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Septembre 2004, vol. 4, n° 3 Droit, déontologie et soin 295 C HRONIQUES Le droit et la douleur Gilles DEVERS Avocat au Barreau de Lyon Résumé Pendant longtemps le droit a sous-estimé la douleur. Il ne l’ignorait pas, mais ne la percevait que dans sa dimension violente : barbarie, cruauté, torture… 1 Le droit était défaillant à propose de la douleur liée à la maladie, et à la souffrance. Comme la médecine, le droit était en retard. C’était l’époque de la souffrance subie comme une résultante inévitable. Ce n’est que récemment que le droit s’est inscrit dans l’objectif du traitement de la douleur. En l’état actuel, le régime normatif reste succinct et la réponse vient davantage du jeu de la responsabilité, responsabilité juridique autant que morale. La prise en charge de la douleur est devenue une donnée majeure de la pra- tique des soins 2 . Pendant longtemps, la question est restée cantonnée aux derniers soins, dispensés sans espoir de guérison, et le propos était alors d’éviter « les souf- frances inutiles ». Désormais, la prise en charge de la douleur est partie intégrante du soin. Ressentie comme une agression, la douleur doit être traitée pour elle- même, et le droit appelé en renfort, cherche non sans difficultés, à se situer sur ces questions qui mêlent intimité et ressenti 3 . En quelques années, bien des étapes ont été franchies, permettant une juste approche, mais déjà pointe le risque d’une nouvelle incompréhension : comme si la référence tendait à devenir « être soigné sans souffrir », ce qui inclut autant d’illusion que de déresponsabilisation. Dans la perspective générale du rééquilibre des droits entre les soignants et les patients, illustrée par la loi du 4 mars 2002 4 sur les droits du malade, les 1. Convention de New York du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines au traitements cruels, inhumains ou dégradants, publiée par décret n° 87-916 du 9 décembre 1987. Loi n° 92-684 du 22 juillet 1992. Sur ces questions : B. Durand, J. Poirier, J.P. Royer, La douleur et le droit, PUF, 1997. 2. La lutte contre la douleur : une priorité de santé publique, Cahiers hospitaliers, mars 1999 n° 144, La Documentation Française. Alain Serrie, La prise en compte de la douleur, une nouvelle culture, La Presse médicale, 15 juin 2004, tome 33, Spécial Bicentenaire Masson. 3. C. Perrotin et M. Demaison (dir. de), La douleur et la souffrance, Cerf, 2002. 4. La loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, RTDSSl, 2002, n° spécial, p. 641. F. Bellevier et J. Rochefeeld, Droits des malades et qualité du système de santé, RTD Civ., 2002, p. 574. G. Devers, Le nouveau cours du soin, DDS, 2002, p. 183.

Le droit et la douleur

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Septembre 2004, vol. 4, n° 3 Droit, déontologie et soin 295

C H R O N I Q U E S

Le droit et la douleurGilles DEVERS

Avocat au Barreau de Lyon

Résumé

Pendant longtemps le droit a sous-estimé la douleur. Il ne l’ignorait pas, maisne la percevait que dans sa dimension violente : barbarie, cruauté, torture…1

Le droit était défaillant à propose de la douleur liée à la maladie, et à lasouffrance. Comme la médecine, le droit était en retard. C’était l’époque de lasouffrance subie comme une résultante inévitable. Ce n’est que récemmentque le droit s’est inscrit dans l’objectif du traitement de la douleur. En l’étatactuel, le régime normatif reste succinct et la réponse vient davantage du jeude la responsabilité, responsabilité juridique autant que morale.

La prise en charge de la douleur est devenue une donnée majeure de la pra-tique des soins2. Pendant longtemps, la question est restée cantonnée aux dernierssoins, dispensés sans espoir de guérison, et le propos était alors d’éviter « les souf-frances inutiles ». Désormais, la prise en charge de la douleur est partie intégrantedu soin. Ressentie comme une agression, la douleur doit être traitée pour elle-même, et le droit appelé en renfort, cherche non sans difficultés, à se situer surces questions qui mêlent intimité et ressenti3. En quelques années, bien des étapesont été franchies, permettant une juste approche, mais déjà pointe le risque d’unenouvelle incompréhension : comme si la référence tendait à devenir « être soignésans souffrir », ce qui inclut autant d’illusion que de déresponsabilisation.

Dans la perspective générale du rééquilibre des droits entre les soignantset les patients, illustrée par la loi du 4 mars 20024 sur les droits du malade, les

1. Convention de New York du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines au traitements cruels,inhumains ou dégradants, publiée par décret n° 87-916 du 9 décembre 1987. Loi n° 92-684 du 22 juillet1992. Sur ces questions : B. Durand, J. Poirier, J.P. Royer, La douleur et le droit, PUF, 1997.2. La lutte contre la douleur : une priorité de santé publique, Cahiers hospitaliers, mars 1999 n° 144, LaDocumentation Française. Alain Serrie, La prise en compte de la douleur, une nouvelle culture, La Pressemédicale, 15 juin 2004, tome 33, Spécial Bicentenaire Masson.3. C. Perrotin et M. Demaison (dir. de), La douleur et la souffrance, Cerf, 2002.4. La loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé,RTDSSl, 2002, n° spécial, p. 641. F. Bellevier et J. Rochefeeld, Droits des malades et qualité du systèmede santé, RTD Civ., 2002, p. 574. G. Devers, Le nouveau cours du soin, DDS, 2002, p. 183.

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acteurs de santé en viennent naturellement à interroger le droit : quelle réponsedu droit face à la douleur ? Quelles portes ouvertes par cet accès au droit ?Quels moyens de décision offerts aux soignants par l’usage du droit ? Le droitva-t-il enrichir la réflexion, ou risque-t-il d’assécher l’inventivité des praticiens ?

I – Les difficultés du droit à percevoir la douleurLongtemps, la douleur était considérée comme une résultante. Dès lors que

s’est imposée la nécessité de la traiter, le droit a offert des outils normatifs.

A – Une notion longtemps considérée comme une résultante

Les difficultés du droit à considérer la douleur comme une notion juridiquesont d’abord un contrecoup de la construction empirique du droit de la santé.Peu éclairé par le médecin, le droit s’est surtout préoccupé de l’indemnisation,ce qui était réducteur.

1 – La douleur négligée

La première référence aurait dû venir des textes, mais il n’en a rien été.C’est la jurisprudence qui a fait émerger la notion.

Le silence des textes

La précision des normes juridiques a pris aujourd’hui tellement d’ampleurque l’on en viendrait à cacher combien, s’agissant du droit de la santé, ce mou-vement est récent5. Les premières bases du droit de la santé ont été fixées parla jurisprudence en 1936 avec l’arrêt Mercier6. À partir de 1945, et très pro-gressivement, l’État s’est impliqué dans le domaine de la santé, particulièrementsur le plan social7. C’est seulement en 19948, avec les lois dites de bioéthique,que le législateur a défini la règle du consentement à l’acte médical.

Les principes juridiques préexistaient, mais ils résultaient de la théoriegénérale du droit et n’étaient qu’occasionnellement mis en évidence par la juris-prudence. Ce retard s’explique. Le droit est imprégné d’objectivisme, et l’êtrehumain est considéré en tant qu’être vivant, le droit s’interdisant de qualifier laqualité de la vie. Conscient ou inconscient, bien portant ou malade, jeune ouâgé, l’être humain vit, et le droit protège la vie en tant que donnée objective9.Cette distance du droit est une garantie décisive, car le vie doit être défenduedans une perspective d’égalité, mais elle devient une gêne, quand passé ce pre-

5. J.M. de FORGES, Le droit de la santé, PUF. Que Sais-je ?, 2004.6. Cour de cassation, 20 mai 1936, DP 1936, 1, p. 88, concl. Matter, Rapport Josserand, Gaz Pal, 1936,2, p. 41.7. B. BONICI, La politique de santé en France, PUF, Que Sais-je ?, 2003.8. Loi n° 94.653 du 29 juillet 1994 sur le respect du corps humain.9. R. MARTIN, Personne, corps et volonté, D., 2000, chron. p. 505. X. DIJON, Le sujet de droit en soncorps, une mise à l’épreuve du droit subjectif, Larcier, 1982.

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mier stade de protection, il s’agit de prendre en compte les données subjectives,d’entendre et de faire parler la personne. C’est par étapes que la jurisprudences’est aventurée dans les tourments de l’humanité.

Une affirmation par la jurisprudence

L’arrêt de référence est l’arrêt Mercier de 1936 par lequel la Cour de cas-sation a reconnu que se crée entre le patient et le médecin une relation contrac-tuelle, le médecin s’engageant à fournir des soins consciencieux, attentifs etconformes aux données actuelles de la science, en contrepartie d’une rémunéra-tion. C’est la célèbre définition de l’obligation de moyens : le devoir du médecin,mais aussi de tout soignant, est de tout mettre en œuvre pour tendre au meilleurrésultat possible. Le patient n’a jamais droit à un résultat et la responsabilitén’est engagée que s’il apparaît que tous les moyens n’ont pas été mis en œuvre10.En droit, une insuffisance dans la prise en charge de la douleur constitue unefaute, comme un manquement à l’obligation de moyens.

Par ailleurs, l’acte médical, de nature contractuelle, doit être librement con-senti, ce qui suppose qu’ait été fournie préalablement une information loyale,complète et intelligible : ainsi cette information doit intégrer les données relati-ves à la douleur. Il n’en reste pas moins que les tribunaux se sont montrés peuattentifs à la question. Il est vrai qu’ils n’y étaient guère sensibilisés par lesacteurs de santé, pour qui la douleur était largement négligée, comme étant uneconséquence inévitable11.

S’agissant des hôpitaux publics, l’évolution a été, là encore, empirique etl’aboutissement est récent. C’est seulement en 1992, que la juridiction adminis-trative a reconnu que la responsabilité médicale était engagée pour toute faute,alors qu’auparavant, elle exigeait que la faute médicale soit lourde12. Dansl’appréciation de cette faute lourde, un défaut d’information sur la douleur ouun défaut de prise en charge de la douleur était une donnée très secondaire.Négligée par la science, la douleur était négligée par le droit13. Elle n’apparaissaitque dans le contentieux de l’indemnisation.

2 – L’indemnisation du pretium doloris

La douleur est prise en compte comme élément du préjudice corporel, maisle contenu reste peu défini.

10. Exigence de la faute confirmée par l’article L. 1142-1du code de la santé publique.11. L’évolution des techniques a modifié la donne. L. René, dans son commentaire du code de déontologiemédicale, Essais, Point Seuil, 1996 : « On ne peut plus invoquer la relative inefficacité des traitementsantalgiques, et leurs risques immédiats ou secondaires. Il est temps de faire bénéficier le patient qui relèvede tels soins des progrès thérapeutiques actuels. La réévaluation des effets seconds des antalgiques majeursest allée de pair avec un changement notable des mentalités ».12. CE, 10 avril 1992, Rec. p. 171, concl. H. LEGAL, D. 1993, p. 146, JCP 1992, II, 21881, note J. MOREAU.13. R. REY, Histoire de la douleur, La Découverte, 1993.

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Un élément du préjudice corporel

À l’occasion de l’indemnisation du préjudice corporel, s’est posée la ques-tion du prix de la douleur, le pretium doloris. Il est rare que des notions juri-diques soient encore désignées par des locutions latines, ce qui traduitcertainement une constance dans la difficulté à apprécier la notion de douleur.Signe de l’incompréhension : les juristes utilisent indifféremment les termes« pretium doloris » et « souffrances endurées »14.

L’indemnisation de la douleur est l’un des éléments du préjudice corporel,à côté de l’incapacité temporaire totale (ITT), de l’invalidité permanente partielle(IPP), du préjudice esthétique ou du préjudice d’agrément. Le tribunal ne statuepas directement sur les éléments du préjudice corporel. Il se fait éclairer par unrapport d’expertise et c’est ainsi à un médecin expert de donner une évaluationdu préjudice. Les souffrances endurées, comme le préjudice esthétique ou le pré-judice d’agrément, sont définis par les experts sur une échelle de 1 à 7 et ilrevient ensuite aux parties, directement ou sous l’arbitrage du juge, de parvenirà une évaluation financière. Cette notion de pretium doloris n’est pas propre audroit médical. Elle concerne tous les préjudices corporels, à commencer par ceuxqui résultent des accidents de la vie courante.

Un contenu peu défini

De pratique courante, parce que les experts sont eux-mêmes marqués parce qui a été la longue approche de la médecine et du droit, à savoir uneconception restrictive de la douleur, c’est essentiellement la souffrance physiquequi est prise en compte, et bien peu la souffrance morale. Une sensibilisation estindispensable sur ce plan. La désignation par les tribunaux d’experts infirmièrespourrait être une étape significative dans cette découverte judiciaire de ladouleur.

La relative modicité des sommes allouées en indemnisation de la douleurtraduit son caractère accessoire dans l’indemnisation. Ainsi, pour des souffran-ces qui seraient estimées à 7/7, c’est-à-dire au plus haut degré, correspondant àplusieurs interventions chirurgicales invalidantes avec des traitements longs etdouloureux, les tribunaux ne dépassent que très exceptionnellement la sommede 15 000 €. Pour des souffrances qui pourraient être qualifiées de modérées,évaluées à 2/7, l’indemnisation généralement délivrée est de l’ordre de 3 000 €.Ces chiffres ne résultent pas de prescriptions légales mais de la seule appréciationdes tribunaux, comme pour tous les postes de préjudice. Compenser un préju-dice corporel par le versement d’une somme d’argent, soit le seul système que

14. Y. LAMBERT-FAIVRE, Sur les aspects juridiques de l’indemnisation des souffrances endurées, voir Droitdu dommage corporel, Dalloz, 2000. MAX LE ROY, L’évaluation du préjudice corporel, Litec, 1991, p. 231.L. MELENNEC, L’indemnisation du quantum doloris, Gaz Pal., 1974, p. 958. La doctrine, à l’origine, étaitopposée au principe de l’indemnisation : P. ESMEIN, La commercialisation du dommage moral, D., Chron.p. 113.

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peut offrir le droit, est arbitraire et réducteur. Mais la réalité reste celle d’uneindemnisation d’un montant globalement modéré, ce qui est logique pour unedonnée considérée annexe.

C’est dans ce cadre assez contingent que s’est construit le régime juridiquede la douleur. Et ce n’est que récemment que le droit s’est préoccupé du traite-ment de la douleur.

B – Un cadre juridique nouveau pour limiter la douleurPrise en compte par le législateur depuis 1995, la prise en charge de la

douleur doit désormais s’exprimer dans les pratiques professionnelles.

1 – Le principe législatif

Un processus législatif un peu tortueux a conduit à l’adoption de textesdont la portée est essentiellement symbolique.

Un processus tortueux

Les dispositions législatives sont désormais incluses dans le code de la santépublique à l’article L. 1110.5, fruit de deux lois successives.

La première est la loi du 4 février 199515, qui n’est pas une grande loi desanté publique mais une de ces lois « fourre-tout » dénommées « loi portantdiverses mesures d’ordre social », les fameuses DMOS. Elle prévoit dans sonarticle 31 : « Les établissements de santé, publics ou privés, les établissementssociaux et médico-sociaux mettent en œuvre les moyens propres à prendre encharge la douleur des patients qu’ils accueillent. Pour les établissements de santépublique, ces moyens sont définis par le projet d’établissement. Les centres hos-pitaliers et universitaires assurent, à cet égard, la formation initiale des médecinset diffusent les connaissances acquises en vue de permettre la réalisation de cetobjectif en ville comme dans les établissements ».

Cet article a été complété par une loi du 28 mai 199616 : « Les obligationsprévues pour les établissements mentionnés au présent article s’appliquentnotamment lorsqu’il accueillent des mineurs, des majeurs protégés par la loi oudes personnes âgées ».

Ces textes ont été refondus et la disposition de référence est désormaisl’alinéa 3 de l’article L. 1110.5 du code de la santé publique : « Toute personnea le droit de recevoir des soins visant à soulager sa douleur. Celle-ci doit être,en toutes circonstances, prévenue, évaluée, prise en compte et traitée ». Cettedisposition est complétée par l’article L. 1112-4 du code : « Les établissementde santé, publics ou privés, et les établissements médico-sociaux mettent en

15. Loi n° 95-116 du 4 février 1995.16. Loi n° 96-452 du 24 avril 1996.

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œuvre les moyens propres à prendre en charge la douleur des patients qu’ilsaccueillent et à assurer les soins palliatifs que leur état requiert, quelles quesoient l’unité et la structure de soins dans laquelle ils sont accueillis ».

Un contenu symbolique

La volonté d’origine était de « marquer le coup ». Le passage par la loin’était pas obligatoire, car la prise en charge de la douleur trouve toute sa placedans une conception actualisée de la relation de soins et les soignants se sontpréoccupés de la douleur bien avant que la loi s’en mêle. Ainsi, la proclamationlégislative s’apparente à une affirmation symbolique, consécration d’une recon-naissance factuelle.

La loi nouvelle n’est assortie d’aucune sanction spécifique. Ce n’est pas lapremière fois que le législateur proclame des principes que le droit reconnaîtdéjà, laissant poindre la tentation de s’inscrire dans de bonnes intentions, les-quelles ne suffisent pas à faire du bon droit. Les lois ont été complétées pard’importantes circulaires17, dont on regrettera que certaines dispositions n’aientpas été prises sous forme réglementaire, tel un décret18.

Préciser par la loi que les établissements de soins doivent prendre encompte le traitement de la douleur puis, un an plus tard, par une autre loi, quela disposition générale s’applique bien aux plus faibles de nos concitoyens quesont les mineurs, les majeurs protégés et les personnes âgées, est une manièrede dire que les professions de santé n’ont pas su prendre en compte elles-mêmesl’ampleur du problème. La loi souligne lourdement cette insuffisance, sans don-ner davantage de moyens pour faire face. Or, les règles professionnelles, quipréexistaient, ne sont pourtant pas muettes sur cette si sensible question.

2 – Les règles professionnelles

Les règles professionnelles, définies par décret, viennent en relais, pour lesprofessions médicales et infirmières.

Profession médicale

La première référence est le code de déontologie médicale, dans sa rédac-tion actuelle issue du décret du 6 septembre 199519. Les praticiens pensent par-fois que pour connaître la déontologie, il suffit de se référer aux prescriptionsdu code. Or, le code n’est qu’un décret et il n’a pas une vocation exhaustive.

17. Circulaire DGS/DH n° 98/586 du 24 septembre 1998 relative à la mise en œuvre du plan d’actiontriennal de lutte contre la douleur dans les établissements de santé publics et privés ; circulaire DHOS/E2n° 266 du 30 avril 2002, relative à la mise en œuvre du programme national de lutte contre la douleur2002-2005 dans les établissements de santé.18. Cf. décret n° 99-249 du 31 mars 1999 relatif aux substances vénéneuses et à l’organisation de l’éva-luation de la pharmacodépendance.19. Décret n° 95-1000 portant code de déontologie médicale.

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La règle déontologique, règle du devoir moral, est par nature non écrite. Le codes’inscrit dans le cadre légal, et le Conseil d’État a même estimé qu’au-delà de cecadre, la déontologie reposait sur des principes fondamentaux de valeur supra-législative avec, pour premier d’entre eux, le principe du respect de la dignitéde la personne. Le code de déontologie a donc en fait essentiellement une fonc-tion de synthèse à visée pédagogique, même si, lorsqu’il contient une règle suf-fisamment précise, les tribunaux la retiennent comme une véritable règle dedroit, de la valeur d’un décret. La question de la douleur apparaît à l’article 37dans les termes suivants : « En toutes circonstances, le médecin doit s’efforcerde soulager les souffrances de son malade, l’assister moralement et éviter touteobstination déraisonnable dans les investigations ou la thérapeutique »20.

La prise en charge de la douleur est une obligation « en toutes circonstan-ces ». Le soulagement de la douleur ne se résume pas à une exigence technique.Elle inclut la compréhension, dans un cadre relationnel et d’assistance morale.Enfin, la douleur est l’un des critères permettant d’analyser le résultat d’unethérapeutique et d’apprécier le seuil d’une obstination déraisonnable dans lesinvestigations ou le traitement21.

Le devoir médical est clairement défini. Reste regrettable le caractère tropindividualiste mais c’est la conception générale de ce code de déontologie médi-cale qui intègre trop peu les nécessités et les capacités offertes par le travail enéquipe pluridisciplinaire.

Cette attention pour la douleur est récente. Elle ne date que du décret du6 septembre 1995. Dans sa rédaction antérieure, issue du décret du 28 juin1979, le code de déontologie médicale était beaucoup plus succinct et consacrait,avec l’article 20, la notion de résultante nécessaire, liée à la phase ultime de lavie : « Le médecin doit s’efforcer d’apaiser les souffrances de son malade. Il n’apas le droit d’en provoquer délibérément la mort ».

Profession infirmière

S’agissant des infirmières, les deux textes à valeur déontologique sont lesdécrets du 16 février 199322 et du 11 février 200223.

20. Le commentaire publié par le Conseil national de l’Ordre des médecins souligne l’ampleur de la missiondes soignants : « Devant le malade douloureux, l’incurable ou le mourant, le médecin obéit à un doubleimpératif : assurer le contrôle de la douleur et la prise en charge psychologique. L’intervention du médecinne peut se réduire aux seuls actes techniques qui mettent en jeu sa compétence et son expérience. Il auraune écoute attentive, de la compréhension, de la discrétion et manifestera tout ce que lui dictent sa cons-cience et son humanité ».21. J.P. ALMERAS, Le traitement de la douleur, Le concours médical, 19 novembre 1994/116-138, p. 3.P. QUENEAU, G. OSTERMANN, Le médecin, le patient et sa douleur, Masson, 1994.22. Décret n° 93-221 du 16 février 1993 et relatif aux règles professionnelles des infirmiers et infirmières.23. Décret n° 2002-194 du 11 février 2002 relatif aux actes professionnels et exercice de la professiond’infirmier.

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L’article 2 du décret de février 1993 est décisif : « L’infirmier ou l’infir-mière exerce sa profession dans le respect de la vie et de la personne humaine.Il respecte l’intimité du patient et de la famille ». L’infirmière est placée d’embléedans la proximité de la sphère la plus secrète de la personne humaine.

Ce texte est précisé par l’article 2 du décret du 11 février 2002, qui définitles soins infirmiers « préventifs, curatifs ou palliatifs » comme étant de nature« technique, relationnelle et éducative ». Aux termes de cet article, leur premierobjet est de « protéger, maintenir, restaurer et promouvoir la santé des person-nes ou l’autonomie de leurs fonctions vitales, physiques et psychologiques entenant compte de la personnalité de chacune d’elles dans ces composantes psy-chologiques, sociales, économiques et culturelles ». Le 5e alinéa est consacré àla participation de l’infirmière à la prévention, à l’évaluation et au soulagementde « la douleur et de la détresse physique et psychique des personnes », parti-culièrement en fin de vie, au moyen des soins palliatifs et de l’accompagnementde l’entourage.

Cette disposition trouve toute son ampleur à travers le rôle de l’infirmièredans la défense de l’intimité de la personne. Elle n’est pas davantage détailléedans la suite du texte, car elle entre dans la compétence autonome de l’infir-mière. La réponse ne vient pas de la lecture du texte mais de son analyse. Lafonction infirmière s’inscrivant dans la défense de l’intimité de la personne, etcomprenant parmi ses missions primordiales la détection de la douleur, c’estd’abord dans le cadre du rôle propre qu’il doit être répondu à la souffrance dumalade24. Par sa proximité, par ses connaissances techniques, par sa capacitéd’écoute, l’infirmière doit être la première à distinguer les signes de la souffranceet sa conduite doit tendre à permettre au malade d’exprimer sa souffrance. Danscette fonction d’attention, l’infirmière doit organiser la coopération avec lesaides-soignantes ou les auxiliaires-puéricultrice.

Face à la souffrance, qui ne repose sur aucun paramètre objectif, l’infir-mière doit assumer son rôle d’interface entre le patient et le médecin pour déter-miner les signes de la douleur, interpréter ces signes, s’inscrire dans une véritableassistance humaine et transmettre au médecin les informations nécessaires quecelui-ci n’aurait peut-être pas eu le temps de percevoir25. La prise en charge dela douleur relève aussi de la mise en oeuvre de prescriptions, prescriptions surlesquelles l’infirmière doit exercer un regard critique, et qui doivent être suffi-samment expliquées au patient pour être comprises.

Ainsi, et d’une manière générale, le droit est parvenu à dépasser la notionréductrice de la douleur subie comme une résultante nécessaire, pour s’intéresser

24. G. DEVERS, Des droits de l’homme au droit de l’humain, DDS, Septembre 2001, p. 7.25. C. ECOFFEY et I. MURAT, La douleur chez l’enfant, Flammarion, 1999. B. LAFFAIRE, P. LAJUGIE, C. REN-

CHAUD, B. SAUVANIAC, J-M. WIROTIUS, Douleur, dépression et qualité de vie, Soins, n° 651, janvier 2001.L. PLAMONDON, Douleur et enjeux éthiques en gériatrie, Gérontologie et société, 2000, n° 92, p. 121.

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de manière active au traitement de la douleur. Mais s’agissant de données siintimes, le cadre normatif restera toujours général et les règles de droit ne pren-nent leur ampleur qu’à travers le jeu de la responsabilité.

II – Une réponse en termes de responsabilitéLa responsabilité juridique donne le cadre d’ensemble mais l’approche

morale, centrée sur le respect de l’être humain, vient en relais.

A – Les bases par la responsabilité juridique

Cette responsabilité médicale et infirmière, s’apprécie tant par le biais del’organisation des soins qu’à l’occasion de mises en cause de responsabilité.

1 – L’organisation des soins

Aucun soignant, médecin ou infirmière, ne peut ignorer la place émi-nente que veut conférer le droit à la lutte contre la douleur, devenue, par ledouble jeu du progrès technique et de la revalorisation juridique des droitsdu patient, une véritable référence de la qualité des soins. Mais les texteslégislatifs et réglementaires sont rédigés de telle sorte que si la force du prin-cipe est solennellement rappelée, sa mise en œuvre est renvoyée aux acteursde santé. À eux de s’en saisir et de donner un plein sens à la loi. À eux d’assu-mer le risque. À défaut, l’évolution serait l’intervention, dans quelque temps,de réglementations toujours plus détaillées, donc plus contraignantes et pluslimitatives.

Ainsi, dans l’organisation des soins, la prise en charge de la douleur àtout instant doit être un fil conducteur. Tout doit être fait pour que le patientne souffre pas ou souffre le moins possible. Ceci suppose que soient mis enœuvre, à tous les stades de la structuration du service, des mécanismes per-mettant de détecter la douleur et d’en assurer la prise en charge sur le planphysique et psychologique. Il en résulte un large champ d’investigation pourl’infirmière et, ce, à travers deux voies principales : les protocoles de soin etl’information.

Protocoles de soins

Les protocoles, dont la validité est reconnue par les textes26, ne peuventsuppléer un examen et une prescription individuels. Ils sont un moyen de tendrevers la meilleure qualité des soins. Etablis sous responsabilité médicale mais encollaboration avec l’équipe infirmière, ils doivent permettre une systématisationdes techniques. Mais ces protocoles peuvent également ne concerner que lessoins infirmiers. Ils sont alors établis directement par l’équipe infirmière, sous

26. Article 3, décret du 11 février 2002.

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la responsabilité du cadre, avec la collaboration des médecins. Ces protocolessont un moyen important de sensibilisation à la prise en charge de la douleur.L’établissement de ces protocoles doit faire l’objet de réflexions structurées ausein des établissements27.

Le décret du 11 février 2002 n’a pas bouleversé la question. Alors qu’onavait beaucoup parlé de « prescription infirmière », laissant entendre que cettepetite prescription serait un aboutissement pour la profession, c’est une dispo-sition plus sage qui a été retenue, avec l’article 7 : « L’infirmier est habilité àentreprendre et adapter les traitements antalgiques, dans le cadre des protocolespréétablis, écrits, datés et signés par un médecin. Le protocole est intégré dansle dossier infirmier ». Très bien, mais rien de révolutionnaire.

Les protocoles doivent intégrer la collaboration avec les aides-soignanteset les auxiliaires-puéricultrices qui, par leur proximité avec le malade, sont sou-vent les premières à être témoins de la souffrance sans avoir toujours les moyensde transmettre toutes les informations pertinentes. Et il ne s’agit pas de déléga-tion mais de prise en charge commune. Le cadre infirmier doit veiller à ce quechaque membre de l’équipe soignante soit sensibilisé à la lutte contre la douleuret à ce que le patient soit mis suffisamment en confiance pour exprimer sa souf-france. Les deux sont étroitement liés tant il est certain que si la souffrance dupatient est parfois ignorée c’est parce que l’équipe ne dispose pas des moyensimmédiats de réponse, parce que trop souvent encore l’on se contente d’uneapproche passive.

Information préalable

Cette intégration de la lutte contre la douleur suppose également une pra-tique circonstanciée quant à l’information préalable aux soins28. Le consente-ment à l’acte médical donné par le patient au médecin suppose une informationcomplète, intégrant les données relatives à la douleur. L’acceptation de l’actemédical par le patient ne vaut pas blanc-seing pour l’infirmière et l’infirmièredoit apporter au patient tous les éléments d’appréciation adéquats sur les soinsen cours y compris s’agissant de la souffrance. Cette obligation juridique reposetant sur le respect dû à la personne que sur le souci d’efficience du soin, quisuppose sa pleine acceptation. L’article L. 1111-2 du code de la santé publique,relatif à l’information préalable, ne mentionne pas explicitement la douleur.L’information sur la douleur fait partie des éléments de la prise en charge, etdoit être délivrée avec discernement et conviction au patient, chaque membrede l’équipe ayant son rôle à tenir.

27. A. CHAGNON, La charte du 6 mai, Le concours médical, 25 novembre 1995/117-139, p. 31.28. N. ALBERT, Obligation d’information médicale et responsabilité, RFDA 2003, p. 353. M. HARICHAUX,Les droits à l’information et consentement de l’usage du système de santé après la loi du 4 mars 2002,RTDSS, 2002, p. 673.

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2 – La mise en cause de la responsabilité

Les trois régimes de responsabilité sont concernés : indemnitaire, pénal, etdisciplinaire.

Responsabilité civile ou administrative

Dès lors que la lutte contre la douleur est entrée dans le champ du droit,elle suppose une possibilité de sanction. La question est de savoir dans quellesconditions un médecin ou une infirmière peut voir sa responsabilité mise encause dans la gestion de la douleur et quelles portes sont ouvertes au patientpar cette capacité à mettre en cause la responsabilité des soignants.

Or, les tribunaux, par application des principes généraux du droit,n’indemnisent les souffrances endurées que si elles résultent d’une faute. Leshypothèses d’indemnisation sans faute prouvée sont exceptionnelles. Ellesn’apparaissent qu’à travers les mécanismes des Commissions régionalesd’indemnisation et de conciliation, et uniquement pour des préjudices impor-tants, supérieurs à 25 % d’IPP29.

L’une des causes de la relative rareté des procès en responsabilité médicaleprovient de ce que les conséquences de fautes commises font l’objet d’interven-tions réparatrices, de telle sorte que, très souvent, il ne reste pas de préjudicecorporel indemnisable. Les soins ont été plus longs et plus douloureux, mais lerésultat final est satisfaisant. Le coût des soins supplémentaires est pris en chargepar la Sécurité sociale et ne reste en cause que l’éventuelle indemnisation dusurcroît de souffrances causé par les soins réparateurs. Une procédure pourraitêtre engagée pour cette indemnisation, mais le procès apparaît alors lourd etinadapté.

Ainsi, toute faute médicale ou infirmière dans la prévention ou le traite-ment de la douleur est susceptible d’engager un recours en responsabilité civileou administrative contre l’établissement. Seule la complexité de la procéduredétourne les patients de ce type de recours.

Responsabilité pénale

La question se pose ensuite de savoir si peut être mise en cause la respon-sabilité pénale des agents. Or, le droit pénal, n’offre ici qu’une bien faibleréponse. La responsabilité des médecins ou des infirmières ne peut être engagéeque par référence à l’infraction de blessures involontaires, c’est-à-dire une fauteinvolontaire ayant entraîné une incapacité. Ainsi, les souffrances endurées nepeuvent faire l’objet d’une plainte pénale que si elles ont été telles qu’elles ontcausé une incapacité temporaire totale (ITT).

29. Code de la santé publique, article L. 1142-1 et L. 1142-5 et suivants.

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Si cette incapacité temporaire totale causée par cette souffrance est demoins de trois mois, ce qui suppose déjà des souffrances bien réelles, la qua-lification pénale n’est que contraventionnelle et ne justifie du renvoi des fautifsque devant le tribunal de police. Ce n’est en effet que lorsque l’incapacité tem-poraire totale est supérieure à trois mois que l’affaire est renvoyée devant letribunal correctionnel. L’hypothèse de souffrances telles qu’elles aient, à ellesseules, causé une ITT de plus de trois mois n’est guère imaginable. Quand lessouffrances sont telles, elles sont en pratique, liées à d’autres aspects du pré-judice justifiant un procès pénal. Aussi, on peut estimer comme hypothétiquele renvoi devant le tribunal correctionnel pour des souffrances involontaire-ment causées.

N’existe-t-il pas là une insuffisance du droit pénal ? Il n’est pas, a priori,souhaitable de revendiquer sans réserve une extension de la matière pénale. Maisla question se pose de la valeur de prescriptions législatives et déontologiquesrelatives à la lutte contre la douleur, alors que les manquements ne renvoientqu’aux mécanismes de responsabilité civile. La sanction pénale n’apparaît ques’il y a intention, mais il s’agit alors de cruauté. Que signifie cette responsabilitéamoindrie ?

Responsabilité disciplinaire

Il reste, pour ce qui est des médecins, la possibilité pour le patient de dépo-ser une plainte disciplinaire devant le conseil de l’Ordre30. Le patient est privédu même droit à l’encontre d’une infirmière dans la mesure où celle-ci ne répondpas d’une telle juridiction disciplinaire. C’est bien là l’un des paradoxes de larépression disciplinaire : elle est aussi un moyen de reconnaissance des respon-sabilités.

Les soignants ne peuvent ignorer cette faiblesse des mécanismes de respon-sabilité juridique et doivent se préoccuper au plus haut point de la responsabilitémorale.

B – L’accomplissement par la responsabilité morale

La réflexion morale permet d’aller au-delà du droit mais doit rester dansla perspective tracée par le droit. Il s’agit d’abord de dégager les principes decette réflexion, avant d’en dégager une ligne de conduite qui restera valablemême dans les situations extrêmes.

1 – Dignité humaine et conscience infirmière

La référence paraîtra lointaine, mais elle est pourtant décisive : c’est le prin-cipe de dignité qui se révèle être un moteur dans la pratique de soins.

30. G. MÉMETEAU, Le nouveau procès disciplinaire des médecins, Médecine et droit, 2002, n° 55, p. 22.

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Le principe de dignité

La mise en œuvre des sciences de la vie et de la santé n’est légitime quedans la mesure où elle tend à préserver la personne humaine dans sa dignité. Ils’agit donc de s’interroger sur le rapport de la souffrance et de la dignité de lapersonne. La dignité, c’est la considération pour la personne comme être auto-nome ; l’indignité, c’est la privation de soins techniquement possibles et humai-nement souhaitables. La lutte contre la douleur n’a de sens que si elle concourtà cette défense de la dignité de la personne. Elle n’est pas une fin en soi, et lapriorité reste l’action thérapeutique. Plus que de lutte contre la douleur, c’estbien de traitement qu’il s’agit. La souffrance doit devenir intolérable au vraisens du mot, c’est-à-dire ne plus être tolérée et systématiquement traitée.

Ce traitement doit d’abord viser, c’est l’évidence, à combattre toute souf-france inutile, ce qui suppose que tout soit mis en œuvre pour détecter la souf-france et permettre les prescriptions médicamenteuses nécessaires. Il s’agit depercevoir les manifestations symptomatiques et les orientations diagnostiquesqui en découlent. Mais il s’agit aussi de combattre l’emprise de la douleur surla personne de manière à éviter cette forme d’envahissement par la souffrancequi concourt à l’isolement du malade31.

Le sentiment altruiste du soignant, qui consiste à aller au devant de celuiqui souffre, ne repose pas que sur une conduite personnelle mais sur un principefondamental, de valeur supra-législative : la dignité de la personne comme êtrehumain, comme partie intégrante du corps social32. Et l’infirmière, dont la fonc-tion se situe dans un rapport d’intimité avec le patient, doit être au premierplan. Le soin porte les valeurs du droit.

Un moteur dans la pratique des soins

C’est dans ce cadre que l’acteur de santé doit définir une ligne de conduiteà la fois personnelle et collective, qui s’organise en trois temps.

La première démarche est la connaissance scientifique. Le soignant doitdistinguer les divers aspects de la douleur qui peut être la révélation d’uneaffection, l’évolution d’une affection chronique, ou une douleur psychique. Ildoit chercher à connaître les divers moyens thérapeutiques de traitement de ladouleur et, d’une manière générale, être toujours à même d’évaluer et de décryp-ter l’expression qu’est la souffrance.

31. Loi n° 99-477 du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs figurant désormaisà l’article L. 1112.4 du code de la santé publique. Circulaire DHOS/02/DGS/SD5D n° 2002-98 du19 février 2002, relative à l’organisation des soins palliatifs et de l’accompagnement, en application de laloi 99-477 du 9 juin 1999, visant à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs. Circulaire CNAMTS/DAR n° 5-2000 relative à la contribution du FNASS à la mise en place de mesures de maintien à domiciledans le cadre des soins palliatifs.32. A. Ponseille, Le droit de la personne malade au respect de sa dignité, Rev. Gén. Dr. Méd., 2003,n° 11, p. 159 ; S. Bouchène, Principe de dignité et droit de la personne, DDS, 2002, p. 270.

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Vient ensuite travail, la qualité de l’écoute, ce qui suppose de savoir pren-dre le temps pour créer une sphère d’intimité avec le malade. C’est cette écouteattentive qui permet à la fois d’apprécier la perception de la douleur en fonctionde la personnalité du malade et d’apporter cette présence qui est la premièreétape de la prise en charge psychique de la douleur.

Vient alors le troisième temps, celui de la réponse professionnelle, prise enéquipe et gérée en équipe. C’est la réunion de ces données techniques et humai-nes qui permet aux soignants de pleinement remplir leur rôle : être le porte-voixdu malade, répondre dans un esprit humain avec les meilleurs bases techniques,mais toujours promouvoir l’existence de l’être humain, qui même souffrant,reste une conscience, une vie égale à toute autre.

La décision n’est jamais isolée car elle se comprend à l’égard d’un autre,souffrant, qui est une figure de toute l’humanité. Le thérapeute doit avoirune claire conscience de la fonction sociale unique qu’il joue et de la réfé-rence que constitue sa fonction. Accorder la plus grande attention à la plusfaible des existences est un vrai critère de la considération des personnes etdes relations sociales dans un pays. Les soignants sont aux avant-postesd’une vraie conception des droits de l’homme. Ils sont l’expression du plusexigeant des humanismes33.

2 – Douleur et fin de vie

La situation la plus difficile – la fin de vie – doit être analysée en continuité,en fonction des principes généraux : savoir décider suppose une réflexion orga-nisée.

Savoir décider

Les soins en fin de vie créent une problématique spécifique dans la mesureoù la finalité de l’acte thérapeutique perd son évidence. Quel compromis trou-ver entre une thérapeutique, dont le bon aboutissement est alors impossibleet la simple limitation des douleurs. L’analyse est inchangée lorsqu’il s’agit desoins palliatifs, et chaque décision individuelle doit se référer à des principesconstants34.

33. A. ETCHEGOYEN, Le temps des responsables, Julliard, 1993. L. ENGEL, La responsabilité en crise, ques-tions de société, Hachette 1995.34. F.R. CERRUTI, L’euthanasie : approche médicale et juridique, Privat, 1987. M. ROTEAU, L’euthanasie etsa réglementation pénale, RS Crim., 1964, p. 41. E. HIRSCH (Dir), Face aux fins de vie et à la mort, éthiqueet pratiques professionnelles au cœur du débat, Espace Ethique Hôpitaux de Paris, Vuibert, 2004. Médecinet justice face à la demande de mort, Rencontres du tribunal de grande instance de Paris, sous la directionde E. HIRSCH et J-Cl. MAGENDIE, Préface D. SICARD, Assistance Publique / Hôpitaux de Paris, 2003. C-H. RAPIN,Ethique et fin de vie, Gérontologie et société, 1999, n° 90, p. 147 ; C. TRIVALLE, C. SEBAS-LANOË, Ethique etsoins palliatif : qui, quand, comment ? Soins gérontologie, no-déc. 2003 ; 44 : 36-8. S. LEFEBRE-CHAPIRO, Priseen charge de la douleur en fin de vie, Soins Gérontologie, mai-juin 2004, 47 : 34-8.

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Chacun, individuellement et au sein de l’équipe, doit veiller à ce que toutsoit fait pour soulager les souffrances du malade en veillant à ce que tout signesoit entendu et tout traitement efficace soit prescrit, en gardant à l’esprit qu’ils’agit de préserver l’esprit même de la vie humaine, c’est-à-dire une vie relation-nelle.

Ensuite, s’il faut se garder de toute forme d’acharnement dans la poursuitedes soins, nul soignant n’a le droit de provoquer la mort, même pour libérer dela souffrance. L’attitude soignante est de faire en sorte que la mort reste, le plusqu’il est possible, un phénomène naturel, cherchant à répondre à la question :l’heure est-elle venue ? Toute accélération de l’échéance est susceptible d’uneapproche pénale. Les décisions doivent s’inscrire dans un processus scientifique,issu d’une réflexion partagée35.

Le constat peut être terrible : celui d’une vie sans autre perspective que ledécès à court terme, accompagnée de souffrances qu’il devient impossible deréellement traiter. Sont alors en cause la conception de l’existence, de la fonctionsoignante, de la relations à autrui : toutes questions qui ne peuvent renvoyerqu’à la conscience individuelle, dans la mesure où aucune loi ne pourra jamais,et heureusement, régir ces interrogations. Ces interrogations en conscience sontprivées de sens si la réponse est recherchée isolement36. Le soin qui semble êtrele soin extrême ne vient jamais qu’en continuation des autres et s’inscrit dansun cadre institutionnel de réalisation des soins, dans une construction de la déci-sion et un partage des responsabilités au sein de l’équipe soignante, d’une équipepluridisciplinaire, ouverte aux préoccupations du monde.

Structurer la réflexion

Reste un mot pour conclure : la bonne définition de la règle suppose laqualité des conditions de son élaboration. L’heure n’est pas ni aux certitudes niaux mystères, mais au doute. Douter est l’expression de la prudence, et la qualitéde la décision dépendra de la qualité du doute.

Si des progrès ont été faits dans la prise en charge de la douleur sur le planscientifique, individuel et collectif, si des efforts peuvent être entrepris pour don-ner plus d’ampleur à ce qui existe déjà, si la réflexion commune doit être valo-risée, il n’en reste pas moins que les soignants puisent dans leur recherchepersonnelle les éléments de réflexion. La culture, les lectures, globalement la

35. Circulaire DGS/3 D du 26 août 1986 relative à l’organisation des soins et à l’accompagnement desmalades en phase terminale, BOMS 1986, n° 86/32 bis. C. Concours médical , 23 octobre 1983, 115-341p. 2997.36. E. HIRSCH, Médecine et éthique : le devoir d’humanité, 1990 : « Si l’éthique des sciences de la vie etde la santé vise à préserver la personne humaine dans sa dignité, mais également dans le sens transcendantde son existence, encore est-il indispensable qu’elle maintienne vive et constante l’exigence de relation, derencontre avec l’autre. Un rapport de proximité, d’intériorité, d’intimité qui s’exprime en termes de res-ponsabilité partagée ».

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curiosité intellectuelle seront les premières références. Et il est indispensable depouvoir trouver, parmi ces références, les réflexions de la profession37.

Si on évoque assez généreusement, et à juste titre, la valeur de la réflexionau sein des services, il ne faut pas écarter que dans les conditions les plus diffi-ciles, un soignant se trouvera un jour ou l’autre seul face à sa conscience. Ilserait alors hautement souhaitable qu’il puisse bénéficier d’écrits clairs et acces-sibles qui soient l’expression collective et diverse de la pensée soignante. Lesacteurs de la santé sont confrontés au phénomène de la douleur dans des con-ditions de proximité, d’intimité, qui génèrent une connaissance spécifique, et unsavoir-faire propre. Ils doivent se doter des moyens leur permettant d’élaborerune réflexion commune. Le Centre national de ressources de lutte contre la dou-leur s’inscrit dans cette perspective.

37. G. Devers, Proposition pour une organisation des professions de santé, Droit, déontologie et soin,2003, p. 201 ; J-G. Boula, Du savoir pratique à la co-naissance dans les soins infirmiers, même revue,2002, p. 292.