18
LE CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE A MONSIEUR FRANÇOIS CHARLES-ROUX AMBASSADEUR DE FRANCE Dans sa séance solennelle du 23 août 1860, l'Académie française proposa aux candidats du prix de Poésie, à décerner en 1861, le sujet intitulé : VIsthme de Suez. Ce sujet avait été choisi sur la proposition de M. de Pongerville. Cet académicien était l'auteur de fades « épîtres » au roi des Belges et au roi de Bavière. Il avait traduit en mauvais vers Lucrèce et Ovide. Ce bagage littéraire faisait de lui un farouche tenant des Classiques à l'Académie. De la part d'un tel versificateur, on peut s'étonner d'un choix aussi moderne pour un sujet de poésie. L'irrévé- rence actuelle d'un Cocteau ne manquerait pas de rappeler à cette occasion que, sur le tard et pour étonner la jeune génération, « Monsieur Prudhomme aime à marcher sur les mains !... » Quoiqu'il en soit, par l'organe de son secrétaire perpétuel, M. Villemain, l'Académie indiqua officiellement le sujet de son prix de Poésie. Le Correspondant du 24 août 1860 nous donne le discours prononcé par le grand orateur universitaire. En voici un passage : « ...Pour le prix de Poésie à décerner en 1861, l'Académie n'a pas voulu s'éloigner des événements et des pensées de nos jours : elle a regardé l'Orient, où partout est inscrit, redouté, espéré le nom de la France, et elle a proposé comme sujet de méditation poétique, l'Isthme de Suez, c'est-à-dire la première idée, le progrès et l'avenir de ce grand effort pour hâter en Asie la civilisation de l'Europe, pour accroître la transformation commencée de l'Egypte, pour élever de toutes parts, dans le changement du monde, un obstacle au retour des atroces fureurs qui viennent de désoler la Syrie. Les sentiments généreux sont l'âme du talent. Ni la religion, ni la philosophie, ni le talent ne peuvent laisser sans leurs bénédictions

LE CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: LE CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE

LE CANAL DE SUEZ

ET LA POÉSIE FRANÇAISE A M O N S I E U R F R A N Ç O I S C H A R L E S - R O U X

A M B A S S A D E U R D E F R A N C E

Dans sa séance solennelle du 23 août 1860, l'Académie française proposa aux candidats du prix de Poésie, à décerner en 1861, le sujet intitulé : VIsthme de Suez.

Ce sujet avait été choisi sur la proposition de M . de Pongerville. Cet académicien était l'auteur de fades « épîtres » au roi des Belges et au roi de Bavière. Il avait traduit en mauvais vers Lucrèce et Ovide. Ce bagage littéraire faisait de lui un farouche tenant des Classiques à l'Académie. De la part d'un tel versificateur, on peut s'étonner d'un choix aussi moderne pour un sujet de poésie. L'irrévé­rence actuelle d'un Cocteau ne manquerait pas de rappeler à cette occasion que, sur le tard et pour étonner la jeune génération, « Monsieur Prudhomme aime à marcher sur les mains !... »

Quoiqu'il en soit, par l'organe de son secrétaire perpétuel, M . Villemain, l'Académie indiqua officiellement le sujet de son prix de Poésie. Le Correspondant du 24 août 1860 nous donne le discours prononcé par le grand orateur universitaire. En voici un passage :

« ...Pour le prix de Poésie à décerner en 1861, l'Académie n'a pas voulu s'éloigner des événements et des pensées de nos jours : elle a regardé l'Orient, où partout est inscrit, redouté, espéré le nom de la France, et elle a proposé comme sujet de méditation poétique, l'Isthme de Suez, c'est-à-dire la première idée, le progrès et l'avenir de ce grand effort pour hâter en Asie la civilisation de l'Europe, pour accroître la transformation commencée de l'Egypte, pour élever de toutes parts, dans le changement du monde, un obstacle au retour des atroces fureurs qui viennent de désoler la Syrie. Les sentiments généreux sont l'âme du talent. Ni la religion, ni la philosophie, ni le talent ne peuvent laisser sans leurs bénédictions

Page 2: LE CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE

704 LA R E V U E

et leurs vœux tout ce qui doit servir l'humanité dans l'Orient, sur les pas du glorieux drapeau de la France. »

A u cours de la séance, i l fut annoncé qu'il serait remis au lauréat une médaille d'or, d'une valeur de deux mille francs. D'autre part, le poème couronné serait lu en séance publique.

Comme on le voit, ce prix de Poésie avait encore sa « valeur-or ». Le lauréat, ainsi mis en vedette, avait lieu de nourrir tous les espoirs : après les portes des salons littéraires et des éditeurs, i l pouvait même prétendre forcer un jour celles de l'Immortalité. Les illustres exemples de Hugo et de Legouvé n'étaient-ils pas là pour l'entre­tenir dans ces flatteuses perspectives ?

* * *

Le 21 mars 1861, le procès-verbal de la séance de l'Académie mentionnait :

« Le secrétaire perpétuel annonce que soixante-huit pièces ont été envoyées pour le concours du prix de Poésie. L'Académie pourrait en confier le premier examen à une commission. L'Acadé­mie désignera cette commission dans sa prochaine séance. »

Deux remarques paraissent ici s'imposer. Tout d'abord, le nombre des concurrents au prix de Poésie sanctionnait l'importance et le succès de l'épreuve. Ensuite, et contrairement aux usages de l'Académie en pareille matière, la commission n'était pas tirée au sort parmi les académiciens, mais désignée. Et ce fut ainsi que, le 26 mars 1861, le procès-verbal de la séance donnait les précisions suivantes :

« L'Académie procède à la désignation de la Commission pour l'examen au concours du prix de Poésie.

« Sont désignés pour faire partie de la commission : M M . Viennet, Legouvé, Sainte-Beuve, Pongerville. »

Si nous connaissons déjà M. de Pongerville, arrêtons-nous un peu sur les noms des autres censeurs.

Viennet a quatre-vingt-trois ans. Cet ancien officier, décoré à Lutzen, et ce pair do France sous Louis-Philippe a écrit des romans, des tragédies et le livret d'un Sardanapale dont la musique est de Rossini. Frederick Lemaître a interprété son drame en vers Michel Brémond. C'est un adversaire irréductible du romantisme.

En 1829, Legouvé a remporté le prix de Poésie de l'Académie,

Page 3: LE CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE

LE CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE 705

dont le sujet était : La Découverte de VImprimerie. Ses romans sont encore lus, et le Théâtre-Français maintient toujours à l'affiche son Adrienne Lecouvreur. C'est un écrivain très correct et un confé­rencier hors ligne.

Il est inutile, pensons-nous, de présenter ici Sainte-Beuve. Qu'il nous soit néanmoins permis de noter que le grand critique arrive aux dernières années de sa vie. Balzac et Flaubert l'inté­ressent moins que ses Portraits de femmes et que son Port-Royal. De plus en plus, i l retourne aux classiques du Grand Siècle — s'il les a jamais quittés...

De la composition de cette commission, il nous est donc possible d'augurer la sereine opposition que rencontreraient les concurrents encore attardés dans les noirs sentiers du lyrisme romantique...

* *

Quelles étaient les modalités de ce concours ? La pièce de vers expédiée ne mentionnait pas le nom du candidat.

En tête du poème était écrite une devise. Une enveloppe cachetée était jointe à l'envoi. Sur cette enveloppe était répétée la devise (ou épigraphe) choisie, et, à l'intérieur, le candidat avait inscrit son nom et son adresse. Au fur et à mesure de l'arrivée des pièces, le secrétariat de l'Académie leur affectait un numéro d'ordre, qui figurait à côté de la devise choisie par le candidat.

La Commission jugeait donc le poème sans connaître le nom de son auteur. Lors de la proclamation des résultats, les cachets de l'enveloppe, jointe au poème couronné, étaient rompus, et le nom de l'auteur ainsi dévoilé. Les noms des autres candidats, toujours conservés sous enveloppe, restaient anonymes.

D'avril à juillet 1861, la commission lut et cota les soixante-huit envois pour le prix de Poésie. Elle en rejeta soixante-cinq, et en réserva trois. Et voici, d'après le procès-verbal de la séance du 11 juillet 1861, comment le titre du poème couronné et le nom de son auteur furent proclamés :

« ...L'Académie reprend la lecture des pièces de poésie réservées pour son examen dans le concours ayant pour sujet : VIsthme de Suez. La pièce inscrite sous le n° 46, avec cette épigraphe : Rupit confinia Nereus, e tc . , est lue en entier et réservée. La pièce inscrite sous le n° 58, avec cette épigraphe : Le Nil a vu sur ses rivages, e tc . ,

LA REVUE N> 20 5

Page 4: LE CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE

706 LA REVUE

est lue en entier et réservée comme pouvant concourir au prix, après un tour d'opinions où diverses critiques sont mêlées aux éloges. Nul autre ouvrage n'ayant été désigné dans les mômes termes par l'Académie, le Chancelier, présidant la séance, propose de passer au jugement par la voie du scrutin. Un membre demande qu'il soit d'abord décidé par un scrutin s'il y a lieu de décerner le prix. Le résultat de ce scrutin étant affîrmatif, i l est procédé à un nouveau scrutin par « oui » ou « non » sur la question de savoir si le prix sera décerné à l'auteur de la pièce inscrite sous le n° 58 et portant pour épigraphe : Le Nil a vu sur ses rivages... M . Le Chance­lier, présidant la séance, ayant procédé au dépouillement du scrutin, constate pour l'obtention du prix une majorité de douze voix contre un seul vote négatif. L'Académie ayant alors passé au scrutin sur l'ouvrage inscrit sous le n° 46 et portant pour épigraphe : Rupit confinia Nereus... M . Le Chancelier, présidant la séance, constate qu'une mention est accordée à cet ouvrage.

« M . le Chancelier présidant la, séance ayant alors ouvert le billet cacheté joint à la pièce de poésie inscrite sous le n° 58 et portant la même épigraphe que le manuscrit de cette pièce, a proclamé le nom de M . Henri de Bornier.

« L a séance est levée à quatre heures et demie. « Signé : VILLEMAIN.

« Assistaient à la séance : MM. Viennet, de Ségur, Flourens, Sandeau, Biot, Legouvé, Sainte-Beuve, Dupin, Lebrun, A. de Vigny, Mignet, Saint-Marc Girardin, E . Augier, Villemain.

« Présidait : M . de Pongerville, Chancelier. » Audience de choix 1 Avec le secrétaire perpétuel, M . Villemain,

et les membres de la commission au complet, les noms de Sandeau, Ségur, Vigny et Emile Augier composaient la palette la plus complète et la plus brillante des lettres françaises de l'époque. M . de Bornier, bibliothécaire à l'Arsenal, pouvait en concevoir une juste fierté.

Vint la séance publique du 29 août 1861, où les résultats du concours allaient être solennellement proclamés. M . Villemain prit la parole et s'exprima en ces termes :

« ...Un travail de l'esprit moderne, le percement de l'Isthme de Suez, proposé pour sujet du prix de poésie, n'a pas été vainement annoncé. Grand nombre d'essais ont répondu à cet appel, avec plus de mouvements d'idées que d'art ou de vérité poétique. Mais, parmi bien des vers que pourrait censurer la critique, il a retenti

Page 5: LE CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE

L E C A N A L D E S U E Z E T L A P O E S I E F R A N Ç A I S E 707

quelques nobles échos de la pensée tutélaire qui porte l'Europe vers l'Orient. »

« L'Académie mentionne, à ce titre, la pièce inscrite sous le n° 46, ayant pour épigraphe ces vers de Claudien : Rupit demum confinia Nereus... L'auteur est M . Ernest Boysse.

« L'Académie décerne le prix à la pièce inscrite sous le n° 58 ayant pour épigraphe : Le Nil a vu ses rivages... L'auteur est M . Henri de Bornier. Il a décrit avec force ces détails techniques, cette puissance de l'homme sur la matière où se plaît notre siècle ; et i l sent avec âme cette grandeur morale qui se forme d'un esprit élevé de civilisation et d'un zèle ardent de foi. C'est la poésie des vers que vous allez entendre. »

* * *

M . de Bornier, futur académicien, avait-il déjà, dans ses cartons l'ébauche de sa fameuse Fille de Roland ? Nous l'ignorons, mais sans transcrire ici son Isthme de Suez, nous pouvons remarquer que le plan auquel s'est soumis le poète sent déjà fortement son homme de théâtre. Le poème est divisé en quatre parties — nous allions écrire quatre actes ! En voici les arguments :

I. - En 775, le khalife A l Mansour, menacé par la flotte ennemie de Thaleb, fait combler le canal de Suez.

IL - En 1854, le vice-roi d'Egypte, sur les conseils de F. de Lesseps, décide de percer l'Isthme de Suez.

III. - Les travaux commencent. IV. - L'œuvre réussira pour le bonheur du monde et... ad

majorejn dei gloriam ... Parmi les vers d'Henri de Bornier, la description du désert :

Prison sans murs qui marche avec le voyageur est d'un poète authen­tique par le raccourci et la précision de la métaphore. Mais, cet Isthme de Suez est encore remarquable par la valeur des renseigne­ments qu'il apporte, touchant la genèse, les pourparlers, les trac­tations et, les plans de l'entreprise en cours. Avant de se lancer, avant de « pincer son luth » — comme on disait alors — le poète s'est efforcé de réunir une documentation complète sur l'œuvre qu'il était appelé à chanter. Cette préoccupation, bien rare chez les gens de plume, méritait d'être signalée. Ce faisant, le poète cherchait la difficulté. Il mettait sa lyre à rude épreuve. Quelle

Page 6: LE CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE

708 LA R E V U E

corde allait-il faire vibrer pour traduire dans la langue des dieux les termes précis des spécialistes et la technologie de l'ingénieur ? Ici, toutes les acrobaties auraient été inopérantes. L'abbé Delille lui-même serait resté quinaud 1

Certes, nous entendons que M . de Bornier ne s'est guère étendu sur la technique du percement, et qu'il a surtout traité les thèmes historiques et humanitaires. Et pourtant, les lettrés du temps, aussi bien que les ingénieurs de la compagnie, ont dû trouver leur compte dans des vers comme ceux-ci :

... et qu'avant six années Se rencontrent ici les deux mers étonnées. — D'où viens-tu ? dit un flot heurtant un flot nouveau, — Moi, je viens'de Suez I — Moi, je viens de Péluse I Et, sans qu'il soit besoin de levée ou d'écluse, Ils fraterniseront sous le même niveau 1...

D'autre part, si Henri de Bornier, bien de son époque, a déve­loppé avec éloquence le thème inépuisable de l'amour entre les nations favorisé par le rapprochement géographique des peuples, i l a su, très académiquement, dire son fait à lord Palmerston. A u lieu des violentes diatribes auxquelles se livrèrent, avec plus ou moins de bonheur, certains candidats, M . de Bornier s'est contenté du vers suivant :

... Angleterre inquiète, applaudis à ton tour 1

Nous pouvons dire, en résumé, que Y Isthme de Suez fait honneur au talent naissant d'Henri de Bornier. Ce poème didactique venait à son heure, et sa lecture attrayante et bien rythmée servait de son mieux, en la faisant connaître, l'entreprise gigantesque de Ferdi­nand de Lesseps.

De M . Ernest Boysse, concurrent direct de M . de Bornier, nous ne connaissons guère que sa qualité de rédacteur au Nouvelliste de Rouen.

Son Isthme de Suez — poème beaucoup plus court que celui de son rival — paraît d'une veine différente. Ici, point de plan, et point de ces développements rigoureux qui sentent un peu, avons-nous dit, l'homme de théâtre pseudo-classique, et aussi, hélas ! la bonne copie du Concours général. Nous sommes en présence

Page 7: LE CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE

L E CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE 709

d'une inspiration, qui coule un peu au hasard, mais dont le jaillis­sement nous touche par cette spontanéité qui est, nous semble-t-il, un des apanages de la poésie. Qu'on en juge.

- Le poème commence par une invocation à l'Egypte :

i.. Mais voilà qu'on t'éveille et que ton heure arriva-Qu'attentifs, inquiets, du monde vers ta rive

Aujourd'hui se tournent les yeux ; Que parmi les vivants tu reprends une place, Et qu'un travail géant renouvelle la face

De tes déserts silencieux.

Une œuvre s'accomplit, inespérée, immense, Une œuvre dépassant de tes rois en démence

Les plus vastes conceptions ; Plus de voiles de deuil ! Je vois un nouvel âge Qui commence et fera de ta déserte plage

Le rendez-vous des nations I

La troisième poésie qui fut retenue, mais non mentionnée, était l'œuvre de M . Lehugeur, professeur de lettres au lycée impérial de Nantes.

Voilà donc, avec le poème du lauréat, les deux envois qui furent réservés pour être soumis à l'examen final de l'Académie. Trois poèmes sur soixante-huit ! La proportion est sévère. Elle motive le jugement hautain du secrétaire perpétuel : « ...Un grand nombre d'essais ont répondu à notre appel, avec plus de mouvements d'idées que d'art ou de vérité poétique 1... »

Il pouvait être intéressant de mettre sous les yeux des lecteurs quelques-uns des textes incriminés, et, plus intéressant encore, nous a-t-il semblé, de décacheter les enveloppes — scellées i l y a quatre-vingt-douze ans — dans lesquelles dormaient les noms des auteurs. Avoir essuyé un échec à un concours académique n'est point rédhibitoire dans une carrière — fut-elle des lettres — et nous avions la curiosité de connaître si, parmi ces « recalés » de 1861, i l ne se trouvait pas un nom appelé, par la suite, à devenir illustre ou même connu (1).

Disons, tout de suite, que cet espoir a été déçu.

* *

Ce n'est pas sans une certaine émotion que nous avons ouvert le dossier du « Prix de Poésie » de 1861...

(1) C'est à la haute bienveillance de M. le Secrétaire perpétuel de l ' A c a d é m i e et a l'aida si courtoise de M . Henri Longnon que nous devons d'avoir pu mener à bien ces recherches. Nous tenons à leur en exprimer ici toute notre déférente gratitude.

Page 8: LE CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE

710 LA R E V U E

Ce dossier était dans un ordre parfait. Les poèmes s'étageaient les uns sur les autres. Les feuillets avaient la fraîcheur que garde le beau vélin sur lequel écrivaient nos grands-parents, et l'encre — qui n'était pas encore stylographique — magnifiait d'un noir luisant les beaux jambages des calligraphies d'antan.

Quand nous avons ouvert la première enveloppe, attachée à la page de garde du poème n° 1, une fine poussière dorée est tombée sur la table. A l'époque, on employait encore volontiers le sable coloré pour sécher l'encre fraîche. Et, à mesure que s'ouvraient les enveloppes et que sortaient de l'anonymat les noms des auteurs avec leur adresse et leurs qualités, i l nous semblait remonter dans le temps et revenir quatre-vingt-douze ans en arrière.

Cette évocation nous était d'autant plus facile que le décor s'y prêtait à merveille. Par la fenêtre de ce bureau de l'Institut, nous apercevions la base de la Coupole et les murs bruns de la deuxième cour du « Collège des Quatre Nations » — ces murs épais, derrière lesquels, en 1793, étaient parqués les derniers prisonniers de l'Abbaye. Le halètement trop nerveux du Paris actuel n'était plus qu'un grondement lointain. Dans un calme de bibliothèque, nous avons déchiffré des noms, lu des poèmes et feuilleté des manuscrits qui contenaient tant d'espoir !...

La liste des noms a été enfin établie : des professeurs, des avocats, des avoués, un huissier, des rentiers, des « propriétaires », un employé de chemin de fer, un ouvrier et jusqu'à un sergent de la Ligne !... Il nous semblait voir des hauts de forme, des casquettes flottantes et même un shako, qui, avec nous, se penchaient encore sur ces pages, objets de tant de peine et de tant de soins. Quatre dames avaient aussi concouru, et des faveurs attachaient les feuillets des poèmes. Des faveurs bleues... Peut-être de la même couleur que leurs bas...

Sur la première page de chacun de ces envois, avec une violence qui avait parfois percé le papier, une plume féroce et péremptoire avait tracé ce simple mot : « Rejeté » !

Allons ! si tous ces poètes-candidats étaient, et sont restés des inconnus, leurs vers, pour la plupart, auraient évidemment gagné à imiter cet exemple. Toutefois, et sans vouloir nous insurger contre une critique aussi intransigeante qu'académique, certains vers ne sont pas négligeables et nous paraissent mériter ici « un petit coup de projecteur ».

Voici l'envoi d'un « membre de l'Athénée de Marseille ». S'adres-

Page 9: LE CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE

L E C A N A L D E SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE 711

sant à Lesseps, i l rappelle avec une certaine force un des épisodes les plus marquants de la vie du grand homme :

... Vous souvient-il du jour où le toit consulaire Offrait aux malheureux un abri tutélaire, Quand la bombe éclatait dans Barcelone en feu ? Vous paraissiez à tous un envoyé de Dieu 1...

Un « professeur au collège impérial de Beaune » débute ainsi :

Dans l'antique désert voyez cet étranger. Il chemine pensif, oublieux du danger, A travers les sillons de la plaine de sable. On dirait qu'il poursuit un but insaisissable Entre la Grande Mer et la Mer des Roseaux...

Les vers de M . V. . . ne manquent pas d'allure, au départ. Pour­quoi le dernier vers, souligné ci-après, nous campe-t-il un Lesseps à la façon d'un héros pour drame de l'Ambigu ?

... Le voilà ! son fusil sur l'épaule, il écoute Le chant des chameliers dont il aime la voix. Mais la nuit tombe, il rêve et soupire à la fois'; La lune aux doux rayons vient écorner son disque Au feuillage argenté du résineux lenstique ! Au dessus du désert plane et veille la Mort !...

Quant à M . G..., sa description de l'Egypte paraît avoir été écrite entre deux décors d'une représentation de VAfricaine:

... Voilà la vieille Egypte à l'aspect monotone. C'est le berceau du monde — un immense tombeau Où dorment sous le pied du docile chameau

Memphis et Babylone ! L'air est plein du parfum des orangers en fleurs Le Nil majestueux coule au pied des montagnes Et les blondes moissons qui dorent les campagnes Germent dans le limon de ses flots enchanteurs...

Répétons-le : il y a, de ci de là, des vers, des strophes, voire

des morceaux entiers, qui sont « valables », comme disent certains

critiques actuelr,.

D'autre part, il ne faut pas oublier qu'à l'heure où ces poèmes

furent écrits, la campagne de Chine battait son plein. Le général

CoHsin-Montauban arrivait à Palikao, aux portes de Pékin. Et,

de M. de Bornier au dernier des candidats, un couplet était soigneu­sement réservé aux atrocités chinoises.

Encore ne faut-il pas exagérer, comme le fait un certain concur-

Page 10: LE CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE

712 LA B E V U E

rcnl. Ce candidat a la bonne fortune de dater son poème de Shan­ghaï, où il tient comptoir. A son envoi poétique, déjà volumineux, il joint, de sa plus belle écriture, deux mémoires de six pages, dont voici les titres :

1° Extrait d'une lettre de Mgr Anouilh, vicaire apostolique du Pcebely Occidental, sur l'érection d'une église.

2° Lettre du R. P. Delamare, missionnaire du Set-Chuen, concernant l'enterrement de sept soldats français.

Malgré ces saint.; auspices, l'envoi poétique est déplorable. Qu'on en juge :

... Joyeux fils de la paix, père de l'abondance, Le Commerce, à son tour, fête cette alliance De l'Europe et de l'Inde exportant les trésors. Ses vaisseaux de Péluse enrichiront les bords Et les débris fameux que le Canal arrose Etonneront nos yeux de leur métamorphose. Courage, noble France ! Achève ton chemin ! Dieu, pour l'inaugurer, n'en attend que la fin 1

Ce « Dieu, qui attend la fin d'un ouvrage pour l'inaugurer » — 0 lapalissade savoureuse ! — nous permet de poursuivre notre examen par ce que nous appellerons : les comiques de la troupe.

En premier lieu, enrôlons dans cette phalange M. R... Ce « poète » avait cependant aidé la chance. Il avait présenté deux envois sous deux épigraphes différentes. Le premier poème débutait par ces vers rocailleux :

Illustres pharaons, qui dormaient sous la crypte Des fastueux tombeaux dans votre vieille Egypte...

Quant au deuxième poème, sa lecture, certainement, aura dû provoquer une tempête sous la calotte de soie de Sainte-Beuve. En voici les quatre premiers vers :

Ce siècle novateur a vu de grandes choses, Il a vu sa victoire et ses apothéoses 1 11 a vu, tour à tour, le succès éclatant Du daguerréotype et du gaz éclairant I...

En dépit de l'invite, allumons une vieille lampe à huile pour savourer à loisir le lyrisme d'un candidat « rentier à Passy (près Paris) » :

... Creusons la terre Taillons la pierre, Que chaque roc Fournisse un bloc

Page 11: LE CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE

L E CANAL D E SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE 713

A l'œuvre immense, Dont l'existence Doit aux enfants, Nos descendants, Montrer empreinte Sur son enceinte La forte main Du genre humain !...

Et, songeant que Polymnie, muse de la poésie lyrique, doit garder une dent aux rentiers de Passy (près Paris), nous avons passé à un autre envoi, dont la présentation nous attirait. C'était l'envoi de M . Narcisse C... De beaux feuillets étaient reliés par trois rubans : bleu, blanc et rouge. L'écriture, aux arrondis savants, laissait des marges soigneusement calculées. En exergue de la première page, cet envoi : « A mon père 1 A ma famille 1 » Suivait une épître dédicacée : « A ma Mère !... » Emouvante au possible, cette épître ! Narcisse remerciait tendrement sa maman d'avoir suscité en lui le « don poétique », et, en lui dédiant les vers écrits pour le concours, il terminait l'épître par ces mots : « ... Je t'offre ce poème. C'est une perle qui sort de son écrin 1 »

Nous aimons la modestie, mais nous ne sommes pas lapidaires. Aussi, avons-nous dû frotter nos yeux étonnés après avoir lu les vers suivants :

Soixante ans ont passé depuis qu'un fier pilote Vers l'Egypte asservie entraînait une flotte, Et qu'en groupe étoile l'ardent caméléon (?) Guidait en ses exploits le Grand Napoléon 1...

Quittant à regret cet ancêtre ignoré du surréalisme, nous avons ouvert l'envoi de M. H. . . D..., propriétaire, fils de M. J... D..., propriétaire à Saint-Ambroise:

... Au Moyen âge, quand les Califes encor, Tenait (sic) entre leurs mains un pesant sceptre d'or, L'Inde, dans leurs Etats, refluait les richesses Que n'avaient pas sucé du Brahme les caresses...

Un peu découragé par ces « Brahmes suceurs », nous avons appelé l'armée à la rescousse, en la personne d'un sergent au 73 e d'infanterie de ligne, 1 e r bataillon, 5 e compagnie, au Quesnoy. Hélas I nous mentirions, en écrivant que les strophes suivantes nous ont réconforté :

... Lesseps Sois fier de tes succès 1 L'art moderne les classe

Page 12: LE CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE

714 LA R E V U E

Au nombre des bienfaits dus aux nobles mortels Qui, dans son temple illustre, ont conquis une place Et paré de lauriers ses splendides autels ! Ainsi que ces géants dressés devant l'espace, Et dont la foudre, en vain, a mesuré la face, Ton œuvre doit survivre aux siècles amassés !...

A h ! sergent, lion de la popote des sous-officiers ! Nous parions que l'adjudant a dû vous dire : « Tu causes aussi bien qu'un livre de messe ! »

Et, ma foi ! cette idée de paroissien romain ne nous a guère quittés quand, avec la fièvre que l'on devine, nous avons ouvert l'envoi de Mme C... :

... Gloire à Dieu dans les Cieux I Encensons l'Eternel ! L'homme du créateur, l'homme, céleste image, Le pied sur notre globe et le front dans le ciel

S'immortalise d'âge en âge !

Il s'élance, audacieux, sur ce monceau de poudre, » Et tient en main le gouvernail !...

A dire le vrai, nous avons été fortement déçus par les envois de ces dames. Imprudents, nous espérions qu'en cette occasion la lyre plaintive de Marceline Desbordes-Valmore allait encore retentir. Ce sont des instruments plus étranges que nous avons entendus. Pourtant l'envoi de Mme Elisabeth L. . . , « domiciliée de cœur à Paris », mais habitant Jersey « pour des raisons de santé », nous paraissait déjà fleurer son élégie. Nous avons été rapidement détrom­pés. Le percement du canal de Suez a dû enflammer l'imagination de cette aimable insulaire. Elle a cru que toutes les nations — et même l'Ecosse — avaient envoyé des ouvriers sur l'Isthme :

... De Lesseps les rassemble et leur tient ce discours

Il dit, marche à leur tête et, la pioche à la main, D'un bras robuste et fier attaque le terrain. Le cornet à piston et le cor de Nemrod Et le hautbois si doux entre les mains de Brod (1) Des enfants de l'Ecosse animent les travaux...

Combien plus émouvant nous a semblé l'envoi d'un jeune

(1) « Célèbre hautbois, é lève de Vogt, l 'âme des concerts, en levé trop t ô t aux Arts, a sa famille et à ses amis (sic) t. Cette note, écrite de la main de l'auteur, donne la touche linale à l'ensemble déconcer tant du p o è m e . L'auteur ne semble pas se douter que l'homme qui a un •pied sur le globe, le front au ciel, et qui, devant un gouvernail, s'élance sur un monceau de poudre, n'est pas exactement la céleste, image du créateur mais p lu tô t ie portrait d'un équi l ibr is te musc lé du Cirque de l ' Impératr ice .

Page 13: LE CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE

L E C A N A L D E S U E Z E T L A P O É S I E F R A N Ç A I S E 715

ouvrier de Paris ! Sans doute, les vers ne valent guère mieux que ceux dont nous venons de souligner l'indigence :

D'un Dieu qui dans mon sein pénètre, Mortels! Ecoutez les accensI Je veux à tous faire connaître De ce Dieu les charmes puissants : Muscs, secondez mon délire En nr aidant de vos doctes mains I...

Ce poème était précédé d'une lettre, dont le papier était banal, mais l'écriture si appliquée !... Voici la lettre :

« Monsieur le Secrétaire, « Je vous envoie une ode sur le sujet proposé en vous suppliant

d'être charitable envers elle, car la correction peut y manquer, quelquefois aussi la règle. Mais, considérez que je suis un jeune homme occupant les dernières places de la classe ouvrière, mais qui a consacré plusieurs heures de son travail pour concourir à votre prix... »

Un tel envoi ne prête point à rire. Avec le recul du temps, nous pouvons nous demander si ce jeune homme n'est pas mort à Sedan ou sur une barricade, balayée par les plis rouges du drapeau de la Commune... Ces vers et cette lettre montrent à l'évidence un désir d'élévation intellectuelle, qui, pour si maladroit qu'il soit, commande le respect.

C'est par l'œuvre de ce jeune ouvrier que nous allons terminer la revue des envois au Prix de Poésie 1861 de l'Académie française.

Ce prix donna la notoriété à un écrivain de talent, et son reten­tissement fut tel que, durant les années 1861 et 1862, des Isthme de-Suez apparurent, çà et là, dans les vitrines des libraires.

*

Ces pièces de vers étaient, pour la plupart, imprimées chez E . Dentu. Ouvrons l'un de ces opuscules, d'allure confidentielle. Sous le titre, L'Isthme de Suez, se détache en exergue : « Impossible n'est pas français, - Napoléon I e r ». Nous aurons besoin de cet impérial coup de fouet pour nous plonger dans ce poème composé de vingt-quatre strophes de dix vers. Voici une des premières strophes :

Lesseps 1 Sans te comprendre, je t'admire 1 (sic) Oui, j'admire avec quel art,

Page 14: LE CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE

716 LA R E V U E

Dans les accès d'un saint délire, Tu fis flotter ton étendard. J'admire comment à sa vue La France, transportée, émue, Vint se presser autour de toi Et comment la foule muette, Te saluant comme un prophète, Inclina l'oreille à ta voix 1 (sic)

Cette citation paraît donner raison à la fameuse boutade d'André Gide : « Les bons sentiments engendrent toujours de la mauvaise littérature ! » Alors, on frémit en pensant à ce qu'aurait pu écrire l'auteur de VImmoraliste, si la poésie suivante (signée de M . Jacques Fernand et imprimée au bureau du journal Le Franc-Maçon) lui était, d'aventure, tombée sous les yeux.

Certes, M . J. Fernand n'est pas un débutant. Il tient à nous rappeler, en effet, qu'il est l'auteur de Remember, de Louis d'Assas, de John Brown, de VEmancipation des serfs en Russie, etc.

Le poème de M . J . Fernand est dédié à Ferdinand de Lesseps. Nous ne trahirons pas le ton général de cette œuvre en en détachant les vers suivants :

Le canal des Deux-Mers baigne les Pyramides 1 D'Egypte les vieux rois, sous le roc endormi, Du silence arraché, se lèvent tout surpris...

Admirent ses rives humides !...

Donné par toi, Lesseps I du rêveur solitaire Ton portrait ressemblant consolera les yeux (1). Pour toi mes premiers vœux, en ouvrant la paupière Et mon dernier regard, en retournant aux cieuxl

Cet étrange versificateur, qui s'attend à « retourner aux cieux » devait sans doute en arriver tout droit.

Assurément il est bien facile de faire de l'ironie sur de pareilles « poésies » ! Chaque époque a ses travers, et le péché mignon de nos grands-pères n'était-il pas de versifier avec passion ? Les alexandrins servaient aussi bien pour déclarer sa flamme aux Iorettes que pour solenniser un événement familial. Et les sous- (

préfets (Alphonse Daudet dixit ) taquinaient la Muse sur les routes qui menaient aux Comices agricoles !...

Mais, pour les poètes de métier ou d'occasion, le percement de l'isthme de Suez n'était-il donc plus un sujet de méditation ?

(l) Portrait photographique par Dlsderi.

Page 15: LE CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE

LE CANAL DE SUEZ E T LA POÉSIE FRANÇAISE 717

L'entreprise de Ferdinand de Lesseps n'avait du reste pas besoin de cet harmonieux adjuvant pour garder son élan. En dépit des intri­gues persistantes du cabinet anglais et de cette « conquête du Fir-man », qui obligeait encore Lesseps à distraire un temps précieux entre Constantinople et les Tuileries, au lieu d'animer — comme seul, i l le savait faire — des travaux ralentis par une défection « poli­tique » de la main-d'œuvre indigène, le percement de l'isthme de Suez se poursuivait.

Quatre ans plus tard, le 17 novembre 1869, le canal de Suez était inauguré.

En nous cantonnant dans le sujet de notre étude, nous remar­quons qu'aucun poète n'a clamé ses vers dans le ciel de Port-Saïd. Aucun Talma n'a récité un poème inaugural devant l'Impératrice des Français et devant ce nouveau parterre de rois. Et cette absence s'explique, nous semble-t-il, fort bien.

Le faste du Khédive, le goût de Ferdinand de Lesseps, la qualité exceptionnelle des visiteurs obligeaient à proscrire, dès l'abord, toute médiocrité dans l'accueil et les réceptions. Si un poète avait été mis à contribution, i l n'aurait pu s'agir que d'une personnalité incontestable et incontestée.

Victor Hugo ? Il ne pouvait en être question. L'exilé volontaire du 2 décembre, dressé sur son piédestal de Guernesey, n'ignorait pas que c'était beaucoup à « Napoléon le petit » que le canal devait sa réalisation. Cette « Compagnie de Suez » n'avait-elle pas demandé, dès sa naissance, la protection d'un prince Napoléon ? Et le « noir rêveur » s'était enfermé dans la grandiose évocation de sa Légende des Siècles...

Lamartine ? Le grand poète agonisait. Et même, si la mort avait suspendu sa marche, i l est douteux que ce membre du Gouverne­ment provisoire ait oublié sa rancune envers cet empereur do coup-d'Etat, parrain du Canal.

Vigny et Musset étaient morts. De la vieille équipe, Gautier seul était là. Mais l'auteur d'Emaux et Camées se souciait-il de reprendre sa lyre ? La prose nourrissait son homme et, à Suez, le « poète impec­cable » à qui Baudelaire dédiait ses Fleurs du Mal n'était plus qu'un reporter...

Aux Romantiques avaient succédé les Parnassiens. Cette nou­velle équipe se groupait autour de Leconte de Lisle. L'auteur des Poèmes antiques et des Poèmes barbares, ulcéré par une vie médio­cre, ciselait alors des vers hautains remplis de cyprès, de marbres,

Page 16: LE CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE

718 L A R E V U E

de jungles et d'éléphants, tous sujets bien étrangers aux dragues, aux excavatrices et, surtout, à la réussite stupéfiante de la plus grande œuvr.e moderne menée à bien par un homme de génie. Et, rancunières, étriquées ou impuissantes, les grandes voix de la poésie française restèrent muettes.

En revanche, les muses provinciales s'en donnèrent à cœur joie !

Mme Elisa Morin, de Nantes, accorda sa lyre et écrivit près de trois cents alexandrins, dédiés à Ferdinand de Lesseps, sur l'inau­guration du Canal Maritime de Suez :

Celui qui plein d'amour et de noble courage, Un jour avait rêvé ce magnifique ouvrage, Ce merveilleux canal si favorable à tous, Ce hardi novateur, de Lesseps, c'était vous 1

Car, tout en renversant la barrière du sable Que le désert jaloux élevait dans ce lieu, Vous avez réuni les deux œuvres de Dieu.

Allons, le dictionnaire de rimes de Mme Morin a été à rude épreuve ! Si ce poème est jamais tombé sous les yeux de Ferdinand de Lesseps, fin lettré, i l a peut-être souri en lisant ces vers, mais, bon homme, i l a été certainement sensible à cet hommage touchant.

Et voici maintenant une Ode de deux cent cinquante vers qui nous arrive de Perpignan, sous la signature de M . Raymond Las-saire (1). Ce fougueux poète ne s'embarrasse pas de métaphores pour chanter — et de quelle voix ! — les bienfaits des modernes découvertes. Ecoutons-le :

Voyez ! L'Isthme est ouvert. Grâce à la vive artère L'Egypte redevient l'entrepôt de la terre ; L'Egypte avec son Nil, ses océans, son ciel, , Heine que Dieu plaça sur la route des pôles (sic) Pour nouer sa ceinture aux grandes métropoles

De l'univers industriel !

Répétons-le : ces hommages qui paraissent n'avoir que des rap­ports métriques avec la poésie, sont surtout touchants par les inten­tions qu'ils témoignent envers un grand homme. Pourrait-on en dire autant de certains poèmes, dont les dédicaces ampoulées sont soi-

(1) M. Lass.iirc é ta i t l'auteur de l'envol n° 17 (envoi «rejeté») au Prix de Poés i e 1S61 do l 'Académie . Comme on le voit, cet échec ne le découragea point.

Page 17: LE CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE

L E C A N A L D E S U E Z E T L A P O E S I E F R A N Ç A I S E 719

gneusement adressées, non plus à Ferdinand de Lesseps, mais à

S.A. le Vice-Roi d'Egypte ? Certes, et sans suspecter expressément

leurs auteurs d'avoir cherché un Mécène, on ne peut s'empêcher de

penser que les récits du faste avec lequel s'étaient déroulées les fêtes

du 17 novembre 1869 ont dû évoquer, chez certains imaginatifs, des visions alléchantes de pactole et de rétributions orientales... Et c'est

ainsi que le Khédive — ou ses secrétaires •— reçurent des envois

nombreux, allant de la plaquette du versificateur au cahier du

musicien, soucieux do doter l'Egypte d'un hymne national ou d'une

marche guerrière.

Voici la dédicace à S.A. Ismaïl Pacha qui accompagnait Suez au XIXa siècle par M. Léon Rolland :

Honneur, honneur à vous qui régnez sur l 'Egypte, Honneur, intelligent et sage vice-roi ! Sur l'Isthme de Suez votre gloire est inscrite :

Dans l 'œuvre vous avez eu foi.

E t cet acte à lui seul placera votre règne Parmi ceux dont le peuple évoque le souhait : Lorsque l 'humanité dans chaque crise saigne,

Salut bienfaiteur et bienfait !

Quant au Canal de Suez, stances dédiées à S.A. le Vice-Roi, par M. Eugène Libermann, nous nous bornerons à en citer le passage

suivant :

... Honneur au Vice-Roi ! Ce puissant bienfaiteur, Ce prince progressiste,

De l 'œuvre de géant se fait le protecteur E t le panégyriste !

Mais aussi quelle page à graver au burin De la gloire immortelle !

Quelle noble victoire pour le royal parrain De cette œuvre si belle !

Soutenant les échecs des premiers mauvais jours, Uéfaillances terribles,

Du travail de Sisyphe ! — et les premiers séjours Aux terrains submersibles!

* * *

La carence de la grande poésie nous paraît donc avoir été totale

envers l'œuvre do Ferdinand de Lesseps. Faut-il le déplorer ?

Disons-le tout net : le Canal de Suez pouvait se passer de l'har­

monieux parrainage d'un poète, fût-il génial. La poésie heureusement

n'est pas seulemont une suite de vers, écrite sur le papier, la pierre ou

Page 18: LE CANAL DE SUEZ ET LA POÉSIE FRANÇAISE

720 LA R E V U E

l'airain, et psalmodiée par la voix humaine. La poésie se trouve partout. Et, si tant de vers ont été dictés par les spectacles de la nature, les méandres du cœur ou la « Folle du logis », aucune strophe, aucun alexandrin n'est venu s'enrouler comme une glycine inutile autour des colonnes du Parthénon ou des flèches de nos cathédrales. Ces ouvrages n'étaient-ils pas la poésie même, puisque c'étaient des actes de foi ?

En survolant le Canal de Suez, nous avons songé à cette poésie-là.

A huit cent cinquante mètres de hauteur, nous passions le canal au nord d'Ismaïlia. La voie d'eau traçait une bande droite, et l'œu­vre colossale avait la beauté et la simplicité d'une colonne dorique — la plus grande œuvre d'art qui soit.

Nous serions-nous donc trompés en écrivant que la poésie était absente, lors de l'inauguration du Canal de Suez ?

A n'en point douter, un grand poète était là : i l s'appelait Ferdi­nand de Lesseps.

H E N R I POYDENOT.