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Jean-DominiqueBauby

Lescaphandreetlepapillon

RobertLaffont

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JEAN-DOMINIQUEBAUBYNéàParisen1952, Jean-DominiqueBaubyapprend le journalismeenautodidacte. Il signedans le

journalQuotidiendeParis,puisrejointLeMatindeParis,où il tientunechroniquede télévision.En1991, ildevient rédacteurenchefdeElle jusqu’aucinquantenairedumagazine. Ilpublieégalementunessai:RaoulLévy,unaventurierducinéma,etcommenceunroman,uneversionmoderneduComtedeMonte-Cristo.Le8décembre1995,unaccidentcérébro-vasculaireleplongedanslecoma.Àsonréveil,ilapprendqu’ilsouffred’unemaladietrèsrare,le«locked-insyndrome».Ilestentièrementparalysé,àl’exceptiondelapaupièregauche,grâceàlaquelleilparvientàdictersondernierlivre,Lescaphandreetlepapillon,aumoyend’uncodedeclignementsd’œil.Ilmeurtenmars1997àl’hôpitaldeGarches.

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PourThéophileetCélesteenleursouhaitantbeaucoupdepapillons.Toutemagratitude va àClaudeMendibildont on comprendra en lisant ces pages le rôle

primordialqu’elleajouédansleurécriture.

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PrologueDerrière le rideaude toilemitéeuneclarté laiteuseannonce l’approchedupetitmatin.J’aimal

aux talons, la têtecommeuneenclume,etunesortedescaphandrequim’enserre tout lecorps.Machambresortdoucementdelapénombre.Jeregardeendétail lesphotosdesêtreschers, lesdessinsd’enfants,lesaffiches,lepetitcyclisteenfer-blancenvoyéparuncopainlaveilledeParis-Roubaix,etlapotencequisurplombelelitoùjesuisincrustédepuissixmoiscommeunbernard-l’ermitesursonrocher.Pasbesoinderéfléchir longtempspoursavoiroù je suisetmerappelerquemavieabasculé le

vendredi8décembredel’anpassé.Jusqu’alors,jen’avaisjamaisentenduparlerdutronccérébral.Cejour-là,j’aidécouvertdeplein

fouet cette pièce maîtresse de notre ordinateur de bord, passage obligé entre le cerveau et lesterminaisonsnerveuses,quandunaccidentcardiovasculaireamis ledit tronchorscircuit.Autrefois,onappelaitcela«transportaucerveau»etonmouraitentoutesimplicité.Leprogrèsdestechniquesderéanimationasophistiquélapunition.Onenréchappemaisflanquédecequelamédecineanglo-saxonne a justement baptisé le locked-in syndrome : paralysé de la tête aux pieds, le patient estenferméà l’intérieurde lui-mêmeavec l’esprit intactet lesbattementsde sapaupièregauchepourtoutmoyendecommunication.Biensûr,leprincipalintéresséestlederniermisaucourantdecesgracieusetés.Pourmapart,j’ai

eudroitàvingtjoursdecomaetquelquessemainesdebrouillardavantderéaliservraimentl’étenduedesdégâts.Jen’aitoutàfaitémergéquefinjanvierdanscettechambre119del’HôpitalmaritimedeBerckoùpénètrentmaintenantlespremièreslueursdel’aube.C’est unematinéeordinaire.À sept heures, le carillonde la chapelle recommenceà ponctuer la

fuitedutemps,quartd’heureparquartd’heure.Aprèslatrêvedelanuit,mesbronchesencombréesseremettent à ronfler bruyamment. Crispées sur le drap jaune, mes mains me font souffrir sans quej’arriveàdéterminersiellessontbrûlantesouglacées.Pourluttercontrel’ankylosejedéclencheunmouvement réflexe d’étirement qui fait bouger bras et jambes de quelques millimètres. Cela suffitsouventàsoulagerunmembreendolori.Lescaphandredevientmoinsoppressant,etl’espritpeutvagabondercommeunpapillon.Ilyatant

àfaire.Onpeuts’envolerdansl’espaceoudansletemps,partirpourlaTerredeFeuoulacourduroiMidas.On peut rendre visite à la femme aimée, se glisser auprès d’elle et caresser son visage encore

endormi. On peut bâtir des châteaux en Espagne, conquérir la Toison d’or, découvrir l’Atlantide,réalisersesrêvesd’enfantetsessongesd’adulte.Trêvededispersion.Ilfautsurtoutquejecomposeledébutdecescarnetsdevoyageimmobilepour

êtreprêtquandl’envoyédemonéditeurviendraleprendreendictée,lettreparlettre.Dansmatête,jemalaxedixfoischaquephrase,retrancheunmot,ajouteunadjectifetapprendsmontexteparcœur,unparagrapheaprèsl’autre.Septheurestrente.L’infirmièredeserviceinterromptlecoursdemespensées.Selonunrituelbien

aupoint,elleouvrelerideau,vérifielatrachéotomieetgoutte-à-goutte,etallumelatéléenvuedesinformations.Pourl’instant,undessinaniméracontel’histoireducrapaudleplusrapidedel’Ouest.Etsijefaisaisunvœupourêtrechangéencrapaud?

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LefauteuilJen’avais jamaisvuautantdeblousesblanchesdansmapetitechambre.Les infirmières, lesaides-

soignants, la kinésithérapeute, la psychologue, l’ergothérapeute, la neurologue, les internes etmême legrandpatronduservice,toutl’hôpitals’étaitdéplacépourl’occasion.Quandilssontentrésenpoussantl’engin jusqu’àmon lit, j’ai d’abord cru qu’un nouveau locataire venait prendre possession des lieux.Installé à Berck depuis quelques semaines, j’abordais chaque jour un peu plus les rivages de laconscience,maisjeneconcevaispaslelienquipouvaitexisterentreunfauteuilroulantetmoi.

Personnenem’avaitbrossé le tableauexactdemasituationet,àpartirderagotsglanés iciet là, jem’étaisforgélacertitudederetrouvertrèsvitelegesteetlaparole.

Monespritvagabondfaisaitmêmemilleprojets :un roman,desvoyages,unepiècede théâtreet lacommercialisation d’un cocktail de fruits de mon invention. Ne me demandez pas la recette, je l’aioubliée.Ilsm’onttoutdesuitehabillé.«C’estbonpourlemoral»,aditsentencieusementlaneurologue.Après la camisoledenylon jaune, j’aurais, en effet, euplaisir à retrouverune chemise à carreaux,unvieuxpantalonetunchandailinformesicen’avaitpasétéuncauchemardelesendosser.Ouplutôtdelesvoirpasseraprèsmaintescontorsionssurcecorpsflasqueetdésarticuléquinem’appartenaitplusquepourmefairesouffrir.

Lorsque j’ai été fin prêt, le rituel a pu commencer.Deux lascarsm’ont saisi par les épaules et lespieds,soulevédulitetreposédanslefauteuilsansgrandménagement.Desimplemaladej’étaisdevenuunhandicapé,commeentauromachielenovillerodevientuntoreroenpassant l’alternative.Onnem’apasapplaudimaispresque.Mesparrainsm’ontfaitfaireletourdel’étagepourvérifierquelapositionassisenedéclenchait pasdes spasmes incontrôlables,mais je suis resté coi, tout occupé àmesurer labrutale dévaluation de mes perspectives d’avenir. Ils n’ont eu qu’à me caler la tête avec un coussinspécial car je dodelinais à la manière de ces femmes africaines auxquelles on a retiré la pyramided’anneaux qui leur étirait le cou depuis des années. « Vous êtes bon pour le fauteuil », a commentél’ergothérapeuteavecunsourirequivoulaitdonneruncaractèredebonnenouvelleàsesparolesalorsqu’elles sonnaient à mes oreilles comme un verdict. D’un seul coup j’entrevoyais l’effarante réalité.Aussiaveuglantequ’unchampignonatomique.Mieuxacéréequelecouperetd’uneguillotine.Ilssonttousrepartis,troisaides-soignantsm’ontrecouché,etj’aipenséàcesgangstersdesfilmsnoirsquipeinentàfaireentrerdans lecoffrede leurvoiture lecadavredugêneurdont ilsviennentde trouer lapeau.Lefauteuilestrestédansuncoin,l’airabandonné,avecmesvêtementsjetéssurledossierenplastiquebleufoncé.Avantqueladernièreblouseblanchenesorte,jeluiaifaitsigned’allumerdoucementlatélé.Ondonnait « Des chiffres et des lettres », l’émission préférée de mon père. Depuis le matin une pluiecontinuedégoulinaitsurlescarreaux.

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LaprièreEnfindecomptelechocdufauteuilaétésalutaire.Leschosessontdevenuesplusclaires.Jen’aiplus

tirédeplanssurlacomèteetj’aipulibérerdeleursilencelesamisquidressaientunaffectueuxbarrageautourdemoidepuismonaccident.Lesujetn’étantplustabou,nousnoussommesmisàparlerdulocked-insyndrome.D’abordc’estunerareté.Cen’estguèreconsolantmaisilyaautantdechancesdetomberdanscepiègeinfernalquedegagnerlasuper-cagnotteduLoto.ÀBerck,nousnesommesquedeuxàenprésenterlessignes,etencoremonL.I.S.{1}est-ilsujetàcaution.J’ailetortdepouvoirpivoterlatête,cequin’estpasprévuenprincipedans le tableauclinique.Comme laplupart sont abandonnésàunevievégétative, on connaîtmal l’évolution de cette pathologie.On sait juste que, s’il prend la fantaisie ausystèmenerveuxdeseremettreenmarche,illefaitàl’allured’uncheveuquipousseàpartirdelabaseducerveau.Ilrisquedoncdesepasserquelquesannéesavantquejepuisseremuerlesdoigtsdepieds.

Enfait,c’estducôtédesvoies respiratoiresqu’il fautchercherd’éventuellesaméliorations.À longterme,onpeutespérerrécupérerunealimentationplusnormalesanslesecoursdelasondegastrique,unerespirationnaturelleetunpeudusoufflequifaitvibrerlescordesvocales.

Pourl’instant,jeseraisleplusheureuxdeshommessij’arrivaisàdéglutirconvenablementl’excèsdesalivequienvahitmaboucheenpermanence.Lejourn’estpasencorelevéquejem’exercedéjààfaireglisserlalanguecontrel’arrièredupalaispourprovoquerleréflexed’avaler.Enplus,j’aidédiéàmonlarynxlespetitssachetsd’encensquipendentàmonmur,ex-votorapportésduJaponpardescamaradesvoyageusesetcroyantes.C’estunepierredumonumentd’actionsdegrâceconstituéparmonentourageaugrédesespérégrinations.Soustoutesleslatitudesonaurainvoquépourmoilesespritslesplusdivers.J’essaiedemettreunpeud’ordredanscevastemouvementdesâmes.Sijesuisaviséqu’àmonintentiononabrûléquelquesciergesdansunechapellebretonneoupsalmodiéunmantradansuntemplenépalais,j’assigne aussitôt un but précis à cesmanifestations spirituelles.Ainsi j’ai confiémonœil droit à unmaraboutcamerounaismandatéparuneamiepourm’assurerlamansuétudedesdieuxafricains.Pourlestroublesde l’audition, jem’en remetsauxbonnes relationsqu’unebelle-mèreaucœurpieuxentretientavec lesmoinesd’uneconfrériedeBordeaux. Ilsmeconsacrent régulièrement leurschapeletset jemeglisseparfoisdansleurabbayepourentendreleschantsmonterversleciel.Celan’apasencoredonnéderésultat extraordinaire mais, quand sept frères du même ordre ont été égorgés par des fanatiquesislamiques,j’aieumalauxoreillespendantplusieursjours.Toutefoisceshautesprotectionsnesontquedesrempartsd’argile,desmuraillesdesable,deslignesMaginotàcôtédelapetiteprièrequemafilleCélesterécitechaquesoiràsonSeigneuravantdefermerlesyeux.Commenousnousendormonsàpeuprès en même temps, je m’embarque pour le royaume des songes avec ce merveilleux viatique quim’évitetouteslesmauvaisesrencontres.

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LebainÀhuitheurestrentearrivelakiné.Silhouettesportiveetprofildemonnaieromaine,Brigittevientfaire

fonctionnerbrasetjambesgagnésparl’ankylose.Onappellecela«mobilisation»etcetteterminologiemartiale est risible quand on voit lamaigreur de la troupe : trente kilos perdus en vingt semaines. Jen’escomptais pas un tel résultat en entreprenant un régime huit jours avantmon accident. Au passageBrigitte vérifie si aucun tressaillement ne vient annoncer une amélioration. « Essayez de serrer monpoing», demande-t-elle.Comme j’ai parfois l’illusionde remuer lesdoigts, je concentremonénergiepourluibroyerlesphalanges,maisriennebougeetellereposemamaininertesurlecarrédemoussequileursertd’écrin.Enfaitlesseulschangementsconcernentmatête.Jepeuxdésormaislafairepivotersur90°etmonchampvisuelvadu toitd’ardoisedubâtimentvoisinaucurieuxMickeyà languependantedessinéparmonfilsThéophilequandjenepouvaispasentrouvrirlabouche.Àforced’exercicesnoussommesmaintenantsurlepointd’yintroduireunesucette.Commeditlaneurologue:«Ilfautbeaucoupdepatience.»Laséancedekinésetermineparunmassagefacial.Desesdoigtstièdes,Brigitteparcourttoutmonvisage,lazonestérilequimesembleavoirlaconsistanced’unparcheminetlapartieinnervéeoùjepeuxencorefroncerunsourcil.Lalignededémarcationpassantpar labouche, jen’esquissequedesdemi-sourires,cequicorrespondassezauxfluctuationsdemonhumeur.Ainsiunépisodedomestiquecommelatoilettepeutm’inspirerdessentimentsvariés.

Unjour, je trouvecocassed’être,àquarante-quatreans,nettoyé,retourné, torchéet langécommeunnourrisson.Enpleinerégressioninfantile,j’yprendsmêmeuntroubleplaisir.Lelendemain,toutcelamesemblelecombledupathétique,etunelarmerouledanslamousseàraserqu’unaide-soignantétalesurmesjoues.Quantaubainhebdomadaire,ilmeplongeàlafoisdansladétresseetlafélicité.Audélicieuxinstantoùj’immergedanslabaignoiresuccèdevitelanostalgiedesgrandsbarbotagesquiétaientleluxedemapremièrevie.Munid’unetassedethéoud’unwhisky,d’unbonlivreoud’unepiledejournaux,jemarinais longuementenmanœuvrant les robinets avec lesdoigtsdepied. Ilyapeudemomentsoù jeressensaussicruellementmaconditionàl’évocationdecesplaisirs.Heureusementjen’aipasletempsdem’appesantir. Déjà onme ramène tout grelottant versma chambre sur un lève-malade confortablecommeuneplanchedefakir.Ilfautêtrehabillédepiedencappourdixheurestrente,prêtàdescendreensalle de rééducation. Ayant refusé d’adopter l’infâme style jogging recommandé par la maison, jeretrouvemeshardesd’étudiantattardé.Àlafaçondubain,mesvieuxgiletspourraientouvrirdespistesdouloureusesdansmamémoire. J’yvoisplutôtunsymbolede laviequicontinue.Et lapreuveque jeveuxêtreencoremoi-même.Quitteàbaver,autantlefairedansducachemire.

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L’alphabetJ’aimebienleslettresdemonalphabet.Lanuit,quandilfaitunpeutropnoiretquelaseuletracede

vieestunpetitpointrouge,laveilleusedelatélévision,voyellesetconsonnesdansentpourmoisurunefarandoledeCharlesTrenet:«DeVenise,villeexquise,j’aigardéledouxsouvenir…»Maindanslamain, elles traversent la chambre, tournent autourdu lit, longent la fenêtre, serpentent sur lemur, vontjusqu’àlaporteetrepartentpouruntour.

ESARINTULOMDPCFBVHGJQZYXKWL’apparent désordrede ce joyeuxdéfilé n’est pas le fruit duhasardmaisde savants calculs.Plutôt

qu’unalphabet,c’estunhit-paradeoùchaquelettreestclasséeenfonctiondesafréquencedanslalanguefrançaise.Ainsi, leEcaracoleen tête et leWs’accrochepournepasêtre lâchépar lepeloton.LeBbouded’avoirétéreléguéprèsduVaveclequelonleconfondsanscesse.L’orgueilleuxJs’étonned’êtresituésiloin,luiquidébutetantdephrases.Vexédes’êtrefaitsouffleruneplaceparleH,legrosGfaitlagueuleet, toujoursà tuetà toi, leTet leUsavourent leplaisirdenepasavoirétéséparés.Touscesreclassements ont une raison d’être : faciliter la tâche de tous ceux qui veulent bien essayer decommuniquerdirectementavecmoi.

Lesystèmeest assez rudimentaire.Onm’égrène l’alphabetversionESA…jusqu’àcequed’unclind’œil j’arrête mon interlocuteur sur la lettre qu’il doit prendre en note. On recommence la mêmemanœuvrepourleslettressuivanteset,s’iln’yapasd’erreur,onobtientassezviteunmotcomplet,puisdes segments de phrases à peu près intelligibles. Ça, c’est la théorie, le mode d’emploi, la noticeexplicative.Etpuis il y a la réalité, le tracdesuns et lebon sensdes autres.Tousne sontpas égauxdevant le code, comme on nomme aussi ce mode de traduction de mes pensées. Cruciverbistes etscrabbleurs ont une longueur d’avance. Les filles se débrouillent mieux que les garçons. À force depratique,certainesconnaissentlejeuparcœuretn’utilisentmêmepluslesacro-saintcahier,moitiéaide-mémoire qui rappelle l’ordre des lettres, moitié bloc-notes où l’on relève tous mes propos, tels lesoraclesd’unepythie.

Jemedemanded’ailleursàquellesconclusionsparviendrontlesethnologuesdel’antroismilles’ilsviennentàfeuilletercescarnetsoùl’ontrouve,pêle-mêledansunemêmepage,desphrasescomme:«Lakinéestenceinte»,«Surtoutauxjambes»,«C’estArthurRimbaud»,et«LesFrançaisontvraimentjouécommedes cochons».Le tout entrecoupédepatarafes incompréhensibles,motsmal composés, lettresperduesetsyllabesendéshérence.

Lesémotifssontleplusviteégarés.D’unevoixblanche,ilsdévidentl’alphabetàtouteallure,notentquelqueslettresaupetitbonheuret,devantlerésultatsansqueuenitête,s’exclamenthardiment:«Jesuisnul ! » Au bout du compte c’est assez reposant, car ils finissent par prendre en charge toute laconversation, faisant les questions et les réponses sans qu’il soit nécessaire de les relancer. Je crainsdavantagelesévasifs.Sijeleurdemande:«Commentçava?»,ilsrépondent«Bien»,etmerepassentillico lamain. Avec eux, l’alphabet devient un tir de barrage et il faut avoir deux ou trois questionsd’avancepournepasêtresubmergé.Lesbesogneux,eux,nesetrompentjamais.Ilsnotentchaquelettrescrupuleusementetnecherchentpasàpercerlemystèred’unephraseavantqu’ellenesoitterminée.Pasquestionnonplusdecompléterlemoindremot.Latêtesurlebillot,ilsn’ajouterontpasd’eux-mêmesle« gnon » du « champi », le « mique » qui suit « l’ato » et le « nable » sans lequel il n’y a pas«d’intermi»ni«d’insoute».Ceslenteursrendentleprocessusassezfastidieux,maisaumoinsévite-t-on les contresens où s’embourbent les impulsifs quand ils omettent de vérifier leurs intuitions. J’aicependantcompris lapoésiedeces jeuxde l’esprit le jouroù,comme j’entreprenaisde réclamermes

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lunettes,onm’aélégammentdemandécequejevoulaisfaireaveclalune…

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L’impératriceIl n’y a plus beaucoup d’endroits en France où l’on cultive encore le souvenir de l’impératrice

Eugénie.Danslagrandegaleriedel’Hôpitalmaritime,espacedémesuréetsonoreoùchariotsetfauteuilspeuvent rouler à cinqde front, unevitrine rappelleque l’épousedeNapoléon III a été lamarrainedel’établissement.Les deux principales curiosités de cemicro-musée sont un buste demarbre blanc quirestituedansl’éclatdesajeunessecettealtessedéchuemorteàquatre-vingt-quatorzeans,undemi-siècleaprès la fin du Second Empire, et la lettre où le sous-chef de gare de Berck raconte au directeur duCorrespondantmaritime lacourtevisite impérialedu4mai1864.Onvoit trèsbien l’arrivéedu trainspécial, le ballet des jeunes femmesqui accompagnentEugénie, la traversée de la ville par le joyeuxcortège,etàl’hôpitallespetitspatientsquel’onprésenteàleurillustreprotectrice.Pendantuntemps,jen’aipasmanquéuneoccasiond’allerfairemesdévotionsdevantcesreliques.

Vingtfoisj’airelulerécitducheminot.Jememêlaisàlatroupebabillantedesdamesd’honneuret,dèsqu’Eugéniepassaitd’unpavillonàl’autre,jesuivaissonchapeauàrubansjaunes,sonombrelledetaffetasetsonsillageempreintdel’eaudeCologneduparfumeurdelacour.Unjourdegrandventj’aimêmeosém’approcheretj’aienfouimatêtedanslesplisdesarobedegazeblancheauxlargesrayuressatinées.C’était doux commede la crème fouettée, aussi frais que la roséedumatin.Elle nem’apasrepoussé.Elleapassésesdoigtsdansmescheveuxetm’aditdoucement:«Allons,monenfant,ilfautêtre très patient », avec un accent espagnol qui ressemblait à celui de la neurologue. Ce n’était plusl’impératricedesFrançaismaisunedivinitéconsolatriceàlafaçondesainteRita,lapatronnedescausesdésespérées.

Et puis, un après-midi où je confiais mes chagrins à son effigie, une figure inconnue est venues’interposerentreelleetmoi.Dansunrefletdelavitrineestapparulevisaged’unhommequisemblaitavoir séjourné dans un tonneau de dioxine. La bouche était tordue, le nez accidenté, les cheveux enbataille,leregardpleind’effroi.Unœilétaitcousuetl’autres’écarquillaitcommel’œildeCaïn.Pendantuneminutej’aifixécettepupilledilatéesanscomprendrequec’étaittoutsimplementmoi.

Uneétrangeeuphoriem’aalors envahi.Non seulement j’étais exilé,paralysé,muet, àmoitié sourd,privédetouslesplaisirsetréduitàuneexistencedeméduse,maisenplusj’étaisaffreuxàvoir.J’aiétépris du fou rire nerveux que finit par provoquer une accumulation de catastrophes lorsque, après undernier coup du sort, on décide de le traiter comme une plaisanterie.Mes râles de bonne humeur ontd’abordinterloquéEugénieavantqu’ellenecèdeàlacontagiondemonhilarité.Nousavonsrijusqu’auxlarmes. La fanfare municipale s’est alors mise à jouer une valse et j’étais si gai que je me seraisvolontierslevépourinviterEugénieàdansersicelaavaitétédecirconstance.Nousaurionsvirevoltésurles kilomètres de carrelage. Depuis ces événements, quand j’emprunte la grande galerie, je trouve àl’impératriceunpetitairnarquois.

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CinecittaAuxbruyantsULMquisurvolentlacôted’Opaleàcentmètresd’altitude,l’Hôpitalmaritimeoffreun

saisissantspectacle.Avecsesformesmassivesettarabiscotées,seshautsmursdebriquemarrondanslestyle desmaisons duNord, il semble échoué aumilieu des sables entre la ville deBerck et les eauxgrisesde laManche.Aufrontonde laplusbelle façadeonpeut lire«VilledeParis»commesur lesbains publics et les écoles communales de la capitale.Créée sous le SecondEmpire pour les enfantsmaladesquinetrouvaientpasunclimatréparateurdansleshôpitauxparisiens,cetteannexeaconservésonstatutd’extraterritorialité.

SilaréaliténoussituedanslePas-de-Calais,pourl’AssistancepubliquenoussommesauborddelaSeine.

Reliéspardescoursives interminables, lesbâtiments formentunvraidédale,et iln’estpas raredecroiserunpatientdeMénardégaréàSorrel,dunomdeschirurgiensréputésquiserventàdésigner lesprincipauxpavillons.Lesmalheureuxontleregarddel’enfantqu’onvientd’arracheràsamèreetlancentdespathétiques«Jesuisperdu!»entremblantsurleursbéquilles.Moiquisuisun«Sorrel»,commedisent lesbrancardiers, jem’y retrouveassezbien,mais cen’estpas toujours le casdes amisquimetransbahutent,etj’aiprisleplideresterstoïquedevantlestâtonnementsdesnéophytesquandnousnousengouffronsdansunemauvaisevoie.Çapeutêtrel’occasiondedécouvrirunrecoininconnu,d’entrevoirdenouveauxvisages,devoleraupassageuneodeurdecuisine.C’estainsiquejesuistombésurlephareunedestoutespremièresfoisquel’onmepoussaitdansmonfauteuilalorsquejesortaisjustedesbrumesducoma.Ilestapparuaudétourd’unecaged’escalieroùnousnousétionsfourvoyés:élancé,robusteetrassurantavecsalivréeàrayuresrougesetblanchesquiressembleàunmaillotderugby.Jemesuistoutdesuiteplacésouslaprotectiondecesymbolefraternelquiveillesurlesmarinscommesurlesmalades,cesnaufragésdelasolitude.

Noussommesencontactpermanentet je luirendssouventvisiteenmefaisantconduireàCinecitta,unerégionessentielledansmagéographieimaginairedel’hôpital.Cinecitta,cesontlesterrassestoujoursdésertesdupavillonSorrel.Orientéesausud,cesvastesbalconss’ouvrentsurunpanoramadontilémanelecharmepoétiqueetdécalédesdécorsdecinéma.LesfaubourgsdeBerckontl’aird’unemaquettepourtrain électrique.Au pied des dunes, quelques baraques donnent l’illusion d’un village fantôme duFarWest.Quantàlamer,sonécumeestsiblanchequ’elleparaîtsortirdurayondeseffetsspéciaux.

Je pourrais rester des journées entières àCinecitta.Là je suis le plus grand réalisateur de tous lestemps.Côtéville,jeretournelepremierplandeLaSoifdumal.Surlaplage,jerefaislestravellingsdeLaChevauchéefantastique,etaulargejerecréelatempêtedescontrebandiersdeMoonfleet.Oualorsjemedissousdanslepaysageetiln’yapluspourmerelieraumondequ’unemainamiequicaressemesdoigts gourds. Je suis Pierrot le fou, le visage barbouillé de bleu et un chapelet de dynamite enrouléautourdelatête.Latentationdecraqueruneallumettepasseàlavitessed’unnuage.Etpuisc’estl’heureoù le jour décline, où le dernier train va repartir sur Paris, où il faut regagnerma chambre. J’attendsl’hiver. Bien emmitouflés, nous pourrons traîner jusqu’à la nuit, voir le soleil se coucher et le phareprendrelerelaisenjetantdeslueursd’espoirdanstousleshorizons.

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LestouristesAprèsavoirreçuaulendemaindelaguerrelespetitesvictimesdesderniersravagesdelatuberculose,

Berckaabandonnépeuàpeusavocation infantile.Aujourd’huionycombattraitplutôt lesmisèresdel’âge,l’inexorabledélabrementducorpsetdel’esprit,maislagériatrien’estqu’unepartiedelafresquequ’ilfautbrosserpouravoiruneidéeexactedelaclientèledel’établissement.Àuneextrémitédutableauilyaunevingtainedecomaspermanents,pauvresdiablesplongésdansunenuitsansfin,auxportesdelamort. Ilsnequittent jamais leurchambre.Chacun saitpourtantqu’ils sont là et ilspèsentd’uncurieuxpoidssurlacollectivité,commeunemauvaiseconscience.Àl’opposé,àcôtédelacoloniedesvieillardsen déshérence, on trouve quelques obèses à la mine hagarde dont la médecine espère réduire lesconsidérablesmensurations.Aucentre,unimpressionnantbataillond’éclopésformelegrosdelatroupe.Rescapésdusport,delarouteetdetouteslessortesd’accidentsdomestiquespossiblesetimaginables,ilstransitentparBerckletempsderemettreàneufleursmembresbrisés.Jelesappelle«lestouristes».

Enfin,sil’onveutquecettepeinturesoitcomplète,ilfautchercheruncoinpournousposer,volatilesauxailesrompues,perroquetssansvoix,oiseauxdemalheurquiavonsfaitnotreniddansuncouloirencul-de-sacduservicedeneurologie.Biensûr,nousdéparonsdanslepaysage.Jesaistropbienlelégermalaisequenousprovoquonsentraversant,raidesetsilencieux,uncercledemaladesmoinsdéfavorisés.

Pour l’observationdecephénomène, lemeilleurposteest lasalledekinéoùsemélangent tous lespatients qui suivent une rééducation. C’est une vraie cour desMiracles bruyante et colorée. Dans uncharivarid’attelles,deprothèsesetd’appareillagesplusoumoinscomplexes,oncôtoieunjeunehommeàboucled’oreillequi s’est fracasséenmoto,unemamieensurvêtement fluoqui réapprendàmarcheraprèsunechuted’escabeauetundemi-clocharddontpersonnen’aencorecompriscomment il apusefairearracherunpiedparlemétro.Alignéeenrangd’oignons,cettehumanitéagitebrasetjambessousunesurveillancerelâchéetandisquejesuisarriméàunplaninclinéqu’onamèneprogressivementàlaverticale.Chaquematin,jepasseainsiunedemi-heureensuspension,enunhiératiquegarde-à-vousquiévoquel’apparitiondelastatueduCommandeuraudernieracteduDonJuandeMozart.Endessous,çarit,çaplaisante,ças’interpelle.J’aimeraisavoirmapartdans toutecettegaietémais,dèsque jeposemonœiluniquesureux,jeunehomme,mamie,clocharddétournentlatêteetéprouventunbesoinurgentdecontemplerledétecteurd’incendiefixéauplafond.Les«touristes»doiventavoirtrèspeurdufeu.

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LesaucissonChaque jouraprès la séancedeverticalisation,unbrancardierme ramènede la salledekinéetme

gareàcôtédemonlitenattendantquelesaides-soignantsviennentmerecoucher.Etchaquejour,commeilestmidi,lemêmebrancardiermelanceun«bonappétit»àlajovialitécalculée,manièredeprendrecongéjusqu’aulendemain.Biensûr,celarevientàsouhaiter«JoyeuxNoël»le15aoûtou«Bonnenuit»enplein jour!Depuishuitmois, j’aiavaléen toutetpour toutquelquesgouttesd’eaucitronnéeetunedemi-cuilleréedeyaourtquis’estbruyammentégaréedans lesvoies respiratoires.L’essaialimentaire,commeonabaptisécefestinavecemphase,nes’estpasrévéléprobant.Qu’onserassure,jenesuispaspour autant mort de faim. Par le biais d’une sonde reliée à l’estomac, deux ou trois flacons d’unesubstancebrunâtrem’assurentmon lotquotidiendecalories.Pour leplaisir, j’ai recoursà lamémoirevivedesgoûtsetdesodeurs,un inépuisable réservoirdesensations. Ilyavait l’artd’accommoder lesrestes.Jecultiveceluidemitonnerlessouvenirs.Onpeutsemettreàtableàn’importequelleheure,sansfaçon. Si c’est au restaurant, pas besoin de réservation. Si je fais la cuisine, c’est toujours réussi.Lebourguignon est onctueux, le bœuf en gelée translucide, et la tarte à l’abricot a la pointe d’aciditénécessaire.Selonmonhumeurjem’offreunedouzained’escargots,unechoucroutegarnieetunebouteillede gewurtztraminer «Cuvée vendanges tardives » à la teinte dorée, ou je déguste un simpleœuf à lacoqueaccompagnédemouillettesaubeurresalé.Quelrégal!Le jauned’œufm’envahit lepalaiset lagorgeendelonguescouléestièdes.Etiln’yajamaisdeproblèmededigestion.Évidemment,j’utiliselesmeilleursproduits:leslégumeslesplusfrais,despoissonsquisortentdel’onde,lesviandeslesmieuxpersillées.Toutdoitêtrepréparédanslesrègles.Pourplusdesûreté,unamim’aenvoyélarecettedelavraieandouillettedeTroyes,avectroisviandesdifférentesentortilléesenlanières.Demême,jerespectescrupuleusementlerythmedessaisons.Pourl’instantjemerafraîchislespapillesàcoupsdemelonetdefruits rouges. Les huîtres et le gibier ce sera pour l’automne si j’en conserve l’envie car je deviensraisonnable,pourainsidireascétique.Audébutdemonlongjeûne,lemanquemepoussaitàvisitersanscessemongarde-manger imaginaire. J’étaisboulimique.Aujourd’hui, jepourraispresquemecontenterdusaucissonartisanalenserrédanssonfiletquipend toujoursdansuncoindema tête.UnerosettedeLyonà la forme irrégulière, très sècheethachéegros.Chaque tranche fondunpeusur la langueavantqu’onne lamâchepourenexprimer toute lasaveur.Cedéliceestaussiunobjetsacré,unfétichedontl’histoireremonteàprèsdequaranteans.J’avaisencorel’âgedesbonbonsmaisjeleurpréféraisdéjàlacharcuterie,etl’infirmièredemongrand-pèrematernelavaitremarquéqu’àchacunedemesvisitesdanslesinistreappartementduboulevardRaspailjeluiréclamaisdusaucissonavecuncharmantzézaiement.Habileàflatterlagourmandisedesenfantsetdesvieillards,cetteindustrieusegouvernanteafiniparfairecoup double enm’offrant un saucisson et en épousantmon grand-père juste avant samort. La joie derecevoiruntelcadeaufutproportionnelleàl’agacementquecemariage-surprisecausadanslafamille.Dugrand-père,jen’aigardéqu’uneimageassezfloue,unesilhouetteallongéedanslapénombreaveclevisagesévèreduVictorHugodesbilletsdecinqcentsanciensfrancsenusageàcetteépoque.JerevoisbeaucoupmieuxlesaucissonincongruaumilieudemesDinky-toysetdemeslivresdelabibliothèqueverte.

J’aibienpeurdenejamaisenmangerdemeilleur.

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L’angegardienSurlebadged’identitéépingléàlablouseblanchedeSandrine, ilestécrit :orthophoniste,maison

devraitlire:angegardien.C’estellequiainstaurélecodedecommunicationsanslequeljeseraiscoupédumonde.Hélas!silaplupartdemesamisontadoptélesystèmeaprèsapprentissage,ici,àl’hôpital,iln’y a que Sandrine et une psychologue pour le pratiquer. Le plus souvent je n’ai donc qu’unmaigrearsenal de mimiques, clignements d’yeux et hochements de tête pour demander qu’on ferme la porte,décoinceunechassed’eau,baisse lesondela téléouremonteunoreiller.Jeneréussispasà tous lescoups. Au fil des semaines, cette solitude forcée m’a permis d’acquérir un certain stoïcisme et decomprendrequel’humanitéhospitalièresediviseendeux.IlyalamajoritéquinefranchirapasleseuilsansessayerdepigermesSOS,etlesautres,moinsconsciencieux,quis’éclipsentenfeignantdenepasvoirmessignauxdedétresse.Telcetaimableabrutiquim’aéteintlematchdefootballBordeaux-Munichà la mi-temps en me gratifiant d’un « Bonne nuit » sans appel. Au-delà des aspects pratiques, cetteincommunicabilitépèseunpeu.C’estdireleréconfortquejeressensdeuxfoisparjourquandSandrinefrappe à la porte, passe une frimousse d’écureuil pris en faute et chasse d’un coup tous lesmauvaisesprits.Lescaphandreinvisiblequim’enserreenpermanencesemblemoinsoppressant.

L’orthophonie est un art qui mérite d’être connu. Vous n’imaginez pas la gymnastique effectuéemachinalementparvotrelanguepourproduiretouslessonsdufrançais.Pourl’instantjebutesurle«l»,piteuxrédacteurenchefquinesaitplusarticuler lenomdesonpropre journal.Les jours fastes,entredeux quintes de toux, je trouve le souffle et l’énergie pour sonoriser quelques phonèmes. Pour monanniversaire,Sandrinearéussiàmefaireprononcerl’alphabetdefaçonintelligible.Onnepouvaitmefairedeplusbeaucadeau.J’aientendulesvingt-sixlettresarrachéesaunéantparunevoixrauquevenuedufonddesâges.Cetexténuantexercicem’adonnél’impressiond’êtreunhommedescavernesentraindedécouvrirlelangage.Letéléphoneinterromptparfoisnostravaux.JeprofitedeSandrinepouravoirquelques proches en ligne et saisir au vol des bribes de vie, comme on attrape un papillon.Ma filleCéleste raconte ses cavalcades à dos de poney. Dans cinqmois, on va fêter ses neuf ans.Mon pèreexpliquesesdifficultésàtenirsursesjambes.Iltraversevaillammentsaquatre-vingt-treizièmeannée.Cesont les deux maillons extrêmes de la chaîne d’amour qui m’entoure et me protège. Je me demandesouventqueleffetontcesdialoguesàsensuniquesurmesinterlocuteurs.Moi,ilsmebouleversent.Àcestendres appels, comme j’aimerais ne pas opposer mon seul silence. Certains le trouvent d’ailleursinsupportable.La douceFlorence nemeparle pas si je n’ai au préalable respiré bruyamment dans lecombinéqueSandrinecolleàmonoreille«Jean-Do,êtes-vouslà?»s’inquièteFlorenceauboutdufil.

Jedoisdirequeparmomentsjenesaisplustrèsbien.

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LaphotographieLadernièrefoisquej’aivumonpère,jel’airasé.C’étaitdanslasemainedemonaccident.Commeil

étaitsouffrant,j’aipasséunenuitchezluidanssonpetitappartementparisienprochedesTuileries,etaumatin,aprèsavoirpréparésonthéaulait,j’aientreprisdeledébarrasserd’unebarbedeplusieursjours.Cettescèneestrestéegravéedansmamémoire.Engoncédanslefauteuildefeutrerougeoùilal’habitudede décortiquer la presse, papa brave vaillamment le feu du rasoir qui attaque sa peau distendue. J’aidéposéunelargeservietteautourdesoncoudécharné,étaléunépaisnuagedemoussesursonvisage,etj’essaiedenepastropirritersonépidermestriéparendroitsdeveinuleséclatées.Lafatigueacreusélesyeuxaufonddeleursorbites,lenezapparaîtplusfortaumilieudestraitsémaciésmaisl’hommen’arienperdudesasuperbeaveclepanachedecheveuxblancsquicouronnesahautesilhouettedepuistoujours.Danslachambreautourdenouslessouvenirsdesaviesesontaccumulésparcouchesjusqu’àformerundecescapharnaümsdevieillardsdontilssontlesseulsàconnaîtretouslessecrets.C’estundésordredevieuxmagazines,dedisquesqu’onn’écouteplus,d’objetshétéroclitesetdephotosdetouteslesépoquesglisséesdanslecadred’ungrandmiroir.Ilyapapaenpetitmarinquijoueaucerceau,avantlaguerrede14,ma filledehuit ans en cavalière, et un clichédemoi, ennoir et blanc, pris surun terraindegolfminiature.J’avaisonzeans,desoreillesenchou-fleuretunairdebonélèveunpeubenêt,d’autantplushorripilantquej’étaisdéjàuncancreprofessionnel.

J’achèvemonofficedebarbierenaspergeantl’auteurdemesjoursavecsoneaudetoilettepréférée.Puis nous nous disons au revoir sans que, pour une fois, il neme parle de la lettre rangée dans sonsecrétaireoùsontconsignéessesdernièresvolontés.Depuislors,nousnenoussommespasrevus.Jenequitte pasmavillégiature berckoise et, à quatre-vingt-douze ans, ses jambesne lui permettent plus dedescendre les majestueux escaliers de son immeuble. Nous sommes tous les deux des locked-insyndrome,chacunàsamanière,moidansmacarcasse,luidanssontroisièmeétage.Maintenantc’estmoiqu’onrasechaquematin,etjepensesouventàluiquandunaide-soignantrâpeconsciencieusementmesjouesavecunelamevieilledehuitjours.J’espèreavoirfaitunFigaroplusattentif.

De temps à autre il me téléphone, et je peux entendre sa voix chaude qui tremble un peu dans lecombinéqu’unemainsecourableacolléàmonoreille.Çanedoitpasêtrefaciledeparleràunfilsdontonsaittropbienqu’ilnevapasrépondre.Ilm’aaussienvoyélaphotodugolfminiature.D’abordjen’aipascomprispourquoi.Ceseraitrestéuneénigmesiquelqu’unn’avaitpaseul’idéederegarderaudosdutirage.Dansmoncinémapersonnelsesontalorsmisesàdéfiler lesimagesoubliéesd’unweek-enddeprintempsoùlesparentsetmoiétionsallésnousaérerdansunebourgadeventeuseetpastrèsgaie.Desonécriturecharpentéeetrégulière,papaasimplementnoté:Berck-sur-Mer,avril1963.

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UneautrecoïncidenceSi on demandait aux lecteurs d’AlexandreDumas dans lequel de ses personnages ils aimeraient se

réincarner,lessuffragesiraientàD’ArtagnanouàEdmondDantèsetnuln’auraitl’idéedeciterNoirtierdeVillefort, figureassezsinistreduComtedeMonte-Cristo.Décrit parDumas commeuncadavre auregardvif,unhommedéjàfaçonnéauxtroisquartspourlatombe,cethandicapéprofondnefaitpasrêvermais frémir.Dépositaire impuissantetmuetdesplus terriblessecrets, ilpassesavieprostrédansunechaiseàroulettesetilnecommuniquequ’enclignantdesyeux:unclind’œilsignifieoui,deux,non.Enfait bon papa Noirtier, ainsi que le surnomme sa petite-fille avec affection, est le premier locked-insyndrome,etàcejourleseul,apparuenlittérature.

Dèsquemesespritssontsortisdelabrumeépaisseoùmonaccidentlesavaitplongés,j’aibeaucouppensé à bon papa Noirtier. Je venais juste de relire Le comte de Monte-Cristo et voilà que je meretrouvais au cœur du livre dans la plus fâcheuse des postures.Cette lecture ne tenait pas du hasard.J’avais le projet, sans doute iconoclaste, d’écrire une transpositionmoderne du roman : la vengeancerestaitbiensûrlemoteurdel’intrigue,maislesfaitssedéroulaientànotreépoqueetMonte-Cristoétaitunefemme.

Jen’aidoncpaseu le tempsdecommettrececrimede lèse-majesté.Pourpunition j’auraispréféréêtremétamorphoséenbaronDanglars,enFrantzd’Épinay,enabbéFariaou,àtoutprendre,devoircopierdixmillefois:onnebadinepasavecleschefs-d’œuvre.Lesdieuxdelalittératureetdelaneurologieenontdécidéautrement.

Certains soirs j’ai l’impression que bon papaNoirtier vient patrouiller dans nos couloirs avec seslongscheveuxblancsetsachaiseàroulettesvieilled’unsièclequiabesoind’unegoutted’huile.Pourretournerlesdécretsdudestinj’aimaintenantentêteunegrandesagaoùletémoincléestcoureuràpiedplutôtqueparalytique.Onnesaitjamais.Peut-êtrequeçamarchera.

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LerêveEngénéral,jenemesouvienspasdemesrêves.Aucontactdujourjeperdslefilduscénarioetles

imagess’estompentinexorablement.Alorspourquoicessongesdedécembresont-ilsrestésgravésdansmamémoireaveclaprécisiond’unrayonlaser?C’estpeut-êtreunerègleducoma.Commeonnerevientpasà la réalité, les rêvesn’ontpas le loisirdes’évaporermaiss’agglomèrent lesunsauxautrespourformerunelonguefantasmagoriequirebonditcommeunroman-feuilleton.Cesoir,unépisodemerevientàl’esprit.

Il neige sur mon rêve à gros flocons. Une couche de trente centimètres recouvre le cimetière devoitures que nous traversons en grelottant avecmonmeilleur ami.Depuis trois jours, Bernard etmoiessayons de regagner la France qui est paralysée par une grève générale. Dans une station de sportsd’hiveritalienneoùnousavonséchoué,BernardavaittrouvéuntortillardquiallaitsurNice,maisàlafrontière un barrage de grévistes a interrompu notre voyage et nous a obligés à descendre dans latourmente en chaussures de ville et en costume de demi-saison. Le décor est lugubre. Un viaducsurplombe le cimetière de voitures, et l’on dirait que ce sont les véhicules tombés de l’autoroutecinquantemètres plus haut qui s’entassent là, les uns sur les autres.Nous avons rendez-vous avec unpuissant homme d’affaires italien qui a installé sonQG dans un pilier de cet ouvrage d’art, loin desregardsindiscrets.IlfautfrapperàuneporteenferjauneavecunpanneauDANGERDEMORTetdesschémas pour le secours aux électrocutés. La porte s’ouvre. L’entrée fait penser aux stocks d’unconfectionneurduSentier:desvestessurunportant,despilesdepantalons,descartonsdechemises.Ilyen a jusqu’au plafond. À sa tignasse, je reconnais le cerbère en battle-dress qui nous accueille unpistolet-mitrailleur à lamain. C’est RadovanKaradzic, le leader serbe. «Mon camarade a dumal àrespirer»,luiditBernard.Karadzicmefaitunetrachéotomiesuruncoindetable,puisnousdescendonsausous-solparunluxueuxescalierdeverre.Lesmurstendusdecuirfauve,deprofondscanapésetunéclairagetamisédonnentàcebureauuncôtéboîtedenuit.Bernarddiscuteaveclemaîtredeslieux,unclonedeGianniAgnelli,l’élégantpatrondelaFIAT,tandisqu’unehôtesseàl’accentlibanaism’installeàunpetitbar.Verresetbouteillesontétéremplacéspardestuyauxenplastiquequitombentduplafondcommelesmasquesàoxygènedanslesavionsendétresse.Unbarmanmefaitsigned’enmettreundansmabouche. Jem’exécute.Un liquide ambré augoût degingembre semet à couler et une sensationdechaleurm’envahitdelapointedespiedsàlaracinedescheveux.Aprèsuntemps,jevoudraisarrêterdeboireetdescendreunpeudemontabouret.Jecontinuepourtantàavalerdelonguesgorgées,incapabledefairelemoindregeste.Jejettedesregardsaffolésaubarmanpourattirersonattention.Ilmerépondparunsourireénigmatique.Autourdemoi,visagesetvoixsedéforment.Bernardmeditquelquechosemaislesonquisortauralentidesaboucheestincompréhensible.Àlaplace,j’entendsleBolérodeRavel.Onm’acomplètementdrogué.

Uneéternitéplustard,jeperçoisunbranle-basdecombat.L’hôtesseàl’accentlibanaismechargesursondosetmehissedansl’escalier.«Nousdevonspartir,lapolicearrive.»Dehorslanuitesttombéeetil ne neige plus.Un vent glacialme coupe le souffle. Sur le viaduc on a placé un projecteur dont lefaisceaulumineuxfouilleentrelescarcassesabandonnées.

«Rendez-vous,vousêtescernés!»crieunmégaphone.Nousréussissonsànouséchapper,etpourmoic’est le début d’une longue errance. Dans mon rêve j’aimerais bien m’enfuir mais, dès que j’en ail’opportunité,uneindicibletorpeurm’interditdefaireunseulpas.Jesuisstatufié,momifié,vitrifié.Siune porte me sépare de la liberté, je n’ai pas la force de l’ouvrir. Cependant ce n’est pasma seuleangoisse.Otaged’unesectemystérieuse,jecrainsquemesamisnetombentdanslemêmepiège.J’essaiepar tous lesmoyens de les prévenir,maismon rêve est parfaitement en phase avec la réalité. Je suis

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incapabledeprononceruneparole.

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LavoixoffJ’aiconnudesréveilsplussuaves.Quandj’aireprisconscience,cematindelafinjanvier,unhomme

étaitpenché surmoiet couturaitmapaupièredroiteavecdu fil etuneaiguille commeon ravaudeunepairedechaussettes.J’aiétésaisid’unecrainte irraisonnée.Etsidanssonélanl’ophtalmomecousaitaussi l’œilgauche,mon seul lien avec l’extérieur, l’unique soupirail demoncachot, lehublotdemonscaphandre?Parbonheurjen’aipasétéplongédanslanuit.Ilasoigneusementrangésonpetitmatérieldans des boîtes en fer-blanc tapissées d’ouate et, sur le ton d’un procureur qui requiert une peineexemplaireàl’encontred’unrécidiviste,ilajustelâché:«Sixmois.»Demonœilvalide,j’aimultipliélessignauxinterrogateurs,maislebonhomme,s’ilpassaitsesjournéesàscruterlaprunelled’autrui,nesavaitpaspourautantliredanslesregards.C’étaitleprototypedudocteurJe-m’en-fous,hautain,cassant,pleindemorgue,quipoursaconsultationconvoquaitimpérativementlespatientsàhuitheures,arrivaitàneuf, et repartait à neuf heures cinq après avoir consacré à chacun quarante-cinq secondes de sonprécieuxtemps.Auphysique,ilressemblaitàMaxlaMenace,unegrossetêterondesuruncorpscourtetsaccadé.Déjàpeudisert avec lecommundesmalades, ildevenait carrément fuyantavec les fantômesdansmongenre,n’ayantpasdesaliveàdépenserpournousfournirlamoindreexplication.J’aifiniparapprendrepourquoi ilm’avaitobturél’œilpoursixmois : lapaupièrenejouaitplussonrôledestoremobileetprotecteuretjerisquaisuneulcérationdelacornée.

Au fil des semaines, jeme suis demandé si l’hôpital ne faisait pas exprès d’utiliser un personnageaussi rébarbatif pour catalyser la sourdeméfiance que le corpsmédical finit par faire naître chez lespatientsdelonguedurée.UnetêtedeTurc,enquelquesorte.S’ils’enva,commeilenestquestion,dequellebaudruchevais-jepouvoirmemoquer?Àsonéternellequestion :«Voyez-vousdouble?», jen’auraisplusleplaisirsolitaireetinnocentdem’entendreluirépondre,enmonforintérieur:«Oui,jevoisdeuxconsaulieud’un.»

Autantquederespirer,j’aibesoind’êtreému,d’aimeretd’admirer.Lalettred’unami,untableaudeBalthussurunecartepostale,unepagedeSaint-Simondonnentunsensauxheuresquipassent.Mais,pourrester sur le qui-vive et ne pas sombrer dans une résignation tiède, je garde une dose de fureur, dedétestation,nitropnitroppeu,commelacocotte-minuteasasoupapedesécuritépournepasexploser.

Tiens,«LaCocotte-Minute»,çapourraitêtreuntitrepourlapiècedethéâtrequej’écriraipeut-êtreunjouràpartirdemonexpérience.J’aiaussipenséàlabaptiserL’Œil,etbiensûrLeScaphandre.Vousenconnaissezdéjàl’intrigueetledécor.Lachambred’hôpitaloùmonsieurL.,unpèredefamilledanslaforce de l’âge, apprend à vivre avec un locked-in syndrome, séquelle d’un grave accident cardio-vasculaire. La pièce raconte les aventures de monsieur L. dans l’univers médical et l’évolution desrapportsqu’ilentretientavecsafemme,sesenfants,sesamisetsesassociésdansl’importanteagencedepublicité dont il est l’un des fondateurs. Ambitieux et plutôt cynique, n’ayant pas jusque-là essuyéd’échecs,monsieurL.faitl’apprentissagedeladétresse,voits’effondrertouteslescertitudesdontilétaitbardéetdécouvrequesesprochessontpourluidesinconnus.OnpourrasuivrecettelentemutationauxpremièreslogesgrâceàunevoixoffreproduisantlemonologueintérieurdemonsieurL.danstouteslessituations. Il n’y a plus qu’à écrire la pièce. J’ai déjà la dernière scène.Le décor est plongé dans lapénombreàl’exceptiond’unhaloquinimbelelitaumilieuduplateau.C’estlanuit,toutdort.SoudainmonsieurL.,inertedepuisleleverdurideau,écartedrapsetcouvertures,sauteaubasdulit,faitletourde la scène dans une lumière irréelle. Puis le noir se fait et on entend une ultime fois la voix off, lemonologueintérieurdemonsieurL.:«Merde,c’étaitunrêve.»

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JourdechanceCematinlejourestàpeinelevéqu’unméchantsorts’acharnesurlachambre119.Depuisunedemi-

heurel’alarmedel’appareilquisertàrégulermonalimentations’estmiseàsonnerdanslevide.Jeneconnaisriend’aussistupideetdésespérantquecebipbip lancinantquirongelecerveau.Enprime, latranspiration a décollé le sparadrap qui fermema paupière droite, et les cils engluésme chatouillentdouloureusementlapupille.Enfin,pourcouronnerletout,l’emboutdemasondeurinaires’estdéboîté.Jeme suis complètement inondé. En attendant du secours, je me chantonne une vieille rengaine d’HenriSalvador :«Viensdonc,baby, toutçac’estpasgrave.»D’ailleursvoilà l’infirmière.Machinalement,elleouvrelatélévision.C’estlapub.UnserveurMinitel,le«3617Milliard»proposederépondreàlaquestion:«Êtes-vousfaitpourfairefortune?»

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LatraceduserpentLorsque par plaisanterie quelqu’unme demande si je compte effectuer un pèlerinage à Lourdes, je

répondsquec’estdéjàfait.C’étaitàlafindesannées70.Joséphineetmoientretenionsuneliaisonassezcompliquée pour tenter de réussir ensemble un voyage d’agrément, un de ces périples organisés quicontiennentautantdegermesdediscordequ’ilyademinutesdansunejournée.Pourpartirlematinenignorantoùoncoucheralesoiretsanssavoirparquelcheminonatteindracettedestinationinconnue,ilfautauchoixêtretrèsdiplomateouavoiruneinépuisablemauvaisefoi.Joséphine,commemoi,émargeaitdans la deuxième catégorie, et pendant une semaine sa vieille décapotable bleu pâle était devenue lethéâtred’unescènedeménagemobileetpermanente.D’Ax-les-Thermesoùjevenaisd’acheverunstagederandonnée,parenthèseincongruedansuneexistencevouéeàtoutsaufausport,àlaChambred’Amour,petiteplagedelacôteBasquesurlaquellel’oncledeJoséphinepossédaitunevilla,nousavonsfaitunerouteorageuseetmagnifiqueàtraverslesPyrénéesenlaissantderrièrenousunsillagede«d’abord-je-n’ai-jamais-dit-ça».

Lemotifessentieldecettemésententecordialeétaitungrosvolumedesixouseptcentspagesavecunecouverturenoireetrouged’oùsedétachaituntitreaccrocheur.LaTraceduSerpentracontaitlesfaitset gestes de Charles Sobraj, une espèce de gourou de grand chemin qui envoûtait et détroussait lesvoyageursoccidentauxducôtédeBombayoudeKatmandou.L’histoiredeceserpentd’originefranco-indienneétaitvraie.Àpartcelajeseraisincapablededonnerlemoindredétail,etilestmêmepossiblequemon résumé soit inexact,mais ce dont jeme souviens parfaitement c’est de l’empire queCharlesSobrajexerçaitaussisurmoi.SiaprèsAndorrejeconsentaisencoreàleverlesyeuxdemonlivrepouradmirerunpaysage,arrivéaupicduMidi je refusais toutnetdedescendrede lavoiturepour faire lapromenadejusqu’à l’observatoire. Ilestvraiquece jour-làunépaisbrouillard jaunâtreenveloppait lamontagne, limitant la visibilité et l’intérêt de l’excursion. Néanmoins Joséphine me planta là et allabouderdeuxheuresdanslesnuages.Était-cepourmedésensorcelerqu’elletenaitàpasserparLourdes?Comme je n’avais jamais été dans cette capitalemondiale dumiracle, j’acquiesçai sans broncher.Detoute façon, dans mon esprit enfiévré par la lecture, Charles Sobraj se confondait avec BernadetteSoubirousetleseauxdel’AdoursemêlaientàcellesduGange.

Lelendemain,aprèsavoirfranchiuncoldutourdeFrancedontl’ascensionmeparutexténuantemêmeenvoiture,nousentrionsdansLourdesparunechaleur suffocante. Joséphineconduisait, j’étaisassisàcôtéd’elle.EtLaTraceduSerpent,épaissietdéformé,trônaitsurlesiègearrière.Depuislematinjen’avaispasoséytoucher,Joséphineayantdécidéquemapassionpourcettesagaexotiquetrahissaitundésintérêt à son endroit. Pour les pèlerinages, c’était la haute saison et la ville affichait complet.J’entreprenaismalgré tout un ratissage systématiquedes réserveshôtelièrespourmevoir opposer deshaussements d’épaules réprobateurs ou des « nous-sommes-vraiment-désolés » suivant le standing desétablissements.Lasueurcollaitmachemiseaucreuxdemesreins,etsurtout lespectred’unenouvelledisputeplanaitsurnotreéquipagequandleconcierged’unhôteld’Angleterre,d’Espagne,desBalkansouque sais-je encore m’informa d’une défection sur le ton sentencieux d’un notaire qui annonce à seshéritiersledécèsinattendud’unoncled’Amérique.Oui,ilyavaitunechambre.Jem’abstenaisdedire«C’estunmiracle»carjesentaisd’instinctqu’icionneplaisantaitpasavecceschoses-là.L’ascenseurétait surdimensionné, à la taille des brancards, et dix minutes plus tard, en prenant une douche, jeréaliseraisquenotresalledebainsétaitéquipéepouraccueillirdeshandicapés.

TandisqueJoséphinepratiquaitàson tourdenécessairesablutions, jem’abattaisvêtud’unesimpleserviettesurlasublimeoasisdetouslesaltérés:leminibar.Toutd’abordjevidaisd’unseultraitunedemi-bouteilled’eauminérale.Ôbouteille,jesentiraitoujourstongoulotdeverresurmeslèvressèches.

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Ensuitej’aipréparéunecoupedechampagnepourJoséphineetungin-tonicpourmoi.Ayantremplimafonctiondebarman,j’entamaisfurtivementunreplistratégiqueverslesaventuresdeCharlesSobrajmais,au lieu de l’effet sédatif escompté, le champagne redonna toute sa vigueur à la fibre touristique deJoséphine. « Je veux voir la SainteVierge », répétait-elle en sautant à pieds joints comme l’écrivaincatholiqueFrançoisMauriacsurunephotocélèbre.

Nous voilà donc partis pour le lieu saint sous un ciel lourd etmenaçant, en train de remonter unecolonne ininterrompue de fauteuils roulants conduits par des dames d’œuvres qui n’en étaient pas àl’évidenceàleurpremiertétraplégique.«S’ilpleut,toutesàlabasilique!»claironnalabonnesœurquiouvrait le cortège avec autorité, cornette au vent et chapelet à lamain. À la dérobée j’observais lesmalades, cesmains tordues, ces visages fermés, ces petits paquets de vie tassés sur eux-mêmes. L’und’euxcroisamonregardetj’esquissaiunsourire,maisilmeréponditentirantlalangueetjemesentisbêtement rougir jusqu’aux oreilles comme pris en faute. Baskets roses, jean rose, sweat-shirt rose,Joséphineavançaitravieaumilieud’unemassesombre:lescurésfrançaisquis’habillentencoreencurésemblaients’êtretousdonnérendez-vous.Ellefrôlal’extasequandcechœurdesoutanesentonna«SoyezlaMadone qu’on prie à genoux », le cantique de son enfance. À la seule mesure de l’ambiance, unobservateurpeuattentifauraitpusecroireauxabordsduParcdesPrincesunsoirdecouped’Europe.

Sur la grande esplanade devant l’entrée de la grotte serpentait une queue d’un kilomètre au rythmelancinantdesAveMaria.Jen’avaisjamaisvuunetellefiled’attentesaufpeut-êtreàMoscoudevantlemausoléedeLénine.

«Disdonc,jenevaispasfairetoutecettequeue!—Dommage,merétorquaJoséphine,çaferaitdubienàunmécréantcommetoi.— Pas du tout et c’est même dangereux. Imagine un type en bonne santé qui arrive en pleine

apparition.Unmiracleetilseretrouveparalysé.»Dixtêtessetournèrentversmoipourvoirquitenaitdesproposaussiiconoclastes.«Idiot»,souffla

Joséphine.Uneaversefitdiversion.Dèslespremièresgouttesonvitécloreunegénérationspontanéedeparapluies,etuneodeurdepoussièrechaudeflottadansl’atmosphère.

Nousnoussommeslaisséentraînerjusqu’àlabasiliquesouterraineJeanXXIII,cegigantesquehangaràprièresoùl’onsertlamessedesixheuresàminuitenchangeantdeprêtretouslesdeuxoutroisoffices.J’avais lu dans un guide que la nef de béton plus étendue que Saint-Pierre de Rome pouvait abriterplusieurs Jumbo Jet. Je suivais Joséphine dans une travée où il y avait des places libres sous un desinnombrables haut-parleurs qui transmettaient la cérémonie avec force échos. «Gloire àDieu au plushautdescieux…auplushautdescieux…descieux…»Àl’élévation,monvoisin,unpèlerinprévoyant,sortitdesonsacàdosdesjumellesdeturfisteafindesurveillerlesopérations.D’autresfidèlesavaientdespériscopesdefortunecommeonenvoitle14juilletsurlepassagedudéfilé.LepèredeJoséphineme racontait souvent comment il avaitdébutédans lavieenvendant cegenred’articlesà la sortiedumétro.Celanel’avaitpasempêchédedevenirunténordelaradio.Désormaisilemployaitsontalentdecamelotpourdécrirelesmariagesprinciers,lestremblementsdeterreetlesmatchesdeboxe.Dehors,lapluie avait cessé. L’air s’était rafraîchi. Joséphine prononça le mot « shopping ». Pour parer à cetteéventualité,j’avaisrepérélagranderueoùlesmagasinsdesouvenirssetenaientàtouche-touchecommedansunsoukorientaletoffraientleplusextravagantétalagedebondieuseries.

Joséphinecollectionnait:lesflaconsdevieuxparfums,lestableauxd’inspirationcampagnardeavecvacheseuleouentroupeau,lesassiettesdenourriturefacticequitiennentlieudemenudanslesvitrinesdesrestaurantsdeTokyo,etplusgénéralementtoutcequ’ellepouvaittrouverdepluskitschaucoursdesesnombreuxvoyages.Là,cefutunvéritablecoupdefoudre.Danslequatrièmemagasin,surletrottoir

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degauche,ellesemblaitattendreJoséphineaumilieud’uncapharnaümdemédaillespieuses,decoucoussuissesetdeplateauxàfromages.C’étaitunadorablebusteenstucavecuneauréoleclignotantecommelesdécorationsdesarbresdeNoël.

«Lavoilà,maSainteVierge!trépignaJoséphine.— Je te l’offre », dis-je aussitôt sans imaginer la somme qu’allait m’extorquer le marchand en

alléguant que c’était une pièce unique. Ce soir-là, nous fêtâmes cette acquisition dans notre chambred’hôtelenéclairantnosébatsdesalumièreintermittenteetsacrée.Surleplafondsedessinaituneombrefantastique.

«Tusais,Joséphine,jecroisqu’ilfautqu’onsesépareenrentrantàParis.—Situcroisquejen’avaispascompris!—Mais,Jo…»Elles’étaitendormie.Elleavaitledon,quandunesituationluidéplaisait,depouvoirsombrerdansun

sommeilinstantanéetprotecteur.Ellesemettaitencongédel’existencepourcinqminutesouplusieursheures.Unmomentj’observailepandemurau-dessusdelatêtedelitentreretsortirdel’obscurité.Queldémonpouvaitpousserdesgensàtendretouteunepièceavecdelatoiledejuteorange?

CommeJoséphinedormaittoujours,jemesuisdiscrètementhabillépourallermelivreràunedemesoccupations favorites : la divagation nocturne. C’étaitmamanière àmoi de lutter contre lesmauvaisvents:marcherdroitdevantjusqu’àl’épuisement.Surleboulevard,desadolescentshollandaislampaientbruyamment de grandes chopes de bière. Ils avaient taillé des trous dans des sacs poubelle pour seconfectionnerdesimperméables.Delourdesgrilles interdisaient l’accèsàlagrotte,maisautraversonpouvaitvoirlalueurdescentainesdeciergesquiachevaientdes’yconsumer.Beaucoupplustardmonerrance m’a ramené dans la rue des boutiques de souvenirs. Dans la quatrième vitrine, uneMarie àl’identiqueavaitdéjàpris laplacede lanôtre.Alors je suis rentréà l’hôtel, etde très loin j’aivu lafenêtredenotrechambrequiclignotaitaumilieudelapénombre.Jesuismontéparl’escalierenprenantsoindenepastroublerlessongesduveilleurdenuit.LaTraceduSerpentétaitposéesurmonoreillercommeunbijoudanssonécrin.«Tiens,murmurai-je,CharlesSobraj, je l’avaiscomplètementoublié,celui-là.»

Jereconnusl’écrituredeJoséphine.Unénorme«J»barraittoutelapage168.C’étaitledébutd’unmessagequirecouvraitbiendeuxchapitresdulivreetlesrendaitcomplètementillisibles.Jet’aime,Ducon.NefaispassouffrirtaJoséphine.Heureusement,j’enétaisdéjàarrivéplusloin.Quandj’aiéteintlaSainteVierge,lejourcommençaitàpoindre.

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LerideauRecroquevillé sur le fauteuilque leurmèrepousse le longdes couloirsde l’hôpital, j’observemes

enfantsàladérobée.Sijesuisdevenuunpèrequelquepeuzombie,ThéophileetCéleste,eux,sontbienréels,remuantsetrâleurs,etjenemelassepasdelesregardermarcher,simplementmarcher,àcôtédemoi enmasquant sous un air assuré lemalaise qui voûte leurs petites épaules.Avecdes serviettes enpapier,Théophileessuie,toutenmarchant,lesfiletsdesalivequis’écoulentdemeslèvrescloses.Songeste est furtif, à la fois tendre et craintif comme s’il était en face d’un animal aux réactionsimprévisibles.Dèsquenousralentissons,Célestem’enserrelatêteentresesbrasnus,couvremonfrontdebaiserssonoreset répète :«C’estmonpapa,c’estmonpapa»,à lamanièred’une incantation.Oncélèbre la fêtedespères. Jusqu’àmonaccidentnousn’éprouvionspas lebesoind’inscrire ce rendez-vous forcé à notre calendrier affectif,mais, là, nous passons ensemble toute cette journée symboliquepour attester, sans doute, qu’une ébauche, une ombre, un bout de papa, c’est encore un papa. Je suispartagéentrelajoiedelesvoirvivre,bouger,rireoupleurerpendantquelquesheures,etlacraintequelespectacledetoutescesdétresses,àcommencerpar lamienne,nesoitpas ladistractionidéalepourungarçondedixansetsapetitesœurdehuit,mêmesinousavonsprisenfamillelasagedécisiondenerienédulcorer.

NousnousinstallonsauBeachClub.J’appelleainsiuneparcellededuneouverteausoleiletauventoùl’administrationaeul’obligeancededisposertables,chaisesetparasolsetmêmedesemerquelquesboutonsd’orquipoussentdanslesableaumilieudesherbesfolles.Danscesassituéauborddelaplage,entrel’hôpitaletlavraievie,onpeutrêverqu’unebonneféevatransformertouslesfauteuilsroulantsencharsàvoile.«Tufaisunpendu?»demandeThéophile,etjeluirépondraisvolontiersqu’ilmesuffitdéjàdefaireleparalysé,simonsystèmedecommunicationn’interdisaitlesrépliquesàl’emporte-pièce.Letraitleplusfins’émousseettombeàplatquandilfautplusieursminutespourl’ajuster.Àl’arrivéeonnecomprendplustrèsbiensoi-mêmecequiparaissaitsiamusantavantdeledicterlaborieusementlettreparlettre.Larègleestdoncd’éviterlessailliesintempestives.Celaenlèveàlaconversationsonécumevif-argent,cesbonsmotsqu’onserelancecommeuneballesurunfronton,etjecomptecemanqueforcéd’humourparmilesinconvénientsdemonétat.

Enfin,vapourunpendu,lesportnationaldesclassesdeseptième.Jetrouveunmot,unautre,puiscalesuruntroisième.Enfait,jen’aipaslatêteaujeu.Uneondedechagrinm’aenvahi,Théophile,monfils,estlàsagementassis,sonvisageàcinquantecentimètresdemonvisage,etmoi,sonpère,jen’aipaslesimpledroitdepasserlamaindanssescheveuxdrus,depincersanuqueduveteuse,d’étreindreàl’enétouffer son petit corps lisse et tiède. Comment le dire ? Est-ce monstrueux, inique, dégueulasse ouhorrible?Toutd’uncoup,j’encrève.Leslarmesaffluentetdemagorges’échappeunspasmerauquequifaittressaillirThéophile.N’aiepaspeur,petitbonhomme,jet’aime.Toujoursdanssonpendu,ilachèvelapartie.Encoredeuxlettres,ilagagnéetj’aiperdu.Suruncoindecahierilfinitdedessinerlapotence,lacordeetlesupplicié.

Céleste, elle, exécute des cabrioles sur la dune. J’ignore si on doit y voir un phénomène decompensation,mais, depuis que pourmoi soulever une paupière s’apparente à l’haltérophilie, elle estdevenueunevéritableacrobate.Ellepratiquelespiedsaumur,lepoirier,lepontrenversé,etenchaînerouesetsautspérilleuxavecunesouplessedechatte.Àlalonguelistedesmétiersqu’elleenvisagepoursonavenir,elleamêmeajoutéfunambule,aprèsmaîtressed’école,top-modeletfleuriste.AyantavecsespirouettesconquislepublicduBeachClub,notreshow-womanenherbeentameuntourdechantaugranddésespoirdeThéophilequidétestepar-dessus toutqu’onpuisse se faire remarquer.Aussi renferméettimide que sa sœur est démonstrative, ilm’a cordialement haï le jour où à son école j’ai demandé et

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obtenulapermissiondetirermoi-mêmelaclochedelarentrée.NulnepeutprédiresiThéophilevivraheureux,entoutcasilvivracaché.

JemedemandecommentCélesteapuseconstitueruntelrépertoiredechansonsdesannéessoixante.Johnny,Sylvie,Sheila,Clo-Clo,FrançoiseHardy,parunestardecetâged’ornemanqueà l’appel.Àcôtédesgrostubesconnusdetous,desstandardsinusablestelcetraindeRichardAntonyquientrenteansn’aurajamaisvraimentcessédesifflerànosoreilles,Célestechantedessuccèsoubliésquitraînentdansleursillagedesnuagesdesouvenirs.Depuisl’époqueoùinlassablementjemettaisce45toursdeClaude François sur le Teppaz de mes douze ans, je n’avais pas dû réentendre « Pauvre petite filleriche ». Pourtant, dès que Céleste fredonne, assez faux d’ailleurs, les premières mesures de cetterengaine,me reviennent avec une précision inattendue chaque note, chaque couplet, chaque détail deschœursoudel’orchestration,jusqu’aubruitderessacquicouvrel’introduction.Jerevoislapochette,laphotoduchanteur,sachemiseàrayuresetàcolboutonnéquimesemblaitunrêveinaccessiblecarmamèrelatrouvaitvulgaire.Jerevoismêmelejeudiaprès-midioùj’aiachetécedisqueàuncousindemonpère,undouxgéantquitenaituneminusculeboutiquedanslessous-solsdelagareduNord,uneéternellegitanemaïsfichéeaucoindelabouche.«Siseulesurcetteplage,pauvrepetitefilleriche…»Letempsapasséetlesgenssesontmisàdisparaître.MamanestmortelapremièrepuisClo-Clos’estélectrocuté,etlegentilcousin,dontlesaffairesavaientunpeupériclité,alâchélarampeenlaissantuneinconsolabletribud’enfantsetd’animaux.Monplacardestremplidechemisesàcolboutonné,etjecroisquelepetitmagasindedisquesaétéreprisparunmarchanddechocolats.CommeletrainpourBerckpartdelagareduNord,unjourjedemanderaipeut-êtreàquelqu’und’allervérifierenpassant.

«Bravo,Céleste ! s’exclameSylvie.—Mman, j’enaimarre»,bougonneaussitôtThéophile. Ilestcinqheures.Lecarillondontletonmeparaîtd’ordinairesiamicalprenddesairsdeglaspourannoncerl’instantdelaséparation.Leventfaitvolerunpeudesable.Lamers’estretiréesiloinquelesbaigneursne sont plus que des points minuscules à l’horizon. Avant la route, les enfants vont se dégourdir lesjambessur laplageetnousrestonsseuls,Sylvieetmoi,silencieux,samainserrantmesdoigts inertes.Derrièreseslunettesnoiresquireflètentuncielpur,ellepleuredoucementsurnosviesexplosées.

Nousnous retrouvonsdansmachambrepour lesultimeseffusions.«Commentçava,monpote?»s’enquiertThéophile.Lepotealagorgeserrée,descoupsdesoleilsurlesmainsetlecoccyxenbouillied’être trop resté au fauteuil,mais il a eu unemerveilleuse journée.Et vous, jeunes gens, quelle tracegarderez-vousdecesexcursionsdansmoninfiniesolitude?Ilssontpartis.LavoituredoitdéjàfilersurParis.Jem’abîmedanslacontemplationd’undessinapportéparCélestequ’onatoutdesuitemisaumur.Une sorte de poisson à deux têtes, avec des yeux bordés de cils bleus et des écailles multicolores.Toutefois,l’intérêtdecedessinnerésidepasdanscesdétailsmaisdanssaformegénéralequireproduitde façon troublante le symbolemathématique de l’infini. Le soleil rentre à flots par la fenêtre. C’estl’heureoùsesrayonséclatantsvonttomberpilesurmatêtedelit.Dansl’émotiondudépart,j’aioubliédeleurfairesignedefermerlerideau.Ilviendrabienuninfirmieravantlafindumonde.

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ParisJem’éloigne.Lentementmais sûrement.Toutcomme lemarindansune traverséevoitdisparaître la

côted’oùils’estlancé,jesensmonpasséquis’estompe.Monancienneviebrûleencoreenmoimaisseréduitdeplusenplusauxcendresdusouvenir.

Depuisquejesuisdomiciliéàborddemonscaphandre,j’aitoutdemêmefaitdeuxvoyageséclairsàParis enmilieu hospitalier pour recueillir les avis des sommités dumondemédical.La première foisl’émotionm’asubmergéquandparhasard l’ambulanceestpasséedevant l’immeubleultra-moderneoùj’exerçaisnaguèremacoupableindustriederédacteurenchefdansunfameuxhebdomadaireféminin.J’aid’abord reconnu l’immeuble voisin, une antiquité des années soixante dont un panneau annonçait ladestruction,puisnotrefaçadetoutenmiroiroùsereflétaientlesnuagesetlesavions.Surleparvisilyavaitquelques-unesdecesfiguresfamilièresquel’oncroisetouslesjourspendantdixanssanspouvoirymettreunnom.Jemedévissaislatêtepourvoirsiunvisagemieuxconnupassaitparlà,derrièreladameau chignon et le costaud en blouse grise. Le destin n’en a pas voulu ainsi. Peut-être quelqu’un a-t-ilregardépassermoncarrossedepuislesbureauxducinquièmeétage?J’aiverséquelqueslarmesdevantlebar-tabacoùj’allaisparfoisprendreunplatdujour.Jepeuxpleurerassezdiscrètement.Onditalorsquej’ail’œilquicoule.

LadeuxièmefoisquejesuisalléàParis,quatremoisplustard,j’étaisdevenupresqueindifférent.Larueavaitsesatoursdejuillet,maispourmoinousétionstoujoursenhiveretc’étaitundécorfilméqu’onmeprojetaitderrièrelesvitresdel’ambulance.Aucinémaonappellecelaunetransparence:lavoitureduhérosfoncesuruneroutequidéfilesurunmurdustudio.Lesfilmsd’Hitchcockdoiventbeaucoupdeleurpoésieàl’utilisationdeceprocédéquandilétaitencoreimparfait.MatraverséedeParis,elle,nem’afaitnichaudnifroid.Pourtantriennemanquait.Lesménagèresenrobeàfleursetlesadolescentssurroulettes.Leronflementdesautobus.Lesjuronsdescoursiersenscooter.Laplacedel’Opérasortied’untableaudeDufy.Lesarbresàl’assautdesfaçadesetunpeudecotondanslecielbleu.Riennemanquait,saufmoi.J’étaisailleurs.

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Lelégume« Le 8 juin, cela fera 6 mois que ma nouvelle vie a commencé. Vos lettres s’accumulent dans le

placard,vosdessinssurlemuret,commejenepeuxrépondreàchacun,j’aieul’idéedecessamizdatspourracontermes journées,mesprogrèsetmesespoirs.D’abordj’aivoulucroirequ’ilnes’était rienpassé.Dans l’étatdesemi-consciencequisuit lecoma, jemevoyaisrevenirbientôtdans le tourbillonparisien,toutjusteflanquéd’unepairedecannes.»

Telsétaient lespremiersmotsdupremiercourrierde la lettredeBerckqu’à la finduprintemps jedécidaid’envoyeràmesamisetrelations.Adresséeàunesoixantainededestinataires,cettemissivefituncertainbruitetréparaunpeulesméfaitsde larumeur.Laville,cemonstreauxcentbouchesetauxmilleoreillesquinesaitrienmaisdit tout,avaiteneffetdécidédemeréglermoncompte.AucafédeFlore,undeces campsdebasedu snobismeparisiend’où se lancent les cancanscommedespigeonsvoyageurs,desprochesavaiententendudespiapiateursinconnustenircedialogueaveclagourmandisedevautoursquiontdécouvertunegazelle éventrée.«Sais-tuqueB. est transforméen légume?disaitl’un.—Évidemment,jesuisaucourant.Unlégume,oui,unlégume.»Levocable«légume»devaitêtredoux aupalais de ces augures car il était revenuplusieurs fois entre deuxbouchées dewelsh rarebit.Quantauton,ilsous-entendaitqueseulunbéotienpouvaitignorerquedésormaisjerelevaisdavantageducommercedesprimeursquedelacompagniedeshommes.Nousétionsentempsdepaix.Onnefusillaitpas les porteurs de fausses nouvelles. Si je voulais prouver quemon potentiel intellectuel était restésupérieuràceluid’unsalsifis,jenedevaiscompterquesurmoi-même.

Ainsiestnéeunecorrespondancecollectivequejepoursuisdemoisenmoisetquimepermetd’êtretoujoursencommunionavecceuxque j’aime.Monpéchéd’orgueil aporté ses fruits.Àpartquelquesirréductiblesquigardentunsilenceobstiné,toutlemondeacomprisqu’onpouvaitmejoindredansmonscaphandremêmes’ilm’entraîneparfoisauxconfinsdeterresinexplorées.

Jereçoisdeslettresremarquables.Onlesouvre,lesdéplieetlesexposesousmesyeuxselonunrituelquis’estfixéavecletempsetdonneàcettearrivéeducourrierlecaractèred’unecérémoniesilencieuseetsacrée.Jelischaquelettremoi-mêmescrupuleusement.Certainesnemanquentpasdegravité.Ellesmeparlentdusensdelavie,delasuprématiedel’âme,dumystèredechaqueexistenceet,paruncurieuxphénomènede renversementdes apparences, ce sont ceuxavec lesquels j’avais établi les rapports lesplusfutilesquiserrentauplusprèscesquestionsessentielles.Leur légèretémasquaitdesprofondeurs.Étais-jeaveugleetsourdoubienfaut-ilnécessairementlalumièred’unmalheurpouréclairerunhommesoussonvraijour?

D’autreslettresracontentdansleursimplicitélespetitsfaitsquiponctuentlafuitedutemps.Cesontdesrosesqu’onacueilliesaucrépuscule,l’indolenced’undimanchedepluie,unenfantquipleureavantdes’endormir.Capturéssurlevif,ceséchantillonsdevie,cesboufféesdebonheurm’émeuventplusquetout.Qu’elles fassent trois lignes ou huit pages, qu’elles viennent du lointainLevant ou deLevallois-Perret,jegardetoutesceslettrescommeuntrésor.Unjourjevoudraisbienlescollerboutàboutpourfaireunruband’unkilomètrequiflotteraitdansleventtelleuneoriflammeàlagloiredel’amitié.

Çaéloigneralesvautours.

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LapromenadeChaleurdeplomb.J’aimeraistoutdemêmesortir.Celafaitdessemaines,peut-êtredesmoisqueje

n’aipasfranchil’enceintedel’hôpitalpoureffectuerlapromenaderituellesurl’esplanadequilongeleborddemer.Ladernièrefoisc’étaitencorel’hiver.Destourbillonsglacésfaisaientvolerdesnuagesdesable, et face au vent les rares badauds marchaient à l’oblique enfermés dans d’épaisses pelures.Aujourd’hui j’ai envie devoirBerck en tenued’été, sa plageque j’ai connuedéserte et qu’onmeditbondée,lafoulenonchalantedejuillet.PourgagnerlarueensortantdupavillonSorrel,ilfauttraversertrois parkings dont le revêtement rugueux et imprécismet les fesses à rude épreuve. J’avais oublié leparcours du combattant de la balade avec plaques d’égouts, nids de poules et voitures garées sur letrottoir.

Voilà la mer. Des parasols, des planches à voile et une barrière de baigneurs complètent la cartepostale.C’est unemer de vacances, souple et bon enfant.Rien à voir avec l’espace infini aux refletsd’acier qu’on contempledepuis les terrassesde l’hôpital.Ce sont pourtant lesmêmes creux, lamêmehoule,lemêmehorizonbrumeux.

Nous roulons sur l’esplanade dans un va-et-vient de cornets de glace et de cuisses cramoisies. Jem’imaginebien lécherunebouledevanillesurun jeuneépidermerougipar lesoleil.Personnenefaitvraimentattentionàmoi.ÀBercklefauteuilroulantestaussibanalquelaFerrariàMonte-Carlo,etl’oncroisepartoutdepauvreshèresdansmongenre,disloquésetcrachotants.Cetaprès-midiClaudeetBricem’accompagnent. Je connais l’une depuis quinze jours, l’autre depuis vingt-cinq ans et c’est étranged’écoutermonvieuxcomplicemeraconterà la jeunefemmequivientchaque jourprendrece livreendictée.Moncaractèresoupeau lait,mapassiondes livres,mongoût immodéréde labonnechère,madécapotablerouge,toutypasse.Ondiraitunconteurquiexhumeleslégendesd’unmondeenglouti.«Jenevousvoyaispascommeça»,ditClaude.Monuniversestdésormaisdiviséentreceuxquim’ontconnuavantetlesautres.Quelpersonnagevont-ilspenserquej’aiepuêtre?Dansmachambrejen’aimêmepasunephotoàleurmontrer.

Nousnousarrêtonsenhautd’unvasteescalierquidessertlebardelaplageetunbelalignementdecabinesdebainauxcouleurspastel.L’escaliermerappellelagrandeentréedumétroPorte-d’Auteuilquetoutgossej’empruntaispourrevenirdelapiscine,lesyeuxembuésparlechlore.Molitoraétédétruiteilyaquelquesannées.Quantauxescaliers,ilsnesontpluspourmoiquedesculs-de-sac.

«Est-cequetuveuxrentrer?»demandeBrice.Jeprotesteénergiquementensecouantlatêteentoussens. Pas question de faire demi-tour avant d’avoir atteint le véritable but de cette expédition. Nouspassons vite au large d’un manège de chevaux de bois à l’ancienne dont le limonaire me vrille lesoreilles.NouscroisonsFangio,unecuriositédel’hôpitaloùilestconnusouscesobriquet.Raidecommelajustice,Fangionepeutpass’asseoir.Condamnéàêtredeboutoucouché,ilsedéplaceàplatventresurun chariot qu’il actionne lui-même avec une rapidité surprenante. Mais qui est en fait ce grand noird’alluresportivequitaillesarouteenclaironnant«Attention,voilàFangio!»?Ilm’échappe.Enfinnousarrivonsaupointextrêmedenotrepériple, toutauboutde l’esplanade.Si j’aivouluparcourir toutcechemin,cen’estpaspourdécouvrirunpanoramainéditmaispourmerepaîtredeseffluvesquiémanentd’unmodestebaraquementàlasortiedelaplage.Onm’installesousleventetjesensmesnarinesfrémirdeplaisirenhumantunparfumvulgaire,entêtantetparfoisinsupportableaucommundesmortels.«Oh,làlà!ditunevoixderrièremoi,çapuelegraillon.»

Moi,jenemelassepasdel’odeurdesfrites.

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VingtcontreunÇayest.J’airetrouvélenomducheval.Ils’appelaitMithra-Grandchamp.VincentdoitêtreentraindetraverserAbbeville.SionvientdeParisenvoiture,c’estlemomentoùle

voyage commence à sembler long.À l’autoroute déserte et ultra-rapide succède une nationale à deuxvoiesoùs’entasseunefileininterrompued’autosetdecamions.

Àl’époquedecettehistoire,ilyaplusdedixans,Vincent,moietquelquesautresavionslachance

inouïedetenirlesrênesd’unquotidiendumatinaujourd’huidisparu.Industrielpassionnéparlapresse,lepropriétaire avait eu l’ultimeaudacedeconfier sonbébéà laplus jeuneéquipedeParis alorsques’ourdissaitdéjàleténébreuxcomplotpolitiqueetbancairevisantàluienleverletitrequ’ilavaitcréécinqousixansplustôt.Sansquenouslesachions,iljetaitavecnoussesdernièrescartesdanslabatailleetnousnousyinvestissionsàmillepourcent.

VincentpassemaintenantlescarrefoursoùilfautlaisserpasseràgauchelesdirectionsdeRouenetdu

Crotoy et prendre le boyau qui mène à Berck à travers un chapelet de petites agglomérations. Cesgiratoireségarentceuxquin’ontpasl’habitude.Vincent,lui,neperdpaslenord,étantdéjàvenumevoirplusieursfois.Ausensdel’orientation,ilajoute,pousséàl’extrême,celuidelafidélité.

Nousétionsdoncsurlepontenpermanence.Tôtlematin,tardlesoir,leweek-endetparfoislanuit,

abattantàcinqlabesogned’unedouzaineavecunejoyeuseinconscience.Vincentavaitdixgrandesidéesparsemaine:troisexcellentes,cinqbonnesetdeuxcatastrophiques.Monrôleétaitunpeudel’obligeràfaireletricontresoncaractèreimpatientquiauraitvouluvoirréalisédansl’heuretoutcequiluipassaitparlatête.

Je l’entends d’ici trépigner à son volant et pester contre les Ponts et Chaussées. Dans deux ans

l’autoroute desservira Berck, mais pour l’instant c’est seulement un chantier qu’on longe au ralenti,coincéderrièredescaravanes.

Enfait,nousnenousquittionsjamais.Nousnevivions,mangions,buvions,dormions,aimions,rêvions

quepar le journal et pour le journal.Qui a eu l’idéede cet après-midi aux courses ?C’était unbeaudimanched’hiver,bleu,froidetsec,etoncouraitàVincennes.Nousn’étionsturfistesnil’unnil’autre,maislechroniqueurhippiquenousestimaitassezpournoustraiteraurestaurantdel’hippodromeetnouslivrerlesésamequientrouvrelaportedumondemystérieuxdescourses:untuyau.Àl’entendrec’étaitducousumain,dugarantisurfacture,etcommeMithra-Grandchamppartaitàlacotedevingtcontreun,çapromettaitunjolipetitrapport,beaucoupmieuxqu’unplacementdepèredefamille.

VoilàVincentquiarriveàl’entréedeBercketqui,commetoutlemonde,sedemandeunmomentavec

angoissecequ’ilestvenufoutrelà.

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Nousavionsfaitunamusantdéjeunerdanslagrandesalleàmangerquisurplombetout lechampdecourses et accueille en groupes endimanchés les gangsters, souteneurs, interdits de séjour et autresmauvaisgarçonsquigravitentdansl’universdutrot.Satisfaitsetrepus,noustétionsgoulûmentdelongscigares en attendant la quatrième course dans cette chaude atmosphère où les casiers judiciairess’épanouissaientcommedesorchidées.

Parvenuaufrontdemer,Vincentbifurqueetremontelagrandeesplanadesansreconnaîtrederrièrela

fouledesestivantsledécordésertiqueetglacéduBerckhivernal.ÀVincennesnousavionssibienattenduquelacourseafiniparpartirsansnous.Leguichetdesparis

s’étaitfermésousnotrenezavantquej’aieeuletempsdesortirdemapochelaliassedesbilletsquelarédaction m’avait confiés. Malgré les consignes de discrétion, le nom de Mithra-Grandchamp avaiteffectuéletourdesserviceset,del’outsiderinconnu,larumeuravaitfaitunanimaldelégendesurlequeltout lemondeavaitvoulumiser. Ilnerestaitplusqu’àregarder lacourseetàespérer…Àl’entréedudernier virageMithra-Grandchamp a commencé à se détacher. À la sortie il comptait cinq longueursd’avanceetnousl’avonsvufranchirlaligned’arrivéecommedansunrêveenlaissantsonpoursuivantimmédiatàprèsdequarantemètres.Unvéritableavion.Aujournalçadevaitexulterdevantlatélévision.

LavoituredeVincentseglissesurleparkingdel’hôpital.Lesoleilestéclatant.C’estlàqu’ilfautdu

cran aux visiteurs pour franchir, la gorge serrée, les derniersmètres quime séparent dumonde : lesportesdeverreàouvertureautomatique,l’ascenseurnuméro7etleterriblepetitcouloirquimèneàlachambre119.Parlesbattantsentrebâillésonn’aperçoitquedesgisantsetdesgrabatairesqueledestinarejetésauxconfinsdelavie.Àcespectaclecertainsmanquentd’air.Ilsdoiventd’abordseperdreunpeupourarriverchezmoiaveclavoixplusfermeetlesyeuxmoinsembués.Lorsqu’ilsselancent,enfin,ondiraitdesplongeursenapnée.J’ensaismêmequeleursforcesontabandonné,là,devantmonseuil:ilsontrebroussécheminjusqu’àParis.

Vincent frappe et rentre tout silencieusement. Du regard des autres j’ai tant pris l’habitude que jeremarqueàpeinelespetiteslueursd’effroiquiletraversent.Ou,entoutcas,ellesnemefontplusautantfrémir.Avecmestraitsatrophiésparlaparalysiej’essaiedecomposercequejevoudraisêtreunsouriredebienvenue.ÀcettegrimaceVincentrépondparunbaisersurlefront.Ilnechangepas.Sacouronnedecheveuxroux,sesminesrenfrognées,sasilhouettetrapuequidansed’unpiedsurl’autre,luiconfèrentladégaine d’un syndicaliste gallois venu voir un copain victime d’un coup de grisou.La garde àmoitiébaissée, Vincent avance comme un boxeur catégorie costaud-fragile. Le jour de Mithra-Grandchamp,aprèslafunestearrivée,ilavaitjustelâché:«Descons.Onestdesvraiscons.Aujournalilsvontnousdémonteràlabarreàmine.»C’étaitsonexpressionfavorite.

Pour être franc, j’avais oubliéMithra-Grandchamp.Le souvenir de cette histoire vient juste deme

revenir en mémoire, y laissant une trace doublement douloureuse. La nostalgie d’un passé révolu etsurtout le remordsdesoccasionsmanquées.Mithra-Grandchamp, ce sont les femmesqu’onn’apas suaimer, les chances qu’on n’a pas voulu saisir, les instants de bonheur qu’on a laissés s’envoler.Aujourd’huiilmesemblequetoutemonexistencen’auraétéqu’unenchaînementdecesmenusratages.Unecoursedontonconnaît le résultatmaisoùonest incapablede toucher legagnant.Àpropos,nousnousensommestirésenremboursanttouteslesmises.

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LachasseaucanardEnsusdesdiversdésagrémentsinhérentsaulocked-insyndrome,jesouffred’unsérieuxdérèglement

demes étagères àmégots.À droite, j’ai la portugaise complètement ensablée et à gauchema tromped’Eustache amplifie et déforme les sons au-delàdedeuxmètres cinquante.Quandun avion survole laplageentirantlecalicotpublicitaireduparcd’attractionsrégional,jepourraiscroirequ’onm’agrefféunmoulin à café sur le tympan.Mais cen’est làqu’un tintamarrepassager.Beaucoupplusurticant est lebrouhahapermanentquis’échappeducouloir,si,malgrémeseffortspoursensibilisertoutlemondeauproblèmedemesesgourdes,onn’apasfermémaporte.Lestalonsclaquentsurlelinoléum,leschariotss’entrechoquent, les conversations se chevauchent, les équipes s’interpellent avecdesvoixde commisboursiersunjourdeliquidation,onbranchedesradiosquepersonnen’écouteet,pourcouvrirletout,unecireuseélectriquedonneunavant-goûtsonoredel’enfer.Ilyaaussilespatientsterribles.J’enconnaisdontleseulplaisirestderéécoutertoujourslamêmecassette.J’aieuuntrèsjeunevoisinauquelonavaitoffertuncanardenpeluchemunid’unsystèmededétectionsophistiqué.Ilémettaitunemusiqueaigreletteetlancinantedèsqu’onpénétraitdanslachambre,c’est-à-direquatre-vingtsfoisparjour.Lepetitpatientestheureusementrepartichezluiavantquejecommenceàmettreenpratiquemonpland’exterminationducanard.Jelegardequandmêmesouslecoude,onnesait jamaisquelcataclysmelesfamilleséploréessont encore capables de provoquer.La palme du voisinage extravagant revient toutefois à unemaladedont les sens avaient été tourneboulés par le coma. Ellemordait les infirmières, saisissait les aides-soignantsparlapartieviriledeleuranatomieetnepouvaitréclamerunverred’eausanshurleraufeu.Audébut,cesfaussesalertesdéclenchèrentdevéritablesbranle-basdecombatpuis,deguerrelasse,onfinitparlalaissergueulertoutsonsoûlàn’importequelleheuredujouretdelanuit.Cesséancesdonnaientauserviceneurounpetitcôté«niddecoucous»assezexcitantet,quandonaenvoyénotreamiepousserailleursses«Ausecours,onm’assassine!»,j’enaieuquelquesregrets.

Loindecesraffuts,danslesilencereconquisjepeuxécouterlespapillonsquivolentàtraversmatête.Il faut beaucoup d’attention et même du recueillement car leurs battements d’ailes sont presqueimperceptibles.Unerespirationunpeufortesuffitàlescouvrir.C’estd’ailleursétonnant.Monauditionnes’améliorepasetpourtantjelesentendsdemieuxenmieux.Jedoisavoirl’oreilledespapillons.

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DimanchePar la fenêtre j’aperçois les façadesdebriqueocrequi s’éclaircissent sous lespremiers rayonsdu

soleil.LapierreprendtrèsexactementlateinterosedelagrammairegrecquedeM.Rat,souvenirdelaquatrième. Je n’ai pas été, tant s’en faut, un brillant helléniste, mais j’aime cette nuance chaude etprofondequim’ouvre encoreununivers studieuxoù l’on côtoie le chiend’Alcibiade et les héros desThermopyles.Lesmarchandsdecouleurslanomment«roseantique».Rienàvoiraveclerosesparadrapdes couloirs de l’hôpital. Encore moins avec le mauve qui dans ma chambre recouvre plinthes etembrasures.Ondiraitl’emballaged’unmauvaisparfum.

C’est dimanche.Effrayant dimancheoù, si parmalheur nul visiteur n’a annoncé sonpassage, aucunévénementd’aucunesorteneviendraromprelemolenchaînementdesheures.Nikiné,niorthophoniste,ni psy. Une traversée du désert avec pour seule oasis une petite toilette encore plus succincte qu’àl’ordinaire.Ces jours-là, l’effet retarddes libationsdusamedisoir,conjuguéà lanostalgiedespique-niques familiaux, des parties de ball-trap ou de pêche à la crevette dont les prive leur tour de garde,plongeleséquipessoignantesdansunehébétudemécanique,etlaséancededébarbouillages’apparenteplusàl’équarrissagequ’àlathalassothérapie.Unetripledosedelameilleureeaudetoilettenesuffitpasàmasquerlaréalité:onpue.

C’estdimanche.Danslecasoùl’onsefaitallumerlatélé,ilnefautpasratersoncoup.Celarelèvedelahautestratégie.Ilrisqueeneffetdesepassertroisouquatreheuresavantquenereviennelabonneâmequipourrachangerdechaîne,etparfoisilvautmieuxrenonceràuneémissionintéressantequandelleestsuivied’unfeuilletonlarmoyant,d’unjeuinsipideetd’untalk-showcriard.Lesapplaudissementsàtoutvamecassentlesoreilles.Jepréfèrelaquiétudedesdocumentairessurl’art,l’histoireoulesanimaux.Jelesregardesansleurscommentaires,commeoncontempleunfeudebois.

C’est dimanche. La cloche sonne gravement les heures. Aumur le petit calendrier de l’Assistancepubliquequ’oneffeuillejouraprèsjourindiquedéjàaoût.Parquelparadoxeletempsquiestimmobile,ici,mène-t-il,là,unecourseeffrénée?Dansmonuniversrétrécilesheuress’étirentetlesmoispassentcommedeséclairs.Jen’enrevienspasd’êtreenaoût.Amis,femmes,enfantssesontdispersésauventdesvacances.Parlapenséejemeglissedanslesbivouacsoùilsontprisleursquartiersd’été,ettantpissicette tournéemedéchireunpeulecœur.EnBretagneunevoléed’enfantsarriveenvélodumarché.Desriresilluminenttouslesvisages.Certainsdecesenfantsontatteintdepuislongtempsl’âgedesgrandssoucis,maissurcescheminsbordésderhododendronschacunpeutretrouversoninnocenceperdue.Cetaprès-midiilsirontfaireletourdel’îleencanot.Lepetitmoteurlutteracontrelescourants.Quelqu’uns’allongera à l’avant du bateau en fermant les yeux et laissera traîner son bras à la dérive dans l’eaufroide.DansleMidiilfautseterreraucreuxdesmaisonsécraséesparlesoleil.Onremplitdescarnetsd’aquarelle.Unpetitchatàlapattecasséecherchelescoinsd’ombred’unjardindecuréet,plusloin,enCamargue, un nuage de taurillons croise au large d’unmarais d’où sort le parfum du premier pastis.Partouts’accélèrentlespréparatifspourlegrandrendez-vousdomestiquequiparavancefaitbâillerdelassitudetouteslesmamansmaisprendpourmoil’allured’unritefantastiqueetoublié:ledéjeuner.

C’estdimanche. Jescrute lesvolumesqui s’empilent sur lebordde la fenêtreet formentunepetitebibliothèqueassezinutilepuisqueaujourd’huipersonneneviendram’enfairelalecture.Sénèque,Zola,Chateaubriand,ValeryLarbaudsontlààunmètre,cruellementinaccessibles.Unemouchetoutenoireseposesurmonnez.Jetortillelatêtepourladésarçonner.Ellesecramponne.Lescombatsdeluttegréco-romainequ’onavusauxJeuxolympiquesn’étaientpasaussiféroces.C’estdimanche.

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LesdemoisellesdeHongKongJ’aiadorévoyager.Parchance,j’aipuemmagasineraucoursdesannéesassezd’images,d’effluves,

desensationspourpouvoirpartirlesjoursoùpariciuncielcouleurardoiseinterdittouteperspectivedesortie.Cesontdesvagabondagesétranges.L’odeurranced’unbarnew-yorkais.LeparfumdemisèredumarchédeRangoon.Desboutsdumonde.LanuitblancheetglacéedeSaint-Pétersbourgoul’incroyableincandescence du soleil à Furnace Creek dans le désert du Nevada. Cette semaine, c’est un peuparticulier. Chaquematin à l’aube jem’envole pourHongKong où se tient le séminaire des éditionsinternationalesdemonjournal.Jecontinueàdire«monjournal»,malgrélecaractèredevenuabusifdecetteformulation,commesicepossessifconstituaitundecesfilsténusquimerattachentaumondequibouge.

ÀHongKongj’aiunpeudemalàtrouvermonchemincar,aucontrairedebeaucoupd’autres,jen’aijamaisvisitécetteville.Àchaqueoccasionunefatalitémalicieusem’atenuàl’écartdecettedestination.Quandjenetombaispasmaladelaveilledudépart,j’égaraismonpasseportouunreportagem’appelaitsousd’autrescieux.Lehasardensommem’interdisaitdeséjour.Unefois j’ai laissémaplaceàJean-Paul K. qui n’avait pas encore passé plusieurs années dans un cachot de Beyrouth à se réciter leclassementdesgrandscrusdebordeauxpournepasdevenir fou.Sesyeuxriaientderrièreses lunettesrondeslorsqu’ilm’aapportéuntéléphonesansfil,cequiétaitalorslecombleduderniercri.J’aimaisbienJean-Paul,maisjen’aijamaisrevul’otageduHezbollah,sansdoutehonteuxd’avoirchoisipourmapartàcetteépoquedejouerlesutilitésdansununiversdefalbalas.Maintenantc’estmoileprisonnier,luil’homme libre.Etcomme jeneconnaispas tous leschâteauxduMédoc j’aidûmechercheruneautrelitaniepourmeublerlesheureslespluscreuses.Jecomptelespaysoùl’onéditemonjournal.Ilyadéjàvingt-huitcontréesdanscetteONUdelaséduction.

Àpropos, où êtes-vous,mes chères consœurs, inépuisables ambassadrices de notre french touch ?Toutelajournéedanslesalond’unhôtel,vousavezplanchéenchinois,enanglais,enthaï,enportugais,entchèquepouressayerderépondreàlaplusmétaphysiquedesinterrogations:quiestlafemmeElle?JevousimaginemaintenantégailléesdansHongKong,àtraverslesruesdégoulinantesdenéonsoùl’onvend des ordinateurs de poche et des bols de soupe aux nouilles, trottinant sur les traces de l’éternelnœudpapillondenotreprésident-directeurgénéralquimènetoutlemondeaupasdecharge.Mi-Spirou,mi-Bonaparte, ilne s’arrêtequedevant lesplushautsgratte-ciel en les toisantd’unair si crânequ’ondiraitqu’ilvalesavaler.

Où va-t-on,mon général ? Sautons-nous à bord de l’hydrofoil quimène àMacao pour aller brûlerquelquesdollarsenenferoubienmontons-nousaubarFelixdel’hôtelPeninsuladécoréparledesignerfrançaisPhilippeS.?Unepousséedenarcissismemefaitopterpourladeuxièmeproposition.Moiquidétesteêtreprisenphoto,j’aimoneffigiedanscetestaminetaérienetluxueux,reproduitesurledossierd’une chaise parmi des dizaines d’autres figures parisiennes dont Philippe S. a fait tirer le portrait.Évidemment l’opération a eu lieu quelques semaines avant que le destin ne me transforme en unépouvantailàmoineaux.Jenesaispassimonsiègeaplusoumoinsdesuccèsquelesautres,maissurtoutn’allezpasraconterlavéritéaubarman.Cesgens-làsonttoussuperstitieuxetiln’yauraitplusaucunedecesravissantespetitesChinoisesenminijupepourvenirs’asseoirsurmoi.

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LemessageSicecoindel’hôpitalaunfauxairdecollègeanglo-saxon,leshabituésdelacafétérianesortentpas

duCercledespoètesdisparus.Lesfillesontleregarddur,lesgarçonsdestatouagesetparfoisdesbaguesauxdoigts. Ils se réunissentdans leurs fauteuilspourparlerbastonetmotoenenchaînant cigarette surcigarette.Toussemblentporterunecroixsurleursépaulesdéjàvoûtées,traînerundestindegalèreoùlepassage à Berck n’est qu’une péripétie entre une enfance de chien battu et un avenir d’excluprofessionnel.Quandjefaisletourdeleurantreenfumé,iltombeunsilencedesacristiemaisjenepeuxliredansleursyeuxnipitiénicompassion.

Parlafenêtreouverteonentendpalpiterlecœurdebronzedel’hôpital,laclochequifaitvibrerl’azurquatrefoisparheure.Surunetableencombréedegobeletsvidesgîtunepetitemachineàécrireavecunefeuilledepapierroseengagéedetravers.Sipourl’instantlapagerestevierge,jesuissûrqu’unjouroul’autreilyauraunmessageàmonintention.J’attends.

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AumuséeGrévinCettenuitj’aivisitéensongelemuséeGrévin.Ilavaitbeaucoupchangé.Ilyavaitencorel’entréede

styleBelleÉpoque,lesglacesdéformantesetlecabinetfantastique,maisonavaitsupprimélesgaleriesde personnages d’actualité. Dans une première pièce, je n’ai pas reconnu tout de suite les effigiesexposées.Commelecostumier lesavaitmisesentenuedeville, j’aidûlesexamineruneàuneet leurpassermentalementuneblouseblancheavantdecomprendrequecesbadaudsentee-shirt,cesfillesenminijupes,cetteménagèrestatufiéeavecsoncaddie,cejeunehommeavecuncasquedemotoétaient,enfait,lesinfirmiersetaides-soignantsdesdeuxsexesquisesuccèdentàmonchevetdumatinausoir.Tousétaientlà,figésdanslacire,lesdoux,lesbrutaux,lessensibles,lesindifférents,lesactifs,lesparesseux,ceuxavecquilecontactsenoueetceuxentrelesmainsdesquelsjenesuisqu’unmaladeparmilesautres.

Audébut,certainsm’avaientterrifié.Jenevoyaiseneuxquelescerbèresdemaprison,lesauxiliairesd’unabominablecomplot.Parlasuite,j’enaihaïd’autresquandilsm’onttorduunbrasenmemettantaufauteuil, oublié toute une nuit devant la télé, abandonné dans une posture douloureuse malgré mesdénégations. Pendant quelques minutes ou quelques heures je les aurais tués. Et puis, le tempsengloutissantlesrageslesplusfroides,ilssontdevenusdesfamiliersquis’acquittenttantbienquemaldeleurdélicatemission:redresserunpeunoscroixlorsqu’ellesnousmeurtrissenttroplesépaules.

Je les ai affublés de surnoms connus demoi seul pour pouvoir, s’ils entrent dansma chambre, lesinterpeller dema tonitruante voix intérieure : «Hello, yeux bleus ! Salut, grandDuduche ! » Ils n’ensaventévidemmentrien.Celuiquidanseautourdemonlitetprenddesposesderockerpourdemander«Commentçava?»,c’estDavidBowie.Profmefaitrireavecsatêted’enfantauxcheveuxgrisetlesérieuxqu’il affectepour asséner toujours lamême sentence : «Pourvuqu’il arrive rien. »RamboetTerminatorne sontpas,on s’endoute,desmodèlesde tendresse. Je leurpréfèreThermomètredont ledévouementseraitexemplairesiellen’oubliaitpassystématiquementcetustensiledanslesreplisdemesaisselles.

LesculpteursurciredeGrévinavaitinégalementréussiàcapterlestrognesetminoisdecesgensduNordinstallésdepuisdesgénérationsentrelesventsdelacôted’OpaleetlesterresgrassesdePicardie,quiparlentvolontierschtimiaussitôtqu’ilsseretrouvententreeux.Certainsseressemblaientàpeine.Ilauraitfalluletalentd’undecesminiaturistesduMoyenÂgedontlespinceauxfaisaientrevivrecommeparenchantementlesfoulesdelaroutedesFlandres.Notreartisten’apascedon-là.Ilasucependantsaisir avec naïveté le charme juvénile des élèves infirmières, leurs bras potelés de filles du cru et lanuancecarminéequiteinteleursjouespleines.Enquittantlasalle,jemesuisditquejelesaimaistousbien,mesbourreaux.

Dans la pièce suivante j’ai eu la surprise de découvrir ma chambre de l’Hôpital maritime,apparemmentreproduiteàl’identique.Enfait,dèsqu’ons’approchait,lesphotos,dessinsetaffichesserévélaient être un patchwork de couleurs imprécises, un décor destiné à faire illusion à une certainedistance,commelesdétailsd’unetoileimpressionniste.Surlelitiln’yavaitpersonne,justeuncreuxaumilieu des draps jaunes, auréolé d’une lumière blafarde. Là, je n’ai eu aucun mal à identifier lespersonnagesdispersésdanslesdeuxruellesquijouxtaientcettecoucheabandonnée.C’étaientquelquesmembres de la garde rapprochée qui avait éclos spontanément autour de moi au lendemain de lacatastrophe.

Assis sur un tabouret,Michel remplissait consciencieusement le cahier oùmes visiteurs consignenttousmespropos.Anne-Mariearrangeaitunbouquetdequaranteroses.Bernard,d’unemain,tenaitouvertleJournald’unattachéd’ambassadedePaulMorandet,del’autre,faisaitungested’avocat.Poséessur

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leboutdesonnez,deslunettescercléesdeferachevaientdeluidonnerl’aird’untribunprofessionnel.Florenceépinglaitdesdessinsd’enfantssurunpanneaudeliège,sescheveuxnoirsencadrantunsouriremélancolique,etPatrick,adosséàunmur,semblaitperdudanssespensées.Decetableauqu’onauraitditpresquevivant,ilémanaitunegrandedouceur,unetristessepartagéeetunconcentrédecetteaffectueusegravitéquejeressensàchaquepassagedecesamis.

J’aivoulupoursuivremonpériplepourvoirsilemuséemeréservaitd’autresétonnements,maisdansuncouloirsombreungardienm’abraquésatorcheenpleinvisage.J’aidûclignerlesyeux.Auréveil,unevraiepetite infirmière auxbras ronds sepenchait surmoi, sa lampedepoche à lamain : «Votrecachetpourdormir,jevousledonnemaintenantoudansuneheure?»

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LefanfaronSurlesbancsdulycéeparisienoùj’aiusémespremiers jeans, j’aicôtoyéunlonggarçonrougeaud

nommé Olivier qu’une mythomanie galopante rendait d’un commerce sympathique. Avec lui, inutiled’alleraucinéma.Onyétaitenpermanenceàlameilleureplace,etlefilmnemanquaitpasdemoyens.Lelundiilnouscueillaitàfroidavecdesrécitsdeweek-enddignesdesMilleetUneNuits.S’iln’avaitpas passé son dimanche avec JohnnyHallyday, c’est qu’il avait été à Londres pour voir le prochainJamesBond,àmoinsqu’onneluiaitprêtélanouvelleHonda.LesmotosjaponaisesarrivaientalorsenFranceetenflammaient lescoursderécréation.Dumatinausoirnotrecamaradenousberçaitdepetitsmensongesetdegrossesrodomontades,sanscrainted’inventertoujoursdenouvelleshistoiresmêmesielles contredisaient les précédentes. Orphelin à dix heures, fils unique au déjeuner, il pouvait sedécouvrirquatresœursdansl’après-mididontunechampionnedepatinageartistique.Quantàsonpère,un brave fonctionnaire dans la réalité, il devenait selon les jours l’inventeur de la bombe atomique,l’imprésariodesBeatlesoulefilscachédugénéraldeGaulle.Olivierayantlui-mêmerenoncéàmettredel’ordredanssessalades,nousn’allionspasluienreprocherl’incohérence.Lorsqu’ilnousservaitunefablevraiment trop indigeste,nousémettionsbienquelquesréserves,mais ilprotestaitdesabonnefoiavecdes«J’tejure»siindignésqu’ondevaitvites’incliner.

AudernierpointageOliviern’estpaspilotedechasse,niagentsecret,niconseillerd’unémircommeilenavaitconçuleprojet.Assezlogiquementilexercedanslapubsoninépuisabletalentdedoreurdepilule.

Jeregretteunpeudel’avoirregardédehautcardésormaisj’envieOlivieretsamaîtrisedansl’artdeseraconterdeshistoires.Jenesuispassûrde jamaisacquérirune tellefacilitémêmesi jecommencemoiaussiàmecréerdeglorieuxdestinsdesubstitution.ÀmesheuresjesuiscoureurdeFormule1.Vousm’avezsûrementvusurquelquecircuitàMonzaouàSilverstone.Lamystérieusevoitureblanchesansmarqueninuméro,c’estmoi.Allongésurmonlit,jeveuxdiredansmoncockpit,j’enchaînelescourbesàpleinevitesse,etmatêtealourdieparlecasques’inclinedouloureusementsousl’effetdelagravitation.Jejoueaussi lespetitssoldatsdansunesérie téléviséesur lesgrandesbataillesdel’Histoire.J’aifaitAlésia, Poitiers, Marignan, Austerlitz et le Chemin des Dames. Comme j’ai été blessé dans ledébarquementenNormandie,jenesaispasencoresij’iraifaireunsautàDiênBiênPhù.EntrelesmainsdelakinéjesuisunoutsiderduTourdeFranceausoird’uneétaped’anthologie.Elleapaisemesmusclesexplosésparl’effort.JemesuisenvolédansleTourmalet.J’entendstoujourslaclameurdelafoulesurlaroutedusommetetdansladescentelechuintementdel’airdanslesrayons.J’aireprisunquartd’heureàtouslescaïdsdupeloton.«J’tejure!»

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«Adayinthelife»Nousvoilàpresquearrivésauboutduchemin,etilmeresteàévoquercevendredi8décembre1995

defunestemémoire.Depuisledébutj’aienviederacontermesderniersmomentsdeTerrienenparfaitétatdemarche,maisj’aitantdifféréquemaintenantlevertigemesaisitàl’instantd’effectuercesautàl’élastique dans mon passé. Je ne sais plus par quel bout les prendre, ces heures lourdes et vaines,insaisissables comme les gouttes de mercure d’un thermomètre cassé en deux. Les mots se dérobent.Commentdirelecorpssoupleettièdedegrandefillebrunecontrelequelonseréveillepourladernièrefoissansyprêterattention,presqueenmaugréant.Toutétaitgris,pâteuxetrésigné:leciel,lesgens,lavilleharasséeparplusieurs joursdegrèvedes transportspublics.À l’imagedemillionsdeParisiens,Florence et moi entamions comme des zombies, l’œil vide et le teint las, cette nouvelle journée dedescentedansunbordelinextricable.Jefaisaismachinalementtouscesgestessimplesquimesemblentaujourd’huimiraculeux:seraser,s’habiller,avalerunboldechocolat.Depuisdessemainesj’avaisfixécettedatepouressayerlenouveaumodèled’unefirmeautomobileallemandedontl’importateurmettaitàmadispositionunevoitureavecchauffeurpourlajournée.Àl’heureprévue,unjeunehommestyléattenddevant la porte de l’immeuble, adossé à uneBMWgrismétallisé. Par la fenêtre, j’observe la grosseberlinesimassive,sicossue.Avecmavieillevesteenjean,jemedemandedequoijevaisavoirl’airdanscecarrossepourcadresupérieur.Jeposelefrontcontrelavitrepoursentirlefroid.Florencemecaresse doucement la nuque. Les adieux sont furtifs, nos lèvres s’effleurent à peine. Déjà je dévalel’escalierdontlesmarchessententl’encaustique.Ceseraladernièreodeurdestempsanciens.Ireadthenewstoday,ohboy…Entredeuxbulletinsdecirculationapocalyptiques,laradiopasseunechansondesBeatles,«Adayin

thelife».J’allaisécrireune«vieille»chansondesBeatles,purpléonasme,leurdernierenregistrementremontant à 1970. À travers le bois de Boulogne, la BMW glisse comme un tapis volant, cocon dedouceuretdevolupté.Monchauffeurestsympathique.Jeluiexposemesplanspourl’après-midi:allercherchermonfilschezsamèreàquarantekilomètresdeParisetleramenerenvilleendébutdesoirée.Hedidnotnoticethatthelightshadchanged…Depuisqu’aumoisdejuilletj’aidésertéledomicilefamilial,Théophileetmoin’avonspaseuunvrai

tête-à-tête, une conversation entre hommes. Je compte le traîner au théâtre voir le nouveau spectacled’AriaspuismangerquelqueshuîtresdansunebrasseriedelaplaceClichy.C’estdécidé,nouspassonsleweek-endensemble.J’espèrejustequelagrèvenevapascontrariercesprojets.I’dliketoturnyouon…J’aimel’arrangementdecemorceauquandtoutl’orchestremonteencrescendojusqu’àl’explosionde

la note finale.On dirait un piano qui tombe du soixantième étage.Voilà Levallois. LaBMW s’arrêtedevantlejournal.Jedonnerendez-vousauchauffeurpour15heures.

Sur mon bureau il n’y a qu’un message, mais quel message ! Je dois rappeler de toute urgenceSimoneV., ancienministrede laSanté, ex-femme lapluspopulairedeFrance et locataire à viede ladernièremarcheduPanthéonimaginairedujournal.Cegenredecoupdefiln’étant jamaisdictéparlehasard,jem’enquiersd’aborddecequenousavonspudireoufairepourprovoqueruneréactiondecepersonnagequasidivin.«Jecroisqu’ellen’estpastrèscontentedesaphotodanslederniernuméro»,euphémisemon assistante. Je consulte ledit numéro et tombe sur la photo incriminée, unmontage quiridiculise notre idole plus qu’il ne la met en valeur. C’est un des mystères de notre profession. Ontravailledessemainessurunsujet, ilpasseetrepasseentre lesmainslesplusexpertesetpersonnenevoit la bourdepourtant décelablepar un apprenti journaliste aprèsquinze jours de stage. J’essuieune

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véritable tempête téléphonique.Comme elle est persuadée que depuis des années le journal ourdit uncomplotàsonencontre,j’aileplusgrandmalàlaconvaincreque,aucontraire,elleyjouitd’unvéritableculte.D’ordinairecesravaudageséchoientàAnne-Marie,ladirectricedelarédaction,quimontreavectouteslescélébritésunepatiencededentellièrealorsque,côtédiplomatie,jem’apparentedavantageaucapitaineHaddockqu’àHenryKissinger.Quandnous raccrochonsauboutde troisquartsd’heure, j’ail’impressionden’êtreplusqu’unrouleaudemoquette.

Bienqu’ilsoitdebontondelestrouver«unpeurasoirs»,mesdamesetmessieurslesrédacteursenchefdegroupenemanqueraientpourrienaumondeundesdéjeunersqueGeronimo,égalementsurnomméLouisXIetl’ayatollahparsessupporters,organisepour«fairelepoint».C’estlà,audernierétage,danslaplusvastedessallesàmangerréservéesàlahautedirection,quelegrandchefdistilleàpetitesdoseslessignesquipermettentdecalculerlacoted’amourdesessujets.Entrel’hommageappuyéd’unevoixde velours et la réplique sèche comme un coup de griffe, il possède tout un répertoire demimiques,grimacesetgrattementsdebarbequenousavonsapprisàdécrypteraufildesans.Decetultimerepasjenemesouviensguère,sicen’estquej’aibudel’eauenguisedeverreducondamné.Aumenu,jecroisqu’ilyavaitdubœuf.Nousavonspeut-êtrecontractélamaladiedelavachefolledontonneparlaitpasencoreàl’époque.Commeelleincubependantquinzeans,çanouslaisseletempsdevoirvenir.LaseulemortannoncéeétaitcelledeMitterranddont lachronique tenaitParisenhaleine.Passerait-il leweek-end?Enfait,illuirestaittoutunmoisàvivre.Levraidésagrémentdecesdéjeuners,c’estqu’ilssontinterminables.Quandjeretrouvemonchauffeur,lesoirtombedéjàsurlesfaçadesdeverre.Pourgagnerdutempsjesuisrepasséparmonbureaucommeunvoleursansdireaurevoiràpersonne.Ilestquandmêmequatreheurespassées.

«Onvaêtreprisdanslanasse.—Jesuisdésolé.—C’estpourvous…»Un instant, j’ai envie de tout envoyer promener : d’annuler le théâtre, de reporter la visite de

Théophile,d’allermeterrersousmacouetteavecunpotdefromageblancetdesmotscroisés.Jedécidederésisteràcettesensationd’abattementquimeprendàlagorge.

«Iln’yaqu’àpasprendrel’autoroute.—Commevousvoulez…»Toutepuissantequ’ellesoit, laBMWs’engluedanslacohuedupontdeSuresnes.Nouslongeonsle

champdecoursesdeSaint-Cloudpuisl’hôpitalRaymond-PoincaréàGarches.Jenepeuxpasserparlàsans me remémorer un assez sinistre souvenir d’enfance. Lycéen à Condorcet, un prof de gym nousemmenaitaustadedelaMarcheàVaucressonpourdesséancesdepleinairquej’abhorraispar-dessustout. Un jour, le car qui nous transportait a heurté de plein fouet un homme qui sortait en courant del’hôpitalsansrienregarder.Ilyaeuundrôledebruit,ungrandcoupdefrein,etletypeestmortsurlecoupenlaissantunetraînéesanglantesurlavitreducar.C’étaitunaprès-midid’hivercommecelui-ci.Le tempsde faire tous lesconstats, le soirétaitvenu.C’estunautrechauffeurquinousa reconduitsàParis.Aufondducar,onchantait«PennyLane»avecdesvoix tremblantes.Toujours lesBeatles.DequelleschansonssesouviendraThéophilequandilauraquarante-quatreans?

Aprèsuneheureetdemiederoutenousarrivonsàdestinationdevantlamaisonoùj’aivécupendantdixans.Lebrouillardtombesurlegrandjardinquiaretentidetantdecrisetdefousriresautempsdubonheur.Théophilenousattenddansl’entrée,assissursonsacàdos,prêtpourleweek-end.J’aimeraistéléphonerpourentendrelavoixdeFlorence,manouvellecompagne,maiselledoitêtrepartiechezsesparents pour la prière du vendredi soir. J’essaierai de la joindre après le théâtre.Une seule fois j’ai

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assisté à ce ritueldansune famille juive.C’était ici àMontainville,dans lamaisonduvieuxmédecintunisienquiamismesenfantsaumonde.Àpartirdelà,toutdevientincohérent.Mavuesetroubleetmesidéess’embrouillent. Jememets toutdemêmeauvolantde laBMWenmeconcentrant sur les lueursorangéesdutableaudebord.Jemanœuvreauralenti,etdanslefaisceaudespharesjereconnaisàpeinelesviragesquej’aipourtantprisplusieursmilliersdefois.Jesenslasueurperlersurmonfrontet,quandnouscroisonsunevoiture,jelavoisendouble.Aupremiercarrefourjemerangesurlecôté.JesorsentitubantdelaBMW.Jetiensàpeinedebout.Jem’affalesurlesiègearrière.J’aiuneidéefixe:remonterjusqu’au village où demeure aussi ma belle-sœur Diane qui est infirmière. À demi inconscient, jedemandeàThéophiledecourir lachercherdèsquenousarrivonsdevantchezelle.Quelquessecondesplus tard,Dianeest là.Ellem’examineenmoinsd’uneminute.Sonverdict tombe :« Il fautallerà laclinique. Le plus vite possible. » Cela fait quinze kilomètres. Cette fois le chauffeur démarre sur leschapeauxderouesfaçongrandsport.Jemesensextrêmementbizarre,commesij’avaisavaléunepastilledeLSD,etjemedisquecesfantaisiesnesontplusdemonâge.Pasuninstantl’idéenem’effleurequejesuis peut-être en train de mourir. Sur la route de Mantes, la BMW ronronne dans les aigus et nousdépassons touteunefileennous taillantunpassageàgrandscoupsd’avertisseur.Jeveuxdirequelquechosedugenre:«Attendez.Çavaallermieux.Cen’estpaslapeinederisquerunaccident»,maisaucunson ne sort de ma bouche et ma tête dodeline, devenue incontrôlable. Les Beatles me reviennent enmémoireavecleurchansondecematin.Andasthenewswererathersad,Isawthephotograph.Trèsvitec’estlaclinique.Ilyadesgensquicourentdanstouslessens.Onmetransvasebrasballantsdansune chaise roulante.Lesportières de laBMWclaquent doucement.Quelqu’unm’adit un jour que lesbonnesvoituressereconnaissentàlaqualitédececlaquement.Jesuiséblouiparlenéondescouloirs.Dansl’ascenseur,desinconnusmeprodiguentdesencouragementsetlesBeatlesattaquentlefinalde«Adayinthelife».Lepianoquitombedusoixantièmeétage.Avantqu’ilnes’écrase,j’ailetempsd’avoiruneultimepensée.Ilfautdécommanderlethéâtre.Detoutefaçon,onseraitarrivésenretard.Nousironsdemainsoir.Àpropos,oùestdoncpasséThéophile?Etjesombredanslecoma.

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LarentréeL’ététireàsafin.Lesnuitsfraîchissentetjerecommenceàmeblottirsouslesépaissescouvertures

bleues estampillées « Hôpitaux de Paris ». Chaque jour ramène son lot de visages connus mis entreparenthèsesletempsdesvacances:lalingère,ledentiste,levaguemestre,uneinfirmièrequiestdevenuegrand-mèred’unpetitThomaset l’hommequienjuins’étaitbriséledoigtavecunebarrièredelit.Onretrouvesesmarques,seshabitudes,etcettepremièrerentréeàl’hôpitalmeconfirmedansunecertitude:j’aibeletbiendébutéunenouvellevie,etc’estlà,entrecelit,cefauteuil,cescouloirs,qu’ellesepasseetnullepartailleurs.

J’arriveàgrognerlapetitechansonduKangourou,hymneétalondemesprogrèsenorthophonie:«LeKangourouasautélemur,Lemurduzoo,MonDieuqu’ilétaithaut,MonDieuqu’ilétaitbeau.»

Delarentréedesautresjen’aiquedeséchosassourdis.Rentréelittéraire,rentréedesclasses,rentrée

parisienne,j’ensauraibientôtdavantagequandlesvoyageursaurontreprislechemindeBerckavecdansleurs besace tout un assortiment de nouvelles mirobolantes. Il paraît que Théophile circule avec desbasketsdontlestalonsclignotentquandil lesfaitclaquersurlesol.Onpeutlesuivredanslenoir.Enattendant, je savoure la dernière semaine d’août d’un cœur presque léger car, pour la première foisdepuislongtemps,jen’aipascettehorribleimpressiond’uncompteàreboursqui,déclenchéaudébutdesvacances,engâcheinexorablementlaplusgrandepartie.

AccoudéeàlapetitetableroulanteenFormicaquiluitientlieudebureau,Clauderelitcestextesquenoustironspatiemmentduvide tous lesaprès-mididepuisdeuxmois.J’aiplaisiràretrouvercertainespages. D’autres nous déçoivent. Tout cela fait-il un livre ? Tout en l’écoutant, j’observe ses mèchesbrunes,sesjouestrèspâlesquelesoleiletleventontàpeinerosies,sesmainssertiesdelonguesveinesbleuâtresetlamiseenscènequivadevenirl’image-souvenird’unétéstudieux.Legrandcahierbleudontelleremplitchaquerectod’uneécriturebâtonnéeetconsciencieuse,latroussed’écolièrepleinedestylosderechange,lapiledeserviettesenpapierprêtesauxpiresexpectorationsetlaboursederaphiarouged’oùelleextraitdetempsàautrelamonnaiepourallerchercheruncafé.Parlezipentrouvertdupetitpochon, j’aperçois une clé de chambre d’hôtel, un ticket demétro et un billet de cent francs plié enquatre, comme des objets rapportés par une sonde spatiale envoyée sur Terre pour étudier lesmodesd’habitat, de transports et d’échanges commerciaux en vigueur entre Terriens. Ce spectacleme laissedésemparéetpensif.Ya-t-ildanscecosmosdesclefspourdéverrouillermonscaphandre?Unelignedemétrosansterminus?Unemonnaieassezfortepourrachetermaliberté?Ilfautchercherautrepart.J’yvais.

Berck-Plage,juillet-août1996.

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{1}L.I.S.:Locked-insyndrome