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Le Musée n'est pas un dispositif

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Le Musée n'est pas un dispositif

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  • LE MUSE N'EST PAS UN DISPOSITIF

    Jean-Louis Dotte

    CNDP | Cahiers philosophiques

    2011/1 - n 124pages 9 22

    ISSN 0241-2799

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques-2011-1-page-9.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Dotte Jean-Louis, Le muse n'est pas un dispositif , Cahiers philosophiques, 2011/1 n 124, p. 9-22. DOI : 10.3917/caph.124.0009--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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    LE MUSE NEST PAS UN DISPOSITIF1

    Jean-Louis Dotte

    Foucault a dcrit quelques dispositifs qui articulent pouvoir et savoir, mais cela ne permet pas de rendre compte dun certain nombre dinstitutions ou dappareils ayant affaire au visible comme la perspective, le muse, la photographie, etc. ou au musical comme lopra ou le son. Ces derniers interviennent un niveau plus fondamental, celui de la sensibilit commune ou du pr-individuel en faisant poque et monde. Dans cette srie, le muse a une place part puisquil spare dans luvre dart ce qui relevait de cette puissance de destination de lesthtique elle-mme. Cest la raison pour laquelle il nappartient pas aux diffrents thtres de mmoire qui donnent leur assise aux socits. Certes le muse peut tre le lieu de lhistoire de lart, mais surtout il fait entrer les uvres dans une communication gnrale o la plus rcente invente le pass comme sa cause matrielle.

    1) On sait que la notion de dispositif, reprise dernirement par Agamben2 permet de synthtiser des sries discursives htrognes. En loccurrence, la srie du savoir (les sciences humaines dobservation : psychiatrie, mde-cine, psychologie, etc.) et la srie du pouvoir (agir sur les corps par len-fermement afi n dinfl uencer les mes). Mintressant essentiellement les-thtique, cette notion me permit de dvelopper ce qui devint lobjet de ma thse sur le muse comme origine de lesthtique (Le Muse, lorigine de lesthtique3, 1990, publie en 1993). En effet, je trouvais chez Foucault la ncessit de linstitution comme lieu dlaboration de nouveaux savoirs,

    1. Cet article reprend, en le dveloppant, un texte en anglais paru dans la revue Museum international de lUnesco, n 235, septembre 2007, sous la direction dIsabelle Tillerot : Le muse, un appareil universel .2. Giorgio Agamben, Quest-ce quun dispositif ?, Paris, Rivages, coll. Rivages Poche/Petite Bibliothque , 2007.3. Jean-Louis Dotte, Le Muse, lorigine de lesthtique, Paris, LHarmattan, coll. La philosophie en commun , 1993.

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    voire comme lieu de surgissement dune nouvelle ralit ici les uvres dart. Le muse, qui est une invention du XVIIIe sicle europen, suspend des uvres qui avaient auparavant une destination, cultuelle ou politique, pour, en les sparant en quelque sorte delles-mmes, les produire dans la visibilit la plus gnrale, les rendant publiques. Il y a bien l production du nouveau, qui est cohrente avec la dfi nition de lespace public par Kant dans sa Rponse la question : Quest-ce que les Lumires ? Cet espace public est rationnel en tant quespace de la communication et de la critique. Le statut des uvres change en effet du tout au tout dans lespace musal : ce qui tait objet de culte, et donc communautaire, devient public, ce qui tait cach ou quasi invisible dans un lieu de culte est livr la lumire des dbats du jugement esthtique, ce qui destinait des hommes croire en lau-del devient lobjet dune contemplation esthtique pour un sujet qui nexistait pas auparavant. On pouvait mme ajouter que linstitution, dans sa positivit, avait prcd et rendu possible une nouvelle subjectivation, ainsi que sa philosophie (Critique de la facult de juger de Kant).

    2) Mais je ne tardai pas me sparer de la notion de dispositif , parce que, sil y a certes du pouvoir exerc dans les muses sur les uvres, et dj cette violence qui fait quon arrache, souvent au cours de pillages militaires, les uvres leurs lieux, les empchant ainsi de destiner des communauts entires ce que ne tarda pas dnoncer un Quatremre de Quincy dans ses Considrations morales sur la destination des ouvrages de lart (1815) , et sil y a aussi le pouvoir de lgitimation exerc par le muse sur les uvres, qui est un mode de valorisation, il y a plus important. En effet, le muse est cette institution qui a la puissance de faire apparatre un nouvel objet : luvre dart, un nouveau sujet : le sujet esthtique, et une nouvelle relation entre les deux : la contemplation dsintresse. Ds lors, sa puissance est plus signifi cative du ct de lapparatre : il confi gure diffremment lapparatre, donnant une autre dfi nition lvnement de ce qui parat. Cette institution est un appareil : ce qui confi gure lappa-ratre poque aprs poque. Cette dfi nition de lappareil me contraignit donner une place ontologique essentielle lesthtique, et aux appareils qui ont successivement branl et redfi ni la sensibilit commune. La perspec-tive est lun des plus essentiels.

    Chez Foucault, cette dernire na pas cette centralit, mme sil donne une place considrable certains de ses effets, en particulier la place du spectateur devant un tableau (Les Mots et les Choses). Or la perspective point de fuite unique est au cur de lpistm classique, parce quil ny a pas de reprsentation sans perspective.

    3) Le dispositif, par exemple le panopticon (Surveiller et Punir), va introduire la srie du pouvoir dans un cadre pistmique qui ne concernait que les savoirs de reprsentation, en particulier la linguistique ( la Gram-maire gnrale ), le classement des espces, lconomie de la monnaie. Lpistm est un ensemble de normes soumettant la culture un ensemble de contraintes qui, dans le cas prsent, a supplant lpistm de la Renais-

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    sance. Lanalyse foucaldienne donne une place essentielle la dfi nition du signe. Ce signe est entendu comme reprsentation, cest--dire comme tableau et carte, il est donc quasiment sans consistance, sans paisseur, ddi la dnotation. Lanalyse de lpistm classique, dveloppe dans Les Mots et les Choses, est jalonne idalement par Foucault par deux uvres majeures : Les Mnines de Vlasquez, et le Bar des Folies-Bergre de Manet (ltude sur Manet donna lieu une srie de confrences, dont celle de Tunis en 1971, et fut publie en 2004 par Maryvonne Saison). La seconde uvre est linverse de la premire, crit-il. Ce sont deux uvres qui ont affaire avec lespace de reprsentation, ce sont deux scnes, mais alors que Les Mnines exhiberaient toutes les caractristiques de la repr-sentation, le tableau de Manet introduit une complication (deux espaces de projection dans un seul tableau) annonant une rupture interne.

    On peut tre surpris que Foucault, sattaquant deux uvres fortement structures par la perspective, nen donne quune lecture acadmique, comme on pourrait le faire pour nimporte quel tableau de nimporte quelle poque. Jai parl de la place du spectateur, qui est aussi celle du peintre, le point de vue idal des traits de perspective. Jajouterai cela limportance des surfaces rfl chies dans le tableau mtaphores du tableau comme miroir et fentre , de la place de la lumire externe pour Les Mnines, frontale pour Manet , et des lignes horizontales et verticales, qui sont comme des lments de cadre dans le cadre. Je fi nirai, parce que cest la clef de son dispo-sitif hermneutique pour Les Mnines, par les jeux de regard des suivantes, de lInfante, qui, par leur convergence vers lavant, et donc vers linvisible, donnent toute son importance la place du spectateur qui est aussi, en loc-currence, celle du roi. Jai parl de lecture, parce que tout se passe comme si le tableau tait un nonc, ou une srie dnoncs. Il y va du spectateur, cest--dire de lhomme comme sujet-objet des sciences humaines. De cet homme qui devrait tre l sa place, devant Les Mnines, regardant une reprsenta-tion, une scne de peinture o le peintre est bien assign, avec ses outils qui sont aussi ses marques de distinction (cest un autoportrait), et o, au fond, dans un miroir, apparat limage spculaire du couple royal, les comman-ditaires. Mais lhomme nest pas sa place. Ds lors, on peut penser que ce tableau, qui est pourtant log au cur de lpistm classique, annonce sa fi n, ce quune autre toile, le Bar des Folies-Bergre de Manet, viendra confi rmer. Il sagit donc dun tableau prcurseur dune autre pistm, cette autre pistm o les tableaux ne seront plus de reprsentation, mais tels quen eux-mmes, ntant rien dautre que ce quils donnent eux-mmes voir, leur matrialit, selon la doctrine moderniste de Greenberg. Linvisi-bilit de lhomme des sciences humaines en train de se dployer annonce sa disparition ce par quoi sachve Les Mots et les Choses.

    Bataille, quand il a crit lui aussi sur Manet, a mis laccent sur le sacri-fi ce du sujet. Cest beaucoup plus prcis, parce quil nidentifi e pas le sujet la place du spectateur, ni au sujet de la narration, mais ce qui rend possible une toile en perspective, savoir le point de fuite des lignes, quon nomme point du sujet dans les traits classiques (Desargues). Voil la grande affaire : cest que le sujet nest pas l o on croit quil est en gnral,

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    la place du spectateur, non, il est l-bas, au fond, l o les droites conver-gent dans la construction. Le sujet est un point idal (point du sujet). Moi (le spectateur), je ne suis rien avant de regarder un tableau en perspective : la subjectivation na lieu que lorsque moi, le spectateur quelconque, je suis capt par cet il de cyclope qui mattend l-bas et qui, une fois quil ma pris, ne me lche plus, au point de me croire, moi, fi nalement, un sujet ! La subjectivation est de fait un absorbement fort inquitant, cest une puissance demprise, o lon ne dira pas que le moi saline, car il ny a encore rien de tel, mais o sexerce le pouvoir dun appa-reil qui, depuis quil simpose aux apparaissants, les leste de subjectivit.

    Si Foucault, au lieu de sattacher aux lignes des regards, avait trac les lignes de fuite des Mnines, il aurait saisi quelles convergent vers cet trange personnage au fond droite, surlev (le frre du peintre Vlas-quez), qui soulve une lourde tenture, comme sil dvoilait un secret : le secret du sujet. Il est peut-tre le vrai souverain : cette bouche souveraine qui attend laltrit pour la dvorer.

    Le paradoxe est maintenant le suivant : on peut trs bien reconstituer thoriquement la puissance de destination de lappareil perspectif, ce quil faut appeler lgitimement subjectivation , mais tout se passe comme si, au muse aujourdhui, cette puissance ntait plus quune fi ction thorique, sans impact dindividuation subjective sur la sensibilit commune.

    Jai donc essay de montrer dans Le Muse, lorigine de lesthtique, que la question de lart nest possible que du fait de linstitution de cet appareil spcial quon appelle muse, parce quil suspend, met entre parenthses, la destination cultuelle des uvres, cest--dire leur capacit thique et esthtique de faire-communaut et de faire-monde, et qu partir de lui les uvres devenant des suspens peuvent tre pour la premire fois contem-ples esthtiquement pour elles-mmes, condition, comme le signale Benjamin, que lon reste trois mtres delles.

    Do lide kantienne dun jugement esthtique ncessairement contemplatif et dsintress parce que mon existence nest plus un enjeu de luvre (lart nest donc dj pas pour lhomme !), que mon existence ne dpend pas de celle de luvre, ce qui aurait t le cas, au contraire, si elle avait t de culte, cosmtique au sens fort, thologiquement ou politique-ment parlant : niveau danalyse qui reste celui de Heidegger (De lorigine de luvre dart)4.

    Le muse est donc cet appareil qui invente lart au sens moderne de lesthtique. Mais considrons dj la question de lart. Ce nest qu partir de la fi n du XVIIIe sicle, du fait du romantisme dIna des frres Schlegel, de Schleiermacher, de Novalis, etc., que la question de lart a t pose

    4. Jean-Louis Dotte, Quest-ce quun objet de muse ? Heidegger et la dportation des uvres dart (lexposition de la Madone Sixtine de Raphal) , Roger Som et Carine Schutz (dir.), Anthropologie, art contemporain et muse, Paris, LHarmattan, 2007.

    Le sujet nest pas le spectateur

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    en tant que telle. Auparavant, encore chez Kant par exemple, le jugement esthtique ne portait pas sur une uvre dart, mais plutt sur un objet de la nature (objet prsent dans une collection, et la Critique de la facult de juger ouvre un ensemble de collections qui sont autant de sries dobjets permettant dexemplifi er telle ou telle notion), et la partie esthtique de la Critique sachve par la reprise, relativement acadmique, dun systme des beaux-arts hirarchis selon lopposition traditionnelle forme/matire.

    Dans son Laocon, Lessing introduisait un peu avant lesthtique au sens o nous lentendons aujourdhui, en mancipant les arts de lespace (essentiellement peinture et sculpture) de lassujettissement traditionnel la posie, devenant elle-mme le paradigme des arts du temps. Lessing marquait ainsi la fi n des anciennes cosmtiques, des anciennes fonctions cultuelles des arts, dautant quil tablissait la distinction entre une uvre destine au culte et la mme qui peut tre livre au jugement esthtique du seul fait de la suspension musale. Toute lesthtique allemande depuis le milieu du XVIIIe sicle est en fait une esthtique du muse, de Winckelmann jusquaux Cours sur lEsthtique de Hegel, en passant par Hlderlin, etc. Il en va de mme en France pour la critique dart dun Diderot ou pour lcriture de lhistoire dun Michelet.

    Quand on sinterroge, comme le critique tasunien moderniste Green-berg ou bien dautres, sur lessence de la peinture, de la sculpture, de la musique, etc., on ne devrait jamais oublier disoler une sorte de trans-cendantal impur (Adorno), ncessairement technique et institutionnel, lequel ouvre le champ de la question de lart et qui est donc au cur du rgime esthtique de lart au sens de Rancire5. On peut caractriser lappareil musal en disant, non quil invente lart partir de nimporte quoi ce qui serait une stupidit constamment dmentie par lexprience (lart ne dpend pas dun consensus dexperts en la matire) mais quil en isole le matriau , si lon tient conserver ce terme trop marqu par lhylmorphisme aristotlicien.

    Prenons un exemple de linvention dun matriau en dehors des arts plastiques, dans la musique contemporaine : si le son est llment minimal de cette musique depuis la musique concrte de laprs-guerre, et non plus la note , on comprend bien quil est indissociable de lin-vention contemporaine dappareils : du magntophone et des dispositifs techniques denregistrement et de production lectroacoutisque du studio, du disque, du CD, etc.

    Outre le muse pour les arts plastiques, le rgime esthtique naurait pas t possible sans linvention du patrimoine par Quatremre de Quincy, sans un autre rapport aux ruines (Riegl), ni sans lide romantique dune Symliteratur, laquelle suppose bien la bibliothque ce dont Flaubert fera la magistrale dmonstration, dj avec la Tentation et surtout avec Bouvard et Pcuchet.

    Avant dtre un nouveau rapport entre le dicible et le visible, comme lcrit Rancire6, le rgime esthtique de lart suppose une rvolution

    5. Jacques Rancire, Le Partage du sensible. Esthtique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.6. Jacques Rancire, Malaise dans lesthtique, Paris, Galile, 2004.

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    de la sensibilit commune, du partage du sensible, au XVIIIe sicle : lim-plicite dune reconnaissance, celle de lgalit de la facult de juger. Ce qui suppose chez tous la mme facult de juger : tous peuvent juger sans distinction dappartenance, que ce soit des uvres (expositions du Salon Carr du Louvre ds la premire moiti du XVIIIe sicle), ou des vnements politiques (la Rvolution franaise). Nos appareils modernes, comme le muse, nont pas invent lgalit mais, dune manire plus paradoxale, ils lont trouve/confi gure. Ils ont confi gur la sensibilit commune. Dans ce sens, cest de leur ct quil faut aller pour dnicher un faire-monde et un faire-poque, et non du ct de telle ou telle uvre7.

    Certes, on naura pas attendu la fi n du XVIIIe sicle pour parler dart, il y avait au XVIIe sicle, voire avant en Italie, des Acadmies dites des beaux-arts, en tmoigne par exemple en France la querelle du colorisme8. Mais ces dbats sur les techniques, sur les rapports dessin/couleur, sur les contenus, etc., sont possibles parce que les acadmiciens partagent les mmes certi-tudes, qui font poque, notamment celle de la reprsentation au sens large : que les arts doivent convaincre et persuader les hommes quil faut, et divertir les autres (le commun, le peuple). Outre cette ncessit sociale et politique quanalyse bien Rancire au titre du rgime reprsentatif des arts , ces acadmiciens partagent la mme exigence : quil faut reprsenter selon les canons de lappareil perspectif. Leur programme a t tabli, globalement, ds le Della pittura dAlberti (XVe sicle) : lappareil perspectif tablit les rgles de la construction lgitime de la scne de la reprsentation. Cest lui qui est ontologiquement et techniquement premier et non listoria dont il rend possible lapparatre.

    Les artisans puis les artistes quils sont devenus partir du XVe sicle pouvaient avoir des dbats (ce que racontent les Vies de Vasari), mais ils partageaient tous la mme croyance dans la destination de leur art parce quils lappareillaient semblablement. Partageant donc la mme cosmtique (au sens fort dordonnancement selon les principes et lordre du cosmos), cest--dire partageant la conviction quune mme technique dapparatre devait tre au cur de leur savoir-faire pour gnrer une communaut dont ils connaissaient les attentes, ils ne pouvaient avoir de dbats relevant de ce que nous appelons, nous, lesthtique. Car ds que lart entre dans lpoque de lesthtique, le public destinataire est inconnu. Chaque uvre nouvelle est comme dpose aux pieds dun public qui nexiste pas, quelle devra sensibiliser pour quil la reconnaisse comme uvre dart. Il y a l un cercle9. La question de lart entrane celle du public, do une crise perma-nente de ladquation de lart et du public. Sil ny avait le risque dtre mal compris, on pourrait dire que les dbats des artistes classiques taient acadmiques parce que ces dbats, idalement, pouvaient tre tranchs par un tribunal, do la ncessit des Acadmies pour intervenir dans les litiges entre artistes. Par consquent, les diffrentes querelles des

    7. Contrairement ce qucrit Daniel Payot dans Lobjet-fibule. Les petites attaches de lart contemporain, Paris, LHarmattan, 1997.8. Jacqueline Lichtenstein, La Couleur loquente, Paris, Flammarion, (1989) 2003.9. Jean-Louis Dotte et Pierre-Damien Huyghe (dir.), Le Jeu de lexposition, Paris, LHarmattan, 1998.

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    images (querelles Byzance entre iconoclastes et iconodules10, querelles entre Rforme protestante et Contre-Rforme catholique11), ces querelles ne relvent pas de lesthtique au sens qui est le ntre, mais plutt de

    lonto-tho-cosmtique qui est un mode de la mtaphysique, de la thologie et de la technique artistique au sens large. Elles ont en commun de supposer une norme pour limage : lincarnation ou lincorporation, alors que depuis la Renaissance, la norme lgitime est celle de la reprsentation, o la reprsentation est spare de ce quelle rend possible ou visible comme objet. Ds lors, entre ces normes ne peuvent exister que des diffrends cosm tiques au sens du Diffrend de Lyotard12 : aucun tribunal ne peut trancher, do des luttes

    mort et la destruction des uvres Byzance comme dans les guerres de reli-gion. Cela na rien voir avec les querelles esthtiques provoques par les avant-gardes dans la modernit, comme partir de Manet. Les questions de la prsence effective du Dieu dans limage, ou du Dieu comme image ou comme reprsentation, ou son absence, ou son retrait du sensible, etc., entranent des partages radicaux au sein des communauts. Ces partages mettent en jeu des appareils thoriques et pratiques, des institutions, parce qu chaque fois, cest la dfi nition de ltre-ensemble qui est en jeu, celle de la sensibilit commune et donc, par voie de consquence, de ltre quel-conque (la singularit). La norme de lincarnation (et pour les genres de discours, de la rvlation) ne peut concevoir cet tre-ensemble que comme corps ; celle de la reprsentation (et pour les genres de discours, du dli-bratif) que comme objet idalement rationnel (la politique dlibrative). Lerreur de certains iconophiles actuels, ce serait de rabattre lincarnation sur la reprsentation ou de critiquer la reprsentation au nom de lincar-nation (un certain Levinas), de vouloir politiquement que les socits qui font lgitimement lpreuve de la division (dmocratie) sincarnent dans un corps (totalitarisme).

    Ce sont des appareils comme le muse qui donnent leur assiette aux arts et qui leur imposent leur temporalit, leur dfi nition de la sensibilit commune, comme de la singularit quelconque13. Donnons dautres exemples dappareils et limitons-nous la modernit, laquelle est indissociable de la projection perspective (et donc de la reprsentation) : la perspective elle-mme, la camera obscura, le muse, la photographie, le cinma, la vido, etc. Ce sont ces appareils qui font poque, et non les arts. Ce qui ruine la prtention tablir une connaissance de limage, une smiologie gnrale de limage par exemple, comme si on pouvait comparer les peintures de

    10. Marie-Jos Mondzain, Image, icne, conomie, Paris, Seuil, 1996.11. Frdric Cousini, Le Peintre chrtien, Paris, LHarmattan, 2001.12. Jean-Franois Lyotard, Le Diffrend, Paris, ditions de Minuit, 1984.13. Jean-Louis Dotte, Quest-ce quun appareil ?, Paris, LHarmattan, 2007 ; Lpoque des appareils, Paris, Lignes-Manifeste, 2004 ; Jean-Louis Dotte (dir.), Appareils et formes de la sensibilit, Paris, LHarmattan, 2005.

    Il y a des diffrends esthtiques qui sont des guerres

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    Lascaux et les dessins de Magritte. Ce qui importe, cest ltude de limage, de son support et de sa surface dinscription (Lyotard, Discours, Figure, 1971). Une icne byzantine relve dun programme destinal qui est nces-sairement technique : on ne produit pas une icne comme on peint une cit idale en Italie au XVe sicle ! Mais, au milieu de la liste de ces appareils, le muse a une place bien spciale : il est celui qui empche les autres appareils daccomplir leur tche, qui est de confi gurer un monde et de dfi nir une existence. Ds lors, des pices dorigine absolument diffrentes peuvent cohabiter dans une sorte de paix des braves esthtique, tous les diffrends cosmtiques tant levs. Et le muse aura t le seul raliser la concorde universelle. Il y aurait retrouver son empreinte dans tous les projets de paix universelle depuis la fi n du XVIIIe sicle.

    Mais revenons lappareillage des arts : ce faisant, on ne rduit pas les arts des matriaux (ligne, couleur, etc.) qui prendraient forme grce aux appareils qui ont fait poque. On doit y tre particulirement sensible quand on crit que les arts sont toujours appareills. Prenons lexemple du dessin tel quil a t appareill par limposition destinale de la perspective partir du XVe sicle en Italie : alors le dessin est devenu indissociable de cet appareil. On en a pour preuve en Italie lmergence de la notion de disegno14, notion qui, par sa dissmination, sa polysmie, nous montre que le dessin na pas seulement t assujetti la gomtrie, comme lcrivait Lyotard. En effet, disegno chez les auteurs de Traits, partir dAlberti, en passant par Vasari et jusqu Lonard, va ouvrir un champ smantique irrductible au concept. Le champ du disegno, cest celui de lesquisse, de la trace sur un papier, du trac confi gurant une fi gure, du contour pouvant devenir une ombre, quasiment une couleur, la fi gure acheve, larchive, en passant par le signe de dsignation, quasi linguistique15, jusquau dess(e)in, cest--dire au projet, puis jusqu lide a priori de luvre vise par le gnie de lartiste, dans une perspective quasi platonicienne. On voit bien quil ne sagit pas dun matriau graphique, oppos la couleur, envahissant brutalement tout le champ du pictural. Inversement, lappareil perspectif ne peut tre mis en uvre, expos, dispos, thoris, transmis pour donner le maximum de sa puissance constructive, en toute lgitimit, que sil est trac sur un mur pour une fresque et surtout sur un papier qui retiendra tout linachev, tout le repentir, travaillant ainsi pour la mmoire culturelle et la transmission en atelier. On ne peut donc distinguer le dessin de lappa-reil que pour des raisons danalyse. Le disegno a mme t la condition de dmonstration de lappareil comme pour toute exposition dun problme de gomtrie. Sagissant de lappareil perspectif, le disegno est donc actua-lisation de lappareil et production ncessaire de cet acte recourant un support indispensable : le papier. On ne peut imaginer le disegno sans le papier, qui chappe aussi la condition de simple matriau. Le papier tient sa suprmatie davantage de lappareil perspectif que de limprimerie. Le

    14. Joselita Ciaravino, Un art paradoxal. La notion de disegno en Italie (XVe-XVIe sicle), Paris, LHarmattan, 2004.15. Louis Marin, De lentretien, Paris, ditions de Minuit, 1997.

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    disegno est au milieu de lappareil et de luvre : sa temporalit ne peut tre que complexe.

    Les appareils que nous avons analyss ont en commun dtre projectifs, cest en cela quon peut les dire modernes . Ils se distinguent des appareils soumis la norme de lincarnation, et des appareils plus archaques, comme ceux soumis la norme du marquage sur le corps et la Terre (et pour les genres de discours, de la narration ou du rcit). Ces appareils modernes sont peut-tre les appareils par excellence parce quon peut les analyser en se les reprsentant, puisquon peut les placer, concrtement, devant nous. Ils ont un ct prothse que nauront plus ceux qui leur succderont (les appareils numriques) en innervant parfaitement le corps, devenant ainsi invisibles.

    Au principe de lappareil, il y a la fonction de rendre pareil , d appa-rier : de comparer ce qui jusqualors tait htrogne. Cest ainsi que Foucault dfi nit lpistm dans Les Mots et les Choses. Ce principe est videmment au cur dune collection musale, mais il est galement au cur de tous les appareils : cest ainsi que pour les modernes , depuis la Renaissance, les phnomnes ne sont connaissables que parce quils sont objectivables (reprsentables) par lappareil perspectif qui introduit un espace daccueil quantifi able, homogne, isotopique : rationnel. Do la nouvelle physique partir de Galile et le principe de raison selon Leibniz. Il en ira de mme pour les artistes (peintres, sculpteurs, architectes, etc.), qui ne pourront repr-senter le monde et inventer de nouvelles fi gures que sur cette base. De l, comme on la dit plus haut, le privilge du dess(e)in comme projet, esquisse, trac et dlinament acheve dune fi gure. Et la subordination de la couleur, surtout Florence (ce qui sera moins le cas Venise).

    Le muse sest souvent constitu partir de collections prives : ce sont deux modes dappariement des objets, diffrents en croire ce trs beau texte sur la collection et les collectionneurs quest le livre Le Regard de Georges Salles16. Lhistorien de lart y dcrit le regard du collection-neur devant un lot dobjets tals sans ordre : son il exerc est capable de reprer des similitudes empiriques l o le conservateur de muse, qui nest autre quun historien de lart form par luniversit, sera soumis un principe de reconnaissance analytique selon le schme du mme. Chez le collectionneur, comme le laisse entendre Salles, cest un principe de texture qui lemporte : la raison de sa collection nest pas analytique. Ses objets, qui peuvent appartenir des registres artefactuels trs diffrents (mobi-lier, gravure, peinture, sculpture), ont la mme texture, alors que les pices acquises par le conservateur le sont en fonction de critres analytiques, historiographiques : mme producteur, mme poque, mme cole, etc. En faisant cette distinction entre le semblable et le mme, entre collection vraie et muse, Benjamin sintressant au cas dEduard Fuchs, collectionneur et historien de lart allemand de la fi n du XIXe sicle, accorde au collectionneur une facult quasi artistique de rapprocher les choses, facult quil retirerait au conservateur17.

    16. Georges Salles, Le Regard, Paris, Plon, 1939, rd. Runion des muses nationaux, 1992.17. Jean-Louis Dotte, LHomme de verre. Esthtiques benjaminiennes, en particulier le chapitre Fuchs, lartiste est un collectionneur , Paris, LHarmattan, 1998.

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    Ce qui distingue lappareil dautres entits techniques proches comme le dispositif, cest que lui seul invente/trouve une temporalit, et ds lors lanalyse de la temporalit des arts sera elle aussi soumise la condition des appareils. Si on ne sintresse qu la temporalit du dessin comme art, comme le fait dune certaine manire Derrida dans Mmoires daveugle18, on insistera sur la non-immdiatet du dessin et du motif puisquen dessi-nant, le dessinateur ne peut que regarder sa main agissant et non le motif extrieur. Pour dessiner, le dessinateur doit saveugler au motif ! Le dessin retarde donc toujours par rapport lactualit du motif : entre lvne-ment du motif et linscription de la trace, il y a un dlai : la temporalit du dessin, globalement, est celle de laprs-coup freudien. Cest celle que lon rencontre quand on veut dcrire le temps : voulant dcrire T0, je ne peux le faire quen men dissociant, me condamnant au T1.

    Si, au contraire, je ne mintresse qu la temporalit de lappareil perspectif, suivant par exemple la description que fait Alberti du dispo-sitif gomtrique o le textile a une place minente, puisque tout dans la pyramide visuelle est fi ls, canevas, dcoupe, etc. alors je rduirai la temporalit celle quinvente Alberti : un tableau, cest une dcoupe de la pyramide visuelle, cette dcoupe ne peut tre quinstantane. Bref : lap-pareil perspectif invente une temporalit inoue, celle de linstant, qui est tout autre chose que linfi nie dcoupe du continuum du mouvement bien connue des Grecs. Or, comme on la vu, la perspective a t la condition des arts depuis le XVe sicle, sa temporalit de linstant sest impose. Quen est-il maintenant du muse et de sa temporalit ?

    Si cest un lieu commun de lesthtique, depuis Lessing, de comparer les arts du point de vue de la temporalit (cf. Adorno comparant peinture et musique), il est moins courant de les considrer en tant quils ont pour condition les appareils. Nous avons distingu ces appareils qui, ayant en commun dtre projectifs, parce que leur sol commun est la perspective, peuvent tre dits modernes . Cette qualifi cation permettra dentrevoir, partir dun autre sol commun, dune autre surface dinscription, le num-rique et les immatriaux chers Lyotard, une autre re temporelle, celle que la notion lyotardienne de postmodernit 19 qualifi e approxima-tivement. Ces appareils projectifs peuvent tre coupls selon un principe de contemporanit : perspective point de fuite unique/camera obscura, muse/photographie, cure analytique/cinma, exposition/vido.

    En effet, au verso de lappareil perspectif, de ses projections et de sa subjectivisation, il y a un appareil plus archaque, sans origine, que les Arabes pratiquaient depuis longtemps, la camera obscura. Sa philosophie est celle de limmanence (plutt Bergson que Leibniz), sa temporalit est celle de la dure continue sans dbut ni fi n : les images inverses du monde phnomnal coulent sur la paroi inverse, en face du stnop. La singularit spectatrice, place au cur de la chambre, y reste quelconque, prsubjective, adhrente

    18. Jacques Derrida, Mmoires daveugle, Paris, Runion des muses nationaux, (1991) 1999.19. Jean-Franois Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, ditions de Minuit, 1979. Pour une analyse de lexposition Les Immatriaux de Lyotard au Centre Georges Pompidou, lire notre article de la revue en ligne Appareil, de la Maison des sciences de lhomme Paris-Nord : www.revues.mshparisnord.org/appareil/.

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    aux fl ux dimages fatalement ombres. Les deux appareils sopposent terme terme, comme linstant la dure ininterrompue. Didi-Huberman a pu montrer rcemment que la conception dune dure immanente et continue avait t labore par Bergson non pas tant contre le cinma, quil connais-sait peu, que contre la chronophotographie dtienne-Jules Marey20. Or la chronophotographie reprend au plus prs la conception dune cration discontinue dun monde qui reste fi dle aux lois de la physique, chre Descartes, authentique philosophe de la perspective. Cest peut-tre du ct dun certain cinma que lon trouverait cette temporalit de camera obscura indissociable dune optique romantique la Friedrich : Mre et Fils de Sokourov21, ou Tropical Malady dApichatpong Weerasethakul. Et pour la photographie contemporaine : Felten et Massinger.

    Le muse et la photographie forment le couple ultrieur. Ils sont quasi contemporains (fi n du XVIIIe sicle, dbut du XIXe sicle) et projectifs, mais marquent une infl exion par rapport aux prcdents appareils, comme si la dimension du projet et de lide laissait la place celle du deuil, voire de la mlancolie. Le paradoxe est le suivant, et il est au cur de la Rvolution franaise22 : plus le cercle de lgalit slargit, plus les sans-part ranci-riens de La Msentente23 montent sur la scne politique et imposent de nouvelles revendications, et donc un nouveau partage du sensible, moins il est possible que des hommes restent hors de lhumanit du fait de tel ou tel handicap (ccit, surdit, mutit, dbilit, voire folie), donc plus lin-tgration et lgalitarisation des conditions saffi rment (Tocqueville) dun ct, plus le sans fond de la lgitimit rvolutionnaire devient patent de lautre. Certes, le cur du pouvoir est bien au centre en un lieu idale-ment vide selon les fortes analyses de Lefort, mais depuis la dcapitation du roi des Franais et la dsincorporation du corps politique qui sensuivit, la recherche de larch, de larchive (avec les sens dorigine, de commence-ment, de fondement, de ce qui fait autorit, etc.) entrane une dissociation du projet et de sa temporalit : dun ct lidologie rvolutionnaire, de lautre larchologie refondatrice. Le muse du Louvre (et tout muse depuis lors) sera pens comme ce qui, dun ct, mancipe les uvres du pass, rduites jusqualors lobscurit des collections princires ou monastiques, les livrant enfi n la pleine visibilit de la communication sans limites et, de lautre, comme ce qui atteste la permanence idale de lunit politique des Franais (et tout muse aura tendance partir de l affi rmer lide dun peuple ou dune nation). Ncessit politique de refondation que reprendront tous les Prsidents post-gaulliens de la Ve Rpublique franaise : Pompidou sera lorigine du centre ponyme, Giscard du muse dOrsay et du parc de la Villette, Mitterrand de la pyramide du Louvre, Chirac du muse du quai Branly. Or la temporalit de lappareil musal est paradoxale : les uvres les plus nouvelles seront absorbes dans la mesure aussi o elles ont la capa-cit de sauver le pass. trange rtroactivit o le plus rcent dcouvre ce

    20. Georges Didi-Huberman, Limage est le mouvant , Intermdialits, n 3, Montral, printemps 2004.21. Diane Arnaud, Le Cinma de Sokourov, Paris, LHarmattan, 2005.22. Jean-Louis Dotte, Oubliez ! Les ruines, lEurope, le muse, Paris, LHarmattan, 1994.23. Jacques Rancire, La Msentente, Paris, Galile, 1995.

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    qui tait dj l, dans les rserves par exemple, et le dclare comme sa cause matrielle. En fait, la boucle temporelle musale est au cur de toute cri-ture de lhistoire. Dune certaine manire, lenjeu cest ltablissement de la vrit historique24 , que lon ne peut pas attester objectivement, aurait-on tous les documents pour le faire ( vrit matrielle ). Le muse, cest bien ce qui, sparant une uvre de son ancienne destination, de son ancienne cosmtique, livre cette uvre lesthtique, sachant quun double perturbe comme un fantme la contemplation : la trace de la vrit historique . Tel est le thme du fi lm LArche russe de Sokourov, o la dambulation esth-tique du visiteur occidental lintrieur du muse de lErmitage Saint-Ptersbourg est constamment interrompue par danciennes appartenances factuelles ou destinales.

    En apparence donc, les muses seraient nationaux, cultivant une identit rgionale et historique. Mais en fait, il nen est rien : si lon se souvient que la puissance de destination des uvres ne fait plus quhabiter limaginaire musal, alors, paradoxalement, le muse nest pas un lieu de mmoire. Le meilleur moyen de casser pour lavenir (non pour le prsent) la puissance dvocation mmorielle dune pice, cest den faire un suspens. Car le muse est un appareil qui gnre de loubli. Par consquent : les uvres sont conser-ves et perdurent pour lavenir parce quelles sont dtaches de toute identit ethnique, politique, sociale, etc. Le muse est cet appareil qui gnre de luniversel, un universel par dfaut, et qui rencontre, en plus, des destinataires (le public) qui ont tous la mme capacit juger esthtiquement des uvres (ce qui ne veut pas dire les reconnatre comme le font les clercs).

    Il en va autrement de la photographie, mme si ici la vrit historique est attestable du fait de la nature indicielle de limage. Cest la temporalit du a a t , que Barthes a reprise Benjamin, qui simpose. Il y a l quelque chose dincontestable : pour que cette image soit, il a bien fallu dans le pass quun objet rfl chisse un rayon lumineux et que ce dernier impressionne une pellicule photosensible, cela malgr les caviardages possi-bles, malgr les codes que dcrivent les smiologues de limage. Mais il y a plus, quand la photographie a t prise, le photographe dun ct, mais surtout lobjet saisi de lautre, savaient bien quils travaillaient pour lavenir. Ils nignoraient pas quils sadressaient un inconnu venir auquel ils demandaient une chose simple mais imprieuse, de lordre du devoir et donc de la loi : les nommer. Celui qui vous regarde dans une photographie, ncessairement du pass, nattend quune chose : que vous le renommiez ! Chaque photographie sera pour Benjamin une utopie, non pas du pass, mais gisant dans le pass, nous attendant25.

    24. Sigmund Freud, Mose et le Monothisme, Paris, Gallimard, 1980.25. Walter Benjamin, Thses sur la philosophie de lhistoire, in uvres, III, Paris, Gallimard, 2000.

    Ce quon veut oublier doit

    rentrer au muse

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    Depuis le XIXe sicle, ce sont non seulement les uvres modernes , cest--dire soumises des appareils projectifs, qui sont entres au muse, mais aussi bien des uvres dincarnation et dincorporation comme les uvres de culte du christianisme, ou des uvres plus largement soumises la norme de la rvlation (judasme, islam, voire bouddhisme, etc.), ou mme ce quon nomme improprement uvres des arts premiers ou du muse du quai Branly Paris, comme sil sagissait l dune re civilisationnelle

    Ces uvres entrant dans le Muse universel, et tout muse tant par essence universel puisquil fait surgir la valeur esthtique qui est univer-selle ( la diffrence des cosmtiques qui sont toujours particulires et rgionales), alors ce sont aussi des appareils modernes (perspective, photo-graphie, cinma, vido), des appareils incarnationnels (tableaux dautel, icnes, enluminures gothiques, vitraux, etc.) ou des appareils sauvages (masques, sculptures, toffes, etc.) qui se trouvent absorbs par lappa-reil musal. La puissance de destination luvre dans ces pices, du fait quelles taient sous la condition dappareils, se trouve son tour suspendue. Demandons-nous si lon peut encore sagenouiller devant une Vierge lenfant (imaginons la raction des gardiens du Louvre devant une telle situation, au milieu de la foule des visiteurs presss !), demandons-nous si une uvre en perspective a encore la puissance de gnrer de la subjectivit. Rentrons-nous encore dans un fl ux de perception anonyme devant une toile hollandaise ? Aurons-nous toujours le sentiment dune attente du nom devant telle ou telle photographie ? Le cinma lui-mme tant intgr dans des installations, comme souvent dans les muses dArt contemporain, nous laissera-t-il devant la question du : comment enchaner ? sur tel plan-squence ? Et les vidos nous suggreront-elles encore le sentiment quune nouvelle loi doit tre nonce et quun moment du pass ne sera jamais rattrap ? La puissance du muse est telle, comme celle du patrimoine, quil fait entrer dans le cercle de linclusion universelle toutes les uvres, mme les artefacts, mais aussi leurs conditions de possi-bilit techniques et institutionnelles : les appareils. Puisque ces appareils destinaient les singularits et les tres en commun prendre telle ou telle pente, le muse ne deviendrait-il pas une machine philosophique dont lob-jectif serait disoler ce qui prcde la diffrenciation, ou le dphasage que dcrit Simondon, entre singularit et tre en commun psychosocial, soit ce quil nomme tre pr-individuel ? Lequel est un mode dorganisation du psychosocial et de lindividu avant toute diffrenciation. Dans Du mode dexistence des objets techniques26, quand Simondon dcrit le dphasage du processus vital entre techniques et religion, dphasage qui succde une organisation magique du monde naturel et du monde humain, il conserve pour ce quil appelle esthtique une place centrale, cest--dire nodale entre les techniques et les religions. Lesthtique serait pour lui au milieu , entre techniques et religions, et elle aurait pour tche de rappeler lunit magique perdue, voire de la restaurer dans lavenir. tout le moins,

    26. Georges Simondon, Du mode dexistence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958, rd. 2001.

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    dans cette situation de rappel de lorigine et dintermdiaire entre techni-ques et religions, lesthtique ne peut tre ni totalement anti-technique ni totalement anti-religieuse : elle doit conserver une part essentielle de lune et de lautre, ne serait-ce que pour les faire communiquer (cest la beaut dun pont suspendu ou la technicit du rituel du prtre). Entre le plus que lunit quouvre toute religion dans sa capacit totaliser les parti-cularits et le moins que lunit quinstaure chaque technique nces-sairement particularisante, comme nimporte quel savoir-faire agissant sur le monde et les autres, lesthtique fait bien place, mais comme souvenirs et potentialits, toutes les destinations possibles qui ont confi gur ou confi gureront la singularit et ltre en commun. Il ny a quune diffrence trs mince entre ce que Simondon entend ici par esthtique et ce qui subsiste des anciennes destinations une fois que leurs uvres sont entres au muse. Ce que lesthtique prfi gure, le muse le conserve : lesthtique musale est donc bien universalisante. Et ce dans les deux sens : conservant le tmoignage des anciennes destinations qui sont la fois techniques et religieuses (les appareils), mais accompagnant aussi le dphasage continu des religions et des techniques, puis des techniques elles-mmes en thorie et pratique (les muses dethnographie, le muse des Arts et Mtiers, les muses des Techniques, de lAviation, de lAutomobile, de lEspace, de la Marine, etc.), ainsi que des religions elles-mmes en thorie et pratiques (muse dit dArt sacr, muse dArchitecture, muse dArchologie, des Antiquits, etc.). Le muse constitue limmense rserve de la culture mat-rielle, condition de possibilit de la rfl exion historique comme de lart moderne. Et plus encore, condition du dveloppement de la philosophie des cultures et donc de toute philosophie gntique au sens de Simondon, pour lequel un objet technique nest rien dautre que sa gense.

    Pour conclure, le muse, en suspendant toutes les destinations, toutes les cosmtiques, suspend aussi toutes les formes de temporalit quelles ont inventes : il donne ainsi accs la temporalit du pr-individuel, qui est une omnitemporalit, celle do toutes les autres sont sorties. Cette omnitemporalit est certainement plus consistante que le spectacle de la paix universelle dont peut tmoigner chaque visiteur du muse universel. Ce qui implique que la temporalit du fl neur musal, celle de sa dmarche papillonnante, est dune certaine manire archaque : elle englobe et prcde toutes les temporalits qui adviendront et seront advenues.

    Jean-Louis Dotteprofesseur de philosophie,

    universit de Paris-8 Saint-Denis-Vincennes

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