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Le Pourhiet-Table Ronde Colloque CEDH

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COLLOQUE « Les 60 ans de la CESDH » Sénat – 9 avril 2010

Actes publiés aux Petites affiches, 22 décembre 2010, n°254 Table ronde : Patrimoine juridique commun et spécificités nationales La France par Anne-Marie Le Pourhiet, professeur à l’Université Rennes 1

Étant personnellement à l’origine cette table ronde puisque j’en ai proposé l’idée aux organisateurs je dois en préciser les termes, que j’ai choisis un peu rapidement.

Le « patrimoine juridique commun » m’a évidemment été inspiré par les textes du Conseil de l’Europe qui insistent toujours beaucoup sur cette notion, dont les contours précis ne sont pourtant jamais définis. Que trouve t-on exactement dans ce patrimoine ? Depuis quand est-il censé exister ? Est-ce qu’il n’aurait pas tendance à rétrécir sous l’effet de l’élargissement à des pays toujours plus nombreux qui n’ont pas forcément un passé, récent ou lointain, si commun que cela avec les États fondateurs ? Le préambule de la Convention mentionnant un « patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit » laisse un peu perplexe sur la réalité de son contenu dans un traité à quarante sept parties quand même assez hétérogènes. Le terme « spécificités » est, quant à lui, un réflexe issu de mon séjour de quatre années aux Antilles, où ce terme est utilisé de façon incantatoire et a d’ailleurs fini par atterrir dans l’article 73 de la Constitution en 2003, pour justifier l’octroi de compétences législatives locales dérogatoires aux département et régions ultra-marins. Mais cette notion de spécificité se révèle plus facile à invoquer qu’à cerner. L’on n’est jamais tout à fait certain, lorsque l’on fait état d’une norme ou d’une institution de droit français, que celle-ci ne se retrouve pas à l’identique ou presque dans le système juridique d’autres pays parmi les quarante-sept que compte le Conseil de l’Europe. De surcroît, le caractère quelque peu envahissant d’un certain empereur français a conduit à disséminer des clones de nos codes et institutions dans une bonne partie de l’Europe, exportant ainsi efficacement quelques unes de nos spécificités. Il est certain que le refus de l’adoption opposé aux homosexuels ou l’inégalité de droits entre les enfants légitimes et adultérins n’étaient pas des spécificités hexagonales. Je croyais aussi, jusqu’à une date récente, que la présence des crucifix dans les écoles publiques était une spécificité transalpine, lorsque j’ai découvert que l’Espagne partageait cette tradition avec l’Italie et était donc également candidate à la censure européenne. La recherche de réelles spécificités nationales n’est donc pas une tâche aisée. Elle m’a évidemment conduite à recouper un récent et tumultueux débat hexagonal sur l’identité nationale. Ce terme, consacré par l’article 4 du traité sur l’Union européenne, est à rapprocher de la notion d’ « identité constitutionnelle » actuellement très à l’honneur dans les cours constitutionnelles européennes puisque le Conseil constitutionnel en juillet 20061, le tribunal de Karlsruhe en juin 20092 et la Cour constitutionnelle italienne en octobre 20093 ont appuyé

1 Ccel, n°2006-543 DC, 30 novembre 2006, Loi relative au secteur de l’énergie Ccel, n°2006-540 DC, 27 juillet 2006, Loi relative au droit d’auteur et droits voisins 2Cour constitutionnelle fédérale, 30 juin 2009, RDP, 2010, n°1, p. 183, note et traduction Antje von UNGEM STEMBERG

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sur cette notion. Marie-Claire Ponthoreau amalgame d’ailleurs les deux expressions dans une récente chronique en parlant d’ « identité constitutionnelle nationale » et en constatant que « pour certaines cultures juridiques, le système juridique national en tant que tel est une composante essentielle de l’identité nationale »4. Après une difficile sélection et compte tenu du temps qui nous est imparti, j’ai finalement choisi d’isoler ici deux spécificités françaises de fond et une troisième de procédure. 1° La première spécificité de fond qui vient à l’esprit est évidemment la « laïcité à la française » que la Cour a validée dans sa décision Dogru c/ France du 4 décembre 2008 au sujet de l’interdiction du port des signes religieux ostensibles dans les établissements d’enseignement publics5. Sans doute la Turquie partageait-elle une conception proche de la laïcité hexagonale de telle sorte que le Conseil constitutionnel avait déduit de la décision Leyla Sahin c/Turquie rendue par la Cour en 20046 que la Charte européenne des droits fondamentaux, reprenant mot à mot l’article 9 de la Convention sur la liberté de religion, ne serait pas contraire à l’article 1er de la Constitution française. Celui-ci interdit à quiconque, selon l’interprétation du Conseil, de « se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers »7. Le raisonnement du Conseil était doublement audacieux : d’une part la Cour de Strasbourg avait quand même lourdement insisté sur la particularité très forte du contexte politique turc et il n’était pas certain qu’elle applique la même solution à la France, d’autre part la Charte des droits fondamentaux n’est pas la Convention même si la Cour de Luxembourg applique depuis longtemps les dispositions de celle-ci en tant que principes généraux du droit communautaire et si l’adhésion désormais prévue de l’Union à la Convention va sans doute achever la « subordination interprétative » européenne. Toujours est-il que la Cour de Strasbourg reconnaît et déclare respecter les spécificités nationales en affirmant : « Lorsque se trouvent en jeu des questions sur les rapports entre l’Etat et la religion, sur lesquels de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans une société démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au

législateur national. Tel est le cas lorsqu’il s’agit de la réglementation du port de symboles religieux dans les établissements d’enseignement, où, en Europe, les approches sur cette question sont très diverses. La réglementation en la matière peut par conséquent varier d’un

pays à l’autre en fonction des traditions nationales (…) ». On aurait, dès lors, pu s’attendre à ce que la Cour fasse preuve de la même retenue à l’égard des crucifix italiens mais il n’en a rien été. Il est vrai que dans de nombreux domaines, malgré les affirmations de principe contenues dans certaines décisions, la Cour opère des revirements d’attitude inattendus qui ne contribuent pas eux-mêmes à la sécurité juridique et politique. La paralysie dans laquelle s’est engluée la mission parlementaire française sur le voile intégral, étalant son incertitude et donc sa crainte d’une possible sanction soit du Conseil constitutionnel soit du juges national ou européen appliquant le droit conventionnel, ainsi que l’avis du Conseil d’Etat de mars 2010 tout entier obsédé par les « risques juridiques » encourus par une interdiction générale dans les lieux publics, montrent le problème qu’il y a à faire dépendre les choix démocratiques d’appréciations juridictionnelles fluctuantes et

3 Sentenza n°262, 7 et 19 octobre 2009, Loi dite « Alfano », paragraphe 7.3.2.2 ; note Caterina SEVERINO, Revue Constitutions, n°1, janvier-mars 2010, p. 39 4 Revue Constitutions, n°1, janvier-mars 2010, p. 63 5 Requête n°27058/05 6 CEDH, Leyla Sahin c/ Turquie, n°4774/98, 29 juin 2004, validant l’interdiction du port du foulard islamique dans une université turque, confirmée par la grande chambre le 10 novembre 2005, 2005-XI, 7 Ccel, n°2004-505 DC, 19 novembre 2004, Traité instituant une constitution pour l’Europe

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incertaines. Comme le note très justement Frédéric Sudre, l’interprétation dite « consensuelle » de la Cour au regard de la marge d’appréciation nationale est fragilisée par l’indétermination du standard européen et la jurisprudence récente conforte effectivement le sentiment que cette interprétation n’est souvent que le masque du pouvoir discrétionnaire de la Cour8. 2° La seconde spécificité de fond est un héritage de Saint-Vincent de Paul, consacré par la Révolution et toujours confirmé depuis, il s’agit de l’accouchement dit « sous X » instituant l’anonymat irréversible de la mère naturelle qui abandonne son bébé à la naissance. Dans sa dernière mouture, issue de la loi du 22 juin 2002 relative à l’accès aux origines des personnes adoptées et pupilles de l’Etat, le droit français ne permet toujours à un enfant né sous X de retrouver éventuellement l’identité de sa mère que si celle-ci y consent. La France est, selon la Cour, le seul Etat partie à disposer d’une législation de ce type mais des pays voisins s’interrogent cependant sur la nécessité de l’importer chez eux pour limiter aussi les avortements, les abandons « sauvages » et même encore certains infanticides. On aurait pu craindre que l’interprétation très extensive de la vie privée donnée par la Cour dans un précédent arrêt, la conduisant à consacrer un « intérêt vital, protégé par la Convention, à obtenir des informations nécessaires à la découverte de la vérité concernant un aspect important de son identité personnelle, par exemple, l’identité de ses géniteurs » entraîne d’emblée la condamnation de la législation française9. Mais la Cour a cependant préféré s’auto-limiter et lui décerner un satisfecit. Dans son arrêt Odièvre de 200310 elle a en effet rappelé que les exigences de protection de la vie privée comporte une marge d’appréciation nationale, qu’il existe en l’occurrence une évidente diversité des systèmes et traditions juridiques ainsi que des pratiques d’abandon, que le sujet met face à face des intérêts privés de deux adultes difficilement conciliables entre lesquels la loi française avait réalisé un équilibre raisonnable. Notre identité nationale a donc ici prévalu sur l’identité personnelle de l’enfant né sous X. Voilà donc deux spécificités juridiques de fond qui ont été respectées par la Cour. 3° Il n’en va pas de même, en revanche, d’une spécificité procédurale dont la sanction européenne a provoqué de vives réactions, sans doute plus corporatistes que populaires. Elle concerne le ministère public et les commissaires du gouvernement devant les juridictions françaises. On notera cependant que, pour le premier cas, il ne s’agit pas de particularités strictement hexagonales de telle sorte que la Belgique, les Pays-Bas et le Portugal ont aussi fait l’objet de contentieux approximativement similaires. La crispation provoquée par les interprétations de la Cour et notamment par son recours à une assez fragile « théorie des apparences », qui exigerait des juridictions une impartialité non seulement réelle mais visible, montre que l’on ne s’attaque pas impunément, en France, à l’héritage napoléonien. Si l’on avait pu constater que le décret du 19 décembre 2005, s’inclinant partiellement devant les exigences de la Cour concernant la contradiction des conclusions du commissaire du gouvernement et son assistance au délibéré, « tourne la page d’un modèle proprement national du procès administratif et marque la volonté d’adaptation de l’ordre juridictionnel administratif aux standards communs du procès équitable »11, force est d’admettre que ce tournant, poussé à son terme, n’a pas été du goût de tous les magistrats intéressés. L’opinion dissidente commune aux juges Jean-Paul Costa, Lucius Caflisch et Karel Jungwiert sur

8 Frédéric SUDRE, Droit européen et international des droits de l’homme, PUF, 8e éd. 2008, p. 222 9CEDH, 7 février 2002, Mikulic c/ Croatie, n°53176/99 10 CEDH, Gr.Ch. n°42236/98, 13 février 2003, Odièvre c/France 11 Frédéric SUDRE, Vers la normalisation des relations entre le Conseil d’Etat et la Cour européenne des droits de l’homme, RFDA, 2006, n°2, p. 298

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l’affaire Martinie c/France jugée le 12 avril 2006, a soudain éclipsé l’incantatoire et irénique « dialogue des juges » et l’habituel discours eurobéat au profit d’une avalanche réjouissante de noms d’oiseaux nettement moins diplomatiques. La majorité de la Cour a été accusée de pratiquer le revirement radical et le purisme, d’utiliser la probatio diabolica, de s’adonner à des appréciations illogiques, paradoxales et dangereuses, de céder aux tentations de l’uniformisation au détail près, de rester sourde au dialogue des juges, de camper sur une position générale, abstraite et dogmatique, de confondre la sensibilité du public avec les fantasmes de rares justiciables, bref, d’enfoncer à l’aide tous ses présupposés, le clou dans la chair blessée du juge administratif français12. Pourquoi soudain tant de haine dans notre Saint Empire du Bien ? On aimerait que la liberté d’expression et le droit de propriété, pourtant sacrés par notre Déclaration de 1789, fassent parfois l’objet de plaidoyers aussi virulents. Quoiqu’il en soit, la référence à l’histoire ainsi que l’argument du gouvernement français selon lequel la présence du commissaire du gouvernement au délibéré « existe depuis plus d’un siècle et fonctionne à la satisfaction de tous » n’ont pas emporté la conviction de la Cour qui estime que « la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelle et des conceptions prévalant de nos jours dans les Etats démocratiques ». A ce rythme-là, il faut bien admettre qu’il n’y a pas beaucoup de traditions appelées à subsister, mais, surtout, l’insécurité et l’imprévisibilité juridiques deviennent redoutables. Le conflit en cause dans l’arrêt Martinie s’est apaisé après l’adoption des décrets des 1er août 2006 puis du 7 janvier 2009 mais a cependant laissé quelques traces d’exaspération. Les trois juges minoritaires s’étaient chargés de rappeler à la Cour qu’elle avait sans doute des droits plus importants à sauvegarder que des broutilles procédurales mais, justement, l’on peut s’interroger sur le point de savoir si la Cour n’a pas intérêt à faire sien le proverbe arabe que Jean Rivero appliquait déjà à la politique jurisprudentielle du Conseil constitutionnel : « Filtrer les moustiques et laisser passer le chameau ». Dans ses conclusions sur l’affaire « Ville Nouvelle Est », jugée en 197113, le commissaire du gouvernement Braibant invitait le Conseil d’Etat à manier le contrôle de proportionnalité des expropriations pour cause d’utilité publique « avec tact et mesure ». Jean-Paul Costa, de son côté, a pu écrire que le contrôle de proportionnalité du juge administratif permet de contourner de façon ingénieuse l’interdiction de s’immiscer dans l’appréciation d’opportunité de l’action administrative14. Hans Kelsen lui-même insistait sur la nécessité, pour le constituant, d’éviter la « phraséologie », consistant à écrire des valeurs et des principes vagues tels que liberté, égalité, justice ou équité qui pourraient conduire un tribunal à annuler une loi au motif qu’elle est simplement injuste ou inopportune15. « La puissance du tribunal serait alors telle - écrivait-il - qu’elle devrait être considérée comme simplement insupportable ». Toutes ces remarques valent a fortiori pour des juges internationaux dépourvus de toute responsabilité et n’ayant de comptes à rendre devant aucun corps politique. Jean Foyer raconte dans ses mémoires que, face aux pressions exercées sur le général de Gaulle en faveur de la ratification de la Convention européenne, il lui avait rédigé une note sur le risque de placer ainsi la France sous contrôle de juges européens16. Au Conseil des ministres suivant, après avoir entendu Maurice Couve de Murville exposer l’intérêt de

12 RFDA, 2006, n°2 p. 306 13 CE, Ass. 28 mai 1971, GAJA n°89 ; Rec.409, concl. Guy BRAIBANT 14 Jean-Paul COSTA, Le principe de proportionnalité dans la jurisprudence du Conseil d’Etat, AJDA, 1988, p.436 15 Hans KELSEN, La garantie juridictionnelle de la Constitution, RDP, 1928, pp. 240 et 241 16 Jean FOYER, Sur les chemins du droit avec le Général – Mémoires de ma vie politique 1944-1988, Fayard, 2006, pp. 293 et s.

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ratifier la Convention le Général s’adressa à Jean Foyer en concluant : « J’ai lu votre note. Vous m’avez convaincu. La convention ne sera pas ratifiée. La séance est levée ». Il est certain que la jurisprudence est inévitable mais non moins certain qu’elle n’est légitime que si elle est élaborée sous la surveillance d’un législateur démocratique disposant du pouvoir et des moyens de la briser, ce qui n’est pas le cas de la jurisprudence européenne. Il convient donc que la Cour pratique, sur les sujets les plus sensibles, l’autolimitation la plus large et se souvienne qu’il existe une définition historique et universelle de la démocratie que l’on ne peut feindre d’ignorer en prétendant défendre une conception « autonome » de celle-ci. Nous devons donc garder à l’esprit que « dans une société démocratique » c’est le peuple et non le juge qui a le dernier mot.