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Le cœur battant de nos mères

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Publié en langue originale par Riverhead en 2016, sous le titre The Mothers.

© Brittany Bennett, 2016.© Autrement, 2017, pour la traduction française.

ISBN : 978-2-7467-4574-2

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Brit Bennett

Le cœur battant de nos mères

Traduit de l’anglais (États-Unis)par Jean Esch

Éditions Autrement Littérature

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Pour ma mère, mon père, Brianna et Jynna

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UN

La première fois que nous en avons entendu par-ler, nous n’y avons pas cru. Vous savez bien queles rumeurs vont bon train chez les pratiquants.

Comme la fois où nous avons tous imaginé queJohn trompait son épouse parce que Betty, la secré-taire du pasteur, l’avait surpris en train de brunchertendrement avec une autre femme. Une femmejeune et chic qui plus est, qui remuait les hanchesquand elle marchait, alors qu’elle n’avait pas àremuer quoi que ce soit devant un homme mariédepuis quarante ans. On pouvait pardonner à unhomme d’avoir trompé son épouse une fois, maisfaire la cour à cette jeune femme devant des crois-sants au beurre à la terrasse d’un café ? C’était une

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autre histoire. Mais avant que nous puissions répri-mander John, il s’était présenté à la Chapelle duCénacle le dimanche suivant avec son épouse et lajeune femme qui remuait les hanches – sa petite-nièce venue de Fort Worth en visite – et ça s’étaitarrêté là.

La première fois que nous en avons entendu par-ler, nous avons pensé qu’il s’agissait peut-être d’un

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secret du même acabit, même si, il faut le recon-naître, il y avait quelque chose de différent. Un goûtdifférent. Tous les grands secrets ont un goût par-ticulier avant d’être révélés, et si nous avions prisla peine de faire tourner celui-ci dans notre bouche,nous aurions peut-être perçu l’aigreur d’un secretpas assez mûr, cueilli trop tôt, chapardé et transmisprécocement. Mais nous ne l’avons pas fait. Nousavons partagé ce secret amer, un secret qui a débutéau printemps, lorsque Nadia Turner, mise en cloquepar le fils du pasteur, s’est rendue en ville à la cli-nique qui pratique des avortements pour régler leproblème.

Elle avait dix-sept ans à l’époque. Elle vivait seuleavec son père, un marine, et sans sa mère, qui s’étaitsuicidée six mois plus tôt. Depuis, Nadia s’était bâtiune sacrée réputation : elle était jeune, elle avaitpeur, et elle essayait de cacher tout ça derrière sonphysique. Car elle était mignonne, belle même, avecune peau ambrée, de longs cheveux soyeux et desyeux où tournoyaient des volutes marron, grises etdorées. Comme la plupart des filles, elle avait déjàappris que la beauté vous expose et vous dissimule,et comme la plupart des filles, elle n’avait pas encoreappris à gérer la différence. Alors nous avons toutes

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entendu parler de ses escapades de l’autre côté dela frontière pour danser dans les clubs de Tijuana ;de la bouteille d’eau remplie de vodka qu’elle trim-balait au lycée d’Oceanside ; des dimanches qu’ellepassait sur la base militaire, à jouer au billard avecdes marines ; des nuits qu’elle terminait avec lespieds appuyés contre la vitre embuée de la voitured’un inconnu. Des racontars sans doute, à l’exception

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d’une histoire vraie : durant toute son année determinale, Nadia avait batifolé dans le lit de LukeSheppard, et au printemps, le bébé de Luke gran-dissait en elle.

Luke Sheppard était serveur chez Fat Charlie, unrestaurant de fruits de mer installé près de la jetée,réputé pour la fraîcheur de ses produits, ses concertset son ambiance amicale et familiale. C’était dumoins ce que disait la pub dans le San Diego Union-Tribune, si vous étiez assez stupide pour y croire.Mais si vous aviez vécu suffisamment longtemps àOceanside, vous saviez que les « produits frais »,c’étaient des fish and chips de la veille qui suintaientsous des lampes chauffantes, et que les rares concertsétaient généralement donnés par des ados dépe-naillés avec des jeans déchirés et des épingles à nour-rice dans les lèvres. Nadia Turner savait égalementdes choses sur Fat Charlie qui ne pouvaient figurerdans aucune publicité, comme le fait que les nachosau fromage de Charlie étaient parfaits quand vousaviez trop bu, ou que le cuistot vendait la meilleureherbe au nord de la frontière. Elle savait égalementque des gilets de sauvetage jaunes étaient suspendusau-dessus du bar, et qu’à cause de leurs longs ser-

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vices les trois serveurs noirs l’avaient baptisé le« navire négrier ». C’était Luke qui lui avait révéléces secrets.

« Et les bâtonnets de poisson ? lui demandait-elle.— Mous comme de la merde.— Les pâtes aux fruits de mer ?— N’y touche pas, malheureuse.— Où est le problème ? C’est juste des pâtes.

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— Tu sais comment ils font ces saloperies ? Ilsprennent des restes de poisson et ils fourrent lesraviolis avec.

— OK. Le pain, alors ?— Si tu finis pas ton pain, ils le refilent à une

autre table. Et toi, tu touches le même pain qu’untype qui s’est gratté les couilles toute la journée. »

L’hiver où la mère de Nadia s’était suicidée, Lukel’avait sauvée en l’empêchant de commander lesbouchées au crabe (un ersatz de crabe frit dans lesaindoux). À cette époque, elle avait commencé àdisparaître après l’école, elle montait dans un buset descendait là où il la conduisait. Parfois, elle par-tait vers l’est, jusqu’à Camp Pendleton, où elle allaitau cinéma, jouait au bowling au Stars and Strikesou au billard avec des marines. Les jeunes soldatssouffraient le plus de la solitude, alors elle trouvaittoujours un groupe de premières classes, mal à l’aiseavec leurs crânes tondus et leurs grosses chaussureset, au bout de la nuit, elle finissait généralementpar embrasser l’un d’eux jusqu’à avoir envie depleurer. De temps en temps, elle partait vers lenord, après la Chapelle du Cénacle, là où la côtedevenait la frontière. Ou encore au sud, où l’atten-daient d’autres plages, plus belles, où le sable était

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aussi blanc que les personnes allongées dessus, desplages avec des promenades en bois et des mon-tagnes russes, des plages derrière des clôtures. Ellene pouvait pas aller à l’ouest. À l’ouest, il y avaitl’océan.

Elle montait dans des bus pour s’éloigner de savie d’avant, quand, après l’école, elle traînait avec sesamis sur le parking en attendant les cours de conduite,

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montait dans les gradins du stade pour regarderl’équipe de football s’entraîner ou bien se rendaitavec sa bande au In-N-Out. Elle faisait l’idiote auJojo’s Juicery avec ses collègues, elle dansait devantdes feux de camp et grimpait sur la jetée quand onla défiait, en faisant toujours semblant de ne pasavoir peur. Rétrospectivement, elle constatait avecétonnement qu’elle avait rarement été seule à cetteépoque. Elle avait l’impression que du matin au soirles gens se la repassaient de main en main, commeun témoin : son professeur de mathématiques latransmettait à son professeur d’espagnol qui la trans-mettait à son professeur de chimie qui la transmet-tait à ses amis, avant qu’elle rentre chez ses parents.Et puis, un jour, la main de sa mère avait disparuet Nadia était tombée par terre, avec fracas.

Désormais, elle ne supportait plus aucune com-pagnie : ni ses professeurs qui lui pardonnaient avecun sourire patient de rendre ses devoirs en retard,ni ses amis qui cessaient de plaisanter dès qu’elles’asseyait à leur table au déjeuner, comme si leurjoie lui faisait injure. Pendant les TP d’instructioncivique, quand M. Thomas demandait un travail enbinôme, ses amis s’empressaient de se mettre pardeux, et Nadia se retrouvait avec l’unique autre fille

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effacée et délaissée de la classe : Aubrey Evans, quifilait au Club des élèves chrétiens le midi, non paspour étoffer son CV en vue de la fac (elle n’avaitpas levé la main quand M. Thomas avait voulusavoir qui avait rempli une demande d’inscription),mais parce qu’elle pensait que Dieu serait satisfaitde voir qu’elle passait son temps libre dans une sallede classe à planifier des distributions de conserves.

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Aubrey Evans, qui portait une bague de virginitéen or toute simple, qu’elle faisait tourner autour deson doigt quand elle parlait, qui assistait toujoursseule aux offices à la Chapelle du Cénacle. Pauvreet sainte enfant, sans doute, de fervents athéesqu’elle s’efforçait de conduire vers la lumière. Lapremière fois où elles avaient travaillé ensemble,Aubrey s’était penchée vers Nadia pour lui glisser àl’oreille : « Je voulais juste que tu saches combienje suis désolée. On prie tous pour toi. »

Elle paraissait sincère, mais quelle importance ?Nadia n’avait pas remis les pieds à l’église depuisl’enterrement de sa mère. Au lieu de quoi, elle pre-nait le bus. Un après-midi, elle était descendue dansle centre-ville, devant le Hanky Panky. Elle était cer-taine que quelqu’un allait l’arrêter – elle ressemblaità une gamine avec son sac à dos –, mais le videurperché sur un tabouret à l’entrée avait à peine levéles yeux de son téléphone quand elle s’était faufiléeà l’intérieur. À quinze heures, un mardi, le club étaitmort, les tables vides argentées renvoyaient un faibleéclat dans la lumière des projecteurs. Des rideauxnoirs tirés devant les vitres bloquaient les rayons deces soleils factices, et dans cette obscurité artificielle,quelques Blancs obèses aux casquettes de base-ball

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enfoncées jusqu’aux yeux étaient affalés sur deschaises face à la scène. Sous les spots, une filleblanche au corps flasque dansait, ses seins se balan-çaient comme des pendules.

Dans la pénombre du club, vous pouviez resterseul avec votre chagrin. Son père s’était jeté corpset âme dans les activités du Cénacle. Il assistait auxdeux offices du dimanche matin, aux cours d’étude

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biblique du mercredi soir et aux répétitions de lachorale du jeudi soir, bien qu’il ne chante pas etque les répétitions soient interdites au public, maispersonne n’avait le cœur de le renvoyer. Son pèredéposait sa tristesse sur un banc d’église, Nadiaemportait la sienne dans des endroits où nul ne pou-vait la voir. Le barman avait regardé sa fausse pièced’identité en haussant les épaules et lui avait serviun cocktail. Puis Nadia était allée s’asseoir dans uncoin sombre pour siroter son rhum-coca en regar-dant des femmes aux corps meurtris tournoyer surscène. Ce n’étaient jamais les jeunes filles maigres(le club les gardait pour le week-end et le soir), uni-quement des femmes d’un certain âge à la peau dis-tendue et grêlée par les ans, qui songeaient à leurslistes de courses et aux frais de garderie. Sa mèreaurait été horrifiée – sa fille, en pleine journée, dansune boîte de strip-tease –, mais Nadia restait là, àboire lentement des cocktails trop légers. Lors desa troisième visite, un vieux Noir avait approché sachaise de la sienne. Il portait une chemise rouge àcarreaux avec des bretelles et des touffes de cheveuxgris dépassaient de sous sa casquette au nom d’unemarque de matériel de pêche.

« Qu’est-ce que tu bois ? demanda-t-il.

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— Et vous, qu’est-ce que vous buvez ? » répondit-elle.

Il rit. « C’est une boisson d’adultes. C’est paspour une petite chose comme toi. Je vais te com-mander un truc sucré. T’aimes ça, poupée ? J’ail’impression que t’adores les sucreries. »

Il sourit et fit glisser une main sur sa cuisse. Sesongles longs et noirs griffèrent la toile du jean.

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Avant que Nadia ait le temps de réagir, une Noired’une quarantaine d’années vêtue d’un soutien-gorge et d’un string fuchsia brillants apparut devantleur table. Des marbrures marron clair striaient sonventre comme les rayures d’un tigre.

« Fiche-lui la paix, Lester. » Puis elle s’adressa àNadia : « Viens, je vais te rafraîchir.

— Hé, Cici, on bavarde, c’est tout, protesta levieil homme.

— Tu parles. Cette gamine est plus jeune queta montre. »

Elle entraîna Nadia vers le bar et vida le restantde son verre dans l’évier. Puis elle enfila un manteaublanc, en faisant signe à Nadia de la suivre dehors.La façade du Hanky Panky semblait encore plusdéprimante avec le ciel gris ardoise en toile de fond.Un peu plus loin, deux jeunes filles blanchesfumaient ; elles esquissèrent un signe de la main envoyant Cici et Nadia sortir du club. Cici leur répon-dit de la même manière et alluma une cigarette.

« T’as un joli visage, dit-elle. C’est tes vrais yeux ?T’es métisse ?

— Non. Enfin si, c’est mes vrais yeux, mais jene suis pas métisse.

— Je trouve que tu ressembles à une métisse. »

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Cici souffla sa fumée sur le côté. « T’as fait unefugue ? Oh, me regarde pas comme ça, je vais paste dénoncer. J’en vois passer tout le temps, des fillesdans ton genre, qui essayent de gagner un peu defric. C’est illégal, mais Bernie s’en fout. Il te feramonter sur scène pour voir ce que tu sais faire. Maisespère pas un accueil chaleureux. C’est déjà galèrede faire la chasse aux pourboires avec ces salopes

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de blondasses. Attends un peu qu’elles voient tonpetit cul.

— Je veux pas danser.— Je sais pas ce que tu cherches, mais tu le trou-

veras pas ici. » Cici se pencha vers elle. « Tu saisque t’as des yeux transparents ? J’ai l’impression devoir à travers. Et y a que de la tristesse de l’autrecôté. » Elle plongea la main dans sa poche de man-teau, d’où elle sortit une poignée de billets d’un dol-lar froissés. « C’est pas un endroit pour toi, ici. Vadonc manger un truc chez Fat Charlie. Allez, file. »

Nadia hésita, mais Cici fourra les billets dans sapaume et referma son poing dessus. Elle pourraitpeut-être faire croire qu’elle était une fugueuse, oui,et d’ailleurs c’était peut-être vrai. Son père ne luidemandait jamais où elle était allée. En rentrantchez elle ce soir-là, elle le trouva dans son fauteuilrelax, devant la télé, dans l’obscurité du salon. Ilsemblait toujours un peu surpris quand elle ouvraitla porte, comme s’il n’avait pas remarqué qu’elleétait partie.

Assise dans un box au fond de la salle, chez FatCharlie, Nadia parcourait le menu quand LukeSheppard sortit des cuisines, tablier blanc noué

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autour de la taille et tee-shirt noir au nom du res-taurant tendu par son torse puissant. Il était aussibeau que dans son souvenir, quand elle l’apercevaità l’école du dimanche, sauf qu’il était un hommedésormais, bronzé et large d’épaules ; une barbenaissante couvrait sa mâchoire carrée. Et il boitaitlégèrement, en essayant de soulager sa jambegauche, mais cette claudication, cette démarche

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irrégulière, cette sensibilité le rendaient encore plusdésirable aux yeux de Nadia. Sa mère était morteun mois plus tôt et elle se sentait attirée par toutepersonne qui osait, contrairement à elle, afficherouvertement son chagrin. Elle n’avait même paspleuré à l’enterrement. Ensuite, lors du repas, lesinvités avaient défilé pour lui dire qu’elle avait ététrès bien et son père l’avait prise par les épaules.Pendant l’office, il était resté penché au-dessus dubanc ; ses épaules tremblotaient, il pleurait demanière virile, mais il pleurait, et pour la premièrefois de sa vie Nadia s’était demandé si elle n’étaitpas plus forte que lui.

Une blessure intérieure devait rester à l’intérieur.Ce devait être une sensation étrange de souffrir demanière visible, sans pouvoir le cacher. Elle jouaavec le rabat du menu pendant que Luke se dirigeavers le box en boitant. Comme tout le monde auCénacle, elle avait vu comment sa prometteuse sai-son s’était achevée l’an dernier. Une contre-attaqueclassique après un coup d’envoi, un vilain plaquageet il avait eu la jambe cassée, l’os avait traversé lapeau. Les commentateurs avaient dit qu’il pourraits’estimer heureux s’il remarchait normalement un

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jour, quant à rejouer au football… Personne n’avaitdonc été surpris quand l’Université de San Diegolui avait retiré sa bourse. Mais elle n’avait pas revuLuke depuis sa sortie de l’hôpital. Elle le croyaitencore allongé dans un lit-cage, entouré d’infir-mières amoureuses, sa jambe bandée tendue vers leplafond.

« Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-elle.

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— Je bosse, répondit-il en riant, mais c’était unrire dur, comme une chaise qui racle le sol. Quoide neuf ? »

Il feuilletait son carnet au lieu de la regarder etelle comprit qu’il était au courant pour sa mère.

« J’ai faim, dit-elle.— C’est tout ? Tu as faim ?— Je peux avoir les bouchées au crabe ?— Je te le déconseille. » Il guida son doigt sur le

menu plastifié, jusqu’aux nachos. « Essaye plutôt ça. »Sa main exerçait une douce pression sur la

sienne ; on aurait dit qu’il lui apprenait à lire endéplaçant son doigt sous des mots inconnus. Il luidonnait toujours le sentiment d’être incroyablementjeune, comme le surlendemain, quand elle revints’installer dans sa section du restaurant et essaya decommander une margarita. Il examina la faussepièce d’identité et éclata de rire.

« Allez, laisse tomber. Tu as quoi, douze ans ? »Elle plissa les yeux. « Va te faire foutre. J’en ai

dix-sept. »Mais elle avait dit ça un peu trop fièrement, et

Luke s’esclaffa de nouveau. Même si elle avait eudix-huit ans (elle ne les aurait qu’à la fin août), iltrouverait ça jeune. Elle était encore au lycée. Lui

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avait vingt et un ans et il était déjà allé à la fac,une vraie université, pas un community college oùtout le monde glandait après le lycée pendantquelques mois en attendant de trouver un boulot.Nadia avait déposé des demandes d’inscriptiondans cinq universités et attendait les réponses. Elleinterrogea Luke sur la vie à la fac. Les douches desrésidences étaient-elles aussi répugnantes qu’elle

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l’imaginait, est-ce que les étudiants accrochaientvraiment des chaussettes aux poignées de portequand ils voulaient être tranquilles ? Il lui racontales courses en sous-vêtements et les soirées mousse,lui expliqua comment se débrouiller au réfectoire etnégocier du temps supplémentaire en examen enfeignant d’avoir des difficultés d’apprentissage. Ilconnaissait des choses et il connaissait des filles, desétudiantes, qui venaient en cours avec des talonshauts, pas des baskets, et avec des cartables, pas dessacs à dos, qui effectuaient des stages l’été chezQualcomm ou à la California Bank & Trust, aulieu de presser des jus de fruits sur la jetée. Nadiase voyait à l’université, dans la peau d’une de cesfilles sophistiquées. Luke venait la voir en voiture,ou alors, si elle était partie étudier dans un autreÉtat, il prenait l’avion pendant les vacances de prin-temps. Il éclaterait de rire s’il savait tout ce qu’elleimaginait. Il se moquait souvent d’elle, comme lafois où elle avait commencé à faire ses devoirs chezFat Charlie.

« La vache, dit-il en feuilletant son manuel demaths. T’es une intello, toi. »

Non, pas vraiment, mais elle apprenait facile-ment. (Sa mère la taquinait à ce sujet. « Ça doit

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être chouette », disait-elle quand Nadia rentrait à lamaison après avoir obtenu la meilleure note à unexamen révisé seulement la veille au soir.) Elle crai-gnait que ses bons résultats scolaires n’effraientLuke, mais il appréciait son intelligence. Tu voiscette fille là-bas, disait-il à un serveur qui passait,ce sera la première Présidente noire, tu verras. Onprédisait la même chose à toutes les jeunes filles

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N° d’édition : L.69ELFN000413.N001Dépôt légal : août 2017