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    COPYRIGHT RECHERCHES POETIQUES 6 (1997)UNIVERSITE DE VALENCIENNE

    La marge de crativit de l'artiste dans l'Ancienne gypte: code, cart, rhtorique

    Valrie ANGENOT

    Inventivit, libert, divergence, imagination cratrice penchons-nous, en ces termes,

    sur l'exceptionnel rpertoire iconographique que l'gypte antique a lgu, sans pour autant se

    dvoiler, nos rflexions et interprtations. Tchons de reprer, partir de quelques

    chantillons principalement issus de l'Ancien Empire, d'ventuels carts par rapport la

    norme, des exemples ayant impliqu une note d'invention, un affranchissement partiel ou des

    divergences pertinentes. Ce ne sont pas les moyens techniques, le modus operandi des

    artisans qui seront envisags ici, bien qu'ils soient, sans conteste, l'un des aspects constitutifs

    de toute recherche potique, mais ils ncessiteraient une tude part entire que je n'entends

    pas entreprendre maintenant. Attachons-nous plutt la phase intellectuelle de la conception

    de l'image et tentons d'en saisir toute la saveur. Il faudra pour cela - si faire se peut - ajuster

    notre vocabulaire, ncessairement anachronique, une conception plus gyptienne de

    certaines donnes. Ainsi, les mots-mmes de crativit et d'artiste que je viens

    d'employer sont videmment problmatiques, mais telle est bien la question, celle d'une

    gense historique, dont je voudrais esquisser l'approche.Dans le cadre gnral de l'histoire de l'art, l'image gyptienne a toujours occup une

    place tout fait particulire. Dvalorise au dbut du sicle, elle est passe du statut d'image

    primitive, nave ou enfantine, la prise de conscience, aujourd'hui, de son extrme

    codification. Quant la dimension purement illustrative ou narrative qu'on lui prtait

    auparavant, elle est dsormais remise en question par des travaux qui mettent en avant sa

    facult de vhiculer plusieurs niveaux de sens parfois trs complexes1.

    Il n'y a pas de mot, en gyptien, pour dsigner l'artiste ou l'art en tant que tels, avec la

    dimension esthtique que nous y introduisons2

    . Les hommes attachs la dcoration destombes et des temples taient appels en gyptien scribes des contours3et leur travail

    consistait faire vivre4ces contours et ces formes. Les signes hiroglyphiques, quand bien

    mme il n'auraient qu'une valeur phontique, ne perdent jamais leur potentiel iconique. On1Voir notamment R. Tefnin, Image et Histoire. Rflexions sur l'usage documentaire de l'image gyptienne, inChronique d'gypteLIV, n 108 (1979), p. 218-244.2En franais, il n'existe pas non plus, tymologiquement, de notion esthtique indissociable d'art et artiste,tous termes qui, l'origine, dsignent une comptence lie une pratique artisanale ou un travail sans plus.L'volution de ces mots reflte seulement l'autonomisation progressive du champ artistique et des pratiquesqu'un jour on jugera proprement esthtiques. Il est vident qu'on peut difficilement conjecturer sur les

    connotations que les gyptiens attachaient certains mots.3A. Erman et H. Grapow, Wrterbuch des Aegyptischen Sprache, Leipzig, 1926-1931, vol. III, page 480, n5.4Idem, vol. IV, page 46, n2.

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    connat de nombreux cas de mutilations d'hiroglyphes reprsentant des animaux ou

    ustensiles tranchants tenus pour dangereux5. Il ressort de tout ceci une conception bien

    diffrente de notre vision moderne du rle de l'artiste.

    Quelle est, en outre, l'origine exacte de l'inspiration? La palette de l'artisan qui donnelibre cours son imagination ou un projet bti dans tous ses dtails et conu par un rudit ?

    Bien que nous n'en ayons conserv aucun plan sur papyrus, ces ensembles mortuaires ou

    sacrs taient vraisemblablement d'abord penss, petite chelle, par des prtres ou des

    lettrs, puis raliss par des artisans sur les parois. Ces uvres, gnralement anonymes,

    seraient donc labores progressivement, par plus d'une personne. Dans de telles conditions,

    la source de l'originalit imputable certaines crations est parfois difficile dterminer.

    Mais toujours, l'artisan gyptien fait vivre ce qu'il produit; et ce n'est pas seulement un

    tableau ou une paroi qui nat sous son pinceau ou son ciseau, mais bien l'ensemble de cesunits, la tombe ou le temple intgral agissant comme un microcosme. Il importerait, cet

    gard, d'apprhender globalement la tombe tout entire et de rendre raison de cette totalit

    dans tout examen partiel.

    Ce n'est pas par hasard qu' peine amorce, notre analyse rencontre, de faon

    concomitante, quatre domaines pistmiques: la fonction de SIGNE(au sens smiologique de

    signes communicationnels arbitraires)6, l' ICONIQUE(comme domaine des signes

    conventionnels reprsentant le monde), le MAGIQUE (c'est--dire ce qui est relatif aux

    croyances projetes sur les artefacts, l'intention apotropaque etc.) et l'ordre ESTHETIQUE. Ces

    quatre lments permettent, sans d'ailleurs s'exclure, d'aborder les productions smiotiques et

    l'efficace qu'on leur prte dans une culture donne. Parmi ceux-ci, la dimension dite par les

    modernes esthtique pose le plus de problmes dans l'approche fonctionnelle des oeuvres.

    Il y a d'une part, l'esthtique comme motion induite par l'objet, mais contrle; comme action

    sur les passions de l'me; comme suspension of disbelief 7ou quasi-magique (la catharsis par

    exemple) rationalise et dnie. D'autre part, dans toute la rflexion esthtique des modernes,

    une perspective lmentaire vient interfrer; elle est de celles que la POETIQUE vient

    opportunment isoler en se focalisant sur la gense du faire artistique. C'est la perspective

    de l'origine des carts par rapport aux conventions, aux traditions, aux rgles, ce par quoil'artiste (l'artisan, le fabricant d'artefacts) manifeste son faire mme et son savoir-faire

    dans le produit achev. En y introduisant une variation imprvue, mais possible, il signale

    l'excellence de sa connaissance du code.

    5VoirLexikon der gyptologie, vol. VI: Zeichenverstmmelung et Vernderungen.6Cfr Ch. Peirce Sign / Index / Icon, Collected Papers, Cambridge, 1960-1966.7

    Concept dvelopp par les thoriciens anglais du roman, voir par exemple Ian Watt, The Rise of the Novel ,Londres, 1967. Il s'agit de thoriser le paradoxe qui fait que, pour prouver du plaisir esthtique face lafiction, une certaine mise en suspens de l'esprit critique et de la vraisemblance est requise de la part du lecteur.

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    L'absence de notion esthtique explicite attache la terminologie, le caractre

    anonyme des uvres, la non-pertinence du dcoupage en tableaux8qui est le ntre, sont autant

    de critres poser l'image gyptienne dans un ordre des choses tranger nos valeurs. En

    effet, ces notions ne correspondent pas l'utilisation que font les gyptiens de leuriconographie, ce qui l'a souvent vue qualifie de primitive. Ils ont labor un systme

    aspectif9fonctionnel auquel ils se sont tenus sans quasiment jamais donner suite aux essais de

    perspective tents ci et l.

    la XVIIIme dynastie, l'art, en particulier la peinture, connat un renouveau

    correspondant une poque de quitude politique. Cette re faste est l'occasion, pour les

    artistes, de s'essayer de nouvelles expriences, tant du point de vue de la technique picturale

    que du point de vue formel. Dans la tombe de Nebamon10, l'artiste peint des visages de face et

    ce, pour la premire fois dans un tel contexte, pratique qui n'aura gure d'avenir. Avec cesvisages de face11, il se peut que le peintre ait voulu s'adresser un spectateur extrieur

    l'image, ce qui n'tait pas le cas prcdemment12. L'image gyptienne est avant tout

    fonctionnelle et, pour inverser la citation de R. Passeron13, elle est, dans son fondement, plus

    service social de communication que cration et libert. Les parois reprsentant des scnes

    de vie quotidienne dans les tombes prives en sont un bel exemple. Le dfunt, l'intrieur de

    l'image, regarde (maaen gyptien, crit dans la formule hiroglyphique) les spectacles de

    la vie tags face lui sur plusieurs registres. Ces spectacles scnes agricoles, dfils de

    porteurs d'offrandes, pche, danses assureront, de faon magique, sa survie dans l'au-del.

    Selon les diffrents thmes abords, la signification change. Ainsi, le dfunt contemplant les

    rjouissances de la terre entire s'assure ce spectacle et les fonctions symboliques de ses

    lments par-del la mort. Par contre, le dfunt inspectant les travaux des champs, se

    garantit la prennit de la production des offrandes. La reprsentation des rcoltes

    successives continueront nourrir son ka (une des composantes de l'tre humain) de la mme

    faon que les offrandes alimentaires le nourrissent physiquement. L'image se joue pour

    elle-mme en circuit ferm, sans prvoir ni ncessiter de spectateur extrieur. C'est peut-tre

    8Tableau en tant que dcoupage limit par un cadre et en tant que production destine l'il, un spectateurextrieur. Voir V. Stoichita,L'instauration du tableau, Paris, Mridiens Klincksieck, 1993.9Cfr E. Brnner-Traut, Aspective, in H. Schfer, Principles of Egyptian Art, Oxford, 1974.10Fragment No. 37,984 du British Museum.11Voir, au sujet de la smiotique des reprsentations de face, R. Tefnin, Regard de face - Regard de profil.remarques prliminaires sur les avatars d'un couple smiotique, in Annales d'Histoire de l'Art et d'ArchologieXVII (Bruxelles, 1995), p. 7-25.12Voir le dveloppement de R. Tefnin dans Discours et iconicit dans l'art gyptien, in Gttinger Miszellen79(1984), p. 5-17: L'image de la tombe gyptienne nous ignore. Le spectacle se joue en circuit ferm pour unspectateur-image intrieur l'image, phnomne dj par lui-mme intressant du point de vue smiotique et

    droutant pour nous, accoutums comme nous le sommes tre l'metteur du regard, le lieu unique de la lecturede l'uvre.13La naissance d'Icare. lments de potique gnrale, Paris, 1996, p. 17.

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    pourquoi nous avons parfois du mal dchiffrer la squence narrative des registres, selon la

    subtilit et l'intentionnalit du concepteur de l'ensemble14.

    Ainsi, parce que l'image gyptienne est principalement utilitaire et communicative15,

    elle est la plus permable aux notions smiologiques issues de la linguistique. Elle est la pluscomparable une criture et son agencement un systme grammatical, contrairement

    d'autres formes d'art (tableau, photographies, publicits, ) pour lesquelles l'application de

    tels concepts ne rsiste pas certaines critiques. Elle produit du sens selon un code strict et

    relativement uniforme diachroniquement. En effet, de mme que l'criture, compose

    d'images, ne perd jamais sa valeur iconique, ainsi l'image fonctionne comme criture. Les

    deux tissent un rseau troit de communication dans lequel il est parfois difficile de dlimiter

    les frontires16. L'iconographie de l'ancienne gypte est trs codifie, chaque lment ayant

    sa raison d'tre en tant que maillon de la chane signifiante. Tel vtement, telle couronne, telattribut ne sera port par le dfunt (le roi, le dieu, le sujet agissant) que dans tel contexte

    donn, dans un jeu d'antithses et d'oppositions smantiquement porteuses17. L'image, moyen

    de communication part entire, ouvre, en se mlangeant au systme hiroglyphique, un

    champ plus vaste de significations dont la finalit ncessaire est l'exhaustivit.

    Pourtant, il est important de tmoigner du fait que tout, dans l'image gyptienne, ne

    relve pas du seul code, sans quoi l'gypte ancienne n'aurait jamais produit ni art ni posie. Il

    convient donc de percevoir la part de la reproduction smiotique et celle de l'cart cratif, la

    mesure dans laquelle l'artiste a su mler la codification ncessaire tout son art et son

    habilet.

    Qui cre? D'o vient l'ide? D'o part la composition? Qui en organise la structure?

    Dans quelle proportion l'artiste peut-il intervenir dans l'agencement de son uvre? Ce sont

    autant de questions qui subsistent, parmi tant d'autres, concernant l'imagerie gyptienne. Sans

    pouvoir, par manque d'indices matriaux voqus plus haut, y rpondre prcisment, on peut

    cependant supposer qu'il y a deux actes potiques fondamentaux dans l'art gyptien. Chacun

    peut s'appliquer l'aspect PICTURAL, FORMEL et COMPOSITIONNELdes ensembles:

    1 inventer ce qui est devenu (ou aurait pu devenir) convention. Cette catgorieenglobe la cration originelle ex nihilo et les innovations que l'on pourrait qualifier d'avant-

    gardistes qui surgissent avant de devenir convention (une fois en place, le systme aspectif

    rsiste gnralement trs fort, du point de vue formel, ce genre de crations).

    14Voir mon article Lire la paroi. Les vectorialits dans l'imagerie des tombes prives de l'Ancien Empiregyptien, in Annales d'Histoire de l'Art et d'ArchologieXIX (Bruxelles, 1997).15Mme si la communication est interne l'image.16Voir P. Vernus, Des relations entre textes et reprsentations dans l'gypte pharaonique, in critures II,(Paris, 1985), p. 23-24 et R. Tefnin, Discours et iconicit dans l'art gyptien, in Gttinger Miszellen79 (1984),

    p. 5-17.17Voir R. Tefnin, lments pour une smiologie de l'image gyptienne, in Chronique d'gypte LXIV (1991),p. 60-88.

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    2 jouer sur les rgles de la convention. Cette catgorie englobe les utilisations

    inhabituelles ou excessives du code, les prouesses, la touche personnelle que l'artiste ajoute

    sa composition. Ce type de crations a souvent un effet potique ou rhtorique, voire mme mais sans doute est-ce trop se projeter dans l'intention de l'artiste? humoristique.

    La limite entre ces deux catgories est parfois difficile tracer. En effet, un jeu

    apparemment subversif sur le code pourrait, mais le fait est rare, devenir conventionnel. Les

    exemples montreront qu'ils n'entrent pas ncessairement dans une catgorie exclusive.

    1 Innovation 2 Jeu sur la convention

    Technique nouvelle PICTURAL Touche personnelle

    Convention nouvelle FORMEL Utilisation inhabituelled'un lment du code

    Composition nouvelle COMPOSITIONNEL Composition inhabituelle

    Pour ce qui est de la touche personnelle de l'artiste, elle n'est pas, proprement parler,

    un jeu sur la convention. Elle est le corollaire involontaire de tout artisanat, mme si ellerespecte un code ou un style. Cependant, certains traits de style taient peut-tre une marque

    distinctive voulue de l'artiste ou de l'atelier.

    De quoi relve ce qui chappe au code? Ce sont ses propres effets. Mme si, pour

    viter le danger de mauvaise interprtation, un code se doit d'tre prcis et pas trop compos,

    tout code n'est pas inluctablement rigide. Presque tous permettent la rhtorique, l'acte

    esthtique. Faire un beau coup au bridge ne signifie pas enfreindre les rgles du jeu, mais

    utiliser le code son paroxysme. La posie transgresse la pragmatique courante du code, elle

    utilise ses potentiels gnralement inexploits.Il y a des rgles qui sont faites pour tre transgresses; la manire de les raliser est

    la fois absolue et transgressive. Dans le dernier roman d'Agatha Christie mettant en scne

    Hercule Poirot18, l'auteur s'est ingni subvertir toutes les donnes qui font qu'un roman

    policier est un roman policier: le meurtrier n'a jamais tu, c'est un habile criminel parce qu'il

    n'a jamais tu, c'est le dtective qui le tue, le dtective meurt la fin du roman etc. Qui nierait

    pourtant que nous ayons ici affaire un roman policier, voire l'un des chefs d'uvres du

    18Curtain, traduit en franais Poirot quitte la scne.

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    genre? On peut supposer, dans le cas de l'imagerie gyptienne, que si les reprsentations sont

    codes dans leur essence, leur efficacit ne rside pas en leur ralisation.

    Ce sont donc les jeux non-conventionnels qui me semblent le mieux mettre en lumire

    une certaine marge de cration, une certaine libert potique de l'artiste gyptien. Pour plusde pertinence et de clart, je m'attacherai en particulier aux variations sur un mme thme,

    dj cit plus haut, celui de la contemplation par le dfunt des scnes dites de vie quotidienne,

    largement trait l'Ancien Empire.

    La figure 2 nous montre un exemple traditionnel dj arriv maturit19de ce type de

    scnes. Traditionnel, il l'est dans la mesure o il offre les caractristiques formelles et

    compositionnelles les plus rpandues l'poque: dfunt statique, appuy sur un bton

    lgrement inclin, entour par un espace aurolaire et spar de l'objet de sa contemplation

    tag sur des registres par une colonne de hiroglyphes.

    JEUX FORMELS

    Les copies nous permettent gnralement de mieux objectiver les variations introduites

    par un artiste.

    Le code voulait que les troupeaux d'animaux, dans les nombreuses scnes agricoles,

    soient reprsents comme autant de silhouettes identiques lgrement dcales. Cependant,

    drogeant la rgle, l'artiste d'Ourirni (Fig. 1) a introduit, dans le groupe des bliers, une

    certaine fantaisie anarchique plus raliste qui n'apparat pas dans la tombe de Khouns (Fig.

    2) dont il a pourtant copi la structure compositionnelle20. L'artiste d'Ourirni nous parat avoir

    introduit un manirisme par rapport la convention ordinaire. Nous entendons par

    19Il date de la cinquime dynastie. Les premires attestations du genre datent du roi Snfrou de la quatrimedynastie.20Nous n'avons pas conserv de manuels de sculpteurs ou de peintres datant de cette poque. On peut cependant

    supposer leur existence. Peut-tre s'agit-il ici d'une copie reproduite sur place, de deux compositions issues dumme schma ou encore d'uvres d'un mme atelier (quoique les diffrences de styles infirmeraient plutt cettedernire hypothse).

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    manirisme une variation aberrante de la combinatoire connue, mais qui demeure dans la

    mouvance du code et doit donc tre considre comme licite.

    Le troupeau de blier chez Khouns Le troupeau de blier chez Ourirni

    En effet, chez Khouns, la convention du morphme troupeau de moutons juxtapose

    deux smes: la srialit (exprime par des silhouettes superposes) et le dsordre (exprim par

    l'orientation alatoire des ttes rapportes), alors que l'artiste d'Ourirni les intgre en une

    figuration qui semble plus raliste. Cette ide de ralisme n'est pas fausse, mais ce ralisme

    accru n'est pas voulu pour lui-mme. Il rsulte de la recherche d'une variation qui reconnat,

    en les accentuant, certains traits traditionnels cods et non d'une prise de conscience soudaine

    de la discordance entre la convention et le monde empirique.

    La gense de l'art n'est pas rechercher du ct d'une qute de ralisme, mais du ctde pratiques maniristes qui consistent jouer au plus fin avec le systme. L'artiste semble

    puiser dans le rel une variabilit que ces pratiques ne visent pas atteindre comme telle. Le

    rel n'est pas reprsentable: il est inpuisable, improbable, alatoire, non-pertinent la

    communication. Ceci va l'encontre de toute combinatoire smiotique. Si Rosa Bonheur,

    peintre animalire romantique, avait eu reprsenter un troupeau de moutons, elle n'et pas

    manqu de faire figurer les mouches autour du troupeau, la poussire souleve sur la route,

    c'est--dire, selon l'axiomatique que nous appelons raliste, tous les traits non-fonctionnels et

    contingents que l'gyptien n'entend pas reprsenter.

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    Dans la tombe de Ppi-ankh rige dans le site provincial de Meir21, l'artiste s'est

    amus (?) jouer sur l'ambivalence graphique du bton que tient la main le dfunt (Fig. 3).

    Il a fait de cet indice d'un certain prestige social, un lment graphique totalement abstrait

    qu'est la ligne sparatrice de la colonne hiroglyphique. Il a rendu fonctionnelle une donnesmantique, faisant littralement d'une pierre deux coups. Le fait que ce cas soit unique

    suggre qu'il y a, ici, eu jeu ou trait de gnie. Or ce cas reprsente une des figures possibles

    de la variation, celle qui produit une lgance conomique. Cette qualit d'lgance, qu'un

    mathmaticien attribuerait la solution la plus directe d'une quation, rappelle que la

    proprit esthtique, qui est souvent du ct de l'excs, peut se rencontrer dans le sens de la

    simplification et de l'conomie des moyens.

    Jeux compositionnels

    Dans le mastaba de Nfer (Fig. 4), nous nous trouvons face une difficult de lire

    l'ensemble comme un lment COMPOSE. En effet, les quatre registres centraux apparaissent

    tout fait diffrents, de par leur nature, des figurations de gauche. Or ce sont uniquement ces

    dernires qui correspondent au texte hiroglyphique face au dfunt: Regarder labourer,

    moissonner l'orge et le bl par son quipe de son domaine d'ternit.

    21Il semblerait que le concepteur de l'ensemble et l'excuteur des fresques ait t la mme personne, savoir ledfunt lui-mme. L'artiste insiste beaucoup, dans les textes de son tombeau, sur sa qualit de dessinateur et

    dcorateur. On peut supposer que, comme dans le quartier des ouvriers de Deir el-Medineh datant de laXVIIIme dynastie, le dfunt ait eu cur de dcorer lui-mme sa dernire demeure. Ceci expliquerait certainstraits d'originalit que l'on peut y dceler.

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    Cependant, plutt que d'opter pour la facilit en y reconnaissant un arrangement

    alatoire, une juxtaposition non motive d'objets sans liens directs, partons la recherche des

    pistes sur lesquelles l'auteur nous a lancs.

    Tout d'abord, un indice plastique, quoique discret, attire l'attention: les registres desdeux compositions centrale et latrale gauche s'imbriquent, tels les roues d'un engrenage, les

    uns dans les autres, semblant indiquer une volont de composition. L'association de ces deux

    composantes distinctes relveraient alors d'une composition floue22, dans la mesure o aucun

    principe ni aucun caractre commun ne semble justifier leur co-prsence. Pourtant, en

    dtaillant d'autres tombes, on s'aperoit qu'il n'est pas exceptionnel d'associer aux scnes de

    travaux des champs, ces lments thmatiquement non lis. Leur connexion est-elle, du

    moins, plus floue pour nous, Occidentaux du vingtime sicle. Cette constatation faite, seuls

    des critres de type culturel-cognitif pourraient nous indiquer un quelconque principemarquant une affinit trs forte entre les deux thmes.

    Les gyptiens accordaient, surtout en contexte funraire, une grande importance aux

    quatre points cardinaux. Ceux-ci segmentent l'gypte d'est en ouest par la course du soleil et

    du sud au nord par le cours du Nil. Il n'est pas rare de dceler, sur les parois des tombes, des

    reprsentations mtaphoriques des parties distinctes composant l'gypte. Sur ce mur, nous

    pourrions dceler une sorte de carte gographique dans l'axe du Nil, avec les bateaux

    reprsentant le fleuve, les oiseaux des marcages reprsentant les zones marcageuses, le

    btail reprsentant les cultures du latifundium, un peu plus l'cart du Nil, et enfin, les

    animaux du dsert23reprsentant cette partie aride du pays. Cette trajectoire imaginaire

    glisserait ainsi, de haut en bas, du Nil au dsert.

    Par ailleurs, la partie centrale numre, sous forme de sries typiques, des lments

    non-humains, tandis que la gauche cite des activits humaines. Ceci est peut-tre, un niveau

    d'abstraction paradigmatique, une des intentions compositionnelles de l'ensemble; ce qui fait

    que celui-ci n'est pas une simple juxtaposition, une simple pice rapporte de quelque chose

    qui ne ferait pas de sens.

    L'artiste de la tombe de Nfer, en organisant ainsi sa paroi, a accompli une sorte de

    coup rhtorique. Il a bris le canon habituel tout en respectant, sa faon, la rglefondamentale. L'artiste voulait que les deux thmes apparaissent conjointement et sentait

    cependant une certaine discordance thmatique. Il a alors opt pour une alternative ce que

    faisaient ses collgues, savoir les superposer simplement, de faon, non pas plus malhabile,

    mais smiotiquement moins porteuse. Il a fait apparatre sparment les deux lments, les

    sparant et les regroupant tout la fois par son systme d'engrenage. Mais sa plus grande

    22

    Par opposition composition forte ou juxtaposition. Voir L. Prieto, Pertinence et pratique. Essai desmiologie, Paris, 1974.23Hynes et caprins sont ainsi nomms par les gyptiens eux-mmes.

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    finesse fut de choisir de rejeter la priphrie les lments ayant directement trait au texte

    hiroglyphique et de placer au centre les lments adventices.

    L'agencement entier de ce mur relve de l'habilet de son auteur qui a compris qu'il

    pouvait, sans vincer les donnes de base, exploiter la structure compositionnelle des fins

    smantiques. Il a ajout du sens en jouant sur les paramtres noncs plus haut: organisation

    gographique et association en sries typiques formant opposition paradigmatique. L'artiste

    manifeste ici sa libert dans un monde dj satur, par un processus de dcodage-recodage

    partiel, c'est--dire une re-composition avec un lger boug.

    Nous vivons dans un tat de culture o la marge entre les modes potico-esthtiques

    se polarise peu prs entre deux axiologies. Il y a d'une part la logique qui rgne dans le

    monde des checs, o une Dfense Ptroff est la fois imputable et datable, mais est dans

    tous les manuels et est susceptible d'tre reproduite, avec le mme degr de prouesse, par un

    matre moyen. D'autre part, dans l'axiologie de la peinture ou de la littrature d'avant-garde,

    le pastiche involontaire, mme brillant, n'a de valeur que ngative, et il y rgne en axiome le

    mot fameux que l'on attribue Voltaire: Le premier qui compara une femme une rose fut

    un pote et le second un imbcile. Dans cette logique anachronique, la pratique des carts et

    des prouesses des peintres gyptiens ne vient s'inscrire nettement sur aucun des deux ples.

    Dans le cadre spculatif que je viens d'esquisser, nous ne pouvons prjuger du statut et de lavaleur attache aux carts. J'ai essay, partir de donnes objectives, de leur confrontation et

    distinction, et avec une part de conjectures, de classer et interprter certains cas frappants. Il

    conviendrait, sans doute, de dvelopper cette rflexion. Il faudra la nourrir d'exemples

    contigus et diffrents et l'intgrer l'ethnographie, l'histoire des murs, coutumes et

    systmes de valeurs de l'gypte ancienne.

    C'est dans cette perspective qu'il sera possible d'expliquer, autrement que par des

    hypothses de sens commun, pourquoi certains carts et certaines initiatives ont pris dans le

    dveloppement du code; et pourquoi certains n'taient pas faits pour tre imits, relevant d'unexcs incodable ou d'une affirmation individuelle. C'est ici l'origine de l'originalit

  • 7/25/2019 La_marge_de_creativite_de_lartiste_egyp.pdf

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    artistique et de son rapport avec la jouissance dite esthtique. C'est en ceci que l'art gyptien

    interpelle la pense philosophique, logique et autre cognitiviste contemporaine dans sa

    diversit.