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Le citoyen tracé (traqué?) sur internet - GREP MP · PDF file« L’homme est un document comme les autres », je reprends la formule à Olivier Ertzscheid, un de mes collègues,

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Le citoyen tracé (traqué ?)

sur internet :Dis-moi comment tu surfes

et je te dirai qui tu es !

Louise MerzeauMédiologue,

Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication,Université Paris Ouest Nanterre La Défense, membre de l’équipe TACTIC

et responsable du projet Proteus au CNRS

Introduction du GREP

Nous avons décidé d’un commun accord de commencer directement cette soirée par des questions : il n’y aura donc pas de « conférence » à proprement parler. Et en tant qu’anima-teur GREP, je vais donc poser la première question pour mettre en place le débat.

Si vous avez un compte sur Gmail, (qui est gratuit et disponible partout), lorsque vous rece-vez un mail qui tourne sur la finance vous avez à côté du mail une pub sur un trader. Lorsque vous recevez un mail en provenance du Brésil, à côté, vous avez une pub pour des voya-gistes. Gmail tient compte du contenu du mail pour afficher une pub « pertinente ». Et c’est comme cela que Google, en offrant un service gratuit, trouve des revenus et des revenus très importants puisque c’est une des sociétés les plus profitables au monde.

Sur Facebook, il n’y a pas cette publicité. Mais j’ai assisté il y a quelques années à une confé-rence de la DCRI, l’organisme en charge de nous « protéger » contre l’espionnage, contre l’intelligence économique de l’étranger. Le conférencier nous disait : « en affichant sur Fa-cebook les informations sur vos différents centres d’intérêt, c’est comme si vous affichiez devant votre maison que vous avez tel niveau de revenu, 3 enfants, une épouse, plusieurs amis très proches… ». Il y a une intrusion dans la vie privée qui est assez impressionnante. Aujourd’hui il y a 600 millions d’utilisateurs, et Facebook est valorisé à 50 milliards de $.

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Ses revenus estimés sont de 1,5 milliards de $. C’est une estimation puisque Facebook ne communique pas ces chiffres. Cela veut dire que la valeur est d’à peu près 80 $ par utilisa-teur !

Donc les informations que vous communiquez en vous inscrivant sur Facebook sont consi-dérées comme valant 80 $, soit 50 e, c’est-à-dire l’équivalent d’un an d’abonnement au GREP… il vaut peut-être mieux s’abonner au GREP.

C’est la 1re question que je vous pose : qu’est ce qui peut justifier que Facebook valorise, pour l’instant, ses utilisateurs à 50 e ?

Louise MerzeauVous avez déjà soulevé plusieurs problèmes autour de Facebook. Combien de personnes présentes ont-elles un compte Facebook ? Une bonne moitié d’après les mains qui se lèvent !

Je retiens votre question sur la valeur des données personnelles et sur le modèle économique. Mais je voudrais d’abord décaler le questionnement que l’on fait en général porter sur le comportement des gens (le fait d’afficher sur sa porte des données personnelles) pour souli-gner que ce n’est pas qu’un problème de comportement.

Le plus souvent, les mass media posent mal le débat, en ne mettant en avant que les gens qui ont un compte sur Facebook et qui publient beaucoup, ce qui n’est pas le cas le plus répandu. Beaucoup de gens ont un compte mais n’en font rien. Il faut comprendre qu’on a basculé dans un rapport différent à l’exposition de soi : on ne peut plus ne pas laisser de traces, ce n’est plus une question d’intention.

Cette copie d’écran du site de la CNIL vous montre une liste de moments où on laisse des traces. Nous allons aujourd’hui vers de plus en plus d’échanges numériques. Dès que nous communiquons numériquement, il y a de l’information qui s’échange mais aussi qui se stocke ! Donc il y a des traces :

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D’abord les cookies que le serveur va laisser sur votre ordinateur. L’avantage pour vous, c’est que quand vous revenez sur le site, vous n’avez pas à saisir à nouveau les informations sur vos goûts, vos préférences, vous êtes reconnu. De l’autre côté, l’avantage pour le site, c’est de connaître un peu mieux ses utilisateurs.

L’historique de navigation est enregistré ;

L’ordinateur est reconnu, ce qui va permettre des contrôles, comme ceux exercés par Hadopi par exemple.

Les moteurs de recherche, c’est encore autre chose. Google enregistre nos requêtes, la date, l’adresse IP de l’ordinateur… Il y a ainsi des milliards de données stockées sur d’énormes fermes de serveurs. Si l’entreprise fait de tels investissements, c’est qu’elle sait qu’à terme cela va lui rapporter.

Enfin tous nos échanges sur Internet sont ouverts. Il faut faire une démarche technique, juridique ou relationnelle pour protéger ses données. Par défaut, les traces sont ouvertes et assez facilement accessibles.

L’autre raison qui renforce l’importance des traces, c’est qu’elles sont dupliquées et donc indélébiles. Vous pouvez retirer une page, mais entre-temps des copies auront été faites. La viralité est intrinsèque à Internet. Une donnée en ligne va faire des petits !

Sur YouTube, vous pouvez répliquer une vidéo qui vous intéresse ou embarquer les données sur un autre site. Si vous avez publié une vidéo, elle peut être donc immédiatement copiée.

L’enjeu de ces évolutions, c’est le passage des signes aux traces. Il nous faut considérer cette inversion anthropologique majeure : le fond sur lequel nous faisions des inscriptions était l’oubli. Il fallait travailler pour sauvegarder. Il fallait vouloir transmettre, écrire, ériger des statues… Aujourd’hui nous sommes en train de connaître une inversion complète puisque c’est le dépôt d’une trace qui se fait désormais par défaut.

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Il nous faut aujourd’hui inventer de nouvelles manières d’oublier, d’effacer, d’endiguer cette traçabilité, qui se fait de plus en plus non intentionnellement. Ce n’est pas un problème de comportement. Ce sont d’abord les machines qui sont indiscrètes.

On vivait jusqu’à maintenant dans un univers de signes, que l’on interprétait avec les grilles de la sémiologie, du structuralisme… Avec les traces numériques, on descend « sous le sens » : chaque trace n’est pas élaborée de manière intentionnelle, et les traces sont insigni-fiantes en elles-mêmes.

On sort d’un modèle où on créait des catégories, des types, des ensembles, pour classer indi-vidus dans des cases. La sémiologie, le structuralisme, cherchaient derrière l’infinie diversi-té des êtres le code, la règle, le récit, le mythe comme disait Roland Barthes, le dénominateur commun. Toute la publicité est fondée là-dessus. On a de plus en plus segmenté, mais c’était tou-jours pour constituer des types.

Maintenant on descend au ni-veau de la singularité de chaque individu, voire en dessous, au ni-veau de ses différentes facettes, de ses humeurs, etc.

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Parlons de ces fameux « profils » : l’individu est devenu une collection de traces. Le profil n’est pas un autoportrait. Il agrège différents types de traces : le déclaratif (sexe, âge, reli-gion…), la manière dont je m’exprime, dont je réagis aux événements, mais aussi mes amis, qui s’affichent par défaut, les commentaires que j’ai postés sur un autre mur, et également des calculs (nombre d’amis, nombre de commentaires, nombre de posts…). On constate donc la part croissante des traces renvoyées directement par la machine et par les algo-rithmes.

Construire mon identité numérique, ne se limite pas à ce que je déclare. Je n’ai pas la main sur tout l’affichage de mon activité. Les autres vont savoir où je suis allée, avec qui je me suis liée…

« L’homme est un document comme les autres », je reprends la formule à Olivier Ertzscheid, un de mes collègues, auteur du blog Affordance.info

Comme le montrent ces deux exemples, les individus sont des documents et sont traités comme tels. Le moteur de recherche 123people, d’assez mauvaise réputation, va chercher tout ce qu’il trouve sur vous sur le réseau : adresses, numéros de téléphones, billets de blogs, photos, etc. C’est intéressant d’aller vérifier ce qu’il trouve comme informations sur vous, cela peut être assez précis ou, si vous avez beaucoup d’homonymes, très flou.

- Un service proposé par mail aux entreprises : on vous demande de confier des informations sur votre plus gros client et on vous propose en retour de « cloner » ce client. Avec une pro-messe sans doute malhonnête qui consiste à dupliquer un client, comme on duplique un do-cument, on voit bien ici comment les données qui s’échangent ont une valeur économique.

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Revenons à Facebook, avec ces 2 graphiques. Ils indiquent les catégories de données qui sont visibles par défaut, le premier en 2005 le deuxième en 2010 Si vous ne faites pas l’effort de réduire votre visibilité, la plateforme va l’augmenter. Les paramétrages par défaut ont en effet beaucoup évolué : en 2005, on ne retenait que le nom, les images, la liste d’amis. En 2010, c’est l’ensemble des données qui sont visibles par défaut : les photos, les noms, là où vous avez cliqué sur le bouton « I like », tous les posts, les amis, les contacts, etc. C’est la stratégie de Facebook, on l’a souvent dit, qui cherche à repousser les limites de la vie privée.

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Facebook est de moins en moins un lieu clos où l’on s’exprime, ou un média que l’on consulte et de plus en plus, en particulier pour les jeunes, une sorte de régie : c’est ouvert en permanence, on est dedans, et c’est de là que l’on conduit toutes ses activités sur le Web. C’est de là qu’on agit, c’est de là qu’on échange, qu’on bavarde, mais c’est aussi de là qu’on va s’inscrire ailleurs.

Le bouton « Facebook connect » qu’on voit un peu partout sur le Web, vous permet de vous enregistrer sur un autre site, un autre service, par exemple Tweeter, en vous évitant de taper une nouvelle fois votre mot de passe et votre login : vous vous connectez depuis Facebook. Ce sont des passerelles entre les services. Évidemment ce sont des systèmes d’échanges de bons procédés : le profil que l’on voyait tout à l’heure essaime un peu partout. On vous demande si vous voulez utiliser cette procédure, ce n’est jamais obligatoire. Mais il y en a tellement qu’à force on ne les voit plus. Facebook a récemment accentué cette logique avec son « open graph protocole », qui se manifeste notamment par la multiplication du bouton « j’aime ».

Ce bouton vous incite à cliquer quand vous appréciez un contenu, mais il n’y a ni degré ni bouton « je n’aime pas » ! Chaque fois que vous cliquez sur ce bouton, c’est une information extrêmement précieuse qui va compléter votre profil Facebook et fournir une indication pour le site marchand sur lequel vous étiez. C’est un système de collecte et de rapatriement des informations qui n’est pas enfermé sur le seul réseau social. Par exemple, vous « votez » pour l’affiche d’un film : l’affiche du film va tout de suite indiquer « untel aime » et sur votre fiche, va s’ajouter que vous aimez ce film. Chaque clic quelque part engage au moins trois ou quatre traces dont beaucoup sont invisibles. Il y a même des systèmes encore plus tortueux comme le Facebook comment. Vous mettez un commentaire quelque part en vous identifiant par votre compte Facebook. Votre commentaire est reporté sur votre mur dans la plateforme, où vos amis peuvent réagir. Leur réaction sera alors déportée vers le site tiers où vous aviez fait votre premier commentaire. Croyant participer à une conversation entre amis, vos proches se retrouvent exposés sans qu’ils le sachent à l’extérieur de la plateforme.

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À propos des questions de monétisation des données personnelles, on assiste à la combi-naison des évolutions dues au numérique lui-même avec celles qui relèvent de stratégies économiques et industrielles. Globalement, sur le web, beaucoup de services sont apparem-ment gratuits, mais en réalité rien n’est vraiment gratuit : on paie en fournissant des données personnelles. Les données personnelles sont la monnaie de l’économie numérique. C’est comme cela que Facebook et Google sont devenus des modèles économiques et ont acquis une valeur potentielle extraordinaire parce qu’ils ont une connaissance très fine et très large de nos comportements. La promotion de Gmail nous l’explique : « sur Gmail il n’y aura jamais de fenêtre pop up, ni de bannière publicitaire, mais nous affichons des publicités et des liens utiles et intéressants… Notre système analyse automatiquement le contenu de vos messages à la recherche de vos intérêts, ainsi nous proposons les informations les plus pertinentes ». Nous sommes face à un deal : l’ensemble des informations se personnalise.

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Il est clair qu’aujourd’hui, chacun veut une information personnalisée. Je ne veux pas le même journal que tout le monde, je ne veux pas la même télé que tout le monde, le même programme de radio. Je veux ma radio, mon journal, ma chaîne de télé. Et pour avoir cette information personnelle, je dois dire qui je suis. Plus je vais fournir de données personnelles (voilà ce que je cherche, ce que j’aime, avec qui je suis en relation), plus j’aurai en retour une information que Google qualifie de « pertinente », c’est-à-dire une information personnelle, contextuelle, qui est bonne pour moi aujourd’hui, à cette heure, en cet endroit. Et qui ne sera pas bonne pour quelqu’un d’autre au même moment, ou pour moi demain. Il faut donc que je rende accessible un maximum de mes données, de mes échanges, etc. Si vous êtes sur Gmail, sachez que tous vos mails sont lus, (pas par un individu, bien sûr, mais par des robots) : leur contenu est indexé.

Il n’y a pas que Google et Facebook : on peut aussi citer Amazon qui a été pionnier dans la mise en place de cette industrie de la recommandation.

Il ne suffit pas pour cette industrie de connaître chacun d’entre nous. Ce que les entreprises recherchent c’est à faire de chacun d’entre nous un promoteur, un relais de publicité. A chaque fois que vous cliquez sur le bouton « like » vous dites à vos amis « allez voir ce produit, je vous le recommande » C’est moins cher que de faire une campagne dans une agence : c’est de la publicité qui ne coûte rien. La recommandation, devient un enjeu extrê-mement important, parce qu’on est dans une économie de l’abondance. Avant le numérique, l’information était dans une certaine rareté, il y avait quelques chaînes de télé, quelques radios et tout le monde regardait la même chose. Il y avait un effet de convergence, et ce n’était donc pas très compliqué de capter l’attention. Sur le web ce n’est plus la même chose, l’attention est complètement disséminée, aucune marque, aucun produit ne peut capter l’at-tention comme précédemment, il faut donc trouver d’autres manières d’attirer l’attention. Il faut construire des réseaux, utiliser les consommateurs comme relais de l’attention. Amazon fut un des pionniers de ce système, en mettant au point un algorithme pour traiter votre historique. Quand vous cherchez quelque chose dans Amazon, sans forcément acheter, tout est enregistré. Quand vous revenez sur le site, vous êtes reconnu et on vous propose des sélections adaptées à vos parcours antérieurs.

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Plus vous fréquentez le site, plus ces sélections sont pertinentes. Petit à petit, votre profil s’étoffe (grâce à des algorithmes sophistiqués qui le croisent avec des profils virtuels). De cette manière on peut vous faire des recommandations : vous achetez un livre, on vous in-dique que les internautes qui ont acheté ce livre ont aussi acheté celui-là. Et c’est souvent très pertinent.

On peut aussi évoquer cet autre exemple qui montre une des façons d’aspirer les données même lorsqu’elles sont sur votre machine. Le système vous propose de scanner la liste des morceaux de musique qui sont dans votre bibliothèque pour vous recommander des mor-ceaux similaires. C’est comme si le disquaire prenait toute votre discothèque, la stockait chez lui et pouvait ainsi vous recommander ce que vous aimez à chaque sortie d’un nouvel album.

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DébatUn participant - (Question inaudible).

Louise Merzeau - Il est utile de se poser la question « que faire ? » face à cette traçabilité « sauvage », (c’est-à-dire non intentionnelle de notre part). Deux réponses : la première est qu’il n’y pas grand-chose à faire, plus exactement, il faut d’abord comprendre que tout ce que l’on fera en étant connecté s’inscrira à l’intérieur de ce nouveau système de traçabilité. On ne peut pas être en dehors de ce système à moins de n’être jamais connecté sur internet, ne pas avoir de carte bancaire, pas de carte téléphonique, pas de téléphone mobile, pas de carte de passage dans le métro, autrement dit à moins de vivre dans une île déserte. Mais à l’intérieur de ce système, on peut être tout à fait libre, (je ne cherche pas à faire peur aux gens bien au contraire), si l’on a une certaine conscience de ces processus et de leurs motifs.

Il y a des bonnes et des mauvaises pratiques. Il faut essayer d’acquérir la capacité de choisir ses outils. La politique vis-à-vis des données personnelles des différentes plateformes peut être un bon critère de choix. Entre deux réseaux sociaux deux moteurs de recherche, je vais adopter celui dont la politique de traitement des traces me convient le mieux. Voilà une atti-tude responsable. Vouloir en revanche se barder de protections techniques compliquées, en multipliant les pseudos, les mots de passe, c’est à mon avis totalement absurde. Ce n’est pas la solution. C’est plutôt un problème de prise de conscience citoyenne.

Je voudrais développer cette idée d’une présence numérique assumée, pas du tout para-noïaque, et insister sur l’idée que vouloir à tout prix se protéger est une illusion. Il faut sortir de cette logique binaire qui oppose d’un côté la protection des données et de l’autre leur exhibition. Il faut rompre avec l’image des utilisateurs irresponsables que l’on méprise en disant « c’est de leur faute, s’ils n’ont pas étés recrutés ou s’ils ont été licenciés, ils n’avaient qu’à pas exhiber leur vie privée ». De l’autre coté on dit aux usagers : « oui, il existe des pro-tections, mais débrouillez-vous pour les trouver ». Ça, c’est irresponsable. Cela ne veut pas dire qu’on peut faire n’importe quoi, mais ce n’est pas la protection qui vous préservera des effets de la traçabilité. Au contraire il faut s’investir dans les réseaux. (« Faire la différence entre les opaques et les transparents » Jean-Marie Pillot). C’est une bonne image. Il faut en tout cas cesser de croire que c’est seulement un problème d’équipement, ou de connais-sances techniques. En même temps il est vrai que tout le monde n’est pas logé à la même enseigne, il y a des gens plus aguerris que d’autres. Plus on pratique, plus on est mûr, plus on sait comment ça marche, moins on aura de désagréments. Je suis très présente en ligne et je n’ai jamais eu de problème. Je n’ai pas l’impression d’être dépouillée de mon identité ou de ma vie privée. Et je n’ai pas 4 000 protections techniques. J’utilise le moteur Ixquick qui ne mémorise pas les requêtes, mais j’utilise aussi très souvent Google.

Dans un premier temps, il faut donc comprendre cet environnement, repérer ses logiques : il y a beaucoup d’intérêts qui cherchent à vous dépouiller : je parlais tout à l’heure d’appropria-tion de vos données personnelles, c’est aussi le problème de ce qu’on appelle la portabilité des comptes sur Facebook ; cela suscite des controverses, vous en avez entendu parler parce qu’il y a un vrai débat public là-dessus. Beaucoup de gens ont manifesté le désir de quitter Facebook. Le problème, ce n’est pas tellement de quitter la plateforme, c’est de pouvoir par-tir en l’emportant avec eux leur profil qu’ils ont parfois mis des années à étoffer C’est leur vie, leurs amis, leurs échanges. Mais Facebook rétorque que cela ne leur appartient pas. Là est l’enjeu important. Ce n’est pas un problème d’affichage ou de protection. C’est la ques-tion de la propriété des données. Qui à droit de garder, d’accéder, de modifier, d’effacer, de

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conserver et de transporter ces données. Cette question doit faire l’objet d’un débat public, car elle n’intéresse pas que les marchands : les gouvernements aussi ont leur part dans cette attention portée aux traces

On voit ici le nombre de demandes faites par les gouvernements auprès de Google pour qu’il leur communique certaines des données qu’il a récoltées (informations de connexion, requêtes, etc.). Il y a plusieurs scénarios catastrophes envisageables. Que se passerait-il si un pouvoir mettait la main sur ces outils ? Pour le moment, dans la plupart des pays, personne n’a le pouvoir de tout verrouiller. On l’a vu récemment dans des pays comme la Tunisie : on peut fermer internet quelques heures, pas plus. Cela n’empêche pas les polices, les agents de renseignement, d’être attentifs et très friands de toutes ces données qu’on dépose. Mais le contrôle ne s’exerce plus en surplomb. Les requêtes sont sous-traitées par les opérateurs marchands, qui sont les nouveaux « propriétaires » de données.

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Il est clair qu’il peut y avoir des collusions de logique entre les logiques marchandes (par exemple : les vendeurs de musique) et les logiques étatiques. C’est ce que l’on voit dans les nouvelles législations en France. En Chine, il y a des outils équivalents, il y a un Google chinois fortement contrôlé. Fondamentalement il faut donc arriver à penser à la fois les risques de la traçabilité et le fait que personne ne peut contrôler tout le système. Il y a des risques de monopole qui doivent nous inquiéter. Mais il n’y a aucun « big brother ».

Il y a aussi des garde-fous, comme ceux que met en place la CNIL. Peut-on, sinon contrôler, du moins effacer certaines traces ? C’est la fameuse question de l’oubli. On est passé du « devoir de mémoire » au « droit à l’oubli ». L’oubli est devenu quelque chose de quasiment impossible : on a oublié l’oubli. Pendant une dizaine d’années on s’est réjoui d’accéder à une mémoire intégrale. L’oubli ne pouvait être qu’un accident, un bug. Aujourd’hui on s’aperçoit que c’est une folie, et qu’il n’y a pas de mémoire sans oubli. L’oubli doit relever d’une po-litique : un projet commun, une destinée commune, qui décrète ce qu’on va oublier, comme pour les amnisties.

Quand elle était à l’économie numérique, Nathalie Kosciusko-Morizet a préconisé un sys-tème de charte et de labels :

Les sites seraient étiquetés en fonction de leur degré d’indiscrétion. Mais le problème, c’est qu’il est impossible de légiférer sur internet, qui est comme vous le savez, transnational. Cela ne sert pas à grand-chose. À côté des efforts de régulation politique, s’est développé un marché du nettoyage, ce que j’appelle le « pressing numérique ». De nombreuses firmes vous promettent, contre paiement, de nettoyer vos traces On vous propose de réparer votre « e-réputation » (celle des particuliers comme des entreprises). Même s’ils ont une certaine efficacité, ces services ont évidemment intérêt à ce que vous ne soyez pas trop prudent ! Quant à la CNIL, elle fait ce qu’elle peut, en fonction de ses faibles moyens. Elle n’a pas beaucoup de pouvoir de sanction. Mais elle a un pouvoir fort symbolique. Cela veut dire que beaucoup de gens inquiets de ces évolutions en appellent à une institution de régulation.

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Cela pose la question de la confiance et du choix des « tiers de confiance » chargés de ga-rantir la confidentialité de nos données.

Qui peut être tiers de confiance ? Comment trouver une institution indépendante assez puis-sante ? Je pense toutefois qu’il ne faut pas désespérer : les acteurs économiques ont eux-mêmes intérêt à poser cette question, et certains pourraient aspirer à jouer ce rôle de tiers de confiance.

Un participant - (question inaudible).

Louise Merzeau - Toute entreprise qui traite des données à caractère personnel (même s’il y a une discussion à la marge sur ce qu’est une donnée à caractère personnel), doit soumettre son traitement à la CNIL. Les entreprises doivent avoir un « correspondant informatique et liberté », propre à l’entreprise pour les plus grosses, ou commun à plusieurs entreprises, qui va vérifier que le traitement des données personnelles est conforme.

Il y aura des sanctions si on constate des usages illégaux, mais c’est plutôt une action qui s’exerce en amont.

Une participante - Que devient la corbeille (là où vont toutes les données que l’on efface dans son ordinateur, et qu’il faut penser à vider de temps en temps !).

Louise Merzeau - Ca ne va pas très loin. En cas de plantage, il y a des entreprises qui font de la récupération de données qui retrouvent une bonne partie des données perdues. À pro-pos des risques d’intrusion, Google a récemment été condamné parce qu’il récupérait des données en arpentant les rues pour alimenter Googlemap et Googlestreet. Il ne se contentait pas de prendre des photos, mais captait tout ce qui passait par les réseaux WIFI : mails, docu-ments, etc. Les données que vous envoyez, que vous partagez, vous ne les perdez pas ; c’est pour cela que vous ne vous apercevez pas que quelqu’un vous les prend. Si vous écoutez une conversation vous ne pouvez pas la rendre !

Un participant - Je voudrais revenir sur l’usage de l’expression « identité numérique » : vous êtes partie de l’exemple de Facebook, avec la définition de l’individu et de son profil, sans indiquer que cette identité est fabriquée par l’individu et qu’elle n’est pas forcément sincère. Le Web est un lieu dans lequel on peut se fabriquer une identité totalement factice, voire fantasmatique, manipulatrice ou utilitariste selon le site concerné. Le mot identité est usurpé car la construction de l’individu est autre chose que ce que l’on veut donner à voir aux autres. L’identité se constitue au cours d’une évolution psychique complexe que le dé-claratif ne résume pas. Les jeunes sont très tôt confrontés à ce phénomène déclaratif. Ceci pousse à une réflexion sur cette distance entre réel et construit, sur les effets anthropolo-giques induits par ce jeu de rôle qu’illustre parfaitement l’usage des avatars sur « Second life » Un livre met de la distance entre réel et fiction, ce que la relation à l’autre par écran interposé rend bien plus difficile à discriminer.

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Louise Merzeau - On reconnaît là le schéma que Dominique Cardon a développé sur cette question très débattue. Dans les échanges entre chercheurs certains insistent aussi sur cet éclatement de l’identité qui consiste à se forger plusieurs profils, ce qui éloigne l’identité nu-mérique de la réalité. De mon côté, je préfère à « l’identité numérique », la notion de « pré-sence numérique ». Derrière cette apparence d’éclatement, de dissémination, de pluralité, je m’intéresse aux enjeux de cohésion de notre vie en ligne. Pour répondre à votre question de manière plus précise, les « mass-medias » ont fortement exagéré cette dimension virtuali-sante, ces images d’adolescents déconnectés du réel, vivant dans un univers fictif, ne sachant plus qui ils sont ; cela existe, on parle de « no life », mais il n’y en a pas plus que de gens qui deviennent fous à force de lire Dostoïevski ! Par ailleurs, quand on est dans un cadre virtuel comme « Second life » face à des avatars, personne n’est dupe, l’intérêt même de l’avatar est de changer ou pas de sexe, d’identité, de look. C’est une dimension créative de plus, et du moment que l’on n’appelle pas au meurtre, je ne vois pas où est le problème. Quant à dire que vivre au travers d’avatars sur les réseaux fait « perdre les pédales » dans la vie réelle, personne n’en a fait la démonstration. Certains utilisateurs ont un usage névrotique, mais ils auraient sans doute développé de toute manière ces pratiques autrement. Pour revenir à ce schéma, Dominique Cardon, qui a beaucoup étudié les réseaux sociaux, y montre qu’on ne peut pas confondre tous les types de comportements : il classe les différents réseaux sociaux selon les modes de visibilité qui leur sont attachés. On retrouve les plus connus comme Facebook et d’autres qui le sont moins (jeux, services, etc.). Chacun de ces réseaux favorise un mode de présence très différent auxquels Dominique Cardon donne un nom évocateur : paravent, post-it, phare, lanterne magique, clair obscur. Selon le réseau les internautes savent moduler leur visibilité, leur « design ». Il y a des sites où il faut tout montrer, et d’autres dans lesquels on se fabrique un personnage pour favoriser le jeu, les échanges, les gains, etc. Facebook c’est plutôt « l’identité réelle », ce qui n’exclut pas des faux, mais cela relève in fine plutôt du bavardage avec les proches. Pour éviter les dérives, il est plus intéressant de dédramatiser et d’accompagner les gens, dans cette démarche de construction identitaire, de multiplication des modes de présence, pour les aider à paramétrer leur visibilité. Ainsi,

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ils subiront moins le modèle marketing du « personnal branding », où l’on incite chacun à construire son image comme une marque et à se vendre. Le danger est d’être visible quand on ne le veut pas, il faut savoir manipuler les outils pour, par exemple, être présent et caché. Les relations sociales ont toujours été fondées sur cela, voir sans être vu. On n’emploie plus l’expression de « village global », passée de mode, mais on retrouve une communauté dans laquelle on sait tout de vous, de même qu’il n’y avait pas beaucoup de vie privée dans les anciennes communautés. Il ne faut pas se figer sur une conception binaire qui oppose terme à terme identité publique et vie privée. Sans la fouler au pied, cette conception peut évoluer car elle est datée et culturelle. Il faut réfléchir à ce que l’on veut comme frontière entre vie privée et vie publique, comment on veut jouer de nos identités et surtout qui peut en jouer. Il faut lutter pour que les internautes aient la main sur leurs identités.

Il faut apprendre aux adolescents comment paramétrer son profil Facebook, ce qui n’est pas évident. Ce paramétrage change fréquemment et chaque fois les réglages par défaut sont à refaire. Il faut aussi mener une réflexion philosophique sur ce qu’est l’identité : chacun doit s’interroger, élargir la notion. Ce n’est pas cette clôture que l’on cherche à nous imposer - un sol, une religion, etc. C’est aussi un jeu avec lequel les individus ont envie de jouer, il faut tenir compte de cela.

Un participant - Pour aller dans votre sens, à l’école de commerce de Lille on apprend aux étudiants que, je cite : « une manière efficace de gérer son employabilité est de promouvoir sa personne comme une marque pour gagner en visibilité et être détecté. Il faut être actif et proactif, mettre en avant ses expertises et talents sur des sites ou des réseaux sociaux qu’il faudra réactualiser constamment. Il faut être, être public, et surtout rester authentique. » Ces futurs professionnels savent maintenant que 77 % des recruteurs font des recherches en ligne sur les candidats : donc cela s’apprend.

Louise Merzeau - Oui, cela s’apprend. Cette incitation, et même cette injonction à faire du sujet une marque est forte, particulièrement dans les écoles de commerce. Mon opinion est qu’il faut résister à cela, même si c’est difficile car on fait comme si cela allait de soi. Je pense qu’il faut faire des propositions alternatives à ce seul modèle du « personnal bran-ding » dans lequel on gère sa « e-réputation »

J’essaie de développer un autre modèle : celui de la « présence numérique » qui se déploie dans un temps irréversible. Dans ce temps, les traces que nous laissons doivent être re-contextualisées, il faut réintégrer et valoriser la dimension mémorielle de ces traces, valori-ser leur connaissance et leur contenu.

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Cela commence à se faire, notamment dans des réseaux qui incitent à faire des collections en rassemblant sur un pêle-mêle numérique des données trouvées sur le net pour mieux les échanger. On est dans le partage, la mise en commun, la publication. Mais c’est aussi une manière de se réapproprier les traces, de se reconcentrer en un lieu de mémoire. La personne se rassemble tout en restant ouverte au réseau.

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Il y a des choses plus élaborées désignées sous le nom de « redocumentarisation ». Au départ simple site social de dépôt et de partage d’images, Flickr permet par exemple des expéri-mentations comme celle de « Photos Normandie » à partir d’une collection de plusieurs milliers d’images d’archives publiques de la région normande pendant la seconde guerre mondiale. Nombre de ces photos étaient mal ou peu documentées. Un chercheur à eu l’idée de mettre ces photos sur Flickr et de s’en remettre aux internautes pour documenter ces images. Des milliers de notices ont ainsi été élaborées, complétées, corrigées, organisées en albums, depuis la France, les États-Unis, le Canada. On est dans le partage de la mémoire. Qui reconnaît tel visage, tel véhicule, tel clocher d’église contribue à documenter. Un savoir s’élabore collectivement par l’échange à l’écart de toute institution. C’est là un haut degré de réappropriation des traces qui n’est plus seulement individuelle, mais collective, et qui touche ici à l’histoire.

Un autre exemple est constitué par ce que j’appelle les métadonnées ordinaires, sur les sites où les gens déposent des commentaires à propos d’objets culturels. Fréquemment cela se li-mite à « j’aime/je n’aime pas » mais on peut aussi déposer une précision, un résumé, l’iden-tification complète d’un acteur ou d’un lieu, le titre d’une chanson, etc.. Ces métadonnées ordinaires sont déposées sans organisation, ce n’est pas de la documentation professionnelle, c’est du savoir vivant. Je pense que cela vaut la peine d’être valorisé pour que ces données soient replacées dans la boucle du savoir. Il faut le montrer et le pratiquer à l’école, car le savoir va désormais se constituer ainsi. Il ne se fait déjà plus de manière verticale, de celui qui sait vers celui qui ne sait pas, il faut qu’il remonte bottom-up.

Autre exemple d’alliance mémorielle qui se fait de plus en plus : les partenariats entre Wiki-pédia et des institutions patrimoniales, comme ici le château de Versailles.

Un participant - Malgré toute l’attractivité que vous donnez à ces démarches, je suis très inquiet de cet enfermement numérique, qui est peut-être dû à mon âge : car je ne suis pas né dedans, j’ai de grandes difficultés à m’en débrouiller. Outre les erreurs, les usurpations, les mensonges, le numérique me fait vraiment peur car je crains à terme une réduction de

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l’humain, une réduction de la pensée humaine au profit du traitement numérique. On traite pour nous, et petit à petit nos comportements et manières de penser s’identifieront au traite-ment numérique : comme vous l’avez dit c’est binaire, « j’aime/j’aime pas ».

C’est une caricature binaire du soi dans laquelle on risque de s’enfermer. Ajoutez à cela un foisonnement d’informations sur tout, sur le sujet, les autres, le monde, etc. Comment émergera l’essentiel ? Avec notre cerveau nous avons une conscience, des valeurs, quelques failles aussi c’est vrai, mais avec cette pléthore d’information qui dépasse nos capacités, que va-t-on faire ? J’ai vraiment peur, au-delà de la perte d’identité du sujet, de la perte d’identité de l’humain

Louise Merzeau - Je conçois totalement votre crainte mais je la crois infondée. Il y a des motifs d’inquiétude que j’ai pointés, mais je pense qu’il ne faut pas avoir peur, en particulier d’un enfermement dans le numérique : c’est tout sauf un enfermement !

La meilleure réponse que l’on puisse vous faire est paradoxale. À la peur que vous avez d’un recul de l’humain face aux machines, je répondrais Facebook ! Que font les gens avec Facebook ? Ils bavardent…

Revenons 10 ans en arrière. Nous étions face à une informatique essentiellement calcula-trice, qui rationalisait tout, qui réduisait tout en bases de données, en logiques binaires. Ce que personne n’avait prévu, ce sont les réseaux sociaux, et le Web 2.0. C’est cela qui autorise à être optimiste. Même si ces réseaux sociaux posent beaucoup de questions, ils prouvent que l’humain ne disparaît pas comme ça : on lui donne une calculette et que fait-il, il parle de la pluie et du beau temps !

Tout le monde se plaint aujourd’hui de ce que sur Facebook il n’y a rien d’intéressant, que nos jeunes échangent des conversations vides de contenu. Mais c’est justement du lien so-cial, de la relation. La machine ne peut pas nouer de la relation. Bien évidemment, il ne faut pas être naïf, la structure technique est déterminante, et la stratégie économique va calculer nos désirs, nos intentions, nos relations. La question, c’est : que veut-on faire de ces outils avec lesquels on peut tout faire, l’outil lui-même n’a jamais déshumanisé qui que ce soit, depuis le silex à aujourd’hui ! Tout médiologue vous dira qu’il n’y a pas d’homme sans tech-nique, ce qui fait l’homme c’est la technique, par laquelle il sort de son programme géné-tique et prolonge ses capacités, dans le temps et dans la communauté. Le numérique, comme tout outil, n’échappe pas à cette règle. Il a deux faces - ce que les philosophes appellent le pharmakon : il est à la fois le poison et le remède. Nous sommes dans une suite d’étapes transitoires, et nous sentons bien que nous perdons des choses, que l’on ne s’y retrouve plus, que l’on n’a pas de recul sur ces nouveaux outils. Il ne faut pas pour autant avoir peur de ces outils, il suffit de s’en saisir dans la famille, dans l’école, etc. Le discours qui dit : « protégez vous, barricadez vous » est non seulement une erreur, mais aussi une imposture, car les enfants n’ont pas attendu pour y aller, ils y sont déjà : on ne désinvente pas la roue et on ne revient pas en arrière.

La culture du livre a passé un cran, on est dans autre chose qu’il faut inventer, et on ne peut dire « Google, Facebook, ce n’est pas pour nous et on baisse les bras ».

Facebook ne vit que par l’adhésion de ses membres, aucune loi ne dit que c’est éternel. Comme c’est lié au quotidien, à l’identité des gens, à leurs relations, à leur vie sociale, il est très possible que, dans une ou deux générations à peine, les jeunes diront « Facebook c’est un truc de vieux, on va ailleurs ». Tous ces dispositifs-là ont une vie qui peut être courte : quand Facebook va un peu trop loin dans le traitement des données personnelles des utilisateurs, ils réagissent et obtiennent parfois gain de cause. Il faut avoir conscience de notre puissance, puisque les données personnelles sont la « monnaie », c’est nous qui avons le pouvoir.

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Le drame, (et pour l’heure je suis pessimiste en ce qui concerne la France), c’est que nos di-rigeants politiques sont peu concernés par tout cela, ou n’y comprennent rien. Il n’y a pas de véritable politique du numérique en France. Les seuls messages que vous voyez à la TV sont ceux qui émanent du ministère de la famille et vous enjoignent de verrouiller votre Internet pour éviter que vos enfants ne tombent sur un site pédophile, c’est tout !

Une participante - En vous écoutant, on a l’impression que tout cela est incontournable, et qu’il ne sert à rien d’en avoir peur. Mais on comprend aussi que le lien social dont vous avez parlé, s’il se résume à cela c’est vraiment peu de chose ! Tous ces sites de rencontres où l’on échange des bavardages superficiels, et où les gens « se rendent » pour être ensemble, dans un grand flou, cela fait réfléchir !

Vous avez fait aussi des rapprochements entre ce qui nous est proposé là et l’école, vous nous avez dit qu’il n’y avait pas de formation solide mais qu’en revanche les jeunes sont déjà dans ce bain, confrontés à cela. Vous avez dit aussi qu’il ne peut pas y avoir de savoir verti-cal, et qu’il faut trouver de nouvelles pédagogies. Mais l’école n’y est absolument préparée, et le temps qu’elle s’y mette les choses continuent d’évoluer à grande vitesse, et le décalage ne cesse de s’accroître !

Louise Merzeau - Vous constatez comme moi qu’il y a un décalage entre certaines institu-tions et l’environnement numérique, mais je me refuse à parler ici de retard : on est condam-né au retard, le rythme d’évolution des technologies, et même le rythme d’évolution des usages fait qu’on ne pourra jamais s’arrêter pour faire le point : on sera toujours en train de courir ! Mais c’est vrai qu’il existe un décalage plus ou moins important selon les pays entre l’enseignement et ce nouvel environnement. En tant qu’enseignante je me pose beaucoup de questions. J’accepte d’envisager qu’il faut remettre en question radicalement certains fondements, sans pour autant renoncer à transmettre des connaissances ou des valeurs : c’est la manière de le faire qui est à revoir. Il faut inventer, et même si j’ai dit tout à l’heure qu’en France on était à la traîne, il y a quand même beaucoup de gens qui font des choses inno-vantes individuellement, ou au niveau des établissements scolaires. Ce qui manque cruelle-ment, c’est une pensée politique : nos dirigeants sont atterrants, on s’en rend compte quand on les interroge sur les outils et les enjeux de l’environnement numérique.

J’ai entendu s’exprimer beaucoup de craintes. J’aimerais savoir s il y a des optimistes ici ce soir ?

Un participant - Dans les échanges d’informations traditionnels entre humains, il y avait classiquement un émetteur et un récepteur, et l’information y était « codée » (par des signes, des comportements…) de façon spécifique en fonction de ces deux « terminaux ». Il me semble qu’avec la communication par un « mur » comme vous nous l’avez décrite, il n’y a plus le souci de coder pour un interlocuteur spécifique, mais pour un ensemble d’interlo-cuteurs, ce qui peut mener vers une uniformisation de ces codes (voire à une démagogie de groupe). L’exemple que l’on prend souvent est celui des jeunes qui, avant, quand ils par-taient en vacances, envoyaient une carte postale aux papys-mamys (qui lui avaient donné un petit billet pour partir en vacances) : la communication était spécifique à chaque destinataire de carte postale. Aujourd’hui, mes fils en vacances mettent sur leur portail des infos sur ce qu’ils ont fait et vu, mais c’est en accès général (à qui sait y aller !). C’est de la communica-tion de groupe, destinée aux membres du groupe en priorité. Pour la structure de la société à venir, où se perdent donc les codes de communication d’individu à individu, je suis pour le moins perplexe, et je crains une forme d’uniformisation. J’ai été étonné d’apprendre que le nombre de requêtes faites au Brésil est équivalent à celui de toute l’Europe, pour une popu-lation quand même plus faible.

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Louise Merzeau - C’est vrai que cette traçabilité numérique change complètement les formes d’énonciations. On est dans une énonciation tout à fait paradoxale, on dépose des traces qui font référence à nous-mêmes, mais qui sont détachables pour être découpées, calculées, reproduites. Ces traces sont à la fois détachées du contexte, et très contextuelles !

Sur les communications d’un émetteur à un récepteur, ce modèle (mathématique et techni-ciste) n’est qu’une forme de communication, il y en a beaucoup d’autres : dans une famille on ne communique jamais sur ce modèle téléphonique. Aujourd’hui, c’est le modèle du réseau qui s’impose : le groupe, l’environnement…

Sur la standardisation, mon impression est tout le contraire de la vôtre : quand je regarde le mur de personnes qui ne me sont pas très proches, je m’aperçois que je ne comprends rien : sans parler une autre langue, les gens ont leurs propres codes, comme dans la « vraie vie ». Ils utilisent des idiotismes, des manières de parler fermées, des allusions, des « private jokes », qui ne sont accessibles qu’aux initiés. Les gens réinventent ainsi une protection, une carapace sociale. Ils laissent des traces, mais ces traces ne sont pas lisibles par la plupart des autres internautes (elles le sont par les machines…). Dès qu’ils sont en société, surtout les plus jeunes, ils réinventent leurs propres codes.

Une participante - Je ne crois pas vraiment au danger que représente le web : je ne crois pas que les manipulateurs, les asociaux, les pédophiles, aient attendu que les réseaux sociaux existent pour sévir (LM : je suis bien d’accord !). Et je suis convaincue qu’il y a dans le web, et notamment le web participatif, de nouvelles façons d’être en communication, de nouvelles dynamiques relationnelles, de nouveaux codes, de nouvelles relations qu’il faut apprendre à décrypter, même si on ne les adopte pas : je ne me vois pas envoyer des SMS comme fait ma fille (qui les écrit sans faire de fautes d’orthographe !). J’essaye de m’adapter en prenant quelques smileys, et je pense que les grands parents ne devraient pas regretter le temps des cartes postales, mais essayer de se mettre à leur tour à échanger par internet ou facebook.

Louise Merzeau - Je pense que la carte postale n’était jamais très spontanée dans le passé ! Et on voit beaucoup de connexion par skype entre grands parents et petits enfants : c’est très agréable, et très nouveau ! C’est de la vraie communication, les gens se voient à distance…

Une participante - Et il ne faut pas réduire les jeunes à des auteurs de messages superficiels, de bavardages anodins et inutiles (même s’il y en a pléthore : twitter est une école de l’ins-tantané). Mais quand on va un peu sur la blogosphère, quand je parcours les messages de mes étudiants qui ont une vingtaine d’années (quand ils me laissent y accéder), je vois que ce qu’ils échangent est passionnant et loin d’être dénué de tout contenu humain, humaniste. Ce sont des choses positives, ils réfléchissent, ils ne se sentent pas confrontés au web social, mais ils en sont acteurs, ils en sont moteurs, et on a énormément à apprendre d’eux : ce sont les fabricants du Web de demain, les promoteurs de ses nouveaux usages.

Alors, en conclusion, n’ayons pas peur de cette nouveauté que sont les réseaux sociaux. A la fin des années 60, la révolution sexuelle et la libération des mœurs ont fait peur à beaucoup de monde : si on les avait écoutés, je ne pourrais toujours pas ouvrir de compte en banque, ni divorcer à l’amiable… Et comme dans toutes les révolutions, je préfère être du côté de ceux qui portent les drapeaux que de ceux qui leur jettent la pierre : la révolution internet est inéluctable, acceptons-la.

Louise Merzeau - C’est une excellente conclusion, je n’aurais pas pu mieux dire !

Le 21 avril 2011

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Louise Merzeau, normalienne (1982), Agrégée de lettres modernes (1985), Docteur en Sciences de l’information et de la communication (1993), est Maître de confé-rences en Sciences de l’information et de la communication à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense depuis 1994 et Membre de l’équipe TACTIC.Louise Merzeau a participé au projet Prodoper (Protection des Données Person-nelles) et a été responsable du projet Proteus (Normes et contours numériques de la personne) à l’ISCC-CNRS. elle a été rédactrice en chef des Cahiers de médiologie de 1998 à 2004, coordinatrice du n° 6 (Le Pourquoi des médiologue ?) et elle est actuellement membre du comité de rédaction de Médium, du comité scientifique de la revue Documentaliste - Sciences de l’information et des éditions de l’ADBS. elle a aussi exercé des activités de maquettiste, d’iconographe et de concepteur multimédia.

Bibliographie : Pour aller plus loin…

• Documentaliste - Sciences de l’Information, vol 47 N°1, février 2010, « Présence numé-rique »

• Hermès n° 53, « Traçabilité et réseaux » 2009.

• Milad Doueihi, La Grande conversion numérique, Seuil, 2008.

• FING http://fing.org/?-Identites-actives-

• Internetactu.net http://www.internetactu.net/tag/tracabilite/

• Olivier Le Deuff, « contrôle de ses données et écriture de soi ».

http://www.slideshare.net/oledeuff/contrle-de-ses-donnes-et-criture-de-soi