15

Click here to load reader

Labouret, Mireille - Passion, durée, mémoire

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Article publié dans l'Année balzacienne 2007/1, no 8, pp. 117-130

Citation preview

Page 1: Labouret, Mireille - Passion, durée, mémoire

PASSION, DURÉE, MÉMOIRE Mireille Labouret Presses Universitaires de France | L'Année balzacienne 2007/1 - n°8pages 117 à 130

ISSN 0084-6473

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-l-annee-balzacienne-2007-1-page-117.htm

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Labouret Mireille, « Passion, durée, mémoire »,

L'Année balzacienne , 2007/1 n°8, p. 117-130. DOI : 10.3917/balz.008.0117

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France.

© Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

1 / 1

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

03/

03/2

015

09h1

1. ©

Pre

sses

Uni

vers

itaire

s de

Fra

nce

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 03/03/2015 09h11. ©

Presses U

niversitaires de France

Page 2: Labouret, Mireille - Passion, durée, mémoire

PASSION, DURÉE, MÉMOIRE

« Res duplex. Tout est double, même »... la mémoire,pourrait-on dire en pastichant Balzac1. De la mémoire absoluedu génial Lambert2, qui maîtrise ainsi le temps et l’espace, àl’amnésie de Chabert, les personnages balzaciens sont douésd’une capacité mémorielle variable. Si Eugénie Grandet vitsept ans dans le culte des souvenirs attachés à son cousin, leditcousin se croit quitte de ses obligations envers elle en agré-mentant son unique lettre de retour et de rupture de poncifsbien usés attachés aux souvenirs : « Oui, ces souvenirs ontsoutenu mon courage, et je me suis dit que vous pensiez tou-jours à moi comme je pensais à vous, à l’heure convenueentre nous. Avez-vous bien regardé les nuages à neuf heures ?Oui, n’est-ce pas ? », écrit-il en chantonnant un air des Noces :« Tan, ta, ta. – Tan, ta, ti. – Tinn, ta, ta. – Toûn ! – Toûn, ta,ti [...]. »3

Res duplex, bonheur du souvenir qui abolit la séparation :« [...] la seule chose qui me donne des heures quasi heureuses,

1. « Tout est double, même la vertu », note Balzac dans la dédicace desParents pauvres qu’il offre au prince de Teano, Pl., t. VII, p. 54.

2. « Sa mémoire était prodigieuse. [...] il possédait toutes les mémoires :celles des lieux, des noms, des mots, des choses et des figures. » Son « imagina-tion, stimulée par le perpétuel exercice de ses facultés », lui permettait dereconstituer les scènes du passé et de voir l’avenir (Louis Lambert, Pl., t. XI,p. 593).

3. Eugénie Grandet, Pl., t. III, p. 1186-1188. Et voir l’instauration de lamappemonde où elle suit son cousin (p. 1147) ainsi que le rappel du petit bancde bois et la contemplation des portraits de Charles et de sa mère (p. 1167).

L’Année balzacienne 2007

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

03/

03/2

015

09h1

1. ©

Pre

sses

Uni

vers

itaire

s de

Fra

nce

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 03/03/2015 09h11. ©

Presses U

niversitaires de France

Page 3: Labouret, Mireille - Passion, durée, mémoire

c’est de revivre par la pensée dans certains jours du passé quireviennent avec une fidélité d’impression, une netteté demémoire surprenantes. En fermant les yeux, j’y suis », confieBalzac à Mme Hanska en 1847 alors que ses forces créatricesl’abandonnent4 ; ou, selon l’expression de Jean-Yves Tadié,« mémoire qui tue », Stéphanie de Vandières croyant revoir lesite de la Bérésina, dans ce « souvenir vivant » recréé par sonamant, mémoire qui conduit au suicide Philippe de Sucy,hanté par ce « sourire qui [le] tue »5.

La mémoire, « souvenance des idées », s’adjoint le secoursde l’imagination, « souvenance des images », pour mettre enrapport « idées simples » et « idées composées »6. L’intuitiondu jeune Balzac est confirmée par la double recherche, litté-raire et neurophysiologique, des frères Tadié sur Le Sens de lamémoire : « L’imagination est le lien de la mémoire et celle-ciest le tremplin de l’imagination. Imaginer, c’est concevoir cequi n’est pas encore, à partir de ce qui a été [...]. »7 Le souve-nir n’étant qu’une des formes de la pensée, les personnagesbalzaciens dont la vie est hantée par un épisode du passé rejoi-gnent les grands monomaniaques8, abîmés dans leur passion,quelle qu’elle soit, tels Balthazar Claës, Gambara ou Gobseck.Quels sont-ils, ces êtres de papier fixés à un stade du passé parune mémoire archaïque ? Conteurs qui remémorent leur his-toire, tel le soldat d’Une passion dans le désert ou le narrateur duLys dans la vallée ; secrétaire intime du comte de Bauvanatteint par l’ « infirmité du souvenir » qui affecte le coupled’Honorine9 ; femmes mal mariées confrontées à la tentation dela seconde faute, induite et empêchée à la fois par la réma-

118 Mireille Labouret

4. Lettre du 5 août 1847, LHB, t. I, p. 661.5. Adieu, Pl., t. X, p. 1012 et 1014. Et cf. le sous-titre de l’article de

J..Y. Tadié, « Balzac ou la mémoire qui tue », AB 1999 (I), p. 169-175.6. Essai sur le génie poétique, OD, Pl., t. I, p. 600.7. Jean-Yves et Marc Tadié, Le sens de la mémoire, Gallimard, « Folio

Essais », 2004, p. 300.8. Un des personnages qui nous intéresse, le comte Octave de Bauvan,

établit lui-même le rapprochement : « [...] il se rencontre des moments où jecroirais à quelque monomanie » (Honorine, Pl., t. II, p. 558).

9. « Je ne blâme pas celles qui oublient, je les admire comme des naturesfortes, nécessaires ; mais j’ai l’infirmité du souvenir !... », déclare Honorine(ibid., p. 593).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

03/

03/2

015

09h1

1. ©

Pre

sses

Uni

vers

itaire

s de

Fra

nce

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 03/03/2015 09h11. ©

Presses U

niversitaires de France

Page 4: Labouret, Mireille - Passion, durée, mémoire

nence du premier amour, comme Mmes de Beauséant etd’Aiglemont, tous ces personnages m’intéressent par le lienqu’ils tissent entre passion et mémoire. Quel rôle joue lamémoire, sinon dans le développement de la passion, qui nesaurait s’inscrire dans la durée du vécu, du moins dans la com-mémoration du jour ou de l’être inoubliables ? La mémoirecontribue, semble-t-il, à transfigurer ces malentendus, par les-quels finissent toutes les grandes passions, si l’on en croit lenarrateur d’Une passion dans le désert10, en poèmes. Ce faisant,elle pose, avec une acuité particulière dans la nouvelle Hono-rine, une question centrale de la poétique balzacienne, celle dela répétition11.

« [...] ne serait-ce pas une erreur de croire que les sentiments sereproduisent ? Une fois éclos, n’existent-ils pas toujours au fond ducœur ? Ils s’y apaisent et s’y réveillent au gré des accidents de la vie ;mais ils y restent, et leur séjour modifie nécessairement l’âme »,

s’interroge le narrateur de Souffrances inconnues12. Suivons cetessor de la passion, de sa déflagration soudaine au malentendufinal, depuis son élaboration en poème jusqu’en allégorie duretour impossible.

Une passion dans le désert, quête de l’infini

C’est cette petite nouvelle, parue dans la Revue de Paris le24 décembre 1830, qui annonce les récits à venir des passionsimpossibles. Les récents commentateurs du texte, loin d’ironi-

Passion, durée, mémoire 119

10. Voir Pl., t. VIII, p. 1231.11. Ce sujet est au cœur de notre recherche sur les mécanismes reparais-

sants dans La Comédie humaine. Dans son ouvrage récent sur Balzac et le temps(C. Pirot, 2005), Nicole Mozet s’intéresse à cet aspect de l’œuvre pour la lirecomme un éternel recommencement : « Balzac est l’homme de la prolifération,il utilise la répétition pour la faire dériver, contrairement à l’obsessionnel qui s’ycomplaît » (p. 11). « [...] il existe une troublante analogie entre Balzac toujoursrecommençant et la spirale des révolutions resurgissantes et des restaurationsmanquées qu’a connues le XIXe siècle. Son œuvre, faite de séries, de rééditions etde réécritures, est hantée par la répétition, à la fois mortifère et constructive » (p. 24).C’est ce double aspect que nous privilégions (le versant fertile des mécanismesreparaissants suivi de l’asphyxie d’un système d’où il faut sortir).

12. La Femme de trente ans, Pl., t. II, p. 1105.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

03/

03/2

015

09h1

1. ©

Pre

sses

Uni

vers

itaire

s de

Fra

nce

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 03/03/2015 09h11. ©

Presses U

niversitaires de France

Page 5: Labouret, Mireille - Passion, durée, mémoire

ser sur Mignonne, cette « panthère très féminine [qui] s’agiteparmi des palmiers de carton-pâte »13, lisent le récit commetentation préflaubertienne, tout en en mesurant la portéeontologique14. C’est dans cette perspective que je voudraism’inscrire.

En effet, l’étrange relation qui se noue entre le soldat ano-nyme et l’animal sauvage peu à peu féminisé en « petite maî-tresse »15 n’est rendue possible que par le passage au désert,dont elle modifie le sens. Le désert creuse le vide dans un pre-mier temps en renvoyant l’homme à son néant. Absenced’orientation : l’air et la terre se fondent en une même four-naise ; absence de bruit : « Le silence effrayait par sa majestésauvage et terrible. L’infini, l’immensité pressaient l’âme detoutes parts » (p. 1221). Le refuge de la grotte marque un pre-mier repère dans cet espace dés-orienté, tandis que la relationentre les deux occupants s’établit sur le mode de la conver-sion : la bête sauvage sauve la vie du soldat enlisé dans lessables mouvants ; le militaire renonce à sa vigilance armée en

120 Mireille Labouret

13. Patrick Berthier, Introduction à Une passion dans le désert, Pl., t. VIII,p. 1218. Voir aussi les réserves de Michel Dewachter sur le « désert de fan-taisie » et sur le « cadre pseudo-historique » qui « sert de prétexte à une nou-velle un peu coquine » (« L’Égypte de Balzac, de la séduction à la “conver-sion” », Cahiers Confrontation, no 9, printemps 1983, Aubier, p. 45).

14. Voir l’article de Lucette Besson sur Une passion dans le désert, L’Écoledes lettres, numéro spécial « Balzac et la nouvelle », 1998-1999, no 13, p. 49-64.Elle réhabilite la description balzacienne en la rapprochant des textes de Cha-teaubriand et de Vivant Denon, et en remarquant que Balzac coloriste annoncele Flaubert du Voyage en Égypte, ébloui par la même lueur noire. Anne-MarieBaron, elle, suggère de lire la nouvelle comme tentation d’humanisation de labête et de bestialisation de l’homme, en un texte « moins érotique qu’aréto-logie » (Balzac ou les Hiéroglyphes de l’imaginaire, Champion, 2002, p. 147). Leshypothèses animales que formule le soldat, lion, tigre, crocodile, absurdes dansune lecture réaliste, renvoient à la symbolique des différentes tentations. Quantà Philippe Berthier, il se refuse à ne voir que « les aventures d’un soldat danstous les sens du mot égaré : c’est l’histoire d’un homme à qui le désert a appris àposer certaines questions, au fond métaphysiques, et qui n’en guérit pas. Ledésert est l’espace même de l’ontologie » (« Balzac, le désir, le désert », Univer-sité de Grenoble, Recherches et travaux, no 35, 1988, p. 37).

15. Une passion dans le désert, Pl., t. VIII, p. 1225. « L’énorme animal cou-ché à deux pas de lui » (p. 1223) est peu à peu féminisé dans ses attributs (robe,bracelets, comparaison avec la chatte), puis glorifié en « sultane du désert »(p. 1226) et « reine solitaire » (p. 1227). Les références suivantes à cette nou-velle figurent entre parenthèses dans le texte.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

03/

03/2

015

09h1

1. ©

Pre

sses

Uni

vers

itaire

s de

Fra

nce

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 03/03/2015 09h11. ©

Presses U

niversitaires de France

Page 6: Labouret, Mireille - Passion, durée, mémoire

concluant un pacte : « C’est entre nous maintenant à la vie à lamort » (p. 1229). « Le désert fut dès lors comme peuplé »(ibid.) : un seul être le comble... Le vrai désert, on le sait, chezBalzac, c’est Paris. De ce désert égyptien, étrangement sem-blable à l’Éden d’avant la faute, le soldat goûte alors les« sublimes beautés » (ibid.). Il retrouve le rythme du temps,écoute « des musiques imaginaires dans les cieux » (p. 1230).Adonné à la rêverie, « il passait des heures entières à se rappe-ler des riens, à comparer sa vie passée à sa vie présente. Enfinil se passionna pour sa panthère » (ibid.). L’idylle prend fintoutefois « comme finissent toutes les grandes passions, par unmalentendu ! » (p. 1231). Meurtrier de Mignonne par erreurd’interprétation, le soldat qui a « promené [son] cadavre »dans toute l’Europe napoléonienne exprime sa nostalgie dudésert : « Dans le désert, voyez-vous, il y a tout et il n’y arien [...] c’est Dieu sans les hommes » (p. 1232). On est bienloin d’une anecdote scandaleuse : la passion dans le désert dit àla fois l’intensité de la rencontre de l’Autre et de soi-même,qui bouleverse les idées reçues, son impossibilité dans la duréeet sa trace ineffaçable. Ce récit bref amorce en quelques pagesles romans à venir des passions impossibles.

Telles les amours parisiennes de l’Histoire des Treize qui,pour être urbaines, n’en sont pas moins exotiques. La parentéd’Une passion dans le désert avec La Fille aux yeux d’or a étérelevée par Léon-François Hoffmann et Patrick Berthier16.Tout comme Mignonne, Paquita est dotée de la grâce dufélin, dont elle possède « deux yeux jaunes comme ceux destigres »17 ; sa rencontre avec de Marsay aux Tuileries procèdede la même fascination, que le dandy rapproche du « magné-tisme animal »18. Le décor du boudoir rouge et or reprend les« lambris rouges » de la grotte d’Une passion éclairés des « deuxlueurs faibles et jaunes » des yeux de la panthère (p. 1223).Quant à la réclusion de ce lieu, elle est totale : « Aucun son nes’en échappe [...] On peut y assassiner quelqu’un, ses plaintesy seraient vaines comme s’il était au milieu du Grand

Passion, durée, mémoire 121

16. Voir P. Berthier, Introduction citée, Pl., t. VIII, p. 1216-1217.17. La Fille aux yeux d’or, Pl., t. V, p. 1064.18. Ibid., p. 1063.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

03/

03/2

015

09h1

1. ©

Pre

sses

Uni

vers

itaire

s de

Fra

nce

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 03/03/2015 09h11. ©

Presses U

niversitaires de France

Page 7: Labouret, Mireille - Passion, durée, mémoire

Désert », note Paquita19. La mort des deux victimes, poignar-dées dans l’acmé de la passion jalouse, n’est pas sans similitude,non plus que les effets de ce geste. Aux regrets du soldat fontécho ceux de la marquise de San-Réal, prête à s’ensevelir aucouvent de Los Dolores, car « rien ne console d’avoir perdu cequi nous a paru être l’infini »20. Le sosie jumeau de la mar-quise, de Marsay, sort de cette expérience tout aussi désen-chanté : est-ce là qu’il a acquis son fameux regard de tigre, quile rend si redoutable dans Illusions perdues21 ?

Il est un autre roman contemporain de La Fille aux yeuxd’or qui relate une passion brisée par un malentendu, LaDuchesse de Langeais. Si Armand de Montriveau est trop jeunepour avoir participé à la campagne égyptienne de Bonaparte,il part aux lendemains de Waterloo « explorer la Haute-Égypte et les parties inconnues de l’Afrique »22. Au termed’une expédition périlleuse, il tombe aux mains d’une tribuqui le promène « pendant deux années à travers les déserts »(ibid.) avant qu’il puisse regagner Paris en 1818. C’est sur ce« poétique personnage », que sa « crinière » et ses gronde-ments apparentent au lion (p. 967)23, que la duchesse jette sondévolu, séduite par les bruits qui courent sur ses souffrancesaussi bien que par ses « compliments de voyageur » (p. 953).Quant à Montriveau, sa passion pour la duchesse s’accroîtd’un « désir grandi dans la chaleur des déserts » (p. 950). Luiqui a embrassé des mondes, il voit son univers « se rétrécir auxproportions du boudoir d’une petite-maîtresse » (p. 955).Voici à nouveau en présence un couple de forces antagonistes

122 Mireille Labouret

19. La Fille aux yeux d’or, p. 1089.20. Ibid., p. 1109.21. Le motif du tigre parcourt La Fille aux yeux d’or : « soumission [de

Paquita] qui aurait attendri un tigre » (p. 1090) ; de Marsay « laissa éclater lerugissement du tigre dont une gazelle se serait moquée » (p. 1096) ; Ferragus etde Marsay « entendirent des cris affaiblis qui eussent attendri des tigres »(p. 1106). Et dans Illusions perdues, de Marsay entre dans la loge deMme d’Espard à l’Opéra avec « un regard fixe, calme, fauve et rigide commecelui d’un tigre : on l’aimait et il effrayait » (Pl., t. V, p. 277).

22. La Duchesse de Langeais, Pl., t. V, p. 942. Les références suivantes àcette œuvre figurent entre parenthèses dans le texte.

23. « [...] souvent aussi le général secouait sa crinière, laissait la politique,grondait comme un lion [...] ».

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

03/

03/2

015

09h1

1. ©

Pre

sses

Uni

vers

itaire

s de

Fra

nce

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 03/03/2015 09h11. ©

Presses U

niversitaires de France

Page 8: Labouret, Mireille - Passion, durée, mémoire

qui s’annulent. De même que Mignonne et Paquita passaientde la menace à la soumission expiatrice, de même la faussefrêle duchesse, dans son refus inflexible, se fait quasi-pan-thère : « Seriez-vous comme les tigres du désert, qui fontd’abord la plaie, et puis la lèchent ? », demande à la duchesseMontriveau qui l’humilie dans une scène digne des romansnoirs (p. 992). Conquise par l’aventurier dont la chambresecrète est entièrement d’inspiration égyptienne (ibid.), laduchesse capitule... trop tôt ou trop tard. Un stupide malen-tendu, dû au retard d’une pendule, annule le rendez-vous dela dernière chance et conduit Mme de Langeais dans un désertplus qu’inaccessible, puisqu’il combine la clôture du cloître etla protection naturelle d’un îlot rocheux battu des flots(p. 905)24. Montriveau, à la tête d’une expédition des Treize,tente vainement d’enlever la religieuse : il ne se saisit que deson cadavre. Les variantes de la conclusion sont instructives.Après avoir songé à une comparaison dialoguée des mérites dela duchesse et de Paquita, Balzac opte pour une formule plussobre. « C’était une femme, maintenant ce n’est rien », con-clut Ronquerolles en un aphorisme voisin de la définition dudésert par le soldat ( « Il y a tout et il n’y a rien » ). « N’y penseplus que comme nous pensons à un livre lu pendant notreenfance. – Oui, dit Montriveau, car ce n’est plus qu’unpoème » (p. 1037)... et le sujet d’un récit qui l’immortalise.Balzac se défend de la brutalité de la formule restrictive enredonnant la parole à Ronquerolles qui recommande à sonami les « passions » plurielles plutôt que l’amour idéal, car « ledernier amour d’une femme » reste seul susceptible de satis-faire « le premier amour d’un homme » (ibid.). Balzac doublecet hommage entortillé à une destinataire ambiguë(Berny/Hanska ?) par la mention de la date du « jour inou-bliable », « Genève, au Pré-Lévêque, 26 janvier 1834 ». Rico-chets de conversation qui s’efforcent de propager la séductiondans le conte d’Une passion dans le désert, ou formules défini-tives de l’absolu dans la vie conçue comme œuvre d’art pourles deux volets de l’Histoire des Treize, ces conclusions tententde sauver les amours mortes et les malentendus de l’oubli par

Passion, durée, mémoire 123

24. « [...] dans ce désert sur ce rocher entouré par la mer. »

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

03/

03/2

015

09h1

1. ©

Pre

sses

Uni

vers

itaire

s de

Fra

nce

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 03/03/2015 09h11. ©

Presses U

niversitaires de France

Page 9: Labouret, Mireille - Passion, durée, mémoire

la ferveur d’une mémoire vivante. Or, si la forme narrativel’exalte : récit enchâssé d’Une passion dans le désert, longue ana-lepse de La Duchesse de Langeais, multiples échos d’un texte àl’autre, premiers personnages reparaissants dans l’Histoire desTreize, les affiliés des Treize, à qui est confié ce devoir demémoire, s’en montrent bien insoucieux. De Marsay exécutePaquita par une formule à double entente dont il est familier25

et poursuit sa carrière de dandy politique facilitée par son« épouvantable vice : il ne croyait ni aux hommes ni aux fem-mes, ni à Dieu ni au diable »26. Quant à Montriveau, sa réap-parition dans La Comédie humaine n’est guère à la hauteur desa première passion, si l’on en juge par le rôle pitoyable quelui confie l’auteur de Pierrette... Si « l’amour vrai règne surtoutpar la mémoire », comme le suggère un commentaire de LaFille aux yeux d’or 27, il faut laisser les passions excentriques auxrécits qui ne le sont pas moins et suivre les réminiscences del’ « amour vrai », selon Balzac, dans d’autres textes, Le Lysdans la vallée et surtout Honorine.

Le Lys dans la vallée et Honorine,allégories du retour impossible

Un an après La Duchesse de Langeais, Le Lys dans la vallée,le plus tourangeau de ce nouveau Cantique des Cantiques, cul-tive de façon inattendue le motif oriental du désert attaché à larecherche de l’absolu érotique. La métaphore florale s’enra-cine dans une représentation spirituelle du désert. Mme deMortsauf, comme Véronique Graslin, est douée du pouvoird’ensemencer le désert et de métamorphoser une terre arideen plaine fertile. L’épanouissement du paysage dépend toute-fois des affects des personnages. À l’un des départs de Félix quipartage son année entre Clochegourde et Paris, la comtesse

124 Mireille Labouret

25. « Eh bien, qu’est donc devenue notre belle FILLE AUX YEUX D’OR,grand scélérat ? – Elle est morte. – De quoi ? – De la poitrine » (La Fille auxyeux d’or, Pl., t. V, p. 1109 ; en capitales dans le texte).

26. Ibid., p. 1057.27. Ibid., p. 1093.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

03/

03/2

015

09h1

1. ©

Pre

sses

Uni

vers

itaire

s de

Fra

nce

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 03/03/2015 09h11. ©

Presses U

niversitaires de France

Page 10: Labouret, Mireille - Passion, durée, mémoire

aperçoit « pour la première fois son désert sans soleil »28. Lors-qu’elle apprend l’existence de lady Dudley, « l’ouragan del’infidélité [...] avait passé sur son âme en faisant un désert làoù verdoyaient d’opulentes prairies » (p. 1149). Enfin, si Hen-riette meurt de soif, au terme d’une agonie de quarante jours,Félix justifie sa liaison avec Arabelle par le même motif :« Non, je n’ai pas aimé, mais j’ai eu soif au milieu du désert »(p. 1159). La référence à Agar29, l’allusion à lady Esther Stan-hope, ce « bas-bleu du désert » (p. 1149)30, la « passion [...]tout africaine » (p. 1145)31 d’Arabelle elle-même, ange déchuet démon tentateur32, contribuent à la connotation mystiqueque suggère le titre.

Toutefois, si le talent poétique de Félix semble le seul élé-ment sauvé de l’échec qui gagne le roman33, échec perceptibleà différents niveaux, politique34 et affectif, il n’éclate pas seule-ment dans sa propension à cultiver les fleurs de l’écritoire et àcomposer d’ « émouvantes élégies » (p. 970) qui célébreront

Passion, durée, mémoire 125

28. Le Lys dans la vallée, Pl., t. IX, p. 1138. Les références à ce romanfigureront entre parenthèses dans le texte.

29. « Devenir mère, pour moi, dit Henriette à Félix, ce fut acheter ledroit de toujours souffrir. Quand Agar a crié dans le désert, un ange a fait jaillirpour cette esclave trop aimée une source pure ; mais moi, quand la source lim-pide vers laquelle (vous en souvenez-vous ?) vous vouliez me guider est venuecouler autour de Clochegourde, elle ne m’a versé que des eaux amères »(p. 1169).

30. Le cheval qu’utilise Félix pour rallier la Grenadière depuis Cloche-gourde « était un cheval arabe que lady Esther Stanhope avait envoyé à la mar-quise et qu’elle m’avait échangé contre ce fameux tableau de Rembrandt,qu’elle a dans son salon de Londres [...] ». Lady Stanhope est enviée parMme de Bargeton dans Illusions perdues (Pl., t. V, p. 158).

31. « [...] son désir va comme le tourbillon du désert, le désert dont l’ar-dente immensité se peint dans ses yeux, le désert plein d’azur et d’amour, avecson ciel inaltérable, avec ses fraîches nuits étoilées. » L’éclat de lady Dudley estcomparé à « la chute du plus bel ange » de l’ « empyrée britannique » (p. 1144),image bientôt supplantée (p. 1147) par celle de « la lionne qui a saisi dans sagueule et rapporté dans son antre une proie à ronger » (réincarnation deMignonne ?).

32. « Lady Arabelle prit plaisir, comme le démon sur le faîte du temple, àme montrer les plus riches pays de son ardent royaume » (p. 1144).

33. Voir la lecture de Danielle Dupuis, « La métaphore florale et ses ava-tars dans Le Lys dans la vallée », dans Balzac, « Le Lys dans la vallée », « La Femmede trente ans », Paris, Éd. InterUniversitaires, 1993, particulièrement p. 44-46.

34. Voir l’interprétation de Nicole Mozet, « À quoi bon les préfaces ? »,Romantisme, colloque d’agrégation, Paris, SEDES, 1993, p. 13 notamment.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

03/

03/2

015

09h1

1. ©

Pre

sses

Uni

vers

itaire

s de

Fra

nce

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 03/03/2015 09h11. ©

Presses U

niversitaires de France

Page 11: Labouret, Mireille - Passion, durée, mémoire

mieux que ne le fit le rustre Montriveau la femme devenue« poème ». Il irrigue le roman tout entier, entièrement consa-cré à la réminiscence et à la commémoration, par la forme durécit rétrospectif qu’ouvre l’aveu initial : « [...] oui, ma vie estdominée par un fantôme [...] J’ai d’imposants souvenirs ense-velis au fond de mon âme [...] » (ibid.). Au plus fort de leurunion, ponctuée par des périodes d’absence de Félix – nou-velle Coré assignée à résidence un semestre dans l’enfer pari-sien avant de rejoindre l’Éden de Clochegourde le reste del’année –, les souvenirs suppléent à l’absence en tissant desliens plus étroits entre Félix et Henriette : « Le passé, reprissouvenir à souvenir, s’agrandit ; l’avenir se meuble d’espé-rance » (p. 1101). La lettre testamentaire de Mme de Mortsaufrévèle toutefois la force mortifère du souvenir refoulé ; alorsqu’elle impose silence à Félix lorsqu’il veut « purifier un sou-venir du passé » (p. 1027)35, sa voix d’outre-tombe rappelle lesravages de la scène originelle : « Vous souvenez-vous encoreaujourd’hui de vos baisers ? [...] Si vous avez oublié ces terri-bles baisers, moi, je n’ai jamais pu les effacer de mon souve-nir : j’en meurs ! » (p. 1145). À cet amour de l’âme, qui risquede tuer le corps, Félix oppose l’amour de lady Dudley :

« Amour horriblement ingrat, qui rit sur les cadavres de ceuxqu’il tue ; amour sans mémoire, un cruel amour qui ressemble à lapolitique anglaise, et dans lequel tombent presque tous les hommes.Vous comprenez déjà le problème. L’homme est composé dematière et d’esprit ; l’animalité vient aboutir en lui, et l’ange com-mence à lui. De là cette lutte que nous éprouvons tous entre unedestinée future que nous pressentons et les souvenirs de nos ins-tincts antérieurs dont nous ne sommes pas entièrement détachés :un amour charnel et un amour divin » (p. 1146).

L’amour sans mémoire est une négation de l’amour, qui senourrit des souvenirs pour se déployer dans une durée qui

126 Mireille Labouret

35. « “Taisez-vous”, me dit-elle vivement en me mettant sur les lèvres undoigt qu’elle ôta aussitôt [...] “Je sais de quoi vous voulez parler [...]”. » Félixobtient malgré tout le droit d’évoquer la scène du bal, mais la comtesse insiste :« “Ne parlons plus de ces choses” » ; il a seulement la permission de conter sonenfance ; la comtesse reconnaît les mêmes souffrances que les siennes :« [...] nos âmes se marièrent dans cette même pensée consolante : “Je n’étaisdonc pas seul à souffrir !” » (p. 1028).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

03/

03/2

015

09h1

1. ©

Pre

sses

Uni

vers

itaire

s de

Fra

nce

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 03/03/2015 09h11. ©

Presses U

niversitaires de France

Page 12: Labouret, Mireille - Passion, durée, mémoire

emprunte « un mouvement d’abord régressif qui, reconstrui-sant le passé à mesure, remonte la pente du temps et la chaînedes causes, avant de se redéployer ensuite, dans un mouve-ment progressif, vers le présent et l’avenir »36. Ce redéploie-ment idéal, dont est capable le génie balzacien, selon GeorgesPoulet, reste inaccessible aux personnages d’Honorine.

Nouvelle parue en 1843, au moment où le système repa-raissant fonctionne à plein régime, Honorine peut se lire commel’allégorie du recommencement, toujours désiré, jamais réalisé.Des liens thématiques forts rattachent ce récit à l’ensemble destextes déjà évoqués. L’épigraphe supprimée empruntée àMademoiselle de Maupin : « Idéal ! fleur bleue à cœur d’or, dontles racines fibreuses, mille fois plus déliées que les tresses de soiedes fées, plongent au fond de notre âme pour en boire la pluspure substance ! »37, l’usage de la métaphore filée de la femme-fleur38 ainsi que la référence aux fleurs véritables, que cultive lefaux horticulteur « monofloriste » (p. 561) « fou des fleursbleues » (p. 565)39, et aux fleurs artificielles dont la comtesseHonorine croit pouvoir tirer sa subsistance (ibid.)40, prolongentl’allégorie du Lys. Quant au motif du désert, il qualifie Paris,dans la bouche de Maurice (p. 574) comme sous la plume ducomte (p. 589), tandis que la terrasse du consulat de France à

Passion, durée, mémoire 127

36. Georges Poulet, Études sur le temps humain, 2, Paris, Éd. du Rocher,1976, p. 180.

37. Épigraphe du feuilleton de La Presse (voir les notes de P. Citron, Pl.,t. II, p. 1412).

38. Lire à ce sujet l’article de Pierre Laforgue, « Honorine ou le sexe desfleurs », dans Lucienne Frappier-Mazur et Jean-Marie Roulin (éd.), L’Érotiquebalzacienne, Paris, SEDES, 2001, p. 35-40. Exemples : l’ambassadrice, la consu-lesse et Camille Maupin sont désignées par l’expression « les trois belles fleursdu sexe » (Honorine, Pl., t. II, p. 531). « En voyant Honorine, je conçus la pas-sion d’Octave et la vérité de cette expression : une fleur céleste ! » (p. 563).« [...] on aurait pu croire au bonheur de cette violette ensevelie dans sa forêt defleurs » (p. 567). Honorine elle-même développe le langage des fleurs : « Si lesParisiennes avaient un peu du génie que l’esclavage du harem exige chez lesfemmes de l’Orient, elles donneraient tout un langage aux fleurs posées sur leurtête » (p. 568). Les références suivantes à Honorine seront placées entreparenthèses dans le texte.

39. Il feint de rechercher le dahlia bleu : « Le bleu n’est-il pas la couleurfavorite des belles âmes ? »

40. Voir la « poétisation » de la fabrique d’Honorine et l’habileté de sesdoigts fées pour réaliser les fleurs artificielles (p. 567-568).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

03/

03/2

015

09h1

1. ©

Pre

sses

Uni

vers

itaire

s de

Fra

nce

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 03/03/2015 09h11. ©

Presses U

niversitaires de France

Page 13: Labouret, Mireille - Passion, durée, mémoire

Gênes et le jardin de poche d’Honorine et Maurice en pleinParis offrent un charme édénique.

Balzac reprend dans Honorine la technique de la nouvelleencadrée en soignant les échos et parallèles entre cadre etrécit. Un long prologue présente aux artistes voyageurs,Camille Maupin, Claude Vignon et Léon de Lora, reçus parle consul français à Gênes, le mystère de ce diplomate, Mau-rice de l’Hostal, « portrait vivant de lord Byron » (p. 528)41,qui a tant tardé à épouser la belle et riche Onorina Pedrotti...hésitation qui ne s’explique aux yeux des Italiennes « que parle mot passion » (p. 529). La conversation littéraire puise dans« l’éternel fonds de boutique de la république des lettres : lafaute de la femme ! » (p. 530), condamnée par les auditrices,défendue par les hommes et illustrée par l’histoire que leconsul va retracer, non sans avoir éloigné son épouse. Neveuorphelin de l’abbé Loraux, le jeune Maurice est proposé parson oncle au terme de ses études de droit comme secrétaire aucomte Octave, qui occupait alors « une des plus hautes placesde la magistrature » (p. 532). Grand travailleur, voué aux inté-rêts publics « avec la furie d’un cœur qui veut tromper uneautre passion » (p. 541), le comte dont la face jaune « semblaitannoncer un caractère instable et des passions violentes »(p. 537) livre son secret au jeune homme. Il a épousé, paramour, la pupille de sa mère, enfant candide et ignorante(p. 550)42, qui le quitte après trois ans de mariage pour s’enfuiravec un amant. Enceinte et abandonnée par son séducteur, lacomtesse accouche d’un fils qui meurt en bas âge « heureuse-ment pour elle et pour moi » (p. 555) et croit vivre de son tra-vail d’ouvrière fleuriste alors que depuis sept ans le comte,adonné au rôle d’ « ange gardien » (ibid.), la tient sous sacoupe sans qu’elle s’en doute. Amoureux fou de sa femme,en proie à « la passion physique la plus intense » (p. 559),Octave vit dans son souvenir qu’il ravive par des pratiques

128 Mireille Labouret

41. Mais, ajoute Balzac, « lord Byron était poète et le diplomate était poé-tique ». Plus loin Honorine risque « d’adorables plaisanteries sur la ressemblancephysique, moins le pied-bot, qui se trouvait entre lord Byron et moi » (p. 569).

42. La jeune fille « ignorait la corruption, peut-être nécessaire, que la litté-rature inocule par la peinture des passions ».

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

03/

03/2

015

09h1

1. ©

Pre

sses

Uni

vers

itaire

s de

Fra

nce

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 03/03/2015 09h11. ©

Presses U

niversitaires de France

Page 14: Labouret, Mireille - Passion, durée, mémoire

fétichistes43 : « [...] depuis le jour de l’abandon, je vis de messouvenirs, je reprends un à un les plaisirs pour lesquels sansdoute Honorine fut sans goût » (p. 552). Le comte persuadeson secrétaire de jouer double jeu dans la souricière qu’il tendpour reconquérir son épouse. De confident du comte, Mau-rice devient l’ami de la comtesse, prisonnière également de sessouvenirs d’amante et de mère :

« Si mon mari, par amour, a la sublime générosité de toutoublier, je n’oublierai point, moi ! [...] J’aurai dans le cœur des sou-venirs confus qui se combattront. [...] Je lui opposerai, bien invo-lontairement, un rival indigne de lui, un homme que je méprise,mais qui m’a fait connaître des voluptés gravées en traits de feu,dont j’ai honte et dont je me souviens irrésistiblement » (p. 581).

Difficilement convaincue par l’abbé Loraux et Maurice quia si bien secondé le comte qu’il est devenu amoureux d’Hono-rine, la comtesse consent à revenir à son époux tandis que lesecrétaire part comme consul en Espagne. Deux ans plus tard,la comtesse, devenue mère, meurt en avouant à Mauricequ’elle n’a pu effacer de sa mémoire son passé car elle souffrede l’ « infirmité du souvenir » (p. 593), tandis que son mari, qui« soupçonne la vérité [...] et c’est ce qui le tue » (p. 595),nomme Maurice tuteur de son fils. Camille Maupin com-mente ainsi le récit du consul : « [...] il n’a pas encore devinéqu’Honorine l’aurait aimé. Oh ! fit-elle en voyant venir laconsulesse, sa femme l’a écouté, le malheureux !... » (p. 596).

La nouvelle oppose ainsi « deux voluptés inaccordées »44,deux passions inconciliables entretenues par une mémoireégalement forte : le comte accuse sa « monomanie » (p. 558),la comtesse s’attribue « la mémoire de l’enfant, cette mémoirequi se retrouve aux abords de la tombe » (p. 583). Le malheurse propage au couple secondaire : Maurice a beau donnerl’image du bonheur avec Onorina (p. 530)45, il ne peut

Passion, durée, mémoire 129

43. Voir l’épisode du châle (p. 557) et celui de la miniature (p. 554), échodu ravissement balzacien devant la miniature de Daffinger.

44. Expression de Pierre Citron, Introduction, Pl., t. II, p. 523.45. Camille Maupin remarque la parfaite intelligence entre les deux

époux : « Certes, ces deux beaux êtres s’aimeraient sans mécompte jusqu’à lafin de leurs jours. Camille se disait donc tour à tour : “Qu’y a-t-il ? – Il n’y arien !” selon les apparences trompeuses du maintien chez le consul [...]. »

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

03/

03/2

015

09h1

1. ©

Pre

sses

Uni

vers

itaire

s de

Fra

nce

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 03/03/2015 09h11. ©

Presses U

niversitaires de France

Page 15: Labouret, Mireille - Passion, durée, mémoire

oublier Honorine, pas plus que Tristan n’oublie Yseult lablonde avec Yseult aux blanches mains46. Le petit romand’Honorine n’expose pas seulement un cas issu de la Physiologiedu mariage ; il ne développe pas seulement un aspect de lamorale conjugale chrétienne, prêchée par l’abbé Loraux, quiprône le pardon et la réconciliation. Il incarne, au sens fort etpar deux couples de personnages doubles, la question de poé-tique romanesque qui revient hanter Balzac régulièrement.Est-il possible de reprendre la « même histoire »47 ? Ledénouement premier répondait favorablement, en un ardentplaidoyer pour des retrouvailles après séparation, à destinationde Mme Hanska qui vient d’être veuve. La conclusion quechoisit finalement Balzac dit l’impossibilité de l’oubli et del’effacement, la difficulté du recommencement, même pardéplacement, et l’appréciation d’une telle entreprise estconfiée à la femme écrivain de La Comédie humaine qui, tellela destinataire de Sarrasine, « demeura pensive » (p. 597).

Balzac qui, comme l’a bien montré Anne-Marie Baron,parsème son texte romanesque d’anagrammes et de paragram-mes de son nom48, s’inscrit par son seul prénom dans deuxnouvelles : il est en 1843 Honorine/Onorina, Honoré fémi-nisé et redoublé par la mention de cet hôtel qu’Octave meublepour son épouse, au faubourg Saint-Honoré. En 1831, dansLes Proscrits, il apparaissait sous la forme d’Honorino dont lesupplice – la séparation éternelle d’avec une épouse tropaimée, qu’il avait cru rejoindre dans la mort par le suicide –,constitue un ajout balzacien à l’enfer de Dante. Si l’on se sou-vient qu’Octave évoque la passion qui l’anime comme unravage « où, dans un cercle oublié par Dante dans son Enfer, ilnaissait d’horribles joies » (p. 545), le cercle dantesque et balza-cien se referme sur le piège du retour impossible. La Comédiehumaine ou La Torture par l’espérance ?

Mireille LABOURET.

130 Mireille Labouret

46. Rapprochement signalé par Pierre Citron, Introduction citée, p. 518.47. Titre sous lequel furent regroupés un temps les épisodes disparates de

ce qui devint finalement La Femme de trente ans.48. Voir, pour Honorine, Balzac ou l’Auguste Mensonge, Paris, Nathan,

1998, p. 70-71.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

e P

aris

12

- -

193

.48.

143.

25 -

03/

03/2

015

09h1

1. ©

Pre

sses

Uni

vers

itaire

s de

Fra

nce

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 03/03/2015 09h11. ©

Presses U

niversitaires de France