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PIERRE DE BOISDEFFRE LA REVUE LITTÉRAIRE Ce passé qui nous étreint encore... Jean Guitton : « le Travail intellectuel » Dans son essai de 1951 sur le Travail intellectuel (1), que l'on vient opportunément de rééditer, Jean Guitton donne de bons conseils à ceux qui veulent apprendre à penser et à écrire. Rien de moins sec que les préceptes de Guitton : il a regardé travailler les autres, mais il ne s'est pas borné à regarder les intellectuels, il a observé l'artiste et l'homme d'Etat, le militaire et l'homme de métier. Il fait l'éloge de la concentration, mais il n'ignore pas non plus qu'un peu de paresse est parfois néces- saire, et que le repos peut être fécond. Il cite l'exemple de Barrés, dont la pensée cheminait tandis qu'il marchait. Mais il soutient aussi que l'on doit mettre tout ce que l'on apprend sur fiches, ce que je n'ai jamais su faire. J'ai une autre méthode : j'écris, depuis maintenant plus de quarante ans, un journal qui tient du bréviaire, du diaire et du fourre-tout. Il m'arrive parfois de le relire et de comparer mes notes de 1942 à celles de 1946, le mois de mai de 1958 à celui de 1968 ; l'impression est souvent surprenante. (1) Réédité chez Aubier.

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PIERRE D E BOISDEFFRE

L A R E V U E

LITTÉRAIRE

Ce passé qui nous étreint encore...

Jean Guitton : « le Travail intellectuel »

Dans son essai de 1951 sur le Travail intellectuel (1), que l'on vient opportunément de rééditer, Jean Guitton donne de bons conseils à ceux qui veulent apprendre à penser et à écrire. Rien de moins sec que les préceptes de Guitton : i l a regardé travailler les autres, mais il ne s'est pas borné à regarder les intellectuels, il a observé l'artiste et l'homme d'Etat, le militaire et l'homme de métier. Il fait l'éloge de la concentration, mais i l n'ignore pas non plus qu'un peu de paresse est parfois néces­saire, et que le repos peut être fécond. Il cite l'exemple de Barrés, dont la pensée cheminait tandis qu'il marchait. Mais i l soutient aussi que l'on doit mettre tout ce que l'on apprend sur fiches, ce que je n'ai jamais su faire. J'ai une autre méthode : j'écris, depuis maintenant plus de quarante ans, un journal qui tient du bréviaire, du diaire et du fourre-tout. Il m'arrive parfois de le relire et de comparer mes notes de 1942 à celles de 1946, le mois de mai de 1958 à celui de 1968 ; l'impression est souvent surprenante.

(1) Réédité chez Aubier.

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Jacques Duquesne : « les Catholiques français sous l'Occupation »

Nous redécouvrons l'Occupation. Le procès Barbie vient de réveiller, à Lyon même, d'affreux souvenirs. Revivant des pages abominables de notre histoire, nous devons nous poser la question : comment tout cela - la déportation des enfants juifs entre autres - fut-il possible ? Près d'un demi-siècle plus tard, i l est facile de juger. Mais ce n'est pas suffisant. Il faut encore se dire : qu'aurions-nous fait à la place de nos aînés ? Et si, par malheur, des événements semblables venaient à se reproduire, comment réagirions-nous ? Avons-nous su tirer les leçons de nos erreurs ?

Ceux qui veulent se garder des jugements définitifs auront intérêt à lire - ou à relire - la solide enquête de Jacques Duquesne sur les Catholiques français sous l'Occupation (2). On sait qu'à quelques glorieuses exceptions près - Mgr Saliège, Mgr Théas - l'épiscopat prit fait et cause pour le maréchal Pétain et le régime de Vichy avec une exagération dans la louange (« La France c'est Pétain, et Pétain c'est la France ! ») qui nous paraît aujourd'hui stupéfiante. Le culte de saint Philippe a gagné tous les échelons de la hiérarchie. Les sermons démarquaient les messages du maréchal, et les écoles chrétien­nes -j 'en garde encore le souvenir - proposaient le vieux soldat à notre admiration sur le même plan que Jeanne d'Arc et que Saint Louis !

Pourtant, au même moment, des prêtres et des laïcs, plus intelligents ou plus courageux que leurs évêques, commençaient à entrer dans la Résistance. Beaucoup allaient payer cet engagement de leur liberté (le père Riquet) ou de leur vie (le père Dillard ; l'abbé Derry ; Gilbert Dru). Bien plus, alors même que leurs chefs saluaient le régime de Vichy comme un miracle, comme le grand retour de Dieu en France, des prêtres commen­çaient à soupçonner que la chrétienté n'était plus qu'une façade et - comme les abbés Daniel et Godin - ils osaient parler, dans un livre vite devenu fameux, de « la France, pays de mission ». Dans la préface à la nouvelle édition de son livre, M . Jacques

(2) Réédité chez Grasset. Un volume, 458 p., 125 F.

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Duquesne observe : « Oui, voici l'étrange : ces évêques qui se font photographier à Vichy entre Pétain et Laval, qui se retrouvent encore en 1944 autour du cercueil de Philippe Henriot, propagan­diste de la collaboration, mais s'abstiennent d'assister aux funérailles du jeune résistant jéciste Gilbert Dru, qui ne veulent pas donner des aumôniers au maquis mais admettent presque toujours le STO, ces évêques-là ont l'audace de lancer les premiers prêtres-ouvriers et la Mission de France, décident qu'il faut réformer le vieux catéchisme national, et mettent en train la réforme liturgique. Alors que la contre-révolution catholique semble l'emporter à Vichy, c'est en réalité ce qu'on a appelé le "virage à gauche" de l'appareil de l'Eglise qui se prépare. » Ce « virage » devait apparaître au grand jour quinze ans plus tard, au moment du concile.

Alphonse de Châteaubriant : « Procès posthume d'un visionnaire »

L'intelligence de l'Histoire n'est pas donnée à tous - et plus souvent qu'on ne le croit, elle échappe aux écrivains ! Le cas d'Atprionse de Châteaubriant est ici exemplaire. A trente-quatre ans, son premier livre - Monsieur des Lourdines - lui apportait le prix Goncourt et la célébrité. C'était en 1911. Douze ans plus tard, la Brière confirmait ce succès, et de bons observateurs promettaient au romancier breton l'Académie. Pourquoi fallut-il que cet artiste panthéiste qui célébrait « le rachat de l'homme par ses propres efforts », une fois converti au christianisme - conversion dans laquelle le spectacle de la guerre et de ses douleurs avait joué un grand rôle - , perdît tout à fait la tête ? C'est que ce solitaire avait fait une constatation : le bolchevisme était le mal absolu ; i l menaçait le monde entier ; pour l'arrêter, i l n'y avait qu'un rempart : c'était l'Allemagne de Hitler et son national-socialisme. Il fallait donc renverser les alliances de la France et s'appuyer sur la force allemande - force non seulement matérielle mais spirituelle, car le gentilhomme breton avait fait une découverte plus surprenante : Hitler était bon, et son « immense bonté » allait régénérer le monde ! Grâce aux efforts de ses disciples, le nazisme élevait déjà pour tous les hommes de bonne volonté « un temple germanique au-dessus de

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la confusion humaine » ! De la Gerbe des forces de 1937, aux accents messianiques, aux articles de la Gerbe des années 1940-1944, qui prêchaient la collaboration effective avec le Reich vainqueur, la route était toute tracée qui allait plonger en plein délire l'auteur de la Réponse du Seigneur.

Le réfugié de Kitzbûhel avait, l'année de sa mort (1951), publié une Lettre à la chrétienté mourante (3) dans laquelle, loin de reconnaître ses erreurs, il prédisait à l'Europe la plus sombre des agonies. Trente-cinq ans plus tard, ses derniers disciples -ils ne sont plus très nombreux - viennent de rassembler des textes (4) qui vont de l'une à l'autre guerre, de l'amitié ardente avec Romain Rolland aux appels à la collaboration avec une Allemagne qui n'existait plus que dans son rêve. « Les pages qui ont été réunies sous le titre Procès posthume d'un visionnaire ont été extraites des nombreux écrits qu'Alphonse de Châteaubriant consacra à la période qui précéda la guerre de 1939, ainsi qu'aux années d'Occupation.

Ce Procès est un cri. Le cri d'alarme d'un homme qui [...] s'adresse aux siens, face à la désagrégation grandissante des valeurs morales de notre temps. »

Etrange compendium ! A l'origine de la « pensée-* de Châteaubriant, i l y a cette vision, tout de même assez prophéti­que, de la guerre de 1914 : « L'horrible tuerie où s'engloutit par morceaux la substance humaine est bien autre chose qu'un engagement entre deux armées. » C'est le prodrome d'« un obscur travail de destruction ».

Le soldat ajoute : « La vie est une chose terrible à regarder quand on cesse de la voir à travers le voile que les hommes ont tissé de leurs mensonges. [...] Pour quelques-uns, le voile s'est déchiré, les laissant dans un tête-à-tête effroyable avec les Gorgones. [...] Car c'est l'édifice construit par nos ancêtres qui s'écroule. C'est tout notre héritage, mûr pour la décomposition, qui se liquéfie entre nos mains. [...] Dix-neuf siècles vont s'effondrer, nos dix-neuf siècles de civilisation latine et tout ce qui en est inspiré : Etat, famille, capitalisme, code de politique et de morale. [...] C'est un grand et tragique spectacle que celui de cette transfor-

(3) Grasset, 1951. (4) Procès posthume d'un visionnaire. Un volume, 234 p., Nouvelles Editions latines,

1987.

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motion foudroyante, et non moins grand et tragique celui que présentent l'ignorance et l'inconscience du vieux monde en qui elle s'opère... »

En 1916, cela n'était pas si mal vu ! Au lendemain de l'armistice, Châteaubriant en appelle à l'Europe, déplorant « l'immense retard apporté par l'esprit des peuples et de leurs dirigeants à percevoir le grand mouvement d'unification euro­péenne commencé depuis longtemps ».

Il jette aussi ce cri d'angoisse : « Tout prépare la guerre. Dans vingt ans, nous aurons la guerre. »

S'il n'y avait dans ce recueil que ce cri, on pourrait y souscrire, car, bien souvent, nous sommes tenté, nous aussi, de le pousser ! Mais il y a la suite, ces appels à s'engager (à s'engager dans la L V F !), et cette collection de bourdes :

« L'esprit du national-socialisme met en œuvre toute la substance laissée en vie par l'Histoire. Un nouvel homme est né, le national-socialiste. »

« Le fond du national-socialisme est une réaction contre l'athéisme politique. »

« Une spiritualité nouvelle est en voie de naître ; une spiritualité qui doit signifier le travail de l'esprit au-dedans de l'homme. »

« La pensée du national-socialisme, malgré tout ce qu'on pourra objecter, plonge ses racines organiques dans l'eau géné­reuse du profond lac de la vie. »

« [...] Et qu'est-ce que cela peut vous faire qu'il [Hitler] donne le nom de germanique à son œuvre, pourvu que Dieu vive ? »

A partir de 1944, le visionnaire aveugle n'aura plus qu'une pensée : « Le monde sera-t-il bolchevisé ou non ? »

Mais fallait-il, pour combattre cette sombre perspective, faire alliance avec le pire ennemi de l'esprit européen ? Qu'au­rait dit Châteaubriant en écoutant les revenants des camps qui viennent accuser leur bourreau - et, plus encore, l'idéologie nazie ?

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« Robert Brasillach et la génération perdue »

Le cas de Brasillach est certes plus tragique que celui de Châteaubriant. Il m'a toujours fasciné. Son procès et sa mort, le 6 février 1945, m'avaient inspiré le roman des Fins dernières (5), où j'essayais d'imaginer l'examen de conscience d'un « collabo­rateur de bonne foi ». J'étais naïf : i l est vrai que je n'avais pas encore lu les articles de Je suis partout. Le roman ne satisfit personne, les amis de Brasillach y voyant un odieux travestisse­ment, et ses adversaires un éloge de la trahison ! Le temps aurait dû faire son œuvre d'apaisement, mais i l n'en a rien été. Il y a peu, un jeune universitaire, pourtant hostile à la peine de mort (6), réclamait l'honneur (posthume) de figurer dans le peloton d'exécution !

Les Cahiers du Rocher, dirigés par Pierre Sipriot, viennent de publier un ensemble de témoignages intitulé Robert Brasillach et la génération perdue (7). On y découvre tous les éléments de ce poignant dossier : biographie, chronologie, témoignages d'amis de jeunesse, évocation du procès et de la mort, commentaires des survivants. Parmi ces témoignages, il en est de remarquables, comme celui de Maurice Bardèche ; d'émouvants, comme ceux de Thierry Maulnier et de Jean Anouilh, perdant ses illusions sur la nature humaine, au fur et à mesure qu'il s'efforçait de recueillir des signatures au bas du recours en grâce. On trouve aussi des analyses pertinentes, comme celles de Peter Tame, évoquant « la mystique du fascisme », de Philippe Krasnopolski, sur les problèmes posés par l'immigration (déjà...) dans la France fragile et décadente des années trente, et l'inévitable parallèle entre Brasillach et Drieu, campé par Dominique Desanti.

L'ensemble de ces textes tend à la réhabilitation. Mais il y a quelques fausses notes, et les pires de ces fausses notes, ce sont, hélas ! des citations de Brasillach : « Il faut se séparer des Juifs en bloc et ne pas garder de petits, l'humanité est ici d'accord avec la sagesse », écrivait l'inconscient dans Je suis partout, le

(5) Paru à la Table ronde (1952) et réédité au Livre de poche/Hachette. (6) M . Pascal Ory. (7) Un volume, 236 p., les Cahiers du Rocher, 85 F.

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25 septembre 1942 ! Pourtant, Brasillach fréquentait les Alle­mands cultivés, non les transporteurs de la mort. D'où sa stupéfaction, le jour du procès, lorsqu'on lui donne lecture de l'article meurtrier ! « L'accusé se secoue, et ne trouve ni dans sa mémoire ni dans sa conscience les faits qui le mettraient en accord avec ses juges. Le tribunal et le collaborateur ne parlent pas la même langue. Cela finit quand même par l'exécution. On ne badine pas avec le destin. »

Ces lignes sont de Fred Kupferman. Mais on comprend aussi le cri de révolte de Pierre-Serge Choumoff, revenant des camps de la mort.

« L'idée de "crime contre l'humanité " n'est pas seulement une notion juridique, elle continue à interpeller chacun de nous dans sa conscience, sur l'enchaînement, irréversible à partir d'un moment donné, qui conduit de certains propos, de certains comportements à une démission des valeurs de l'Homme. »

« Quel service eût-on rendu en épargnant Robert Brasillach ? Ilfût devenu un mort vivant », écrit M . Alain Griotteray. On peut penser, tout au contraire, qu'il aurait fini par rejoindre son ami Thierry Maulnier, ses disciples en littérature Jacques Laurent et Michel Déon à l'Académie française. Mais aurait-il osé repa­raître en public ?

On lit encore Brasillach, non pas en raison de ses erreurs, mais malgré celles-ci, parce que l'auteur des Sept Couleurs et des Quatre Jeudis fut à l'inverse de Châteaubriant, visionnaire fumeux, romancier attachant, un poète parfois poignant, un critique ailé, doublé d'un mémorialiste exquis.

Michel Toda : « Henri Massis »

Lit-on encore Henri Massis ? Il m'arrive d'en douter. Son centenaire est passé inaperçu. Massis n'a pas de chance. Sans doute n'a-t-il pas été fusillé comme Brasillach, ni condamné à mort par coutumace comme l'avait été le président du groupe « Collaboration », mort en exil sans avoir pu revoir en France. Mais il a, si l'on peut dire, vécu en exil dans son propre pays. Les vingt dernières années de cette vie digne ont été tout entières occupées à contempler le naufrage de ses espérances. Mauriac, l'œil toujours aigu, l'avait noté dans ses Mémoires intérieurs :

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« Aussi longtemps qu'aura duré la lutte, je me serai tenu dans le camp opposé à celui de Massis, Dieu le sait ! Mais enfin, après toutes ces sombres années, le combat s'est déplacé et Massis, je le vois immobile à la même place du champ de bataille maintenant presque désert, dans les ténèbres commençantes, debout près de la tombe de son maître vaincu. »

Tout est dit en peu de mots. Mais voici qu'un solide et sérieux essai de Michel Toda (8) - qui n'a pas connu Massis - va nous permettre de prendre la vraie mesure de cet écrivain méconnu, menacé par l'oubli.

J'ai quelque peu fréquenté Henri Massis dans les années cinquante. L'homme sentait le soufre et l'écrivain avait tout perdu : Maurras était enfermé à Clairvaux, son cher Maréchal était à l'île d'Yeu. La Revue universelle avait cessé de paraître, ainsi que l'Action française. L'essayiste n'avait plus de public et vivait d'expédients. Mais i l était encore plein de fougue et de verve.

Je l'écoutais, comme une mémoire vivante, parler de Barrés, qui avait été - après Anatole France et avant même qu'il ne connût Maurras - son premier maître ; de Jacques et de Raïssa Maritain, dont il avait été si proche ; de Bernanos, qui lui avait dû sa première célébrité, puisque c'était lui, Massis, qui avait apporté à Pion le manuscrit de Sous le soleil de Satan ; de Psichari et du père Clérissac. Massis avait été l'ami de Péguy, le compagnon de Psichari et celui de Charles Démange - ce neveu de Barrés qui avait été le rival de l'oncle auprès d'Anna de Noailles - , et i l avait assisté le pauvre Barrés à Nancy, la nuit qui avait suivi le suicide de Charles Démange.

On retrouve ces « grandes amitiés » dans le livre intelligent et documenté de Michel Toda. L'essai retrace l'itinéraire d'une génération qui fut celle de la revanche et se reconnut - un moment - dans l'enquête d'Agathon. L'influence de Gide et celle de Claudel, les débuts de Marcel Proust, de Cocteau et ceux du Théâtre du Vieux Colombier se reflètent dans ces pages - toute une époque ! Voici la Revue universelle, dirigée par Bainville, mais dont Massis était l'âme. Le Roseau d'or, où parut, chez Pion, une pléiade d'écrivains, qui incarnèrent le renouveau

(8) Henri Massis - Un témoin de la droite intellectuelle. Un volume, 390 p., la Table ronde, 169 F.

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spirituel de ces années : Chesterton ; Bernanos et Green à leurs débuts ; Fumet et Ghéon ; Max Jacob et Reverdy ; Claudel et Maritain. Celui-ci était alors, n'en déplaise au père Riquet, tout près de l'Action française : « Comment ne dirai-je pas tout d'abord mon admiration pour Mourras lui-même ? Sa grandeur, le ressort profond de son activité, c'est avant tout, selon moi, le sens du bien commun de la cité. Un magnifique amour, une passion lucide de ce bien commun, voilà ce qui me frappe d'abord en lui, et me le fait regarder comme un exemple de vertu civique, un de ces vrais républicains dont le type a été formé dans les petites cités de la Grèce ou les municipes de la Renaissance. Il est celui qui ne désespère jamais du salut de la patrie », écrivait alors l'auteur de Primauté du spirituel. Bernanos, que la condamnation romaine de Maurras en 1927 exaspéra, tenait alors Massis pour son « maître ». Celui-ci allait avoir d'autres disciples, comme le jeune Robert Brasillach, qui devait faire son portrait dans Notre avant-guerre : « Nous avions regardé avec quelque crainte le grave auteur de Défense de l'Occident, dont nous parlions jadis avec tant de sérieux dans la cour de Louis-le-Grand. Mais c'était cet homme mince et droit, avec ce visage vif et espagnol, ces grands yeux marron passionnés, cette large mèche barrésienne de cheveux noirs, cette extraordinaire gentillesse d'accueil, cette extraordi­naire mobilité du regard, des mains, de l'esprit, ce goût de la jeunesse. Ah ! il n'avait rien d'un dogmatique, Henri Massis, lorsqu'il venait s'étendre sur le divan d'une thurne, à l'Ecole, qu'il nous aidait à faire le thé, qu'il se promenait avec nous au Luxembourg, ou qu'il nous emmenait écouter chez lui les disques des vedettes du music-hall ! Je me rappelle un lendemain de bal de l'Ecole, où il vint nous retrouver vers une heure de l'après-midi, quand nous commencions à ranger la vaisselle et les bouteilles de notre souper d'étudiants, Thierry Maulnier, Maurice, Suzanne et moi. Ses adversaires auraient sans doute été surpris de voir l'écrivain de Jugements, dans le petit réduit du troisième étage où se trouvent un réchaud à gaz et un poste d'eau, essuyer les tasses à thé en fredonnant les airs du Congrès s'amuse : "Serait-ce un rêve, un joli rêve ?" »

Je ne suivrai pas M . Toda dans son admiration pour Défense de l'Occident. N i pour le combat mené contre les influences délétères de l'Orient (Guenon demandait à Massis s'il

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croyait habile d'attaquer la tradition chez les autres quand i l voulait la restaurer dans son propre pays) - ni, bien sûr, dans son approbation de sa fidélité à l'Action française.

Massis avait choisi son camp - celui des défenseurs de l'Alcazar de Tolède, qu'il avait célébrés avec Brasillach - , même s'il restait antiallemand ou, pour mieux dire, antinazi. Certes, i l refusait de glisser « de la critique de la démocratie à la passion antidémocratique et de la passion antidémocratique à la passion antinationale ». Mais, empêtré dans son admiration pour Maurras et dans sa vénération à l'égard du Maréchal, le conseiller national de Pétain se révéla incapable de dépasser le mythe de « la France seule », de reconnaître que les voies de l'avenir passaient par la Résistance et par de Gaulle. Comme Maurras, il répétera : « Je ne renie rien de ma conduite pendant la guerre. J'ai été fidèle au maréchal Pétain, je le demeure. » Jamais i l ne fit son examen de conscience.

Gabriel Marcel était plus lucide, qui avait émis le vœu que l'Action française parût encadrée de noir le jour de l'armistice et ne reparût que le jour de la Libération. Quelle force elle eût alors acquise !

Massis, je le vois victime de cet esprit de sérieux que raillait Sartre et qui est parfois bien pire que la frivolité. Toute sa vie, i l est resté celui que Barrés apostrophait en ces termes : « Ah ! Massis, laissez-nous tranquilles avec les idées !... Il n'y a que les sentiments... » Que Claudel écrivît : « Gide est un danger public et je vous félicite d'avoir eu le courage de le signaler. S'il y avait une justice, il y a longtemps qu'il devrait être au bagne... ! », cela ne tire pas à conséquence car cet homme de génie a dit bien d'autres sottises, sur Renan, Goethe et Racine notamment. Son rôle, comme il me le disait lui-même, n'était pas de « comprendre ». Mais Massis, l'analyste attentif et passionné de Gide et de Proust, le fidèle de Barrés et l'admirateur de Chesterton, valait mieux que l'armure étroite de son dogmatisme, qui a fini par le rendre imperméable à toute contradiction féconde. On peut naturellement en discuter !

« J'aime Massis, disait Alain,parce que c'est un dogmatique. Le dogmatisme l'a sauvé de la littérature qui n'est que littéra­ture. » Et le philosophe ajoutait : « Tous les dogmatiques,' d'ailleurs, m'intéressent parce qu'ils n'hésitent jamais. Ce sont des

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gens qui ont fait un choix. » Reste à savoir si Massis a fait un bon choix !

Prophète du déclin de la France dans le déclin de l'Occi­dent, Henri Massis s'est peu à peu enfermé dans un étroit pré carré, sans voir que notre civilisation changeait de forme et de substance, que la chrétienté allait mourir, que l'heure de l'Europe était passée, qu'elle aussi devait céder la place au monde, que la race blanche allait s'effacer devant la montée d'autres peuples, d'autres continents. Son maître en politique était Salazar, l'homme d'Etat convaincu de la supériorité des valeurs spirituelles de l'Europe, mais aussi le témoin de l'immobilisme en politique.

M . Michel Toda fait revivre le catholique et le monarchiste intransigeants qu'était Massis avec exactitude et sympathie. Ses citations sont nombreuses et bien choisies. L'esprit critique n'est pas son fort. Mais peut-on demander à un disciple incondition­nel de témoigner d'esprit critique ? Pourtant, i l aurait fallu nuancer ce portrait qui, parfois, touche à l'hagiographie. Peut-être était-il trop tôt pour soulever le voile sur la vie privée ? Celle de Massis n'a pas été sans drames, épurée et sanctifiée par sa présence dans la longue agonie de sa femme. Il y aurait un autre chapitre à écrire, où l'influence de Bernanos sur son fils, Jean Massis, évoquerait un chapitre des Karamazov...

Pourtant, je ne me souviens pas sans respect du vieil homme au chapeau noir à bords roulés qui, sortant de Saint-Thomas-d'Aquin, allait faire son marché, et s'en revenait, trottinant, soigner sa femme malade. Mieux que ses contradic­teurs d'Esprit, il incarnait l'image du pauvre, fidèle, comme l'avait été le vieux Bloy, aux convictions de toute une vie.

Marc Ferro : « Pétain »

Si cruel soit-il de le dire, Massis n'aura été qu'un comparse - une sentinelle aveugle, un défenseur impuissant - dans une tragédie qui le dépassait. Victime, avons-nous écrit - c'est sa noblesse - de sa fidélité au maréchal Pétain. Mais l'objet du litige historique qui dure encore et l'acteur principal du drame, c'est bien le maréchal Pétain : personnage à double face, démon

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pour les uns, martyr pour d'autres, figure ambiguë comme le sont souvent les grands acteurs de l'Histoire.

Bien des ouvrages lui ont déjà été consacrés, depuis les panégyriques sans mesure de M e Isorni et de Louis-Dominique Girard jusqu'aux implacables réquisitoires d'Henri Michel et de Robert Paxton, en passant par les enquêtes, équitables et scrupuleuses, d'hommes comme Robert Aron, Henri Amouroux, Raymond Tournoux.

On attendait le Pétain de Marc Ferro et le jugement que porterait ce maître de la « Nouvelle Histoire », successeur de Fernand Braudel à la direction des Annales. Fruit de six années de labeur, son Pétain (9) fera date. Le livre frappe par l'étendue de l'information, la qualité presque romanesque du récit, l'acuité des portraits, mais aussi - et surtout - par les révélations - parfois stupéfiantes - qu'il apporte. Du grand art !

Ces huit cents pages sont nées d'une conversation avec Fernand Braudel. Le père de l'histoire « non événementielle » avait réclamé « un bon récit, parce que, tu vois, sur Pétain, il faut qu'on puisse tout comprendre...» Et Marc Ferro, prolongeant la réflexion de son maître, s'était demandé quel est le lien mystérieux qui se forge entre l'homme d'Etat saisi par l'Histoire et son peuple - et comment une telle histoire d'amour peut se transformer en haine ! Il s'est donc expliqué : « Je commencerai en 1940, parce que c'est à partir de 1940 que s'est nouée entre Pétain et la France cette relation incommunicable qui partage encore aujourd'hui les Français. [...^Assurément, Verdun trouvera sa place dans ce récit, au même titre que les mutineries de 1917 et leur répression, tant cette relation passionnelle est associée à l'expérience de la Seconde Guerre mondiale et de l'Occupation. Jusqu'alors, les Français ne s'étaient pas divisés sur Pétain. De la gauche à la droite, les hommes politiques, les anciens combattants, les civils, étaient unanimes à le vénérer...

Mais de cette vénération qui entoure les grands morts. Or, avec la défaite de 1940, la présence du Maréchal à la tête

de l'Etat, l'Occupation et la Libération - telles les laves d'un volcan qu'on imaginait assoupi -, tout un passé resurgit. "C'est la revanche de Dreyfus", s'écrie Mourras en 1945 à l'annonce de son verdict devant la cour de Lyon où il a été traîné pour délation. Et,

(9) Un volume, 790 p., Fayard, 150 F.

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de fait, la guerre civile, sève de notre histoire nationale, avait bien ressuscité depuis quelques années.

Rendre intelligibles ces phénomènes et les changements de sentiment des Français à l'égard de Pétain, tel est un des objectifs de cette enquête », concluait l'historien.

Mais Fernand Braudel lui avait aussi demandé : « Qu'as-tu trouvé de neuf sur Pétain ? »

Marc Ferro avait trouvé d'abord ce fait nouveau et inconnu : la démission forcée de Pétain, datée du 3 décem­bre 1943. « Sa découverte m'avait laissé comme hébété. J'ai trouvé aux Archives nationales le texte, inédit, d'une déclaration qui annonçait le départ du Maréchal et en exposait les raisons. Texte inconnu, bien sûr, parce qu'il demeura inutilisé. Il n'en avait pas moins été préparé, mis au point, avec ses deux versions, une pour l'Allemagne, une pour la France. Or, contre toute prévision, Pétain céda à des demandes d'une dureté inédite que les Allemands avaient jugées inacceptables et qui étaient formulées afin de susciter son départ. »

Marc Ferro nous donne d'abord un portrait cueilli à bonne source, dans les souvenirs du colonel Loustanau-Lacau. C'est le Maréchal qui parle - nous sommes en 1938 - , de Gaulle l'a quitté, i l a besoin d'une bonne plume : « Il me faut quelqu'un pour préparer et écrire les discours que j'ai à prononcer, les articles qu'on me demande, les communications éventuelles à l'Académie. Je me hâte de vous dire que, n'écrivant que rarement moi-même, je suis très difficile et même maniaque devant les textes qu'on me soumet.

Voici ce que je veux : une idée centrale qui soutient le texte d'un bout à l'autre, des paragraphes peu nombreux, proportionnés à leur importance. Pour les phrases, le sujet, le verbe, le complément. Pas d'adjectif, l'adjectif, c'est ridicule, comme ces ceintures de soie que portent les officiers dans les armées d'opérette. Encore moins de superlatifs. Rarement des adverbes et toujours exacts. Et surtout pas de chevilles au début des phrases, elles cachent l'indigence de la pensée. Si la pensée est en ordre, les phrases s'emboîtent d'elles-mêmes. Le point-virgule est un bâtard. »

« On pourrait se contenter du titre, monsieur le Maréchal », objecte l'interlocuteur. L'impertinence sera relevée. A u moment

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de prendre congé, le vieil homme (il n'est pas encore gâteux) jette au bouillant officier : « N'oubliez pas, commandant, qu'ici l'ironie ne fonctionne que de haut en bas ! »

Plus tard, en 1949, Loustanau-Lacau se souviendra : « Sa grande joie, c'était de trouver le texte à mettre en pièces. Il commençait par faire sauter tout ce qui était superflu. [...] Si la conclusion passait en tête et l'introduction en queue, il riait aux anges. [...] Le meilleur moment venait lorsque, ayant repéré un couple de mots, un membre de phrase dont la combinaison, Vassonance, lui plaisait, il l'encadrait d'une ellipse et le ramenait deux pages en avant. [...] Finalement, tous ces textes revenant du rabot figuraient son style... »

. En témoignent les formules célèbres, ciselées comme des médailles !

« Français, je fais don de ma personne à la France. » « Français, je hais les mensonges qui nous ont fait tant de

mal. » « Français, je tiens mes promesses, même celles des

autres. » « Français, mes amis, dans l'exil partiel auquel je suis

astreint, dans la semi-liberté qui m'est laissée, faites la chaîne en me tenant la main. »

L'équilibre physique du vieux soldat, sa santé, son allure ont frappé tous les contemporains. Loustanau-Lacau, à nou­veau, en témoigne : « C'est le prince de l'équilibre, l'équilibre-étalon. Il porte en lui la commune mesure humaine. Le moulage que l'on eût pris de lui, tête, corps et autre membre, alors qu'il n'avait encore que quatre-vingts ans, eût été le moulage clé de l'anthropologue [...]. M trop grand, ce qui déroute, ni trop petit, ce qui diminue.

La tête, un tiers entre les épaules, exactement proportionnée. Rajustée en clinique, cette peau aurait quarante ans. Elle n'est ni blême ni rose, c'est la peau de l'homme blanc, blanche comme celle du Sénégalais est noire. Elle surprend par cette blancheur parce que l'homme blanc se fait rare, lui qui devient de plus en plus brique, ou basané ou terreux ou verdâtre. Le teint sans tuber­culose, sans cancer, sans syphilis, le teint d'un foie en ordre. »

René Gillouin, que j 'a i connu, jadis, chez mon beau-père, opposait deux races de chefs. La première se compose de

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personnages brillants, hardis, impétueux, chez qui l'éclat de la forme surpasse la solidité du fond. « Ils ont plus de génie que de talent, plus de talent que de science ; ils aiment la gloire plus que la réussite, ils excellent dans l'improvisation, et, confiants dans leur étoile, ils attendent plus des faveurs du sort que des labeurs de la sagesse...

Les autres sont réservés, prudents, circonspects ; ils ne se soucient aucunement des apparences, ils s'attachent uniquement aux réalités ; s'ils atteignent au génie, c'est par une longue patience appuyée sur un vaste savoir, ils ont horreur du panache. Ils ne laissent rien au hasard, à la chance, à la fortune. C'est à cette seconde race qu'appartient le maréchal Pétain », observait Gillouin.

Sacré grand homme à Verdun, parce qu'il avait su inspirer à ses hommes ce sentiment précieux entre tous, la confiance, unanimement vénéré, Philippe Pétain entre dans l'Histoire à quatre-vingt-quatre ans, le 16 mai 1940, lorsque Paul Reynaud, à bout de ressources, fait appel à l'ambassadeur de France à Madrid. Pétain comprend immédiatement ce que l'on attend de lui : « Ma patrie a été battue, on m'appelle pour faire la paix et signer l'armistice. - N'y allez pas, lui dit Franco [...], ne donnez pas votre nom à ce que d'autres ont perdu. »

Le conseil, hélas ! était bon. Le Maréchal, comme toujours, était pessimiste. Et c'est bien le pire qui va s'accomplir.

En mai 1940, en effet, tout est allé très vite. Car les chefs militaires français avaient imaginé tous les cas de figure à partir des exemples de la guerre de 1914-1918. « Ils les avaient tous prévus mais ils avaient voulu en ignorer un, un seul : celui qu'avait imaginé le colonel de Gaulle, c'est-à-dire l'attaque d'un corps blindé, indépendamment de l'infanterie. »

Très vite, le cabinet Paul Reynaud s'est partagé entre les faucons et les colombes - ceux qui, comme de Gaulle, voulaient poursuivre la lutte et ceux qui voulaient l'arrêter. Le Maréchal était de ces derniers : « C'est facile et stupide de dire qu'on luttera jusqu'au dernier homme, c'.est criminel aussi étant donné nos pertes de l'autre guerre et notre faible natalité ; et puis qu'est-ce que ça veut dire ? On le dit et on ne le fait pas. Il faut sauver une partie de l'armée car, sans une armée groupée autour de quelques

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chefs pour maintenir l'ordre, une vraie paix ne sera pas possible et la reconstruction de la France n'aura pas de point de départ. »

L'armée française est brisée. Pétain ne croit pas à la résistance anglaise. « L'Angleterre aura le cou tordu comme un poulet... » Cette formule attribuée au général Weygand, Pétain la fait sienne. Au reste, i l avait déclaré quelques jours plus tôt, quand il avait été question de cette association franco-britannique : « On ne fusionne pas avec un cadavre. »

Lorsque le président Lebrun l'appelle à succéder à Paul Reynaud, et qu'il demande à l'Allemagne de lui faire connaître les clauses de l'armistice, i l s'est fixé des limites : « Vos instructions formelles, dit le Maréchal à ses négociateurs, sont les suivantes : rompre immédiatement la négociation si l'Allemagne exige la remise totale ou partielle de la flotte, ou l'occupation d'une partie quelconque de l'empire colonial. »

A Rethondes, les exigences allemandes seront grandes mais elles n'iront pas jusque-là. Ces clauses, pour dures qu'elles fussent, l'étaient moins qu'on l'avait imaginé.

Indépendamment du fait que le Maréchal espérait regagner la capitale un jour ou l'autre, ni la flotte - comme il avait été promis aux Anglais - ni l'empire n'étaient directement menacés, et une zone libre demeurait où cent mille soldats maintien­draient la fiction de la souveraineté française. « Ainsi, de son point de vue, l'essentiel était sauvegardé. »

De Gaulle fut le seul à protester. Mais lui-même ignorait les clauses exactes de l'armistice. Quant au Maréchal, i l ne pou­vait savoir qu'il entrait exactement dans le jeu de Hitler. Ce 18 juin 1940, le Führer expliquait précisément à Mussolini pourquoi il était indispensable de maintenir une zone libre !

« Il s'agit pour le moment d'agir de telle façon que l'on soit assuré de trouver en territoire français un gouvernement en fonction avec lequel on pourra entrer en pourparlers. Ce sera de loin préférable à une situation dans laquelle le gouvernement français rejetterait les propositions allemandes et se rendrait à Londres, pour continuer à diriger la guerre de là-bas, sans se charger de la responsabilité administrative peu agréable que seraient obligées d'assumer les puissances occupantes, entre autres. Même si elles occupaient la totalité du territoire français,

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continue Hitler, une entente avec un gouvernement français serait malgré tout encore préférable et ce, à cause de la flotte. »

Cependant, simultanément, Churchill, en Angleterre, jugeait que cet armistice était sans doute la meilleure issue possible pour les Anglais !

Au général Georges, Churchill fera cette confidence : « La conclusion de l'armistice a aidé la Grande-Bretagne, car Hitler a commis la plus grande erreur possible en n'étendant pas son emprise à l'occupation de l'Afrique du Nord. [...] C'est cela qui nous a sauvés. »

En signant l'armistice, le Maréchal avait un exemple dans l'esprit : c'était celui de la Prusse vaincue en 1806, et dont la régénération fut précisément l'œuvre de la défaite. En 1806, comme la France en 1870 et en 1940, la Prusse s'était effondrée en quelques mois, après les victoires de Napoléon à Iéna. « Les Français étaient entrés à Berlin comme aujourd'hui les Allemands avaient défilé à Paris. La Prusse avait eu son territoire amputé et toute une partie du pays avait été occupée par les Français. Or ce désastre avait provoqué un choc salutaire, il avait été la source d'une réforme morale, intellectuelle et politique à laquelle avaient concouru toutes les élites du pays : des philosophes, tel Fichte, des savants, tel Humboldt, ou des poètes, tel Kleist, avaient été à Vavant-garde de ce mouvement de régénération de la patrie. »

Ce sera la politique de Weygand en Afrique du Nord : la résistance sous le couvert de l'armistice.

Cependant, à partir de 1944-1945, on avancera une autre explication : Pétain aurait voulu le pouvoir pour lui-même, profitant de la « divine surprise » de la défaite. Marc Ferro, peu suspect de tendresse à son égard, disculpe le Maréchal de cette accusation. Contrairement, dit-il, à la réputation que lui forgèrent les communistes et le procureur général Mornet, d'avoir été, bien avant 1940, « un général de coup d'Etat », Pétain a toujours été respectueux de la légalité républicaine. On l'a vu en 1934, quand il avait été le seul maréchal dont on n'avait pas cité le nom parmi les grands chefs qui eussent pu renverser la « Gueuse », la République. « On parlait de Franchet d'Esperey, de Lyautey, voire de Weygand, qui incarnait le pouvoir militaire, rival du pouvoir civil. On ne parlait pas de Pétain. [...]// aurait ré­pondu à Lyautey, qui l'avait sondé quelques années plus tôt au cas où "l'abandon " du Maroc par le cartel des gauches l'amènerait à

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intervenir : "Si Herriot fait appel à moi, j'apporte mon concours à Herriot, qui représente le pouvoir légal."

On citait un mot de Lyautey à son égard : "Toute ma vie, j 'a i obéi, lui aurait dit un jour Pétain, et c'est comme cela que je suis devenu maréchal."

"Eh bien, moi, toute ma vie j 'a i désobéi, aurait répondu Lyautey, et c'est comme cela aussi que je suis devenu maré­chal. " »

Pourtant, l'été de 1945, c'est bien la thèse du « complot » -« complot et attentat contre la République » - que l'on retiendra. Il fallait un bouc émissaire. Dans un pays meurtri et déchiré par quatre années d'Occupation et de guerre civile, qui a connu les exécutions sommaires par les Allemands et par la milice de Darnand, qui a vécu les massacres d'Oradour ou de Château-briant, qui vient de voir revenir des camps d'extermination le cortège insoutenable des morts vivants, la nation veut punir les responsables. « C'est une manière de proclamer son innocence : seul un complot peut avoir abouti à l'étranglement de la Répu­blique. »

Marc Ferro disculpe le Pétain du 10 juillet 1940. « On a dit et répété depuis que la République avait été, ce 10 juillet 1940, assassinée, et que seuls quatre-vingts représentants du peuple avaient sauvé l'honneur. On observe qu'en réalité l'Assemblée du Front populaire avait bien tordu le cou à la Constitution de 1875 et au parlementarisme. Mais ceux-ci étaient morts avant d'avoir été étranglés. »

Cependant, tandis qu'au fil de quatre années - et quelles années ! - le pouvoir de Vichy va se construire puis se dissoudre et s'évanouir, une question essentielle se pose : double jeu ou collaboration ? Ainsi posée, la question n'a cessé de diviser les Français. « En effet, comment rendre compatibles la poignée de main de Montoire et le renvoi de Laval ? comment associer ces événements spectaculaires à d'autres, tels que Yéloignement de Weygand, la mission Rougier, les rapports avec la dissidence ? Quelle est la politique de Pétain dans cette intrigue ? »

Longtemps, les défenseurs du Maréchal ont fait de lui le jouet des intrigues ourdies par Laval. Cette attitude confortait un sentiment assez général, porté à accabler Laval de tous les péchés et, d'une certaine manière, à disculper Pétain. « Pétain est demeuré muet. Mais on sait par Me Isorni qu'il fut

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enchanté, en 1948, par la publication de Montoire, Verdun diplomatique. [...] L'auteur, loin de réduire le rôle et la responsa­bilité du Maréchal, lui en faisait au contraire assumer la totalité, dans l'espoir de prouver que, sous les apparences du déshonneur, Montoire "avait sauvé la France". »

L'entrevue de Montoire n'a pas été le fruit du hasard, ni celui des seules intrigues de Pierre Laval. Il semble bien que Pétain lui-même en ait eu l'idée - et qu'il ait pris la responsabilité de la politique de collaboration. « Depuis longtemps, Pétain caresse l'idée de rencontrer le Fiihrer ; il s'imagine que son prestige de vainqueur de Verdun lui permettra d'obtenir de Hitler des conditions de paix satisfaisantes et qu'il pourra ainsi prévenir cette collusion, qu'il croit inévitable, entre l'Allemagne et l'Angle­terre ; il n'est plus assuré, à mesure que les semaines passent, que l'Angleterre sera vaincue. Il imagine maintenant qu'elle conclura avec l'Allemagne, sur le dos de la France ou de son empire, une paix de compromis. Ainsi, négocier avec l'Allemagne lui semble une nécessité urgente. Il l'a dit non pas une, mais plusieurs fois. »

Dans le « double jeu » de Pétain, il y avait l'idée d'un équilibre à garder entre le Reich vainqueur et nos anciens alliés, de manière à préserver l'avenir. Dans cet esprit, le Maréchal tenait plusieurs fers au feu : il rencontrait Hitler à Montoire, mais il confiait au même moment une mission à Louis Rougier auprès de Churchill. Il entamait la politique de collaboration avec l'Allemagne, mais il révoquait Pierre Laval. Le drame, c'est que Montoire et la « collaboration » étaient des actes publics, tandis que la mission à Londres de Louis Rougier demeurait secrète, tandis que l'éloignement de Laval ne changeait rien à la nature de nos rapports avec l'Allemagne. Au contraire, notre sujétion serait plus grande avec Darlan qu'elle ne l'était du temps de Laval première manière.

A partir du débarquement de 1942 en Afrique du Nord, le maréchal Pétain abdiquera toute liberté et ne sera plus qu'un jouet entre les mains des Allemands. La lettre du Maréchal à Hitler le 5 décembre 1942, au lendemain de l'occupation de la zone libre, rend un son lamentable : « J'ai été très sensible, monsieur le Chancelier, aux dispositions personnelles que vous avez bien voulu m'exprimer à la fin de votre lettre en ce qui concerne votre résolution de collaborer avec la France et de l'aider

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à reconquérir son domaine colonial. C'est en toute loyauté que, de son côté, le gouvernement français poursuivra une politique qui doit permettre d'assurer son avenir dans une Europe réorganisée.

En refusant de quitter le sol de la métropole et en demandant l'armistice, j'ai voulu épargner au peuple français les plus grands malheurs, estimant qu'une entente dans l'honneur entre nos deux peuples n'était pas impossible. Une telle politique, qui répond à la fois à l'intérêt de la France et à celui des peuples européens, ne saurait cependant porter ses fruits que sous l'autorité d'un gouvernement jouissant de toute sa liberté d'action, que vous avez bien voulu vous-même garantir dans votre message au peuple français du 11 novembre 1942.

En accroissant les pouvoirs du président Laval, chef du gouvernement, j'ai marqué la volonté de voir s'établir, entre nos deux pays, des rapports de confiance réciproque pour une politique d'entente, et je compte, monsieur le Chancelier, sur votre esprit de compréhension pour en faciliter la réalisation. »

Nous approchons ici du point central du « mystère Pétain ». Comment le Maréchal - l'homme le plus aimé des Français, celui qui recevait trois mille lettres par jour (parmi celles-ci, celles de deux millions d'écoliers) - a-t-il pu laisser se dissiper le formidable capital - prestige, confiance, amour - qui était le sien l'été de 1940 ? Peu à peu, au fur et à mesure que l'échec de la politique de collaboration devient plus évident, le peuple, qui, à l'automne de 1940, aurait voté pour le Maréchal à 95 %, se détache de Vichy et passe à de Gaulle. Mais l'étonnant c'est que, jusqu'au printemps de 1944, ce même peuple reste à la fois gaulliste et pétainiste.

A l'origine de l'étonnante destinée du Maréchal, i l y a une « légende rose », celle de Verdun. Cette bataille pour la patrie s'était aussitôt identifiée à un chef, et ce chef était Pétain. Car son souci d'épargner le sang des hommes, sa pitié réelle pour leur commune misère, lui avaient, en quelques semaines, gagné à jamais l'affection des soldats.

Clemenceau lui-même, qui ne lui était guère favorable, et lui préféra Foch, louait son équilibre. « En de mauvaises rencontres, je l'ai trouvé d'héroïsme tranquille, c'est-à-dire maître de lui-même. Peut-être sans illusions, mais sans récriminations, il est toujours prêt aux sacrifices personnels. J'ai plaisir à lui rendre cet hommage. On lui a reproché ses propos pessimistes. [...] La

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vérité est, je crois, que le pire ne lui faisait pas peur et qu'il l'envisageait sans effort dans une inébranlable sérénité. »

Ce sera bien plus tard que la « légende noire » l'emportera, colportée par un Henry Bernstein : « Le maréchal Pétain n'est pas le héros de Verdun. Le maréchal Pétain n'est pas un héros. »

Donnons maintenant la parole au Maréchal. Avant de se présenter devant la Haute Cour, i l avait préparé sa défense. Nous retrouvons ici Henri Massis, auteur de la première version de ce texte - on sait que Pétain n'aimait pas écrire - , qui correspond bien à son ultime pensée. « Ma mission fut une mission de sacrifice. Héritier de la défaite, lié par l'armistice, j'ai tenté de préserver le corps et l'âme de la France, l'Histoire dira si j'ai réussi.

Avant de rentrer dans le silence, j'adresserai un dernier message à ceux d'entre vous qui me sont restés fidèles comme à ceux qui ont cessé de me suivre.

Lorsqu'en 1940 j'ai signé l'armistice, j'avais pour moi non seulement l'Assemblée nationale, mais la presque unanimité du peuple et de plus grand nombre de ceux qui, plus tard, ont rallié l'armée d'Afrique ou les forces de la Résistance. Si j'avais consulté la France sur la nécessité de l'armistice ou sur la légitimité de mon pouvoir, combien de suffrages m'auraient été contraires ? Dans nos armées en déroute, parmi nos populations en détresse, sur notre peuple foulé par l'ennemi, dans nos provinces menacées par l'approche inévitable de l'invasion, combien de ceux qui mainte­nant se détournent de moi voulaient alors continuer la lutte ?

Vos malheurs ne sont pas sortis de l'armistice mais de la défaite. Depuis quatre ans, qu'ai-je fait que protéger à tout moment les Français qui ne pouvaient ou ne voulaient quitter le sol national contre les suites d'une bataille que d'autres avaient engagée et perdue ? »

Et le Maréchal, pour conclure, d'invoquer l'argument qui devait frapper le colonel Rémy, et dont de Gaulle lui-même avait reconnu la portée, cet argument qui est sans doute la meilleure défense - et la seule - du vieux soldat : « S'il est vrai que de Gaulle a levé hardiment l'épée de la France, l'Histoire n'oubliera pas que j'ai tenu patiemment le bouclier des Fran­çais. »

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Reste qu'à partir de 1942 ce « bouclier » n'était plus qu'une apparence. Le Maréchal ne protégeait plus rien. Sa présence aggravait plutôt qu'elle ne facilitait le sort des Français en lutte pour recouvrer leur liberté.

Sur certains points, plus fâcheux encore - la persécution des Juifs, par exemple - , le Maréchal a péché, au moins par omission. Ce n'était pas faute de ne pas avoir été mis en garde, dès l'été de 1942, par son ami René Gillouin, qui lui avait dit : « La révocation de ledit de Nantes, qui est restée comme une tache sur la gloire de Louis XIV, apparaîtra, monsieur le Maréchal, comme une bergerie à côté de vos lois juives. Car les protestants français du xvw siècle pouvaient se soustraire aux rigueurs de la persécution soit en se convertissant, soit en émigrant, mais les Juifs de France, nos contemporains, ne peuvent émigrer car il leur est interdit de quitter la France [...]etilne leur servirait à rien de se convertir car le sang juif est, paraît-il, une tare indélébile.

Je dis, monsieur le Maréchal, en pesant mes mots, que la France se déshonore par la législation juive dont votre gouverne­ment vient d'annoncer la dernière étape. »

C'est que les Juifs ne sont pas le souci prioritaire du Maréchal. Passé l'été de 1942, il adopte une position de plus en plus ferme afin de sauver les Juifs français. « Mais toujours il réagit sur interventions. Jamais l'initiative ne lui vient spontané­ment [...]. On mesure qu'elle eût été la force d'un signe explicite venu de Pétain, comparable à l'attitude du roi de Danemark et aux appels de la reine de Belgique. En Hollande, où il n'y avait pas de tradition antisémite, ce furent les mesures prises par les Allemands qui contribuèrent à faire passer le pays de la résistance passive à une résistance active. »

Pourtant, comme je l'ai rappelé dans la Revue en évoquant le souvenir de Raymond-Raoul Lambert, les Juifs français ont longtemps gardé leur confiance en Pétain. Les Carnets d'un témoin le montrent.

La conclusion de Marc Ferro, tout en restant nuancée, est sévère. « Si entre 1940 et 1944 la logique du sacrifice a sauvé des biens matériels et des vies humaines, le prix en a été souvent l'honneur de la nation.

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Tragique destinée pour celui que se voulait le chef moral des Français. »

Si l'on a pu écrire : « De Gaulle ? Voyez Lacouture ! », il faudra dire désormais : « Voulez-vous tout savoir sur Pétain ? Lisez Marc Ferro ! » Je lui sais gré de s'être refusé à instruire un procès. Car, comme il le dit lui-même, la fonction de l'historien n'est pas de jouer les avocats ni les procureurs, mais de restituer les différentes mémoires d'une époque et - surtout - d'essayer de rendre le passé intelligible, et notamment son rapport avec le temps présent.

« L'historien doit conserver, expliciter, analyser, diagnosti­quer. Il ne doit jamais juger. »

Je fais mienne cette observation, que tant d'autres histo­riens, Guillemin en tête, ont oubliée !

PIERRE D E BOISDEFFRE

Michel de Camaret

Au moment de paraître, nous apprenons la mort de notre ami Michel de Camaret, compagnon de la Libéra­tion.

Que les siens, que le général de Bénouville, son ami de toujours, son frère d'armes, sachent que nous sommes auprès d'eux dans cette douloureuse épreuve.