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Le temps des bûchers Starhawk Boîte à Outils Editions 2012 BoiteAoutilsEditions «Boîte à outils», parce que le capitalisme et le patriarcat ne s’effondreront pas tous seuls et que pour les y aider, il nous semble nécessaire de se doter d’outils d’analyse pour comprendre les mécanismes de leur domination. Pour cela, nous recherchons et publions des textes, analyses historiques, parfois vus sous des angles différents, qui peuvent nous aider dans une réflexion autonome. Et parce que nous plaçons l’autonomie en tête des valeurs que nous chérissons, comme mode de lutte et comme mode de vie, nous publions également des «guides pratiques» pour contribuer à cette autonomisation. Toutes nos brochures sont à prix libre, c’est-à-dire que vous êtes invité-e-s, à hauteur de vos moyens, à participer aux frais d’édition et de reprographie. Contact: <[email protected]> Parce que la subversion se propage aussi par l’écrit, parce que l’écrit se propage aussi par Internet, il existe infokiosques.net <http://www.infokiosques.net>

Le temps des bûc hers BoiteAoutilsEditions - infokiosques.net · Malleus Maleficarum (Le «Marteau des sorcières»), traité de dominicains alalemands publié à Strasbourg en 1486

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Le temps des bûchersStarhawk

Boîte à Outils Editions2012

BoiteAoutilsEditions«Boîte à outils», parce que le capitalisme et le patriarcat ne

s’effondreront pas tous seuls et que pour les y aider, il nous semblenécessaire de se doter d’outils d’analyse pour comprendre les

mécanismes de leur domination.Pour cela, nous recherchons et publions des textes, analyses

historiques, parfois vus sous des angles différents, qui peuvent nousaider dans une réflexion autonome.

Et parce que nous plaçons l’autonomie en tête des valeurs que nouschérissons, comme mode de lutte et comme mode de vie, nouspublions également des «guides pratiques» pour contribuer

à cette autonomisation.

Toutes nos brochures sont à prix libre, c’est-à-dire que vous êtesinvité-e-s, à hauteur de vos moyens, à participer aux frais

d’édition et de reprographie.Contact: <[email protected]>

Parce que la subversion se propage aussi par l’écrit,parce que l’écrit se propage aussi par Internet,

il existe infokiosques.net <http://www.infokiosques.net>

Egalement dans la Boîte à Outils- Manuel pour un peu plus d’autonomie face aux premiers secours (Joviale,Benton)- Biname, et hop! (Paroles de chansons)- Le progrès, c’est mal ! (Bertrand Louart, Pierre Thuillier, Simon Fairlie,Teodor Shanin, Theodore Kaczynski)- Cuisine de survie (Joviale)- Dôme géodésique, sur le « modèle du No Border » (Joviale)- 1968 et les portes ouvertes sur de nouveaux mondes (John Holloway)- La Crise, quelle crise? (Krisis, Anselm Jappe, Johannes Vogele)- Muscle Power (Simon Fairlie)- La Princesse de Clèves aujourd’hui (Anselm Jappe)- Antisémitisme et National-Socialisme (Moishe Postone)- Utopies pirates (Do or die, Julius Van Daal, Marcus Rediker)

L’auteure:Starhawk est une écrivaine et activiste écolo-feministe américaine, trèsimpliquée dans la lutte antinucléaire et théoricienne du néopaganisme; elles’est fait connaître dans le milieu activiste pour ses formations à l’actiondirecte non-violente, en particulier depuis Seattle.Le texteExtrait de Femmes, Magie et Politique, paru chez les Empêcheurs depenser en rond, 2003, première édition en anglais 1982.Mon intention, en publiant ce texte, n’est pas de faire l’apologie dunéopaganisme, qui n’est franchement pas ma tasse de thé. Cela dit, lesinformations sur le contexte dans lequel s’est développée la chasse auxsorcières sont, à mon avis, très pertinentes pour comprendre aussi bien lesdébuts du capitalisme que l’histoire de la violence faite aux femmes.

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Le temps desbûchers

Elle a peur. Sa peur a uneodeur plus forte que les aiguillesde pin que foulent ses pieds sur lesentier de la forêt. La terre fumeaprès la pluie de printemps. Sonpropre coeur est plus sonore quele meuglement du bétail sur le précommunal. La vieille femmeporte un panier d’herbes et deracines qu’elle a arrachées; il sem-ble, à son bras, lourd comme letemps. Ses pieds sur le sentier sontles pieds de sa mère, de sa grand-mère, de son arrière-grand-mère.Cela fait des siècles qu’elle marchesous ces chênes et ces pins, qu’ellecueille des herbes et les rapportepour les sécher sous les avancéesdu toit de sa chaumière sur le précommunal. Depuis toujours lesgens du village viennent à elle; sesmains sont des mains qui guéris-sent, elles peuvent retourner l’en-fant dans le ventre de sa mère; savoix murmurante charme la souf-france et la chasse, ou berce l’in-somniaque jusqu’au sommeil. Ellecroit qu’elle a du sang de fée dansles veines, le sang de l’AncienneRace qui élevait des pierres vers leciel et ne construisait pas d’églises.À la pensée de l’église, elle fris-sonne; elle se souvient de son rêve

de la nuit précédente – le papiercloué sur la porte de l’église. Ellene pouvait pas le lire. Qu’est-ceque c’était? La proclamation d’unechasse aux sorcières? Elle se passeles mains sur les yeux. Ces jours-ci, la Vision est un malheur; sesrêves sont hantés par les visagesde femmes torturées; leurs yeuxsans sommeil, les paupières lour-des tandis qu’elles doivent mar-cher, monter et redescendre, nuitaprès nuit, affaiblies par la faim,les corps rasés et offerts en spec-tacle à la foule, transpercés pourtrouver la preuve qu’ils appellent

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siècle

occidentale estampillée, pillant lesressources de la terre et des gens.L’éthique de la propriété lesanime. L’agriculture scientifiqueempoisonne la terre de pesticides;la technologie mécaniste construitdes centrales nucléaires et desbombes qui peuvent faire de laterre une chose morte. Si nousécoutons la radio, nous pouvonsentendre le crépitement des flam-mes à chaque bulletin d’informa-tions. Si nous regardons le journaltélévisé ou sortons marcher dansles rues, où la valeur transcendantedu profit augmente les loyers, leprix de l’immobilier, et contraintles gens à quitter leurs quartiers etleurs maisons, nous pouvons en-tendre le bruit sourd de l’avis demise en clôtures en train d’êtrecloué à la porte.

Ces problèmes semblent sansfin. Où que nous nous tournions àla recherche de bien-être et deguérison, nous nous retrouvonsface aux gardiens approuvés d’unsavoir qui aliène nos corps et nosâmes. La fumée des sorcières brû-lées est encore dans nos narines;elle nous intime avant tout denous considérer comme des enti-tés séparées, isolées, en compéti-tion, aliénées, impuissantes et seu-les.

Mais la lutte également vit tou-jours. Comprendre l’histoire decette lutte nous permet de nous y

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engager avec une vision claire, unevision qui reconnaît la nature intri-quée des problèmes en jeu, quisait que nos intérêts ne sont pasdivisés, que nous soyons des fem-mes qui veulent retrouver uneplace dans le marché du travail,des travailleuses migrantes quidemandent un salaire décent, desNatives-Américaines dont les ter-res ont été empoisonnées par descarrières d’uranium, ou des écolo-gistes essayant de préserver unespace sauvage. Que nos besoinsimmédiats soient de nourriture, desoins, d’emploi, de garde d’en-fants, de logement ou d’espacesouverts, notre intérêt ultime est lemême – restaurer un sens du sa-cré du monde et restaurer la va-leur de nos vies et de la commu-nauté des êtres – humains, planteset animaux qui partagent la vieavec nous.

Cette vision, cette valeur com-mune, peut être la base d’un pou-voir que personne ne peut exercerseul – le pouvoir de redonnerforme à nos vies communes, lepouvoir de changer la réalité.

Starhawk - 19822003 pour la traduction française

les marques du diable, puis prispour l’amusement privé des geô-liers. Et ils étaient doux en Angle-terre où les sorcières étaient seule-ment pendues. Elle pense auxrécits, murmurés à des réunions,venant d’Allemagne et de France,et parlant de mécanismes pourleur écraser les os et leur désarti-culer les membres, de veines dé-chirées et de sang répandu dans lapoussière, de chair carboniséetandis que les flammes s’élèventautour du bûcher. Pourrait-ellegarder le silence sous cette torture– ou se briserait-elle, avouerait-ellen’importe quoi, dénoncerait-ellecomme ses compagnes sorcièresn’importe qui, toutes celles qu’ilsveulent? Elle ne sait pas, elle es-père qu’elle ne saura jamais.

La vieille femme fait le signede bannissement de sa main gau-che et continue son chemin. Peut-être le papier cloué du rêve était-ilquelque chose de complètementdifférent. Mais il avait une mau-vaise odeur. . . Enclosure? Vont-ilsdiviser la terre commune, cons-truire des barrières, détruire lespetites chaumières comme lasienne? Elle sent un coup de poi-gnard sous son corsage et s’assoit,à peine capable de respirer. Ouic’était ça. Que va-t-elle faire? Quiparlera pour elle ou l’accepterachez lui? Elle n’a pas de mari, pasd’enfants. Autrefois le village

l’aurait protégée, mais maintenantles prêtres ont bien fait leur travail.Les malades la craignent, mêmequand ils viennent lui demanderson aide. Les villageois ont peurles uns des autres. Les mauvaisesrécoltes, les loyers des terres, leprix de la nourriture qui augmentetoujours – il y a trop de rats àgratter le même petit tas de grain,et les prêtres et les prêcheurs sonttoujours dessus pour se l’accapa-rer. Mais il y a eu des soulève-ments à l’Ouest et au Nord contreles enclosures. Il pourrait y enavoir ici.

Elle se retourne et regarde lesprofondeurs de la forêt. Un mo-ment, elle est tentée de s’y enfon-cer, de suivre le chemin plus loinqu’elle n’a jamais été. Certains ontdit que ceux de l’Ancienne Racevivaient encore au centre caché dela forêt. L’abriteraient-ils? Outrouverait-elle les campements desgens sans maître, des bohémiens,des hors-la loi, de ceux qui ont étéexpulsés comme elle de la terre?La vie serait-elle plus libre sous lesarbres? Auraient-ils besoin d’uneguérisseuse? Et surgirait-il un jourdes bois et des landes une arméede dépossédés, pour détruire lesbarrières des seigneurs, les châ-teaux et les églises, pour restaurerla liberté de leur propre terre?

Elle reste immobile. Mais fina-lement, elle remet son panier à

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valeur, et qui exacerba le retrait dela valeur des choses en elles-mê-mes, de tout ce qui ne pouvait pasêtre quantifié ou compté, devint lesavoir légitime. Les autres visionsfurent dénoncées comme dange-reuses, dévoyées et folles. Kubrinrappelle que même Newton, quenous pensons communément êtrele père du mécanisme, était pro-fondément impliqué dans l’étudede l’alchimie et de l’hermétisme.Ses écrits magiques n’ont cepen-dant jamais été publiés car il avaitpeur qu’on le confonde avec lespenseurs libres et le radicalisme.102

Les persécutions des sorcièresont contribué à assurer le triom-phe du mécanisme. Ironiquement,le mécanisme, en sapant lacroyance dans les démons, diableset autres créatures incorporelles,ainsi que la croyance dans tous lessystèmes magiques, a fini par dé-truire la rationalité des chasses auxsorcières. Cependant, lorsque celaarriva (au 18ème siècle), le méca-nisme était devenu une idéologiebien établie qui légitimait le déve-loppement de l’économie capita-liste, l’exploitation des femmes etdes travailleurs, le pillage de lanature – et qui exaltait les élémentsquantitatifs de la vie par rapportaux éléments qualitatifs.«Le mécanisme, comme métaphy-sique et comme épistémologie, nes’étendit pas seulement de la physi-

que à la chimie et à la biologie,mais aussi à la physiologie, la psy-chologie, la religion, la poésie,l’éthique, la théorie politique etl’art.»103

Le passé vit dans le présentLa vieille femme nous a quit-

tés. Qu’elle ait été pendue commesorcière ou qu’elle se soit sauvée etait vécu dans les friches avecd’autres réfugiés et vagabonds,qu’elle ait terminé sa vie dans leconfort de sa propre petite mai-son ou qu’elle ait été expulsée et sesoit étendue dans le froid et lafaim sous les haies, de toute façonelle est morte. Mais quelque chosed’elle vit en nous, dans les enfantsdes enfants des enfants qu’elle amis au monde. Ses peurs, et lesforces contre lesquelles elle a luttéde son vivant, vivent toujours.Nous pouvons lire dans nos jour-naux les mêmes accusations con-tre la fainéantise des pauvres. Lesexpropriateurs se déplacent dansle tiers-monde, détruisant les cul-tures, pourvoyant la connaissance99. Pour des éléments sur la nouvelle physi-que, voir Capra, Fritjof, The Tao of Physics,New York, Bantam, 1977; Zukav, Gary, TheDancing Wu Li Masters: an Overview of theNew Physics, New York, William Morrow,1979. 100. Merchant, Carolyn, op. cit., p. 12.101. Kubrin, «Newtons lnside Out», loc. cit.,p. 107.102. Ibid., p. 110-121.103. Ibid., p. 120.

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l’épaule et repart vers le village. Lajeune Jonet au moulin est prèsd’accoucher, et la vieille femmesait que ce sera une naissance diffi-cile. Elle aura besoin des herbesqu’elle ramène dans ce panier.

Elle a peur mais elle continue àmarcher. «Nous avons toujourssurvécu, se dit-elle. Nous survi-vrons toujours.» Elle se le répèteencore et encore, comme uneincantation.

Nous survivons encore, dansla culture de la distance; pourcombien de temps, nul ne le sait.Mais, pour transformer cette cul-ture intelligemment, nous devonsla comprendre, trouver ses raci-nes, connaître son histoire – nonque la mise à distance découlelinéairement d’un événement oud’une période historique particu-lière, mais parce que le passé esttoujours vivant dans le présent.

Le drame de la mise à distanceest une histoire longue et com-plexe, et le raconter complète-ment serait refaire toute l’Histoire.Mais au moins nous pouvonslever le rideau sur la premièrescène de ce qui est peut-être ledernier acte, et considérer de prèsl’époque où vivait cette vieillefemme, les 16ème et 17ème siècles,une époque où la Culture occi-dentale a subi des changementscruciaux qui ont produit le type

particulier de mise à distance quicaractérise le monde moderne.«Deux descriptions valentmieux qu’une», dit Gregory Bate-son dans Mind and Nature, car «lacombinaison de différents élémentsd’information définit une manièretrès puissante d’approcher ce quej’appelle... le schème qui con-necte»1 Si nous regardons les 16ème

et 17ème siècles en vision binocu-laire, nous pouvons voir avec unrelief aigu les nombreuses facettesdu dilemme qui est le nôtre.

Un oeil nous donne la visionqui nous est familière. Nousvoyons la période de la Renais-sance et de la Réforme commeune grande floraison d’art, descience et d’humanisme – un mo-ment où les chaînes contraignantesdu dogme ont été brisées, un mo-ment de questionnement et d’ex-ploration, de naissance de nouvel-les religions et de réévaluation dela corruption des vieilles institu-tions, un moment de découverteet d’illumination.Mais fermons cet oeil, et regar-dons par l’autre – l’oeil gauche,l’oeil de sorcière, et les 16ème et17ème siècles sont le temps desbûchers, celui où la persécutiondes sorcières ou de femmes sup-posées l’être a atteint son sommet;des temps de terreur et de torture,1. Bateson, Gregory, Mind and Nature, aNecessary Unity, New Yori Bantam, 1979, p. 77.

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dans nos esprits pendant que lesphilosophies magiques se confon-daient avec l’erreur et la supersti-tion. Pourtant, le mécanisme a finipar perdre toute validité. Les phy-siciens nous racontent maintenantqu’il n’y a pas d’atomes solides –seulement des interactions entreparticules, qui elles-mêmes peu-vent être des schèmes de probabi-lités, dont aucune ne peut êtreobjectivement observée, car l’ob-servation entraîne une interactionavec l’observé.99 La théorie dessystèmes nous apprend à dépasserla simple logique de l’effet et de lacause, et à regarder plutôt lesschèmes d’interactions. La magiepeut être considérée comme leprécurseur philosophique de larelativité et de la théorie de la pro-babilité.

Le mécanisme a triomphé, pasnécessairement parce que c’était lameilleure description de la réalité,mais à cause de ses implicationspolitiques, économiques et socia-les. La magie, la science et la phi-losophie fondées sur le principed’immanence ont été assimilées àla radicalité et aux intérêts desclasses populaires.«La conception animiste de lanature comme divine, un orga-nisme actif par lui-même, a étéassociée aux idées d’athéisme et deradicalisme libertaire. Le chaossocial, les soulèvements de paysans

et les rébellions pouvaient se nour-rir de l’affirmation que les indivi-dus étaient capables de compren-dre la nature du monde pour eux-mêmes et pouvaient manipuler lesesprits naturels par la magie. Lamagie populaire était largementutilisée à tous les niveaux de lasociété pour contrôler ces esprits,mais surtout dans les classes infé-rieures.»100

Après la restauration de Char-les II en Angleterre, de telles idéesfurent dénommées enthousiasme,et une campagne vigoureuse futmenée contre elles par l’État,l’Église établie et les nouvellesinstitutions scientifiques. L’enthou-siasme était associé à l’activismeradical et à la rébellion.«Une conception du monde entant qu’entièrement actif, plein deDieux, et constamment en change-ment, aidait à développer la con-fiance du peuple en soi, et, peut-être mieux, les encourageait àpasser à l’acte, à transformer lemonde, au lieu de rester passifsface aux grandes transformationssociales qui balayaient alors l’An-gleterre.»101

L’expropriation du savoir, quenous avons vu s’opérer dans ledomaine du soin, fut étendue à lascience perçue comme un tout. Lemécanisme, qui justifiait l’exploita-tion de la nature puisqu’elle étaitintrinsèquement morte et sans

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des temps de supplices et de gi-bet, de confessions forcées, d’en-fants utilisés comme témoins con-tre leurs mères, de mort publiquesur le bûcher.

Avec la vision binoculaire, laquestion qui se dessine n’est pas:pourquoi ont-ils persécuté lessorcières? L’histoire de l’Église estune histoire de persécution. Lesbûchers des sorcières n’ont pas étéun phénomène isolé, ils doiventêtre appréhendés dans le contextede siècles de sang et de terreur.2

Pour les Juifs, le Moyen Âge aété une période de restrictionssans cesse croissantes, d’humilia-tions, d’expulsions et de massacresde masse. En Espagne, les Marra-nes convertis de force qui conti-nuaient à pratiquer le judaïsmesecrètement, étaient torturés parles inquisiteurs et, s’ils ne se repen-taient pas, étaient brûlés comme

les sorcières sur le bûcher.Les chrétiens hérétiques, pris

individuellement ou en tant quecommunautés comme les Vaudoiset les Albigeois, furent aussi sup-pliciés par l’épée et par le feu.Rosemary Ruether souligne dansNew Woman, New Earth: SexistIdeologies and Human Liberationque «beaucoup d’idées projetéesensuite sur les sorcières, comme lesorgies nocturnes et les sacrificesd’enfants, avaient d’abord étédirigées par l’Inquisition contre leshérétiques... L’image du Juifcomme étranger démoniaque étaitsemblable de bien des manières àcelle de la sorcière... Le Juif étaitconsidéré comme un adorateur dudiable, équipé de cornes, de griffeset d’une queue, et chevauchantune chèvre satanique. On croyaitque le Juif, comme la sorcière,volait l’eucharistie et se livrait à

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représentations relevant des systè-mes magiques comme l’alchimie,l’astrologie, l’hermétisme, lecabalisme et le rituel magique.Beaucoup de ces systèmes étaientà l’époque devenus très différents,dans leur pratique, de la sorcelle-rie. Ces systèmes magiques for-mels avaient tendance à être struc-turés hiérarchiquement et soumis àune règle, et avaient adopté uneterminologie et un symbolismechrétiens et juifs, aussi bien quegrecs et romains. Cependant, ilspartageaient avec l’Ancienne Reli-gion, et avec beaucoup de sectesprotestantes radicales, la visiond’un monde intrinsèquement vi-vant, dynamique et en relation –apprécié en soi et de soi, Leurlogique était dialectique, ce n’étaitpas un dualisme sans synthèse; lesopposés étaient interdépendants;de chaque entité surgissait sonopposé, et la tension qui en résul-tait causait le changement.

David Kubrin décrit ainsi laphilosophie mécaniste: «La ma-tière elle-même... existant dansl’espace vide... est tout ce quiexiste, tout ce qui est sous-jacentau monde sensible des phénomè-nes. Les changements dans lemonde phénoménal surviennenttous ‘de la matière et du mouve-ment’ du monde atomique oumoléculaire sous-jacent, chacunedes particules atomiques ou molé-

culaires n’ayant en elle-mêmepour attributs que des propriétésquantitatives, une grandeur, uneforme, et son état de mouvement.Le monde, par essence, est sanscouleur, sans goût, sans sons, dé-nué de pensée et de vie. Il est essen-tiellement mort, une machine...»98

La philosophie mécaniste s’estidentifiée à la réalité et à la vérité96. Evans, Arthur, Witchcrafi and the GayCounter-Culture, Boston, Fag Rag Books,p. 76-77.97. Ces paroles viennent de la tradition orale.98. Kubrin, David, «Newtons Inside Out:Magic, Class Struggle and the Rise ofMechanism in the West» in Woolf, Harry(éd.), The Analytic Spirit, Ithaca, N. Y., CorneliUniversity Press, 1981, p. 108.

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Gravure représentant un «sabbat de sorcières», 16ème siècle

d’autres caricatures blasphématoi-res des rituels catholiques»3.Les persécutions des sorcières

se sont cependant distinguées decelles de Juifs et d’hérétiques deplusieurs manières. D’abord ellesétaient dirigées principalement,bien que non exclusivement, con-tre des femmes – spécialementaux 16ème et 17ème siècles. Les sor-cières ne formaient pas un groupeethnique et religieux étrangercomme les Juifs, exclus de la so-ciété chrétienne. Elles ne for-maient pas non plus une secteétrangère clairement identifiée,comme les Albigeois, avec unedoctrine et une organisation biendéfinies. Il est vrai que les sorcièresfurent accusées d’adorer le diable,mais pas dans le même sens queles Marranes par exemple, à quil’on reprochait de continuer leurculte juif traditionnel.

Le diable, dans l’esprit deschasseurs de sorcières, était un êtreréel et les sorcières étaient accuséesd’avoir des relations sociales etsexuelles réelles avec lui. On leurattribuait nombre d’exploits fan-tastiques et bizarres, en contradic-tion avec notre sens ordinaire dela réalité: déplacements aériensnocturnes, transformations d’hu-mains en animaux, enlèvementsmagiques de pénis et dissimulationde ceux-ci dans des nidsd’oiseaux4. De tels exploits nous

paraissent le fruit d’un esprit souf-frant d’hallucinations paranoïdespleinement développées.

Tout au long du Moyen Âge ily eut des chasses aux sorcièressporadiques, mais à l’apogée de laRenaissance, à la fin du 15ème siè-cle, elles se répandirent largement5.

En 1484, une bulle du papeInnocent VIII déclarait la sorcelle-rie une hérésie et étendait le pou-voir des inquisiteurs à la chasseaux sorcières en Allemagne duSud. En 1486, les inquisiteurs do-minicains Kramer et Sprengerpubliaient le MalleusMaleficarum (appelé «Le Mar-2. Nous ne pouvons pas comprendre lespersécutions de sorcières si nous les voyonssimplement comme une conspiration mascu-line contre les femmes ou si nous les consi-dérons indépendamment des modes depersécution récurrents au Moyen Age. Lerécit de la chasse aux sorcières par Mary Daly,par ailleurs excellent, arrive à faire disparaîtreles Juifs de l’histoire, de la même manière queles historiens patriarcaux en font disparaîtreles femmes. Cf. Daly, Mary, Gyn/Ecology, TheMetaethics of Radical Feminism, Boston,Beacon Press, 1978.3. Ruether, Rosemary, New Woman, New Earth:Sexist Ideologies and Human Liberation, NewYork, The Seabury Press, 1975, p. 100-106.4. Cf. Kramer et Sprenger, «MalleusMaleficarum», in Daly, Mary, op. cit., p. 199.5. Ce compte rendu des persécutions desorcières est basé sur Daly, Mary, Gyn/Ecology, Ehrenreich, Barbara and English,Deirdre, Witches, Midwives, and Nurses: AHistory of Women Healers, Old Westbury,New York, The Feminist Press, 1973; Murray,Margaret, The God of the Witches, Londres,Oxford Univ. Press, 1970; Notestein, Wallace,A History of Witchcraft in England, New York,Crowell, 1968; Ruether, Rosemary, op. cit.

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Le lesbianisme et l’homo-sexualité masculine étaient souventassociés à la sorcellerie. ArthurEvans, dans Witchcraft and theGay Counter-Culture, en cite denombreux exemples.96 Les homo-sexuels et les lesbiennes étaientsoumis à la torture et exécutés entant que criminels civils, mais lesexe dit non naturel était aussi unepreuve de sorcellerie. Les persécu-tions de sorcières dénigraient lasexualité et imposaient l’hétéro-sexualité. Elles punissaient les fem-mes pour leur agressivité sexuelleet imposaient la passivité, elles lespunissaient pour leur jouissancesexuelle et imposaient la frigidité.

La sexualité était un sacrementdans l’Ancienne Religion; elle était(et est) considérée comme uneforce puissante par laquellel’amour réparateur et fécond de laDéesse immanente était connudirectement, et pouvait être utilisépour nourrir le monde, pour cata-lyser la fertilité dans les êtres hu-mains et dans la nature. La Déesseétait connue non par la hiérarchieou par une discipline ascétique,mais par l’extase, à travers la pro-fonde connexion avec un autreêtre humain. Le cycle rituel de lasorcellerie est centré sur les thèmesde l’entretissage de la vie et de lamort; en nous confrontant à lamort, en reconnaissant et en ac-ceptant notre mortalité, nous

sommes libres de faire profondé-ment l’expérience de la vie danstoute sa sensualité.«Chante, fête, danse, fais de lamusique et fais l’amour, tout enma présence, car l’extase de l’es-prit est mienne, et mienne estaussi la joie sur la terre.»97

Si la femme, symboliquement,est le corps de l’immanence, alorsla sexualité, valorisée en elle-mêmeet d’elle-même, est son âme. Lasexualité gay, en affirmant dans sanature propre la primauté du plai-sir sur la reproduction, et la sexua-lité religieuse, en exhaussant laprofonde valeur du corps et deson expérience, menacent toutesdeux la discipline ascétique dutravail, qui requiert la négation ducorps. La sexualité féminine agres-sive est incompatible avec le rôlede victimes des femmes, avec leurrôle d’objets. Les persécutions dessorcières ont utilisé la torture et laterreur pour marquer la psychéoccidentale au fer rouge de l’iden-tité entre le sexe et le diable.Finalement, les persécutions dessorcières ont favorisé la guerrecontre l’immanence au momentoù elle apparaissait dans les scien-ces et dans la vie intellectuelle del’époque.

Au 17ème siècle, la vision méca-niste d’un monde constitué departicules mortes, inertes, isoléesétait encore contestée par des

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teau des Sorcières») qui devint lemanuel des chasseurs de sorcièrespour les deux siècles et demi sui-vants.

Les persécutions augmentèrentpendant le 16ème siècle pour attein-dre une extension et une répres-sion maximales au début du 17ème

siècle. (Le procès des sorcières deSalem, à la fin du 17ème siècle futune crise localisée, que je n’exami-nerai pas ici.)

Les estimations du nombre desorcières effectivement condam-nées vont de 100.000 à 9 mil-lions6. Les plus élevées incluenttous les types de condamnations,les plus basses, uniquement lesexécutions officiellement enregis-trées. Le véritable nombre estdifficile à estimer, mais le plusimportant est de comprendre leclimat de terreur qui a régné par-tout. N’importe qui – spéciale-ment les femmes – pouvait êtreaccusé de pratiques sorcières. Lasorcellerie était définie comme uncrime spécial auquel les lois ordi-naires d’enquête ne s’appliquaientpas. Jean Bodin, penseur françaiset chasseur de sorcières renommé,conseillait d’utiliser les enfantscomme témoins, car on pouvaitplus facilement les persuader dedonner des preuves contre lesaccusées.7 Une fois inculpées, lesfemmes suspectées d’être sorciè-res étaient soumises à des tortures

du genre de celles décrites dans ledocument d’époque qui suit: «Il ya des hommes qui dans cet artsurpassent les esprits de l’enfer. J’aivu les membres écartelés, les yeuxsortis de la tête, les pieds arrachésdes jambes, les articulations tor-dues, les omoplates déboîtées, lesartères gonflées, les veines superfi-cielles enfoncées, la victime quel’on soulevait haut pour la laissertomber, que l’on retournait latête en bas les pieds en l’air. J’aivu le bourreau donner la disci-pline et frapper avec des verges etécraser en vissant, et charger lour-dement de poids, et piquer avecdes aiguilles et entourer de cordes,et brûler avec du soufre, et arroserd’huile, et roussir avec des tor-ches.»8

Les tortures duraient parfoisdes jours et des nuits, notammenten Allemagne, en Italie et en Es-pagne;9 elles duraient une heure,puis elles s’interrompaient, pourreprendre plus tard. Le termemême de torture était totalementbanni en Angleterre, puisque laprivation de nourriture et de som-meil et le viol collectif n’étaientpas considérés comme tels. Quel’accusée succombe à cette souf-france intolérable et donne desnoms ou confesse les crimes queses tortionnaires lui suggéraient,qu’elle ait la chance d’être étran-glée sur le bûcher avant de brûler

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n’est pas payé, il ne participe pas àla nouvelle valeur accordée désor-mais au gain et au profit. Elle nepeut pas en profiter, elle ne peutpas revendiquer un meilleur salaireou en atteindre un gain supérieur àce qu’elle y a mis. Son travail envient à être considéré peu à peucomme moins réel que celui del’homme, et la femme elle-mêmedevient irréelle, un écran bidimen-sionnel sur lequel l’homme pro-jette ses fantasmes.95

Les femmes qui travaillent sontreléguées dans les tâches les moinsattractives et sont exclues des acti-vités qui offrent des accès à latranscendance ou relèvent de lanoblesse d’une vocation. Les fem-mes des classes populaires sontune main-d’oeuvre sacrifiable,meilleur marché que les hommes,et plus facile à licencier à la morte-saison puisqu’elles ne sont pasconsidérées comme de vrais tra-vailleurs.

Les femmes des classes supé-rieures deviennent des biens,échangeables par le mariage entant que signes du pouvoir, dustatut et du succès des hommes.Aussi apprennent-elles à se vendreelles-mêmes. Elles sont objet etnon sujet, l’autre et non le soi de laculture.

Comme tous les autres objets,les femmes ont été transforméesen écrans sur lesquels la peur et la

haine latentes des hommes se pro-jettent. Les chasses aux sorcièresont enflammé et légitimé cettehaine, en favorisant les forces éco-nomiques qui condamnaient leurêtre physique et existentiel.

Chez les femmes, les persécu-tions ont renforcé la haine de soiet la suspicion envers les membresde leur sexe. Pour les deux sexes,le rôle de victime est apparucomme le rôle naturel et méritéde la femme.

La haine des femmes s’étend àla haine de toute chair, de toutevie sensuelle. Les chasses aux sor-cières, en tant que campagnes dela guerre à l’immanence, ont étéaussi dirigées contre la sexualité,spécialement la sexualité des fem-mes et l’homosexualité. «Toute lasorcellerie vient du désir char-nel», dit le Malleus Maleficarum,«qui est, chez les femmes, insatia-ble». Les sorcières étaient accu-sées, à la base, de frayer avec lesdémons, d’actes impudiques etlascifs. Leurs sabbats étaient dé-peints comme des orgies où l’onse complaisait dans les jouissancescontre nature.93. Brown, op. cit.94. Rubin, Gayle, «The Traffic in Women:Notes on the Political Economy of Sex» inReiter, Rena, éd., Toward an Anthropologyof Women, New York, Monthly ReviewPress, 1975, p. 162.95. De Beauvoir, Simone, Le Deuxième Sexe,Paris, Gallimard, 1962.

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ou qu’elle soit brûlée vivante,qu’elle soit pendue, bannie, ouqu’elle se suicide, l’accusation si-gnifiait de toute façon la ruine. Enpratique, les accusations de sorcel-lerie étaient surtout dirigées contredes femmes des couches inférieu-res de la société.10 Étaient particu-lièrement visées les veuves, lescélibataires, et celles qui n’étaientpas protégées par un homme.Quand des personnes riches ouconnues étaient accusées, «la cré-dibilité des confessions arrachéessous la torture s’effondrait, etl’opinion publique influentecommençait à soupçonner queles confessions antérieures necorrespondaient pas à une expé-rience réelle».11 La chasse auxsorcières était donc dirigée contreles femmes en tant que sexe etcontre la classe paysanne labo-rieuse.12

La question qui me vient àl’esprit à propos de la persécutiondes sorcières n’est pas pourquoi,mais pourquoi à ce moment-là?Pourquoi, à ce moment particulierde l’Histoire, les hiérarchies del’Église catholique et de l’Égliseprotestante récemment forméeont-elles sanctionné et encouragéla persécution des sorcières? Quelsintérêts servaient-elle?

Une société n’est pas unechose statique, un objet, une entitéunique. C’est un système, un ré-

seau de relations complexes entransformation permanente, danslequel le tout est toujours plus quela somme de ses parties et en dif-fère parfois qualitativement. Lesformes de production du néces-saire et du superflu, les parts del’un et de l’autre auxquelles ontdroit les différentes classes de lasociété, le niveau de la science etde la technologie, la distributiondu pouvoir, les rôles sexuels,l’éducation des enfants, la psycho-logie individuelle et les idéologiesque dispensent la religion, la philo-sophie, l’éducation et les institu-6. Ruether, Rosemary, op. cit., p. 11. NdT:Comme le dit l’auteure dans la préface à laquinzième édition, l’estimation de 9 millionsest nettement trop élevée. Cependant, lesprocès ont concerné, en Allemagne notam-ment, environ une femme sur mille, moinsdans les autres pays européens; la sentencen’était pas toujours le bûcher mais souventle bannissement du village, ce qui conduisaità l’errance et prédisposait à de nouvellespoursuites (cf. en français les travaux deRobert Muchembled).7. Daly, Mary, op. cit., p. 197.8. Repris de Henry Charles Lea in Daly, Mary,op. cit., p. 200.9. Daly, Mary, ibid10. Cf. Daly, op. cit., p. 185; Ruether, op. cit.,p. 104-105; Hill, Christopher, Reformation toIndustriel Revolution: the Making of ModernEnglish Society, vol. 1: 1530-1780, New York,Panthéon, 1967, p. 89-90.11. Ruether, op. cit., p. 105.12. J’utilise les termes de classe paysannelaborieuse et classe professionnelle argentéeplutôt que les termes plus classiques de classeouvrière et bourgeoisie, car durant cettepériode, avant l’industrialisation, les divisionsde classes n’avaient pas encore les caractéris-tiques associées à la terminologie marxiste.

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Les femmes sont aussi cepen-dant nos premières frustratrices, lasource de la première volonté quis’oppose à la nôtre, qui refuseautant qu’elle donne, elles sontaussi la source de notre mortalité,de la vulnérabilité de créaturesliées par le corps à la maladie, à lasouffrance et à la mort. NormanO. Brown dans Life AgainstDeath93 explique que nous som-mes prêts à abandonner le pro-fond plaisir de la vie sensuelledans le corps pour nier la mort.Ce faisant, nous nous tournonsvers le plaisir de substitution del’entreprise – du travail de cons-truction de la culture dans lemonde.

Pour libérer le domaine dutravail et de l’entreprise de lasouillure de la mortalité, les fem-mes et tout ce que nous représen-tons doivent être exclus. Aussi,tandis que l’éthique protestanteérige le travail en idéal de l’efforttranscendant, les femmes, qui in-carnent l’immanence, sont sortiesde l’épure. L’immanence est atta-quée à travers les corps des fem-mes: l’immortalité de l’esprit-étranger-à-la-chair est exaltée parla torture et la destruction de lachair des femmes. Les hommes sevengent de la mère qui a échoué àles satisfaire complètement endétruisant l’espèce maternelle. Ilsréparent l’humiliation d’avoir dû

dans l’enfance se plier à la volontématernelle en détruisant les volon-tés des femmes. Le blâme pour ladestruction des femmes ne doitpas s’adresser aux conflits inhé-rents à la maternité, mais aux sys-tèmes économiques et religieuxqui aiguisent ces conflits et encou-ragent les hommes à les extériori-ser en prenant les femmes pourvictimes.

Quand une femme est excluedu travail productif, elle est con-damnée à jouer le rôle d’objet.Les femmes des classes populairescomme celles des classes supérieu-res sont reléguées dans le royaumede la reproduction, ce qui intensi-fie les tendances des femmescomme des hommes à identifiertoutes les femmes à la mère – unemère plus qu’humaine et moinsqu’humaine, mais jamais simple-ment humaine.

Une femme de milieu popu-laire reproduit également la forcede travail de son homme.94 Sontravail n’est pas payé mais néces-saire. C’est elle qui prend les biensgagnés par le travailleur et les rendutilisables; elle cuisine, lave les vê-tements et nettoie la maison. Lafroide monnaie abstraite estretransformée dans ses mains,remise dans le domaine de ce quia de la valeur de et par soi-même,de ce qui peut être utilisé et faireplaisir. Mais parce que son travail

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tions – tous ces éléments sontintriqués. Les interactions ne sontni simples ni linéaires, ce sont desboucles circulaires de causes etd’effets qui se nourrissent les unesles autres, et agissent par pressionset entraves mutuelles. Si un élé-ment d’une société change, l’équili-bre dynamique de la société toutentière est menacé. D’autres élé-ments vont alors se modifier pourtenter de préserver une constancedans la relation entre les êtres hu-mains et leur environnement, afinque cette relation permette la sur-vie du groupe.13

Durant le 16ème et le 17ème siè-cle, la société occidentale fut sou-mise à des changements très im-portants. Les chasses aux sorcièresétaient l’expression conjuguée d’unaffaiblissement des contraintestraditionnelles et d’un accroisse-ment de nouvelles pressions.C’était une période révolution-naire, mais les persécutions ontcontribué à saper la possibilitéd’une révolution dont puissentbénéficier les femmes, les pauvreset les non propriétaires. Au con-traire, les transformations qui sontsurvenues ont avantageusementservi les classes montantes profes-sionnelles argentées et ont rendupossible l’exploitation brutale,extensive et irresponsable desfemmes, des travailleurs et de lanature. Partie prenante de ce chan-

gement, la persécution des sorciè-res était liée à trois processus en-chevêtrés: l’expropriation de laterre et des ressources naturelles,l’expropriation du savoir, et laguerre contre la conscience del’immanence, inhérente aux fem-mes, à la sexualité et à la magie.L’expropriation de la terre

Le féodalisme était un systèmeautoritaire et hiérarchique, mais ilétait basé sur un modèle organique.Carolyn Merchant dans The Deathof Nature: Women, Ecology andthe Scientific Revolution donneplusieurs exemples de penseursmédiévaux qui utilisent le corpshumain comme modèle et méta-phore du corps social.14 Dans untravail publié par John of Salisburyen 1159, le prince, avec le clergé,fonctionnait comme l’âme duCommonwealth. Ceux qui faisaientles lois étaient le coeur, tandis queles juges et les gouverneurs étaientles organes des sens. Les soldatsétaient les bras et les mains; un brasprotégeait les gens contre l’exté-rieur, l’autre les disciplinait de l’inté-rieur. Les financiers étaient les intes-tins des États. Les paysans, les fer-miers, les artisans, le menu peupletravailleur étaient les pieds qui sup-portaient tout le reste.15

La société féodale était en réa-lité un système de droits et deresponsabilités complexes et en-

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(et non la famille, le plaisir person-nel ou les obligations communes) aété défini comme le seul véritableobjectif de cette vie.

Les persécutions de sorcièresfurent, surtout, des attaques contreles femmes. La propagande quijustifiait les chasseurs de sorcièresinsistait sur l’infériorité des femmeset définissait leur nature commeintrinsèquement diabolique.«Quand une femme penseseule, elle pense au diable... Ellessont plus impressionnables que leshommes et davantage prêtes àrecevoir l’influence de l’espritdésincarné... Du fait qu’elles sontfaibles, elles trouvent une manièrefacile et secrète de se défendre dansla sorcellerie. Elles sont plus faiblesà la fois en esprit et physique-ment... En ce qui concerne l’intel-lect et la compréhension des chosesspirituelles, elles semblent êtred’une nature différente de celle deshommes... Les femmes sont intel-lectuellement comme des en-fants... Les femmes ont une mé-moire plus faible, et c’est un dé-faut naturel chez elles de ne pasêtre disciplinées, et de suivre leurspropres impulsions sans le sens dece qui est dû... C’est une menteusepar nature... La femme est unennemi enjôleur et secret.»90

La haine des femmes n’étaitpas limitée à une seule région ou àune religion particulière.

«Le schème misogyne n’étaitpas particulier au travail des Do-minicains. Il était courant de seréférer aux sorcières comme à desfemmes dans les traités de chasseaux sorcières et d’inclure une sec-tion montrant pourquoi du fait dela ‘nature’ des femmes, les sorcièresétaient de sexe féminin. Ce schèmese retrouve également dans lestraités du 16ème et du 17ème siècleécrits par des protestants.»91

Les femmes apportent la viedans le monde. Dans une culturedans laquelle elles sont mères, lescorps de femmes nous procurentnos premières sensations de cha-leur et d’aise ainsi qu’un profondplaisir sensuel non entravé par lesrestrictions.92 Se retourner contreles femmes signifie donc en vou-loir à la vie elle-même, nier lachair, le plaisir et le bien-être. Etun ascétisme qui nie la chair doit,nécessairement, dénigrer les fem-mes.89. Pour un aperçu des activités dans lesquel-les les femmes ont joué des rôles importantsà la fin du Moyen Âge et au début desTemps modernes, voir Clark, op. cit.90. Ruether, p. 97-98, citant le MalleusMaleficarum, premier recueil officiel descrimes des sorcières.91. Ruether, op. cit., p. 98.92. Pour une interprétation analytique com-plète des implications du maternage, voirChodorow, Nancy, The Reproduction ofMothering, Berkeley, Californie, Universityof California press, 1978; Dinnerstein, Doro-thy, The Mermaid and the Minotaur, NewYork, Harperand Row, 1976.

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trelacées qui fonctionnait à l’imaged’un organisme16. Son unité debase était la communauté locale, lemanoir, le village, et, dans la pé-riode médiévale tardive, la ville.L’économie était agraire, basée surdes cultures de subsistance. Lesroutes étaient mauvaises et lestransports lents. Les denrées agri-coles étaient périssables, aussi cha-que communauté dépendaitd’abord de ce qu’elle pouvait fairepousser et produire elle-même.

L’agriculture était basée sur levillage, perçu comme une organi-sation, plutôt que sur les labeurs etles profits d’unités autonomescomme l’individu ou le noyaufamilial. Dans beaucoup de ré-gions, les champs étaient possédéset travaillés en commun. Avecl’introduction de la charrue lourdeà la période carolingienne, il étaitdevenu indispensable que les pay-sans se regroupent pour acquériret entretenir une charrue et la pairede boeufs ou de chevaux néces-saire pour la tirer. Au lieu d’avoir

de petits champs individuels pri-vés, le village tout entier pouvaitposséder d’énormes champsouverts. Les décisions, telles que:quand et quoi planter, quelle terrelaisser en jachère, comment fairetourner les cultures et commentpartager la moisson équitable-13. Cf. Bateson, Gregory, Steps to an Ecologyof Mind, New York, Ballantine, 1972, p. 338.14. Merchant, Carolyn, The Death of Nature:Women, Ecology and the Scientific Révolu-tion, San Francisco, Harper and Row, 1980, p.70-75.15. Ibid, p. 71-73.16. La discussion qui suit sur l’économieféodale est basée sur: Birnie Arthur, AnEconomie History of the British Isles, Londres,Methuen, 1953, p. 39-59; Clark, sir George,Early Modern Europe from about 1450 toabout 1720, Londres, Oxford UniversityPress, 1968; Conner, E. C. K-, Common Landand Enclosures, New York, A. M. Kelley, 1966;Finberg, H. R R. (éd. ), The Agrarian Historyof England and Wales, vol. I, Deuxièmepartie, A. D. 43-1042, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 1072; Heath, Richard, TheEnglish Peasant, Londres, Unwin, 1983, p. 1-57; Merchant, Carolyn, op. cit., p. 43-50;White, Lynn Jr, Medieval Technology andSocial Change, New York, Oxford UniversityPress, 1966, p. 39- 76; Zacour, Norman, AnIntroduction to Medieval Institutions, NewYork, St. Martin’s Press, 1969, p. 35-51.

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Travail en commun dans les champs au Moyen Âge

cérémonies, les croyances et lescoutumes qui avaient soutenu lesclasses paysanne et laborieuse dansleur désir de confort et de réjouis-sance – pour le plaisir dans la viecomme dans le travail.

Le travail étant devenu unediscipline ascétique, les femmesfurent donc expulsées de nom-breux secteurs du travail produc-tif. Nous avons vu comment lesclôtures des terres ont dépouilléles femmes de la terre qu’ellesutilisaient pour nourrir leurs fa-milles, et comment l’émergenced’une profession médicale mascu-line, en plus des persécutions desorcières, avait contraint les fem-mes à sortir des domaines du soinet de l’accouchement. Au MoyenÂge tardif, les femmes tenaientdes rôles importants dans l’artisa-nat et l’industrie. Le mariage étaitpar maints aspects un partenariatd’affaires, et les femmes des mar-

chands et des artisans travaillaientsouvent aux côtés de leurs maris.Ainsi les veuves en général repre-naient l’affaire de leur époux. Lesfemmes ont été brassières, bou-langères, armateures, éditrices,imprimeures, gantières, colporteu-ses, marchandes, comptables,épinglières et commerçantes. Ellesont aussi travaillé dans l’agricultureet dans l’industrie textile.89

Aussi longtemps que la familleest restée l’unité de base de la pro-duction économique, les femmesavaient leur place dans maintesactivités. Mais au fur et à mesureque l’industrie s’est déplacée de lamaison ou de l’atelier vers les usi-nes et les entreprises de grandetaille, les femmes ont été exclues.L’unité productive s’est réduite autravailleur individuel, qui était plusfacilement manipulé, plus aisé-ment mobilisé et plus complète-ment exploitable, quand le travail

Gravure représentant un «sabbat», 17ème siècle

ment, étaient alors prises en com-mun. Au lieu de posséder un en-semble de terres d’un seul tenant,un paysan possédait ou louait «ledroit de partager les profits dusol»17. Dans certains cas, les pay-sans recevaient en fonction duproduit plusieurs bandes de terrede différents types: terres arables,prairies à fourrage ou pâtures. Lepaysan devait une contributioncorrespondant en travail communde labourage, semis, moisson etsoin aux animaux.

Même dans les régions où laterre était possédée de manièreindépendante, de vastes étenduesde pâtures, de forêts, de marais etde friches étaient couvertes par unréseau complexe de droits com-munaux.18 Bien que le seigneurlocal soit le propriétaire d’un boisou d’une pâture, les paysansavaient le droit de faire paître leurbétail sur les champs en friche,d’emmener leurs cochons dans lesforêts, et d’y ramasser du boispour faire du feu ou pour réparerleurs bâtiments et leurs clôtures.Dans certaines régions, de vastesétendues de terres forestièresétaient réservées aux jeux privésdu roi (c’est le sens légal du motforêt à l’époque médiévale). Lespaysans n’avaient pas le droit detuer les cerfs. (Vous vous souve-nez de l’histoire de Robin desBois?) Ils n’avaient même pas le

droit de les chasser de leurs pro-pres champs, mais ils pouvaient,en contrepartie, avoir droit aubois tombé et aux autres produitsde la forêt.19

Même dans les villages où laterre était exploitée de manièreindépendante, chacun était limitépar les droits des autres. Une fa-mille pouvait, par exemple, avoirle droit de faire paître son bétaildans les champs d’une autre fa-mille après la moisson.

Les seigneurs possédaient laterre, mais elle ne leur appartenaitpas dans le sens où une propriétéprivée nous appartient. La tradi-tion des droits communaux lesempêchait de modifier l’usaged’une terre. Un seigneur ne pou-vait pas, si c’était son bon plaisir,faire abattre une forêt dans la-quelle les gens ordinaires avaientdes droits. Même au milieu du16ème siècle, la doctrine de la Citéselon laquelle «les hommes peu-vent ‘user de leurs possessionscomme ils l’entendent’ semblaitéquivalant à de l’athéisme».20 Laterre était supposée procurer desmoyens d’existence, mais le profitn’était pas son but premier:«Au Moyen Âge, la terreétait considérée comme unesource de dignité ou comme l’en-droit où grandissaient les futurssoldats, ou comme un moyen demaintenir une classe dominante

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rent des signes de l’appartenance àl’élite, et ne furent plus évaluésselon leurs bénéfices réels, les bé-néfices matériels qu’ils apportaient,mais en tant que vecteurs pourapprocher Dieu. Le travail et leprofit, paradoxalement, étaientperçus comme s’ils n’étaient pasde ce monde, ils devenaient desobjectifs en soi, des objectifs bonsen eux-mêmes et d’eux-mêmes.Le travail devint une disciplineascétique et «cet ascétisme setourna de toute sa force contreune chose: le plaisir spontané de lavie et de tout ce qu’elle offre».85

Pour les classes montantesargentées, le travail dur et l’auto-discipline ascétique, même moti-vés par la piété, se payaient desuccès matériel. Elles prospéraient;et l’on pouvait jouir de cette pros-périté en tant que signe visible dela grâce de Dieu, même si lesautres réjouissances spontanées –le sexe, la danse, le sport, les jeux,les festivités, et la nature – étaienttoujours considérées comme desoeuvres du Démon.

Pour les classes paysannes etlaborieuses, cependant, la disci-pline et la dureté du travail con-duisaient au mieux à la simplesurvie. L’éthique du travail étaitutilisée par les classes argentéespour imposer leur discipline auxtravailleurs et aux pauvres. Lafainéantise était un péché, et accu-

ser les villageois de fainéantiseservit à justifier les clôtures desterres.86 Un tel péché justifiait aussiles bas salaires, qui idéalement«devaient permettre au tra-vailleur tout juste de vivre; car sivous lui en donnez le double, alorsil travaille mais deux fois moins».87

«Un homme ne souhaite pas‘par nature’ gagner de plus en plusd’argent, mais simplement vivrecomme il en a l’habitude, et ga-gner autant qu’il est nécessairedans ce but. Partout où le capita-lisme moderne a commencé sontravail d’accroissement de la pro-ductivité du travail humain enaccroissant son intensité, il a ren-contré la résistance immensémentobstinée de ce trait saillant duprécapitalisme.»88

Les festivités traditionnelles, lesjours des saints (qui étaient sou-vent des versions christianisées desanciennes fêtes païennes), les dan-ses et les jeux furent sévèrementcritiqués par les protestants ortho-doxes. Les persécutions de sorciè-res furent une attaque contre les82. Ibid., p. 173.83. Ibid, p. 172.84. Ibid., p. 259.85. Weber, Max, op. cit.86. Hill, Reformation to IndustrialRéevolution, op. cit., p. 119-120; Hill, TheWorld Turned Upside Down, op. cit., p. 262-263.87. Hill, Reformation to IndustrialRéevolution, op. cit., p. 140, citant Petty.88. Weber, Max, op. cit.

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dans une position sociale appro-priée. Exploiter un domaine demanière à en obtenir le plushaut revenu monétaire étaitconsidéré presque comme unabus du droit de propriété, enparticulier si cette exploitationentraînait la misère ou une dé-gradation de leur situation pourles cultivateurs du sol... La crois-sance d’une économie monétairea ouvert des voies de pénétrationdans les coutumes domanialesderrière lesquelles s’étaient abri-tés les habitants, et a permis auseigneur de donner libre cours àla passion du profit.»21

La société féodale était encoreguidée par le principe économi-que de l’usage et non par celui dugain. La terre, par exemple, avaitde la valeur parce qu’elle procuraitune subsistance; ce fait à lui seulfondait son pouvoir de détermi-ner le statut social. Elle approvi-sionnait les armées et était donc labase du pouvoir politique. Maiselle n’était pas encore appréhen-dée comme une ressource quipouvait être exploitée jusqu’augain maximal.

Les lois et les coutumes féoda-les garantissaient aux paysans –qu’ils soient libres ou serfs – l’ac-cès à la terre et aux moyens desubsistance. Tout ce que les pay-sans réussissaient à tirer de la terreau-delà de leurs besoins vitaux et

de ceux de leurs familles était re-distribué vers le haut, en loyers,tribut féodal, taxes pour l’Église etcontributions aux travaux obliga-toires. Le surplus de grain, fruits,lait, viande, laine et autres produitsallait droit aux classes qui combat-taient, gouvernaient et détenaientaussi le pouvoir ecclésiastique.

Les classes supérieures étaientapprovisionnées aux dépens d’unediminution graduelle, et à longterme, de la fertilité de la terre:«La pratique des seigneurs detirer des paysans non libres (ceuxqui ne payaient pas des loyers)tout revenu dépassant leursmoyens de subsistance a renduces paysans incapables de rendreà la terre ce qu’ils lui avaientpris. Ils n’avaient pas de ressour-ces suffisantes pour réinvestirdans des charrues ou des engrais.Dans beaucoup de régions, lessols furent rapidement épuisés etfortement érodés.»22

La prospérité des classes supé-rieures était une fausse prospérité,basée sur l’accumulation d’unedette écologique, de la même17. Conner, op. cit., p. 7.18. La discussion qui suit sur les droitscommunaux est basée sur Conner, op. cit.,p. 5-7, et Birnie, op. cit., p. 47-70.19. Rogers, John, The English Woodland,New York, Scribner’s, 1946, p. 17-29.20. Hill, Christopher, Reformation toIndustrial Revolution, p. 14.21. Birnie, op. cit., p. 72.22. Merchant, Carolyn, op. cit., p. 48.

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Les Ranters et les Quakers al-laient parfois nus, c’était un signede la grâce. Le Ranter LawrenceClarkson a anticipé Freud et Nor-man O. Brown en faisant du pé-ché non pas un acte, mais sa ré-pression.«Personne ne peut être libérédu péché jusqu’à ce que, dans lapureté, l’acte soit sans péché, car jejuge pur pour moi ce qui, pourune compréhension obscure, estimpur: car pour le pur toutes leschoses, tous les actes sont purs...Sans acte il n’y a pas de vie, sansvie pas de perfection.82

Quel que soit l’acte fait partoi dans la lumière et l’amour, ilest clair et aimable... Si quelquechose en toi ne te condamne pas,tu ne seras pas condamné.»83

Ces mots sont comparables auDire de la Déesse (Charge of theGoddess) moderne (d’origine in-connue) qui appartient à la liturgiedes sorcières d’aujourd’hui:«Tous les actes d’amour et deplaisir sont mes rituels... et si ceque vous cherchez vous ne le trou-vez pas en vous-même, jamaisvous ne le trouverez au-dehors.Car j’ai été avec vous depuis lecommencement, et je suis ce qu’onatteint à la fin du désir...»

Dans les sectes, certaines fem-mes occupaient aussi des positionsélevées. Elles étaient autorisées àparticiper au gouvernement de

l’Église. Elles prêchaient, voya-geaient à travers le pays en com-pagnie des hommes, s’élevaientcontre les mariages inégaux, etdemandaient le divorce par sim-ple déclaration. May Cary, uneprêtresse, écrivit un pamphletutopique en 1651 qui déclarait que«le temps vient où non seulementles hommes mais les femmes pro-phétiseront; non seulement leshommes âgés mais les hommesjeunes, non seulement ceux quisont allés apprendre à l’universitémais ceux qui ne l’ont pas fait,même les servantes et les bonnes».84

L’ascension du nouvel Ordreet de son éthique protestante et ladéfaite des sectes radicales furentun triomphe politique, économi-que et religieux des classes com-merçantes et professionnelles surles classes paysannes et laborieu-ses, et de la domination masculinesur les femmes. L’éthique protes-tante, en s’imposant, fit campagnecontre les idées de l’immanencedans trois domaines: le travail, lasexualité et la philosophie.

Max Weber a montré en quoila propagation de l’éthique protes-tante a dispensé une nouvelleidéologie du travail, déplaçant lavaleur de l’usage au profit, ce quiservait le développement du capi-talisme. Le concept de vocationattribue une nouvelle valeur autravail et au profit, lesquels devin-

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manière qu’aujourd’hui nousmaintenons un niveau de vie artifi-ciellement élevé en épuisant laterre et nos ressources nonrenouvelables.23

Le déclin de la fertilité de laterre fut une des causes du chan-gement des formes traditionnellesd’agriculture. D’autres pressionsvinrent de l’émergence d’une éco-nomie de marché qui se substituaprogressivement à l’économieféodale. Bien sûr, l’économie féo-dale avait toujours inclus des mar-chés. Mais à la fin de la périodeféodale et à la Renaissance, cesderniers commencèrent à domi-ner les échanges. Le développe-ment de l’économie de marchésignifia le déplacement de la va-leur d’usage en faveur de la valeurd’échange. Au lieu de produire sapropre nourriture et de vendre le

surplus, les propriétaires com-mencèrent à produire pour lemarché, non pas ce qui était né-cessaire mais ce qui était suscepti-ble de rapporter un profit.

L’or américain envahit l’Eu-rope au 16ème siècle, en causantune terrible inflation. Les proprié-taires trouvèrent que les loyerstraditionnels rapportaient demoins en moins. L’inflation fitpression pour maximiser les pro-fits de la terre comme l’ouverturedes marchés en avait donné l’op-portunité.

En Angleterre, nombre depropriétaires arrêtèrent de cultiverles céréales et les légumes pour laconsommation locale et se mirentà élever des moutons pour lemarché de la laine en pleine ex-pansion.24 La laine était le premierproduit d’exportation de l’Angle-terre, et l’industrie textile fut lapremière à s’organiser de manièrecapitaliste. L’exportation des cé-réales était limitée depuis 1491 etla loi maintenait leur prix et leprofit à en tirer à un bas niveau.L’exportation de laine fut encou-ragée et, à la différence des den-rées agricoles périssables, elle pou-vait voyager par bateaux, même àune époque de mauvaises routeset de transports lents. Les lainagesanglais trouvèrent un marché prêtà les accueillir aux Pays-Bas etailleurs sur le continent.

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Berger,

16ème siè

cle

laisser chacun avoir tranquille-ment de la terre à engraisser.»77;«Le travail collectif des terrescommunales était un acte reli-gieux pour les Diggers.»78 Les ex-créments, qui rendaient la terrefertile, avaient la prééminence surla culture. Les Diggers ont puavoir des relations avec les sorciè-res, ou ne pas en avoir, en tout casleur religion était certainementcelle de la terre.

Winstanley lui aussi faisait deDieu la raison universelle qui «ha-bite en chaque créature, et suprê-mement dans l’homme».79 «Cetteidée de Dieu comme immanent àtoute la création matérielle (...) estliée au respect pour la science de la

nature en tant que moyen de con-naître les oeuvres de Dieu.»80;«Connaître les secrets de la natureest connaître les oeuvres deDieu.»81 Il identifiait le Dieu chré-tien traditionnel, qui légitime lapropriété privée, avec le Démon,et la Chute avec le développementde la propriété privée.

Les sectes étaient connuespour pratiquer la liberté sexuelle.70. Ibid., p. 22.71. Ibid., p. 23.72. Ibid., p. 165.73. Ibid., p. 165, citant Bauthamly.74. Ibid.75. Pour des preuves de la continuité de latradition radicale, voir Hill, The WorldTurned Upside Down, op. cit., p. 89. La tradi-tion sorcière a de vieilles associations avec larégion: «Dans le grand parc de Windsor il yavait un chêne desséché sous lequel Herne leChasseur, un garde forestier à l’époque d’HenriVIII, est supposé avoir pratiqué la magienoire, et auquel il a finalement été retrouvépendu. Tant que l’arbre fut debout, l’herbe nepoussait pas autour. Le fantôme de Herne leChasseur, avec des cornes sur la tête, apparaîtchaque fois qu’une calamité menace la familleroyale ou le pays» (cf. Rogers, EnglandWoodlands, p. 31). Herne le Chasseur est lenom d’un ancien dieu dans la sorcellerie, quia été pendu à un chêne en accomplissementdu sacrifice de soi qui permet que la viecontinue. Le dieu est appelé le Dieu cornudans certains de ses aspects et a été aussiassocié à la royauté sacrée. Cf. Murray,Margaret, The God of the Witches, Londres,Oxford University Press, 1970.76. Hill, The World Turned Upside Down, op.cit.,p. 90.77. Ibid., p. 104.78. Ibid., p. 105.79. Ibid., p. 111.80. Ibid., p. 112.81. Ibid., p. 114.

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Tract expliquant les émeutes dans le conté et laville de Norwich pendant la Révolution anglaise

Élever des moutons deman-dait moins de paysans que cultiverdes céréales. Il était plus efficacede le faire dans des terres clôtu-rées, ceintes de barrières. Les pro-fits aussi avaient tendance à êtremieux assurés quand les décisionsétaient prises par un seul proprié-taire ou par son agent (lesquelsn’avaient qu’un seul ensemble d’in-térêts à prendre en considération),plutôt que par une organisationcommunale qui devait soupeserles intérêts de nombreux villageoiset faire des équilibres ou des com-promis.

Les propriétaires foncierscommencèrent à faire pressionpour enclore. Les clôtures, eneffet, transformaient la terre enpropriété privée sous le contrôled’une seule personne, détruisant leréseau de droits et d’obligationsmutuelles qui caractérisait le villagemédiéval.

Au 17ème siècle, les clôtures semultiplièrent et s’étendirent desforêts et des friches aux champset à la terre labourée. Les villesfournissaient alors un marchépour les récoltes et les produc-tions laitières. Les propriétaires quiréussissaient à s’approprier demanière exclusive de larges surfa-ces et mettaient en pratique l’agri-culture dite scientifique pouvaientfaire d’importants profits. La dé-fense des clôtures était basée sur le

fait qu’une production accrue etdes méthodes agricoles nouvellespouvaient améliorer le rendementde la terre – en partie parce queles propriétaires fonciers des clas-ses supérieures pouvaient garderle surplus de richesse que la terreavait produit et le rendre à la terreen investissant dans des méthodesqui renouvelaient la fertilité.

Il y avait plusieurs manières detransformer les lois et les coutu-mes qui garantissaient les droitscommunaux. Si la terre commu-nale n’était plus utilisée à la suite23. Comprendre l’importance de l’engraispeut jeter une nouvelle lumière sur la criti-que par Norman O’Brown de l’assimilationpar Martin Luther de l’argent avec l’analité, lemonde et le diable. De manière littérale, sil’argent est basé sur la fertilité de la terre,l’argent est de la merde et la vie aussi. Tandisque la position protestante pourrait, demanière provocatrice, être résumée ainsi: «Lavie est de la merde - déclin et mort, donc paressence démoniaque.», le paganisme dit:«Merde, mort et déclin font partie de la vie etpar conséquent sont imprégnés de sacré.». Lesramifications que cette vision peut avoir surl’éducation des enfants à la propreté et sur laformation du caractère qui en découle sontintéressantes à examiner.Cf. Brown, Norman O., Life against Death:the Psychoanalytic Meaning of History,Middletown, Connecticut, Wesleyan Univer-sity Press, p. 200-304.24. La discussion sur l’importance des mar-chés et les enclosures est inspirée par Birnie,op. cit., p. 71-97; Conner, op. cit.; Hill, op. cit.,p. 45-62, 115-122; Mantoux, Paul, «The Des-truction of the Peasant Village» in Taylor,Philip A. (éd.), The Industrial Revolution inBritain: Triumph or Disaster?, Boston, D. C.,Heath, 1958, p. 64-73; Merchant, Carolyn,op. cit., p. 42-68.

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De nombreuses recherchesseraient en effet nécessaires pourpouvoir établir fermement desconnexions directes. Mais la simi-larité sous-jacente des idées peutêtre démontrée. Les sectes radica-les, comme les sorcières, prê-chaient l’immanence de Dieu(Dieu présent dans le monde). LesFamillistes, une des sectes les plusprécoces, étaient les disciples deHenry Niclaes, né en 1502, quienseignait que le Paradis et l’Enferse trouvaient dans ce monde.70

Une secte proche, la Famille de laMontagne, «se demandait si leparadis et l’enfer existaient ailleursqu’en cette vie: le paradis c’étaitquand les hommes riaient etétaient joyeux, l’enfer était lechagrin, la plainte et la souf-france».71 Le Christ, soutenaient-ils, était en chaque croyant.Les Ranters, qu’on pourrait ima-giner facilement comme les hip-pies du 17ème siècle, «exaltaient lalumière dans la nature sous lenom de Christ en l’homme».72 Ilsappelaient Dieu Raison ce qui, au17ème siècle, avait une significationplus proche de conscience que delogique mécaniste.«L’un d’entre eux a dit que, s’ily avait un Dieu, lui-même enétait un. ‘Dieu est en chaque per-sonne et chaque chose vivante’, ditJacob Bauthamly (dans un pam-phlet daté de 1659), ‘dans

l’homme et la bête, le poisson etl’oiseau, et toute chose verte, de-puis le cèdre le plus haut jusqu’aulierre sur le mur. Il est moi et moije suis lui.’»73

Les Ranters s’appelaient l’unl’autre «Créature amie», une ré-miniscence des salutations rituellesdans l’art sorcier. Ils se référaient àeux-mêmes collectivementcomme «ma chair une»: Dieuétait un membre de la commu-nauté de ma chair une, matièreune. «Les Ranters insistaient sur lefait que la matière est bonne, carnous vivons ici et maintenant.»74

Les Diggers, une autre secteradicale, essayèrent d’abolir lapropriété privée, de détenir laterre de manière commune, et derestituer les terres communales etles friches aux plus démunis afinqu’ils puissent y vivre. Le premieravril 1649, un groupe d’ouvriersagricoles commença de creuser lesterritoires communaux à SaintGeorge’s Hill, sur le bord de lagrande forêt de Windsor, unerégion aux traditions à la foispaïennes et radicales.75 GerrardWinstanley, leur philosophe leader,«avait eu une vision au coursd’une transe qui lui disait de fairesavoir partout que la terre devraitêtre un trésor commun pour lavie de toute l’humanité».76 Uneseconde formulation était: «Lareligion vraie et sans tache est de

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d’un événement affectant la con-trée ou parce que la populationavait été détruite, le seigneur pou-vait acquérir les droits unilatérale-ment. À une époque troublée,comme lors des guerres de Reli-gion du 16ème siècle ou quand degrandes quantités de terres chan-geaient de main pour des raisonspolitiques – par exemple quandHenri VIII a dissous les propriétésdes monastères –, les paysans ontsouvent perdu leurs droits tradi-tionnels.25

La terre qui n’était pas déte-nue sous le régime des anciensdroits communaux, comme leslandes, les marécages, les forêts etles zones marginales, pouvait êtreacquise plus facilement que leschamps et les prairies bardés dedroits des villageois.26 Aussi leslandes et les friches furent-ellescloses avant les terres arables. Lesforêts, qui avaient déjà diminuéen raison de la demande de com-bustible et de bois pour la cons-truction, spécialement la cons-truction des bateaux, perdirentde vastes étendues. L’environne-ment naturel fut transformé jus-qu’à en devenir méconnaissable,et une grande partie de la viesauvage fut détruite. La concep-tion de la terre comme propriétéprivée était liée à la nouvelle vi-sion du monde dans laquelle lanature n’est pas vivante, et n’a de

valeur que dans la mesure où ellepeut être exploitée.

La terre pouvait aussi être en-close avec l’accord de ceux quidétenaient sur elle des droits com-munaux, et qui étaient dédomma-gés en proportion de leurs droits.Un simple paiement en argent,cependant, était une compensationdérisoire pour ceux qui n’avaientque la terre pour subsister de ma-nière indépendante. Et comme ledit Paul Mantoux:«Les puissants avaient à leurdisposition les moyens de suppri-mer toute opposition: les villa-geois récalcitrants sont menacéspar le risque de longues et coû-teuses poursuites judiciaires; dansd’autres cas ils sont sujets à despersécutions par les grands pro-priétaires qui creusent des fossésdans leur propriété et les forcentà faire de longs détours pouraller jusqu’à leur terre, ou quimalicieusement nourrissent deslapins et élèvent des chevaux surle terrain juste à côté, au détri-ment de leurs moissons.»27

La terre enclose, au lieu deservir de multiples besoins et ob-jectifs, n’en servait qu’un. Quandune forêt était abattue et closepour la transformer en pâturage,elle ne pouvait plus fournir debois pour le chauffage ou la cons-truction, de glands pour les porcs,d’habitat pour le gibier, de lieu

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début du 17ème siècle, était aussiune région de travailleurs du tex-tile mal payés et occasionnels etd’hérésie religieuse. Ely a long-temps été un centre d’irrévérenceet de résistance plébéienne... Ondisait que les habitants de l’îled’Axholme avaient été virtuelle-ment païens jusqu’au drainage desmarécages...»64

Matthew Hopkins, le décou-vreur de sorcières, trouva deuxvillages dans le Northampton-shire qu’il décrit comme «infestés»de sorcières en 1645 ou 1646.65

Une année plus tard, lui ou soncollègue sont peut-être à l’originedes procès à Ely qui se sont ter-minés par plusieurs exécutions.66

Le Wiltshire, le comté où se trou-vent Stonehenge et Avebury, étaitl’ancien centre de la religionpréchrétienne. Robin des Bois estidentifié au Dieu des sorcières,aussi bien par la tradition oraleque par les minutes des procès.67

Sa bande de joyeux lurons et laDemoiselle Marion forment unconvent de treize personnes. «De-moiselle» était (et est encore) letitre honorifique pour une desfemmes qui dirigent un convent,et Marion est un des noms com-muns aux femmes jugées poursorcellerie en Angleterre.68

«Le culte des sorcières, qui asurvécu de si nombreux siècles entant que religion populaire souter-

raine, peut avoir contribué da-vantage au protestantisme radicalqu’on ne l’a estimé jusqu’à pré-sent. ‘Les sorcières’, dit CottonMather dans une phrase significa-tive, ‘sont organisées comme lescongrégations religieuses’. Certainsaspects du culte des sorcières ontbeaucoup en commun avec leshérésies médiévales comme avecles sectes protestantes. Les con-nexions, s’il y en a, sont obscureset difficiles à établir; beaucoupplus de recherches seraient néces-saires avant de pouvoir parleravec certitude. Ce qui est clair,c’est la base populaire de ce culte.C’était une organisation secrète,antiétatique, opposée à l’Églised’État. . . Beaucoup d’animateursdes révoltes paysannes de cetteépoque se disaient envoyés parDieu. Certains d’entre eux peu-vent avoir été envoyés par le Dieudes sorcières plutôt que parYahwé.»69

59. Hill, op. cit., p. 14.60. Ibid., p. 37.61. Ibid., p. 61.62. Ibid., p. 38, citant Aubrey.63. Gardner Gerald B„ Witchcraft Today,Secaucus N. J., Citadel, 1974.64. Hill, op. cit., p. 38.65. Notestein, op. cit., p. 184.66. Ibid., p. 185.67. Murray, Margaret A., The Witch-Cult inWestern Europe, Oxford, Clarendon Press,1921, p. 238.68. Ibid., p. 267-268.69. Hill, Reformation to IndustrialRevolution, op. cit., p. 90.

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pour la cueillette des herbes théra-peutiques, ni d’abri pour ceux quiétaient amenés à vivre en dehorsdes confins de la ville et du village.Quand un marécage était drainépour être transformé en terreexploitable, il ne pouvait plus of-frir aux oiseaux migrateurs unendroit pour se reposer, ou dessites pour nidifier, ni être un lieude pêche pour les pauvres.«‘Les clôtures’, comme l’a ditBacon, ‘ont engendré un déclindu peuple’. Des villages entiersfurent dépeuplés, les maisonstombèrent en ruine, l’église sanstoit devint une étable à mou-tons, quelques bergers vivaient làoù avait demeuré une commu-nauté agricole prospère.»28

La mise en clôtures fut spécia-lement désastreuse pour ceux quivivaient en marge de la société:ceux qui squattaient les prés com-munaux et les paysans les pluspauvres, qui complétaient desrécoltes trop maigres par le pro-duit de la forêt et des marécages;les ouvriers agricoles aussi, quin’avaient pas de quoi vivre avecleur maigre salaire.

Ainsi, ayant perdu la sourced’une vie indépendante, les plusdémunis sont devenus complète-ment tributaires des salaires. Au17ème siècle, les salaires maximauxétaient fixés par les magistrats auxSessions du Trimestre.29 Ils va-

riaient suivant le prix du grain etnon suivant le coût de la vie. Dansles industries comme l’industrietextile, ils étaient aussi fixés, et cepar des lois qui protégeaient lesindustriels et non les travailleurs.Les hommes gagnaient juste assezpour subvenir à leurs propresbesoins, il n’y avait guère demarge pour nourrir une femme etdes enfants. D’autre part, les salai-res des femmes étaient beaucoupplus bas que ceux des hommes.30

Une famille qui détenait ettravaillait une petite pièce de terrepouvait produire presque toute sanourriture, et l’argent gagné parles salaires procurait en plus leliquide nécessaire. Généralement,les femmes s’occupaient du pota-ger familial et élevaient des vaches,des porcs et des poulets. Le travaildes femmes était de la plusgrande importance pour la surviede la famille. Quand une familleperdait ses terres, elle devenaitdépendante de maigres salaires,du bon vouloir des employeurs etdes variations de l’économie. Lespauvres sombraient dans une pau-vreté plus profonde et sans espoir.25. Conner, op. cit., p. 44.26. Ibid., p. 137-138.27. Mantoux, Paul, «The Destruction of thePeasant Village», loc. cit., p. 65.28. Birnie, op. cit., p. 77.29. Clark, Alice, Working Life of Women inthe Seventeenth Century, New York, E. P.Dutton 1919, p. 49-92.30. Ibid, p. 60.

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sure fut abolie.59 Les écrits popu-laires qui ont émergé à cette épo-que reflètent une grande variété dephilosophies religieuses et politi-ques. Mais ce qui est communé-ment répandu parmi eux, c’est lareconnaissance de la véritable va-leur de ce monde et cette vie – lavision du monde que j’ai appeléeimmanence.

Il est difficile d’établir dansquelle mesure cette vision dumonde s’enracinait directementdans les restes de la vieille religion.Les sectes religieuses les plus radi-cales se présentaient toujours dansun cadre chrétien, aussi païennesque soient leurs idées et leurs pra-tiques. Les persécutions de sorciè-res engagées par les représentantsde l’Ancien comme du nouvelOrdre, sous les auspices du Roi etdu Parlement, créèrent un climatdans lequel un mouvement ouver-tement païen aurait été confrontéaux préjugés populaires comme àune répression sévère et immé-diate de la part des autorités del’Église et de l’État.

Beaucoup de paysans etd’ouvriers agricoles dépossédés etsans terre squattaient les forêts etles landes dans lesquelles il y avaitde la «liberté par rapport aucuré et au seigneur».60 Dans lesforêts étendues commeSherwood, Arden, et dans laNouvelle Forêt, vivait une société

mobile et changeante de «squat-ters, artisans itinérants et ouvriersdu bâtiment, chômeurs hommes etfemmes cherchant du travail,troupes de théâtre ambulantes etjongleurs, mendiants et charla-tans, docteurs, vagabonds et clo-chards».61 «Ils étaient hors-la-loi,personne ne les gouvernait; ils nefaisaient attention à personne, ilsne dépendaient de personne.»62

C’est dans ces régionsqu’eurent lieu les plus importantesrévoltes paysannes du début du17ème siècle (selon ChristopherHill) et que, d’après notre traditionorale, la sorcellerie s’est maintenuele plus longtemps. (C’est dans laNouvelle Forêt que Gerald Gard-ner a découvert dans les années1930 un convent de sorcières quidisait descendre en droite ligne del’époque de Guillaume le Conqué-rant.)63

«Les squatters dans les forêts oules régions pastorales, souvent trèsloin de toute église, étaient large-ment ouverts aux sectes religieusesradicales – ou à la sorcellerie.[L’hostilité au clergé était un élémentfrappant des ballades de Robin desBois... ] Les forêts densément peu-plées du Northamptonshire étaientdes lieux de puritanisme rural, desectes étranges et de sorcellerie. Ledistrict fromager du Wiltshire, quiavait été le théâtre de violencesrésultant de la déforestation au

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Les conséquences étaient encoreplus dévastatrices pour les fem-mes. Quand une famille avait troppeu de nourriture pour s’en sortir,l’homme partait travailler dansune ferme voisine où au moins ilétait nourri. «La femme qui devaitnourrir un bébé et en prendre soinne pouvait pas s’en aller chaquejour travailler et devait partager lanourriture des enfants. Par consé-quent, elle commença rapidementà se priver de nourriture.»31

La mortalité infantile sévissaitchez les ouvriers agricoles. Ceuxqui dépendaient de leur seul salairepour vivre étaient considéréscomme susceptibles de devenir«des charges pour la paroisse» –puisque cette institution était char-gée par la loi de secourir les pau-vres. Les responsables de la pa-roisse, pour garder le nombre despauvres au niveau minimal etpour maintenir des impôts peuélevés, empêchaient les ouvriersagricoles au chômage et les autrespersonnes dans le dénuement des’établir dans de nouvelles zonespour trouver du travail. Les fem-mes enceintes des classes les pluspauvres étaient spécialement indé-sirables, car elles allaient bientôtdonner naissance à de nouvellesbouches à nourrir pour la pa-roisse.«Le fait qu’une femme doiveaccoucher bientôt, au lieu de

susciter un esprit de chevaleriechez les paroissiens, leur semblaitla meilleure raison de l’expulserde chez elle et de la conduirehors du village, même quandune haie était son seul refuge.»32

La clôture des champs a dé-truit le village paysan comme unitééconomique. Le pouvoir sur lesdécisions importantes qui affec-taient le bien-être de la commu-nauté tout entière n’était plus dé-volu au village ou à ses représen-tants. Au contraire, il devint frag-menté et privatisé, approprié parles propriétaires fonciers en mêmetemps que la terre.

Les pauvres n’étaient plus con-sidérés comme ayant droit à desmoyens de vivre décents, mêmeréduits au minimum. En consé-quence, ils étaient dans l’obligationd’accomplir un travail salarié pourdes salaires qui ne leur procuraientmême pas un revenu de subsis-tance33. La communauté organi-que était détruite et les individusdevinrent comme des atomes –séparés et non plus reliés par desobligations mutuelles.

Dans beaucoup d’endroits, lespaysans résistèrent34. Il y eut desémeutes contre les clôtures dansmaintes régions d’Angleterre,comme le Somerset, le districtlainier de Taunton, le Wiltshire, leGloucester et le nord du Devon.En Allemagne, la Guerre des pay-

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Dans l’Ordre ancien, la valeur étaitrapportée au monde par la hiérar-chie ecclésiastique et par l’aristo-cratie des propriétaires terriensqu’il justifiait.

Dans le nouvel Ordre, la va-leur était rapportée au monde –c’est-à-dire Dieu parlait – par laconscience individuelle, sans lebesoin d’une intervention hiérar-chique. Max Weber, dans sonouvrage classique L’Éthique pro-testante et l’esprit du capita-lisme, a montré comment l’idéo-logie protestante de l’individua-lisme est devenue progressive-ment une nouvelle idéologie dutravail et du profit. La théorie dela prédestination affirmait queseuls quelques élus étaient, depuisle commencement des temps,destinés au salut. Ce petit nombre,les élus, était la voix du monde.Le reste, la grande majorité, étaitdu superflu, irrémédiablementdamné et sans importance propre.

Cette doctrine reflétait et sou-tenait la distribution inégale desgrâces et des récompenses dans cemonde, elle légitimait l’inégalité.Le travail et le gain matériel étaientsignes qu’on appartenait aumonde des élus. L’argent étaitchargé d’une nouvelle valeur sym-bolique. Il représentait le signe dela grâce, le moyen par lequel lavaleur de Dieu était retournée aumonde – et par conséquent il

devenait beaucoup plus importantque n’importe quelle autre valeur.58

Le développement des mar-chés procura une arène dans la-quelle le profit comme valeurpouvait fleurir. Le développementde l’éthique protestante renforça latransformation de l’économieeuropéenne en une économie deplus en plus contrôlée par lesmarchés. Ceux-ci ne se fondaientpas sur la valeur des choses pourelles-mêmes, ni sur l’aisance,l’agrément ou l’utilité que les cho-ses pouvaient procurer, mais surle gain et le profit, sur les chosesen tant qu’instruments de profit.Le nouvel Ordre approfonditencore la mise à distance.

Il y avait cependant une troi-sième force, en conflit avec l’Or-dre ancien comme avec le nouvelOrdre: les classes paysannes tra-vailleuses, dont la richesse, lors-qu’elles en avaient, se limitait à unbout de terre pour subsister, dontle nombre était grand et les sour-ces de pouvoir peu nombreuses.L’histoire relate parfois leurs sou-lèvements et leurs rébellions, maisrarement leurs croyances, leursphilosophies et leurs idéaux.

En Angleterre, pendant la Ré-volution, de 1641 à 1660, la cen-57. Hill, The World Turned Upside Down,p. 14.58. Weber, Max, L’Éthique protestante etl’esprit du capitalisme, Paris, Pion, 1965.

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sans de 1525 fut une rébellionouverte contre l’usurpation par lesseigneurs des droits communauxtraditionnellement attribués auxpaysans. Dans les années 1630, enAngleterre, les habitants des maré-cages détruisirent les équipementsde drainage. Le problème desclôtures fut un des nombreuxenjeux sous-jacents de la guerrecivile anglaise.

La persécution des sorcièressapa l’unité de la communautépaysanne et contribua à sa frag-mentation. Dans un tel climat,toute querelle locale pouvait con-naître une escalade jusqu’à l’assautmortel. D’autant que les paysanscommençaient à vivre dans la peurles uns des autres. Toute vieillefemme qui devenait folle et quigrommelait sous cape pouvait êtreune sorcière proférant une malé-diction. Et n’importe quelle voi-sine, dès qu’elle était accusée etarrêtée, pouvait donner sous latorture35 les noms de ses meilleuresamies et de ses parents. Les persé-cutions encourageaient la paranoïaet la démultipliaient. Touchant ceuxqui depuis des siècles demeuraientdémunis, sans pouvoir, elles exa-cerbaient la méfiance et entravaientune coopération qui aurait été utilepour se confronter au pouvoiroppressif des autres.

Les sorcières étaient égalementdes boucs émissaires parfaits, ca-

nalisant la colère et la rage desclasses les plus pauvres versd’autres membres de la mêmeclasse. Pour les hommes, ellesfurent une cible facile, favorisantleur hostilité à l’égard des femmes.Elles encourageaient les femmes àse blâmer l’une l’autre pour leursinfortunes au lieu de chercher cequi avait véritablement causé leursouffrance et leur misère. Ainsi, siun enfant mourait ou se mourait,n’importe qui pouvait se sentir dupouvoir en accusant une sorcièreet en la voyant pendue, au lieu31. Ibid., p. 88.32. Ibid, p. 88-89.33. Ibid, p. 58-92 et Hill, Christopher, op.cit., p. 135-143.34. La présentation de cette résistances’appuie sur Conner, op. cit., p. 134; Birnie,op. cit., p. 79 et Merchant, op. cit., p. 42-68.35. Bien qu’en Angleterre la torture ne fûtpas une technique autorisée, on sait desource sûre qu’elle était pratiquée, et qued’autres méthodes, comme la privation desommeil, procuraient les mêmes résultats.Cf. Notestein, op. cit., p. 202-205.

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Fête paysanne, 16ème siècle

travail, du temps, du plaisir, de lasexualité des femmes, comme dela nature et de la valeur intrinsèquedu monde.

La Réforme et en Angleterrela Révolution et la Restauration aumilieu du 17ème siècle peuvent êtreaisément dépeintes comme desconflits entre deux classes oppo-sées, aux idéologies religieuses etphilosophiques différentes. Lapremière pourrait être appeléeOrdre ancien: la hiérarchie stati-que, soutenue par l’Église catholi-que, ou anglicane, qui maintenait lacoutume, la tradition et l’autorité.Le pouvoir sous-jacent et la for-tune de l’Ordre ancien étaientbasés sur la terre.

Le nouvel Ordre, représentépar les principales sectes protes-tantes – luthériens, zwingliens,calvinistes, puritains en Angleterre–, contestait la hiérarchie et l’auto-rité, et défendait l’autorité de laconscience individuelle. Il s’ap-puyait principalement sur les cou-ches montantes de professionnelset de commerçants; et leur pou-voir et leur fortune, qui en vinrentà triompher, étaient fondés surl’argent, c’est-à-dire sur la pro-priété et l’usage du capital dansune économie de marché.

L’Ordre ancien et le nouvelOrdre situaient tous deux Dieu,en tant que source de la vraie va-leur, en dehors du monde vivant.

qu’impliquait l’imposition del’éthique protestante. Les prédica-teurs protestants de la fin du 16èmeet du début du 17ème siècle entre-prirent une révolution culturelle,un exercice d’endoctrinement etun lavage de cerveau à uneéchelle sans précédent jusque-là.Nous n’arrivons pas à le reconnaî-tre tout simplement parce quenous vivons dans une société qui asubi ce lavage de cerveau; notrepropre endoctrinement prendplace si tôt dans notre vie et vientde tellement de directions à la foisque nous ne remarquons pas leprocessus.»57

Cet endoctrinement a eu d’im-portantes conséquences dans laformation de nos conceptions du

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Page de garde du guide de chasse aux sorcières deMatthew Hopkins, «Chasseur desorcières en chef», qui sévit essentiellement pen-dant la Guerre civile anglaise

d’admettre sa propre impuissance.Les festivités et les coutumes po-pulaires, qu’elles aient été ouverte-ment païennes ou pseudo chré-tiennes, ont toujours été unesource d’unité communale. L’Ar-bre de Mai, les feux de joie desanciennes fêtes celtiques, les danseset les coutumes traditionnellesétaient liés aux saisons et au cycledes changements de l’année agri-cole.36 Ces manifestations célé-braient le lien de la communautéet de la terre et ponctuaient lestransformations circulaires dessaisons dans un renouvellementsans fin. Même si, un peu partout,leur signification originelle avaitété sûrement oubliée, les festivitésnourrissaient un sentiment d’ap-partenance locale et soudaient lesvillageois:«Beaucoup des coutumes popu-laires qui avaient été auparavantignorées par la haute culture deshommes d’Église retenaient main-tenant leur attention... La pre-mière étape de la persécution dessorcières a fonctionné comme unepurge par la culture catholiqueorthodoxe des habitudes populairesethniquement distinctes des villa-geois et des montagnards.»37

Les coutumes étaient l’expres-sion – par leurs actions, chants,costumes et cérémonies – del’unité organique de la commu-nauté humaine et du fait que le

paysan faisait un avec la terre etavec ses dons. Leur destructionmettait en pièces la fabrique in-consciente de la vie paysanne. Lesanciens qui se rappelaient le sensprofond des festivités et des cou-tumes n’osèrent plus partager leurconnaissance. Les rituels quiavaient uni les villageois étaientdétruits en même temps que lelien communal. Ainsi, au mêmemoment où les paysans furentarrachés à la terre, les cérémoniescélébrant ce lien ancestral furentproclamées démoniaques et sata-niques.

Les clôtures furent égalementdévastatrices pour l’art sorcier. Leslieux sacrés et les terres de laVieille Religion étaient les fricheset les forêts, lesquelles furent en-tourées de barrières, abattues, oudétruites. La perte des droitscommunaux frappa durementnombre de sorcières, qui apparte-naient pour la plupart à la classedes pauvres marginaux.

Selon les traditions orales,beaucoup de sorcières, de mêmeque les survivants de peuplesprécelti-ques appelés Fées, ontquitté la Grande-Bretagne à cetteépoque. Les légendes diffèrent surleur destination, pour certainesc’était le Portugal, pour d’autresl’Europe de l’Est, pour d’autresencore le Nouveau Monde ou lesterres mythiques de l’Autre

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déguerpir les guérisseurs de leursretranchements, et en avoir faitl’objet de la risée publique, quenous avons pu plier et entraînerles esprits de nos pupilles indiensdans la direction de la civilisa-tion»55. Aujourd’hui, un soin mé-dical supposé supérieur justifie ladestruction des cultures indigènes.Cela se produit au momentmême où les ressources des espa-ces lointains sont de plus en plusexploitées. La médecine occiden-tale autorisée est la seringue quiinjecte les valeurs occidentales dela propriété et du profit dans descultures qui sont encore basées surles relations d’intimité avec la na-ture et les liens organiques entreles êtres humains.

Les guérisseurs traditionnelsétaient, et sont, des chefs religieux.En tant que tels, ils font observerles valeurs de l’immanence, del’esprit présent dans le monde, dela richesse inhérente à la nature etaux créatures vivantes – valeursqui s’opposent à l’exploitation desressources humaines et naturelles.

Ces figures constituaient desfoyers autour desquels les com-munautés pouvaient s’organiser.En Amérique, avant la guerrecivile, des guérisseuses noires tellesqu’Harriet Tubman et Nat Turneront joué «des rôles importants enaidant les Noirs à résister au sys-tème de l’esclavage».56 Les métho-

des de soin des Amérindiens, leursreligions, leur culture sontaujourd’hui au coeur de la luttedes Natifs-Américains pour lerecouvrement et la protection deleurs droits et de leurs terres.

Les persécutions des sorcièreset les attaques contre les guérisseu-ses non autorisées aux 16ème et17ème siècles étaient aussi une atta-que contre un système de valeurs,une campagne au sein d’uneguerre idéologique qui se poursuitencore aujourd’hui.La guerre à l’immanence

Les persécutions des sorcières,les clôtures et l’expropriation de laterre, les attaques contre les guéris-seuses traditionnelles et les sages-femmes, la saisie et l’exclusion dusavoir furent des facteurs puis-sants dans le changement des atti-tudes, des croyances et des senti-ments du peuple. L’effet de cesévénements ne se limita pas à lasouffrance des victimes directes.«Ces événements furent la facevisible de quelque chose de plusimportant: la révolution dans lapensée et le sentiment humains55. Citation tirée d’un discours de JohnBourke à la Smithsonian Institution(Washington) en 1892, donnée dans Altman,Marcia, Kubrin David, Kwasnick, John etLogan, Tina, «The People’s Healers:Health­care and Class Struggle in the UnitedStates in the 19th Century» (inédit).56. Ibid.

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champs, comme Déesse de lamoisson, ou esprit fertile de l’Ar-bre de Mai. Ils avaient certaine-ment marqué les cycles solaires defeux de joie pour éveiller en eux lefeu vivifiant du Dieu, de mêmequ’ils avaient peut-être fait l’amourdans les sillons labourés au prin-temps, unissant la fécondité deleur chair à celle de la terre. Maisdès cette époque, coupés des reli-gions immanentes de leur passé,leurs descendants faisaient preuved’une totale incompréhension vis-à-vis des Indiens, lesquels appré-hendaient la terre comme grand-mère, et respectaient les animauxet les plantes comme des créaturesamies. Les colons considéraient lesreligions africaines – pour lesquel-les toutes les choses vivantes sontdes demeures de l’esprit –comme de la pure superstition etles interdisaient chez les esclaves,en mettant hors-la-loi la danse etle tambour. Les maîtres blancsappréhendaient que le lien de leurreligion soit à l’origine d’une ré-volte d’esclaves. Ils imposèrent auxesclaves d’Afrique leur conversionau christianisme, laquelle les récon-ciliait avec leur condition en légiti-mant l’esclavage, puisque grâce àlui ils avaient été christianisés.

monde (la terre de la jeunesse, l’îledes Pommes, la Terre de l’Été).Bien que l’art sorcier ait survécudans des poches isolées et se soitperpétué dans les traditions fami-liales, la force sociale des coutu-mes et rituels anciens de mêmeque le lien avec la terre considéréecomme un être vivant ont étédétruits.

Cette période marque aussi lecommencement de l’expansioncoloniale. Ceux qui ont émigréont été coupés, parfois seulementpour une génération, de l’expé-rience d’un lien avec la terre hono-rant les rythmes et manifestationsinhérents à la nature. Ces émi-grants ont apporté au NouveauMonde l’éthique de la propriétéprivée et le droit absolu du possé-dant, ils les ont imposés en Afri-que, en Inde et en Extrême-Orient, et la possession fut dèslors régie selon leurs valeurs. Lesesclaves étaient considérés commedes sous-hommes – des sauvageset des adorateurs du diable, sansvaleur propre, sinon celle d’êtrepotentiellement exploitables. Cetteéthique de la propriété a légitiméun commerce d’esclaves sans pré-cédent, de même qu’elle a justifiél’expropriation des terres desAmérindiens.

Les arrière-grands-parents descolons anglais avaient peut-êtrehonoré la nature dans leurs

36. L’ouvrage classique sur les coutumespopulaires est celui de sir James Frazer, TheGolden Bough, New York, New AmericanLibrary, 1964.37. Ruether, op. cit., p. 100.

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Détruire la foi d’une culturedans ses guérisseuses, c’est détruirela foi de cette culture en elle-même, c’est briser ses forces decohésion et l’exposer à être con-trôlée de l’extérieur.

Les guérisseuses fournissentdes modèles de savoir, de com-pétence, et de valeur. Certes soi-gner est aussi une relation de pou-voir. Si dans un moment de vul-nérabilité, lors d’une maladie oud’un accouchement, je confie moncorps et ma vie aux soins de quel-qu’un de mon propre sexe, de maclasse et de ma culture – quel-qu’un que je vois comme un êtrede la même espèce, je donne dupouvoir sur moi à cette personne.Mais je peux également m’identi-fier à elle, prendre en moi l’imagede sa force et en nourrir ma pro-pre confiance en moi, ma propreforce. Si je suis contrainte de don-ner ce pouvoir sur moi-même àquelqu’un qui appartient à une élitedont je suis exclue, ma confianceen moi-même, dans ma proprecapacité et dans mon droit decontrôler ma destinée est affaiblie.

En tant que femme, si masociété me refuse le savoir légi-time concernant mon corps, etm’oblige à me tourner vers deshommes lorsque je cherche dusoin et de l’aide dans les expérien-ces les plus féminines, j’entendstrès clairement que je suis incom-

pétente, incapable de prendre soinde moi. Quand les guérisseusessont humiliées et dépeintescomme sales et malveillantes, lesfemmes en tant que groupe sontforcées d’intérioriser un sentimentde honte, de dégoût d’elles-mê-mes, de crainte envers leur proprepouvoir.

Quand on affiche que les gué-risseurs des classes populaires sontignorants et superstitieux, et qu’onles exclut du savoir autorisé, lesautres membres de ces mêmesclasses commencent à se considé-rer eux-mêmes comme ignorantset à douter de leur capacité àexercer un contrôle sur leurs pro-pres vies. Ils deviennent de faitplus faibles pour résister aux for-ces extérieures qui les exploitent.

C’est en toute connaissance decause et délibérément que les pou-voirs coloniaux ont utilisé la mé-decine occidentale pour saper lafoi des peuples du tiers-mondedans leurs propres guérisseurs etdans les traditions culturelles quifaisaient obstacle au développe-ment industriel dont profitaient lesentreprises et les économies occi-dentales. En 1892, par exemple,les guérisseurs natifs-américainsétaient perçus en Amériquecomme «une influence antago-niste à l’assimilation rapide denouvelles coutumes... Ce n’estqu’après avoir fait complètement

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L’éthique de la propriété adonné forme à tous les traits dupaysage de la réalité contempo-raine, depuis la nourriture que jemange, qui est cultivée par desentreprises mammouths utilisant cequ’on appelle l’agriculture scientifi-que qui empoisonne le sol et lui ôtesa fertilité, en passant par les spécu-lations foncières qui ont expulsé lesfamilles noires et ouvrières blan-ches du quartier ou je vis, jusqu’aux

pluies acides

qui n’épargnent pas la nature sau-vage protégée.

Cette réalité modèle notreconscience. Pour s’opposer effica-cement à sa capacité de destruc-tion, il ne suffit pas de dénoncerles abus les plus criants de la pro-priété. Il nous faut changer notrecompréhension, reconnaître que ladestruction est inhérente au con-cept de propriété lui-même, quidépouille la terre de sa vie et de savaleur propre. Nous devons nousjoindre aux Natifs-Américainspour redonner à la terre son senssacré initial, pour la saluer de nou-veau comme grand-mère, soeuret mère.L’expropriation de laconnaissance

Les persécutions des sorcièressont liées à un autre des importantschangements de la conscience quise sont produits aux 16ème et 17ème

siècles. La montée du profession-nalisme dans de nombreuses sphè-res de la vie a signifié que les activi-tés et les services que les gensavaient pratiqués pour eux-mêmesou pour leurs voisins ou leur fa-mille étaient désormais pris encharge par des corps d’expertspayés, qui avaient une licence ou unautre moyen de reconnaissance deleur qualité de gardiens d’un corpsde savoir réservé et garanti officiel-lement.

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Médecin

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cle

cières, de la même manière que lespsychiatres sont consultés commeexperts pénaux aujourd’hui.«Dans les chasses aux sorcières,l’Église légitimait explicitement leprofessionnalisme des médecins, etdénonçait l’art de guérir non pro-fessionnel comme l’équivalentd’une hérésie: ‘Si une femme osesoigner sans avoir étudié, elle est unesorcière et elle doit mourir.’»52 «Leschasses aux sorcières n’éliminèrentpas la guérisseuse du milieu popu-laire, mais elles la désignèrent pourtoujours comme superstitieuse etpotentiellement malveillante.»53

Ce faisant, les persécutionsfragmentèrent encore plus les lienscommunaux des cultures paysan-nes et affaiblirent le pouvoir desfemmes de résister à la dominationmasculine.

Soigner est une part vitalementimportante de la culture. Dans lescommunautés traditionnelles, lesguérisseuses sont des figures cen-trales. Aujourd’hui, dans le tiers-monde, «la sage-femme est, commeelle l’a toujours été, une figure clédans la vie des femmes rurales. Elleest pour partie médecin, pour par-tie conseiller – dans certains en-droits pour partie encore sorcière –et, partout, une personne de con-fiance au moment de la nais-sance».54

48. Ehrenrich et English, op. cit., p. 17.49. Rich, Adrienne, Of Woman Born:Motherhood as Experience and Institution,New York, Bantam, 1976, p. 127.50. Daly, op. cit., p. 223-292; Ehrenrich etEnglish, op. cit.; Rich, op. cit., p. 117-182.51. Notestein, op. cit., p. 23, 213.52. Ehrenrich et English, op. cit., p. 17.53. Ibid.54. Huston, Perdita, Third World WomenSpeak Out, New York, Praeger, 1979, p. 69.

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Mandr

agore,

herbier

manus

crit, 7èm

e siècle

L’Église catholique avait servipendant des siècles de modèle decorps qui dispensait des grâcesgaranties. Les sorcières et les héré-tiques étaient accusés de propagerou de recevoir des grâces d’uneorigine non répertoriée, auxquellesmanquait le sceau de garantie offi-ciel, en bref de transmettre unsavoir non reconnu. Les pouvoirsdes sorcières, qu’ils soient utiliséspour faire du mal ou pour soi-gner, étaient taxés de démonia-ques parce qu’ils émanaient d’unesource non instituée. Dans unevision dualiste du monde où leChrist subsumait tout le bien,toute source de connaissance et degrâce différente ne pouvait releverque de son opposé – du démonSatan.

Aux 16ème et 17ème siècles,nombre de savoirs prirent unenouvelle importance économique.La Réforme détruisit le mono-pole absolu de l’Église catholiquesur le contrôle de la connaissance.Au même moment, l’économiede marché se répandait dans dessphères de la vie de plus en pluslarges. La connaissance elle-mêmecommença à devenir «un bienimmatériel».38 C’était un objet quine pouvait être vendu qu’à ceuxqui avaient les moyens de l’acheter.

Ivan Illich, dans un essai intituléLes Valeurs vernaculaires, ana-lyse la politique qui se tient der-

rière la normalisation du langage.La grammaire castillane deNibrija, la première grammaired’une langue vernaculaire, a étépubliée en 1492 – l’année mêmeoù les Juifs ont été expulsés d’Es-pagne, et où Colomb a fait sonvoyage de découverte. La stan-dardisation de la parole non liée etnon dominée devint un instru-ment de discrimination et un outilde conquête.

La langue que le peuple avaittoujours apprise par lui-même etutilisée comme la sienne fut con-voitée par une élite de lettrés pro-fessionnels qui transmettaient laversion officielle aux fortunés enéchange d’un salaire. Ceux quiparlaient avec un accent non ap-prouvé ou qui écrivaient sans res-pecter la grammaire instituéeétaient, et sont encore, désignéscomme inférieurs, et donc exclusde l’accès à la richesse, au statut,au pouvoir.«Quand le langage est devenuune marchandise, il n’a plus étéquelque chose de vernaculaire quise répandait par son usage prati-que, c’est-à-dire appris par des gensqui voulaient dire ce qu’ils di-saient et qui disaient ce qu’ilsvoulaient dire à la personne àlaquelle ils s’adressaient dans lecontexte de la vie quotidienne...38. Illich, Ivan, Toward a History of Needs,New York, Baniam, 1977, p. 89.

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pelle les remèdes de bonnes fem-mes sont encore utilisésaujourd’hui – aussi bien par ceuxqui en reviennent à une vision plusglobale du soin et redécouvrent lavaleur des herbes et des médeci-nes naturelles que par ceux quiutilisent ces remèdes comme ba-ses de médicaments. La digitale,qui produit la digitaline, utile pourles malaises cardiaques, en est unexemple bien connu.«[Les sorcières] avaient desagents antalgiques, digestifs et anti-inflammatoires. Elles utilisaientl’ergot de seigle pour la douleur desaccouchements à une époque oùl’Église tenait cette douleur pour lajuste punition par Dieu du péchéoriginel d’Ève. Les dérivés de l’er-got de seigle sont les principauxmédicaments utilisés aujourd’huipour activer le travail et pouraider à se remettre d’une naissance.La belladone – qui est encore utili-sée aujourd’hui comme antispas-modique – était utilisée par lesguérisseuses sorcières pour inhiberles contractions utérines quand unavortement menaçait».48

Les femmes sages ou sorcièresétaient aussi accoucheuses. Quandla profession médicale commençaà expulser les guérisseuses nonlicenciées, les docteurs mâles com-mencèrent à s’accaparer un do-maine jusque-là réservé aux fem-mes:

«Ce n’est qu’au 17ème sièclequ’entre en scène l’accoucheur, etil apparaît au moment où la pro-fession médicale mâle commence àcontrôler la pratique du soin, etrefuse le statut de ‘professionnel’aux femmes et à ceux qui avaienttravaillé pendant des siècles parmiles pauvres. Cet accoucheur appa-raît d’abord à la Cour et s’occupedes femmes de la classe supérieure;rapidement il se met à affirmerl’infériorité de la sage-femme et àrendre son nom synonyme de sa-leté, d’ignorance et de supersti-tion.»49

Adrienne Rich, Mary Daly,Barbara Ehenreich et DeirdreEnglish ont écrit des comptesrendus détaillés et émouvants surla prise de pouvoir de la profes-sion médicale mâle sur l’accouche-ment, et sur la quantité des souf-frances imposées aux femmes quien a résulté.50

Les persécutions de sorcièresont été utilisées pour détruire lesguérisseuses et les sages-femmesnon licenciées. Elles ont été uneattaque directe contre celles quioffraient des soins non autorisés.Les médecins y contribuaient sou-vent en mettant en accusation l’artsorcier ou en suggérant que lasorcellerie était opérationnelledans un cas difficile.51 Les doc-teurs étaient consultés commeexperts par les chasseurs de sor-

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Avec le langage enseigné, lapersonne de laquelle je l’apprendsn’est pas une personne à laquelle jefais attention ou qui me déplaît,mais un parleur professionnel... Lelangage enseigné est la rhétoriquemorte et impersonnelle de genspayés pour déclamer, avec uneconviction factice, des textescomposés par d’autres, qui eux-mêmes en général ont été payésseulement pour créer le texte...C’est un langage qui ment implici-tement quand je l’utilise pour vousdire quelque chose en face...»39

Ailleurs, Illich souligne que lemot éducation n’a pas été em-ployé avant la Réforme.«Au début du 17ème siècle, unnouveau consensus a commencé dese former: l’idée que l’homme étaitné incompétent pour la vie ensociété et le restait tant qu’il n’étaitpas pourvu d’une ‘éducation’.»40

L’éducation institutionnalisée dif-fère de l’apprentissage de savoir-faire et de concepts. L’éducationdoit s’acquérir. Tout être dotéd’un cerveau peut apprendre,mais une personne éduquée a plusqu’un cerveau, comme l’Épou-vantail dans le Magicien d’Oz. Lapersonne éduquée a une attesta-tion – un diplôme, une licence, untampon officiel.

Les femmes ont été exclues àcette époque des institutionsd’éducation formelle. Elles

n’avaient aucune chance d’obtenirdes diplômes ou des licences.L’importance croissante de l’édu-cation institutionnalisée entraînaitune plus grande exclusion desfemmes des champs dans lesquelselles avaient travaillé auparavant.

Les médecins étaient au pre-mier rang des professions mon-tantes, soucieuses de consoliderleur pouvoir. Le soin était un do-maine dans lequel les femmesavaient toujours joué un rôle vital.En tant que mères, elles s’occu-paient de leur famille. Les femmesnobles prenaient soin de leursdépendants et soignaient les bles-sés après les batailles. A l’époquemédiévale, des femmes prati-quaient en tant que médecins etpharmaciens. Dans les classes pluspauvres, la femme avisée du vil-lage, la sorcière, qui conservait lesavoir traditionnel des herbes etde la médecine naturelle, était sou-vent la seule source disponible desoins médicaux.41

Le fait de conférer des licencespart de la prémisse qu’elles protè-gent les consommateurs des servi-ces de praticiens incompétents,charlatans ou sans éthique. Enréalité, cela protège de la compéti-tion ceux qui sont accrédités, enles autorisant à limiter leur nom-bre et à augmenter les tarifs. C’estune des voies privilégiées par les-quelles «les fonctions qu’un groupe

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dominant préfère remplir (...) sontsoigneusement gardées et ferméesaux subordonnés».42

À Londres, le Collège desmédecins a monopolisé la prati-que médicale. Ils ont restreint lenombre de leurs membres àdouze en 1524, dans une villedont la population était estimée à60.000. En 1640, quand la popu-lation était de 360.000 ou de420.000 selon les estimations, lesmédecins ont augmenté leur nom-bre jusqu’à quarante-trois. Il estclair que la grande majorité dupeuple n’avait aucune chance derecevoir des soins médicaux ap-prouvés.Un des buts recherchés, en gardantun nombre de médecins aussi fai-ble, était de faire monter les hono-raires; de 6 shillings 8 pence à 10shillings43 pour une visite, seuls lesgens aisés pouvaient appeler undocteur44. Pour autant que lesmoins aisés aient eu un quelconquetraitement médical, ils le recevaientde chirurgiens, d’apothicaires etd’une kyrielle de praticien-ne-sindépendant-e-s sans dénominationprécise, les uns chimistes, les autresherboristes, certain-e-s expéri-menté-e-s ou sorcières blanches, etcertain-e-s charlatans.45 Les attaquesdu Collège étaient d’abord dirigéescontre ces praticiennes non licen-ciées qui n’étaient pas des charlatansmais avaient un certain savoir mé-

dical, spécialement si elles fournis-saient leurs services aux pauvresgratuitement.46

Ceux qui avaient recours à la sor-cière du village, non éduquée maisconnaisseuse, recevaient probable-ment des conseils plus raisonna-bles que ceux qui pouvaient payerles honoraires d’un médecin licen-cié. La profession médicale légi-time préférait alors, commeaujourd’hui, le style héroïque detraitement: saignées, purges, vomi-tifs et brûlures étaient le fonds decommerce des médecins licenciés.

Les sorcières et les critiquesradicaux de la profession médi-cale, lesquels tiraient souvent leursavoir de celui des sorcières, pré-féraient la médecine préventive, lapropreté, l’usage des herbes, lestraitements doux et naturels, et lareconstitution de la force du pa-tient47. Beaucoup de ce qu’on ap-39. Illich, Ivan, «Vernacular Values», Co-evolution Quarterly, n°26 (1980), p. 48.40. Illich, Ivan, op. cit., p. 88.41. Clark, op. cit., p. 253-265.42. Miller, Jean Baker, Toward a NewPsychology of Women, Beacon Press, 1976,p. 6.43. Un shilling par jour était un salaire élevépour un ouvrier agricole au moment de lamoisson; les femmes gagnaient souventtrois fois moins. Cf. Clark, op. cit., p. 60.44. Hill, Christopher, Change andContinuity in Seventeenth Century EnglandCambridge, Massachusetts, Harvard Univer-sity Press, 1975, p. 157.45. Ibid., p. 158.46. Ibid, p. 158.47. Ibid, p. 166.

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