeux mondains qui semblaient jusqu’alors régir les rapportssociaux du groupe en témoignent. Lorsque son nom est invoqué Rafael n’oppose aucuneforme de résistance il semble se diriger vers le commissaire pour lui serrer la main. Ladétermination de ce dernier semble irrévocable, c’est alors que Rafael se rétracte et faitappel à son droit et à son immunité diplomatique. Dans l’esprit de Rafael le droit est doncbien de son coté, non pas du côté de son représentant le commissaire, il se place ainsien position de dominant. Une fois le sort de Don Rafael scellé l’assurance de MonsieurSénéchal lui permet d’intervenir « il doit s’agir d’une erreur » selon lui, peut-être y a-t-ilde sa part une volonté de se disculper, quoi qu’il en soit il tente un retour à la normaleen tachant de parlementer et de remettre les formes au discours face à la grossièreté ducommissaire. A son tour, il est remis en place et menotté, il invoque lui aussi son droit parle biais de son avocat. Thévenot quant à lui tente une autre stratégie tout en continuantà donner l’impression de ne rien avoir à se reprocher, signe de la maitrise de soi, apprisepar le bourgeois à travers son éducation. Cette stratégie consiste à évoquer la proximitégéographique, et familiale qui existe entre lui et le commissaire, il fait jouer ses relations, cequi apparaît comme une véritable stratégie collective de la part des bourgeois46. Il chercheà être reconnu par celui qui vient de la même sphère sociale que lui. Thévenot et lesfemmes cherchent une explication, pourquoi les traite-on ainsi, de quoi les accuse-t-on,cette recherche d’explication appuie le caractère anormal de la situation, et tente de rétablirle rapport de force, qui était très clair dans l’échange entre Célestine et Madame Monteil.Celui qui pose les questions est celui qui est maître de l’échange, or ici ce principe estannulé par l’absence de réponse du commissaire.

Dans Le fantôme de la liberté on assiste à une scène similaire, mais cette fois-ci c’estle préfet de police qui est arrêté alors qu’il tente de profaner la tombe de sa défunte sœur 47:

Un policier :C’est lui !Le Préfet :Mais qu’est ce qui vous prend ? Voulez-vous bien me lâcher!Un policier :Allez, emmenez-le !Le Préfet :Mais enfin vous ne savez pas a qui vous avez à faire ! Je vous dis de me

laisser je suis le préfet de police.Un Policier :Vous vous expliquerez au poste.Le préfet :Mais encore une fois lâchez-moi. Mettez-vous au garde-à-vous

immédiatement et donnez-moi vos numéros.Une fois de plus on constate la surprise du préfet bien qu’il ait tout à fait conscience

d’enfreindre la loi, la fonction du préfet le place au dessus des lois, et cette dominationest entièrement intériorisée par le personnage. Le ton du préfet qui continue à donner des

46 PINCON, Michel, PINCON-CHARLOT, Monique, Sociologie de la bourgeoisie. La Découverte, 2007.47 Le fantôme de la liberté, séquence de l’arrestation du préfet, 1’31’’45.

La représentation de la bourgeoisie dans les films de Buñuel

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ordres, appuie cette idée. Lorsqu’il constate que son attitude de dominant reste veine, ilinvoque sa fonction de préfet, censée appuyer son comportement et donc modifier celui despoliciers à son égard. Face à ce nouvel échec le préfet ordonne la mise au garde-à-vous etle relevé des numéros des policiers afin de justifier sa fonction mais se heurte une fois deplus à l’impuissance de la domination lorsqu’elle n’est pas intériorisée par le dominé.

Enfin, le dernier exemple qui vient appuyer l’idée selon laquelle le rapport de dominationest intériorisé par le bourgeois est la mise en situation du refus. On en trouve un premierexemple dans Le charme discret de la bourgeoisie lorsque Florence, Madame Thévenot etMadame Sénéchal se retrouvent au salon de thé48 :

Serveur : Mesdames je suis absolument désolé mais nous n’avons plus de thé.Mme Sénéchal : Comment plus de thé ?Mme Thévenot : Qu’est-ce que ça veut dire ?Serveur : Nous avons eu beaucoup de monde aujourd’hui, vous le voyez et nous venons

de servir le dernier thé.Mme Thévenot :Plus de thé du tout ?Serveur :Plus du tout Madame .Désirez-vous autre chose ?Mme Sénéchal :Si vous n’avez plus de thé, je vais prendre un café.Mme Thévenot :Moi aussi.Florence :Moi aussi avec un cognac.Serveur : Ah Mademoiselle nous ne vendons pas d’alcool.Mme Sénéchal : Alors apportez-nous trois cafés.Elles discutentServeur : Je suis désolé mesdames mais nous n’avons plus de café.Mme Sénéchal : Comment !Serveur : Et plus de lait.Mme Thévenot : Vous vous moquez de nous ?Serveur : Ah pas du tout Madame, mais il se trouve qu’aujourd’hui nous avons eu une

affluence extraordinaire et il ne nous reste ni café ni lait.Mme Sénéchal : Mais alors qu’est ce que nous allons prendre? Vous avez de la

verveine?Serveur : Ah non Madame je regrette nous n’avons plus de tisane.Florence :Alors vous avez de l’eau?Serveur : Bien entendu, il ne manquerait plus que ça.Florence : Alors apportez-nous de l’eau.Mme Sénéchal : C’est invraisemblable!Une fois de plus l’importance de la prise de parole est mise en avant. On ne peut

pas refuser du thé dans un salon de thé sans apporter d’explication. Une explicationqui semble due aux trois femmes. L’abondance de formules interrogatives, qui soulignentégalement l’indignation, servent toujours à appuyer et confirmer la position de dominant des

48 Le charme discret de la bourgeoisie, Séquence du salon de thé, 28’’36.

Première partie : Une représentation critique de la bourgeoisie influencée par les conditionsd’entrée de Buñuel dans le champ artistique.

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personnages. Si le serveur ne peut leur servir du thé il leur doit néanmoins une explication.A chaque refus, le même rituel se met en marche, l’indignation et la recherche d’uneexplication. D’ailleurs le refus est vécu comme une attaque personnelle : « Vous vousmoquez de nous ? » tant les personnages semblent peu coutumiers du fait. La scène sesolde par un ordre qui rétabli finalement la domination dans le camp des trois clientes et parune ultime réflexion « c’est invraisemblable » qui souligne à nouveau le caractère absurdede la situation, à laquelle des gens de leur classe ne devraient être confrontés. Il s’agit d’unmoyen de s’auto-rassurer pour les trois amies, et de réaffirmer leur position sociale à voixhaute pour annuler ce qu’elles semblent considérer comme une humiliation publique.

2- Domination symbolique au sein de la bourgeoisie : la place del’enfant.

La place de l’enfant dans un monde adulteDans les trois films que nous analysons le rapport de la sphère bourgeoise avec le mondéextérieur est souvent limité. Buñuel met d’avantage l’accent sur les rapports internes à laclasse, aux relations entre bourgeois. Ainsi les rapports de domination sont mis en avantau sein de la classe elle-même. Ce sont les enfants qui subissent le plus manifestement laviolence symbolique de la part de leurs ainés. À l’image de la condescendance expriméepar Madame Monteil envers Célestine lorsqu’elle l’appelle « ma fille », le rapport entre lesindividus est déterminé par l’âge et l’expérience plus ou moins reconnue par ceux qui seplacent comme dominants. Si la figure de l’enfant n’est pas souvent au centre de l’intention,la domination qu’ils subissent est néanmoins pointée du doigt. La position de l’enfant dansle monde des adultes, et la violence symbolique exercée sur lui par ces mêmes adultesest mise en scène dans Le Fantôme de la liberté à plusieurs reprises. Tout d’abord lors dela scène de la « réception scatologique »49 ; la petite fille présente permet de relever lesécarts de conduites dans un univers rythmé par les conventions. Son éducation n’est pasparfaite et la violence qu’apposent les adultes à cette imperfection est sans appel. Alors queles adultes sont plongés dans une conversation sans fin sur les déchets corporels, Sophieintervient sans y avoir été invitée50 :

Sophie :Maman j’ai très faim !Sa mère :Voyons Sophie, on ne dit pas ces mots-là à table c’est très mal élevé.Sophie, n’a pas encore conscience des tabous qui sont mis en avant ici par le jeu

d’inversement du dîner comme moment intime et de la défécation comme moment desocialisation. La réaction des adultes, outrés de s’entendre dire ce qu’ils ont appris à taire,est immédiate et sans recours pour l’enfant : « On ne dit pas ces mots là à table, c’est trèsmal élevé ». L’intervention de la fillette ne trouve pas la réponse escomptée, elle donneseulement lieu à une leçon de bonne manière, dénuée d’argumentaire. Le contenu de cetteintervention est relégué au rang du tabou, le pourquoi et le comment ne sont pas expliqués.C’est ainsi le côté arbitraire de la politesse et la violence avec laquelle elle est inculquée àl’enfant qui sont ici mis en reliefs. Contrairement aux bourgeois qui dans les situations derefus cherchent une explication en usant et abusant de la forme interrogative, l’enfant n’a

49 TARANGER, Marie-Claude, Buñuel le jeu et la loi. Presses universitaires de Vincennes, 1999, p 51.50 Le fantôme de la liberté, séquence de la réception scatologique, 56’’03.

La représentation de la bourgeoisie dans les films de Buñuel

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pas le droit à une explication, c’est la mère qui a le dernier mot, signe de sa position dedominante dans la relation qui la lie à l’enfant.

Dans le même film la dénonciation de la violence symbolique subie par les enfantsest d’autant plus claire à travers la situation de la petite Aliette. La petite fille est portéedisparue alors même qu’elle est présente dans la salle. Les professeurs, ses parents ou lecommissaire qui l’interrogent ne tiennent pas compte de son avis ou même de sa présencephysique préférant se fier à l’avis des adultes qui l’ont déclarée disparue51 :

Aliette :Maman,M. Legendre :Je n’ai plus confiance en cette école.Aliette :Je suis là,Mme Legendre :Tais-toi quand la directrice parle, allez maintenant retourne à ta place.M. Legendre :Si vous croyez que nous allons nous contenter d’explication aussi

sommaires vous vous trompez. Où as-tu mis ton manteau ?Aliette :Dans le couloir.M. Legendre :Allez viens.Aliette tente de mettre fin à la méprise en avertissant ses parents de sa présence, mais

l’indifférence ou l’absence de considération des adultes pour l’enfant rend cette tentativevaine. Il y a véritablement l’instauration d’une violence symbolique entre Aliette et lesadultes, la domination est aux mains des adultes mais elle est intériorisée par la fillette quiobéit en effet à sa mère lorsqu’elle lui ordonne de se taire en présence des adultes. Cetteréplique prouve bien que la mère d’Aliette a conscience de la présence physique de la fillettepuisqu’elle s’adresse à elle, mais qu’elle n’accorde aucun crédit à sa parole. Si la situationjoue sur le comique et l’absurde, elle met bien en avant la place de l’enfant dans le milieubourgeois. Il ne prend la parole que lorsqu’on la lui donne et l’adulte à toujours raison faceà lui. Les adultes ne s’adressent à l’enfant que par l’impérative, dans ce contexte l’enfantn’a qu’une possibilité, obéir et accepter sa défaillance.

La scène se répète au commissariat, les époux Legendre viennent déposer un avisde recherche en compagnie d’Aliette. Le commissaire interroge les parents puis la nursedernier témoin à avoir vu la fillette52 :

Le Commissaire :C’est vous qui avez accompagné cette enfant à l’école ?La Nurse :Oui Monsieur le commissaire mais je n’y suis pour rien, ce n’est pas moi, j’ai

fait comme tous les jours je l’ai laissée devant la porte. Ce n’est pas vrai Aliette ?Aliette :Si, si, elle a fait comme tous les jours elle m’a laissée devant la porte.Le Commissaire :Tu parleras quand on t’interrogera. Nous allons d’abord remplir une

fiche de disparition. Vous avez bien fait de l’amener, ça nous facilite beaucoup les choses.Viens ici mon petit. Alors nous disons : Legendre. Ton prénom ?

Aliette : AlietteLe Commissaire :Race ? Blanche. Ton âge ?Aliette :Huit ans et demi

51 Le fantôme de la liberté, séquence de l’enlèvement d’Aliette à l’école, 1’06’’25.52 Le fantôme de la liberté, séquence de l’avis de recherche au commissariat, 1’08’’45.

Première partie : Une représentation critique de la bourgeoisie influencée par les conditionsd’entrée de Buñuel dans le champ artistique.

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Le Commissaire :Situation de famille, célibataire. Les yeux marrons, cheveux châtains,tu mesures combien ?

Mme Legendre :Un mètre vingt-sept.Le Commissaire :Et tu pèses ?Mme Legendre :Vingt-cinq kilos.Le Commissaire :Porte un manteau bleu, des chaussures noires, des chaussettes

blanches. Touchard priez le brigadier de venir vous voulez. Tenez, dites au commandant defouiller tout Paris il faut retrouver cette petite fille.

Le Brigadier :Très bien Monsieur le commissaire. C’est elle ?Le Commissaire :Oui pourquoi ?Le Brigadier :Nous ne pourrions pas l’amener avec nous ?Le Commissaire :Non, non ce n’est pas la peine regardez-la bien afin de pouvoir la

reconnaître et commencez immédiatement.Le Brigadier :Très bien Monsieur le commissaire.Pour la première fois l’avis de la fillette est sollicité, mais c’est par la nurse dont la

l’avis semble encore moins porter à crédit que celui d’Aliette. Cette dernière répond maisest tout de suite interrompue par le commissaire, qui une fois de plus lui rappelle qu’elle nepeut prendre la parole que lorsqu’on l’a autorisée à le faire. La suite de la scène renforcele coté absurde, le commissaire se félicite d’avoir la fillette sous les yeux pour remplir safiche descriptive et va même jusqu’à lui poser des questions directement. Les questionssont brèves, et le commissaire parle d’un ton sec. Il tutoie la jeune fille, ce qui souligne unefois de plus sa position de dominant et l’absence d’égards des adultes pour les enfants encomparaison avec les relations d’adulte à adulte. À l’image des domestiques, l’enfant neprend la parole que lorsqu’on la lui donne et ne répond pas au-delà de ce qu’on lui demande.Pour la troisième fois l’enfant est vue sans être vue, lorsque le brigadier entre dans la pièce.Il y a donc bien de la part de Buñuel une intention de dénoncer par la voie de l’absurde oude l’inversement, l’absence de fondement d’une domination arbitraire exercée par la sociétébourgeoise sur l’enfant.

Dans Le charme discret de la bourgeoisie la violence symbolique exercée sur l’enfantest illustrée par l’anecdote du lieutenant au salon de thé, le lieutenant raconte son enfancedifficile après la mort sa mère, et évoque en particulier sa relation avec son père53 :

La gouvernante :Votre père veut vous voir maintenant. Votre fils Monsieur.Le père du lieutenant :Vous pouvez vous retirer. Tourne toi, fais quelques pas, très bien,

maintenant écoute moi, ta mère est morte et je suis responsable de ton éducation, tu vasentrer dans un collège militaire où la discipline est dure, mais il faut que tu saches que c’estpour ton bien, j’espère que tu feras honneur au nom que je t’ai donné. C’est tout ce quej’avais à te dire.

La violence faite à l’enfant par les adultes est claire, la gouvernante est la première àla transmettre, malgré sa position de domestique qui reste marquée par le vouvoiement dujeune garçon, le ton et la retranscription de l’ordre émis par le père traduisent la violencequi pèse sur l’enfant. Quant à la réplique du père elle est tout à fait manifeste de la violencesymbolique subie par l’enfant dans le milieu bourgeois. Les phrases sont systématiquementà l’impératif, l’enfant n’a pas de droit de réponse, il ne prend pas la parole si elle ne lui a

53 Le charme discret de la bourgeoisie, Séquence du rêve du lieutenant, 31’’17.

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pas été donnée par l’adulte. L’adulte choisit et impose ce qu’il considère être dans l’intérêtde l’enfant. Le père du lieutenant ajoute à cela une pression supplémentaire, celle de porterdignement son nom, ce qui illustre le fait que dans la sphère bourgeoise « la famille est aucœur d’un dispositif de reproduction sociale54 » et que l’individu est comme « le maillon d’unelignée, héritier des capitaux accumulés par les générations précédentes 55» . Cependantdans cette situation on voit bien apparaître la violence avec laquelle cet héritage est imposéà l’enfant. Cette exigence n’est pas explicitée, ce qui la rend dénuée de sens mais d’autantplus menaçante pour l’enfant. L’éducation bourgeoise pousse les individus à reproduire lesschémas de domination dans la société, ce but est atteint ici à travers une éducation sévèreet militaire, qui permettra de durcir le caractère de l’enfant mais également à travers unepremière expérience de la domination exercée par le père sur son fils. L’échange père et filsest unilatéral, la parole de l’enfant ne semble pas digne d’intérêt, digne d’être entendue, toutcomme l’avis d’Aliette sur sa propre disparition qui n’avait aucune valeur pour les adultesà sa recherche.

Très peu de marge de manœuvre et de crédit sont accordés à l’enfant, sa relation avecl’adulte semble parfois limitée à l’éducation, à l’apprentissage des lois qui régissent la vieadulte. Les normes sociales bourgeoises parmi lesquelles la politesse, sont imposées àl’enfant avec violence. D’ailleurs tout individu manquant à ses conventions, imposées etintériorisées dès le plus jeune âge, se voit rappeler à l’ordre par son entourage. C’est le casde Florence, la jeune sœur de Madame Thévenot dans Le charme discret de la bourgeoisiequi malgré son âge, continue à subir la même violence symbolique faite aux enfants.

Florence, figure de la bourgeoise inachevéeDans Le charme discret de la bourgeoisie, Florence symbolise en tous points la figure del’adulte pourtant restée enfant dans le monde bourgeois, puisque son éducation mondainereste inachevée. Le personnage de Florence permet également à Buñuel de mettre enavant les dérèglements possibles dans le monde paisibles du groupe d’amis et de mettreen évidence l’apprentissage nécessaire pour évoluer dans la sphère bourgeoise. Les fautescommises en société par Florence, qui sont tout autant commises par les autres bourgeoismais à l’abri des regards, lui valent le mépris de ses condisciples et l’exercice constant d’uneviolence symbolique comparable à celle exercée sur l’enfant.

Face à un monde d’hypocrisie où l’on condamne en public ce que l’on fait en privé,Florence représente la franchise naïve, elle ne se cache pas en public, ce qui lui vaut d’êtreréprimandée par le reste du groupe. L’accent est mis notamment sur son penchant pourla boisson, elle ne rate jamais une occasion de commander de l’alcool y compris dans unsalon de thé. Aux yeux de sa sœur cette attitude apparaît comme un manque de maîtrise desoi, elle n’hésite pas à raconter en public les méfaits de sa sœur pour mieux la réprimanderensuite56:

Florence :Moi je voudrais un Dry MartiniMme Thévenot :Oh il vaudrait mieux que ma sœur ne boive rien. Si vous aviez vu dans

quel état nous l’avons ramenée hier soir.Don Rafael :Ah bon ?

54 PINCON, Michel, PINCON-CHARLOT, Monique, Sociologie de la bourgeoisie. La Découverte, 2007.55 Idem56 Le charme discret de la bourgeoisie, séquence du premier cocktail chez les Sénéchal, 16’’03.

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Mme Thévenot :Elle était ivre morte. Elle a vomi partout, dans l’ascenseur, dans le taxi,c’était affreux. Et elle avait les ongles très sales.

Florence :Ce n’est pas vrai, je n’avais pas les ongles sales, c’est toi qui…Madame Thévenot ne s’adresse pas directement à Florence, elle parle d’elle à la

troisième personne malgré sa présence. Par ailleurs, Florence se met elle-même en positionde dominée en s’agenouillant aux cotés de sa sœur, qui d’un air maternel lui caresse lescheveux au fil de sa démonstration. Madame Thévenot part du postulat que Florence nesait pas se tenir seule en public, elle prend donc la charge de décider pour Florence de cequ’il y a de mieux pour elle. Florence apparaît comme l’enfant dans ce monde d’adultes,qui n’étant pas entièrement maître de soi, voit sa capacité de choix limitée. L’état d’ébriétéde Florence est associé à la saleté de ses ongles, ce qui vient rappeler l’importance de laprésentation de soi dans la sphère bourgeoise. Etre sale ou vomir en public signifie ne passavoir se contenir, l’éducation de Florence semble donc inachevée. La dernière réplique deFlorence montre l’intériorisation de la domination par Florence elle-même. Si elle commenceà répondre, à sa sœur trouvant sans doute la dernière réplique de celle-ci injustifiée, ellen’achève pas sa phrase, se résignant d’elle-même au poids du discours de sa sœur.

Au salon de thé Florence rompt une nouvelle fois les codes mais cette fois-ci ceux dela conversation mondaine57 :

Florence :Je ne peux pas supporter la vue de ce musicien.Mme Sénéchal :Lequel?Florence :Le violoncelliste.Mme Sénéchal :Pourquoi vous n’aimez pas le violoncelle ?Florence :J’ai horreur de ça, tu ne veux pas changer de place avec moi s’il-te-plait ?Mme Sénéchal :Moi le violoncelle c’est un instrument que j’aime beaucoup, la

sonorité…Florence :Ils les ont presque tous supprimés dans les orchestres Regardez ça ! Si au

moins ils étaient jeunes !Cette attaque faite au violoncelle est plutôt mal venue, il s’agit là d’un élément de la

culture légitime qu’il apparaît inapproprié de mépriser, d’autant que Florence ne s’appuiepas sur un argumentaire solide seulement sur du ressenti. Or le jeu du bourgeois estbien souvent de dominer son émotion et de préférer un argumentaire rationnel bienqu’impersonnel sur ce genre de sujet, à l’image de celui de Madame Sénéchal qui évoque lasonorité de l’instrument. On peut également noter certaine interventions maladroites commela confusion du complexe d’Œdipe avec le « complexe d’Euclide » au salon de thé encompagnie du lieutenant. Une fois de plus apparaît une absence de maitrise de soi, deson discours et une ignorance partielle des codes de socialisation bourgeois. D’ailleurs laconversation ne donne pas suite, ce qui est bien souvent le cas avec Florence, les autrespersonnages n’accordant peu ou pas de crédits à ses paroles.

Lors du dernier dîner chez les Sénéchal, Florence prend enfin la parole d’elle-même.Elle demande à Don Rafael son signe astrologique puis enchaîne sur des analysespréconstruites sur le caractère de celui-ci. Si Rafael répond par politesse aux questionsde Florence, le reste du groupe en revanche ne semble accorder aucune attention à ladémonstration de Florence et interrompent celle-ci ainsi que Rafael pour leur proposer lesplats ou débattre de la qualité de la nourriture. Une fois de plus Florence se heurte au

57 Le charme discret de la bourgeoisie, séquence au salon de thé, 28’’36.

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mépris des adultes, les manquements répétés aux règles mondaines l’ont décrédibiliséeaux yeux du groupe. De plus l’astrologie par son caractère illégitime et superstitieux apparaîtégalement comme un sujet à éviter en société.

Ainsi tout au long du film Florence semble victime de son manque de retenue, sansdoute appuyé par son âge et son sexe. Elle est constamment en position de dominéedans le groupe des six bourgeois et subit de plein fouet la violence symbolique des autresprotagonistes. Dans Le charme discret de la bourgeoisie, un film où les bourgeois sonttrès peu confrontés à l’extérieur de leur propre classe, Florence est l’indicateur des valeurspartagées par ces derniers, et des règles pourtant imperceptibles de la bonne conduiteen société. Elle est le dérèglement qui met en valeur une fois de plus l’arbitraire desconvenances. Elle incarne également la franchise dans un monde où tout est dissimulé etoù chaque chose est calculée. C’est justement la critique de l’hypocrisie et les codes de lavie mondaine que nous allons analyser dans cette troisième partie.

C/ Critique de la bourgeoise de façade : Mondanités etHypocrisie

Si l’accent est mis sur les rapports de domination dans les trois films que nous étudions,il apparaît également que Buñuel met en scène une critique nette de l’hypocrisie de labourgeoisie. La bourgeoisie notamment dans Le charme discret qui en fait son thèmecentral, apparaît comme en constante représentation. La scène du Charme discret où lesconvives se retrouvent véritablement sur une scène de théâtre, face à un public, aidés parun souffleur en coulisses assoit définitivement cette idée. Tout n’est que jeu, le bourgeoisen société ne fait que répéter des rituels : celui de l'invitation est suivi de l'apéritif, lui mêmesuivi par le dîner qui se solde généralement par une nouvelle invitation. Les protagonistessemblent prononcer des phrases préconçues ou réciter des formules de politesse commeles répliques d’un texte bien appris. Buñuel se plaît d’ailleurs à opposer cette représentationpermanente qu’est la vie mondaine, aux véritables visages de ses personnages qui sedévoilent au spectateur lorsque ces derniers se retrouvent dans la sphère privée ou biengrâce aux rêves mis en scène comme les révélateurs des désirs cachés des bourgeois.Nous allons donc tâcher à présent d’analyser les éléments critiques de la façade bourgeoiseprésents dans les films de Buñuel à travers deux axes d’étude, tout d’abord la critiquede l’hypocrisie bourgeoise, puis nous nous intéresserons aux règles de la mondanité quipermettent une ritualisation du quotidien.

1- Hypocrisie bourgeoiseDans l’œuvre de Buñuel la mise en avant de l’hypocrisie bourgeoise est une constante,la morale bourgeoise qui condamne de nombreux comportements humains comme lasexualité par exemple qui est un thème récurrent chez Buñuel, semble mise à mal par ceuxqui la prêchent et s’en font les fervents défenseurs en public. Cette hypocrisie peut êtreanalysée selon deux points de vue, tout d’abord celui du décalage entre les paroles et lesactes, mais également celui des revirements d’attitude selon les interlocuteurs en présence.

Quand les actes démentent les paroles

Première partie : Une représentation critique de la bourgeoisie influencée par les conditionsd’entrée de Buñuel dans le champ artistique.

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Les possibilités offertes par le cinéma, notamment en ce qui concerne la simultanéité desimages et des dialogues, sont un outil particulièrement intéressant pour mettre en avantles écarts entre les paroles et les actes des personnages. Dans Le charme discret dela bourgeoisie cette opposition, qui est parallèle à l’opposition sphère mondaine - sphèreprivée est tout a fait frappante. Alors que le spectateur assiste aux véritables prouessesthéâtrales des bourgeois lorsqu’ils entrent en scène dans la société mondaine, il peutégalement visiter les coulisses de l’univers bourgeois que sont les chambres, la cuisine etplus généralement toutes les pièces fonctionnelles de la demeure bourgeoise.

Prenons par exemple l’une des intrigues du Charme discret, celle du trafic de drogueauquel se livrent les trois bourgeois et qui nous est présentée dès la seconde scène. Cetrafic est donc connu du spectateur, ce qui lui permet de mesurer l’écart entre l’attitudeavérée des bourgeois et leur discours autour de ce méfait puni par la loi et réprouvé parla morale bourgeoise. Au cours d’un dîner, le petit groupe est interrompu par l’irruption demilitaires venus faire des opérations de routine, Madame Sénéchal en bonne maitressede maison les invite à se joindre au petit groupe pour l’apéritif. Le temps de patienter lesmilitaires investissent les lieux et se mettent à l’aise 58:

Mme Thévenot :Mais qu’est-ce que vous fumez Colonel ?Le Colonel :De la Marijuana. Vous en voulez ?Mme Thévenot :Oh non merci.Le Colonel :Excellence ?Don Rafael :Certainement pas non,Florence :Moi avec plaisir,Don Rafael : Je n’aurais jamais cru qu’on fumait ainsi dans l’armée. Celle de mon pays

par exemple est d’une austérité remarquable.Le Colonel : La Marijuana vous savez ce n’est rien,M. Thévenot : Non, mais c’est un premier pas vers des choses plus graves. J’ai horreur

des drogués.Don Rafael : Moi aussi, dernièrement six mille marins américains ont été licenciés parce

qu’ils étaient drogués.Malgré l’absence de complexes du colonel qui n’hésite pas à fumer de la marijuana au

milieu de ce salon bourgeois, Monsieur Thévenot et Don Rafael qui se livrent eux-mêmesà du trafic de drogue à grande échelle, ne peuvent s’empêcher de réprouver publiquementle comportement du colonel, de l’armée et des drogués en général. Les réactions des deuxcomplices sont d’ailleurs les plus extrêmes, « certainement pas non » répond fermementRafael, alors que Madame Thévenot appose simplement un refus poli et que Florence danssa franchise naïve accepte « avec plaisir » l’offre du colonel. Monsieur Thévenot quant à luise lance dans un argumentaire moralisateur « c’est un premier pas vers des choses plusgraves » quand lui-même est à l’origine de ces « choses plus graves ». Don Rafael n’hésitepas à comparer la situation avec l’armée de son pays dont l’ « austérité est remarquable »,puis avec celle des Etats-Unis au comportement répréhensible, façon en quelque sortede se dédouaner de tout soupçons en associant son attitude à celle de son pays et enréprouvant celle de ses voisins.

58 Le charme discret de la bourgeoisie, séquence du diner avec les militaires, 49’’50.

La représentation de la bourgeoisie dans les films de Buñuel

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Les exemples fusent en ce qui concerne l’écart entre les paroles et les actes. Dans Lejournal d’une femme de chambre, face à sa femme Monsieur Monteil dément formellementéprouver une quelconque attirance pour Célestine, alors qu’il vient de lui faire des avancestrès osées dans la scène précédente en l’absence de madame. Dans Le fantôme de laliberté lorsque François de Richemont le jeune étudiant qui souhaite ardemment consommerl’amour coupable qu’il partage avec sa tante dans une auberge isolée, il la présente commesa mère à l’aubergiste et du même coup au spectateur qui ne découvre que par la suite,dans l’intimité de la chambre, la véritable identité des deux personnages. Dans ces deuxcas les personnages ont conscience de l’interdit qu’ils transgressent, d’une part l’adultèrede l’autre l’inceste, ils ont donc comme référentiel une morale bourgeoise, à laquelle sembleadhérer Buñuel, mais dont la transgression reste tolérable tant qu’elle n’est pas révélée augrand jour.

Une fois de plus dans Le Fantôme de la liberté, une scène retient notre attention, quantà l’écart entre les actes et les paroles. En rentrant chez elle la jeune Véronique Foucauldconfie à sa mère une enveloppe de photographie qu’un monsieur suspect lui a offert auparc, elle les découvre horrifiée :

Madame Foucauld :Françoise ! Viens ici, où tu as trouvé ça ?Véronique :C’est un monsieur très gentil qui nous les a données.Mme Foucauld :Alors vous la laissez rencontrer n’importe qui ?La Bonne :Madame, moi je n’ai rien vu, je ne savais pas, ce monsieur avait l’air très

sympathique, il nous a même offert des bonbons.Véronique :Oui des bonbons.Mme Foucauld :Et pourtant je vous avais déjà prévenu. Et toi si tu acceptes encore un

cadeau d’un inconnu attention ! Faites-la gouter.La Bonne :Bien MadameMme Foucauld :Ah ! Quelle honte !M. Foucauld :Fais voir.Mme Foucauld :Tu te rends compte ?M. Foucauld :C’est dégoutant mais qu’est-ce qu’on peut y faire ?Mme Foucauld :J’avoue je ne sais plus comment m’y prendre, et pourtant je ne peux

pas la surveiller à chaque instant.M. Foucauld :Viens voir, tu te souviens c’était à Milan, chez tes parents, chez toi.Mme Foucauld : Oui nous étions trop jeune encore…M. Foucauld :Pourtant c’était magnifique. Et toi qui ne voulais pas te…Mme Foucauld :Chut… Véronique va nous entendre.Ils s’embrassent, puis regardent à nouveau les photographies, cette fois-ci face caméra,

il s’agit de photographies de grands monuments.M. Foucauld :C’est invraisemblableMme Foucauld :oh !M. Foucauld :C’est répugnant.Mme Foucauld :oh ! Ça c’est dégueulasse.

Première partie : Une représentation critique de la bourgeoisie influencée par les conditionsd’entrée de Buñuel dans le champ artistique.

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M. Foucauld :Oui, qu’est ce que tu veux c’est notre époque ça.Mme Foucauld :oh !M. Foucauld :Celle-là à la rigueur. Ça c’est obscène ça ! Non ça tu vois peut être pour

les barbus mais pas pour moi. Ah ça non tout de même !Mme Foucauld :Fais voir !M. Foucauld :Non, à quoi bon ?Mme Foucauld :Pourquoi pas ?M. Foucauld :Non.Mme Foucauld : Mais si, mais laisse moi voir. Tu as raison ça vraiment c’est trop fort.La contradiction entre la morale bourgeoise, les convenances et les véritables désirs

des personnages est ici manifeste. Les photographies pornographiques qui représentent enréalité des monuments parisiens émoustillent autant qu’elles scandalisent les Foucauld. Lapremière réaction de Madame Foucauld est de condamner ses images, qui n’auraient pasdû se retrouver entre les mains d’une enfant. Pour ne pas perdre la face et être accuséede laxisme, elle reporte sa colère sur la bonne, qui sera d’ailleurs renvoyée à la fin dela scène. Mais cette scène de réprimande est aussi un moyen d’afficher publiquement lefait qu’elle condamne ces photographies, qu’elle est choquée, outrée, scandalisée qu’unetelle débauche puisse se retrouvée entre ses mains. Le renvoi de la bonne devient alorsle prétexte à un numéro dramatique. Madame Foucauld tient à faire savoir à tous ceux quisont présent qu’elle réprouve le contenu de ces photographies. Mais une fois la bonne et lafillette hors champ la scène prend une nouvelle tournure. On passe de la réaction publiquede Madame Foucauld, de son rôle d’éducatrice qui doit relayer la morale bourgeoise à saprogéniture, à son attitude de femme dans l’intimité d’un couple qui semble bien s’entendre.C’est Monsieur Foucauld qui introduit la nuance, contrairement à sa femme il ne condamneque faiblement les photographies : « c’est dégoutant mais qu’est-ce qu’on peut y faire » dit-il, il évoque ensuite des souvenirs personnels laissant la voie libre à Madame Foucauld quiabandonne alors sa fermeté précédente, pour se laisser aller. Elle ne sera pas jugée par sonmari pour son absence de retenue puisque c’est lui-même qui introduit le sujet. Ils se laissentalors aller à leurs désirs, même si Madame Foucauld reste soucieuse, craignant que leurfille ne les entende. La sexualité, le désir et la passion apparaissent comme réprimés, il esthonteux de s’y laisser aller. Ce relâchement n’est que de courte durée, malgré la curiositéet l’excitation manifestes qu’éprouvent les époux face aux photographies, ils continuentà réprouver oralement ce qu’ils ont sous les yeux. Leur discours sert à dissimuler leurvéritable état d’esprit. Il y a là une véritable hypocrisie des personnages qui condamnentles photographies comme pour se justifier de leur porter de l’intérêt.

Dans cette même scène on voit également que l’attitude des personnages variefortement selon les personnes en présence. Le discours de Madame Foucauld n’est pasle même en fonction de son interlocuteur, ainsi ne tient-elle pas les mêmes propos face àsa bonne, sa fille ou son mari. Nous allons à présent nous pencher sur cette question, etvoir en quoi l’appartenance sociale des personnages en présence conditionne l’attitude desbourgeois envers eux, et en quoi cela est révélateur de l’hypocrisie de la bourgeoisie.

Etiquette et protocole

La représentation de la bourgeoisie dans les films de Buñuel

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2- Les règles de l’entre soiComme le soulignent Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dans Sociologie de labourgeoisie 59, être bourgeois c’est maitriser les codes qui régissent l’ordre interne dela bourgeoisie comme le protocole ou l’étiquette. Selon eux cette codification extrêmedu quotidien qui touche la façon se vêtir, de se tenir ou encore de manger sert à« confondre l’intrus »60, à délimiter les frontières du groupe. Les bourgeois du Charmediscret n’échappent pas à cette règle et chaque manquement aux règles entraine uneréaction et une condamnation univoque du groupe. La première scène qui nous intéresseest celle qui ouvre Le charme discret de la bourgeoisie il s’agit du premier dîner manquédes personnages. Les époux Thévenot accompagnés de Florence ainsi que Don Rafaelarrivent chez les Sénéchal pour dîner, une domestique leur ouvre la porte, mais personnen’est là pour les recevoir61 :

Mme Thevenot : Il n’y a même pas de feu dans la cheminée.M. Thévenot: Et la table n’est pas encore mise.Mme Thevenot : Pourtant il est plus de huit heures.Alice Sénéchal, descend les escaliers en tenue d’intérieur.Don Rafael : Bonsoir chère Alice !Alice Sénéchal : Don Rafael comment allez vous ?Don Rafael : Très bien, je suis ravi de vous revoir.Mme Thevenot : Alice,Alice Sénéchal: Bonsoir, quelle surprise ! Si je m’attendais à vous voir ce soir !Don Rafael : Vous ne nous attendiez pas?Alice Sénéchal: Ah non pas ce soir.M. Thévenot: Pas ce soir ?Alice Sénéchal: Non. Je vous attendais demain comme prévu.Mme Thévenot : Demain ?Alice Sénéchal: Oui.Don Rafael : Mais, Henri nous avait invité pour ce soir. J’en suis sûr.Alice Sénéchal : Ecoutez c’est impossible ! Enfin la preuve c’est qu’Henri n’est pas là

il a dû sortir pour un dîner d’affaires.Don Rafael : C’est très étonnant.M. Thévenot: Mais si, j’étais témoin quand il nous a invités.Don Rafael : C’est impossible de toute façon demain soir je suis pris, je n’aurais pas

pu accepter, j’ai un dîner à l’ambassade de Colombie.Alice Sénéchal: Ecoutez, je ne sais vraiment pas quoi vous dire. Je vous proposerais

bien de partager mon diner, seulement je n’ai vraiment rien de prêt. Je suis vraiment désolée.

59 PINCON, Michel, PINCON-CHARLOT, Monique, Sociologie de la bourgeoisie. La Découverte, 2007.60 Idem61 Le Charme discret de la bourgeoisie, Séquence du diner manqué chez les Sénéchal, 2’’40.

Première partie : Une représentation critique de la bourgeoisie influencée par les conditionsd’entrée de Buñuel dans le champ artistique.

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Mme Thevenot : Mais ne vous excusez pas, ce n’est rien.M. Thévenot : Un petit malentendu.Dans cet extrait on perçoit bien le changement d’attitude soudain des personnages en

fonction des personnes en présence. Au tout début de la scène les Thévenot, critiquentouvertement la façon dont ils sont reçus, la table n’est pas encore mise, il n’y a pas defeu de cheminée, ils condamnent bien entendu un manquement aux convenances et auxrègles de la réception mondaine. Mais lorsqu’Alice Sénéchal fait son entrée le ton despersonnages change, les échanges de politesses et de banalités commencent, on voitapparaître ici la façade mondaine des personnages qui changent de discours lorsque lacible des critiques entre en scène. Le comble de l’hypocrisie est atteint lorsque madameThévenot surenchérit « Mais ne vous excusez pas, ce n’est rien. », de même on peut penser– de par le ton d’Alice Sénéchal et la nonchalance de son attitude – qu’elle non plus n’estpas « vraiment désolée » de ce qui arrive. Dès le départ, Buñuel créé un décalage entreles actes et les discours et montre ainsi au spectateur la mauvaise foi des personnagespourtant supposés être amis. Il introduit par la même occasion une série de convenances quisemblent régir le cérémonial du dîner mondain, l’hôte devrait accueillir ses invités, avoir faitdresser la table, préparé le salon, s’être habillé pour l’occasion. D’autre part, sont égalementintroduits les échanges de politesses qui enrobent le discours des personnages de phrasespréconstruites qui semblent vidées de leur sens lorsqu’elles sont prononcées par eux.

Une autre scène est tout à fait frappante quant à ce revirement de situation. Alorsque leurs invités arrivent pour dîner, les Sénéchal s’enfuient dans le jardin pour se livrerà leurs ébats sexuels, à l’abri des regards, ils ressortent des fourrés débraillés, ébouriffés,des brins de pailles dans les cheveux, et prennent une posture animale pour éviter d’êtrevus par les fenêtres. Quelques minutes plus tard ils redressent leur allure, reprennentleur position de dominant dans la maison, notamment par rapport à la domestique, ets’apprêtent à saluer naturellement leurs invités. Ces derniers ce sont enfuis pris de paniquepar l’absence prolongée de leurs hôtes, c’est donc l’évêque, qui avait été reçu quelquesminutes auparavant par la domestique qui sonne à la porte habillé en jardiner62 :

L’évêque :Bonjour, Madame Sénéchal, Monsieur Sénéchal, Je suis MonseigneurDufourt l’évêque de votre diocèse. J’aurais voulu vous parler.

M. Sénéchal :Qu’est-ce que vous dites ?Inès : C’est vrai Monseigneur est venu il y a un moment, je l’ai fait entrer, il m’a dit que…M. Sénéchal : Mais de qui se moque-t-on ici ? Voulez vous me foutre le camp ! Allez,

allez, dehors ! Et vous, qu’est-ce qui vous prend ? Vous laissez entrer n’importe qui ?Inès :Monsieur m’a dit qu’il était évêque.Mme Sénéchal : Et vous l’avez cru?M. Sénéchal : Inès, quand nous ne sommes pas là méfiez vous des inconnus.Mme sénéchal : Que cela soit dit une fois pour toute.Inès : Bien Madame.L’évêque, sonne une seconde fois, mais cette fois-ci dans sa tenue d’ecclésiastique.L’évêque : Bonjour. Vous voyez, vous me croyez maintenant ?M. Sénéchal : Je ne comprends pas.

62 Le charme discret de la bourgeoisie, séquence de la première rencontre avec l’évêque, 23’’54.

La représentation de la bourgeoisie dans les films de Buñuel

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Mme Sénéchal : Nous sommes confus.L’évêque : Ce n’est rien, ce n’est rien.M. Sénéchal : Vous voudrez bien nous pardonner ?L’évêque : Je vous pardonne bien volontiers, ce n’est pas bien grave.M. Sénéchal : Si vous voulez bien vous assoir.L’évêque : Merci, pardon. Chère Madame ne vous ai-je pas déjà rencontrée ?Mme Sénéchal : C’est bien possible.M. Sénéchal : Et que nous vaut l’honneur de votre visite ?L‘évêque : Oh c’est très simple je voudrais être votre jardinier.M. Sénéchal :Je vous demande pardon ?L’évêque :Votre jardinier, m’occuper de votre jardin, des légumes, des fleurs, de la

pelouse, vous avez besoin d’un jardinier n’est-ce pas ?M. Sénéchal :Ah oui, oui, en effet oui,L’évêque :Alors voilà, je sollicite ce poste.Mme Sénéchal :Enfin Monseigneur vous n’allez pas…L’évêque :Ne vous étonnez pas, chère madame, vous savez l’Eglise a beaucoup

changé. Vous avez entendu parler des prêtres ouvriers ?Mme Sénéchal :Oui.L’évêque :Et bien c’est la même chose pour les évêques.On voit apparaître ici l’importance accordée à la présentation de soi, à l’apparence qui

permet l’identification des individus par le groupe. Face à l’évêque-jardinier qui apparaîtpar conséquent comme un usurpateur, les Sénéchal n’ont aucun égard ni scrupule, ils lemettent à la porte sans manière et en profitent pour asseoir une nouvelle fois leur positionen réprimant durement la domestique. En revanche lorsque l’évêque apparaît dans satenue d’ecclésiastique, les époux changent radicalement d’attitude et le reçoivent avec leshonneurs dus à son rang, « voulez-vous bien nous pardonner ? », « Que nous vaut l’honneurde votre visite ? ». Il y a dans cette scène une double référence : la première est qu’aux yeuxdes bourgeois c’est bel et bien l’habit qui fait le moine, l’évêque vient de faire les frais deson manquement, pour être reconnu il faut être reconnaissable, les règles de l’apparencesont ainsi très strictes. La seconde est une référence ironique à la leçon biblique donnéepar Jésus à Saint Thomas : « heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru. 63», elle estdirectement mise en cause par l’évêque « Vous voyez, vous me croyez maintenant ? ». Ilest intéressant de voir que les Sénéchal ne peuvent concevoir qu’un évêque troque son rôled’ecclésiastique contre celui de jardinier, il est inconcevable qu’une personne qu’ils traitenten égal, se rabaisse au niveau de la classe ouvrière. Il y a une confusion des rôles quirend la position de l’évêque ambigüe tout le long du film, lors d’un énième dîner MadameSénéchal sollicite l’aide de monseigneur Dufourt le considérant sans doute comme l’un desprotagonistes les plus proches du rang de domestique, elle le réprimande sévèrement avantde se rétracter subitement64 :

63 Bible de Jérusalem, Saint Jean 20, 19-3164 Le charme discret de la bourgeoisie, séquence du diner avec les militaires, 49’’02.

Première partie : Une représentation critique de la bourgeoisie influencée par les conditionsd’entrée de Buñuel dans le champ artistique.

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Mme Sénéchal :Excusez-moi, Monseigneur vous pourriez nous donner un coup demain, il faudrait ajouter des chaises.

L’Évêque :A votre service MadameMme Sénéchal :Mais pas ces chaises là !L’Évêque :Ah bon je vais en chercher d’autres alors,Mme Sénéchal :Monseigneur ! Ça ira, ça ira.La position de l’évêque n’est pas stable, son double statut met en évidence

l’ambivalence du comportement bourgeois, qui varie en fonction de l’interlocuteur, de saposition sociale dans l’échelle des dominants-dominés. Il y donc bien une frontière nettequi sépare la bourgeoisie du reste de la société mais les frontières de cette classe nesont connues que de l’intérieur, des frontières qui sont en perpétuelle redéfinition et quifonctionnent précisément par un phénomène « d’agrégation ou de ségrégation »65. C’est cequ’on constate dans Le charme discret à l’échelle du groupe des six bourgeois, l’évêqueest situé à cette frontière. Or si les frontières sont uniquement connues de l’intérieur onpeut alors affirmer que c’est nécessairement un œil expert ou interne qui représente ce« charme » justement « discret » de la bourgeoisie. C’est tout l’enjeu de notre seconde partie.

65 PINCON, Michel, PINCON-CHARLOT, Monique, Sociologie de la bourgeoisie. La Découverte, 2007.

La représentation de la bourgeoisie dans les films de Buñuel

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Deuxième partie : Une perception internede la bourgeoisie, expression d’unhabitus de classe.

La représentation de la bourgeoisie dans les films de Buñuel est manifestement soumiseaux contraintes du champ artistique qui poussent l’auteur à se référer au modèle qui luia valu la reconnaissance. Dans le cas de Buñuel, ces contraintes correspondent à cellesdu surréalisme, un mouvement qui se veut particulièrement critique de la bourgeoisie. OrBuñuel lui-même est issu de cette bourgeoisie, il doit ainsi exercer un œil critique sursa propre classe et ses propres valeurs. Comment concilier des exigences critiques dusurréalisme avec l’habitus de classe de Buñuel ? S’il y a critique de la bourgeoisie, c’estbien parce que Buñuel parvient à prendre du recul sur sa propre origine social. Mais cettemise à distance peut-elle être totale ? N’y a-t-il pas nécessairement dans la peinture de sapropre classe, l’expression d’un habitus de la part de l’auteur ?

Notre seconde partie est ainsi consacrée à la recherche d’éléments qui viendraientétayer notre hypothèse : en représentant la bourgeoisie à laquelle il appartient, Buñuelexprime son propre habitus de classe. La bourgeoisie dépeinte dans les trois films que nousanalysons serait alors perçue de l’intérieur, offrant une dimension particulière à la critiquesociale que nous avons analysé précédemment.

Nous reviendrons ainsi dans un premier temps sur la nature de cette critique, puis nousnous intéresserons, aux éléments de représentation qui ne sont pas mis en avant mais quicorrespondent cependant à une réalité sociale, et enfin nous confronterons la représentationde la bourgeoisie avec celle du populaire afin de déterminer si celle-ci n’est pas justementcaricaturale face à la pertinence de la peinture de la classe bourgeoise.

A/ Buñuel, bourgeois malgré luiLe surréalisme a exigé de Buñuel une rupture avec ses origines bourgeoises tant danssa façon d’appréhender le monde que dans son art. Afin d’entrer dans le champ artistiqueet de s’y maintenir, il a du pendant longtemps convaincre de son adhésion au rejet de sapropre culture. Malgré cette application, il semblerait que Buñuel ne se soit pas entièrementlibéré de son habitus bourgeois. Voyons quels sont les signes dans la représentation de labourgeoisie qui viendrait corroborer ces propos.

1- Une critique à nuancer

Critique de Fond ou de forme ?

Deuxième partie : Une perception interne de la bourgeoisie, expression d’un habitus de classe.

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Revenons sur la nature de la critique que nous avons analysée en première partie. Nousavons relevé deux axes de lecture, le premier concernait la domination mais celle-ci n’étaitpas mise en question du point de vue de la société dans son ensemble, seulement du pointde vu des bourgeois, qu’ils soient dominants ou dominés. Cette critique ne remettait pas encause le bien fondé de la place des bourgeois en haut de l’échelle sociale, mais uniquementla façon dont cette domination s’exprimait, c'est-à-dire par la violence et la condescendance.Notre second axe portait sur la façade mondaine des bourgeois et plus généralement sur lacodification extrême de leur vie sociale et de leur quotidien. Une fois de plus, ce n’était pasune remise en cause profonde de la place du bourgeois dans la société mais une critiqueuniquement portée sur les rituels bourgeois. Le comique et l’absurde qui permettent demettre en avant ces détails, laissent à penser que Buñuel les considère superflus et dénuésde sens, mais c’est bien en évoluant dans un univers bourgeois qu’il peut remettre en causeles codes qui régissent l’ordre interne de la classe qu’il dépeint. Il y a donc bel et bien unecritique qui porte plus sur la forme que sur le fond. Ce n’est pas la bourgeoisie elle-mêmequi est remise en cause mais son fonctionnement interne. On voit donc ainsi apparaître,y compris dans la critique, l’expression d’un habitus bourgeois de la part de l’auteur. Il y acertes une remise en cause et une nécessaire mise à distance de l’habitus bourgeois del’artiste comme producteur, mais cette mise à distance confirme justement l’appartenancede Buñuel à un milieu bourgeois.

Une critique sociale et sa remise en causeEn nous penchant plus particulièrement sur la dimension sociale accordée à lareprésentation de la bourgeoisie de Buñuel, on s’aperçoit que ce sont les critiques qui ont leplus souvent prêté les caractéristiques d’une critique sociale à ses films. Un des exemplesles plus commentés en matière de critique sociale est la marche silencieuse des bourgeoisdu Charme discret de la bourgeoisie, elle a souvent été perçue comme une métaphore dudéclin d’une classe qui aurait perdu son « destin historique »66 ou encore d’une classe quiserait « en sursis 67», en route vers sa propre extinction. On peut cependant relever desindices qui viennent fragiliser de telles analyses, Marie Claude Taranger souligne justementl’ambigüité de cette scène dans le déroulement du film :

« Dans Le Charme discret, les faits essentiels sont fondamentalement contradictoires.Double leitmotiv du repas et de la route : il s’agit pour les “bourgeois” de manger et d’avancer.Le repas ne cesse d’échouer, mais il ne cesse pas non plus de progresser et c’est sur lacollation finale de Raphaël que se conclut la série thématique. Frustration ou satisfaction ?Echec ou progrès ? Lequel de ces deux termes contradictoires […] faut-il privilégier ?Question d’autant plus indécidable que la répétition de la marche, qui n’est ni un échec niun progrès, ajoute encore un troisième terme. »68

L’analyse d’une classe en déclin n’est donc pas si évidente, à la fin du film les bourgeoiscontinuent à progresser. L’extermination finale de la bourgeoisie dans la scène de fusilladeaurait pu apporter une réponse définitive à ces interrogations, mais elle est complètementannulée par la scène suivante qui indique au spectateur qu’il ne s’agissait que d’un rêve deRafael. Il semble qu’il y ait une critique violente amorcée mais qui est immédiatement suiviepar sa remise en cause, habilement menée par l’incorporation du rêve dans les films. Cette

66 PEREZ TURRENT, Tomas, DE LA COLINA, José, Conversations avec Luis Buñuel. Cahier du cinéma, 2008.67 TARANGER, Marie-Claude, Luis Buñuel le jeu et la loi. Presses universitaires de Vincennes, 1990.

68 TARANGER, Marie-Claude, Luis Buñuel le jeu et la loi. Presses universitaires de Vincennes, 1990, p.221.

La représentation de la bourgeoisie dans les films de Buñuel

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ambigüité est alimentée par l’absence de prise de position de la part de Buñuel quant à sareprésentation de la bourgeoisie dans ses films, Marie-Claude Taranger en cite un exemple :

« Le journaliste : “Le Charme discret de la bourgeoisie. Vous en voulez particulièrementà la bourgeoisie ? ”

Luis Buñuel : “À ça je ne veux pas répondre… Ce serait faire une déclaration, et j’aitoujours refusé d’en faire. ” »69

L’absence constante de prise de position de Buñuel dans le discours est un signe dela tension catalysée par la représentation de la bourgeoisie, elle est située à la frontière deson habitus de classe et de son habitus d’artiste. Ne pas prendre position c’est aussi ne pasavoir à choisir entre l’un et l’autre et continuer à les concilier sans être rejeté par la sphèreartistique ou la sphère bourgeoise.

2- Les référentiels bourgeois d’un surréaliste

PrésupposésNous avons déjà évoqué les origines sociales de Buñuel, il est issu d’une famille bourgeoise,il a reçu une éducation religieuse, et c’est son parcours dans le monde artistique qui estvenu remettre en cause cet héritage. En choisissant de représenter la bourgeoisie il ne faitpas que répondre à une exigence surréaliste, il dépeint également un milieu qu’il connaitbien. La sociologie de la bourgeoisie que nous allons utiliser pour analyser les films peutégalement nous servir à émettre une série de présupposés concernant Buñuel. On peuttout d’abord supposer que la bourgeoisie mise en scène dans ses films est la bourgeoisietelle que Buñuel a pu la percevoir de l’intérieur, cela expliquerait alors son attachement àdénoncer la place de l’enfant dans l’univers bourgeois, mais aussi l’association étroite duclergé avec les familles bourgeoise qui apparaît dans les trois films étudiés.

Les sociologues de la bourgeoisie s’accordent sur un point précis : le fait que lesfrontières de la bourgeoisie ne soient connues que de l’intérieur. Pour dépeindre un groupede bourgeois avec la précision socio-historique qu’on accorde à Buñuel, il faut bel et bienqu’il soit lui-même en mesure d’en identifier les frontières.

On présuppose également que Buñuel utilise des référentiels bourgeois en plus deréférentiels surréalistes, pour dénoncer les dérives bourgeoises ou au contraire les atténuer.C’est une nouvelle fois Marie-Claude Taranger qui opère une classification tout à faitpertinente sur les indices de positivité et de négativité concernant les conduites despersonnages, elle relève à ce propos une confusion des valeurs qui empêche de détermineravec précision, le parti pris de l’auteur dans les films. Elle analyse :

« S’agissant du trafic de drogue (où même de l’adultère) dans le Charme discret de labourgeoisie, ou encore le masochisme du chapelier du Fantôme de la liberté, il peut semblerhors de doute que Buñuel, en montrant ces conduites, les “stigmatise” ; la référence à lamorale ordinaire paraît ici pouvoir fonctionner sans faillir. La condamnation paraît tout aussiclaire lorsqu’il s’agit de la torture, de l’arrestation de la jeune Mirandaise dans le Charmediscret de la bourgeoisie, ou de la façon dont sont traités dans Le Fantôme de la liberté, lesenfants, les domestiques et les manifestants ; la référence se fait ici à une pensée critiquemais elle semble s’imposer. Et avec d’autant plus de netteté que du tribunal bourgeois et du

69 Interview de Luis Buñuel dans France soir, cité par Marie-Claude Taranger in Luis Buñuel le jeu et la loi. Presses universitairesde Vincennes, 1990, p.197.

Deuxième partie : Une perception interne de la bourgeoisie, expression d’un habitus de classe.

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tribunal critique, les verdicts ici sont les mêmes : par exemple l’adultère et la violence sontle fait des mêmes personnages, dont la condamnation est donc redondante. »70

Il y a une ambivalence permanente quant à la perception de la bourgeoisie, certainscomportements bourgeois sont jugés de façon négative, témoignant par conséquent d’unregard critique et distancié de la part de Buñuel sur la bourgeoisie, mais d’autres amènentdes « indices de positivité » comme l’escapade des Sénéchal qui se présente « comme letriomphe de la passion sur la bienséance »71 ou encore « l’amour des personnages pour lesanimaux ». Comme l’indique Marie-Claude Taranger, ce sont aussi des bourgeois qui vontvenir dénoncer la dictature de Miranda auprès de Don Rafael, ou encore tenir des propos àl’encontre des militaires, Buñuel partage ainsi des valeurs positives avec ses personnages,de cette façon il ne les condamne jamais entièrement.

La rencontre des champs : don de l’artiste ou capital culturel ?Outre cette ambigüité entre valeurs positives et négatives, Buñuel s’emploie à rejeter lesréférences culturelles faites par les critiques à son travail, or comme nous le rappelleBourdieu dans son article Mais qui a créé les créateurs 72, penser que l’artiste ne doit sontalent qu’à un « don » naturel, quasi mystique, c’est oublier « que l’une des propriétés lesplus fondamentales des champs de production culturelle réside précisément dans le fait queles actes qui s’y produisent enferment la référence pratique (parfois explicite) à l’histoiredu champ »73. On voit une fois de plus apparaître la tension entre l’habitus de l’artiste quiévolue dans le champ artistique et se doit donc de croire à l’unicité de son talent, et celuide son habitus social qui puise ses références dans ses racines culturelles.

Ainsi Buñuel dira « Je déteste faire des “films d’art” dans lesquels je mettrais desréférences picturales »74 ou encore « Je ne cherche pas l’exemple des peintres. C’est uncliché, Buñuel cinéaste espagnol influencé par Goya et Velasquez et même par la corrida.Ce qui est proprement espagnol a du avoir une influence dans ma vie, d’accord, mais si dansun film il y un élément qui peut apparaitre comme une citation culturelle, je le supprime. »75.Il semblerait cependant que les références culturelles et les clins d’œil aux initiés soientnombreux dans ses films ; Marie-Claude Taranger en propose plusieurs exemples. DansLe charme discret de la bourgeoisie la scène du « brigadier sanglant » présente un certainnombre de parallélismes avec l’histoire de la « nonne sanglante » racontée par M.G Lewisdans son roman Le Moine 76. Dans Le fantôme de la liberté, les aventures entrecroiséesde l’auberge77, des moines jouant au poker, fumant et buvant dans la chambre d’une jeunefemme, un chapelier exhibitionniste, un jeune homme tentant de parvenir à ses fins avec savieille tante, ne sont pas sans évoquer les péripéties du vaudeville. Nous sommes face à desbourgeois et des ecclésiastiques tournés en ridicule dans de courtes scènes qui répondentà une unité de temps et de lieu. Marie-Claude Taranger fait plus particulièrement référence

70 TARANGER, Marie-Claude, Luis Buñuel le jeu et la loi. Presses universitaires de Vincennes, 1990, p.227.71 TARANGER, Marie-Claude, Luis Buñuel le jeu et la loi. Presses universitaires de Vincennes, 1990, p.225.

72 BOURDIEU, Pierre, « Mais qui a créé les créateurs ? » in Questions de sociologie, Editions de minuit.73 Idem

74 PEREZ TURRENT, Tomas, DE LA COLINA, José, Conversations avec Luis Buñuel. Cahier du cinéma, 2008, p.203.75 Idem p.294.76 Cf.TARANGER, Marie-Claude, Luis Buñuel le jeu et la loi. Presses universitaires de Vincennes, 1990, p71.77 Idem p.73.

La représentation de la bourgeoisie dans les films de Buñuel

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à la pièce de Feydeau L’Hôtel du libre-échange qui présente des ressemblances tout à faitfrappantes78 avec l’auberge du Fantôme. Enfin, les amours interdites de François et sa tantesemblent arborer les caractéristiques d’un conte de fée : lorsque François découvre le corpsnu de sa vieille tante il découvre celui d’une jeune fille, comme si le héros était « récompenséd’avoir aimé la laideur » et que « la grenouille » se transformait « en belle princesse »79.

La séquence d’ouverture du Fantôme renvoie également à des références littéraire ethistorique ; un texte se superpose à l’image pour nous indiquer que l’action se déroule« à Tolède en 1808, pendant l’occupation de la ville pas les troupes napoléoniennes» etqu’ « elle s’inspire d’un conte de Gustavo A. Becquer, poète romantique espagnol. ». Lesréférences historique et littéraire sont ainsi explicites, de plus, elles renvoient aux originesespagnoles du réalisateur. Dans cette séquence Buñuel a également intégré une référencepicturale implicite au tableau de Francisco Goya El tres de mayo ; des paysans espagnolssont abattus à bout portant par des soldats napoléoniens. D’autres références sont plusponctuelles comme celle faite à Saint Thomas par l’évêque lors de sa rencontre avec lesSénéchal.80

Si toutes ces références ne sont que secondaires pour notre analyse de lareprésentation de la bourgeoisie, elles prouvent néanmoins l’importance du capital culturelde Buñuel et viennent souligner la contradiction entre l’artiste comme sujet social et lacroyance en la mysticité de l’artiste comme créateur. Nous avons parlé ici de référencesexplicites à des matériaux culturels, mais ce qui va nous intéresser à présent, ce sontles références implicites à la culture bourgeoise telles qu’elles nous sont décrites parPinçon, Pinçon Charlot et Le Wita, dans leurs analyses sociologique81 et anthropologique82.Tâchons donc de repérer les détails qui dans la représentation de la bourgeoisie traduisentl’expression d’un habitus de classe de la part de l’auteur.

B/ Une classe discrète sous le feu des projecteursDans son analyse anthropologique de la culture bourgeoise83, Beatrix Le Wita insiste sur lavocation de la bourgeoisie à rester discrète dans la société. La bourgeoisie se caractérisepar sa perduration dans le temps aux sommets de la société, permise par le caractèreinsaisissable de sa nature. Elle ne se définirait ainsi que de l’intérieur, par le partage d’uncertain nombre de pratiques qui ne seraient connues que par ses propres membres. Enportant à l’écran « le charme discret de la bourgeoisie » Buñuel transgresse cette règle d’orde la discrétion, mais trahit également sa propre appartenance au milieu. Voyons à présentquels sont les signes de l’expertise de la bourgeoisie de Buñuel dans ses films.

78 Cf. TARANGER, Marie-Claude, Luis Buñuel le jeu et la loi. Presses universitaires de Vincennes, 1990, p.78-83.79 Idem, p.225.80 « Vous voyez vous me croyez maintenant »81 PINÇON, Michel, PINÇON-CHARLOT, Monique. Sociologie de la bourgeoisie – 3e éd. Paris : La Découverte, 2007.82 WITA, Beatrix. Ni vue ni connue : approche ethnographique de la culture bourgeoise. Paris : Maison des sciences de

l’homme, 1988.83 WITA, Beatrix. Ni vue ni connue : approche ethnographique de la culture bourgeoise. Paris : Maison des sciences de l’homme, 1988.

Deuxième partie : Une perception interne de la bourgeoisie, expression d’un habitus de classe.

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1- Expertise du dîner mondainLe dîner mondain est le thème central du Charme discret de la bourgeoisie, il est sanscesse répété et toujours manqué, soit pour cause de malentendus soit par l’interventiond’éléments perturbateurs comme l’intrusion des militaires ou des policiers. Mais à chaquefois le rituel est le même, tout commence par une invitation qui donne lieu à la réceptionqui elle-même débute par un cocktail suivi du dîner et d’une nouvelle invitation. Le dînerlui-même est soumis à une hiérarchie précise : les invités une fois placés à table se voientoffrir l’entrée puis la viande garnie et ainsi de suite. On voit apparaître dans cette répétitionla codification extrême de l’évènement.

Le dîner apparaît comme un moyen pour les six bourgeois de maintenir des relations,qui peuvent paraître superficielles aux vues des sujets de conversations, mais qui sontaussi le prolongement de relations d’intérêts professionnels pour les trois hommes. L’enjeud’un tel rituel est donc bien de maintenir les liens au sein d’une classe où les individus sereconnaissent et s’entraident dans une optique « collectiviste »84.

Il est évident que Buñuel met en avant l’importance de ce moment de socialisationpour la bourgeoisie. La récurrence du motif et sa déclinaison infinie, traduisent une réflexionde l’auteur autour de cette thématique. C’est sans doute en expérimentant lui-même cetterépétition du rituel qu’il a pu mener de telles réflexions. Il admet d’ailleurs puiser soninspiration dans sa propre expérience :

[À propos du Charme discret de la bourgeoisie] « J’ai utilisé quelques anecdotesréelles, vécues par des amis, ou personnelles. Par exemple il y a cet épisode authentiqueoù les personnages arrivent au restaurant commandent à dîner et découvrent que dansl’autre pièce il y a une veillée funèbre : le patron du restaurant vient de mourir. » 85

S’il se rit de la codification extrême du dîner mondain, il n’en demeure pas moinsque Buñuel le dépeint avec force détails. Prenons par exemple la scène de « défécationcollective » du Fantôme de la liberté 86 . Cette scène est intéressante pour notre analyse carmalgré l’inversement de la défécation avec le dîner, les codes de la réception mondaine sontmaintenus. À leur arrivée les invités sont reçus par la domestique qui retire leurs manteaux.Avant de pénétrer dans le salon, lieu de la réception, le professeur et sa femme prennentsoin de se recoiffer devant la glace, soucieux de leur présentation physique. Ils sont alorsreçus par l’hôtesse qui n’omet pas de faire les présentations avec la troisième invitée. S’ensuit alors une série de salutations entre les hôtes. La maîtresse de maison prend en chargele déroulement du dîner et place les invités autour de la table. Ces derniers attendentl’autorisation de l’hôtesse pour finalement s’asseoir. Ce sont les hôtes qui imposent lerythme du dîner et lancent les sujets de conversations87 :

Charles :Avant-hier nous sommes allés à l’opéra voir Tristan et Iseult.Elisabeth :Et c’était bien ?L’Hôtesse :Admirable. La Carlotta Etelicci était déchirante. Quelle voix quelle présence

c’est dommage qu’elle ait un peu grossit. Une cigarette ?

84 La tension entre l’individualisme revendiqué par l’idéologie bourgeoise et son collectivisme de fait est souligné par Pinçonet Pinçon-Charlot dans Sociologie de la bourgeoisie.

85 PEREZ TURRENT, Tomas, DE LA COLINA, José, Conversations avec Luis Buñuel. Cahier du cinéma, 2008, p.349.86 Le Fantôme de la liberté, séquence de la défécation collective, 52’’57.87 Idem

La représentation de la bourgeoisie dans les films de Buñuel

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Mme Calmette :Vraiment pas.Elisabeth :Volontiers merci.L’Hôtesse :Et votre voyage en Espagne à propos ?Il est intéressant de noter le type de sujets admis à table, Charles et son épouse

évoquent une sortie culturelle à l’opéra, haut-lieu de la culture légitime. L’hôtesse livre sesimpressions sur la prestation sans tarir d’éloges, il semble effectivement bienvenu d’avoirce type de conversation en société. Elle propose ensuite une cigarette à ses invités - àdéfaut bien entendu de la nourriture qui est bannie de cette table - puisque c’est elle qui estchargée de mettre à l’aise ses invités et de veiller à ce qu’ils ne manquent de rien. Enfinc’est le voyage du professeur en Espagne qui est évoqué, ce qui traduit l’intérêt porté parl’hôtesse à ses invités, et sa parfaite connaissance de leurs dernières activités. Dans lasuite de la scène la parole restera le monopole des hommes, donnant lieu à une longuetirade scientifique du professeur, commentée par Charles, sur les déchets corporels, lesfemmes se contentant de leur donner la réplique. Dans le rituel du dîner mondain, ce genrede banalités ou de mondanités ont tout autant d’importance que le dîner lui-même. Dansla représentation du dîner bourgeois faite par Buñuel, transparaît fortement l’importancede celui-ci entant que pur moment de sociabilité. On dénote également la minutie de sondéroulement, étape par étape, hôtes et invités tenant un rôle bien précis dans les deux cas.

Au-delà de ce que Buñuel entend mettre en scène, c'est-à-dire l’arbitraire desconvenances, il présente les caractéristiques du dîner mondain avec des détails que seulun initié peut connaitre.

2- La place de la femmeLe rôle de la femme dans la culture bourgeoise fait partie des éléments qui ne sont paspointés du doigt par Buñuel mais pourtant bien représentés dans ses films. La femmesemble cantonnée à deux rôles : celui d’objet sexuel et celui de maîtresse de maison.

La femme, « cet obscur objet du désir » 88

La femme dans les films de Buñuel est généralement représentée comme l’objet du désirmasculin, venant illustrer l’intérêt des surréalistes pour « l’amour fou89 », mais cela peutavoir pour conséquence de la réduire à ce seul pouvoir d’attraction dans le paysage dépeintpar Buñuel. C’est notamment le cas lorsqu’elle est l’héroïne principale du film, à l’image deBelle de jour 90, de Tristana 91, ou de Conchita la double héroïne de Cet obscur objet dudésir qui sont au cœur d’une intrigue passionnelle et charnelle.

Dans les films que nous analysons cette caractéristique attribuée à la femme estégalement présente. Célestine en est l’exemple le plus probant. En arrivant au service deMonsieur Rabour, Célestine s’attire les grâces de tous les hommes alentours, aucun n’yéchappe, Monsieur Monteil, Joseph, le voisin, y compris Monsieur Rabour, qui transfère sonfétichisme sur ses femmes de chambre, succombent au charme de Célestine. Ce succès

88 Titre d’un film de Buñuel sorti en 1977.89 L ‘amour fou était considéré par les surréalistes comme un état mental purement surréaliste dans la mesure où il surpassait lescontraintes morales pesant sur l’individu.90 BUÑUEL, Luis, Belle de jour, 1967, 101’’.91 BUÑUEL, Luis, Tristana, 1970, 105’’.

Deuxième partie : Une perception interne de la bourgeoisie, expression d’un habitus de classe.

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rencontré auprès des hommes va de pair avec une hostilité de force équivalente auprèsdes femmes, Madame Monteil ne cache pas sa jalousie à son mari et se sent menacée parla tenue vestimentaire de Célestine.

À l’extrême opposé de la sensualité de Célestine, Madame Monteil représente lafrigidité bourgeoise, se refusant, de notoriété publique à son mari. Elle semble prisonnièrede sa rigidité morale, et de son éducation religieuse. Dans ce contexte, la bourgeoiseapparaît comme un être asexué, purement moral et s’oppose à la fraicheur et à la légèretéd’une Célestine en harmonie avec son corps. En maîtrisant ses charmes et en anticipantleur pouvoir sur les hommes, Célestine acquiert une forme de domination sur eux, unedomination que Madame Monteil ne semble pas revendiquer, son domaine de compétenceétant délimité par les coutumes de sa classe : elle règne en maître sur sa demeure et sonpersonnel.

Il est d’ailleurs fréquent que les femmes en tant qu’objet du désir n’appartiennent pasà la bourgeoisie, ce sont souvent des domestiques comme Conchita92 ou des jeunes fillesdésœuvrées comme Tristana qui vont déclencher les passions des bourgeois et les amenerà se dérober aux règles de leur classe.

Les bourgeois du Charme discret et du Fantôme de la liberté semblent échapper à cetterègle. Buñuel met en scène dans ce film plusieurs amours passionnelles entre bourgeois,celui des époux Foucauld, celui des Sénéchal ou encore l’amour adultère entre Don Rafaelet Madame Thévenot. Ces indices de positivité, s’opposent totalement aux désirs brutaux ouinexistants des époux Monteil du Journal d’une femme de chambre. On voit donc apparaîtreune nuance intéressante dans la représentation de la bourgeoisie entre les trois films. Dansles plus récents, la bourgeoisie reprend un visage humain et attendrissant – même si cevisage est réservé à la sphère privée – dans le Journal, il n’y a aucun indice de positivitémême le désir de Monsieur Monteil est négatif puisqu’il donne lieu au viol d’une domestiqueet - peut-être ? - au meurtre d’une fillette.

La femme, maîtresse de maison et du capital symboliqueLorsqu’elle n’est pas représentée au cœur d’une passion amoureuse ou comme l’objetdes convoitises masculines, la femme est associée à l’univers domestique. Nous laissonsici de côté les femmes de chambre et employées de maison pour nous intéresser plusparticulièrement au rôle tenu par la bourgeoise dans sa demeure.

La position de Madame Monteil est symbolique de la place réservée à la femme dans lasociété bourgeoise. Lorsque Célestine arrive au service des Monteil, c’est Madame Monteilqui lui fait faire le tour du propriétaire, prenant soin de lui indiquer les règles de la maison,« on se déchausse dans le salon », « ici on ne juge pas convenable que les femmes separfument ». Chaque objet est présenté à Célestine dans le détail et les tâches ménagèresstrictement réparties : « Ça vous n’y touchez pas, c’est moi qui m’en occupe. ». C’est ellequi a engagé Célestine au service de son père. Elle est donc en charge de son intérieur,elle coordonne son personnel, anticipe les besoins de chacun, et gère en tout point la vie desa demeure. Mais si elle semble accomplir cette tâche avec application, on peut pourtantsupposer qu’elle y a été assignée d’office et que son rôle est le fruit d’un habitus bourgeoisoù la femme est nécessairement responsable de la gestion des tâches domestiques.

Ce tour du propriétaire révèle une autre dimension de la position de la femme : elleest en charge du capital symbolique de la famille. Au fur et à mesure que la visite avance,Madame Monteil commente sans en avoir l’air, la richesse et la rareté des objets d’arts qui

92 Héroïne de Cet obscur objet du désir

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composent son intérieur : « Faudra bien faire attention à ça ma fille, c’est très fragile. Monpère y tient beaucoup et ça coute très cher. », « C’est un tapis de Chine très précieux », « àpropos je vous recommande aussi cette lampe, faites y très attention, si le globe se casse,on ne peut le remplacer qu’en Angleterre. ». Chaque objet a une signification bien précise,qui en fait une richesse tant économique que symbolique.

Le capital social est également un capital symbolique laissé à la charge de la femme.Comme nous le disent Pinçon et Pinçon-Charlot, ce capital social est entretenu à traversles dîners et réceptions, qui sont le fait de la maîtresse de maison. Le charme discret dela bourgeoisie offre de nombreux exemples de la gestion de ce capital à travers le dînermondain. Prenons par exemple, l’un des dîners organisés par les Sénéchal93 :

Mme Sénéchal : Rafael vous pourriez venir un moment ? Permettez-moi de vousprésenter Don Rafael Acosta ambassadeur de la République de Miranda. MonseigneurDufourt.

Don Rafael : Monseigneur.L’Evêque : Excellence.Mme Sénéchal :Nous n’allons pas tarder à passer à table, en attendant je vous sers

quelque chose ?L’Evêque : Exceptionnellement je prendrai bien un peu de Whiskey, mais très peu avec

du soda.Mme Sénéchal :Rafael ?Don Rafael :Rien merci.[…]Servante :Madame est servie.Mme Sénéchal :S’il vous plait nous pouvons passer à table.Elle place les convives, les hommes tirent les chaises pour les femmes et s’assoient

en dernierMonseigneur je vous en prie.L’Evêque :Après vous madame, je n’en ferais rien.Mme Sénéchal :Alors Rafael à vous l’honneur.Don Rafael :Si vous y tenez.On sonne à porteM. Sénéchal :Mais qui peut venir à cette heure-ci ?Mme Sénéchal :Rosalie, allez ouvrir je vous prie.Le Colonel :Mesdames messieurs bonsoir, veuillez nous excuser,M. Sénéchal :Mais que ce passe-t-il ? Je ne vous attendais que demain.Le Colonel :Les manœuvres ont été avancées d’un jour.M. Sénéchal :Colonel vous vous rendez compte vous arrivez à l’improviste et je…Le Colonel :Je suis sincèrement désolé croyez bien que ce n’est pas ma faute.M. Sénéchal :Ce soir justement nous avions des invités.

93 Le charme discret de la bourgeoisie, séquence du dîner avec les militaires, 46’’15.

Deuxième partie : Une perception interne de la bourgeoisie, expression d’un habitus de classe.

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Mme Sénéchal :Je suppose que vous n’avez pas dîné ?Le Colonel :Non Madame.Mme Sénéchal :Ecoutez, si vous m’accordez cinq minutes je vais voir ce que je peux

faire, en attendant vous pourriez peut être prendre un verre et faire connaissance avec nosamis.

Le Colonel :Avec plaisir.En tant qu’hôtesse, Madame Sénéchal se doit de présenter ses invités, qui ont bien

sûr été soigneusement choisis préalablement, les uns aux autres. Les présentations ne sefont pas seulement sur un nom, les fonctions des invités sont également mises en avant :c’est Monseigneur Dufourt, l’évêque, qui est présenté à Don Rafael Acosta, l’ambassadeur.L’enjeu du dîner mondain, c’est aussi la cooptation des élites, le rôle de la femme est deprovoquer ces liens qui permettent la formation du groupe. En étalant l’importance de sesfréquentations, elle présente également une part de son capital symbolique aux yeux deses invités.

Elle est en charge du bon déroulement de la réception, c’est bien la femme qui donne lerythme, et met en marche la rengaine du dîner mondain dans cette scène. Elle doit s’assurerque ses invités sont servis, ne manquent de rien, passent au cocktail, puis à table et ainside suite. Madame Sénéchal prend en charge le déroulement du dîner du début jusqu’àla fin, elle place les convives, engage les conversations, définie l’ordre de passage desplats, l’ordre de service, etc. Elle domine cette cérémonie, et tous les invités en présencesemblent avoir assimilé cette hégémonie de la femme dans sur le déroulement du rituel. Ilest intéressant de noter que si tout le mérite revient à la maîtresse de maison - «Ecoutez, sivous m’accordez cinq minutes je vais voir ce que je peux faire » - l’exécution, en revanche,est réservée aux domestiques.

L’intervention des militaires vient perturber le déroulement paisible du repas, et une foisde plus c’est la maîtresse de maison qui va devoir trouver une solution, et se mettre en branlepour garantir le confort et le meilleur accueil à ses invités. Dans ce dîner, on voit apparaîtreun contraste frappant entre la suractivité de Madame Sénéchal, et la tranquillité relative desinvités qui se laissent aller aux injonctions de leur hôtesse. Les efforts de Madame Sénéchalvisent justement à assurer ce confort aux invités, il semble que l’enjeu d’apparaître commeune bonne hôtesse pèse sur ses épaules avant même l’arrivée des convives et ce, jusqu’àleur départ définitif. Si ce rôle n’est pas vécu comme une contrainte par Madame Sénéchal,c’est bien le témoignage de l’expression d’un habitus de classe, parfaire son rôle d’hôtesseapparaît comme un objectif en soi, un moyen d’acquérir la reconnaissance de la part deson entourage.

Mais ce n’est pas tout, le naturel de cette scène laisse à penser que Buñuel lui-mêmeadhère à ce modèle social. En effet il représente sans animosité aucune, la maîtrise de lafemme sur son intérieur et sa grande application à satisfaire ses convives. Ce n’est doncpas un aspect de la culture bourgeoise que Buñuel remet en cause, mais sans doute unmodèle à travers lequel lui-même exprime un habitus de classe.

Madame Sénéchal ne fait pas exception dans cette représentation de la femme, onretrouve par exemple dans le même film, la femme du Colonel, qui joue strictement le mêmerôle qu’elle. La scène chez le colonel ajoute d’ailleurs quelques éléments à la position de lafemme dans la société bourgeoise ; comme Madame Monteil, la femme du capitaine meten avant son capital symbolique à travers les objets qui décorent le salon, ainsi, lorsque

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ses invités s’intéressent au tricorne posé en vitrine, elle ne manque pas de préciser qu’il aappartenu à Napoléon Bonaparte lui-même.

La femme est également en charge de l’éducation des enfants qui sont eux aussiun enjeu dans la gestion du capital symbolique familial. C’est en effet à travers eux queva se transmettre le capital symbolique accumulé par les générations précédentes. Lorsde la mésaventure des photographies obscènes du Fantôme de la liberté, c’est MadameFoucauld qui réprimande sa fille, renvoie la gouvernante, et semble responsable de l’échec :« J’avoue je ne sais plus comment m’y prendre ». Dans le cas de la petite Sophie lors de la« réception scatologique », c’est bien sa mère qui réagit instantanément pour lui inculquerles bonnes manières.

La bourgeoise telle qu’elle est représentée par Buñuel correspond assez bien àl’analyse des sociologues concernant sa position et son domaine de compétence. Elleest bel et bien en charge du capital symbolique de la famille, un capital qu’elle gère parl’entretien d’une vie sociale et mondaine, à travers son intérieur également mettant enévidence un capital culturel et économique et par l’éducation des enfants, qui sont leshéritiers de ce fameux capital.

3- Univers bourgeois, décors et apparencesAfin de déterminer la part d’expression de l’habitus bourgeois de Buñuel dans sareprésentation de la bourgeoisie, il nous paraît pertinent d’utiliser le travail d’observationet d’analyse des sociologues94 comme une grille de lecture des films. De cette manièrenous pourrons déceler les éléments qui donnent à la représentation de la bourgeoisie unepertinence sociologique au-delà du simple contenu des dialogues.

Le décor bourgeoisLa demeure bourgeoise apparaît comme le catalyseur matériel du capital symboliquedétenu par les bourgeois. Le Wita décrit la décoration de l’appartement bourgeois commel’un des points communs qui donnent une existence pratique à l’indéfinissable classebourgeoise :

« Cependant, la réalité existentielle d’un milieu original s’est imposée dès les premiersmoments de l’enquête de terrain : aménagement et décoration de grands appartements,collections de canards ou d’œufs en onyx, vieilles et vastes demeures familiales, peintureset portraits d’ancêtres aux murs, rituel du thé pris au salon, inévitables pièces d’argenterie,promenade dans le parc, modes et manières d’être de ces hommes et de ces femmes polis,s’exprimant avec nuance ou ironie, cherchant sans cesse à maitriser le jeu de l’entretien,citant les familles X ou Y comme s’il allait de soi que le chercheur les connût… »95

Pinçon et Pinçon-Charlot relèvent l’importance du patrimoine comme corrélation d’uncapital économique, culturel et symbolique. La culture légitime doit ainsi faire partie del’univers familier de la bourgeoisie, d’où le recours aux bibliothèques ou aux collectionsd’œuvres d’art qui habillent la demeure bourgeoise. La décoration apparaît égalementcomme un moyen de mettre en scène la dynastie familiale et d’asseoir la légitimité desgrandes familles dans le temps, à l’image de l’ancienne noblesse.

94 Nous nous appuyons pour cela sur la Sociologie de la bourgeoisie de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot.95 LE WITA, Beatrix, Ni vue ni connue, Maison des sciences de l’homme, 1988, p.3.

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Dans Le journal d’une femme de chambre le décor correspond tout à fait à ces objectifsdécrits par les sociologues. Nous avons déjà évoqué les objets rares et précieux qui ornentle salon de Madame Monteil, mais cette décoration se prolonge jusque dans les couloirset la chambre des époux. On y retrouve des objets d’art importés de l’étranger, des tapiset marqueteries, des vitrines de bibelots évoquant les collections d’objets précieux décritespar Le Wita, des bustes et des portraits d’ancêtres. Il est intéressant d’opposer ce richedécor des lieux de vie commune avec la décoration des pièces réservées aux domestiquesou à l’intimité des habitants. Les décors des cuisines ou des chambres sont généralementplus pauvres, dénotant avec le faste des pièces principales destinées à la mise en scènede la domination symbolique des bourgeois.

Dans le salon des Monteil : collection de bibelots, meubles rares et œuvres d'art.Lieu de vie des domestiques: la simplicité des coulissesCette décoration n’est donc pas le fruit du hasard, elle met en avant les richesses des

bourgeois aux yeux des visiteurs, ce qui explique qu’elle soit seulement présente dans leslieux de socialisation. On peut d’ailleurs mentionner que dans le Journal d’une femme de

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chambre chaque pièce décorée vient répondre à une exigence propre ; le salon comme lieude réception étale le capital culturel et économique des Monteil, le couloir qui est réservéau passage des habitants met en scène la dynastie d’ancêtres à travers les portraits posésaux murs, quant à la chambre de Monsieur Rabour, elle est essentiellement consacrée aucapital culturel tangible grâce aux livres qui ornent les murs.

La chambre de Monsieur Rabour : le temple de la lectureCe qu’il nous faut retenir de ce décor si précis, c’est la représentation conforme de

l’univers bourgeois. Le décor sert d’arrière plan à l’intrigue du film et pourtant il parle dela bourgeoisie décrite tout autant que les dialogues. Il y a là une connaissance précise del’univers bourgeois et des détails qui le composent. Comme nous le dit Le Wita96, ce soucisdu détail est caractéristique de la bourgeoisie ; c’est ainsi que l’on peut être reconnu etreconnaitre - en toute discrétion – ses semblables.

Apparence et hexis 97 corporelle du bourgeoisLe décor bourgeois n’est pas le seul élément visuel à indiquer l’appartenance d’un individuà la bourgeoisie, l’apparence physique, à laquelle les bourgeois apportent un soin toutparticulier, répond à la même logique. Le sens du détail et de la discrétion se retrouventdans les habitudes vestimentaires des bourgeois. On notera à ce propos la sobriété et ladistinction permanente de la tenue des protagonistes dans les trois films. Prendre soin deson apparence, que ce soit dans la façon de se vêtir ou dans l’attitude physique, est unenjeu important de l’éducation bourgeoise. Dès le plus jeune âge, les enfants apprennentà se tenir, à avoir de la prestance, et à prendre soin de leur corps. Ces différents élémentsmettent en avant la personne et visent à occulter la richesse économique au profit des qualités personnelles de l’individu98. Plusieurs éléments relatifs à cette hexis corporelleapparaissent dans les films.

96 LE WITA, Ni vue ni connue, Maison des sciences de l’homme, 1988.97 Part de l’habitus d’un individu en rapport avec le corps, la posture.98 PINCON, Michel, PINCON-CHARLOT, Monique, Sociologie de la bourgeoisie. La découverte, 2007, p.44.

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De nombreuses allusions sont faites par exemple à l’importance accordée à la propreté.On peut rappeler à ce propos, l’anecdote des ongles sales de Florence racontée par sa sœurdans le Charme discret, mais aussi évoquer une autre scène issue du Journal d’une femmede chambre : Monsieur Monteil revient de la chasse, il rencontre son beau-père en chemin,celui-ci ne peut s’empêcher de lui faire remarquer la négligence de son apparence99 :

M. Rabour :Et bien vous n’êtes pas très propre non plus vous, qu’est-ce que c’est quecette barbe ?

M. Monteil :Je me suis levé a quatre heures ce matin et j’ai fait plus de dix kilomètresdans les bois alors,

M. Rabour :Et qu’est-ce que vous avez tué aujourd’hui ?M. Monteil :Oh pas grand-chose.M. Rabour :Ah non je ne veux pas voir ça. Vous ne trouvez pas que les animaux sont

bien plus beaux vivants que morts ?M. Monteil :Mais la chasse c’est la chasse.M. Rabour :Allez donc faire votre toilette cette barbe est vraiment déplaisante.La négligence de Monsieur Monteil semble déplaire à Monsieur Rabour qui le lui fait

immédiatement remarquer. Bien qu’un autre sujet de conversation soit lancé, MonsieurRabour est visiblement gêné par cette barbe laissée à l’abandon et réitère sa remarque. Ons’aperçoit ici de la teneur de l’exigence physique qui pèse sur les bourgeois, une exigencesi bien intégrée qu’elle parvient à déstabiliser Monsieur Rabour lors d’un entretien avec songendre. Cette intervention nous rappelle également que chaque manquement aux règlesest immédiatement pris en compte et sanctionné par le groupe. L’individu est sans cesserappelé à l’ordre par le reste du groupe ce qui contribue à la reproduction des règles ausein de la bourgeoisie.

Cette obsession de la propreté est aussi évoquée dans le Fantôme de la liberté par lecommissaire qui s’adresse à son brigadier : « Brigadier, vous avez vu vos chaussures ellessont loin d’être impeccables. ». On relève une nouvelle fois l’intention particulière portéeaux détails. Le commissaire que la caméra avait surpris à lustrer ses chaussures, semblepour sa part attentif à l’entretien celles-ci, comme si leur propreté témoignait de la capacitéde l’individu à prendre soin de lui.

Le code vestimentaire des bourgeois est soumis lui aussi à des règles strictes. Il fautsavoir s’habiller en fonction de l’évènement. L’attention portée à la tenue vestimentairelors des réceptions fait parti du jeu mondain. L’individu à qui échapperaient ces codes setrouverait mal à l’aise au milieu des bourgeois endimanchés. Savoir prendre soin de soiet de son image passe donc également par une codification vestimentaire stricte. Nousremarquons l’importance accordée à la tenue dans plusieurs situations, la scène d’ouverturedu Charme discret en est un exemple tout à fait significatif ; les invités arrivent chez lesSénéchal pour dîner, mais Alice, la maîtresse de maison, ne les attendait que le lendemain,afin de mettre un terme à la méprise, Monsieur Thévenot propose d’aller dîner dehors100 :

M. Thévenot: À propos, je connais une très bonne auberge à quelques kilomètres d’ici,j’y ai mangé deux ou trois fois. Allons-y je vous invite.

Don Rafael : Bonne idée.

99 Le journal d’une femme de chambre, séquence du retour de la chasse, 5’’50.100 Le charme discret de la bourgeoisie, séquence du premier dîner manqué, 4’’02.

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Mme Thevenot : Si vous veniez avec nous ?Alice Sénéchal: Non, non, non, vous êtes très gentils mais je ne suis même pas habillée.M. Thévenot: Aucune importance c’est un endroit trèssimpleAlice Sénéchal: Alors je vais quand même changer de robe.Mme Thevenot : Mais non venez comme vous êtes.Alice Sénéchal qui n’attendait personne à dîner accueille ses invités dans une tenue

d’intérieur qui reste toute fois très élégante, signe du soin particulier apporté à sa tenuevestimentaire même dans le cadre de l’intimité. Lorsque les Thévenot lui proposent d’allerdîner dehors, le premier refus d’Alice n’est pas justifié par l’heure tardive, mais simplementpar l’inconvenance de sa tenue. Il n’est pas question pour elle d’apparaître en société sanss’y être préparé. Sortir dans cette tenue reviendrait à assumer une certaine négligence auxyeux de tous. Néanmoins, il est intéressant de noter que cette règle semble s’appliqueruniquement dans le cadre de l’entre soi. En effet, Thévenot précise qu’il s’agit d’un « endroittrès simple » ce qui a pour conséquence directe de dédramatiser la situation ; dans ce cas,Alice va simplement changer de robe, une intention qui n’apparaît pas comme nécessaireaux yeux de Madame Thévenot qui l’en dissuade. Alice accepte finalement d’aller dîner danscette tenue, sans doute parce qu’elle y été encouragée par les autres membres du groupequi seront les seuls à pouvoir le lui reprocher lors de cette escapade dans une aubergepopulaire.

Dans toutes les situations mondaines les bourgeois apportent un soin particulier àleur tenue. Lors des réceptions mondaines, les bourgeois du Charme discret revêtentleurs tenues de soirée même s’ils se sont fréquentés toute la journée dans une tenueplus ordinaire. Dans le Journal d’une femme de chambre, cette coutume est d’autant plusévidente, que ce sont les trois habitants de la même maison qui se retrouvent en tenue desoirée en fin de journée.

Le soir venu, M. Monteil a quitté sa tenue de chasse et M. Rabour son peignoir pourenfiler tous deux un smoking. En arrière plan Mme Monteil aussi s’est mise sur son trenteet un.

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Il s’agit de marquer une rupture entre la journée de travail et la vie mondaine. Enchangeant de tenue on marque aussi le changement d’activité, et l’on se consacre à lasocialisation. Le respect de soi est vécu comme un moyen de respecter autrui, ne pasapparaître en peignoir ou en tenue de chasse, c’est montrer que l’on porte de l’intérêt auxpersonnes que l’on vient retrouver pour un moment de sociabilité. On peut également penserque la mise en scène de soi va jusque dans la tenue vestimentaire. Avant d’entrer sur lascène mondaine il faut enfiler le costume adéquat.

Dans sa représentation, Buñuel est donc conscient de l’importance accordée àl’apparence physique et à la tenue vestimentaire dans les milieux bourgeois. Il dépeint dansses films à travers plusieurs situations, des exemples réalistes des conséquences d’unenégligence de soi. Ce détail d’arrière plan, prouve une fois de plus la maîtrise des codesde la culture bourgeoise par le réalisateur et nous laisse penser qu’il dépeint la classe tellequ’il la connait et pas seulement telle qu’il veut la critiquer.

C/ Définition des frontières du groupeLe dernier point qui nous laisse penser que la représentation de la bourgeoisie du Charmediscret de la bourgeoise, du Fantôme de la liberté et du Journal d’une femme de chambreest bel et bien l’expression de l’habitus de classe de la part de leur réalisateur, est ladéfinition implicite des frontières du groupe contenue dans les films. Une définition quicomme le souligne Beatrix Le Wita dans son analyse101, est rendue particulièrement difficilepar la capacité de la bourgeoisie à demeurer insaisissable. L’impossibilité d’associer labourgeoisie à une catégorie socioprofessionnelle, la disparité qui la caractérise, la pauvretédes dictionnaires en termes de définition, et le rejet du qualificatif par les bourgeois eux-mêmes rendent la définition des frontières du groupe hors de portée de ceux qui n’enpartagent pas les pratiques. De plus, que dire dans ces trois films de la représentationdes non bourgeois ? Est-elle aussi précise et significative que la représentation de labourgeoisie ? Nous allons à présent nous atteler à analyser de quelle manière la classebourgeoise est délimitée de l’intérieur et dans quelle mesure la représentation de l’extérieurde la classe alimente cette idée.

1- Entre soiL’entre soi, c’est l’aptitude des bourgeois de ne fréquenter que ceux qu’ils considèrentcomme leurs semblables et de fermer par conséquent, les frontières de leur groupe auxindividus jugés indésirables. Pour se retrouver entre soi, il faut identifier préalablementles individus qui nous paraissent semblables, or comme nous le disent les sociologues102,n’est pas bourgeois qui veut, le capital économique n’étant pas un critère suffisant pourêtre accepté dans la sphère bourgeoise, une importance toute particulière est attribuéeaux capitaux symboliques et culturels que nous avons pu évoquer précédemment. C’estsouvent la combinaison de ces trois capitaux qui offre les clés pour d’évoluer dans la sphèrebourgeoise.

101 In Le WITA, Beatrix, Ni vue ni connue. Maison des sciences de l’homme, 1988.102 PINÇON, Michel, PINÇON-CHARLOT, Monique. Sociologie de la bourgeoisie – 3e éd. Paris : La Découverte, 2007

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L’entre soi est rendu possible et entretenu par la multiplication des réseaux sociaux, desclubs privés, et des systèmes de recommandations, qui sont pour le bourgeois, les gagesde la bonne naissance de ses fréquentations. La proximité géographique peut aussi jouerun rôle important pour cultiver l’entre soi ; Pinçon et Pinçon-Charlot nous parle de « quartiersde la bourgeoisie », qui s’étendent l’été ou l’hiver dans les lieux de villégiature à la mer et àla montagne. Quant à l’étiquette et au protocole, ils permettent d’exclure au premier abordles personnes qui ne les maîtrisent pas, ils ne sont connus que de l’intérieur puisqu’ils sontle fruit d’une longue éducation. En partant de l’observation des films, on peut voir apparaîtrecertaines caractéristiques de cet entre soi.

Quelques catégories d’une classe au pouvoirMalgré l’absence d’une catégorie professionnelle proprement dite pour caractériser labourgeoisie, on voit apparaître dans la bourgeoisie dépeinte par Buñuel, une certainecontinuité. On peut pour illustrer cette idée, citer les différentes professions desprotagonistes masculins - puisque les femmes semblent assignées au domicile - afind’analyser les points communs et les intérêts de ces individus qui forment finalement unensemble compact : l’entre soi. Parmi nos protagonistes on retrouve un ambassadeur, despréfets, des commissaires, des militaires gradés, un évêque, un professeur, des médecinset pour finir un rentier incarné par Monsieur Monteil. On peut diviser ces professions en troiscatégories ; tout d’abord une catégorie qui répond à des valeurs traditionnelles composéepar les militaires et les ecclésiastiques. L’armée et l’Eglise sont en effet deux grandesinstitutions très liées à la bourgeoisie. On retrouve ensuite les professions liées à l’autoritéou au pouvoir politique parmi lesquelles ambassadeur, préfet, commissaire et officiergradé. Enfin, La dernière catégorie regroupe les professions découlant de longues études :médecin et professeur. Dans les trois cas les individus sont situés en haut de l’échellehiérarchique de leur profession, c’est donc bien la classe au pouvoir, que représente Buñuel.L’entre soi se compose ainsi d’hommes de pouvoir qui peuvent parfois partager des intérêtscommuns en termes professionnels.

La figure de Don Rafael ajoute une dimension supplémentaire au petit groupe.Originaire de Miranda, il représente, tout comme Madame Foucauld l’italienne, le caractèrecosmopolite de la bourgeoisie. Les réseaux bourgeois s’étendent ainsi à l’échelleinternationale et élargissent le territoire d’influence. Il s’agit d’une classe internationale,Buñuel est bien placé pour le savoir, étant lui-même d’origine espagnol. La présence d’unétranger à table semble apporter un plus en terme de mise en avant du capital symboliquede nos bourgeois. Cependant Don Rafael subit le revers de la médaille lors du dîner chezle colonel ; il est pris d’assaut par tous les invités qui critiquent durement la moralité deson pays en gardant pourtant le sourire de façade qui les caractérise. Sa différence peutlui valoir l’intérêt comme le mépris de ses fréquentations. Cette ambivalence de la positiond’étranger dans la sphère bourgeoise est sans doute ce qui peut rapprocher Buñuel et DonRafael, et contribuer à affirmer que c’est bien la bourgeoisie française telle que Buñuel lavécue qui est dépeinte dans ses films.

Entretenir les relations à l’intérieur du groupeLa perduration de tels réseaux d’influence est le fruit d’un entretien constant et bien pensé.Dans les films on peut déterminer les lieux ou les moments de socialisation qui permettentde se retrouver tranquillement entre soi. Le salon de thé du Charme discret est par exemplecaractéristique. La pratique du thé est inspirée de la bourgeoisie anglaise signe une foisde plus de l’internationalisation de la bourgeoisie. Il s’agit pour les femmes de partager un

Deuxième partie : Une perception interne de la bourgeoisie, expression d’un habitus de classe.

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moment de convivialité mais dans un lieu où la clientèle leur ressemble. Une telle proximitépeut permettre des rencontres heureuses, comme celle qui a lieu avec le lieutenant etprovoquer ainsi la naissance de nouveaux réseaux.

Le dîner mondain est bien entendu le moyen d’entretenir les réseaux le plus explicitedans les films. On provoque la rencontre par le système d’invitation et on y présentedes invités d’influence qui ne se connaissent pas encore. Si les discussions, restenttoujours légères et assez creuses comme en témoigne l’abondance de « banalitéssentencieuses »103 à l’image d’ « un homme averti en vaut deux » ou d’« un repas sanspotage, est-ce vraiment un repas ? », les relations qui lient les protagonistes sont plusprofondes que cela. Prenons par exemple l’arrestation des bourgeois du Charme discret ; ilssont libérés dès le lendemain par ordre du préfet. L’explication de cette libération soudaineest couverte par le bruit d’un train, on peut toute fois supposer que ce sont les réseaux deconnaissance des bourgeois qui leur ont permis d’échapper à la justice du commun desmortels.

Les échanges de bons procédés sont nombreux entre bourgeois, et la confusion entreintérêts privés et intérêts professionnels fréquente. Cette dernière est évoquée dans leFantôme de la liberté lors de la visite de monsieur Legendre à son médecin104 :

Le Docteur :Richard ! Comment vous sentez-vous mon vieux ?Richard Legendre :Ni mieux, ni pire.Le Docteur :Et votre femme et la petite ?Richard Legendre:Ça va bien merci.Le Docteur :Un de ces jours il faudra que vous veniez dîner à la maison.Richard Legendre:Oui merci ça nous fera plaisir.Le Docteur :Après vous. Asseyez-vous. Vous avez apporté vos analyses voyons ça.( …) Ils parlent des analysesLe Docteur :Catherine a rencontré votre femme l’autre jour, il parait que vous n’irez pas

sur la côte cet été.Richard Legendre:Et bien ça dépend, si je ne me sens pas mieux nous resterons à

Paris oui.Dans cette scène, l’attitude du docteur laisse entendre qu’il existe une relation qui

dépasse la simple relation médecin-patient entre lui et Monsieur Legendre. Les troispremières répliques sont intéressantes à ce propos. La qualificatif « mon vieux » témoigned’une certaine familiarité entre les deux hommes, le médecin s’enquière ensuite de la santéde la femme et de la fille de Legendre, ce qui laisse entendre que les deux familles sont liéeset se connaissent bien, enfin le médecin lance une invitation à dîner, qui apparaît commele moyen d’entretenir la relation qui semble les lier. La relation entre les deux hommes estétendue à leur famille mais aussi à leurs activités extraprofessionnelles. En parallèle lesdeux femmes du docteur et de Legendre se sont « rencontrées », sans doute grâce à laproximité géographique ou à la fréquentation des lieux de socialisation mondaine commeles salons de thé. Quant à l’évocation des vacances sur la côte, elle confirme l’idée qu’il

103 TARANGER, Marie-Claude, Luis Buñuel le jeu et la loi, Presses universitaires de Vincennes, 1990.104 Le fantôme de la liberté, séquence de la visite de Legendre chez le docteur, 59’’23.

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existe des lieux de villégiatures prisés par la bourgeoisie parisienne105 et que des quartiersparisiens déménagent le temps de l’été au bord de la mer. Il apparaît inutile de préciser icide quelle côte il s’agit, la réponse paraissant évidente pour les deux protagonistes.

Il y a donc bien un entretien constant des réseaux sociaux qui passe par les aspectsles plus privés de la vie ; la famille, le domicile, la destination des vacances ou même laconsultation médicale. Il a par conséquent une véritable conscience de soi, et d’existencepratique de la bourgeoisie à travers ces réseaux complexes évoqués par Buñuel.

2 . Caricature et absence du populaireLes frontières internes de la bourgeoisie sont donc parfaitement délimitées dans les filmsde Buñuel, qu’en est-il en revanche du monde extérieur ? Y a-t-il une représentation dupopulaire qui viendrait se confronter à la représentation de la bourgeoisie ? Si oui, vient-elle appuyer notre hypothèse qui présente la représentation de la bourgeoisie commel’expression d’un habitus de classe de la part de Buñuel ? Nous allons à présent tenterd’analyser dans les films étudiés les figures du populaire confrontées à la bourgeoisie.

Une caricature du populaire au service de la satire bourgeoise.Un premier constat s’impose quant à la représentation du populaire dans les trois films denotre analyse ; il est quasiment absent. En effet, on pourrait dresser une liste exhaustive desinterventions du populaire sans trop de difficultés. Dans le Charme discret de la bourgeoisie,on retrouve les aubergistes, le jardinier et la paysanne à la recherche de l’évêque. Dansles deux derniers cas, la vision misérabiliste des deux paysans, laids, sales et miséreux,témoigne d’une représentation caricaturée de la paysannerie. De plus, malgré la brièvetéde leur intervention, on apprend d’eux qu’ils accumulent les tares ; l’un est un assassinqui n’exprime pas de regrets face à l’enfant de ceux qu’il a tué, l’autre une mécréanteaffirmant son dégoût de Jésus Christ à un évêque. Les deux personnages n’adaptentpas leur discours à l’interlocuteur, il n’existe pas la réflexivité dans le discours qui pouvaitpourtant être arborer un caractère péjoratif chez les bourgeois. Malgré cela, la franchiseprêtée aux deux paysans n’est pas vécue de façon positive.

Dans Le charme discret de la bourgeoisie, une scène est particulièrement intéressantequant à la représentation du populaire et à sa fonction dans les films. Il s’agit de la séquencede la leçon de Dry Martini. En attendant leurs hôtes les bourgeois sont priés de se servir àboire, Monsieur Thévenot se lance alors dans une démonstration didactique sur la bonnemanière de préparer et boire un Dry Martini106 :

M. Thévenot: Oui, et bien c’est à peu près ça. D’abord l’important c’est la glace, il fautqu’elle soit d’excellente qualité, très froide, très dure, environ quinze à seize degrés endessous de zéro, exactement comme celle-ci. On verse le Gin, voilà, on agite un instant pourbien rafraichir et on sert. Rafael sait bien, que le Dry Martini se boit comme le Champagne,il faut le mâcher un peu. Tenez, nous allons faire une expérience intéressante, va chercherton chauffeur.

Don Rafael: Mon chauffeur ? Qu’est-ce que tu lui veux?M. Thévenot: Vous allez voir. Chérie si tu veux, c’était la mode à New York en 1935 tu

peux ajouter Trois-quatre gouttes de Pernod moi je le préfère comme ça.105 PINÇON, Michel, PINÇON-CHARLOT, Monique. Sociologie de la bourgeoisie – 3e éd. Paris : La Découverte, 2007 .106 Le charme discret de la bourgeoisie, séquence de la leçon de Dry Martini, 16’’45.

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Don Rafael:Maurice, vous pouvez venir un instant ?Maurice:Tout de suite Excellence.M. Thévenot: Maurice, nous serions heureux que vous preniez un verre avec nous un

instant.Maurice: Merci Monsieur. À votre santé messieurs-dames.M. Thévenot:À la votre Maurice, à la votre,Il boit le martini d’une traiteM. Thévenot: C’est très bien Maurice, vous pouvez vous retirer, merci.Maurice: Bonsoir Messieurs-dames.M. Thévenot: Vous avez vu, c’est l’exemple même de ce qu’il ne faut pas faire avec

le Dry Martini.Mme Thévenot: Il faut être indulgent, Maurice est un homme du peuple, il n’a pas eu

d’éducation,Don Rafael: Aucun système ne pourra jamais donner au peuple tout le raffinement

souhaitable, et pourtant vous me connaissez je ne suis pas réactionnaire.Il y a ici une amorce de critique à l’encontre de la condescendance des bourgeois

pour leurs employés. « C’est un homme du peuple, il n’a pas eu d’éducation » nous ditMadame Thévenot, cependant, Buñuel ne donne pas au chauffeur l’occasion de nousprouver le contraire, on peut alors penser que lui-même cautionne les paroles de sonpersonnage. Don Rafael quant à lui, estime qu’«aucun système ne pourra donner au peupletout le raffinement souhaitable », il sous-entend ici que le raffinement est un caractèreinné, que même si l’on tentait d’éduquer le peuple on se heurterait à un échec. On peutrapprocher cette intervention de l’analyse de Pinçon et Pinçon Charlot107, selon laquelle desattitudes acquises finissent par être vécues par les individus comme des qualités innées etdonnent alors naissance à la possibilité d’un jugement de classe. Certes, la démonstrationsert à ridiculiser le personnage de Thévenot, à travers son application à expliquer labonne manière de préparer et de boire un cocktail, mais l’intervention du chauffeur sertuniquement à dénoncer un comportement de bourgeois entre bourgeois, plutôt qu’à prouverla condescendance infondée du bourgeois pour l’homme du peuple. La démonstration sert àexpliciter les préjugés des bourgeois sur le peuple mais en aucun cas elle ne les contredits,au contraire le chauffeur fait bien tout ce qu’on attend de lui.

Dans le Fantôme de la liberté, le populaire apparaît moins caricatural, à travers la figurede l’infirmière que l’on suit à l’auberge. Elle fait cependant figure d’exception, au milieu desbourgeois, des gendarmes et des ecclésiastiques qui sont majoritaires dans le film. La raretéde la représentation du populaire prouve bien que Buñuel ne tente pas de mettre en œuvreune critique de la bourgeoisie basée sur une lutte des classes, il n’y a pas l’idée que labourgeoisie opprime les classes populaires, tout au plus qu’elle les méprise. Le populaire estsouvent réduit à sa fonctionnalité dans le paysage bourgeois, chauffeur, femme de chambre,domestiques, aubergiste, il n’y a pas l’émergence d’une autonomisation du populaire parrapport à la bourgeoisie. Son homogénéité n’émerge que du fait qu’elle est au service dela bourgeoisie.

Le Journal d’une femme de chambre apporte une approche tout à fait différente dupopulaire, il y a en effet une mise en scène de la négativité de cette classe.

107 In Sociologie de la bourgeoisie, La Découverte, 2007.

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Une vision négative Des trois films présentés, c’est Le journal d’une femme de chambre qui offre le meilleuréquilibre entre la représentation de la bourgeoisie et de la classe populaire. En effet onsuit tout autant le quotidien des domestiques que celui des bourgeois. Célestine est unefigure très positive de la classe laborieuse, mais elle n’est pas mise à la même enseigneque les autres domestiques ; elle vient de Paris et se distingue par son éducation, sabeauté, son élégance et son caractère. En revanche Joseph et son compère, le sacristain,semblent incarner une France profonde dénuée de toutes les qualités prêtées à Célestine.Joseph est un homme rustre et laid présenté comme violent. Il fait également preuve d’unmachisme primaire, illustré par exemple par la première séquence dans la pièce communedes domestiques : il oblige Célestine à changer de place puisque celle en question luisemble réservée, il met les pieds sous la table et se laisse servir par les autres domestiques.Dans une autre scène autour de la table des domestiques, l’image négative de Joseph nefait qu’empirer. Le sacristain rejoint la tablée et apporte les dernières nouvelles108 :

Le Sacristain :Tiens, tu verras, il parait que dans les grèves du Havre on a blessé unevingtaine de salopards en casquette.

Joseph :Dommage qu’ils soient pas tous crevés.Le Sacristain :Et en Roumanie on a tué douze juifs.Joseph :Ah bah ça fait douze de moins, c’est toujours ça de gagné. Et l’article de

Richard ?Le Sacristain :Formidable.Joseph : Tiens à la tienne.Le Sacristain :À la tienne.Une domestique :Pourquoi parlez-vous toujours de tuer les juifs ?Le Sacristain :Vous n’êtes pas patriote ?Une domestique :Si...Le Sacristain :Bah alors.Joseph :Ah moi si j’étais à Paris, j’en crèverais tous les jours.Le Sacristain :Les ministres, le gouvernement les juges tous ça c’est des vendus ! C’est

pour ça que tout va mal, c’est pas pour autre chose. Là où vous voyez un bolchévique il ya derrière lui un juif. Et maintenant on s’en prend de nouveau à la religion.

Joseph :Oh alors moi les curés !Le Sacristain :Oh tu n’aime pas les curés je sais.Joseph :J’aime pas les curés mais je suis pour la religion. La religion on ne peut pas

s’en passer.Le Sacristain :Je t’ai déjà dit que les curés nous aideront à chasser les juifs tu verras.Outre leur irrespect envers femmes les deux hommes sont présentés comme des

patriotes, traditionnalistes, racistes et antisémites. Au-delà du caractère péjoratif de tellesidées politiques, et d’un tel discours, Buñuel insiste sur la bêtise des deux hommes et sur lesconfusions diverses contenue dans leur discours haineux. En effet, les deux hommes s’enrapportent à ce qu’ils lisent dans les journaux d’extrême droite et opèrent des amalgames

108 Le journal d’une femme de chambre, séquence du repas des domestiques, 27’’00.

Deuxième partie : Une perception interne de la bourgeoisie, expression d’un habitus de classe.

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entre les grèves ouvrières, les bolchéviques et les juifs comme le leur dicte leur mentalitéantisémite. Il s’agit d’un mélange approximatif de tout ce qu’ils considèrent comme nonfrançais et antipatriotique. Même leurs convictions personnelles sont contradictoires et malargumentées ; Joseph méprise les curés mais adhère à la religion, qui reste catégoriséeau rang des institutions patriotiques et traditionnelle défendues par les journaux. De plus,l’attitude de Joseph et du sacristain auprès de la fillette qui va être assassinée par la suitesemble malsaine et ambigüe. Et si on ne sait pas exactement qui a tué cette fillette, lesacristain et Joseph font parti des assassins potentiels, Célestine étant d’ailleurs convaincuede la culpabilité de Joseph. Ils n’auraient donc aucuns scrupules à assassiner pour assouvirdes pulsions malsaines ou pour des idéaux aussi approximatifs que les leurs : « moi si j’étaisà Paris, j’en crèverais tous les jours. ».

Il est édifiant de confronter cette représentation du populaire avec le discours de Buñuelautour de la violence :

« Je sais bien que de toute façon dans les milieux cultivés il y moins de violence quedans les milieux incultes, parce qu’ils ont une rationalité plus développée, d’avantages debarrières culturelles et morales… et une plus grande crainte des conséquences, de sortequ’ils réfrènent cette impulsion. »109

Tous les hommes auraient donc les mêmes pulsions mais l’éducation bourgeoisepermettrait à certains de les contrôler. Cette thèse semble s’appliquer au Journal d’unefemme de chambre ; Joseph, par son ignorance et l’absence de barrières morales ouculturelles est un homme violent, capable de tuer. Les pulsions de Monsieur Monteil enrevanche semblent avoir des conséquences négatives principalement pour lui-même, depar la frustration qu’elles entrainent.

Certes, la bourgeoisie n’est pas épargnée dans Le journal d’une femme de chambre,mais le populaire semble être d’avantage malmené. D’autant plus que la critique nesemble pas fondée sur une connaissance aussi précise que celle de la bourgeoisie, maissimplement sur des grandes lignes réductrices. Le journal d’une femme de chambre quiapparaît comme le moins tendre des trois films à l’égard de la bourgeoisie, est tout aussiagressif envers le populaire. Une fois de plus, Buñuel met en scène une critique féroce dela bourgeoisie qu’il attenue immédiatement par une critique équivalente du populaire.

109 PEREZ TURRENT, Tomas, DE LA COLINA, José, Conversations avec Luis Buñuel. Cahier du cinéma, 2008, p. 201.

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Conclusion

Que dire de la représentation de la bourgeoisie au terme de notre analyse ? Notre premièrepartie nous a permis de démontrer que Buñuel avait acquis sa première légitimation dans lechamp artistique grâce au mouvement surréaliste. Un mouvement qui, nous l’avons vu, estparticulièrement exigeant envers ses membres, les poussant à prouver leur engagementtant artistique que personnel. Nous avons pu déterminer également que le mouvementsurréaliste comprenait une composante idéologique importante du fait que l’avant-gardes’était créée autour d’un rejet global des apports de la culture bourgeoise. La représentationde la bourgeoisie dans les films de Buñuel s’en trouvait par conséquent affectée. Lesimple fait de choisir de représenter la bourgeoisie apparaît déjà comme une réponse auxexigences du label surréaliste. C’est d’ailleurs cette représentation critique et subversivequi lui a valu les plus grands succès de sa carrière, comme si son maintien dans le champartistique restait conditionné par les raisons de sa première reconnaissance.

Car dans ses films, Buñuel présente bien la bourgeoisie sous un angle critiqueou du moins satirique. Il s’attaque tout particulièrement aux relations de domination quicaractérisent les rapports au sein de la sphère bourgeoise et met en avant l’hypocrisie desbourgeois qui fausse les relations entre les individus au sein de la classe.

Notre seconde partie est venue nuancer cette perception négative de la représentationde la bourgeoisie en démontrant que l’attaque faite à la culture bourgeoise s’attachaitprincipalement à dénoncer des pratiques et des comportements internes à la classe sansdénoncer pour autant les fondements de la domination bourgeoise dans la société engénéral. L’absence d’une confrontation des classes annule par conséquent toute possibilitéd’entrevoir une critique politique de la bourgeoisie dans les films. De plus, cette secondepartie nous a permis de nous apercevoir que dans ses films, Buñuel exprimait également sonpropre habitus bourgeois. Effectivement nous avons vu que Buñuel peignait la bourgeoisied’un point de vu interne, de par sa connaissance précise des us et coutumes bourgeois. Uneprécision rendue d’autant plus difficile au non-bourgeois que la classe demeure largementindéfinie dans l’espace social.

La représentation de la bourgeoisie est donc bel et bien le catalyseur des déterminismessociaux qui pèsent sur l’œuvre artistique décrits par Bourdieu. En effet, elle répondd’une part aux exigences du champ artistique en amenant Buñuel à présenter des filmssurréalistes débordant sur un sujet de société, et d’autre part à l’expression de l’habitusdu réalisateur entant qu’artiste et sujet social. Les trois dimensions sont donc présentessimultanément dans la représentation de la bourgeoisie, malgré leurs contradictionsapparentes.

En choisissant de représenter la bourgeoisie, Buñuel cinéaste surréaliste d’originebourgeoise, répond aux règles du champ artistique, aux exigences du surréalisme etexprime son habitus de classe.

Au terme de notre analyse il nous paraît également important de relever l’évolution dela représentation de la bourgeoisie entre l’époque du Journal d’une femme de chambre etcelle du Fantôme et du Charme discret. Effectivement, la critique de la bourgeoisie paraîtbeaucoup plus acerbe dans le plus ancien des trois films. Il nous faut nécessairement reliercette distinction avec la période de sa réalisation. Le Journal marque le retour de Buñuel

Conclusion

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en France et succède directement au succès de L’ange exterminateur qui « extermine »littéralement la bourgeoisie. Il y a durant cette période une volonté de reconquérir le publicet les critiques par un retour à ses racines surréalistes. Dans les deux derniers volets lavision de la bourgeoisie paraît plus tendre et ambigüe laissant plus de place aux exigencesdu cinéma commercial.

Il serait à présent intéressant de se pencher sur les raisons pour lesquelles des champs,aussi contradictoires qu’ils soient, cohabitent avec succès dans les films de Buñuel. Nousavons pu évoquer le refus de Buñuel de donner des clés d’interprétations sur son œuvre,mais il nous semble également que le succès de Buñuel, à la rencontre des exigences dusurréalisme, de sa propre classe, et du cinéma commercial – un champ que nous avonslaissé de côté dans cette analyse - soit permis par le recours au comique et à l’absurde. Carc’est bien Buñuel qui a su donner au surréalisme une application comique. Peut-être est-cece compromis qui lui a permis de perdurer dans la sphère artistique et cinématographiquependant tant d’années.

Afin de poursuivre notre analyse et notre démarche, il nous faudrait élargir, le terraind’analyse, en se focalisant sur d’autres déterminismes sociaux pesant sur l’œuvre d’artet sur l’artiste. Nous pourrions par exemple nous pencher plus particulièrement sur lesexigences du champ cinématographique ou encore sur la réception des films par le public,qui, on peut le supposer au vu du caractère peu conventionnel des films, pourrait-être lui-même bourgeois.

Nous conclurons notre analyse sur une comparaison intéressante de Marie-ClaudeTaranger sur les critiques adressées à Buñuel entre le début et la fin de sa carrière. Lorsde la projection de L’âge d’or en 1930, le Figaro titrait « La partie, la famille, la religion ysont trainés dans l’ordure » 110 à la mort du réalisateur en 1983 le même journal rendaithommage à la « mort d’un grand d’Espagne»111. Ce retournement de situation nous indiquedeux choses sur Buñuel l’artiste : la première c’est que le temps a su légitimer sa signaturedans l’espace de la culture légitime, et qu’il a su se maintenir dans le champ artistiquecomme une figure de référence, la seconde c’est qu’entre le début de sa carrière et sa mort,l’attaque politique et sociale faite à la bourgeoisie s’est atténuée au profit de la peinture deson « charme discret ».

110 Cité par Marie-Claude Taranger in Buñuel le jeu et la loi. Presses universitaires de Vincennes, 1990, p.11.111 Idem

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Bibliographie

Ouvrages

BANDIER, Norbert. Sociologie du surréalisme. Paris : La Dispute, 1999, 414 p. ISBN2-84303-028-5

BOURDIEU, Pierre. Questions de sociologie. Paris : Les Editions de Minuit, 1984/2002,« Mais qui a créé les créateurs », p. 207-221. ISBN 978-2-7073-1825-1

BRETON, André. Manifeste du surréalisme. Flammarion, 1973, Collection Folio essais,1973, 173 p.

FERRO, Marc. Cinéma et histoire. Gallimard, 1993, Collection Folio/Histoire, 290 p.

KAUFMANN, Jean-Claude. L’entretien compréhensif – 2e éd. Refondue. Paris :Armand Colin, 2007, 2008, 127 p. Collection universitaire de poche. ISBN978-2-200-35156-4

LE WITA, Beatrix. Ni vue ni connue : approche ethnographique de la culturebourgeoise. Paris : Maison des sciences de l’homme, 1988, 200 p.

PÉREZ TURRENT, Tomas, DE LA COLINA, José. Conversations avec Luis Buñuel,Buñuel por Buñuel, traduction française : DELPORTE, Marie. Cahiers du cinéma,2008, 399 p. Collection Petite Bibliothèque des cahiers du cinéma.

PINÇON, Michel, PINÇON-CHARLOT, Monique. Sociologie de la bourgeoisie – 3e éd.Paris : La Découverte, 2007, 121 p.Collection Repères. ISBN 978-2-7071-4682-3

TARANGER , Marie-Claude. Luis Buñuel le jeu et la loi. Saint-Denis : Pressesuniversitaires de Vincennes, 1990, 270 p.

TESSON, Charles. Luis Buñuel. Paris : L’étoile/Cahiers du cinéma, 1995, 319 p.Collection Auteurs. ISBN 2-86642-165-5

Filmographie

BUÑUEL, Luis. Belle de jour. [Dvd]. CEE : Studio canal, 2008.

BUÑUEL, Luis. Le charme discret de la bourgeoisie. [DVD]. CEE: studio Canal, 2008.

BUÑUEL, Luis. Le fantôme de la liberté. [DVD]. CEE: Studio Canal, 2008.

BUÑUEL, Luis. Cet obscur objet du désir.[DVD]. CEE: Studio Canal, 2008.

BUÑUEL, Luis. Tristana. [DVD]. CEE: Studio Canal, 2008.

Bibliographie

GERARD Pauline_2010 63

BUÑUEL, Luis. Le journal d’une femme de chambre. [DVD]. CEE: Studio Canal, 2008.

BUÑUEL, Luis.Un chien andalou.

BUÑUEL, Luis. L’âge d’or.

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Annexes

Annexe N°1 : Le Journal d’une femme de Chambre(1963)

98mnRéalisation : Luis BuñuelScénario et dialogues : Luis Buñuel et Jean-Claude CarrièreInterprètes : Jeanne Moreau (Célestine), Michel Piccoli (M. Monteil), Françoise

Lugagne (Mme Monteil), Georges Géret (Joseph), Jean Ozenne (M. Rabour).Résumé : Célestine, femme de chambre parisienne, est engagée au service des

Monteil, bourgeois de provinces. Dans ce village de campagne, les rumeurs vont de bontrain sur les époux Monteil et ne tardent pas à affecter Célestine qui s’attire les bonnesgrâces de tous les hommes alentours. Célestine découvre peu à peu les habitudes etlubies de ses employeurs, notamment celles du vieux Rabour, un fétichiste obsédé par leschaussures bien cirées. Parallèlement elle partage le quotidien des autres domestiqueset découvre le patriotisme haineux de Joseph l’homme de main de la maison. Une petitefille est assassinée, Célestine veut faire punir le coupable, elle soupçonne Joseph qui aprouvé sa violence physique et morale auparavant. Faute de preuves et d’aveux, Célestinemet en scène une machination et fait emprisonner Joseph qui sortira de prison quelquesannées plus tard pour ouvrir son propre café et scander librement des slogans extrémistes.Célestine quant à elle, épouse le voisin des Monteil et devient bourgeoise à son tour.

Annexe n°2 : Le charme discret de la bourgeoisie(1972)

97mnRéalisation : Luis BuñuelScenario et dialogues : Luis Buñuel et Jean-Claude CarrièreInterprètes :Fernando Rey (Don Rafael), Delphine Seyrig (Mme Thévenot), Paul

Frankeur (M. Thévenot), Bulle Ogier (Florence), Julien Bertheau ( Monseigneur Dufourt),Jean-Pierre Cassel (M. Sénéchal), Stéphane Audran (Mme Sénéchal).

Résumé : Six bourgeois tentent, toujours en vain, de se réunir pour dîner. Les troishommes du groupes sont impliqués dans un trafic de drogue sous couvert de l’immunitédiplomatique de Rafael, ambassadeur de Miranda. Un évêque-jardinier vient se greffer au

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groupe d’amis au cours du film. Le premier dîner est compromis par une erreur de date, puispar une veillée funéraire incongrue dans l’auberge élue par les bourgeois. Le second dînerest empêché par un malentendu qui a fait fuir les invités face à l’absence prolongé de leurshôtes. Les trois femmes se rendent dans un salon de thé où l’on refuse toute boisson, elle yrencontre un lieutenant qui leur raconte une anecdote d’enfance. Mme Thévenot et Rafaelse retrouvent en secret, chez ce dernier. Don Rafael est attaqué par une jeune terroristedans son appartement, il la laisse s’échapper pour ensuite la faire arrêter. Le dîner suivantest interrompu par l’irruption de militaires venus faire des manœuvres de routine dans levoisinage. Les six bourgeois et l’évêque sont alors invités chez le colonel à dîner. Ils seretrouvent sur une scène de théâtre face un public qui les conspue mais M. Sénéchal seréveil en sursaut, il s’agissait d’un rêve. Lors de ce que l’on croit être le véritable dîner chez lecapitaine, Don Rafael est pris à parti par tous les invités à propos des écarts démocratiquesde son pays, pris de rage il abat le colonel avant que Thévenot ne se réveil et annule unenouvelle fois la scène qui vient d’avoir lieu. Le dîner suivant est interrompu par la police quivient arrêter nos six bourgeois, Ils passent une nuit en prison avant d’être libéré subitement.Le dernier dîner se solde par l’exécution sommaire des bourgeois par des tuants, maiscette fois-ci, il s’agissait d’un rêve de Rafael. Le film s’achève sur la marche silencieuse desbourgeois à travers une route de campagne qui a ponctué le film de trois interventions.

Annexe N°3 : Le Fantôme de la liberté (1974)100mn

Réalisation : Luis BuñuelScenario et dialogues : Luis Buñuel et Jean-Claude CarrièreInterprètes : Jean-Claude Brialy (M. Foucauld), Monica Vitti (Mme Foucauld), Jean

Rochefort (M. Legendre), Pascale Audret (Mme Legendre), Julien Bertheau, Michel Piccoli(le double préfet), François Maistre (Le professeur).

Résumé : Le film est construit sur une série de sketches qui se succèdent parl’intermédiaire d’un personnage secondaire. Le film s’ouvre sur un récit de l’invasion deTolède par les troupes napoléonienne ; le capitaine tente de profaner la tombe de la belleElvira mais en est empêché par la statue de son époux. Le récit est interrompu, il s’agit enfait d’une femme, dans un parc, à notre époque qui lit le récit à voix haute. Cette femme estla nurse chargée de surveiller la jeune Françoise Foucauld. Un homme suspect offre uneenveloppe de photographies à Françoise. De retour chez elle, celle-ci la confie à sa mère,qui découvre scandalisée des photographies de monuments de Paris. Après l’indignationet le renvoie de la bonne, les époux Foucauld regardent avec intérêt les photographies.M. Foucauld souffre de troubles du sommeil, il se rend chez son médecin, et l’histoirese poursuit aux cotés de l’infirmière qui part visiter son vieux père. Celle-ci fait étapedans une auberge où elle rencontre des moines fumeurs et joueurs de poker. Dans unechambre voisine, le jeune François De Richemont voit repousser ses avances par sa vieilletante dont il est passionnément amoureux. Un chapelier et sa secrétaire convient tous leshabitants de l’auberge pour une collation qui se termine en démonstration sadomasochiste.Le lendemain nous assistons à un cours formel dans une école de police, au cours de sadémonstration le professeur raconte une anecdote qu’il lui est arrivée au cours d’un dîneroù les invités s’assoient sur des toilettes et vont manger discrètement dans une salle isolée

La représentation de la bourgeoisie dans les films de Buñuel

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et exigüe. Dans la séquence suivante les époux Legendre sont alertés de la disparition deleur fille Aliette. Ils se rendent à l’école où la fillette n’a pas disparu, mais les recherches sepoursuivent néanmoins au commissariat. Un homme exécute froidement des passants duhaut d’un building, il est arrêté condamné pour être immédiatement relâché. Le préfet encharge de l’affaire, rencontre une jeune femme dans un bar qui ressemble étrangement àsa défunte sœur, il reçoit alors un mystérieux coup de téléphone de cette dernière qui luidonne rendez-vous au caveau familial. À l’heure fixée, le préfet est arrêté pour profanation,avant d’être relâché par ordre de son double, Michel Piccoli. Les deux hommes se rendentalors ensemble comme une seule et même personne, sur les lieux d’une manifestation oùles participants scandent « À bas la liberté ! », Vive les chaines ! ».

Résumé

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Résumé

Ce mémoire est consacré à l’analyse de la représentation de la bourgeoisie dans les filmsde Luis Buñuel. Il propose d’étudier cette représentation sous un angle sociologique, ens’appuyant sur les films mais aussi sur les origines sociales de leur réalisateur ainsi quesur son positionnement dans le champ artistique. Une première partie est consacrée àl’examen des liens entre l’appartenance du Buñuel au surréalisme et les aspects de sesfilms mettant en scène la classe bourgeoise qui mettent en œuvre les critères de l’avant-garde. La seconde partie quant à elle s’attache à lier la représentation de la bourgeoisieavec les origines sociales de Buñuel, étant lui-même issu de la classe qu’il dépeint.

L’étude proposée s’appuie en particulier sur trois long-métrages du réalisateur, issusde sa période française et de sa fin de carrière : Le journal d’une femme de chambre, Lecharme discret de la bourgeoisie et Le fantôme de la liberté.