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« Le voyageur, le blesséet l’homme au cœur de pierre »

Croquis de Micah Tremblay

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E st-il prison plus grande que celle de la souffrance?Est-il peine plus lourde pour enchaîner?

Croire que toute épreuve a un sensDécouvrir à travers sa nouvelle réalitéLes « autrement » remplis d’espoirQui permettront d’avancer

Témoigner pour mieux comprendreRecevoir parce qu’on a donnéAssaisonner de pardon le passé

Voilà des clés…

Que le message de ce livreTouche par la force de sa confidencePar ce désir franc de prévenirD’aider ou de soulager

De rassembler dans la fraternité

Lise ThibaultLieutenant-gouverneur du Québec

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Micah

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Claude Tremblay

Micah

La souffrance d’un pèreface au suicide de son fils

ÉDITIONS JASPE

AUTRES LIVRES PUBLIÉS AUX ÉDITIONS JASPE

Les ruisseaux de Silo Vol. 1

Les ruisseaux de Silo Vol. 2

Le pouvoir subtil de l’abus spirituel

Fenêtres de l’âme

Dix médecins du Québec nous parlent de Dieu

La folie des richesses au seuil de l’apocalypse

La réforme apostolique

Le voyageur

Les petits groupes d’entraide

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À mes filles,

que j’aime passionnément

AnnieÉmilieRébecca

Copyright © 2001Les Éditions Jaspe C.P. 801 Magog, Québec J1X 5C6

Saisie du texte: Carmelle Côté, Mélanie Leduc

Révision : Réal Beaudoin, Sylvie Boisvert, Élise Bonnette,Hortence Fauteux, Dominique Fournier, Anne-Marie Gauthier, Pierre LaRochelle, Solange Tremblay

Mise en page: Carmelle Côté

Graphisme: Christine Lapointe, Richard Ouellette

Photographie de l’auteur: Jacques Courtemanche

Photographies de la Foule illuminée : Pierre Langlois

Dépôt légal : Bibliothèque Nationale du Québec 2001Dépôt légal : Bibliothèque Nationale du Canada 2001

ISBN 2 – 9805638 – 8 – 9

Imprimé au Canada (7ème édition)

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Merci à Jacques Noël, ton amitié est si précieuse.

Merci à Evans et Donna pour votre hospitalité pendantla rédaction du livre. Je voulais voir la mer…

Merci aux directeurs et aux enseignants des écoles quiont participé au projet de souscription.

Merci aux Éditions La Clairière pour votre aide et votrepatience.

Je veux aussi souligner le bon travail de JacquesCharat-Boutique pour la distribution de mes livres enEurope. C’est un plaisir de travailler avec toi.

Enfin, je veux remercier particulièrement tous ceux etcelles qui ont contribué financièrement à la réalisationde ce projet pour la prévention du suicide. Il va sansdire que sans votre générosité, la publication de ce livren’aurait pas été possible.

AVANT-PROPOS

La perte d’un être cher est une épreuve difficile àtraver ser. Le départ prématuré de mon fils a laissé en moiune cicatrice qui ne guérira jamais complètement. Toute -fois, même en de pareilles circonstances, il est réconfortantde constater combien l’amour des gens qui nous entourentpeut transformer le désert le plus aride en un magnifiquejardin fruitier. C’est cet amour qui m’a donné le couraged’écrire ce livre. J’espère qu’il deviendra pour plusieursune oasis où ils pourront reprendre des forces.

Je désire sincèrement remercier tous ceux et celles quim’ont encouragé et soutenu durant toutes les étapes de ceprojet littéraire, et bien au-delà.

Mon épouse Johanne, qui a un cœur grand comme lemonde.

Ma mère, mon frère et mes sœurs, qui ont cru en moi.

Toute l’équipe qui travaille avec Jaspe: merci pourvotre aide, vos conseils, votre oreille attentive…disponibles en tout temps.

Le petit groupe de partage du mardi soir: vous êtespour moi comme des frères et des sœurs.

Merci aux dix médecins auteurs du précédent ouvrage.Votre gentillesse m’a été d’un grand réconfort tout aulong du parcours.

Un merci spécial au Dr Luc Chaussé et à Lise. Je n’ou-blierai jamais ce que vous avez fait pour moi.

Je remercie mon amie auteure, Dominique Fournier, quifut là dès le début de cette aventure.

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Albertine TremblayGilles FontaineJessie HovsepianJoseph HovsepianLouis PlanteMélanie LeducSolange Tremblay

Église Nouvelle Vie de LongueillLamifidelLes produits VIP

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Sommaire

Avant-propos \ 12

… brain storm \ 16

Introduction \ 18

LE BLESSÉ

Adieu Micah! \ 23

LE VOYAGEUR

Trois petites perles \ 41

Souvenirs de la Louisiane \ 53

Grand-Pré \ 65

Beausoleil-Broussard \ 75

À l’aide! \ 89

Quand la digue se brise \ 95

Le temps des cathédrales \ 107

L’HOMME AU CŒUR DE PIERRE

Quatre parents \ 121

La petite mangeoire \ 133

Un chant dans la nuit \ 141

Le Titanic \ 167

Baxter’s Harbour \ 187

La foule illuminée \ 199

Le Sauveur \ 213

Conclusion \ 221

Épilogue \ 223

Ressources \ 224

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les glissades dans la neigeles avalanches à HébertvilleBrunette!tes résultats scolaires… toujours très bonsmes manquements et mes parjuresmes injustices et tes blessuresles promesses sans futur…mes maladresses…les coups durs…le Rocher Percéles voyages en Louisianele ski nautique au Lac-St-Jeanles bonnes tartes de grand-mamantes petits souliers près des miens dans l’entrée…… tes grands souliers près des miensles marionnettes, Pédro et cieles beignets de grand-papa Broussardtes articles d’écoliernotre collection de caillouxle bruit du « skate board » sur l’asphalte noirles chicanes à l’écoleles petites agates à Campbeltonla pêche au maquereau au Nouveau-Brunswickla pêche à la truite à Amqui… je me souviens de ta première truite… je me souviens de ta petite main dans la mienne… je me souviens de la petite mangeoire à oiseaux que tuavais fabriquée pour moi… je me souviens de ton regard naïf et vrai… je me souviens…… tu me manques Micah… tu me manques beaucoup…… tu me manques beaucoup…

… brain storm

ton beau sourireton regard douxtes mille petits bouquets de marguerites et de pissenlitsl’arôme du muguet au printempstes étreintes d’amour…tes petits bras autour de mon coules acrobaties dans le salonles livres de PetziMario Brostes jouets qui traînent dans l’escalierles « Bonne fête papa »tes drôles de caricaturestes dessins sur le frigotes dessins sur les murstes dessins affichés sur la porte de notre chambre… tes dessins gravés dans mon cœurta première bicyclettetes petites prières avant d’aller au litles crêpes de « l’Amiral »les bols de céréaleston sac d’école laissé sur le balconles cerfs-volants…ta brosse à dentsla maison dans l’arbre à Repentignyle patinage sur l’anneau de glacetes blondes qui téléphonent à la maisonles taquineries de tes sœursla beauté de ton cœurles guimauves et les feux de camp…ha! les feux de camp!le jeu de « toc »le jeu du requin dans la piscine

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je n’ai pas amorcé ce projet, c’est plutôt lui qui, en quelquesorte, est venu à moi.

Il m’attendait lorsque, peu de temps après le décès deMicah, mes yeux se posèrent sur cette gravure au crayon deplomb qui se trouvait parmi plusieurs autres dessins entassésdans une chemise en papier. Sans que je le veuille, mon cœurse resserra et je ne pus me détacher de ces trois personnagesimaginaires qui semblaient si bien me connaître.

Désormais, leurs spectres ne me quitteraient plus. Jedevais les affronter, que cela me plaise ou non. La véritéexprimée par le dessin de Micah me frappa de plein fouet. Jesavais qu’un dialogue pénible mais nécessaire venait de pren-dre place entre ces trois hommes et moi. Un dialogue qui, jel’avoue, s’est avéré salutaire.

Il n’est pas facile pour un père de faire face à la souf-france de son fils puis à sa propre souffrance. Et il est sansdoute encore plus difficile de l’exprimer devant tous, haut etfort. Mais je le ferai pour Micah et pour moi en espérant quel’émotion que mon fils a voulu communiquer par son dessinporte son fruit dans ma propre vie comme dans la vie d’autrespères et de leurs fils qui, je le souhaite de tout mon cœur,n’auront jamais à traverser cette épreuve qui fut la nôtre. Jepense aussi aux mamans, aux frères, aux sœurs, aux amisainsi qu’aux membres des familles éprouvées par un deuil.Puisse ce récit vous aider à traverser les pentes abruptes de latristesse et laisser sur son passage un baume de guérison.

mn

Ce croquis de Micah m’interpelle, me trouble.Un blessé, jeune, épuisé et souffrant, affrontant les affres

de la mort. Un blessé… mon fils?Un homme fort et musclé, un voyageur qui porte sur son

dos le malheureux en délire, cherchant un asile, du secours.Un personnage chétif, insensible, autoritaire, morbide,

assis dans le sable, pétrifié dans son indifférence. Cet hommeau cœur de pierre, Micah l’avait sans doute dessiné enpensant à moi.

INTRODUCTION

Micah est parti! Mon beau Micah n’est plus ici! Il estparti! Il s’est envolé! Il est parti pour toujours! Et sa pré -sence… personne ne peut la remplacer!

Son départ a creusé une fosse énorme dans la terre aridede mon cœur. Une fosse grande comme la mer, profondecomme l’abîme! Un trou noir! Comme un cratère…

Et me voilà, seul, au fond de mon cratère! Comme unartiste angoissé devant sa toile. La tempête fait rage, lesnuages noirs déferlent à un rythme fou. Mon pinceau courtmaladroitement sur la palette puis sur le canevas. Le ventsouffle en rafales. L’horizon se couvre… ma palette s’as-sombrit! Une ombre de lumière, venant de nulle part, agonise.Mon chevalet se brise… j’abandonne! Je m’étends de toutmon long sur le sol, la face dans la poussière.

La terre est encore chaude mais elle tremble. Je merésigne! Je n’y peux rien! La pluie commence à tomber,comme de la grêle. Elle me gifle en plein visage. Je restesilencieux jusqu’à ce que sa colère passe. Jusqu’à ce qu’unrayon du soleil gagne la bataille et perce d’un jet l’épaissecuirasse de ma douleur.

Je ne suis ni peintre ni artiste, mais le destin a dressédevant moi un chevalet et une toile. Bien que je me senteimpuissant à y faire face, je suis incapable de m’en détourner.

Avant de partir, Micah m’a laissé une image, un croquis.Une œuvre que je ne peux cacher sous des piles de souvenirs.C’est un message qu’il m’a transmis… un message difficile àpénétrer à cause de sa franchise.

De sa tablette à dessins, cette gravure au crayon deplomb ouvre une fenêtre sur son âme. Une âme d’artiste. Uneâme blessée et angoissée.

Ce croquis, ce cri du cœur est devenu pour moi uneœuvre sacrée. Elle m’émeut infiniment. Je ne peux laregarder qu’avec révérence et respect.

J’ai longtemps hésité avant de saisir la plume et d’écrireun livre ayant comme thème la mort de mon fils. À vrai dire,

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Le blessé

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ADIEU MICAH!

LE JOUR DE MA NAISSANCE, ce fut la fête. Préparée depuisneuf mois… tout était beau. À l’étroit, dans ma petite cabane,cajolé, bercé par l’amour de mes parents qui sont impatientsde me voir, de m’embrasser et de me donner la plus granderichesse au monde… un foyer heureux.

En ouvrant la porte j’ai vu la lumière et j’ai crié de joie,j’ai crié à la vie… et des mains froides m’ont arraché des brasde ma mère pendant qu’on lui injectait une dose de narco-tique… et le silence est venu.

Heureusement, tout fut vite oublié…Mes parents comprenaient tous mes cris: le cri de la faim,

de la joie, le cri de la peur, le cri de la douleur. Le silence mesemblait alors très doux. Bien au chaud, la tête blottie entre lesseins de maman, j’entendais battre son cœur. Et, comme unbruit qui chatouille, comme une mélodie déjà entendue, lemurmure de sa voix me berce: « Ce soir, j’ai l’âme à la ten-dresse. »

Il y a beaucoup d’amour chez nous, beaucoup de fêtes,beaucoup de joie, beaucoup de jouets, beaucoup de bonbons,des poissons tropicaux, un chien et une petite souris blanche.Je crie, je ris, je chante, je danse.

Le silence est mon ami. Il vient parfois caresser ma joue,pas ser sa main dans mes cheveux lorsque je m’occupe à co -lorier ou à regar der des livres d’images. Il vient près de moil’été, lorsque je me couche dans l’herbe haute pour regarder

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Ni dieu, ni homme…les monts trop hauts, les routes trop longuesl’horizon plutôt sombre…je sombrele ciel en noir et grismon CD égratignéde Kurt Cobain au Nirvana,la douleur m’arrache le cœurles sables mouvants du silenceje danse avec les anges« Riding on the storm »…j’ai mal à la têteje prie que tout s’arrête…je ne suis pas exaucé,la pente est glissante,je crie, je hurle,prisonnier dans ma bullede la société,je marche à côté de mes souliersje me laisse allerje me laisse aller…

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vent, libre comme l’air. C’est une belle journée. Le soleilorangé, chaud, caresse la mer bleutée. C’est un beau voilierque j’ai fait là! J’aime les voiliers. J’aime les regarder dans leslivres d’images. Comme les beaux voiliers que peignaitVincent Van Gogh.

J’aime Vincent. Lui et moi, on se comprend.Un jour, il a peint quatre petites barques accostées sur la

plage. Elles attendent sur le sable blanc en se racontant lesunes aux autres leurs rêveries, leurs aventures en mer. L’uned’elles porte un nom: Amitié. Elles attendent impatiemmentque le matelot vienne les haler jusqu’à l’eau salée pour yretrouver leurs compagnes qui s’y baignent déjà, les voilesbien gonflées.

Que j’aurais aimé connaître Vincent! Devenir son ami,son élève! Voir la vie avec les mêmes yeux que lui et l’expri -mer avec la même passion! J’aurais aimé, comme lui, voyager,découvrir le monde et revenir vers mes amis pour leur racon-ter mes aventures, mes trouvailles!

Vincent confia un jour à son ami Bernard: « J’ai enfin vula Méditerranée, laquelle, il est probable, tu franchiras avantmoi. Ai passé une semaine à Saintes-Maries, et pour y arriverai traversé en diligence la Camargue avec des vignes, des landes, des terrains plats comme la Hollan de. Là, à Saintes-Maries, il y avait des filles qui faisaient penser à Cimabue età Giotto, minces, droites, un peu tristes et mystiques. Sur laplage toute plate, sablonneuse, de petits bateaux verts, rouges,bleus, tellement jolis comme forme et couleur qu’on pensait àdes fleurs. »

Que j’aurais aimé être là avec lui! Contempler la merpour une première fois! Respirer le vent salé! Entendre lescris des oiseaux blancs!

Dis-moi, Vincent, ce que la mer t’a raconté. Et ces filles,elles te rendaient mélancolique, n’est-ce pas? Dis, Vincent, tudessinais, toi aussi, quand tu étais triste, quand tu étais seul?Bien sûr que oui! Tu voyais dans les bateaux des petites fleursque tu cueillais pour les mettre sur ta toile et les offrir aux soli-taires de tous les temps, pour qu’ils rêvent un peu.

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voyager les gros nuages blancs en route vers le pays des rêves.Il s’amuse avec moi.

Parfois, il souffle sur les feuilles des arbres, il fait frisson -ner la rivière et il transporte même dans le creux de sa mainl’arôme des fraises des champs, des fleurs sauvages et desarbres de la forêt.

Et les années ont passé, et je crois qu’avec le temps, lesilence a changé. Mes parents aussi ont changé, notre maisona changé. Nos cris de joie sont devenus des cris de guerre etj’ai peur d’être blessé. J’ai confié mes peines à mon ami lesilence mais trop souvent, il a vendu la mèche, il m’a trahi. Jeme suis alors réfugié dans ma chambre mais le silence m’asuivi. Il s’est enfermé avec moi… et je suis demeuré seul.

Ma chambre est devenue ma forteresse. Des couleursplus sombres tapissent les murs. Mes rêves d’enfant s’éva -nouissent, ma souris blanche a vieilli… elle tourne en ronddans sa cage. Je ne crie plus, je rage. Plus de décalage… jecherche d’autres langages. Branché sur mon CD de métal,j’apprends à parler le « trash », le « death »… Mon âmepleure, elle cherche ailleurs, mon rêve, mon rêve… mon « r-a-v-e ».

Je suis comme une carpe muette qui descend au fond del’abîme. Et plus je plonge, plus c’est noir. Tout se resserreautour de moi. Toutes les portes se ferment, tous les verrousse bloquent. Je suis comme un champ de mines. Même lesilence ne m’approche plus. Rien à faire! Tous les esprits s’en-trechoquent. Je n’entends plus battre mon cœur… je meurs.Les amitiés se dissipent comme un fœtus déchiqueté que l’onas pire sans en oublier un morceau.

Ma blonde s’est trouvé un autre mec et moi, je reste seul,en silence…

… libre comme l’air.

mn

Un jour, j’ai pris mon calepin et j’ai obéi à tout ce quemes doigts voulaient dessiner. Ce fut un voilier! Un beauvoilier! Le mât bien droit, il file à toute allure, incliné par le

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remonter sans cesse sur le tremplin pour ac complir les plusextraordinaires pirouettes, mais à la seule condition qu’ilsréussissent à obtenir l’attention parfaite de l’un ou l’autre deleurs parents ou même des deux. Pour eux, cet intérêt parentalsemblait faire toute la différence. J’étais ravi à chaque fois deles féliciter. Je distinguais aisément la petite silhouette maigri-chonne et brunâtre de Micah, tout tremblant, pendant qu’ilattendait en file derrière le tremplin. De temps à autre, je fai -gnais de ne pas le remarquer simplement pour l’entendre crierde tout ses poumons: « Papa! Regarde bien mon plongeon. »

Aux jours chauds du printemps, nous aimions aller dansles bois, à pied ou à bicyclette, pour observer les oiseaux ousimplement faire un pique-nique en famille. À quelques kilo-mètres de notre domicile se trouvait un lac où nous allionssouvent admirer les grands hérons et attraper des grenouillesdans le marécage. Et, après avoir mille fois retar dé notredépart sous prétexte que les jeux dans le parc des balançoiresn’avaient pas assez duré, nous retournions lentement à la mai-son au rythme des querelles de Micah et de ses sœurs quant àsavoir qui occuperait le meil leur siège dans la fourgonnette ouqui se chargerait de porter les jumelles à son cou.

À l’automne, c’est le plaisir de tous les enfants, auQuébec, après la saison des pommes, d’accumuler d’énormestas de feuilles multicolores et de passer des heures à se rouleret à se chamailler sur ce tapis épais et moelleux. Je me sou-viens d’avoir été totalement englouti sous une montagne defeuilles par huit petites mains laborieuses et enjouées. C’estcomme si je pouvais encore sentir cet arôme de feuillesséchées et entendre la voix ricaneuse de Micah et des fillesdisant: « On engloutit papa sous les feuilles! »

Je me souviens d’une autre occasion (Micah devait avoirà l’épo que sept ou huit ans) où nous avions acheté un cerf-volant. Par une belle journée ensoleillée, nous nous étions rendus dans un grand parc, aux abords du fleuve Saint-Laurent et je lui avais appris comment manœuvrer cet oiseauapprivoisé. À son grand émerveillement, il tenait solidementla corde bien serrée entre ses petites mains, le regard fixé versle ciel où s’agi tait, bien haut, notre fragile « uniplane ». Tout

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mn

Je regarde ce beau voilier que Micah avait dessiné et il mefait rêver… aux jours heureux du passé.

Dès son enfance, Micah avait manifesté les traits d’untempé ra ment doux, affectueux et généreux. Il n’était pas d’hu -meur sombre mais plutôt enjoué, taquin. Pour lui, les autresétaient importants. Il n’était pas rare de le voir céder ses droitspour garder l’harmonie dans un groupe ou pour faire plaisir àquelqu’un.

Ce qui comptait pour lui, c’était de vivre en paix, de réa -liser une multitude de projets et bien sûr, de s’amuser. Que cesoit en griffonnant sur sa tablette à dessins ou encore pendantses temps de loisirs, Micah avait le don d’inventer mille et unscénarios toujours plus abraca dabrants les uns que les autres.

Cette douceur de l’âme a parfois incité certains de sescamarades à vouloir le dominer, mais Micah savait générale-ment comment se tirer d’affaire. Il faut dire cependant qu’il yeut des occasions où le mépris et les comportements injustesou hautains à son égard le blessèrent profondément.

Son seuil de tolérance demeurait quand même assez élevéet il était généralement le premier à vouloir pardonner et re -nouer les liens d’amitié de sorte qu’il y avait régulièrement unattroupement considéra ble d’enfants dans notre cour ou dansle sous-sol de notre maison.

À quelques pas de notre domicile, coulait une rivière oùnous allions souvent nous baigner pendant les chaudes jour -nées d’été. Je me souviens avec délice de ces jours heureux,des éclats de rire de Micah, de ses trois sœurs et de leurs amis.L’un de nos défis était de remonter le courant en nous tenantbras dessus, bras dessous. Nous éprouvions parfois des diffi-cultés à ne pas perdre pied et nous laisser emporter par la forcedes eaux ou le bouillonnement des rapides qui offraient unecertaine résis tance. Rien toutefois de très dangereux!

Pendant les longs mois d’hiver nous allions souvent à lapisci ne municipale et à chaque fois, c’était la fête. J’ignore sitous les enfants agissent ainsi mais, dans notre famille, cesquatre petits bouts de personnes éprouvaient un plaisir fou à

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lassais jamais de marcher ainsi avec mes enfants et de jouir dece simple plaisir que nous offrait l’océan. Je redevenais moi-même un enfant et ces cailloux multicolores, ces coquillages,ces petits fragments d’agate constituaient pour moi un réel trésor. Le plus beau des trésors qu’aucune somme d’argentn’aurait jamais pu me procurer.

Avec les années, j’ai égaré plusieurs de ces petites pierresprécieuses… mais j’en ai aussi conservé un bon nombre. Jeles ai placées dans un panier en osier que j’ai installé sur uneétagère dans mon bureau. Elles représentent pour moi un sou-venir qui touche les cordes les plus sensibles de mon être.Mais à chaque fois que je vais seul à la mer et que je prendsun petit caillou coloré dans le creux de ma main, il me semblequ’il y a quelque chose qui se brise dans mon cœur.

Plusieurs petits cailloux se sont égarés avec le temps etplusieurs rêves se sont brisés dans ma vie et dans la vie demon fils. Comment en sommes-nous arrivés là? Je ne sais pas!Ou plutôt, je le sais mais je préfé rerais ne pas le savoir. Jepréférerais retourner en arrière et tout recommencer. Je vou -drais que l’on me donne une autre chance.

Je n’ai pas toujours tenu toutes mes promesses et Micaha coupé les ponts. J’ai parfois été injuste dans mes exigenceset il a endurci son front. Sans le vouloir, j’ai trahi sa confianceet il m’a tourné le dos pour de bon. Il ne me reste que remords,souvenirs et confusion.

Il ne reste que blessures et souffrances sans pardon. Il nereste qu’à rêver aux beaux jours du passé.

mn

Mais le blessé, dans le croquis de Micah, ne peut mêmeplus rêver. Il n’en a plus la force. Ses yeux affolés, sortis deleurs orbites, voient trouble. Même le bleu du ciel devient gris.Il ne voit plus la beauté des petites barques, du sable doré etdes flots turquoise de l’océan. Il n’entend pas le murmure desvagues qui viennent doucement bercer son âme. Il souffre. Sa

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à coup, le vent se fâche pendant un instant et subitement, le fil serompt. Nous voilà tous silencieux, Micah, sa mère, les filles etmoi, ne pouvant rien faire d’autre que regarder notre beau cerf-volant s’envoler en tourbillonnant très haut dans les nuages.

Nous sommes retournés, tout tristes, à la maison!

mn

Les trésors les plus précieux ne sont pas nécessairementles plus coûteux.

La ville d’Amqui, où nous avons habité pendant plusieursan nées, n’était qu’à deux heures de l’océan. Pour notre fa -mille, une visite à la mer était synonyme de fête. Nousaimions courir à toute vitesse dans le sable puis dans lesvagues, au milieu de mille éclaboussures, qui s’élevaient commede petits diamants scintillants dans les rayons du soleil. Nousaimions marcher pendant de longues heures sur la plage à larecher che de petits cailloux colorés destinés à enrichir notretrésor fami lial. En effet, je ne me souviens pas que nous ayonsune seule fois quitté la plage sans apporter avec nous une mul-titude de petites roches, des coquillages de toutes formes, etdans le fond des chaussures de chaque enfant, dans chaquepoche de leurs blue-jeans, une montagne de sable fin quis’épar pillera, le soir venu, sur la céramique de la salle de bainou sur le tapis de leur chambre à coucher.

Je savoure encore dans ma mémoire ces précieuxmoments. Micah, vif, agile, étant le plus âgé des quatre, s’é -lançait toujours devant ses sœurs pour avoir la priorité sur tousles cailloux de la plage. Il en remplissait très vite ses deuxpoches, ses mains, et il courait aussitôt vers moi ou vers samère pour nous dévoiler ses trésors, les ranger soigneusementsur l’une de nos serviettes de plage, et retourner en courant àsa laborieuse prospection. Annie, de son côté, un peu plusjeune, réussissait parfois à le convaincre de la prendre commepartenaire dans sa chasse aux trésors. Pour ce qui est des pluspetites, Émilie et Rébecca, désireuses d’imiter les deux autres,elles ramassaient n’importe quel caillou ou vul gaire coquil-lage pour venir les ranger au quartier général, mais de grâce!,ailleurs qu’à l’endroit choisi par leur frère et Annie. Je ne me

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mn

Il arrive certainement que la Providence place sur notreroute un signe, un indice qui peut nous aider à traverser lesdéserts de notre vie. Il est vrai que nous ne le percevons pastoujours aussi clairement mais, néanmoins, certains évènementssont placés sur notre parcours tels des panneaux indicateursqui servent à nous guider.

Je travaille comme directeur d’une petite maison d’édi-tion et l’une de mes tâches consiste à acquérir les droits de traduction de best-sellers américains afin de les publier en lan -gue française et de les distribuer dans les pays francophones.

Un jour, mon attention s’est portée sur un livre écrit parKen Gire: Windows of the Soul (Fenêtres de l’âme). Ce livrem’a attiré tout d’abord par la beauté de sa présentation: lemagnifique paysage qui orne sa couver ture, les caractèresrouges au début de chaque chapitre et le style soigné de lamise en page. Cependant, ce qui m’incita à le lire, et plus tardà en faire la traduction, ce fut sa table des matières qui annon -çait un contenu portant sur la poésie et sur l’art. Gire nousexplique comment l’art a toujours été un élément essentieldans la société et comment certains artistes très talentueux ontété brimés et rejetés à cause de l’incompréhension des gensinsensibles de leur époque. Il nous apprend à mieux com-prendre l’âme des artistes et nous transporte dans l’intimité deleur quotidien pour nous faire vivre leurs passions et leursépreuves.

Ce livre a été pour moi un panneau indicateur sur maroute. Il est venu me dire que d’autres artistes, comme Micah,souffraient du mal de vivre. Le départ prématuré de certainsd’entre eux a aussi laissé des parents, des amis, des proches,dans le désarroi et l’incompréhension.

L’un de ces récits, celui du peintre Van Gogh, a marquéma conscience à tout jamais. Les textes rapportés par l’auteuront ouvert pour moi une fenêtre sur la vie de cet artiste et j’yai découvert un aspect de sa personnalité que je n’auraisjamais soupçonné. Après ma lecture, j’ai réagi exactementcomme l’avait fait Ken Gire quelques années aupa ravant et je

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tête rasée, dénudée de sa beauté, n’arrive plus à conte nir le flotde ses pensées incontrôlées et souvent incohérentes.

Il avance péniblement dans ce désert sans nom. La pluspetite dune est devenue pour lui une montagne infranchis -sable. Le soleil, jadis un ami, le torture et le condamne. Songosier se dessèche. Il voudrait appeler à l’aide, mais il râle. Ils’enfonce dans des sables mouvants… il n’arrivera pas à s’ensortir!

Il a soif mais il n’a plus d’eau et au loin, il ne voit que desmira ges, de vains espoirs. Qu’importe, il ne croit plus en rien!

Et je pense à la détresse de ce blessé agonisant, et je mehais de ne pas avoir su comment venir en aide à mon proprefils.

Je ne sais plus de quel côté me tourner, vers qui aller pourme débarrasser de ma honte. Toute explication m’apparaîtvaine et toute mar que de compassion venant des autres estfutile car je sais que je ne les mérite pas. Je voudrais que l’u-nivers entier soit mon juge et me condamne afin que je purgela peine de ma faute pour être libéré de ce sentiment insup-portable.

Je n’ai pas su comprendre mon propre enfant. J’ai peineà me tolérer moi-même, à me regarder dans un miroir, àenten dre prononcer mon nom.

Je voudrais me racheter mais Micah n’est plus là. Je lecherche partout, je creuse au fond de mes souvenirs maismême mes pensées semblent me tromper, me trahir. J’ai me -rais tellement pouvoir repartir à zéro et m’asseoir avec luipour l’écouter pendant des heures… mais il est parti!

Je ressens souvent le besoin de m’isoler, de retourner enarrière pour mieux comprendre où j’ai failli. Je réalise que j’aiéchoué à discerner la sensibilité des sentiments de Micah, soncôté artistique, et je sombre dans un énorme vide intérieurlorsque je constate à quel point j’ai été stupide.

J’essaie alors de m’évader dans le sommeil mais je meréveille souvent en sursaut, l’âme angoissée jusqu’à la mort.Je voudrais pleurer mais même les larmes me fuient. Jepréférerais mourir moi aussi!

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galeries. Les trop longues heures de travail brisaient leur dos.« La plupart des ouvriers, décrit Van Gogh, sont maigres etpâles de fièvre; ils ont l’air fatigués, épuisés; ils sont tannés etvieillis avant l’âge. »

Le 24 septembre 1880, il écrit à son frère Théo: « Lescharbonniers et les tisserands sont encore une race à part desautres travailleurs et artisans, et je sens pour eux une grandesympathie. »

Vincent Van Gogh vécut parmi eux en partageant leurpauvreté. Il descendit dans les mines pour être plus près d’eux,respirant le même air vicié et poussiéreux. Il visitait leursmalades, bandait leurs plaies et priait avec eux. Et le diman -che, il prêchait en s’efforçant de leur communiquer quelquelumière, un rayon d’espoir, une étincelle d’encou ragementpour leur vie devenue aussi noire que le charbon.

« Je me compterais heureux si un jour je pouvais les dessi -ner, confia-t-il à Théo, en sorte que ces types encore inédits oupresque inédits, fussent mis à jour. »

Avant longtemps, c’est ce qu’il fit.Le poète Rainer Maria Rilke écrira plus tard que cette

époque de la vie de Van Gogh fut le début de sa vie d’artiste.« Il devint donc ce qui est commun d’appeler un évangéliste,s’établissant dans une contrée minière pour annoncer à cesgens l’histoire des Évangiles. Pendant ses discours, il dessineaussi. Pour fina lement, sans même s’en rendre compte, arrêterde parler et seu lement des siner. »

Son altruisme extrême, son zèle, sa volonté de s’opposeraux règles établies dérangent les autorités pastorales et VanGogh est démis de ses fonctions. Rempli de colère et d’amer-tume, il dut partir.

À l’âge de vingt-sept ans, il entame un autre épisode deson court séjour terrestre: il devient artiste. « Tu dois bien tepénétrer de ma façon de considérer l’art », écrivait-il à Théoau début de ce nouvel épiso de. « Je veux faire des dessins quiproduisent de l’impression (…) Je ne vise pas à exprimer dansmes figures et dans mes paysages une espèce de mélancoliesentimentale, mais une douleur tragique (…) Enfin, je veux en

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me suis vite procuré les trois gros volumes contenant la repro-duction intégrale des centaines de lettres que Vincent avaitadressées à ses amis et aux membres de sa famille au cours desa vie, et j’y ai plongé à cœur ouvert. C’est comme si cette lec-ture brisait le silence sur le sujet tabou du suicide. Elle ouvraitdevant moi un dialogue sur un thème que j’aurais préféré nejamais aborder auparavant.

J’ai appris à aimer Van Gogh et à apprécier l’incroyablebeauté de son âme. Et malgré sa fin tragique, c’est lui qui m’aouvert les yeux sur des réalités et des attitudes que j’ignoraisprésentes dans ma propre vie. Et bien que je souhaiterais queni Vincent, ni Micah, ni personne au monde ne s’en aillentd’une manière aussi cruelle, je veux être capable de recevoiren héritage les trésors qu’ils ont voulu me donner.

J’ai découvert que très jeune, Van Gogh voulait « semerles paroles de la Bible » parmi les pauvres de la classe ouvriè -re. Pour s’y préparer, il s’asseyait chaque soir à son pupitre etcopiait page après page les paroles de la Bible tout en lestraduisant en anglais, en allemand et en français. « Je les lisaisà chaque jour, écrivit-il, mais j’aimerais les apprendre parcœur et considérer la vie à la lumière de ces paroles. » ÀLondres, il alla dans les quartiers les plus démunis de la villeafin de prêcher aux plus pauvres d’entre les pauvres. Sentantque sa destinée était de suivre les traces de son père pasteur, ilétudia la théologie. Toutefois, le tempéra ment de Vincent, sonzèle et ses excentricités, le distancèrent des institutions reli -gieuses de son temps. L’un de ses compagnons d’étude souligna« il ne connaissait pas la signification du mot soumission ».C’est peut-être pour cette raison que les dirigeants du collègeoù il étu diait lui assignè rent davantage une « permission »qu’une « commission » quand vint le temps d’œuvrer en tantqu’évangéliste laïque auprès des ouvriers des mines de char-bon d’une petite ville.

Ces ouvriers vivaient dans des conditions infernales. Ilssuffoquaient dans la pénombre des entrailles de la terre, em -poisonnés par les vapeurs de méthane, menacés par les coupsde grisou, l’eau souterraine et l’effondrement d’anciennes

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chambre par une nonne qui, une fois à l’intérieur, lui offred’ouvrir sa fenêtre. Il acquiesce d’un signe de tête. Puis il jetteun regard dehors sur la campagne et sur les champs qui s’é-tendent à perte de vue, baignés dans la lumière du jour. Cetinstant marque un point tournant dans sa vie. Il convertit sapetite chambre en studio et recommence à peindre.

Sa fenêtre donnait sur un jardin où poussaient des fleurs.Elles inspirèrent l’artiste à peindre sa première toile dans cetasile. Dans le coin inférieur droit du tableau il signa simple-ment « Vincent » et intitula son œuvre Les iris. Ce tableaucontribua à lui rendre la santé.

Van Gogh demeura à l’asile et son état de santé s’amélio-ra pen dant un temps. C’est au cours de cette même année qu’iltermina son tableau La nuit étoilée. Dans cette œuvre, nousdécouvrons la noirceur de la nuit dans l’âme de Vincent, maisaussi les étoiles. « Cela remue la question éternelle: la vie est-elle tout entière visible pour nous, ou bien n’en connais-sons-nous avant la mort qu’un hémisphère? Moi je déclare nepas en savoir quoi que ce soit, mais toujours la vue des étoilesme fait rêver, aussi simplement que me donnent à rêver lespoints noirs représentant sur la carte géographique villes etvillages. »

Théo percevait encore cette lumière dans l’âme de Vin -cent, mais tous les autres n’y voyaient que ténèbres, et depuislongtemps, ils ne se donnaient même plus la peine de regarder.

« Tel a un grand foyer dans son âme et personne ne vientja mais s’y chauffer, et les passants n’en aperçoivent qu’unpetit peu de fumée en haut par la cheminée, et puis s’en vontleur chemin », écrit Van Gogh.

Quelle triste vie que la sienne; cette riche sensibilité, cescraintes, ces émotions partagées avec passion et tous ces gensqui gardent leurs distances, hochent la tête et qui s’éloi gnent.Graduellement, la santé physique, mentale, émotionnelle etspirituelle de Van Gogh s’effondra. La noirceur, peu à peu, lerecouvrait.

Il n’y avait plus désormais que Théo pour comprendrecette passion qui submergeait le cœur de Vincent, ce feu qui brûlait, brûlait et qui finalement le consuma. La dernière

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arriver à ce qu’on dise de mon œuvre: Cet homme sent inten-sément, cet homme est doué d’une sensibilité très délicate. »

Van Gogh affectionnait les ouvriers, les pauvres et parti -culière ment les opprimés. Il peignit une paysanne occupée àcoudre, des femmes travaillant dans la tourbe et des fermièresprenant leur repas après une longue journée de labeur. Uneautre de ses toiles nous montre deux fem mes à genoux en trainde prier, un enfant sur les genoux de sa mère et une jeune filleadmirant un bébé dans son berceau.

« Dans un tableau, je voudrais dire quelque chose de con-solant comme une musique. Je voudrais peindre des hommesou des femmes avec ce je ne sais quoi d’éternel, dont autrefoisle nimbe était le symbole. »

Le tableau intitulé Au seuil de l’éternité illustre un hommeassis sur une chaise, le visage caché dans ses mains. « Voici ceque j’ai voulu dire dans ce dessin-ci, disait Van Gogh: l’émo-tion inexprimable qu’exhale l’image d’un vieux bonhomme,assis sans bouger au coin de l’âtre, fournit, à mon sens, unedes preuves les plus solides de l’existence … de Dieu et del’éternité. Quelque chose de précieux et de noble qui nesaurait être destiné aux vers. »

Étrangement, nul ne semblait comprendre ce que cetartiste pas sionné essayait de dire. Il parlait un langage inaudi-ble. Au fil des années, le rejet, la solitude et la dépressionauront raison de sa santé mentale. Sa santé spirituelle se dété -riora également. L’érosion progressive de sa foi se reconnaîtdans les lettres qu’il écrivit pendant la décennie de sa carrièred’artiste peintre. Nous y constatons que les références auxÉcritures et à Dieu, de même que les réflexions de sa foi, s’éclipsent graduellement à mesure que progressent son an -goisse et son désespoir. Sa nuit s’assombrissait et sa confusions’amplifiait.

Le 8 mai 1889, Van Gogh, souffrant, fut admis à l’asile deSaint-Rémy-de-Provence, situé à quelques kilomètres d’Arles,en France. On l’installa dans une petite chambre à demimeublée.

Dans le film finement détaillé, La vie passionnée deVincent Van Gogh, on voit Vincent se faire accompagner à sa

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Si seulement j’avais pu faire quelque chose pour empê -cher ce drame! Depuis combien de temps songeait-il vraimentà s’enlever la vie? Pourquoi n’ai-je pas réussi à restaurer notrerelation? Pourquoi n’avait-il pas accepté de me pardonner?Sa colère l’empêchait-elle de percevoir la véri té dans mon re -gard? Pourquoi tant d’autres parents, tant d’autres frères etsœurs, doivent-ils supporter cette terrible souffrance et vivreavec cette lourde tristesse dans leur âme? Quand ces dramesprendront-ils fin?

mn

Chaude nuit d’été. Vers six heures du matin, Micah estretrouvé à genoux dans une rue de la ville par les policiers. Ilest complètement désorienté, tient un langage incompréhensi-ble et semble avoir des hallucinations en pointant du doigt letrottoir et l’asphalte. Il n’est pas agressif. Il est transporté parambulance sous escorte policière à un centre hospitalier où ilest admis délirant et, de toute évidence, intoxiqué, car des con-tenants vides de comprimés ont été retrouvés dans son sac.Durant la journée, Micah demeure très agité et continue detenir des propos incohérents. On loge un appel au Centre anti-poison du Québec pour s’informer des effets de certaines substances qu’il aurait absorbées. On l’admet aux soins inten-sifs où son état symptomatique est traité.

Vers minuit, les hallucinations cessent et Micah prononcesa première phrase cohérente et dit lui-même que ça va mieux.Il coopère bien et il est calme.

Durant la nuit, il redevient agité et sa température monte.Vers six heures trente, lors d’une prise de sang commandéepour un examen de laboratoire, Micah arrache son soluté. Onlui administre de l’Haldol, un puissant calmant.

Un peu plus de vingt-quatre heures après son admission,on effectue de nouveaux tests. Ces derniers révèlent que l’in-toxication était mixte.

On le transfère alors d’urgence vers un autre centre hospitalier où les préparatifs sont déjà en cours en vue d’une

étincelle enflammant la toile fut peinte en juillet 1890 et titréesimplement Champ de blé aux corbeaux. Vincent confia àThéo, à propos de cette œuvre: « Ce sont d’immenses éten-dues de blé sous un ciel troublé et je ne me suis pas gêné pourcher cher à exprimer de la tristesse, de la solitude extrême. »

C’est dans l’un de ces champs que Vincent s’enleva lavie. La balle se logea près du cœur. La blessure ne fut pasimmédiatement fatale et on le porta à sa chambre en s’em-pressant de faire venir un médecin. Son frère se rendit à sonchevet. Le lendemain du 29 juillet 1890, à une heure trente,pendant que Théo tenait Vincent dans ses bras, l’artiste pro -nonça ses derniers mots:

La tristesse durera.

mn

La nuit dernière, je n’ai pas très bien dormi. Mon som-meil était agité et j’ai fait un affreux cauchemar: un jeunehomme d’environ dix-neuf ans, l’âge de Micah, s’est fait uneprofonde entaille dans la peau, à travers laquelle j’aperçoisbattre son cœur. Il n’y a pas de sang mais il s’agit de l’un deces rêves où tout est sombre et gris; aucune couleur. Au fait,l’endroit le plus sombre est précisément cette entaille béantesur sa poitrine: une crevasse ténébreuse, un trou noir. J’en suisaffolé. Je cours dans tous les sens en poussant le blessé sur unecivière. Je suis effrayé de voir son visage à ce point contor-sionné par la douleur et par la peur. J’essaie par tous lesmoyens de trouver du secours, sans jamais y parvenir. Je meperds dans une infinité de labyrinthes et de corridors d’hôpi-taux, sans jamais rencontrer aucun médecin.

À mon réveil, mon âme est empreinte d’une tristesseindes crip tible. Cette émotion me transporte dans la chambrede cet hôpital de Sherbrooke où j’ai assisté à l’agonie et audépart de mon fils. Cette tris tesse me fait tellement souffrir!

Je sais que j’en suis venu au point, dans la rédaction demon livre, où je dois partager cette heure sombre du suicidede Micah, et j’ai peur… et j’ai mal.

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Le voyageur

dialyse. Mais après la mise en place des canules nécessaires àla dialyse, Micah s’éteint malgré les efforts de réanimation.

Dans des termes un peu plus techniques, le rapport ducoroner ajoute les détails suivants: « Lors de l’hospitalisationde Micah Tremblay, divers facteurs ont contribué à maintenirle cap sur les premiers diagnostics provisoires, au lieu de re -mettre en question ces diagnostics vu l’évolution du patient etl’apparition de signes et symptômes indiquant plutôt uneintoxication aux salicylés. Ces symptômes, tachycardie, hyper-thermie, diaphorèse associée à une alcalose respiratoire avecacidose métabolique, pH alcalin orientaient vers l’intoxicationsalicylée. Micah Tremblay les a tous présentés.

Parce qu’on avait rejeté d’emblée la possibilité de l’in-toxication aux salicylés, aucun autre test de contrôle n’a étéfait durant la journée ou la nuit précédant le décès. On pensaitplutôt au Gravol. (Cette substance n’a pas été retrouvée dansles effets personnels de Micah Tremblay pas plus que lors desexpertises toxicologiques.)

De plus, durant la nuit, la résidente n’a pas jugé bond’investi guer la cause de l’hyperthermie. Le hic, c’est quel’intoxication était mixte mais elle n’a pas été soupçonnée.

Micah Tremblay a donc absorbé initialement une quantité desalicylés et de diphenhydramine que nous ne pouvons déter-miner. Par contre, les expertises toxicologiques post-mortemétablissent clairement que la quantité absorbée était toxique.

Cependant, les raisons véritables ayant poussé la victimeà commettre ce geste restent non précisées. »

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TROIS PETITES PERLES

L’HOMME AU CŒUR DE PIERRE demeure impassible. Il neparle pas. Son indifférence le paralyse. Le blessé non plus neparle pas, il n’en a plus la force. Le voyageur se retrouvesoudainement entre ces deux pôles: la totale indifférence et ladouleur extrême. Lui, le sensible, préoccupé par l’angoisse dublessé et déconcerté devant la froideur de l’homme au turban.

Il sait trop bien que l’état du blessé est critique et il tentede le réanimer, de le soulager. Il place sa main sous sa nuqueet l’abreuve, il caresse doucement son front brûlant de fièvremais il n’a rien pour le soigner et le temps presse. Il chargedonc le blessé sur son épaule et avance péniblement en espé -rant trouver du secours. Il change périodiquement la positionde son malade, le portant tantôt sur son dos, tantôt le prenantdans ses bras comme s’il s’agissait d’un nouveau-né.

Ses pas s’alourdissent. Il presse une dernière fois lechamois de sa gourde… la gourde est vide. Ses genoux chan-cellent, ses mollets n’ont plus de force. Le voilà qui se traînedésespérément comme une anguille sur le sable. Son fardeaul’accable… mais il ira jusqu’au bout.

mn

Je connais une grande vérité à propos de l’amitié: « Unvéritable ami aime en tout temps et, quand vient l’adversité, ilse révèle un frère. » Il est juste d’affirmer qu’il y a des saisonsdans la vie où seule la tendresse d’un ami peut apaiser la

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Vers qui se tournerQuand la source des larmes est tarie?Vers qui se tourner Quand la mort semble plus douce que la vie? Quand son âme, du fond du néant, ne peut s’échapper,Quand on ne sait plus que soupirer,Quand la source des larmes est tarie?Vers qui se tournerQuand on offre aux siens tant de malheurs?Vers qui se tournerQuand nos amis sont las de nos pleurs?Quand le monde n’a pu nous consoler,Quand on a rien de plus à ajouter,Quand la source des larmes est tarie?Vers qui se tourner?Vers qui se tourner?

HYMNE CHRÉTIEN

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confidence. Elle est une personne à qui l’on peut s’ouvrir sansavoir peur d’être trahi. Elle et Micah passaient de longuesheures ensemble à discuter et à blaguer. Ils devaient partagerleurs problèmes, les problèmes communs à tous les jeunes,leurs rêveries, leurs folies mais aussi leurs déceptions et leursfrustrations.

J’ai conservé une lettre que Micah avait écrite à Annie etqu’elle a voulu partager avec moi suite au décès de son frère.Des mots simples, de l’humour, comme toujours, mais aussides sentiments affectueux parfois teintés d’inquiétude, detristesse.

C’est comme si le jeune adulte, habitant en lui, s’éveillaiten sursaut, jetant un regard tout autour pour se convaincre, ense frottant les yeux, que la vie n’était qu’un rêve. Que la nuittumultueuse de l’adolescence n’avait existé que dans sa fertileimagination et que certains souvenirs pouvaient disparaîtrecomme des ombres au levé du jour.

Il voulait oublier ces cauchemars, en blanc et gris, où l’oncourt à toutes jambes dans tous les sens sans jamais atteindreaucun but, sans jamais se rendre à aucune destination. Oublierces rêves où l’image des gens que l’on aime s’évanouie et seperd dans le néant. Oublier ces peurs qui nous hantent devantles défis trop grands, les montages trop hautes. Oublier tousces amours d’un soir et cette euphorie qui, au petit matin, nousétouffe comme envahi d’un épais brouillard. Ces soubresautsde la jeunesse, parfois irréfléchis, qui perturbent l’identité,Micah aurait aimé les éviter.

Mais là, à des milliers de kilomètres de chez lui, assis à latable devant un café chaud, ce n’est plus l’adolescent insou-ciant mais bien le jeune adulte qui écrit. Il avait spontanémentsaisi un bout de papier et griffonné gentiment quelques con-seils dans le but d’épargner à sa soeur de vivre des souf-frances, des déceptions. Il voulait la mettre en garde contre lesabus de toutes sortes, contre les requins profiteurs, contre lesamours trop faciles. Il voulait la protéger des excès de l’alcoolet des drogues. Il voulait lui confier avec sincérité les con-séquences néfastes de ses propres erreurs tout en espérant quesa franchise porte fruit et serve de panneau indicateur.

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tempête qui fait rage. Mais à d’autres moments, même laprésence de ceux que l’on aime ne semble pas suffi sante pourapaiser les vents violents et les marées qui veulent engloutirnotre âme. Qu’il est difficile alors pour un ami de ressentircette souffrance chez l’autre sans pouvoir rien y faire. Et quelcruel déchirement pour les proches d’un être aimé, de le voirsuccomber à sa souffrance sans avoir réussi à le réconforter.

Je pense à tous ces gens qui sont liés intimement dansl’amour et qui doivent affronter la triste réalité que soudaine-ment, une partie d’eux-mêmes s’est éteinte et que le cordond’argent s’est rompu. Ils sont conjoints, parents, frères ousœurs, fils ou filles, amis, parfois médecins, intervenants,enseignants… tous ces gens qui, à une époque de leur vie, ontpris sur eux le fardeau d’un autre en espérant lui porter se -cours. Sous un soleil aride, en plein désert, ils ont porté surleurs épaules un compagnon, une compagne, un ami exténué,trop fatigué pour continuer sa route. Courbant sous le poids dela souffrance de l’autre, ils se sont re trouvés se traînant dansla poussière et sur le sable brûlant, gardant espoir mais cher-chant où trouver du secours.

Je pense plus particulièrement à trois jeunes filles quej’aime énormément et qui ont vu s’envoler la vie de leur frèresans pouvoir rien y changer. Chacune à sa façon avait tissé,dans le quotidien, une toile garnie de mille couleurs et debroderies. Et même si cette œuvre d’art, cette précieuse étoffe,présentait à certains endroits des couleurs moins lumineu ses,celles-ci s’harmonisaient doucement à l’ensemble du paysagede leur jeune vie.

Un fil de leur trame s’est rompu. Un fil d’une couleur uni -que, irremplaçable et qui fera en sorte que cette création ne seraplus jamais la même. Étrangement, c’est comme si d’un seulcoup, toutes les cou leurs de la broderie s’assombrissaient.

En partie en raison de son âge, Annie, l’aînée de mes troisfilles, était très proche de Micah. Elle était même parfois saconfidente. Douce et aimable, cherchant sans cesse à com-prendre les autres, elle a sans doute plusieurs fois porté lesfardeaux de son frère comme lui aussi a sans doute porté unpeu des siens. Discrète et respectueuse, Annie incite à la

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La porte demeurée entrouverte, des bouteilles de bièrevides un peu partout sur le plancher, un bocal en vitre à demirempli de liquid paper, des bouteilles de somnifères vidées deleur contenu et, sur le lit, un seul petit message sur une feuillede papier coincée entre les cordes de sa guitare et adressé àson ami, un petit message par lequel il lui confiait Excalibur.

Après le décès de Micah, j’ai découvert un poème écritpar Annie. Chaque mot me brise le cœur. Je ressens en elle lasouffrance. Je ressens ses larmes.

Les nuages gris,les froides nuits,la peine, l’ennui,Telle est ma vie.

Je dis hiver,quand tout est mort

quand le froid gèle jusqu’à l’aurore.Quand la grêle dure et glacialeatteint mon cœur et me fait mal.

Je dis hiver,quand tout est sombre.

Quand les glaçons transpercent mon ombre.Quand les pentesà pic et glissantesme désespèrent

et me rendent impuissante.

Les nuages, nuits,les froides, gris,la peine, ma vie.Tel est l’ennui.

Comment la consoler?J’essaie, plus ou moins maladroitement, d’être un ami

pour chacune de mes filles. J’ai renoncé déjà depuis long -temps à cette image de papa-héros qui trouve réponse à tout.

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Cette lettre si touchante que Annie m’a remise il y aquelque temps lui avait été envoyée par Micah alors qu’il setrouvait à la Nouvelle-Orléans. Il est demeuré là-bas environun an. Il habitait chez ses grands-parents et travaillait avec euxà la petite boulangerie dont ils sont les propriétaires.

Mes enfants aimaient beaucoup la Louisiane, la patrie deleur mère, et nous y étions souvent allés en famille. Pour nous,c’était à chaque fois une fête et pour les grands-parents, c’é-tait une joie immense de pouvoir embrasser et cajoler leurspetits pingouins.

Micah avait sans doute choisi de se rendre là-bas pourgagner un peu d’argent et pour vivre de nouvelles expéri-ences. Peut-être cherchait-il aussi un lieu de refuge où il sesentirait mieux dans sa peau, un havre de paix où il pourrait,à son rythme, comprendre mieux qui il était. Cherchait-il à serapprocher de la culture afro-américaine pour découvrir sesracines? Désirait-il inconsciemment imiter ses parents qui, àson âge, avaient traversé l’Amérique de long en large à larecherche du « peace and love »? Il s’agissait sans doute unpeu de tout cela. Mais à des centaines de lieues de son foyer,il pensait à sa famille, à sa mère, à ses sœurs. Il réfléchissaitsur la vie, sur ses actes. Il exprimait ses inquiétudes et témoi -gnait de son affection à sa sœur qu’il aimait tant.

Quelques temps après son retour au Québec, il trouva unemploi dans une boulangerie de Sherbrooke et fit la connais-sance de nouveaux amis. Il se joignit à leur groupe de deathmetal comme guitariste. Leur musi que n’était rien d’autrequ’une vomissure contre la société et contre Dieu. Micahnomma sa guitare « Excalibur ». C’était une très bonne gui-tare qu’il avait achetée avec les économies qu’il avait faites en travaillant en Louisiane. Il plongea alors dans d’épaisses ténè bres qui le conduisirent jusqu’à participer à des pratiquesoccultes et sataniques. Cela lui fut fatal!

À la suite de conflits familiaux, il loua un appartementdans l’un des pires endroits du centre-ville, un édifice infestéde toutes les formes de perversions, de drogue et d’alcool.C’est là qu’il prit la décision de mettre fin à ses jours.

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L’amour est censé guérir mais ça me brise le cœurDe sentir la douleur dans ta voix.

Mais tu sais, tout ça va quelque part…et je m’écraserais le cœur et le jetterais à la ruesi je pouvais payer pour ton choix.

Les amis ne servent-ils pas à cela?Les amis ne servent-ils pas à cela?

Nous sommes les insectes du paradis —rampons au-dessus d’une feuilleou parmi les brins d’herbe démesurés —entrevoyant seulement parfoisl’ampleur fascinante du ciel.

Tu es autant aimée que tu l’étais avantque l’étrangeté ne se précipiteau travers nos corps, nos maisons, nos rues…Quand nous pouvions parler sans codeset que la lumière tourbillonnait,comme des pétales poussés par le vent,autour de nos pieds.

J’ai arraché de petits copeaux de ma ration de lumièrej’en ai fait une boule et chaque fois j’en presse un peu plus dessus.Puis dans le creux de mes mains jointesje la retire de sa cachette secrètesous une planche non clouée du plancheret je souffle dessus et je te l’envoie contre ces momentsquand la noirceur souffle sous ta porte.

Les amis ne servent-ils pas à cela?Les amis ne servent-ils pas à cela?

Et c’est ce que je veux être pour mes enfants. Un véri tableami. Avec ses imperfections, ses manquements, ses illusions…mais un véritable ami. Qui n’abandonnera jamais la partie peuimporte les circons tances. C’est ce que Dieu m’a appris etc’est ce que je vais faire. Croire en l’amour.

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Ce que je sais, c’est que je les aime infiniment et que j’éprou-ve une réelle tristesse lorsque j’entends les soupirs de leurcœur lourd et blessé.

Annie et moi, nous allons de temps à autre prendre unrepas au restaurant pendant l’été. Nous échangeons souventdes propos intéres sants sur la vie, sur nos opinions, sur le ta -lent des acteurs de cinéma dont je ne me souviens jamais desnoms. Au cours de l’une de ces rencontres, nous sommes allésvoir un spectacle de Bruce Cockburn. Plus tard, dans la soirée,nous avons parlé du décès de Micah, et nous avons pleuré.Mais il est toujours difficile pour nous d’aborder ce sujet enprofondeur. Je me dis qu’il y a un temps pour chaque chose etil y a des sentiments qui ne doivent pas être violés. Que ce soitdans la vie de mes filles ou dans la mienne, je dois respecterle temps que nécessite chaque guérison. Il est toutefois dur àsupporter de voir perler de grosses larmes dans les yeux de mafille chérie et de me sentir totalement impuissant à soulager sapeine.

Mais ce soir-là, je crois bien que Dieu a vu ma détresse et que par l’entremise des rimes d’une chanson de BruceCockburn, il m’a consolé, rassuré. Il m’a montré le chemin àsuivre. Il m’a simplement dit d’aimer.

Ciel d’automne nordique et pesant,forêt tendue de brume, épinette sombre, érable lumineuxet le grand lac, déferlant pour l’éternitésur l’étroite plage grise.

Je regarde à l’ouest, vers le chemin rouge du soleil frêleoù il reste suspendu entre nuages et arbres hérissés de pointes,rivage qui s’estompe.

Le monde est rempli de saisons; d’angoisse, de rire,et il me vient à l’esprit de t’écrire ceci:

Rien n’est certainRien n’est purEt peu importe l’idée qu’on a de soiTout le monde a une chance d’être rien.

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ordinateur à des milliers de kilomètres de la terre. Ces scènestouchantes nous parlent des réalités de la vie humaine. Ellesnous parlent des joies et des peines, de l’amour et de la mort,des séparations douloureuses auxquelles nous devons tousfaire face. Elles nous rappellent que nous ne sommes pas lesseuls au monde à vivre des moments difficiles et qu’un jour,la plaie guérira.

En regardant À la rencontre de Forrester avec commeacteur principal Sean Connery, je me suis retrouvé dans lapeau de ce vieil écrivain à la fois bourru et sympathique. J’airessenti sa solitude et la lourdeur accumulée par les années desa vie. J’ai beaucoup aimé le rôle de ce jeune noir du Bronx etla relation qui se tisse lentement entre ces deux personnages.J’ai appris, à travers ce film, que l’amitié vraie vient à bout desbarrières de la culture et de l’âge. Que l’amitié conduit au par-don, qu’elle élève ce qui est humble et permet de se réjouir dessuccès de l’autre comme elle permet de défendre ses intérêtset de le soutenir dans les mo ments difficiles. L’amitié vraiedure toujours.

J’ai constaté qu’il me restait beaucoup de chemin à fairepour devenir un meilleur ami pour mes filles et pour ceux quim’aiment, mais je sais que je progresse et que je marche dansla bonne direction.

Après nos soirées au cinéma, nous partageons parfois noscom mentaires, nos sentiments et parfois, nous demeurons si -lencieux. Nous nous faisons toutefois un devoir d’arrêter chezle maître glacier pour savourer ensemble l’un de ces délicesqui vous font gagner un kilo d’un seul coup. Nous n’arrivonspas toujours à exprimer verbalement l’amour que nous éprou-vons les uns pour les autres mais, par un sourire, une caresse,un regard de tendresse et, de la part d’Émilie, un petitcommen taire drôle et impulsif, nous savons que nos cœurssont réunis. Sans nous le dire, nous croyons que cette dureépreuve du dé part de Micah fera de nous des êtres plus sensi-bles et plus forts. Et avec l’aide de Dieu, la dou leur du momentprésent deviendra peut-être un jour, pour d’autres, un baumede guérison.

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Cet amour, il est solidement enraciné dans le cœur de mesfilles, dans la relation qu’elles ont l’une avec l’autre, dans cellequ’elles ont avec leur mère et aussi, je le crois, dans la relationqu’elles ont avec leur papa.

Émilie et Rébecca souffrent aussi du départ de leur frère.Je les revois, figées, impuissantes, le regard rempli de tris tesseet de peurs, dans cette chambre d’hôpital où la mort venait depasser. Je les revois encore près du cercueil, confu ses, hé -sitantes, fragiles, incapables de se soumettre au destin. Cesentiment de détresse, Rébecca l’a ensuite clairement expri médans l’un de ses cahiers de classe:

Amour,il naît,

puis coule sur ma joue

Larmes,mes pensées en noir et blanc

quand un bon ami meurttu es prisonnière

quand l’amour se briseton cœur se brise aussi.

Cette terrible épreuve a été et est encore difficile à sur-monter. C’est une partie de nous-mêmes qui s’est déchirée etle raccommodage s’effectue lentement. Cette rupture non dési -rée, prématurée, nous fait mal. Nous devons apprendre à vivreet à dominer ce sentiment d’angois se en prenant soin les unsdes autres.

Nous aimons bien aller ensemble au cinéma. Certainsfilms ont un effet de baume sur nos plaies. Je n’ai pu retenirmes larmes lorsque, dans Seul au monde, Tom Hanks, aprèsavoir passé quatre années sur une île déserte, voit à nouveauses rêves s’effondrer lorsqu’il doit quitter pour toujours cellequ’il aime. J’ai pleuré en regardant la fin d’Armaguedon lors -que Bruce Willis fait ses adieux à sa fille à travers l’écran d’un

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dans son désir constant d’être la première dans tous les jeux.Je me souviens qu’il fallait sans cesse la surveiller au jeu deToc pour qu’elle ne triche pas, tellement elle voulait gagner.Elle nous a bien fait rire, ce petit boute-en-train.

Je souris en pensant à Annie et à cette magnifique journéeoù nous avions décidé de faire une longue randonnée en vélo.Je revois ses beaux cheveux brun clair flotter dans le vent, sonsourire, et je ressens, comme si c’était hier, le bonheur de cetheureux moment. Le ciel s’était couvert rapidement et nousavions eu droit à une incroyable douche. Nous roulions à viveallure en riant, complètement détrempés. Puis le soleil estrevenu, aussi vite qu’il avait disparu.

Je pense à ma petite Rébecca, que j’ai si souvent portéesur mes épaules, à dos de cheval. Je pense à sa gentillesse etaux petits mots qu’elle m’écrivait, des petits mots d’encoura ge -ment avec de beaux des sins. Je les ai précieusement conservés.

Je vois Rébecca prendre des photos d’Émilie et moi entrain de nourrir les chevaux au ranch où j’ai habité. Nous leurdonnions des petites pommes sauvages que nous avions trou-vées dans la forêt. Ils en raffolaient!

Je suis heureux d’avoir vécu de si beaux moments avecmes enfants. Je suis heureux de pouvoir encore les côtoyermalgré toutes les circonstances. J’ai foi en elles et j’ai la con-viction que le courage qui les habite leur permettra de réussirleur vie.

Je les aime infiniment et je souhaite avoir réussi à leurtransmet tre de bonnes valeurs et à leur faire comprendre quele bonheur se trouve souvent dans les petits gestes d’amour etdans les petites choses.

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Ces quelques vers écrits par Émilie pour sa sœur Anniesont peut-être la meilleure démonstration qu’elles sortirontgrandies de la dou leur causée par le départ de leur frère. Cesgestes d’amour entre mes filles sont comme les rayons dusoleil qui percent les épais nuages gris de l’ennui.

Chère Annie,

L’horloge de sa vie s’est arrêtéeson temps nous a quittéslaissant le mien filer.

Le temps qui passe, qui pleurecomment cesser ce temps de douleur.Son temps est maintenant passélaissant mon cœur s’effondrer.

Dans mes mémoires son temps est gravépleurant mes au revoir, mon temps doit continuer.

P.S. Je t’aime Nini, ne laisse pas le temps te faire mal.

Combien nécessaires sont ces petits mots bien choisisavec lesquels mes filles communiquent leur tristesse et leuramour. Elles s’encouragent ainsi l’une l’autre.

Je les vois parfois, étendues sur le sofa devant l’écran detélévision et sans même s’en rendre compte, elles se rappro -chent l’une contre l’autre comme de petits chatons quironron nent. Elles sont heureuses d’être ensemble… et moiaussi, en de tels moments, je suis heureux.

Je suis fier d’être le père de ces trois belles filles et je priesans cesse que l’avenir leur réserve des jours heureux. Je priepour que les hommes qui deviendront leur époux soient affec -tueux et attentifs envers elles. Que ce soit des hommes quiaiment Dieu et la vie.

Je souris parfois en pensant aux jours passés. Je souris enpensant à Émilie qui me regarde de ses petits yeux brillantsalors qu’elle réussit pour une première fois à se tenir en équili-bre sur sa petite bicyclette sans le recours de ses roues de soutien. Je la vois encore s’élancer devant ses deux sœurs

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SOUVENIRS DE LA LOUISIANE

J’AI RENCONTRÉ LA MÈRE DE MES ENFANTS à La Nouvelle-Orléans en 1972. J’avais dix-sept ans et elle en avait quinze.À cette époque, c’était la coutume, pour les jeunes, de décro -cher du milieu scolaire et de partir à l’aventure un peu partoutdans le monde. À seize ans, j’ai donc effectué un premier voyage en Espagne et au Maroc, puis l’année suivante, je suisdemeuré pendant six mois en Californie et au sud du Mexiqueavant de mettre le cap sur la ville de La Nouvelle-Orléans enLouisiane.

Les parents de ma nouvelle petite amie, Herman Brous -sard et Barbara Duet, habitaient un petit quartier pauvre nonloin du centre-ville. Tous les résidents de ce quartier étaient derace noire de même que plus de la moitié de la population deLa Nouvelle-Orléans. Je me souviens de cette petite maisonblanche, aux lucarnes vert foncé, posée sur des blocs de cimentcomme on en voit souvent dans le sud à cause de la situationgéographique et de l’humidité.

Sur le terrain qui longe la maison poussent quelques lé -gumes comestibles dont une plante étrange qui produit despetits cônes verts d’environ huit centimètres de long: des okras.Ce légume prend une texture extrêmement gluante s’il n’estpas apprêté selon les règles de l’art. Mais Barbara en faisaitdes plats gastronomiques, ce qui a suffi pour me laisser con-vaincre d’accepter à quelques reprises de déguster un bol de

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La foi peut nous donner le couragede faire face aux incertitudes du futur.Elle donnera à nos pieds fatiguésune force nouvelle pour poursuivrenotre route vers la cité de la liberté.Quand nos jours seront obscurcispar la menace de nuages bas et lourds,quand notre ciel nocturne se fera plus noirqu’un millier de minuits, nous sauronsque nous sommes pris dans le tourbillon créateurd’une civilisation authentique qui se débat pour naître.

MARTIN LUTHER KING(Discours d’acceptation du prix Nobel)

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de recevoir et de communiquer des marques d’affection. Mêmeson habillement était plus soigné. Herman m’a même confiéqu’à quelques reprises, Micah l’avait accompagné à l’églisede son plein gré.

Herman et Barbara sont des êtres très attachants. Ils for-ment un couple heureux. Leurs nombreuses années de viecommune ont tissé entre eux des liens d’amour très fortsqu’aucun problème ou épreuve n’a réussi à briser. Pourtant,tout n’a pas toujours été facile pour eux. Établir un foyer dansun quartier noir de La Nouvelle-Orléans est un grand défi àrelever. En dépit de la pauvreté, du taux élevé de criminalitéet des préjugés raciaux, ils luttèrent courageusement, travail-lant sans relâche et inculquant de bonnes valeurs à leurs enfants.

Ajoutons à cela que la maladie a eu raison de leur filsaîné, Herman Jr., qui fut atteint dès son plus jeune âge de fiè -vre rhumatismale. Cette maladie endommagea son cœur etnécessita l’intervention de chirurgiens. Devenu adulte, son étatde santé se détériora et provoqua de nouveaux troubles car-diaques qui lui ont été fatals. Ce fut une dure épreuve pour sesparents et pour toute la famille.

Avant d’épouser leur fille, j’ai habité pendant près d’unan sous le toit de la famille Broussard.

J’étais le seul individu de race blanche de tout le quartiermais le fait d’habiter chez les Broussard m’avait permis d’êtreadmis dans la communauté noire et d’être considéré par lagrande majorité des habitants du quartier comme un des leurs.

Inutile de dire que ce fut pour moi une année riche enexpériences. Elle me permit entre autres de découvrir nonseulement la richesse de la culture afro-américaine mais cellede la culture créole et cajun (c’est le terme louisianais pouracadien). Je me suis lié d’amitié avec des jeunes noirs et j’é-tais heureux de voir s’effondrer, les unes après les autres, lesbarrières raciales et le ressentiment imposé par de longs siè-cles d’injustices et d’oppression.

Herman, Barbara et leurs cinq enfants sont mulâtres maisils ont une pigmentation de peau pratiquement blanche. Or ilse trouve que dans le sud des États-Unis, même si vous n’avez

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gumbos aux okras. Accompagné d’un gros morceau de gâteaude maïs bien chaud et bien beurré, c’est loin d’être mauvais!

Il y avait aussi, derrière la maison, un grand pacanier quioffrait une généreuse quantité de délicieuses pacanes. Il n’y a rien de comparable à la tarte aux pacanes de la Louisiane,prenez-en ma parole!

À cette époque, Barbara travaillait comme secrétaire etHerman comme boulanger et agent immobilier. Depuis cetemps, Herman a acheté sa propre petite boulangerie et en afait une entreprise familiale.

J’ai vu pour la première fois celle qui allait devenir monépouse dans un parc du Vieux Carré. Elle venait de décider dequitter la ville pour se rendre en Californie sans en glisser unmot à ses parents. Elle changea ses plans et décida plutôt dem’accompagner lors de mon retour au pays. Deux jours plustard, nous étions en route pour le Canada. Avec le recul, jedois dire que ce n’était pas très sage de notre part.

Ce départ précipité et non annoncé aura fait vivre à lafamille Broussard des moments d’extrême angoisse. Hermanet Barbara étaient persuadés que leur fille aînée était morte. Cen’est que cinq mois plus tard que nous leur avons donné signede vie. Ils étaient tristes et désespérés.

Heureusement, nos relations avec eux s’améliorèrent quel-que temps après notre fugue. Nous nous sommes mariés parla suite, en une belle journée de décembre, vêtus de sandaleset de vêtements en coton indien.

Comme nous habitions au Canada, les visites chez lesgrands-parents étaient peu fréquentes mais elles étaient d’au-tant plus précieuses. Les enfants adoraient les bons beignetsde leur grand-père, des beignets disponibles à volonté!

Je crois que l’année où Micah est allé vivre en Louisianeavec ses grands-parents a été pour lui une belle année. J’auraissouhaité qu’il y demeure plus longtemps. La présence de sesgrands-parents lui était bénéfique et travailler avec son grand-père lui faisait du bien.

Peu après son arrivée, il avait commencé à manifester dessignes de changement très positifs. Il acceptait en particulier

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famille et des membres de son Église, elle s’est miraculeuse-ment rétablie. Il ne reste aucune trace psycholo gique ouphysique de ce terrible attentat. C’est ce dont elle a témoignésur les ondes d’une chaîne de télévision américaine.

Malgré cette dure épreuve, Barbara a toujours conservésa bonne humeur et sa foi en Dieu. Elle est une grand-mèreexceptionnelle.

L’enfance de Herman a été moins privilégiée que celle deson épouse. Il est né dans une autre partie de la Louisiane, àYoungville, près de Saint-Martinville, foyer des Cajuns. Àcette époque, on ne parlait dans cette région que le français.Un français aux couleurs et aux expressions typiques desCajuns. Herman est né après le divorce de ses parents et neconnut pas son père.

À cette époque, les Noirs du sud des États-Unis, et prin-cipalement ceux de la Louisiane et du Mississippi, étaientconsidérés par les Blancs comme des êtres inférieurs. Mêmesi l’esclavage avait été officiellement aboli, les Noirs occu-paient les emplois de second rang et travaillaient dans lesplantations de canne à sucre et dans les champs de coton.

Dans les endroits publics, les écriteaux « Blancs seule-ment » étaient toujours bien en évidence près des fontaines etles gares étaient divisées en sections « pour Blancs » et « pourNoirs ». Même principe dans les autobus où un épais grillageséparait les sièges attribués aux Blancs de ceux attribués auxNoirs, des sièges situés évidemment à l’arrière du véhicule.Même à l’église, on réservait la meilleure section aux parois -siens de race blanche.

Ces circonstances n’étaient pas très favorables à la mèrede Herman qui devait travailler durement pour survivre. Her -man fut forcé d’habiter avec son grand-père, Oscar Raymond,puis à la ferme de son grand-oncle. À neuf ans, il occupa unpremier emploi avec un camionneur qui livrait de gros cubesde glace destinés aux glacières des villageois, les réfrigéra-teurs électriques n’existant pas à l’époque.

À douze ans, Herman travailla dans une raffinerie desucre. Après un court séjour dans un pensionnat pour garçonsd’où il fut renvoyé, il alla rejoindre sa mère qui habitait La

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qu’un faible pourcentage de sang africain, vous êtes consi -dérés comme « nègre » et c’est ce que l’on inscrit sur votrecertificat de naissance.

Leur langue maternelle était le français. L’arrière-grand-père de Barbara était venu directement de France, par bateau,pour retrouver la Louisiane « acadienne » de ses parents. Lesmariages mixtes avaient déjà formé une nouvelle ethnie queles Louisianais ont nommée « Créole ». C’est un mélange desraces acadienne, espagnole et africaine.

C’est dans la région de Pointe-à-la-Hache que Barbara avécu son enfance. À l’époque, cette région était habitée par denombreux Créoles, Noirs et Cajuns. Son père était charpentieret sa mère demeurait à la maison pour prendre soin de leurshuit enfants.

Ses oncles travaillaient à la production de légumes et d’oranges qu’ils allaient vendre en ville, au marché du quar -tier français. D’autres membres de la famille, comme l’oncleLionel, cachés sous les grands chênes et la mousse espagnole,naviguaient sur les bayous pour y chasser le gibier ou faireprovision d’huîtres et de crevettes qu’ils vendaient au marché.

Petite fille, Barbara aimait accompagner ses oncles. Ellese souvient des grands alligators qui surgissaient tout à coup,de nulle part, et qui nageaient tout près de leur petit bateau.« Ils ne me faisaient pas peur – s’exclame-t-elle en riantlorsqu’elle nous raconte ses souvenirs d’enfance, mais je croisbien que si j’y retournais aujourd’hui, je serais un peu moinsbrave. »

Ce n’est pourtant pas le courage qui manque à cettefemme. Il y a quelques années, Barbara a frôlé la mort. Unindividu de race noire l’a attaquée pour lui voler son argent. Ils’était caché à l’intérieur de la fourgonnette des Broussard,dans le stationnement d’un supermarché. Au moment où Bar -bara démarrait son véhicule, il la frappa plusieurs fois à la têteavec la crosse d’un fusil avant de la laisser tomber sur le pavé.

Elle avait été tellement défigurée qu’il a été presque im -possible pour son mari de la reconnaître sur son lit d’hôpital.Elle souffrait de graves blessures et de nombreux traumatis mes.Les séquelles étaient inévitables. Mais grâce aux prières de sa

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palmiers géants qui longent le boulevard Gentilly, les artistesqui exposent leurs œuvres près du parc au centre du quartierfrançais, les gros beignets cuits dans l’huile au Café du Monde,les vieux musiciens de jazz du Preservation Hall.

Je peux encore entendre le chant des criquets au coucherdu soleil qui caractérise cette ambiance chaude et humide ty pique aux climats semi-tropicaux. Je revois les petits Noirsaux grands yeux brillants qui jouent dans la rue le soir avantque leurs parents ne les contraignent à entrer à la maison. Jepense à l’aimable Miss Marie dont la grand-mère avait connul’épo que de l’esclavage dans les champs de coton.

Je me souviens de la bonne humeur de Kim, notre cou-sine, et des histoires que racontait avec passion l’oncle Curt.J’éprouve de la nostalgie en me remémorant les repas enfamille en compagnie de Kerwin, Darren et Lisa — toutes cespersonnes si chères que j’ai eu le privilège de connaître.

Je sais que tous ces gens qui nous aiment et que nousaimons ont souffert en apprenant le décès de Micah, mais lesliens d’amour qui nous unissent ont été pour nous d’un grandréconfort au milieu de cette épreuve.

mn

Les jours passent et les souvenirs sont toujours là maisparfois, ils semblent jouer à cache-cache. Au cours dessemaines qui ont suivi le départ de Micah, j’ai expérimentéd’incroyables trous de mémoire. Je me suis souvent allongésur mon lit, désireux de me laisser bercer par mes souvenirs.Mais c’est à la brutale réalité du vide que je me trouvaisrégulièrement confronté… comme si on était venu me ravirces images du passé, comme des mots que l’on aurait effacésd’une ardoise. Ces souvenirs s’étaient envolés avec l’âme demon fils. Il ne me restait qu’une impression de néant, une hor-rible peur de ne plus jamais retrouver mon équilibre mental,la peur de sombrer dans le désespoir au point d’être internédans une institution psychiatrique. Je ne pouvais, dans cesmoments, verser une seule larme et j’avais honte de cette atti-tude glaciale que j’interprétais comme la plus cruelle desinsensibilités.

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Nouvelle-Orléans. Il avait alors quinze ans. C’est dans cetteville qu’il se dénicha pour la première fois un emploi deboulanger, métier qu’il exercera par la suite toute sa vie. Aprèsavoir acquis sa propre pâtisserie (Sunny’s Bakery), il fit la unedes journaux pour son célèbre King’s Cake, un gâteau tradi-tionnel, directement relié aux festivités du Mardi gras.

Ses plus beaux souvenirs d’enfance le ramènent dans sarégion natale, auprès de son frère et de ses amis, durant leschaudes journées de l’été louisianais, alors qu’il passait delongues heures à se baigner dans le bayou Tache, un des raresbayous ignorés des alligators!

Il savoure aujourd’hui une heureuse retraite en compa gniede sa Barbara chérie et il prêche, à qui veut bien l’entendre, labonté et la fidélité que Dieu a eues envers lui.

Je suis heureux que malgré les circonstances qui ont causél’éclatement de notre foyer, nous sommes demeurés d’excel-lents amis.

Je me souviendrai toujours de nos séjours à Pointe-à-la-Hache. J’y ai rencontré plusieurs oncles et tantes, cousins etcousines qui parlent français couramment. L’oncle Lionel etl’oncle Joe ressentaient toujours une grande fierté à raconterleurs histoires de chasse et de pêche pendant que tante Rita,dans sa cuisine, nous préparait de bons petits plats (du gumbo,de la jambalaya) en grande quantité. J’ai encore dans les nari -nes l’arôme épicé des plats de crabes et de grosses crevettespêchées par l’oncle Lionel et je revois tous ces gens simpleset joyeux assis autour de la table. Je me souviens aussi d’unvieux couple dont la dame avait oublié son âge, cousin Renéet cousine Nicie, de la région de Saint-Martinville. Ces deuxvieillards ne parlaient entre eux que le français et je croismême qu’ils éprouvaient certaines difficultés à communiqueren anglais.

Je me suis toujours senti à l’aise en présence de ces gens.J’aime leur franchise et leur bonne humeur. Je n’oublieraijamais cette époque de ma vie ni les paysages magnifiques dela Louisiane. Ces images ornent mes plus beaux souvenirs:les grands chênes couverts de mousse qui ressemblent à devieux sages, les jardins sur les rives du lac Pontchartrain, les

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deux magnifiques semaines de repos au bord de la mer, et que tout le monde aimerait prolonger ses jours de congé.Pourtant, ce n’est pas cette forme de nostalgie qui m’habite.J’aime mon travail et je suis heureux de remettre la main à lapâte, ou plutôt sur le clavier de mon ordinateur, mais cettefois, c’est comme si je devais placer tous mes autres projetsd’édition sur la tablette et me consacrer à quelque chose deplus urgent, de plus important. Je ressens un désir irrésistiblede refaire mes valises et de partir pour me rendre à un rendez-vous que je ne peux me permettre de manquer.

Je sais que tout cela va vous sembler absurde mais c’estce que j’ai fait. Je suis parti en apportant avec moi mes noteset les pages de mon manuscrit et je me suis installé dans unpetit chalet tout près de l’océan, à Baxter’s Harbour, sans télé-phone ni ordinateur. Sitôt ma décision prise, j’ai ressenti unegrande paix intérieure… j’étais convaincu d’avoir pris labonne décision.

Un jour, très tôt le matin, je suis allé à la mer, en un lieusolitaire, caché entre les rochers. J’avais mis quelques fruitsfrais dans mon sac ainsi que la chemise rouge, cartonnée, quicontient le texte de ce livre que j’avais commencé à écrire. J’aipris la plume entre mes doigts et j’ai laissé couler les mots àl’endroit où je m’étais arrêté plusieurs semaines auparavant…et mes souvenirs ont refait surface.

Je ne m’étais jamais réellement attardé à l’histoire de laLouisiane et à celle de la famille Broussard. Je savais, biensûr, que les Cajuns avaient été déportés mais j’ignorais tout du climat et des circonstances dans lesquels ces événements s’étaient produits. J’ignorais surtout que cette terre de laNouvelle-Écosse que mes pieds foulaient avait été antérieure-ment cultivée par les ancêtres de mes enfants. J’étais venudans cette région pour être près de la mer, de ses côtesrocheuses, de ses hautes marées et pour bénéficier de la tran-quillité dont j’avais besoin pour me retrouver seul face à messouvenirs.

J’ignorais pratiquement tout de la véritable épopée de cepeuple beau et humble que sont les Acadiens, jusqu’à ce que

Avec le temps, le fait de redécouvrir peu à peu les pagesde mon histoire me rassure et me console. Mais il y a encoredes jours où c’est le deuil qui prend le dessus et où je meretrouve abandonné de mes souvenirs et de la joie qu’ilsm’apportent.

Le problème, c’est que je suis incapable de faire face àcette douloureuse réalité: plus jamais sur cette terre je nereverrai Micah. Et c’est précisément cette réalité qui me per-turbe et me fait mal.

Que faire?M’occuper à de longues semaines de travail même si je

n’en ai pas la force? Sortir tous les soirs, aller dans les barspour me divertir afin d’oublier ma peine? Rencontrer desdizaines de gens qui ne me comprennent pas vraiment? Tuerle temps en passant toutes mes soirées allongé devant letéléviseur? M’évader dans le sommeil ou demeurer seul dansma chambre à ruminer des idées noires? Quelle misère!Quand ce tourbillon va-t-il enfin se calmer?

Je sais pourtant que je dois continuer à avancer et à vivreun jour à la fois. Mais les solutions me manquent.

Je ne suis pas superstitieux et je ne crois pas aux pouvoirsde « ma bonne étoile » comme disent certains, mais j’ai crubon de m’accrocher à Dieu et de lui faire confiance en dépitde ces sentiments de dépression qui m’accablent. Peu importesi mes prières ne sont pas toujours exaucées dans l’immédiat,de toute façon, je n’ai rien à perdre. Dieu n’a jamais fait lapromesse que tout serait facile ici-bas, mais il a au moins ditqu’il serait toujours avec nous et qu’il guiderait nos pas. Celame suffit!

L’été dernier, j’ai pris la décision de partir en vacances etj’ai passé des jours très ensoleillés près de la baie de Fundy,sur les côtes de la Nouvelle-Écosse. Cela m’a fait beaucoupde bien.

Mais à mon retour au bureau, je n’arrive pas à détachermes pensées du petit village côtier de Baxter’s Harbour que jeviens à peine de quitter.

Je suis bien conscient que tous les vacanciers expéri-mentent les « bleus » du retour au boulot après avoir passé

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je me retrouve sur le site historique de Grand-Pré, près dubassin des Mines et de la baie de Fundy, à quelques minutesseulement de Baxter’s Harbour.

J’allais apprendre beaucoup sur l’épopée acadienne!

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GRAND-PRÉ

C’est en 1524 que Verrazano, un explorateur italien,nomme « Arcadie » une région de l’Amérique du Nord situéele long de la côte Atlantique. L’histoire veut qu’il s’inspirad’un poème louangeant une région champêtre de la Grèceantique. Au gré des transformations phonétiques, Arcadie de -vint Acadie. À cette époque, l’Acadie était constituée de cequi est aujourd’hui la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswickainsi qu’une partie du Québec et du Maine. Certains pensentque le nom Acadie provient du suffixe Mi’kmaq e’kati, quisignifie « terre de » ou « lieu de ».

La région fut d’abord habitée par le peuple Wabanaki(appelé ultérieurement Abénaquis par les Français), l’une destribus migratrices des forêts de l’est. Cette tribu était com-posée de Mi’kmaq et de Malécites.

Durant le XVIIe siècle, une colonie française de 500colons s’installa en permanence en Acadie. Les enfants de cescolons peuvent être considérés comme les premiers Acadiens.Ils forment aujourd’hui un groupe de plusieurs millions depersonnes.

Pierre Melanson, dit La Verdure, son épouse, Marie Miusd’Entremont, et leurs cinq jeunes enfants ont été les premierscolons à s’installer à Grand-Pré vers 1680. Ils s’y installentpour s’éloigner de Port-Royal, la capitale de la colonie, où ilssont souvent la cible d’attaques.

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J’ai vécu bien des annéesQu’est-ce que j’ai apprisQu’est-ce que j’ai apprisJe me demande aujourd’huiPourquoi ma viePourquoi ma vie

C’est pour le soleilAprès la pluieC’est pour le réveilAprès la nuitEt c’est pour chanter la musiqueQui a marqué ma vieLe violon de mon pèreEt les chansons de ma mèreLes mélodies de la terreOù j’ai grandi

ANGÈLE ARSENAULT(Album: J’ai vécu bien des années)

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Messieurs,

J’ai reçu de Son Excellence le gouverneur Lawrence lesinstructions du Roi que je tiens en main. C’est par ses ordresque vous êtes convoqués pour apprendre la décision finale deSa Majesté à l’égard des habitants français de sa Province deNouvelle-Écosse où depuis près d’un demi-siècle vous avezbénéficié d’une plus grande indulgence qu’aucun de sesautres sujets en aucune partie de son empire.

Quel usage vous avez fait de cette indulgence, vous le savezmieux que personne. Le devoir qui m’incombe, quoiquenécessaire, est très désagréable à ma nature et à mon carac-tère, de même qu’il doit vous être pénible, à vous qui avez lamême nature; mais ce n’est pas à moi de critiquer les ordresque je reçois, mais de m’y conformer.

Je vous communique donc sans hésitation, les ordres etinstructions de Sa Majesté à savoir que toutes vos terres ethabitations, bétail de toute sorte et cheptel de toute naturesont confisqués par la Couronne, ainsi que tous vos autresbiens, sauf votre argent et vos meubles, et vous êtes vous-mêmes enlevés de cette Province qui lui appartient.

Grand-Pré, le 5 septembre 1755

L’ordre de déportation est exécuté par une troupe de 2000 volontaires de la Nouvelle-Angleterre à laquelle sejoignent 250 soldats britanniques stationnés en Nouvelle-Écosse. Ce sera plus de 7000 hommes, femmes et enfants quiseront transportés par bateau vers les colonies du littoral Atlan -tique américain. Pour dissuader les Acadiens de revenir surleur terre, on incendie leurs villages. Les maisons, les granges,les moulins et tous les autres bâtiments sont réduits en cendres,ne laissant que peu de traces des Acadiens qui y vivaientdepuis plus d’un siècle. La grande majorité des déportés nerevirent jamais plus leur Acadie natale.

L’exil dans les colonies britanniques fut encore plus cruelque la déportation. Par petits groupes dispersés dans les villeset les villages, ils vécurent au milieu d’une population

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Melanson et les colons qui viennent le rejoindre saventque les rives du bassin des Mines étaient cultivables. Avec lesmoyens du bord (des fourches, des pelles, des bœufs et deschevaux), ils érigent des digues de terre (appelées aboiteaux)et transforment les marais en terre fertile pour l’agriculture eten pâturages pour leurs bestiaux. La population de Grand-Préet de la région environnante devient la plus importante descommunautés acadiennes installées le long de la baie de Fundyet des côtes de la Nouvelle-Écosse. Très vite, ce sont les récol -tes de la région des Mines qui alimentent l’ensemble de lacolonie. Les Acadiens de Grand-Pré mènent une vie paisibleet prospère.

Les Acadiens ont en commun leur origine, des liensfamiliaux et religieux très forts ainsi qu’un profond amourpour leur terre. Avec le temps, ils ont développé un fort espritde solidarité. Leur attitude en politique en est une de neutra -lité. Même s’ils occupent un territoire d’une importancestratégique pour la France et la Grande-Bretagne qui se dis -putent la suprématie en Amérique du Nord, les Acadiensrefusent de prendre les armes dans les conflits qui opposentces deux nations.

En 1730, alors que la guerre fait rage, enjoints par le gou verneur Philipps, ils signent un serment d’allégeanceconditionnel qui, croient-ils, assurera leur neutralité dansd’éventuels conflits. Mais cette clause de neutralité n’est qu’unepromesse verbale et l’ambiguïté de cet accord contient les ger-mes d’une tragédie.

En 1755, au moment où le conflit entre les Britanniqueset les Français s’intensifie, les autorités britanniques décidentde déporter de la Nouvelle-Écosse ceux qu’ils appellent les« Français neutres ». Des députés acadiens, venus à Halifaxpour présenter une pétition, sont emprisonnés et le 19 août1755, le lieutenant-colonel John Winslow arrive à Grand-Préavec ses troupes. L’église Saint-Charles devient son quartiergénéral. Le 5 septembre, les hommes et les garçons de larégion des Mines reçoivent l’ordre de se réunir à l’église.Winslow leur fait la lecture de l’ordre de déportation.

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attendant sur la grève. Des époux se serrant l’un contre l’autrepour un dernier adieu. Un vieil homme entourant de ses brasune petite fille qui pleure pendant qu’un chiot mordille le pande sa robe pour l’inviter à jouer. Ici, un soldat britannique, entunique rouge, escortant des colons. Là, quatre femmes coif-fées de leur bonnet blanc de paysanne, inertes et silencieuses.Une autre femme qui tient dans ses bras un jeune enfant et quiregarde les petites barques prendre le large pour rejoindre lesnavires anglais. L’une de ces barques transporte son mari…qu’elle ne reverra plus.

Quel triste sort pour tous ces pauvres gens!Disposés dans un grand cube de verre situé au centre du

musée, quelques articles anciens – objets découverts lors desfouilles archéologiques: des fragments de vaisselle en terrecuite, une base de flacon en verre français, des morceaux deporcelaine ornée de fleurs bleues, un robinet en laiton pro -venant d’un tonneau en bois, des boutons de veston, un dé à coudre en laiton, un fragment de pipe d’argile, des liardsfrançais et de la monnaie britannique, une guimbarde.

Tous ces objets témoignant d’une autre époque repren-nent vie devant moi. J’imagine ce vieil Acadien jouant de laguimbarde entouré de jeunes qui dansent énergiquement surle plancher de bois. Je vois de jolies petites maisons avec leurtoit en pignon, des repas en famille, la casserole fumante quela mère dépose fièrement sur la grande table autour de laquel -le une multitude d’enfants rient et se taquinent pendant que lepère les regarde en souriant. Je respire le parfum de l’herbefraîchement coupée qui se marie au vent salé du bassin et quela brise pousse jusqu’au village. Je vois une grand-mère àl’ombre d’un chêne, surveillant du coin de l’œil un bambinaux cheveux couleur de blé qui joue avec un chat, pendant queses doigts expérimentés et toujours agiles enfoncent l’aiguilledans la soie. Je vois des jeunes gens au regard pétillant, assisau bord de la mer, un dimanche après-midi…

Bing! Bang! Un groupe de touristes new-yorkais entreavec fracas dans la petite église Saint-Charles. Je reviens surterre et continue ma visite.

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farouchement hostile à leur égard. Une loi votée à la législa-ture du Massachusetts en dit long sur leur condition de vie. Ilest décrété que si les anciens habitants français de la Nou -velle-Écosse sont trouvés en dehors des limites des bourgsdans lesquels cette législature leur a ordonné de demeurer, ilsrecevront sur le dos mis à nu, dix coups de fouet.

Le gouverneur Lawrence avait aussi recommandé des’emparer des jeunes enfants acadiens afin d’en faire de bonssujets anglais. Plusieurs suivirent les recommandations dugouverneur à la lettre et n’hésitèrent pas à enlever, parfois parla force, des enfants en bas âge à des mères déjà persécutéeset éprouvées.

Plus au sud, en Virginie, on refusa d’accueillir les dépor -tés et on les envoya en Angleterre où ils demeurèrent dans descamps de concentration à Bristol, Liverpool, Southampton etPortsmouth. Plus de la moitié des exilés sont morts de chagrin, de privations ou ont été victimes d’épidémies. Lenaufrage en mer de deux navires aura coûté la vie à de nom-breux autres Acadiens.

La déportation prit fin officiellement en 1764 mais lamigration des Acadiens à la recherche d’une terre d’accueil sepoursuivra pendant encore 50 ans.

Quelle tragédie!Pour me remémorer ce triste épisode de l’histoire, je me

suis rendu sur le site de Grand-Pré, à la petite église Saint-Charles qui a été reconstruite et transformée en musée. Moncœur se déchire à la lecture du texte original de l’ordre dedéportation, écrit à la main, et tiré du journal de Winslow.

Quel malheur! Quelle injustice envers un peuple si paisi-ble! Mon regard se pose sur l’une des fresques qui ornent lesmurs de l’église. Elle illustre la moisson: des femmes, en robelongue habillée d’un tablier blanc; des hommes, râteau à lamain, travaillent joyeusement à former des ballots d’herbeprès des aboiteaux situés aux abords du bassin des Mines. Unejeune fille tient une cruche d’eau fraîche ou de cidre et en offreun verre à son fiancé.

Ici, un tableau de la déportation: des hommes, desfemmes, des enfants, des vieillards tristes et désemparés,

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depuis le 23 décembre ils ont été mis dans une autre Maisonabandonnée il y a un an parce qu’elle était inhabitable, où laPluie, la Neige, le Vent et la Tourmente circulent librement àchacune de leurs attaques.

Votre Pétitionnaire supplie donc Votre Excellence et Vos hon-neurs de faire en sorte qu’ils soient transférés de ce Lieu deDétresse, à la ville de Salem d’où il a été emmené ou dansquelque autre Ville où il pourra trouver les moyens de vivre etde subvenir confortablement à ses besoins et à ceux de safamille.

Et votre Pétitionnaire ne cessera de prier.

Francis X (sa croix) MeuseBoston, 6 janvier 1759

Pendant plusieurs minutes, je reste silencieux devant cetexte. « Et votre Pétitionnaire ne cessera de prier » résonnaitmaintenant dans tous les vestibules et tous les corridors demon esprit. « Et votre Pétitionnaire ne cessera de prier »…n’était-ce pas là ce que je devrais faire pour tous les gens qui,comme ce pauvre Acadien, vivent dans la plus profondedétresse!

Il y a beaucoup de choses que je puis faire pour alléger lefardeau de ceux qui souffrent mais la prière n’est-elle pasaussi, devant Dieu, un élément important? Nombreux sontceux qui ont découvert cette vérité lorsqu’à bout de souffle etdans un cri de détresse, leur regard s’est tourné vers le ciel.C’est bien la moindre chose que je puisse faire. M’agenouilleret demander à Dieu de donner toute la force nécessaire à celuiqui ploie sous le fardeau de ses soucis, comme il a donné laforce au peuple acadien de surmonter ses épreuves et sespeines.

Je m’apprêtais à quitter la petite chapelle lorsquej’aperçois une grande plaque métallique sur laquelle sontgravées de nombreuses inscriptions. Je m’en approche en nesoupçonnant aucunement que j’étais sur le point de faire la

Il y a une autre salle, là, derrière, plus petite, où se trouvent des tableaux expliquant le trajet parcouru par lesAcadiens à la recherche d’une nouvelle patrie. Un peu plusloin, un petit cadre attire mon attention. Je m’approche. Je suisbouleversé! Il s’agit d’une copie du texte original de la péti-tion d’un déporté acadien adressée à un gouverneur anglais.C’est une bien triste requête! Cet homme errant dans l’un desétats de la Nouvelle-Angleterre plaide pour sa vie et celle desa famille:

À Son Excellence Monsieur Thomas Pownal, CapitaineGénéral et Gouverneur dans la Province de Sa Majesté de laBaie Massachusetts en Nouvelle Angleterre les HonorablesConseil et Chambre des Représentants.

La Pétition de Francis Meuse (Mius) expose humblement.

Que votre Pétitionnaire, autrefois habitant de la Nouvelle-Écosse, avec un certain Nombre d’autres Personnes françaisesde Cap Sable, où elles avaient toujours vécu dans la plus par-faite amitié avec les Anglais, qui venaient s’y réfugier lors deleurs voyages de Pêche, a été emmené en NouvelleAngleterre, et par ordre du Gouvernement, avec sa Famille,soit lui-même, sa Femme et dix Enfants dont 5 sont des Filleset 5 sont des Fils, le Fils aîné à peine âgé de 12 ans, a étéplacé à Salem, où ils vivaient confortablement et pacifique-ment mais, pour des raisons inconnues d’eux, furent trans-férés en Février 1757 dans une ville appelée Tewskbury où ilsvivent depuis, si on peut appeler vivre le fait de respirer dansles Profondeurs de la misère et du besoin.

Cet Endroit est très Pauvre, on ne peut guère y obtenir deTravail, non plus de salaire valant la peine qu’on en parlepour le peu de travail qu’ils pourraient trouver à accomplir.

La Maison dans laquelle ils ont vécu jusqu’au 23 décembredernier était une vieille Maison en Ruines abandonnée sansCheminée ou quoi que ce soit qui y ressemble, de sorte qu’ilsétaient obligés de se faire du Feu sur le Sol et étaientaveuglés par la Fumée, sans un carreau de vitre dans toute laMaison, bref on ne saurait imaginer un trou plus pourri, et

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découverte d’une réalité historique qui transformerait ma rela-tion avec le peuple acadien et qui concernait directement lavie de mes propres enfants.

Sur ces plaques étaient gravés les noms de toutes lesfamilles acadiennes qui habitaient jadis à Grand-Pré. Intrigué,je parcours la liste: Meunier; Olivier; Pellerin; Poirier;Préjean, dit Le Breton; Richard, dit Sansoucy; Richard, ditCadet; Richard, dit Boutin; Samson; Terriot; Thibodeau;Voyer; Le Blanc (dont plusieurs, par la suite, ont dû chan gerleur nom en White); Dupuis (qui devinrent les Wells); LeJeune (Young); Gosselin; Guérin; Hamel; Landry; La Vigne;Arseneau; puis tout à coup Broussard… BROUSSARD!C’est le nom de famille de la mère de mes enfants! Incroyable!

Sans le savoir, je marchais sur une terre qui avait jadis étécultivée par les ancêtres de mes enfants! Il me fallait fouillerla question davantage.

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BEAUSOLEIL-BROUSSARD

PARMI LES ACADIENS qui habitèrent la région deMiramichi pendant le Grand Dérangement (la déportation),Joseph Broussard, dit Beausoleil, fut sans contredit l’un deceux qui marqua le plus son temps. Durant une période deprès de vingt ans, où Français et Anglais se firent la guerre enAcadie au milieu du XVIIIe siècle, cet homme s’illustra entant que maquisard. En fait, il était perçu par ses ennemis an -glais comme l’un des chefs de file de la résistance acadienne.

Il vit le jour en 1702, à Rivière Port-Royal, un village del’ancienne Acadie. Il était le fils de François Broussard et deCatherine Richard.

C’est aux alentours de 1749, après la fondation d’Halifax,que les tensions entre la France et la Grande-Bretagne s’ampli -fièrent. Ces tensions aboutirent à un conflit ouvert qui résulta,entre autres choses, en la prise du fort Beauséjour en 1755 etle début de la dispersion des Acadiens. Pendant ces annéestumultueuses, Joseph Broussard fut appelé à jouer un grandrôle en tant que combattant acadien, allié des Indiens. On doitdire en effet qu’il jouissait d’une bonne réputation auprès deceux-ci puisqu’il vivait comme eux et qu’il parlait leur langue.Le Père LeLoutre (un prêtre missionnaire venu de France etdont le rôle fut important dans l’histoire des Acadiens), avaitune grande estime pour lui et son frère Alexandre. En plus defaire à son compte la traite des fourrures, les frères Broussards’étaient engagés à faire au Père LeLoutre des rapports sur le

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Le vent m’arrache la peauIl fouette les flancsEt glace l’âme de mon bateauAmarré à la barre j’entends ta voix,J’entends tes motsChaque fois que le tonnerreMe frappe de son écho

Au large du Cap EnragéAu large de tout ce que j’ai perdu,Tout ce que j’ai sauvéPeut-être que j’étais beaucoup trop loinPour empêcherMon pauvre bateauDe prendre l’eau et de couler

Montre-moi l’étoile pour me guiderPrends le vent dans tes bras pour le calmer

ZACHARY RICHARD(Album: Cap enragé)

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Le premier juillet 1758, un détachement de troupes an -glaises infligea un dur revers aux résistants de la Petcoudiac.Pendant la bataille, Joseph Broussard fut blessé à un talon.L’histoire veut aussi qu’il perdit un fils dans les affrontements.

Blessé, Broussard se rendit à Miramichi pour se fairesoigner. À peu près au même moment, les Anglais se rendirentmaîtres de la forteresse de Louisbourg. La prise de Louis -bourg fit en sorte que les Anglais se sentaient désormais plusen mesure de s’attaquer aux camps de réfugiés acadiens où setrouvaient les principaux dirigeants de la résistance. C’estainsi qu’au milieu du mois de septembre 1758, ils s’atta -quèrent aux établissements situés à l’embouchure de la rivièreMiramichi, à l’endroit même où vraisemblablement se trou-vait Broussard. Ils brûlèrent maisons et églises mais ne firentpratiquement aucun prisonnier, tous les habitants s’étanten fuis à l’intérieur des terres. Deux mois plus tard, soit à lami-novembre, ce fut au tour des villages situés en bordure dela rivière Petcoudiac, dont celui des Broussard, à être pillés et détruits. On en profita pour saisir le navire corsaire deBroussard et récupérer une chaloupe qui avait été perdue auxmains des résistants. Cela mettait fin pour ainsi dire à la résis-tance des Acadiens de la Petcoudiac puisqu’en novembre1759 (c’est-à-dire un peu moins d’un an après ces incursionsanglaises), les résistants acadiens de la Petcoudiac de mêmeque ceux des rivières Miramichi, Richibouctou et Bouctouchese rendirent au fort Beauséjour pour y signer une reddition.

Malgré la promesse qu’ils avaient faite de tous se rendreau fort Beauséjour au printemps de 1760, plusieurs Acadienspréférèrent rester dans le maquis. Joseph Broussard et son filsétaient du nombre. Ils avaient trouvé refuge dans la région deMiramichi, plus précisément à l’embouchure de la rivièreBurnt Church, un endroit très éloigné des troupes anglaisescantonnées au fort Beauséjour.

C’est à Restigouche, pendant l’été de 1760, qu’eut lieu ledernier combat de la guerre de Sept Ans. Bien que les Anglaisen sortirent victorieux, cela ne découragea pas Broussard etles siens puisqu’un mois après la bataille de Restigouche,nous les retrouvons à la rivière Saint-Jean où ils cherchent

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mouvement des Anglais. Lorsqu’en mai 1755 ces derniersvinrent assiéger le fort Beauséjour, les frères Broussard serendirent sur les lieux et participèrent aux combats. Un desofficiers français loua les mérites de Joseph Broussard et ditde lui qu’il était, parmi les combattants acadiens, l’un des plusbraves et des plus déterminés. Suivant les exhortations duPère LeLoutre, il réussit, avec un groupe d’Acadiens etd’Indiens, à capturer un officier anglais. Il se battit jusqu’à lafin puisque le 6 juin, la journée même de la reddition du fortBeauséjour, il dirigea une attaque contre les Anglais.

Même si ce fut sans doute à contrecœur, il accepta ladéfaite. C’est ainsi que deux jours après la capitulation, il seprésenta devant le commandant des forces britanniques, lelieutenant-colonel Robert Monckton, et servit de médiateurentre le commandant anglais et les Indiens. Il accepta denégocier la paix, à la condition qu’on lui accordât l’amnistie.

Le pardon lui fut consenti par Monckton mais sousréserve que ce dernier obtienne l’assentiment du lieutenant-gouverneur Lawrence. Tout nous porte à croire que cetassentiment ne lui fut pas accordé, car quelques semaines plustard, Joseph Broussard ainsi que de nombreux compatriotesaca diens tombèrent dans un piège tendu par le commandantMonckton. Peu de temps après, il fut déporté en Caroline duSud.

En février 1756, Broussard s’évada et vint rejoindre sa femme et ses enfants dans son Acadie bien-aimée. Ac -compagné de quelques Acadiens, il parvint à la rivièreMississippi et atteignit Québec au milieu de l’été. Il retrou-va les siens à l’embouchure de la rivière Petcoudiac.

Encouragé par les autorités françaises, il se mit de nouveauà la tête d’un groupe de résistants acadiens. Le gouverneurVaudreuil, suivant les représentations des Acadiens, lui permitd’armer un petit navire corsaire naviguant dans la baieFrançaise (Fundy) et d’organiser des attaques contre lestroupes anglaises du fort Beauséjour et de Port-Royal. Le vil-lage de Beausoleil devient l’un des principaux camps desmaquisards acadiens.

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affrétèrent des navires à Halifax et mirent les voiles pour lesAntilles françaises. Le départ de Broussard est signalé dans lecourant de la dernière semaine de novembre. Son but, commecelui de la plupart de ses compatriotes, était de se rendre àSaint-Domingue, d’où il pourrait se rendre dans l’état duMississippi, le climat des Antilles s’étant avéré mortel auxAcadiens de la Nouvelle-Angleterre qui s’y étaient rendus.L’opération réussit puisqu’au printemps de 1765, on retrouveJoseph Broussard et sa famille en Louisiane. Le 8 avril de lamême année, le commandant de cette colonie française lenomma capitaine de la milice et commandant des Acadiens dela région des Attackapas. Broussard n’occupa cette fonctionque peu de temps puisque le 20 octobre, il rendit l’âme. Il étaitâgé de 63 ans. Son corps fut inhumé « au camp appeléBeauSoleil », un site situé près de Saint-Martinville et de laville de Broussard. Encore de nos jours, Joseph Broussard, ditBeausoleil, est considéré en Louisiane un héros national.

mn

Il est difficile de décrire la profonde impression qu’a surmoi cette épopée de l’histoire acadienne et particulièrementcelle de Joseph Broussard. J’éprouve un grand respect à par-courir le récit de la vie de ces courageux colons. Je discernedans les traits de caractère de ces pionniers un peu du tem-pérament de mon fils et de mes filles. Je crois que je retrouveaussi, dans ces pages douloureuses de l’histoire, un peu decompréhension face à ma propre douleur et je puise, dans lecourage de ces gens, un peu de force.

Sans doute aussi qu’instinctivement, je désire creuserjusqu’aux racines de ma vie, jusqu’aux racines de la vie deMicah pour y découvrir le pourquoi de nos réussites et de noséchecs!

Ce que je n’ai pas de mal à imaginer en tout cas, c’est leplaisir que j’aurais éprouvé si Micah avait été à mes côtéspour explorer avec lui toutes ces richesses du passé, pouréchanger nos commentaires, nos sentiments, et nous émer-veiller ensemble d’avoir découvert les ancêtres de la famille

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toujours à intimider les Anglais. Il semble toutefois que leuraction fut vaine, car pendant l’hiver de 1761, le commandantdu poste de Miramichi, Grandpré de Civerville, officier destroupes françaises, rendit les armes, se conformant ainsi auxtermes de la capitulation de Québec. Broussard, qui demeuraittoujours à Miramichi, prit alors la tête d’un petit grouped’Acadiens qui désiraient poursuivre la résistance.

À l’été de 1761, Pierre du Calvet, ancien garde-magasindu roi au poste de Miramichi, dressa une liste de tous lesAcadiens demeurant sur la côte, depuis la Gaspésie jusqu’à larivière Miramichi. Joseph Broussard et sa famille étaient tou-jours à la Miramichi et les Anglais soupçonnaient qu’il étaitl’un des principaux responsables du refus des Acadiens de sesoumettre. Le général Amherst ordonna alors au commandantdu fort Beauséjour, le capitaine Roderick MacKenzie, d’allerdéloger ces derniers résistants acadiens. Arrivés à la Mira -michi, MacKenzie et ses hommes ne réussirent pas à arrêterBroussard qui, ayant eu vent de son plan, se réfugia à l’intérieur des bois. Dans le rapport qu’il produisit pour son commandant, le capitaine MacKenzie nota que les principauxchefs des résistants acadiens avaient été appréhendés, à l’ex-ception de Broussard. Voici ce qu’il disait à son sujet:

« This fellow I believe may be Catch’d this Winter orspring by a Scout upon Snow Shoes which I will beready to try if you think him worthy So much notice. »(Je suis prêt à conduire une escouade en raquettes pourattraper cet homme au cours de l’hiver ou du printempssi vous le jugez digne d’un tel déploiement.)

C’est sans doute ce qui se produisit car dès l’été de 1760nous retrouvons Joseph Broussard et sa famille, prisonniers aufort Edward à Pisiguit.

Au début de l’année 1763, la paix fut signée entre la Franceet l’Angleterre, mettant ainsi fin à la guerre de Sept Ans.

Désireux de vivre en territoire français, plusieursAcadiens refusèrent de prêter serment à la couronne britan-nique. Au mois de novembre de 1764, beaucoup d’entre eux

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pied des chaînes de montagnes, des forêts et des rivières auprix de périls de toutes sortes, de fatigues et de privationsinouïes. Pendant de longs mois, ce sont des bandes errantesd’êtres tristes et faméliques qui se traîneront sur les chemins,s’efforçant de gagner la terre promise.

Ce retour des réfugiés, qui devaient tout reprendre à zérosur une terre qui n’était plus la leur et sur laquelle flottaitdésormais le drapeau d’une autre nation, inspira HenryWadsworth Longfellow à composer, en 1847, un émouvantpoème intitulé Évangéline, lu et chéri par tous les Acadiens.Il y raconte l’histoire de deux amoureux arrachés l’un àl’autre au moment de la déportation et de leur vie passée à sechercher. Les premiers vers nous transportent dans ce lieuféerique qu’avait été ce beau pays d’Acadie:

Vous qui croyez à cette affectionQui s’enflamme et grandit avec l’affliction;Écoutez un récit que disent tour à tour,Et l’océan plaintif et les bois d’alentour.C’est un poème doux que le cœur psalmodieC’est l’idylle d’amour de la belle Acadie!

Dans un vallon riant où mouraient tous les bruitsOù les arbres ployaient sous le poids de leurs fruits,Groupant comme au hasard ses coquettes chaumines,On voyait autrefois, près du Bassin des Mines,Un tranquille hameau fièrement encadré,C’était, sous un beau ciel, le hameau de Grand-Pré.

Du côté du levant, les champs, vaste ceinture,Offraient à cent troupeaux une grasse pâture.

De là son nom. Souvent alors les flots amersS’épanchaient sur ces bords par maints endroits divers,Les fermiers vigilants, sans souci des fatigues,Élevèrent partout de gigantesques digues.En certaine saison ils allaient les ouvrir,Et libre, l’océan se hâtait de couvrirLes fertiles sillons devenus son domaine.

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Broussard. Je me demande ce qu’il aurait pensé de ce JosephBroussard. Sans nourrir de ressentiment ou de désir de ven -geance envers les Anglais, je ne peux qu’admirer le couragede cet homme, sa persévérance à se battre pour une causejuste, son incroyable ténacité, même dans la défaite. Micahaurait-il partagé cette admiration? Aurait-il perçu dans lesgestes de ce courageux guerrier son profond engagement àdéfendre les plus faibles, les plus démunis? Aurait-il reconnuson affection pour les Amérindiens, une affection qui le pous-sa jusqu’à aller vivre avec eux et à apprendre leur langue?Aurait-il ressenti cette passion, cette force qui coulait dans sesveines, cet attachement pour sa patrie? En y pensant un peu,il n’en pouvait être autrement puisque ces qualités, je les aidéjà admirées dans la vie de Micah et dans celle de mes filles.

En particulier, cette soif de justice, qui habitait en perma-nence dans le cœur de mon fils, cet engagement envers lesautres, cet amour pour les plus faibles, les petits, je les ai sou-vent perçus dans sa vie. Cette grande passion qui nous permetsouvent de franchir les plus hautes montagnes, cette passionrésidait dans son âme.

Il est vrai que pendant la dernière période de sa vie,comme il en a été pour le peintre Van Gogh, Micah s’est lais-sé consumer par cette passion qui brûlait en lui comme un feuet les conséquences en furent tragiques. Néanmoins, dans monesprit, dans celui de sa mère, de ses sœurs, des parents et desamis, toutes ses qualités et la beauté de son cœur brillentencore comme un soleil qui ne s’éteindra jamais.

C’est bien cette ardente passion qui permit au peuple aca-dien de persévérer en dépit de la souffrance et de perspectivesd’avenir limitées. En 1764, les instructions royales autori -sèrent les Acadiens à rentrer dans leur patrie à titre de colons.Ils devaient pour ce faire accepter de prêter serment à la reineet devenir par le fait même sujets britanniques. Plusieursacceptèrent ce marché et on vit revenir en Acadie de nom-breux exilés provenant des rives du Saint-Laurent, des îlesSaint-Pierre-et-Miquelon et des colonies anglaises. Desfamilles entières formèrent des caravanes et traversèrent à

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acadienne se retrouve dans le nom des rues (on y retrouve eneffet une rue Béliveau, une rue Landry, Cormier, un boulevardPort-Royal et le boulevard des Acadiens). La paroisse deSaint-Louis de Blandford, située dans les Bois Francs, a éga -lement été fondée par des Acadiens, tout comme Wotton enEstrie. Ajoutons à cela que les premiers habitants des Îles-de-la-Madeleine sont en grande partie des Acadiens et qu’àKamouraska, on retrouve une technique d’agriculture bienacadienne: les aboiteaux.

De retour de leur exil de Boston, de nombreux Acadiensseront accueillis dans Lanaudière par les seigneurs de Saint-Sulpice. Ces anciens déportés s’installent à « L’Achigan »(L’Épiphanie), à Saint-Sulpice et surtout à Saint-Jacques, dontils seront les fondateurs et qui portera succes sivement les nomsde Nouvelle-Acadie, Saint-Jacques-de-la-Nouvelle-Acadie,Saint-Jacques-de-l’Achigan et finalement Saint-Jacques-de-Montcalm. La population de Lanaudière éprouve une grandefierté de son origine acadienne et de nombreuses personnesconservent des reliques des premiers ancêtres acadiens arrivésdans la région.

C’est en fait sur tout le territoire du Québec que se faitsentir la présence de l’Acadie. Dans la région de Chaudière-Appalaches, le village de Saint-Gervais conserve dans sesarmoiries un drapeau acadien en souvenir de ses fondateurs.En Montérégie, des Acadiens revenus d’exil de la Nouvelle-Angleterre s’installèrent dans la vallée du Richelieu (Saint-Denis, Saint-Charles, Saint-Jean) et fondèrent une paroisse dunom de « L’Acadie ». Sur la Côte-Nord, les archives relatentle passage d’un personnage important, Napoléon AlexandreComeau, un médecin acadien. Il laissa son nom à la ville deBaie Comeau.

Il est clair que le peuple acadien est lié de très près à l’histoire du Québec. Mais ma plus grande surprise a été dedécouvrir que le fondateur du village où j’ai grandi, le curéNicolas Tolentin Hébert, était aussi un Acadien.

C’est donc à un Acadien que le Lac-Saint-Jean doit lafondation de sa plus vieille paroisse, « Hébertville ». C’estdans ce petit village pittoresque, collé sur le flanc d’une

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Ainsi vivaient alors ces laboureurs chrétiens.Ils servaient le Seigneur, et leur vie était sainte.Ignorant les tyrans, ils ignoraient la crainte.

L’amour de leur terre natale ne fut jamais déraciné ducœur des colons acadiens. Leur âme habitait toujours enAcadie et malgré leurs misères et leurs peines, les souvenirsqu’ils avaient laissés là-bas suffisaient à nourrir leur beau rêvede revoir un jour leur patrie. Ce retour d’exil a été rude maisleur bravoure n’aura pas été vaine puisque ce sont cesAcadiens de retour d’exil qui, livrés à eux-mêmes dans la plusextrême des pauvretés, assurèrent la survivance de leurgroupe ethnique. Obligés de repartir à zéro, misérables et sansinstruction, ils vécurent dans l’isolement et l’abandon le plustotal. Seuls la pureté de leurs valeurs morales, leur amour dutravail et le profond attachement à leur foi en Dieu permirentaux Acadiens de redonner une âme à cette Acadie complète-ment vidée de ses familles fondatrices.

L’histoire des Acadiens, toujours parsemée d’embûches,est un modèle de volonté et de courage. Pour moi, cette his-toire se poursuit à travers la vie de mes enfants et celle deplusieurs de mes concitoyens.

En effet, même si la présence acadienne au Québec est unfait peu connu, pas moins d’un million de Québécois peuventêtre considérés comme de descendance acadienne.

Des milliers de Québécois portent un nom d’origine aca-dienne mais ils ne le découvrent généralement que lorsqu’ilsfont leur arbre généalogique. Le poète Gilles Vigneault, lesculpteur Louis-Philippe Hébert, ses deux fils Henri et Adrien,l’écrivaine Anne Hébert, le couturier Michel Robichaud,Maurice Richard, Jean Béliveau, Pierre Bourque, maire deMontréal… voilà autant de personnalités qui ont une origineacadienne.

Mais l’influence de l’Acadie ne s’arrête pas aux person-nalités. En Gaspésie, les villes de Bonaventure et de Carletonainsi que le village de Saint-Alexis, dans la vallée de laMatapédia, ont été fondés par des Acadiens. Même chosepour le village de Saint-Grégoire de Nicolet dont l’influence

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– Cool.– Lovely.– Sentiment de fierté – signé, Christian Bourque, PetitRocher, Acadie.

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De magnifiques jardins ont été aménagés sur le site deGrand-Pré. Des milliers de fleurs multicolores embaument deleur parfum sauvage l’air chaud de l’été. De grands chênesbaignent de leur ombre les visiteurs fatigués qui observent lespetits canetons glissant joyeusement sur les eaux d’un étang.On affirme ici que ces vieux chênes sont les seuls témoins desbeaux jours du Grand-Pré de jadis.

Non loin de l’église, au centre du site, s’élève un monu-ment à la mémoire de l’ancienne Acadie. C’est un bronze dela belle Évangéline, héroïne du poème de Longfellow. On ladoit à Henri Hébert, un sculpteur québécois d’origine aca -dienne. La jeune paysanne, vêtue d’une longue robe à frangeset d’un corsage noué sur la poitrine, marche sur un chemin deterre battue ou dans les champs, sans doute à la rencontre deson fiancé, le beau Gabriel. Sa tête, légèrement inclinée versl’arrière, et son regard, fixant à la fois le ciel et l’horizon, luidonne un air rêveur. On la dirait vivante et comme victorieusedes siècles passés:

Évangéline, elle était belle à voir.Avec ses dix-sept ans, et son brillant œil noirQu’ombrageait quelque peu sa brune chevelure,Son œil qu’on eût dit fait du velours de la mûreQui luit, près du chemin, aux branches d’un buisson.Au milieu du franc rire et des tendres propos,La plus jolie alors, et pourtant la moins vaine,C’était la douce enfant du vieux Bellefontaine.

Je contourne lentement le socle de la statue. Ce qui m’é-tonne, c’est que le visage d’Évangéline semble afficher deuxexpressions différentes. D’abord, la jeunesse, le rêve, l’espoir.C’est la belle Évangéline, ivre d’amour, innocente et pure, qui

chaîne de montagnes recouvertes de sapins et d’épinettes quej’ai vécu les plus beaux moments de mon enfance. Ma mère,âgée maintenant de 82 ans, ainsi que mon frère, mes sœurs etleurs familles y résident toujours.

Au centre du village s’élève un grand monument enl’honneur du curé Hébert. On le voit debout, en compagnied’un colon qui tient sa hache de bûcheron sur l’épaule. Le brasdu curé Hébert est tendu vers l’avant, il pointe du doigt cetteplaine fertile qui est devenue le comté du Lac-Saint-Jean. Cequi me frappe, c’est le regard de ces deux hommes qui sem-ble fixer l’infini, au-delà des obstacles et des difficultés, de lamaladie et des épidémies, de la pauvreté et de l’oppression.Un regard qui porte au-delà des siècles et des générations, unregard rempli d’espoir… un regard acadien.

Je quitte l’église Saint-Charles avec un pincement aucœur. Je jette un dernier coup d’œil au magnifique vitrail quiorne l’édifice et qui illustre la déportation. L’œuvre est traver-sée par une ligne rouge. Comme s’il s’agissait d’une pagedéchirée… du sang… les vestes rouges des soldats britan-niques. On prétend que le 5 septembre de chaque année, lesrayons du soleil de midi impriment cette ligne sur la plaquecommémorant l’histoire acadienne installée à l’entrée de la petite église. Pour moi, cette ligne rouge est à jamaisimprimée dans mon cœur. Non pour alimenter des sentimentsd’amertume ou de vengeance envers les Britanniques et leursdescendants, mais pour chérir et honorer ce peuple courageuxque sont les Acadiens.

Avant de sortir, j’examine le grand livre d’or qui invite lesvisiteurs à laisser leurs commentaires:

– Très bonnes descriptions.– Intéressant!– Great history.– Beautiful place.– Very beautiful gardens.– Sad.– Une belle page d’histoire.– Good job.

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savoure déjà le bonheur qu’elle aura dans les bras de son bien-aimé. Mais ce visage exprime aussi quelque chose quiressemble à une force tranquille. On y retrouve les traits d’unefemme plus âgée, une femme sûre d’elle-même et des siens.Son regard est franc et paisible. C’est celui d’une femme à quil’on voudrait demander conseil, à qui l’on peut se confier etqui nous écoutera. Une femme qui suscite le respect parcequ’elle a traversé victorieusement les vicissitudes de la vie.

La main droite d’Évangéline se pose doucement sur samain gauche. Comme si cette main qui a travaillé la terre,moulu le blé, qui a caressé, essuyé les larmes, cette main de lafemme âgée qui traverse les siècles venait prendre celle de lajeune fille pour lui dire, d’un geste sans parole: « Prendscourage! Tu y arriveras! Tu vaincras! »

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Je quitte Grand-Pré. Le soleil brûlant amorce sa descenteet donne au ciel sans nuage ses habits de pourpre. Au-dessusd’un champ de blé, planent deux grands aigles à tête blanche.

Avant de retourner au chalet, je veux me rendre à l’en-droit que m’a indiqué l’un des guides de Grand-Pré, lieu del’embarquement des déportés, le jour du Grand Dérangement.Je traverse un pâturage où de grosses vaches à lait broutentpaisiblement. Puis, un champ de maïs dont les tiges fontpresque deux fois ma taille. Et au bout, entre l’extrémité duchamp et le bassin des Mines, une grande digue, un aboiteau,qui isole la terre fertile des eaux salées de l’océan.

En silence, je marche sur cette digue en pensant auxvaleureux hommes qui l’ont construite. Je veux marcher là oùils ont marché.

Debout sur cette terre sainte, devant le coucher du soleil,j’ai prié pour mes enfants et pour leurs futurs enfants. J’ai priépour que Dieu leur accorde le même courage que celui quianimait leurs ancêtres acadiens et qu’eux aussi deviennent lesbâtisseurs d’un monde meilleur.

Près de la plage où accostaient autrefois les petites bar-ques de bois, un grand chêne, solitaire, regarde la mer.

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À L’AIDE !

LES SOUPIRS DU VOYAGEUR ÉPUISÉ se mêlent aux râle-ments du blessé qu’il porte. Il est déterminé à aller jusqu’aubout mais la route est longue et le fardeau, de plus en plusaccablant. La fatigue le gagne. Des sentiments d’échec etd’angoisse l’assaillent. Il sait maintenant qu’à tout moment, ilrisque lui-même de s’effondrer.

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Au lever du jour, je suis allé à la mer. Les vagues cares-saient doucement le flanc des petits rochers noirs qui bordaientle contour d’une crête pointant vers le large. Petit à petit, lesjets cristallins de la marée montante se faufilaient pour rem-plir les bassins miniatures creusés au fil des ans sur la surfaceplate des rochers.

Couché sur une grande pierre lisse à regarder voyager lesnuages, je dormis un court moment. À mon réveil, les vaguesqui tantôt berçaient mes rêves se sont transformées en enne-mies. L’eau couvrait déjà toute la partie inférieure de la pointerocheuse. J’avais l’impression de me retrouver dans unchâteau fort assiégé.

Plus tenaces qu’une armée de soldats, les vagues m’at-taquaient avec férocité. Elles frappaient les rochers encrachant sur moi leur écume. Inlassables, infatigables, elles neme donnaient aucun répit.

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Y’a déjà fait plus beauEn avant de mon bateauJ’ai déjà eu le regard plus hautEmberlificotaillé dans mes rêvesJ’rame en malade n’importe oùJ’me sens fouComme un loup qui perd le nordPerdu chez nousPerdu dans mes accordsJ’sais pus quel bord allerJ’ai trop voulu chercher, pis courirPis attendre avant d’écrireDe peur de barbouiller.Aidez-moiJe suis en pleine tempêteJe suis en plein raz-de-maréeAidez-moiAidez-moéY s’passe pas c’qu’y devrait s’passer.

DANIEL BOUCHER(Album: Dix mille matins)

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égard. Leur attitude ne fit qu’aggraver mon angoisse. J’ai aussicherché du secours auprès de gens qui prétendaient abolir lestabous de la société mais qui devenaient froids et distants aus-sitôt que le nom de Dieu était évoqué. Des professionnels de lasanté, révoltés contre Jésus-Christ, et qui refusaient de lui fairela moindre place.

Comme le voyageur, je devais continuer à avancer, aussipénible que puisse être la marche. Un voyageur fort et mus-clé, mais fragile. Fragile comme tous les voyageurs… lesvoyageurs solitaires.

En plus d’avoir à supporter seul mon fardeau, j’étais auxprises avec de forts sentiments d’amertume à l’égard du sys-tème de santé et des médecins qui auraient pu, s’ils avaient étéplus attentifs, sauver la vie de Micah.

Il est clair qu’ils ont manqué de jugement ou de compé-tence dans leur diagnostic et leur intervention. C’est ce que j’aidécouvert avec tristesse en consultant le rapport du coroner.Voici mot pour mot les recommandations adressées à la toutefin du document:

À la Corporation des médecins du Québec, de pren-dre connaissance de ce dossier et d’informer, s’il lejuge nécessaire, les médecins travaillant en salle d’urgence de l’effet de retard de la diphenhydraminesur l’absorption gastro-intestinale et de suggérerd’échelonner sur une plus longue période de temps lesuivi des patients.

À la Direction des services professionnels du Centreuniversitaire de santé de l’Estrie, site Bowen, de sou -mettre le dossier au Comité de mortalité et de morbiditéafin que le Comité l’évalue et soumette ses conclusionsau Conseil des médecins, dentistes et pharmaciens,afin que celui-ci prenne les moyens utiles afin deprévenir d’autres décès évitables.

Ce décès « évitable » était celui de mon fils! En lisant ceslignes, j’ai ressenti monter en moi la colère et la rage. Micah

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Autour de moi, l’espace diminuait. Je distinguais encorele rivage mais la marée montante avait envahi la plage et l’eaucontinuait à monter. Tout à coup, je n’ai plus la certitude quela cime de ma presqu’île ne sera pas submergée. Totalement àla merci de cette force incontrôlable, je n’ai d’autre choix qued’attendre le retrait de la marée et que les vagues abandonnentpeu à peu le combat en s’éloignant de moi, le dos courbé sousla défaite.

mn

Occuper le rôle d’un voyageur portant un blessé sur sesépaules n’est pas toujours une tâche facile. Ce n’est pas nonplus toujours par choix que l’on se retrouve chargé du fardeaud’un autre. Les circonstances de la vie font parfois en sorteque nous nous retrouvons, sans même nous en rendre compte,sur une île déserte, chargé de secourir une personne que nousaimons. En vérité, tous les voyageurs n’ont pas la force desupporter le poids d’un blessé sur un long trajet et il n’est pasanormal que ce voyageur se retrouve un jour à bout de souf-fle, sans ressources et sans espoir.

C’est la raison pour laquelle une multitude d’individus etd’organismes offrent du soutien à ceux et à celles qui sontépuisés et qui ont besoin d’un moment de répit. L’avantage devivre en société, c’est que les forces des uns peuvent parfoissupporter la faiblesse des autres.

Suite au décès de Micah, je fus souvent perturbé par desvagues de tristesse et des poussées de culpabilité difficiles àsupporter. Je ressentais alors le besoin d’être entouré de gensqui m’aimaient et en qui je pouvais me confier.

Ce besoin, hélas, n’a pas toujours été rempli et je me suissouvent senti comme un voyageur errant, portant seul le lourdfardeau de sa peine, sans savoir vers qui se tourner. Personnesur mon chemin n’arrivait à comprendre la complexité de masouffrance, de mes sentiments d’amour blessés et de la tragé -die que représentait la fin abrupte de ma relation avec mon fils.

J’ai exprimé ma douleur devant des religieux pharisaï -ques au cœur dur, indifférents et remplis de préjugés à mon

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médecins se sont progressivement associés au projet et je suisfier de dire que nous sommes tous devenus amis. Le livre quia résulté de notre travail et intitulé Dix médecins du Québecnous parlent de Dieu est maintenant distribué dans plusieurspays du monde.

Je dois reconnaître que l’authenticité et la franchise aveclesquelles les auteurs du livre ont partagé des moments particu -liers de leur vie, leurs succès, leurs échecs et leurs souffrances,ont exercé sur moi un effet bénéfique. Certains des sujetsabordés me rejoignaient particulièrement. L’un des auteursavait choisi de traiter des lacunes de notre système de santémême s’il ignorait tout des négligences qui avaient entraîné lamort de Micah. D’autres avaient intégré dans leur chapitre lesthèmes de la dépression, du suicide et du pardon.

La réussite de ce projet ne pourra jamais me faire oublierles circonstances qui ont entouré le décès de mon fils ni enaucun cas guérir complètement la blessure causée par sondépart. Cependant, je sais que j’ai fait un bon choix en laissantle pardon faire son œuvre en moi.

Un livre, à lui seul, ne saurait remplacer l’affection d’unami et encore moins la présence réconfortante de Dieu. Maisje sais qu’il peut combler certains moments de solitude et con-tribuer à la guérison de ceux dont le cœur fait mal.

Cette complicité dans l’épreuve, je l’ai moi-même ressen-tie à travers un récit qu’une amie à moi – psychologue etresponsable d’un centre pour femmes en détresse – a eu lagentillesse de me partager. Il relate un épisode de la vie d’unepersonne qu’elle estime beaucoup et qui a été son professeurde sociologie à l’université, le docteur Gary Leblanc. Le doc-teur Leblanc et sa famille ont, tout comme moi, traversé l’affreux désert que représente le suicide d’un fils. Le texteécrit par le docteur Leblanc m’a profondément touché et ilm’a aidé à comprendre plusieurs éléments importants quifacilitent mon processus de guérison. C’est avec sa permissionet dans une attitude respectueuse que je cite ses précieusesparoles. J’espère de tout cœur qu’elles seront pour vous unesource de réconfort comme elles l’ont été pour moi.

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serait toujours des nôtres s’il n’avait pas eu affaire à quelquesindividus incompétents qui n’avaient pas accompli leur travailcorrectement.

J’aurais voulu crier ma haine, mon indignation. Leur crieren plein visage qu’ils n’étaient pas dignes d’occuper cespostes pour lesquels ils sont si bien rémunérés. Ce que je leursouhaitais, c’était qu’un jour leurs propres enfants malades seretrouvent à la merci d’individus aussi maladroits qu’ils l’a -vaient été envers mon fils et qu’ils comprennent la gravité deleur insouciance et la douleur qu’ils avaient causée à notrefamille. J’aurais voulu qu’ils soient tous mis au banc desaccusés et condamnés sans merci… et la haine commença àgagner du terrain dans mon cœur et la colère, à opérer ses ra -vages destructeurs dans mon corps.

Pour ne pas succomber sous le poids de l’angoisse et del’amertume, je pris la décision de pardonner plutôt que delaisser ces pulsions détruire mon âme. Déjà, le fait d’avoirperdu Micah, de voir mourir mes rêves et mes espoirs de vivrede beaux moments avec lui, affectait mon quotidien. Je nevoulais pas m’évanouir au désert, sous le fardeau d’événe-ments que je ne pouvais plus changer. Je ne voulais pas queles quelques roses laissées sur le seuil de ma vie se transfor-ment en roses des sables.

Alors… j’ai crié! J’ai crié ma douleur! J’ai crié ma peine!J’ai crié pour dire à tous ceux qui ont mal que je ressentaisaussi leur chagrin!

J’ai crié très fort et l’écho de ma voix a retenti jusqu’aubout de la terre.

Pour ne pas laisser mon amertume envers les médecinsgagner du terrain, j’ai choisi le chemin du pardon. Il me fallaitéviter de donner suite à des pensées de « malédiction » etnourrir une attitude correcte envers la profession médicale.Pour y parvenir, j’ai, en tant qu’éditeur, amorcé un projet delivre qui demandait la participation de médecins.

Le projet a démarré à la suite d’une rencontre que j’avaiseue avec l’un de mes bons amis qui avait pratiqué la médecinependant cinq ans dans un orphelinat, au Mexique. Neuf autres

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QUAND LA DIGUE SE BRISE

IL EST JUSTE DE DIRE que nous ne vivons pas toujoursnotre vie comme nous l’avons prévu. J’ai souvent fait face àcette réalité en tant que thérapeute. Personnellement, je n’étaispas préparé à affronter les événements du mois de janvier1999. Le traumatisme qui m’envahit après un diagnostic ducancer de la prostate, au début du mois, me parut insignifiantcomparé à l’événement qui devait suivre: la mort de mon filsShawn, le 28 janvier 1999, à l’âge de 27 ans.

Shawn était un jeune homme brillant et talentueux avecun avenir prometteur. Sa mort prématurée nous a porté uncoup dont nous ne pourrons jamais complètement nous remet-tre. Shawn était un étudiant exemplaire qui a complété sesannées de secondaire avec une mention d’honneur et graduéde l’Université Baptiste de l’Atlantique (U.B.A.) avec les plushautes notes.

Il fut titulaire d’une bourse scolaire et termina uneMaîtrise ès arts en sociologie à l’Université Acadia. Shawnétait un athlète accompli. Au secondaire, il fut capitaine d’uneéquipe de basket-ball, de football et de rugby interscolaire. Ila aussi été capitaine de l’équipe de basket-ball intercollégialede l’U.B.A. C’est d’ailleurs à cette université qu’il prit la déci-sion de vivre pour Dieu. Il fut président du comité des sportset lors de sa dernière année d’études, il occupa le poste d’as-sistant aux résidents, une position clé de leadership au sein dela vie étudiante.

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Une marée de souffrances,d’importantes leçons apprises,mais toujours sans réponse quant à mon fils.

DR GARY LEBLANC

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Et il y a encore cette autre difficulté à laquelle je n’arrivepas à faire face sans que mon cœur éclate en mille morceaux:je ne pourrai plus jamais dans cette vie présente partager avecmon fils les choses que nous chérissions, nos rêves, nosespoirs, nos éclats de rire, nos larmes, je ne pourrai plusjamais le serrer dans mes bras. Nous n’aurons jamais la joiede tenir sur nos genoux les enfants de notre fils aîné, lui quiaurait pu être un si bon mari, un si bon père. Je suis hanté detristesse par tous ces rêves qui doivent mourir. Le chagrinm’assaille à tous les jours à cause des paroles que je ne lui aipas dites et que je ne pourrai jamais dire à cette précieuse per-sonne – et je me demande si certains mots auraient pu fairepour lui une différence. Le seul espoir qui nous reste et quinous soutient, c’est que nous serons un jour réunis avec luidans le ciel, où il demeure présentement avec son Père céleste.

Cette terrible tragédie, cette perte fatale, cette douleur quiréside en permanence dans notre cœur nous a rendus beau-coup plus sensibles aux événements tragiques qui perturbentla vie d’autres individus. Comme d’ailleurs mon diagnostic ducancer de la prostate (qui heureusement a été traité avec suc-cès) m’a sensibilisé quant à la prévention de cette maladie eta développé en moi une compassion particulière pour ceuxqui en sont atteints. La mort de Shawn nous a rendus beau-coup plus éveillés à la souffrance des autres. Je prends conscience maintenant, comme jamais auparavant, que lestragédies et le chagrin sont la part de plusieurs et que pour cer-tains c’est leur ration quotidienne.

La notion que les malheurs sont la part des gens mauvaisou que les malheurs sont la rétribution pour les actionsméchantes des hommes est erronée. Ces fausses perceptionsremontent toutefois jusqu’aux temps antiques.

Lorsqu’on demanda à Jésus si tel homme était aveuglesuite aux conséquences de ses propres péchés ou de ceux deses parents, il répondit: « Ni de l’un, ni des autres. » Uneréponse qui ébranla assurément la mentalité de cet auditoiredu premier siècle. À l’opposé, nous sommes tous conscientsque certaines gens aux qualités exemplaires se retrouvent dansde grandes afflictions tandis que d’autres à l’esprit malin,

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Pour combler son goût de l’aventure, Shawn prit uneannée sabbatique d’un emploi qu’il occupait à Moncton etvoyagea dans toute l’Europe durant les mois de mai et juin1998. Cette épopée s’avéra une merveilleuse expérience quilui permit de découvrir plusieurs nouveaux endroits et derencontrer de nouvelles gens.

Toutefois, c’est son tempérament empreint d’amour et degentillesse qui fit de lui un être cher auprès de tous ceux etcelles qui le connaissaient. Shawn a toujours démontré pourles autres un intérêt authentique. Il a servi de tuteur à certainsétudiants en difficulté pendant ses années au secondaire et il travailla auprès d’autres jeunes dans un centre d’accueil deMoncton. Il manifestait une grande sensibilité pour les moinsfortunés. Peu de temps avant sa mort, il travailla à réaliser l’unde ses rêves, la mise sur pied de sa propre compagnie de venteau détail dans la ville de Moncton. Il était sur le point d’effec -tuer l’ouverture de son magasin.

Quels sont les motifs qui le poussèrent à prendre la dé -cision de s’enlever la vie en ce tragique jeudi soir? Celademeure un mystère pour nous, les membres de sa famille etpour ses amis. Nous serons hantés par cette question à tous lesjours sans jamais en connaître la réponse. Shawn était pourmoi un bon fils et un bon ami de même qu’un frère affectueuxpour Neil et Jaclyn. Mon épouse et moi l’avons souvententendu exprimer ses sentiments d’affection à notre égard etle fait qu’il nous ait ainsi quittés nous perturbe intensément.

Je n’aurais jamais imaginé combien est profonde la dou -leur causée par la mort d’un enfant. Pour mon épouse Peg etmoi, c’est tout notre métabolisme qui en fut affecté. Le cha-grin nous a littéralement inondés et son ombre a couvert tousles aspects de notre vie. Il nous faut vivre un jour à la fois enpuisant la force que Dieu communique, cependant la tristessemonte comme une marée et envahit toutes les autres réalités.Même encore aujourd’hui, il y a des moments où l’image decette tragédie s’infiltre comme à travers les fissures d’un bar-rage pour finalement inonder nos pensées de l’horreur et dutraumatisme des événements de ce terrible jour.

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mal à bon escient pour nous enseigner quelque leçon à lamanière rude. L’amour de Dieu, sa force, son réconfort et sagrâce agissent pour nous aider à survivre et sa présence semanifeste à nous dans les pires moments, mais Dieu ne sus-cite pas le mal de manière à ce qu’il puisse manifester sesattributs envers nous. Comme nous l’enseigne le Psaume 5:4« Car tu n’es point un Dieu qui prenne plaisir au mal. »

Un autre élément important à souligner et dont je n’étaispas conscient est l’étendue des conséquences d’une telletragédie. La mort d’un individu ou de plusieurs membresd’une même famille affecte les amis de la victime, l’Églisequ’elle fréquente, le village où elle habite et ainsi de suite,semblable à l’effet des cercles dans l’eau d’un étang après lachute d’un objet. Il en fut ainsi après la mort de Shawn. Tousles membres de notre famille ont expérimenté une forte dosede traumatisme et de douleur, mais la force de l’impact a aussiatteint notre parenté, les amis de Shawn et les amis de notrefamille, l’Église et les deux universités où Shawn a étudié.Nous avons accueilli les condoléances provenant d’un bout àl’autre de l’Amérique du Nord.

Cette scène de ses meilleurs amis de l’équipe de rugby, deces hommes robustes pleurant dans notre salon, incapables decomprendre comment cet être tant aimé et apprécié avait pufaire une chose pareille, ne quittera jamais ma mémoire.

Tout cela doit revêtir, pour nous chrétiens, une impor-tance significative face à notre implication envers les victimesd’une tragédie. Nous limitons souvent notre soutien auxmembres de la famille éprouvée mais il y a d’autres gens con-cernés, et ils sont parfois nombreux, à éprouver certaines dif-ficultés à traverser ce genre d’épreuve. Notre relation d’aideen de telles circonstances devrait sans doute outrepasser le seulsoutien à la famille.

Tout au long de cette année, j’ai partagé la souffrance desmembres de notre famille, des amis et collègues de Shawn etj’ai constaté que les traits de la personnalité de chaque indi-vidu affectent sa réaction lors d’une tragédie, de même queson processus de guérison. Nous avons tous des caractères

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mènent une vie heureuse et prospère. Dans le livre del’Ecclésiaste, au chapitre 8:14, nous lisons: « Il est une véritéqui a lieu sur la terre: c’est qu’il y a des justes auxquels ilarrive selon l’œuvre des méchants, et des méchants auxquelsil arrive selon l’œuvre des justes. » Même le grand apôtre Paula dû supporter son lot d’afflictions duquel il n’a jamais étésoulagé. Il a dû apprendre, comme nous le devons aussi, àvivre de la grâce seule de Dieu.

L’année qui vient de s’écouler m’a forcé à réfléchircomme jamais auparavant sur la mort, la maladie et sur le maldans notre monde. La mort prématurée de Shawn sera tou-jours une horrifiante tragédie en dépit de tout aspect positifqui pourrait en émerger. Je suis pleinement convaincu quenous ne devrions jamais créditer du bon à ce qui est mal. C’estune chose que de reconnaître certains bons fruits qui peuventémerger de situations malencontreuses mais c’est une autrechose d’admettre que le mal est bon suite à certains élémentspositifs qui en ont résulté. R.C. Sproul le décrit ainsi: « Toutconcourt au bien de ceux qui aiment Dieu, dans Romains8:28, témoigne du triomphe et de la puissance de Dieu sur lesœuvres morbides du mal. Ce passage n’atteste aucunementque le mal est en réalité le bien déguisé. »

Par exemple, la mort et la maladie sont un résultat dupéché de la race humaine et n’ont pas été initiées par Dieu« pour notre bien ». La vie est un don de Dieu et non la mort.J’ai été giflé par l’horreur de la mort et j’ai perçu son terriblevisage. La mort d’un enfant, les maladies chroniques, les acci-dents tragiques — tout cela est affreux et brise notre cœurcomme celui de ce Dieu qui nous aime. Je crois que le cœurde Dieu souffre avec le nôtre. Et même si certains événementsse retrouvent pour ainsi dire « permis par Dieu », ce n’est paslui qui en est à l’origine.

La mort de mon bien-aimé fils Shawn demeurera tou-jours une terrible tragédie, peu importe le bien qui pourrait enressortir. La force providentielle de Dieu est agissante pournous soutenir dans de pareils moments mais ces événementshorribles sont le fruit du monde déchu dans lequel nousvivons et non pas un acte délibéré de Dieu utilisant ce qui est

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Le décès d’un vieillard est beaucoup plus prévisible que celuid’un enfant.

Le diagnostic et le traitement de mon cancer, ainsi que lamort de la mère de Peg deux mois après celle de Shawn ontété des épreuves difficiles. Mais elles sont inhérentes à lanorme de vie à laquelle nous sommes habitués et dans unsens, préparés. Mais le suicide de Shawn ne fait pas partie dela norme et nous a pris par surprise. Le jour suivant son décès,je roulais en direction de l’appartement de Shawn avec un demes bons amis, Gordon, quand celui-ci souligna qu’il est plusnaturel de voir des enfants enterrer leurs parents que l’inverse.

J’expérimente toujours ce déséquilibre, plusieurs moisaprès les funérailles de mon fils. Il me semble que sa mort esten complète contradiction avec la normalité de la vie sur terre,d’autant plus qu’il ne donna aucun signe de ses intentions – dumoins aucun que sa famille et ses amis auraient pu détecter.

Notre tristesse est d’autant plus aigre du fait que nous nepouvons comprendre le pourquoi de son geste ni la méthodequ’il utilisa pour le concrétiser. Et même si je constate, plusque jamais auparavant, que la science de Dieu dépasse monintelligence et que ses voies me transcendent, il demeureextrêmement difficile d’accepter une situation qui ne faitaucun sens et qui n’en fera jamais. « Remets ton sort entre lesmains de Dieu, sa perspective est plus élevée et plus étendueque la nôtre » est facile à dire mais difficile à appliquer.

Pour moi, tout cela est injuste, et j’ai traversé des phasesde confusion, de souffrance, de colère et de doute qui ont suscité dans mon esprit d’honnêtes questions qui ne recevrontpeut-être jamais de réponses dans cette vie. Où se trouvaitdonc, pour Shawn, cet « ami fidèle comme un frère » le soirde cette horrible tragédie? Quels étaient les sentiments deShawn? Quelles étaient ses pensées? Comment a-t-il priscette décision? Pourquoi? Pourquoi? Mille fois pourquoi?

Je n’ai pas de réponses. Mais je sais que la grandeur deDieu dépasse ma compréhension et qu’il comprend mesdoutes, mes questions et même ma colère. Je sais qu’une foisau fond du trou noir, il n’y a pas d’autre alternative que de se tourner vers lui, car en toute fin, comme l’ont compris ses

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différents et réagissons tous différemment devant la perte d’unêtre cher.

Un individu au tempérament optimiste, de personnalitépositive, réagira différemment d’un autre individu. Les deuxpeuvent être profondément blessés sans que leur réaction nesoit la même. Ainsi, l’un semblera supporter l’épreuve plusfacilement que l’autre. Et cette différence sera d’autant plusmarquée si l’individu au tempérament optimiste bénéficied’un soutien que l’autre n’a pas eu le privilège de recevoir.

Est-il superflu d’ajouter que ces différentes réactions necorrespondent pas nécessairement à un état plus ou moinsélevé de foi et de confiance en Dieu? Il serait facile d’attribuerun plus grand niveau de foi à la personne qui traverse untemps d’épreuve plus facilement qu’une autre personne, tan-dis que la vraie cause serait chez elle les traits d’une plus fortepersonnalité. Il existe de très grandes variantes de person nalitéchez les individus, comme c’est le cas de leur environnementet de leur héritage génétique, certains possédant de meilleuresaptitudes que d’autres – et Dieu ne viole jamais notre person-nalité.

J’affronte généralement ma douleur et mon chagrin enaugmentant mon rythme d’activité et en communiquant aisé-ment avec ceux qui m’entourent. Par contre, mon épouse, Peg,a tendance à se retirer. Son niveau d’activité diminue et elledevient moins expressive. Nous souffrons tous les deux maisutilisons différentes stratégies pour arriver à refaire surface. Ilest donc important de tenir compte de ces différences quandvient le temps d’offrir notre soutien. Nous devons prendre enconsidération les caractéristiques individuelles des gens quisouffrent ainsi que leur propre façon d’aborder leur douleur.

J’aimerais ajouter à cela l’ultime importance que revêtl’implication des parents, des amis et des collègues de travailauprès de ceux et celles qui traversent un deuil. Dans depareilles circonstances les gestes d’amour peuvent faire toutela différence.

Les circonstances qui entourent une mort subite ont beau-coup à voir avec l’étendue et la profondeur de notre chagrin.

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ont souffert ce même type d’événement; ils sont pendantlongtemps submergés par des vagues de douleur et de chagrin.

J’ai donc appris que ceux et celles qui souffrent ainsi peu-vent nécessiter notre soutien pendant des périodes plus pro-longées que prévu.

Toutefois saisissez bien ce que j’affirme: je préféreraisêtre demeuré passif et n’avoir appris aucune de ces leçons sije pouvais inverser la situation et voir revivre mon fils. Ce quia pu ressortir de bon de cette tragédie ne peut pallier le malqu’elle a causé et ne le pourra jamais dans cette vie. Mon filsme manque. J’aimerais tant le voir près de moi aujourd’hui.Mais il est bel et bien disparu, et Dieu a planifié pour moi des occasions d’être utile à d’autres de manière à diminuerquelque peu ma propre souffrance.

Et lorsque tout a été dit, il est nécessaire d’ajouter queDieu est toujours présent et que sa grâce bienfaisante noussoutient même dans les plus terribles moments. Il ne nous ajamais abandonnés, même si en certains temps nous nous sen-tions si seuls. Son amour est toujours une source de force etde réconfort. Comme il l’a promis, il est toujours présent avecnous.

C’est ce qui doit nous fortifier et nous donner espoir. Carsans espoir, tout est perdu, même notre goût de vivre. Soit quenous gardions l’espoir, soit que nous mourrions dans ladétresse. Et puisque Dieu est avec nous à tous les jours, ilredonne un sens à notre vie et nous accorde le courage de faireface au futur avec une lueur d’espoir.

mn

Lors d’un de mes passages au Nouveau-Brunswick, j’aifait une halte à Moncton avec le désir de passer un peu detemps avec le Dr Leblanc. Je voulais le remercier et lui direcombien j’appréciais le texte qu’il avait rédigé.

J’ai bien fait d’aller le rencontrer. Le premier regard qu’ila eu pour moi en ouvrant la porte de son bureau m’a faitcomprendre que je serais accueilli et compris.

disciples, c’est lui qui détient les paroles de la vie éternelle.Toutefois, je n’ai toujours pas de réponses au sujet de la mortde Shawn!

Et en dépit de tout ce questionnement quant à ce jour hor-rible de 1999, j’ai compris l’importante vérité que Dieu prendsoin de nous dans nos temps d’extrême détresse. Il nous com-munique force, réconfort et guérison. Mais non pas à traversquelques formules magiques porteuses d’énergie et ayant lepouvoir d’annihiler instantanément toutes nos douleurs, toutesnos blessures, tous nos doutes et toute notre tristesse.

Dieu communique plutôt ses soins à travers les gens. Il l’afait pour nous à travers nos amis, notre famille, le personnel etles étudiants de l’université, les membres de notre Église, nosvoisins et plusieurs autres aimables gens qui ont prié pournous, qui nous ont visités, qui ont envoyé des cartes desouhaits et écrit de petits mots, afin de nous laisser savoir, dela manière la plus gentille, qu’ils nous aimaient et pensaient ànous.

S’il existe quelque aspect positif qui puisse émerger d’untel drame, eh bien il s’agit du merveilleux réconfort que nousont procuré cette multitude de gens qui ont compati à notresouffrance. C’est à travers leur amour que Dieu a pris soin de nous. Ce fut pour moi une importante leçon. J’ai comprismieux que jamais qu’il ne suffit pas de demander à Dieu debénir les victimes d’une tragédie, mais qu’il faut aussi êtreprêt à devenir son instrument de bénédiction. À travers notretragé die – et je la nommerai toujours ainsi – j’ai eu l’occasionde devenir moi aussi un instrument de Dieu dans des situa-tions où des endroits où l’on m’accorde maintenant une certaine crédibilité.

J’ai compris par ailleurs que le temps n’est pas nécessai -rement un facteur de guérison. Cela fait un peu plus d’un anque Shawn nous a quittés et bien que certains des symptômesphysiques reliés à la douleur aient disparu, l’horreur de cettemacabre journée est aussi réelle pour moi aujourd’hui qu’ellel’était alors. Et il en est de même pour plusieurs de ceux qui

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Me voilà, assis à converser avec un homme qui a vécuune tragédie semblable à la mienne, dans ce lieu où, quelquesmois auparavant, Shawn était venu gentiment le saluer et luiremettre des bouquins qu’il lui avait empruntés, avant d’allermettre fin à sa vie.

Sur l’une des étagères de la bibliothèque, je remarque unephoto de famille. C’est une famille heureuse et épanouie. Jevois Shawn pour la première fois: un beau et grand jeunehomme, souriant, l’air intelligent et les yeux brillants.

Puis le Dr Leblanc attire mon attention sur un petit tableauque Shawn lui avait acheté au cours de son voyage en Europe.Il représente un golfeur. Son fils l’avait choisi exprès, sachantcombien son papa aimait jouer au golf.

Nous sommes demeurés ensemble un long moment àpartager, tour à tour, nos vies, nos peines, nos interrogations etnos sentiments communs.

Nous n’avons pas élaboré de grandes philosophies sur lethème du suicide et nous n’avons pas trouvé de réponses à nosinterrogations. Nous avons simplement bavardé et je crois quenous avons ressenti l’un pour l’autre une réelle compassion.

Je sais que le Dr Leblanc devait être débordé de travailcette journée-là puisque nous étions en pleine rentrée scolaire.Je suis d’autant plus touché qu’il ait pris le temps de merecevoir.

Cette rencontre m’a permis de comprendre à quel point ilest bénéfique pour des êtres humains qui traversent les mêmesépreuves de se rencontrer et d’échanger leurs sentiments. Celan’est pas toujours évident, surtout pour nous, les hommes, quiavons la réputation de refouler nos peines plutôt que de lesextérioriser. Mais croyez-moi, l’effort en vaut la peine!

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LE TEMPS DES CATHÉDRALES

COMME L’AFFIRME le Dr Francine Nicloux dans le livreDix médecins du Québec nous parlent de Dieu: « Rien nenous appartient: ni la vie ni la mort ni la santé ni notre avenir.La seule chose qui nous appartient est la manière dont nousagissons ou réagissons, sachant que Dieu est toujours là pournous bénir, nous soutenir et nous enseigner. La seule réalité estque notre vie sur terre est très courte face à l’éternité. »

Le Dr Nicloux exposa cette réflexion suite à un tempsd’épreuve qu’elle et sa famille traversèrent. Leur fils Jérémie,âgé de seize ans, s’est retrouvé subitement atteint d’une ma -ladie dont les conséquences auraient pu être très graves. Fortheureusement, la médecine a réussi à tout contrôler et Jérémiea recouvré la santé.

Les épreuves que nous devons traverser peuvent nousaider à connaître Dieu sous un angle qui nous était jusqu’alorsinconnu. En dépit du fait que Dieu soit devenu la cible debeaucoup d’accusations injustes (comme s’il était la cause desmalheurs humains), il est néanmoins devenu pour plusieurs lasource du soutien et du réconfort dont ils avaient besoin dansles moments où leurs propres forces ne suffisaient plus.

Malheureusement, la panoplie des philosophies plus oumoins « spirituelles », les guerres « saintes », les abus commispar certains membres du clergé et l’infatigable harcèlementdes sectes ont créé un climat de méfiance et de confusion dansnotre société.

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Dors, toi qui ne sais pas encoreTout ce qui t’attend dehorsQuand la vie te jettera dans la gueule du loupQuand tu reviens de l’écoleEn me posant des collesSur la vie ou tout autre sujet tabouMoi je te dis AimeC’est la seule vraie raison de vivreLe plus dur des chemins à suivreÇa ne s’apprend pas dans les livresAime, c’est la loi de la BibleLe rêve encore possible d’un universOù tous les hommes seraient des frères

BRUNO PELLETIER(Album: Miserere)

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Avec de telles attitudes, il n’est pas étonnant de constaterque les églises demeurent vides plutôt que d’y voir affluer lamultitude de gens blessés et assoiffés de la vraie foi qu’ellesdevraient normalement accueillir.

Dans la société actuelle (et en particulier au Québec), cesont les psychologues et les intervenants sociaux qui ont prisla place des curés. Les gens vont vers eux pour recevoir l’absolution de leurs fautes et libérer leur conscience de la cul-pabilité.

J’ai moi-même vécu quelques rencontres avec des inter-venants qui adoptaient une approche incroyablement froideparce qu’uniquement cognitive et qui s’imaginaient que leursconnaissances en psychologie pouvaient se substituer àl’amour et au respect, les ingrédients essentiels à une véritableguérison de l’âme.

La tragédie, chez bon nombre d’intervenants, c’est qu’envoulant contrecarrer les effets parfois néfastes de la religiondes hommes (les hommes religieux n’ont pas toujours sucomment communiquer l’amour et la guérison divine), ils ensont venus à supprimer l’idée de Dieu lui-même. Plusieurs sesont tournés vers les philosophies du Nouvel Âge. D’autresencore choisissent un athéisme vide de tout principe moral. Leproblème, en supprimant Dieu, c’est que l’on supprime aussicertaines valeurs bibliques essentielles au bon fonctionnementde la société. Au Québec, cet abandon des valeurs bibliques aeu des résultats catastrophiques.

Selon les indices sociétaux, les Québécois sont parmi lesgens les plus malheureux sur terre.

On sait déjà que depuis quelques années, le Québecdétient le record de suicides chez les jeunes. Cette triste sta-tistique s’est maintenant étendue au groupe des hommes âgésentre 19 et 40 ans, tant et si bien que, dans un récent article duJournal de Montréal, on nous apprenait que l’année 1999avait pulvérisé le record du plus grand nombre de suicidesjamais enregistré au Québec. Le suicide est maintenant, et deloin, la première cause de décès non naturel dans notreprovince. On compte maintenant deux fois plus de suicidésque d’accidentés de la route.

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La spiritualité est devenue une réalité que certainsaimeraient éviter à tout prix. Pourtant, elle n’a pas fait que dutort! La foi chrétienne plonge ses racines dans l’histoire denotre culture et même au-delà, elle pénètre toute l’histoirehumaine. Il suffit de se pencher quelques instants sur la vied’individus tels que François d’Assise, Jean-Sébastien Bach,le DrAlbert Schweitzer, mère Thérésa ou encore, plus récem-ment, sur la lettre d’adieu que l’ex-ministre Camille Laurin aadressée à son épouse avant de franchir le seuil de l’éternité,pour constater l’empreinte que Dieu a encore chez les hommes.

La foi peut être une puissante source de soutien à condi-tion qu’elle soit habitée par Dieu. La raison pour laquelle biendes gens ont un sentiment d’indifférence, voire d’écœure-ment, lorsqu’ils entendent prononcer le nom de Jésus-Christ,c’est que trop souvent, la religion a été utilisée comme outilpolitique, comme moyen de pression ou de manipulation pourpromouvoir des causes qui n’avaient rien à voir avec Dieu. Ilimporte donc, à notre époque, de faire la distinction entre lareligion manipulée par les hommes et l’amour authentique deDieu. Ce ne sont pas toutes les Églises qui sont bonnes oumauvaises, ce ne sont pas tous les prêtres et tous les pasteursqui sont de bons ou de mauvais conseillers. Ce ne sont pas nonplus tous les psychologues, tous les travailleurs sociaux ettoutes les thérapies qui sont de bonnes ou de mauvaises aidespour les personnes qui souffrent dans l’âme.

Dans certains milieux religieux, les divorcés sont encoretraités comme s’ils faisaient partie d’une caste inférieure. Onleur interdit de siéger sur les comités pastoraux et on leurbloque l’accès aux activités qui leur permettraient de s’adres -ser en public. Cependant, on accueille à bras ouverts leurscontributions financières. Je peux citer le cas d’une Église oùun père désespéré dont le fils venait de se suicider s’est vurefuser le droit d’être accueilli sous prétexte que l’on n’avaitpas la maturité pour admettre des individus avec de tels« problèmes ». Dans une autre Église, on a fermé la porte à unjeune qui était venu confier au pasteur ses tendances homo-sexuelles dans le but de recevoir de l’aide.

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Jésus répondit:« Que dit la loi de Moïse à ce sujet? »Et l’homme lui répondit:« Elle dit: tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton

cœur, de toute ton âme, de toute ta force, et de toute ta pensée,et tu aimeras ton prochain tout autant que tu t’aimes toi-même. »

« Bien! lui répondit Jésus. Fais ceci et tu vivras. »Voulant justifier son manque d’amour pour certaines

catégories de personnes, l’homme demanda:« Qui est mon prochain? »Jésus lui répondit par un récit:

« Un Juif qui se rendait de Jérusalem à Jéricho fut attaquépar des bandits: ils le dépouillèrent de ses vêtements et de sonargent, le rouèrent de coups et le laissèrent à demi mort sur lebord de la route.

Un prêtre juif vint à passer là par hasard, mais lorsqu’il levit, il traversa et continua sa route. Un autre Juif qui partici-pait au service du temple s’approcha, regarda le blessé etpoursuivit son chemin. Survint enfin un de ces misérablesSamaritains; il ressentit une profonde pitié à la vue du blessé.S’agenouillant à ses côtés, le Samaritain nettoya ses blessureset lui fit un pansement, puis il le hissa sur son âne et l’emme-na avec lui jusqu’à une auberge où il le soigna toute la nuit.

Le lendemain, il donna deux deniers à l’hôtelier en luidemandant de prendre soin de l’homme.

« Si tu dépenses davantage pour lui, lui dit-il, je te rem-bourserai à mon retour. »

« À ton avis, lequel de ces trois hommes a été le prochainde la victime des bandits? » L’homme répondit: « Celui qui aeu pitié de lui. » Jésus dit : « Oui, maintenant, va et fais demême. »

Dans mon livre-témoignage des dix médecins, le docteurAlain Bérubé établit un parallèle intéressant entre la science etla foi. Voici ce qu’il affirme:

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Les Québécois détiennent également le record mondialen ce qui a trait aux avortements. Ce sont 27,6 % des femmesenceintes qui, au Québec, se font avorter. Statistique Canadavient de publier des données qui révèlent que cette tendancecontinue de croître. Nous détenons aussi le record des nais-sances en dehors du mariage, 54,3 % des enfants nés auQuébec ayant vu le jour au sein de couples non mariés, ce quireprésente plus du double des naissances hors mariageobservées dans les autres provinces. De plus, notre taux denatalité en 1998 a été de 1,45 enfant par femme alors que lesdémographes nous disent qu’il faudrait atteindre un taux de2,1 enfants pour simplement maintenir notre population.Encore là, le Québec se retrouve loin derrière les autresprovinces canadiennes.

Un autre indice du mal de vivre des Québécois: c’est, detoutes les provinces canadiennes, du Québec que l’on émigrele plus. En clair, il y a plus de gens qui sortent du Québec quede gens qui y entrent. Même en atteignant le plafond actuel de30000 émigrés par an, on ne pourra compenser la perte decitoyens qu’entraîne cette forte émigration. Serions-nous unpeuple en voie de disparition?

Eleanor Roosevelt a dit un jour:

Celui qui perd de l’argent perd beaucoup.Celui qui perd un ami perd beaucoup plus.Celui qui perd la foi perd tout.

Ne serait-il pas sage de reconnaître nos erreurs et de noustourner vers Dieu et vers la Bible afin de réapprendre àdevenir un peuple prospère et heureux?

mn

Un jour, un spécialiste de la loi de Moïse vint poser desquestions à Jésus pour mettre à l’épreuve sa doctrine. Il luidemanda:

« Que doit-on faire, Maître, pour vivre dans le ciel pourtoujours? »

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Cette femme s’en est retournée soulagée d’un énormefardeau, mais l’hôte est demeuré prisonnier de ses péchéscachés.

Le pardon de Dieu accomplit des miracles dans la vie deceux et celles qui viennent à lui. Nous en avons des exemplestout autour de nous.

J’ai entendu le témoignage d’un groupe de jeunes qui,dans leur désir de venir en aide aux gens malheureux de leurville, avaient loué une salle située au-dessus d’une taverne. Ilsavaient investi de leurs propres économies pour rendre leslieux accueillants, ils avaient acheté des petites tables, un bonsystème de son et ils invitaient des artistes locaux à venir ani-mer les soirées de musique contemporaine et de témoignageschrétiens.

Fréquemment, plusieurs des habitués de la taverne, attiréspar la musique, se retrouvaient, un verre à la main, au deuxièmeétage. L’un de ceux-là était connu dans toute la ville commeun ivrogne invétéré. Du matin au soir, il déambulait entitubant sur les trottoirs et son médecin ne lui accordait quequelques mois à vivre. Un jour qu’il se trouvait assis à l’unedes tables du deuxième étage, l’un des jeunes chrétiens futtouché d’une compassion particulière pour cet inconnu. Ilressentit même, dans son for intérieur, comme un messagevenant du Seigneur, un message qu’il devait transmettre à cepauvre buveur.

Il consulta sur-le-champ l’un des pasteurs. Ce dernierdécida de l’accompagner auprès de l’homme et tous les troisengagèrent une conversation. Même s’il n’en saisissait pasexactement la portée, le jeune homme en profita pour partagerle message que Dieu avait placé dans son cœur: « Cher mon-sieur, il me semble que notre Père céleste aimerait vous direqu’il a à votre égard beaucoup de compassion. Il vous aime etcomprend votre souffrance car lui aussi a vu mourir son filsunique. »

À ces mots, le vieil alcoolique s’effondra en larmes etpendant de longues heures personne ne put le consoler.

Ce que le jeune chrétien ignorait, c’est que cet hommeavait été, plusieurs années auparavant, un citoyen prospère et

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Selon moi, la prière et la médecine sont très complémentaires.Malheureusement, la spiritualité a été extirpée de la médecineet particulièrement de la psychiatrie. Les gens n’ont passeulement besoin d’antidépresseurs. Ils ont souvent besoind’être écoutés, acceptés, entourés, soit par un conjoint, unefamille ou un psychiatre. Si ce type d’intervention contribue àleur guérison mais jamais ou rarement à une guérison totale,je me dis: « Pourquoi s’arrêter là? »Une autre dimension à la vie est la dimension spirituelle.C’est elle qui donne tout son sens à la vie.Plusieurs de mes patients vivent une crise existentielle. Ils sedemandent ce qu’ils font dans la vie et pourquoi ils sont ici.Ils savent très bien que tout n’est pas que matériel et que lecôté spirituel existe.Alors pourquoi ne pas utiliser cette dimension spirituelle pourles aider?

La découverte de l’amour et du pardon de Dieu est tou-jours une source de guérison. Il n’existe pas de paramètres quel’on pourrait qualifier de « limites de l’amour de Dieu ».L’amour de Dieu est infiniment plus vaste que l’océan et sonpardon peut atteindre le plus profond des abîmes.

La Bible nous raconte qu’un jour, Jésus s’assit à la tabled’un homme important et respectable. Pendant le repas, uneprostituée s’élance vers Jésus, et lui baigne les pieds de seslarmes.

Pour l’hôte, cette femme n’est qu’un rebut de la société etmanifestement, sa présence l’intimide. Ou bien, peut-être lui-même avait-il été, secrètement, son client, et craignait-il queses convives ne l’apprennent!

Comme ce personnage indifférent exposé par le croquisde Micah, cet homme respectable a un cœur de pierre.Toutefois, Jésus sait lire entre les lignes et entre les cicatricesdes cœurs souffrants. Il sait que les nombreux hommes qui ontprofité de la beauté de cette femme ne lui ont offert en retourque d’amères déceptions. Il comprend que sa situation estsans issue. Il sait que plutôt que de choisir d’en finir avec lavie, elle a préféré venir pleurer à ses pieds. « Je te pardonne »,lui dit Jésus, en caressant doucement ses beaux cheveuxbouclés, « va et ne pèche plus. »

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Carl provenait d’un milieu familial dysfonctionnel. Àl’âge de quatre ans, sa mère l’abandonna et, sous la menace deson ex-conjoint (le père de Carl), un criminel violent qui juraitde faire assassiner le nouvel ami de sa mère, elle quitta la villeen coupant tous les ponts derrière elle.

Carl fut confié à ses grands-parents. Il visita régulière-ment son père en prison, tout à fait inconscient de la situationvécue par son père. On lui avait en effet laissé croire que cepère, son héros, avait été enrôlé dans les forces armées et quela prison qu’il habitait était en réalité son quartier général.

Les années se succèdent, Carl est adolescent. Il apprendla vérité sur les délits de son père et sur les actes d’extrêmeviolence qu’il a commis, en particulier contre les policiers. Ilcontinue à le visiter et réussit même à lui fournir de la drogue.

Carl a quinze ans. Il est dégoûté de la vie. Il pense au sui-cide. Son avenir se présente comme un trou noir. Pourra-t-ilun jour devenir un bon citoyen, un bon époux, un bon père?De toute façon, il est persuadé qu’il finira tôt ou tard par sefaire assassiner. À seize ans, il revoit sa mère pour la premièrefois mais cette tentative de rapprochement ne dure que quatremois. À dix-sept ans, il est impliqué dans deux activités crimi -nelles en compagnie de son père qui multiplie ses aller-retouren prison. L’un de ces délits comporte un kidnapping. L’aven -ture se termine mal: Carl et son père, cachés dans un motel,sont repérés par les policiers. À la suite d’un échange de coupsde feu, le père est blessé à la jambe après qu’il ait lui-mêmeatteint un policier d’un projectile.

Carl poursuit sa descente aux enfers. À l’âge de dix-huitans, à l’occasion d’une dispute avec sa petite amie, il frappeun policier et se retrouve derrière les barreaux.

À l’âge de vingt ans, Carl est de nouveau incarcéré. Cettefois, il devra purger une sentence de treize ans pour voie defait, vol et kidnapping.

La vie de prisonnier n’est pas toujours facile et Carl estrégulièrement envoyé en cellule d’isolement en raison de sesmauvais comportements. Carl s’est endurci à côtoyer le mondedu crime, son cœur est meurtri et blessé. Un jour pourtant, ils’agenouille dans sa cellule et demande à Dieu de le sauver.

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heureux. Un jour, son jeune fils fit irruption dans la pièce oùil se reposait, tenant entre ses mains une arme à feu qu’il avaitsortie du placard. Le père savait que cette arme n’était jamaischargée et que la réserve de balles était bien cachée. L’idée luivint de jouer au cow-boy avec son fils. Ce qu’il ne savait pas,c’est que son fils avait découvert la cachette des munitions etqu’il avait chargé le fusil. Le père appuya sur la détente et ilvit devant ses yeux la tête de son enfant éclater en morceaux.Incapable de se pardonner une telle négligence, il sombra dansle désespoir le plus profond et dans l’alcoolisme.

Mais après plusieurs années d’horribles tourments, cethomme malade se trouvait assis à la table d’un café, écoutantles paroles que Dieu lui adressait par la bouche d’un jeunehomme. Sur le coup, il sentit monter en lui les douleurs dupassé et il s’effondra en sanglots. Son cœur fut bientôt remplide l’amour et du pardon de Dieu qui coulaient en lui commeune rivière bienfaisante.

Non seulement son cœur et son âme furent guéris, maisune visite médicale révéla que son estomac et son foie avaientégalement été miraculeusement guéris. Il cessa de boire etredevint un homme heureux.

Je crois qu’il faut admettre que, dans certains cas, il n’ya que Dieu qui puisse intervenir et redonner la vie aux mal-heureux. De plus, l’amour ranime toujours l’espoir. Il estétonnant de remarquer à quel point les gens qui ont traverséde dures épreuves développent une compréhension toute parti -culière envers les êtres qui traversent les mêmes difficultés.

J’ai rencontré une jeune Péruvienne ayant immigré auCanada après avoir vécu des situations difficiles dans sonpays natal. Après plusieurs années d’efforts et de persévé -rance, elle compléta une maîtrise en psychologie dans le butde venir en aide aux jeunes Canadiens. En plus de consacrerde longues heures à ses travaux scolaires, elle œuvrait commebénévole dans un centre pour jeunes en détresse et auprès desjeunes de la rue. Elle rédigea sa thèse de maîtrise sur le com-portement d’individus incarcérés dans les prisons d’État etplus spécifiquement sur le cas d’un individu appelé Carl.

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permission de passer quelques jours hors de la prison, soussurveillance… à la condition qu’il habite chez son fils!

Existe-t-il des situations trop complexes ou trop déses -pérées dans lesquelles Dieu ne puisse intervenir si on l’y invite?Existe-t-il des cœurs si durs qu’ils ne puissent être pénétréspar la compassion divine? Les expériences que nous venonsde relater me font penser que non.

Pendant de longs mois, ma propre expérience m’a pour-tant fait croire le contraire!

Son appel de détresse est entendu et il ressent en lui uneincroyable paix, une paix qu’il n’avait jamais ressentie aupa -ravant. C’est pour lui le commencement d’une nouvelle vie.

Pour lui, plus question de cellule d’isolement, c’est lachapelle de la prison qui devient sa nouvelle demeure. Il yapprend à lire la Bible et à connaître Dieu. Il y rencontre aussiune jeune volontaire qui, de temps à autre, vient visiter lesprisonniers pour les encourager et leur communiquer la foi enDieu. Elle deviendra plus tard son épouse.

Carl et Rose sont maintenant mariés depuis quatorze anset sont parents de trois beaux enfants.

À sa sortie de prison, Carl est devenu directeur d’un cen-tre d’accueil pour sans-abri et il travaille activement à laréhabilitation d’ex-détenus.

Lors d’une rencontre que j’ai faite avec lui, il m’est apparuexactement comme je l’avais imaginé: un homme simple,chaleureux et souriant, qui chevauche une motocyclette. Ilétait heureux de me faire visiter son nouveau centre d’accueil.

Carl a continué à entretenir une relation avec son père,mais cette fois, en priant pour lui. Il n’a pas toujours cru à lapossibilité de voir un tel homme se convertir et changer devie. Malgré tout, il continuait de prier.

Un événement de la vie du père de Carl nous permet d’af-firmer que ses prières n’ont pas été vaines. Au cours de l’unde ses nombreux séjours en prison, en effet, trois prisonniersavaient réussi à se faufiler jusqu’à la cellule du père de Carldans le but de l’assassiner. L’un d’eux était armé d’un bâtonet un autre d’un couteau. Le troisième était chargé de faire lasentinelle pendant que ses compères exécuteraient leur plan.Le premier réussit à le frapper à la tête avec son bâton maislorsque l’autre essaya de lui enfoncer le poignard dans le ven-tre, il en fut incapable. Une force invisible retenait son bras.Les trois hommes s’enfuirent, blancs de peur. Le père de Carlreconnut la bonté de Dieu envers lui et il abandonna sa vie etson sort entre les mains de Jésus-Christ.

Carl et son père se voient périodiquement mais pour eux,tout a changé. Petit à petit, on accorde au père de Carl la

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L’homme au cœurde pierre

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QUATRE PARENTS

J’AI ESSAYÉ EN VAIN D’EFFACER L’IMAGE de cet hommemorbide de ma conscience. Peine perdue. Il hante mesjournées et perturbe mon sommeil. Je ne peux plus rien yfaire. Un sentiment aigu d’échec mêlé de culpabilité me percel’âme. Ma peur se transforme en ténèbres, mes pensées se per-dent. Mes forces fondent comme une chandelle et des mursobscurs s’élèvent autour de la prison où je me cache pouréviter la folie. Je m’effondre. Trop faible pour crier, muet, jecrie d’angoisse. Cette détresse, cette peine, cette noirceurcherchent à me conquérir, à m’anéantir.

Je n’ai d’autre alternative que de faire face à cet hommeau cœur de pierre. Je dois le regarder intensément et accepterma sentence. Et puisque le destin m’oblige à vivre la mort deMicah, je dois aussi embrasser cet homme hideux et repous-sant. Cet homme au cœur de pierre, insensible, incapable de changer quoi que ce soit à la détresse qui l’entoure et inca-pable de trouver une solution aux problèmes qui le confrontent.Impossible pour lui de penser se transformer et devenirmeilleur.

Je regarde maintenant ce détestable personnage paralysé,fataliste, dont le regard absent se tourne vers ses deux com-pagnons de misère mais qui ignore leur appel à l’aide. Pourlui, il n’existe aucune solution. Sa nonchalance témoigne desa trop longue marche dans le désert. Il y a perdu l’espoir. Ils’était égaré de son chemin, il ne l’a jamais retrouvé. Il est

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Solitaire, austère, marabout du désert,j’ai la mort à bout.Rocher, ensoleillé, ta rudesse me glace.Si au moins je pouvais m’appuyer contre ta dureté,pour me reposer, pour respirer,pour retrouver mes forces,pour calmer mes muscles tendus.Je m’approche, je te touche,je me blesse.La pierre brute de ton corps écorche ma peaudéjà brûlée…Tu me fais mal,tu ne me regardes même pas.Ma sueur coule, je croule…tu ne me vois pas.Orgueilleux, tu fixes l’horizon,mais le sable a crispé ton visage, et figé tes yeux.Tu n’entends pas mon appel à l’aideni mes mots mal articulésdéchirer les parois de mon gosier.Ton oreille s’est fermée,comme les portes d’acier des cliniques d’aliénés,infranchissables pour les malheureux qu’elles emprisonnentloin des compassions humaines,seul espoir de guérison.La tendresse n’est pour toi que faiblesse.Tu es aride comme le lit d’une rivière sèche,incapable d’abreuver celui qui meurt de soif.Ce que tu crois être ta force est devenu ta prison.Ton cœur est une forteresse inaccessibletu es une statue de pierre,ton âme s’est envolée.

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un soutien à mon épaule pour parer le contrecoup de l’arme.Moment solennel pour ce Davy Crockett en herbe qui passaittout son temps libre à lire les aventures de Kit Carson, RoyRogers, Buffalo Bill et Geronimo.

Pan! Je viens d’abattre un bison! Ma cible vole dans lesairs… pas étonnant, c’était une cartouche à plombs multiples.

Chaque arbre de la forêt semble donner écho à une mul-titude de souvenirs. Les grands bouleaux blancs dont l’écorces’est souvent retrouvée dans mes cahiers d’art à l’école pri-maire. Les grappes de petits fruits orange brûlé suspenduesgénéreusement aux branches des cormiers me ramènent dansle salon de ma maison, à Amqui, d’où j’observais les carougesà épaulettes prendre leur repas et où, plus tard, j’observais mesquatre enfants jouer dans la rue.

Les framboisiers qui longent le sentier me ramènent à matendre enfance. Je revois mes petites mains agrippant la tasseen plastique dans laquelle mon père, à intervalles réguliers,déposait de grosses baies rouge vif, qui aussitôt se retrou-vaient dans ma bouche de jeune cueilleur. Je pense aux tartesque ma mère prépare à chacune de mes visites à Hébertville.C’est elle qui fait les meilleures tartes au monde! Et même simes quatre sœurs sont toutes d’excellentes cuisinières, aucuned’elles n’a encore réussi à découvrir les secrets de cette grand-mère de quatre-vingt-deux ans.

Inévitablement, la forêt me rappelle mon père. Il a étébûcheron pendant des années et il connaissait toutes les lé -gendes et les secrets de ce royaume: les ours qui parlent, leslièvres qui jouent du violon, les ratons laveurs qui dansent.

Même si j’aimais beaucoup mon père, nous avons été en perpétuel conflit pendant mes années d’adolescence.Lorsqu’il a quitté ce monde, je n’avais que quatorze ans. Parlerde son décès ramène en moi des souvenirs confus. À cetteépoque, il me semble que pour beaucoup de situations et d’é-tats d’âme, j’étais incapable d’exprimer l’émotion appropriée.

Il m’est arrivé de ressentir une indifférence glaciale dansdes situations qui auraient pourtant dû m’affecter profondé-ment. Lors du décès de papa, par exemple, je n’arrivais pas àverser la moindre larme.

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l’unique source de son malheur. Quand il scrute l’horizon, cen’est pas dans l’espoir de voir venir du secours, c’est plutôtdans l’attente que la prochaine tempête l’engloutisse pour toujours.

Si son regard se porte parfois sur ces deux hommes, c’estpour constater qu’ils perturbent « sa tranquillité ». De lui neparvient aucun mot de réconfort, aucun silence de compas-sion. Quand il ouvre la bouche, c’est pour affirmer la fatalitédu destin.

Non! C’en est trop! Je ne veux pas ressembler à cethomme! Je me battrai jusqu’au bout pour offrir un réconfortaux blessés errants et affligés qui sont sur ma route. Ce cœurde pierre, il doit éclater!

Si tu savais, Micah, combien ton croquis atteint mon âme.Si tu savais combien ta franchise brise mes chaînes…

… Si tu savais à quel point tu me manques.

mn

Aujourd’hui, il pleut. Ce sont de petites gouttelettes quidoucement s’amusaient à glisser sur le toit du chalet, qui,les premières, me disent bonjour. L’air est frais. Je me suisenve loppé de ma courtepointe aux mille couleurs et j’ai placéquelques copeaux de bois dans le vieux poêle en fonte pourallumer un feu. Le chalet bien au chaud, j’enfile mon im -perméable et je sors marcher dans l’un des petits sentiers du sous-bois. L’arôme de la montagne m’enivre. L’odeur par-fumée des sapins et des épinettes qui se marie à celle de latourbe me transporte dans un pays lointain.

Je revois Médéric, mon père, marchant devant moi à pasfeutrés, son fusil de chasse sur l’épaule, se faufilant entre lesarbres à pas lents, à la recherche de lièvres ou de perdrix.Quels moments magiques pour un petit bout d’homme de septans qui veut apprendre à chasser en compagnie de son héros,son papa. À la fin du jour, lorsque nous avions quelquesvolailles dans la gibecière, il plaçait une vieille boîte de con-serve sur la souche d’un arbre et, manipulant avec soin sacarabine, il la déposait entre mes mains en s’assurant d’offrir

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où les peines étouffées se bousculaient, où mon tempéramentimmature cherchait à confronter le monde adulte tout enrestant attaché à son enfance; ce cœur où la vie était un jeu etle rêve, une réalité.

Mes parents n’étaient pas riches mais ils s’aimaient beau-coup. Comme pour la plupart des familles québécoises dece temps-là, plusieurs enfants sont nés de leur union, septfilles et deux garçons. S’ajoute à cela un petit garçon, adoptéà l’orphelinat des sœurs grises… moi!

À l’époque où ils décidèrent d’adopter un enfant, leurfamille comptait cinq filles (deux autres filles et un garçonétaient morts en bas âge ou à la naissance). Mon frère Gillesest né plus d’un an après mon adoption.

Mon père avait été responsable d’un chantier de bûche -rons. Ces hommes travaillaient dur et aimaient bien prendreun verre lorsqu’ils revenaient au village… en fait, ils aimaientbien prendre plusieurs verres! Mon père désirait ardemmentavoir un fils, et lui et ma mère pensaient à l’adoption. Mais lasagesse féminine exigea de Médéric qu’il rompe d’abord toutcontact avec l’alcool. Il accepta. Ma mère attendit un an avantd’effectuer les démarches préliminaires à l’adoption pour êtrecertaine que son mari tiendrait sa promesse. Il l’a tenue et nel’a jamais brisée.

Il avait quarante-six ans et ma mère trente-six lorsqu’ilsm’adoptèrent. Je n’avais que trois mois lorsqu’ils se présen-tèrent à la pouponnière de l’orphelinat de Chicoutimi. Que defois ils me racontèrent cette épopée de ma vie, toujours heu -reux de me la redire, leur visage rayonnant de joie à chaquefois.

Le teint foncé, très maigre, je n’étais pas, à prime abord,très attirant. Ce qui toutefois poussa mon père à me préféreraux autres poupons a été le sourire avec lequel je l’ai accueil-li en voyant son visage. Et lui aussi m’a accueilli dans sesbras, et sous son toit.

Mes parents ont été de bons parents. Et malgré les criseset les conflits qui m’opposaient parfois aux bonnes valeursqu’ils m’avaient enseignées, j’ai toujours senti qu’ilsm’aimaient.

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À quatorze ans, en pleine crise d’identité, j’avais observéque la plupart des hommes ne versaient aucune larme devantle cercueil où reposait mon père. Ils étaient pourtant ses amismais, à cette époque, tout le monde savait « qu’un homme, çane pleure pas »!

J’ai donc interprété ma confusion émotive comme de ladureté de cœur. Je me suis même enfermé dans la salle de bainpour y rougir mes yeux en les frottant avec de l’eau, afinqu’aucun des adultes ne s’imagine que j’étais un jeune hommeinsensible. Personne ne m’avait jamais expliqué que la réac-tion des gens face aux traumatismes qu’ils affrontent peutvarier et que pour certains, les larmes ne viennent que plustard. Je me suis senti coupable, par la suite, d’avoir été hypo -crite lors du décès de mon propre père. Quelle confusion!

Je me souviens encore très bien de l’instant où il a quittéla maison pour la dernière fois avant de se rendre à l’hôpital.Je revois ce vieux bûcheron, debout, près de la porte. Commeà l’habitude, son regard était chaleureux et aimant mais cettefois, on y décelait une certaine tristesse. Je crois qu’il savaitqu’il ne reviendrait plus. Il n’avait pas fait de longues étudesmais il connaissait le langage de la nature.

Je me souviens qu’il disait à mon grand-père (le père dema mère qui habitait avec nous) qu’il savait discerner dans leregard des chevaux lorsque le temps était venu pour eux dequitter ce monde. Je crois que Médéric savait, ce jour-là, enquittant la maison, qu’il n’y reviendrait jamais plus. Et il aquitté ce monde. Mais je n’ai jamais oublié son regard. Unregard rempli d’affection!

Et ce regard aimant de mon père est demeuré avec moitout au long de mes périples d’adolescent et de ma vie d’adul -te. Même mes perceptions déformées de certaines réalitésinterprétées à travers mes émotions coupables et tirailléesn’ont jamais su effacer cette empreinte d’amour gravée enmoi. Même si, comme chez tous les êtres humains, la vue demon père s’était affaiblie avec l’âge, son regard n’a jamaiscessé de percevoir l’invisible avec une parfaite lucidité. Mêmedans mes pires moments de rébellion contre lui, je sentaisqu’il pouvait pénétrer mon cœur d’adolescent troublé, ce cœur

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que ma discipline a été parfois trop sévère même s’ils savaientque je les aimais et que je désirais leur bien.

J’ai souvent vu mon père s’agenouiller au pied de son lit,sans chapelet ni statue. Je crois bien qu’il parlait à Dieu. Levisage caché entre ses robustes mains, il confiait sans doute auTout-Puissant ses peines, ses inquiétudes, ses tentativesinfructueuses de faire entendre raison à son fils adoptif devenuadolescent. Ses prières n’ont pas été vaines même s’il ne vécutpas assez longtemps pour constater leur exaucement. Si monpère était encore des nôtres, je sais qu’il serait fier de sonClaude, comme de tous ses autres enfants. Je sais que, luiaussi, je le reverrai un jour, à la grande fête, dans l’autremonde. Ce sera un jour merveilleux!

J’aime beaucoup retourner dans le village où j’ai grandi.Chaque visite dans la maison familiale me fait revivre unefoule d’heureux souvenirs.

Je me revois, petit enfant, sous la grande véranda de notredemeure, écouter tomber la pluie sur les feuilles du bel érablequi déploie ses branches pour couvrir une partie du grandpotager que cultivaient mes parents tout près de la maison. Jeme souviens du temps des récoltes, lorsque j’aidais mon pèreà cueillir les carottes, les betteraves, les pommes de terre, lemaïs et les « gourganes », cette sorte de haricot typique à larégion du Lac-Saint-Jean.

Je me souviens des lys blancs qui poussaient sur la clôture, le long du trottoir, et des centaines de bouquets quej’offris à ma mère. Je me souviens des énormes bidons de laitque notre voisin fermier transportait à la fromagerie du villagedans son vieux camion.

Je me souviens de la petite rivière du deuxième rang et deson eau si limpide, si pure que nous pouvions en boire. Jecrois que c’est dans cette rivière que j’ai attrapé ma premièretruite.

Je me souviens de l’arôme âpre du savon que fabriquaitnotre autre voisine, madame Allard, et de sa dizaine de chiensqui n’arrêtaient pas de japper à chaque fois que nous appro-chions de sa maison.

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La voix de mon père était tonitruante. Nous pouvionsaisément entendre ses discours parsemés de jurons alors qu’ildiscutait avec ses amis, dans l’atelier du forgeron situé à plusde deux cents mètres de notre domicile.

Je me trouvais parfois en train de jouer à l’autre bout duvillage quand, tout à coup, la voix de mon père, perçant le murdu son, m’avisait qu’il était l’heure de rentrer. Il m’arrivaitparfois de pouvoir négocier avec succès quelques minutes desursis, surtout lors des chaudes soirées d’été où nous jouionsà cache-cache, mais pas question pour moi de négocier undeuxième sursis pendant la même soirée!

Vous comprenez, chez-nous, l’obéissance n’était pas uneoption mais une vertu dont l’apprentissage se faisait souventau détriment de notre arrière-train! En effet, bien rangée dansl’un des tiroirs de la cuisine, se cachait la source de mes mal-heurs, une lanière de cuir d’environ dix centimètres de largeque mes parents utilisaient pour rappeler à mon petit derrièrequ’il y avait une autorité et des règles à suivre. J’ai souventkidnappé et caché cet objet maudit avant de me rendre compteque l’entrepôt de mon père en était plein. Il n’avait qu’à faireun bond à la grange pour revenir avec sa nouvelle alliée decuir, plus épaisse, plus souple, plus redoutable. Impossible d’yéchapper!

Mon père ne m’a jamais frappé au visage, son but n’étantpas de m’humilier ou de me battre mais de vaincre l’ingrati-tude et l’indiscipline qui voulaient s’enraciner dans ma vie. Jesais que cette forme de discipline ne s’avère pas nécessaire-ment efficace pour tous les enfants mais, dans l’ensemble, jeconsidère qu’elle m’a été profitable. Je sais que les temps ontchangé lorsqu’il s’agit de corriger les enfants, mais je suisheureux que mes parents aient réussi à me transmettre desprincipes d’honnêteté et de respect.

J’ai fait de mon mieux pour transmettre ces mêmesprincipes à mes enfants et j’en vois les bons fruits dans leurvie. J’estime toutefois que dans leur cas, la méthode des cor-rections corporelles n’a pas été la meilleure. Je ne suis pas unhomme violent mais je reconnais que je suis allé trop loin àquelques reprises. J’ai demandé pardon à mes enfants du fait

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m’assurer qu’elle comprenait et acceptait le sens de ma dé -marche. Elle m’encouragea à poursuivre mes recherches.

Puis ce fut le grand jour!Je devais rencontrer ma mère devant le foyer d’accueil où

elle résidait. Je me sentais fébrile et fragile à la fois. Lorsquela porte s’ouvrit et que j’aperçus cette belle dame de soixante-trois ans aux cheveux argentés qui m’accueillit d’un grandsourire, il s’élèva en moi un sentiment difficile à décrire. C’estcomme si des liens profonds et intimes s’établissaient entrecette inconnue et moi avant même que nous ayons échangéune seule parole. Nous avons passé tout l’après-midi en -semble. J’ai compris qu’elle souffrait de légers troubles demémoire mais que cette maladie n’affectait en rien sa luciditélorsqu’il s’agissait de converser, ni son sens de l’humour. Lorsde nos rencontres subséquentes, j’ai compris le chemin rocail -leux que Claudette avait parcouru. Elle ne m’a pas donnébeaucoup de détails au sujet de son père mis à part le fait qu’ilétait un alcoolique. Je crois qu’elle n’est pas demeurée bienlongtemps à ses côtés après le décès de sa mère, victime d’uncancer.

Elle s’est mariée par la suite avec un alcoolique, qui l’abattue et trompée avec la voisine. Mais avant cette union,Claudette avait eu une aventure avec un homme marié qui tra-vaillait dans un bar et qui lui fit un enfant . Traumatisée par lasituation, elle demanda de l’aide auprès d’intervenants quijugèrent que son état de découragement nécessitait des soinspsychiatriques. On l’interna dans un centre pour aliénés men-taux. Le séjour qui ne devait durer que deux semaines setransforma en un cauchemar de deux ans et demi.

Mon cœur se resserra lorsque j’appris que dans sadétresse, Claudette vécut toute sa grossesse à l’hôpital psy-chiatrique et qu’à maintes reprises, elle avait tenté d’avorterl’enfant qu’elle portait.

Elle ne pouvait fixer mon regard lorsqu’elle aborda cedouloureux épisode de notre histoire. Depuis toutes cesannées, elle portait cet énorme fardeau sur sa conscience. Jecompris qu’elle avait besoin d’en parler, qu’elle avait besoind’être libérée. J’ai mis sa main dans la mienne et, à travers

Je peux encore entendre les coups de marteau résonnantsur l’enclume du forgeron et le sifflement des scies du moulinà « pitoune ». J’entends les cris de mes amis qui jouaient dansla rue, le soir après le souper, pendant que nos parents discu-taient entre eux de politique.

J’entends les airs de guitare et d’accordéon que l’on jouaitdans nos rencontres familiales de Noël et du jour de l’An. Jerevois mes neveux, mes nièces ainsi que moi-même, rire,danser et s’empiffrer des sandwichs multicolores que ma sœurpréparait pour l’occasion. Je revois papa nous accorder labénédiction traditionnelle… une belle tradition que maman apréservée!

Je revois notre chalet au bord du Lac-à-la-Croix et toutesces magnifiques journées ensoleillées, les baignades, les ran-données en chaloupe, les soirées à chanter autour du feu, lalumière qui dansait au fond des yeux.

Quel merveilleux privilège que d’avoir été adopté pard’aussi bons parents et de vivre dans une famille aussi unie.

Quel bonheur de pouvoir encore aujourd’hui vivre cetteharmonie. Et quel réconfort de pouvoir partager avec mamère, en tout temps, mes joies et mes peines, de pouvoir prieravec elle et de pouvoir lire avec elle des chapitres de la Bible.

Plus je vieillis et plus je comprends à quel point mafamille est un précieux trésor.

Il y a quelques années, j’ai effectué des recherches pourretrouver mes parents d’origine. Après quelques mois dedémarches, j’ai reçu un appel d’une agence de recherche quim’avisait que son travail avait abouti. Ils avaient retrouvé mamère. J’en étais heureux. Il ne suffisait qu’à organiser lesretrouvailles.

On m’avait déjà fait parvenir, quelques années aupara-vant, des informations sur les antécédents de mes parents d’origine. Je savais que ma mère avait une santé mentale fra -gile, qu’elle souffrait d’épilepsie et qu’elle avait déjà séjournédans un hôpital psychiatrique. Ces renseignements m’at-tristèrent mais ils intensifièrent mon désir de la rencontrer. J’aidiscuté de mes projets avec Albertine, ma mère adoptive, pour

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mes larmes, je lui ai pardonné de tout mon cœur. Puis nousavons prié ensemble en demandant à Dieu de nous inonder deson amour et de sa guérison.

Lorsque je suis retourné voir Claudette quelque tempsaprès, j’ai remarqué chez elle un changement positif. Elle étaitplus rayonnante, plus à l’aise. Nous sommes allés mangerensemble un bon repas.

Plus tard, j’ai entrepris des recherches pour retrouver monpère d’origine. Cette fois, il n’a fallu que peu de temps pourque je me retrouve face à face avec mon père, un homme debelle apparence, costaud, trapu, au teint basané et qui donnaitl’impression d’avoir dix ans de moins que son âge. Il avaitcontinué à travailler dans le milieu des bars pendant unebonne partie de sa vie et avait vécu un divorce. Il m’appritégalement qu’il avait été champion de boxe et qu’il avait pra-tiqué le karaté jusqu’à l’âge de soixante et onze ans. Il en avaitmaintenant soixante-dix-huit et avait été victime d’une crisecardiaque peu de temps avant notre première rencontre. Lui etmoi avons été très heureux de nous retrouver.

Je lui rends visite de temps à autre. Je perçois dans sonregard une profonde tristesse. Peut-être un peu de remordsface à l’existence qu’il a menée pour se retrouver à la fin desa vie, seul devant l’au-delà qui approche à grands pas. J’aimeêtre en la compagnie de ce bon vieux Gerry. Et je prie pour luide tout mon cœur afin qu’il puisse découvrir l’amour inson -dable et le pardon du Sauveur. Cette paix de l’âme que seulJésus peut donner, je la lui souhaite intensément.

Je suis heureux de connaître Gerry et Claudette. Mais leurprésence ne pourra jamais se comparer aux années que m’ontconsacrées mes parents adoptifs. Je dirais que je les aime tousmais que l’intensité de mon amour n’est pas la même pourtous. Rien ne pourrait se substituer à l’amour que Médéric etAlbertine m’ont témoigné jour après jour pendant toute monenfance et mon adolescence. Je leur en serai, toute ma vie,reconnaissant. J’aime aussi Gerry et Claudette, mais notrerelation reste à bâtir. Pour l’instant, j’apprécie pleinement leprivilège de pouvoir vivre avec eux de bons moments.

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LA PETITE MANGEOIRE

TOUS LES ARBRES DE LA FORÊT me saluent au passagecomme de vieux amis. Ils joignent leurs mains au-dessus dema tête et forment un toit qui couvre l’étroit sentier qui meconduit à la mer. Leur feuillage se pare déjà des premièresteintes de l’automne tout comme moi qui, au milieu de laquarantaine, vois peu à peu apparaître les couleurs de l’au-tomne de ma vie.

Et mes pensées s’envolent une fois de plus vers mon fils.À la suite à son départ, mon cœur l’avait cherché sans

cesse au fond de mes souvenirs… des souvenirs qui fuyaientdevant moi… l’horreur! Semblable à un vieil ordinateur dontla banque de données est corrompue, mon cœur a fait un« crash ». Toutes les informations emmagasinées dans mespensées se volatilisaient comme sous l’attaque d’un virusinformatique. La seule chose dont j’étais certain, c’est qu’ildevait y avoir, quelque part dans ma mémoire, une foule d’informations sauvegardées, mais auxquelles il m’étaitimpossible d’accéder. Plus de Windows, plus de fenêtres sur lepassé. Que des fichiers invisibles, prisonniers d’une mécani -que que même l’émotion n’arrivait pas à pénétrer.

La tragédie de la mort de Micah avait perturbé mamémoire jusqu’à ce que le temps et la bonté de Dieu réparent,petit à petit, ces terribles dégâts. Jusqu’à ce matin où, enmarchant sur le trottoir, le visage d’un jeune garçon d’environseize ans ressemblant étrangement à Micah me transporte, en

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Comme l’écorce entoure la sève,Je l’ai tenue enveloppée dans mes brasToute la journée et peut-être toute la nuit.

Elle n’était ni malade, ni triste, ni blessée.Je l’ai gardée et elle ne bougeait presque pas,Comme la sève dans l’écorce.

Puis elle est partie.Et mes muscles parfumés d’elle,Continuaient de l’étreindre.

Quand j’ai levé les yeux,J’étais un arbre ressuscité,Plein de feuilles nouvelles.

FÉLIX LECLERC

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Micah l’avait fabriquée pour moi et m’en avait fait cadeau.Elle est très jolie avec ses allures de petite maison. On peut yintroduire de la nourriture en soulevant l’un des côtés du toit.Des petites ouvertures pratiquées tout autour de la base per-mettent aux oiseaux d’accéder à cette nourriture. Une série depetites tiges de bois blanches permettent de soutenir le toit etde former un perchoir. Toutes ces tiges sont reliées entre ellespar des petits cubes de bois peints en noir. J’y reconnais l’ha-bileté et l’ingéniosité de mon fils. De toute évidence, il avaittrouvé un grand plaisir à fabriquer ce petit chef-d’œuvre.

Mais pourquoi avoir fabriqué une mangeoire à oiseaux?Il aurait pu construire un petit coffret destiné à ranger les milleet une babioles qui traînent sur le comptoir des ateliers. Ilaurait pu inventer un nouveau modèle de coffre à crayonsavec aiguisoir intégré et le conserver pour ses propresbesoins! Il aurait pu bricoler des dizaines de ces créationstoutes aussi utiles les unes que les autres, mais il avait décidéde construire une mangeoire à oiseaux. Il l’avait construiteavec amour et me l’avait offerte parce qu’il savait que j’aimaisles oiseaux.

Dès son jeune âge et jusqu’à l’adolescence, nous allionssouvent, Micah et moi, observer les oiseaux dans la forêt ouen bordure d’un lac. Lorsqu’il était tout jeune, il aimaitemprunter les jumelles de papa. J’éprouvais un réel plaisir àpartager avec mon enfant chéri les trésors de la nature. Ilposait sans cesse mille et une questions et en vieillissant, sesquestions se transformèrent en mille et une blagues. C’étaitagréable, pour moi et pour les autres, d’être en sa compagnie.Il débordait de gentillesse.

Et ce sont maintenant une multitude de souvenirs quiinondent mes pensées comme les vagues qui n’arrêtent plusde déferler sur une plage.

Je revois mes quatre enfants et leur mère avec qui j’aipartagé vingt ans de ma vie. Je ressens une fois de plus ladouleur causée par le divorce. Un divorce pénible, une rupturebrutale, une violente déchirure. Nous étions très jeunes, desadolescents, quand nous avons amorcé notre projet de viecommune. Nous nous sommes engagés dans la vie comme

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un clin d’œil, dans un autre monde, le monde de mes sou-venirs. En une autre occasion, ce fut à travers le chant d’unemélodie perdue dans le tumulte des bruits de la ville, unemélodie déjà entendue qui est venue, par hasard, ouvrir dis-crètement la porte de mon cœur comme un vent printanierdont le parfum aurait embaumé toute ma maison. Ces imagespermettent à Micah de revivre pour un instant dans mes penséeset je savoure intensément chacun de ces précieux moments.

Ces souvenirs refont parfois surface à des moments toutà fait inattendus.

Je suis au sous-sol de l’immeuble où j’habite, dans unecave humide et sombre. Je déménage bientôt et je dois révi seret trier le contenu de quelques caisses en carton. C’est unparfait fouillis et l’odeur du lieu n’est pas très agréable. Jem’empresse d’ouvrir et de refermer chacune des caisses enmettant de côté les objets dont je veux me débarrasser: de lavaisselle, de vieux bouquins, des articles de pêche, des patinsaux lames rouillées, des bottines de ski, des cassettes vidéo,un jeu de Monopoly endormi là depuis des années…

Je prends entre mes mains une petite caisse poussiéreuse,je l’ouvre et pendant un instant, la terre arrête de tourner. Jesuis paralysé. De grosses larmes chaudes se mettent à coulersur mes joues sales. Sans un mot, sans une syllabe, incapablede lutter, je m’abandonne à cette vague de souvenirs quim’envahit comme un tourbillon. Impossible de décrire cemoment sacré, cette force de l’émotion qui m’amène commeen présence de mon enfant bien-aimé. Cette force transcendela raison. Inondée de ces instants de douce intimité qui récon-cilie mon chagrin aux jours heureux du passé, mon âmeblessée se retrouve imbibée d’un baume qui soulage et quiguérit. À l’intérieur de la boîte, deux petites planches grisesreliées au centre par un ruban adhésif. Sur l’une d’elles, unefleur, peinte à l’huile. Une fleur toute épanouie aux couleursvermeilles. Le violet, le rose et le blanc se marient à des refletsd’un jaune très pâle.

Je retire cette œuvre d’art de son enveloppe de carton,c’est une petite mangeoire en bois. Une mangeoire à oiseaux.

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donné ma guitare préférée… rien à faire, sa porte demeuraitfermée.

Et j’ai sombré, moi aussi, dans un trou noir. Des pro -blèmes de santé commencèrent à se manifester. Je perdis toutemotivation et même si je parvenais parfois à travailler, je n’ar-rivais pas à remonter la pente. Ce n’est que petit à petit, etavec l’aide de Dieu, qu’il me fut possible de traverser cebrouillard de confusion et de honte dans lequel je me sentaisindigne et méprisable.

La relation avec mes filles se rétablit peu à peu. Micahquant à lui allait de mal en pis. Ses relations avec sa mère sedétériorèrent au point où il fut contraint d’aller habiter dansdes foyers d’accueil.

Je me revois soudain en train de passer au peigne fin lesrues et les quartiers de la ville dans l’espoir de trouver parhasard l’endroit où il habitait. Je souffrais tellement de sonabsence qu’il m’était parfois impossible de tolérer ce calvaire.En pleurs, je marchais parfois dans les rues en priant Dieuqu’il me permette de le voir au moins un court instant. Maisje ne fus pas exaucé. Peut-être devais-je être préparé à uneabsence qui serait beaucoup plus longue!

Puis il est parti une année entière habiter chez ses grands-parents. À son retour au Québec, il se lia à quelques jeunes dumilieu de la drogue et continua d’y laisser sombrer son esprit.Même s’il avait conservé sa gentillesse et son amour profondenvers sa mère et ses sœurs, des idées noires l’envahirent peuà peu… jusqu’à ce terrible jour.

Je me revois au chevet de mon fils mourant et mon cœurveut éclater. Son visage est tourné vers moi et ses yeux mi-clos sont sur le point de se fermer. Une larme coule sur sajoue. Je caresse son front, ses cheveux. Je veux mourir aveclui. Je suis muet, mais toutes les fibres de mon être crient…JE T’AIME MICAH!

Je pose délicatement ma main sur sa tête et je supplieDieu de restaurer la santé de mon enfant. Je désire plus quetout au monde que Dieu nous accorde une deuxième chance.Mais petit à petit, mon espoir s’évanouit et je prie maintenantqu’il nous inonde de sa paix et de son pardon. J’ai ressenti

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des aventuriers. Nous avons vécu ensemble de bons momentset de notre union sont nés nos quatre beaux enfants.

Je me revois, tenant dans mes bras notre premier enfant.Il a le teint foncé, les yeux noirs, un petit nez plat. Il meregarde en pleurnichant. Puis ce fut la naissance de nos filles,toutes aussi mignonnes les unes que les autres. Un seul deleurs regards suffisait à charmer mon cœur.

Je peux encore ressentir la chaleur du petit Micah, couchésur ma poitrine en ce bel après-midi d’été. Je le regardedormir en pensant aux mille et un projets et aux rêves quenous accomplirons ensemble. Je revois les petites mains demes filles qui tiennent fermement mon doigt alors qu’ellesaccomplissent, courageuses aventurières, leurs premiers pas.

Je les revois courir tous les quatre, après le souper, dusalon à la cuisine et de la cuisine au salon, comme s’ils étaientincapables de contenir leur énergie. Je les revois courant dansl’herbe avec leurs amis, je les revois courant vers moi à monretour du travail et me serrer très fort de leurs petits bras puismonter sur moi pour une promenade à dos de cheval. Je lesrevois au bord de l’océan, courant dans les vagues, dans unbouillonnement d’écume. Je les revois assis avec moi dansune petite barque qui glisse paisiblement sur un lac…

Mais cette petite barque, un jour, s’est mise à prendrel’eau. Malgré nos efforts, leur mère et moi avons été inca-pables de colmater la fissure. Puis, la barque a heurté desrochers et ce fut le naufrage. Les enfants et leur mère s’ac-crochant à l’épave, et moi, seul, j’ai échoué sur une île.

J’étais le capitaine et bien que je n’aurais jamais souhaitéqu’un tel désastre ne survienne, il m’a été impossible d’éviterla catastrophe. Je me suis haï, j’ai haï mon manque de préve-nance. J’ai haï mon sale caractère égoïste.

Notre divorce brouilla ma relation avec mes enfants.Particulièrement avec Micah, qui ne voulait plus me parler.Ses blessures qui montaient à la surface et sa rage d’adoles-cent brisèrent tous les ponts. J’ai essayé, tant bien que mal, derestaurer notre amitié, je lui ai demandé pardon, je me suisobstiné à lui envoyer des lettres, des petits cadeaux, je lui ai

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enfants? Combien de ces occasions manquées se sontaccumulées sur le parcours de ma vie de parent? Il y en a beau-coup… beaucoup trop. Il y en a suffisamment pour que jepuisse me sentir interpellé en regardant la silhouette de l’hom -me au cœur de pierre du croquis de Micah. Il y en a beaucouptrop et je ne peux rien y changer. La seule pensée de ne pas êtreà la hauteur de l’amour que me témoignent mes trois filles meparalyse littéralement. La peur de les décevoir, de les blesser.Cette peur qui m’a déjà fait sombrer dans un trou noir!

Le dessin de Micah est pour moi comme une épine aucœur. Il me force à appeler les choses par leur nom. Il m’aideà haïr ma médiocrité et à reconnaître mes imperfections. Ilm’aide à demander pardon. Il m’aide à modifier le cours demes actions. Il m’encourage à devenir assez humble pourchercher de l’aide lorsque mes propres ressources ne suffisentplus, que les fardeaux deviennent trop lourds.

J’ai compris que pour certains aspects de ma vie, il n’y aque Dieu qui puisse effectuer une transformation en pro-fondeur de mon être et briser petit à petit la couche de pierrequi recouvre sa beauté. J’ai compris aussi que ce changementn’était jamais instantané et que je dois accepter que son amourne brillera en moi que dans la mesure où je lui fais confianceet lui accorde le droit de prendre mes fardeaux. Seul l’amourlibère. Et cette liberté, je désire qu’elle devienne mon éten-dard. Je veux être capable d’être transparent et ouvert danstoutes mes relations. Je veux être capable d’apprécier labeauté des trésors qui se trouvent dans la vie des gens quim’entourent et dans celle de mes enfants. Je veux que lesannées qui me restent à vivre soient consacrées à apprécier lespetites choses de la vie et à me soucier de ce qui est vraimentimportant: aimer Dieu et aimer les autres.

Cette belle fleur que Micah a peinte pour moi, je la trou-ve maintenant radieuse. C’est le miroir de son âme. Je savoureplus que jamais ce parfum qu’aucune autre fleur sur terre nepourra dégager. Je le respire avec tous mes sens.

J’ai installé la petite mangeoire bien en vue sur mon bal-con afin que tous les oiseaux du ciel puissent l’admirer etvenir s’y nourrir.

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alors fortement la paix du ciel venir couvrir mon fils et peu detemps après, son cœur cessa de battre. Ce jour-là, il y a unepartie de mon cœur, du cœur de sa mère, du cœur de ses troissœurs qui a cessé de battre. Cet être unique, notre beau Micahque nous avions aimé, chéri dans les jours ensoleillés, commedans les jours de tempête, il nous quittait en fermant la portederrière lui pour toujours.

Désirait-il vraiment partir ainsi pour de bon? Je ne saispas… je ne crois pas! Il voulait crier, crier très fort… il a criétrop fort. Son cri a déchiré nos cœurs comme une feuille depapier, comme une lettre inachevée. Son cri a percé monesprit jusqu’à me rendre fou… fou de lui.

Micah! Mon beau Micah! Jamais je ne t’oublierai.

mn

Je suis assis en silence dans cette cave et je ne peuxdétacher mon regard de la petite mangeoire. Le flux et le refluxde toutes ces images du passé qui inondent ma mémoire mebouleversent.

Ce cadeau de Micah, cette petite mangeoire, était un signede l’amour qu’il avait déjà éprouvé envers moi. Un amourprécieux et enraciné dans son cœur. Un amour dont je n’ai pastoujours été à la hauteur.

Emprisonné dans la cage de mes préoccupations d’adul te,aveuglé par la multitude de mes activités toujours plus encom-brantes les unes que les autres, j’avais certainement appréciéce petit cadeau que Micah m’avait offert, j’avais certainementpris le temps de serrer mon enfant dans mes bras, de l’embras -ser et de le remercier mais, cette mangeoire à oiseaux, je nel’avais jamais utilisée. Je l’ai sans doute rangée pendantquelque temps dans un endroit bien en vue avant de la mettresur une étagère puis dans une boîte parmi d’autres « objetsprécieux » que je voulais conserver.

Je me demande combien de ces « objets précieux » se sontretrouvés sur les tablettes de mon cœur et dont la beauté a finipar se faire recouvrir par la poussière de mon insouciance etde mes tracas? Combien de promesses brisées et de rêvesoubliés hantent le fond des tiroirs de ma vie et de la vie de mes

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UN CHANT DANS LA NUIT

HIER SOIR, LES MAGNIFIQUES COULEURS du firmaments’étendant à l’horizon m’ont offert le plus glorieux des spec-tacles. Le rose et le safran, les dégradés de pourpre, les striesdorées des nuages, laissant entrevoir des bandes d’un bleu plusclair, se reflétant au loin sur le duvet argenté de la mer étale.

Je suis demeuré longtemps sur la grève, assis sur unegrosse souche blanche qui s’est sans doute échouée sur cetteplage il y a bien des années. Je me sens comme un million-naire, assis aux premières loges de ce grand amphithéâtre,seul spectateur et honoré d’assister à cette grande représenta-tion signée directement de la main du Créateur.

Mais aujourd’hui, il y a partout du brouillard. J’arrive àpeine à distinguer les gros rochers à l’extrémité de la plage.Les arbustes et les fleurs, qui m’ont si souvent accueilli en ceslieux, se sont cachés sous une brume opaque. Impossible dediscerner les pics rocailleux qui s’avancent habituellementdans la mer pour braver l’écume des vagues, pareils à des tau-reaux dans une corrida. Impossible d’apercevoir au loin cettepetite île qui, comme une amie fidèle, vient me rassurer, jouraprès jour, de sa tranquille présence.

Aujourd’hui, tout est blanc et gris. Les vagues déferlentavec une force inhabituelle. Leur murmure s’est transformé enrugissement comme celui d’un lion qui s’affirme. Leur crêteroule, loin au large, elles s’annoncent comme un championpoids lourd qui entre dans l’arène pour gagner le combat.

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Tant de roses se sont fanées tous ces parfums envolésSur la pierre du dernier sommeilSi longtemps je t’ai pleuré, un long cauchemar éveilléTout était déjà dessiné, le sort a été jeté sans pardonner

Tant de souffrance dans tes larmes, cette angoisse sur ton visageDe voir s’enfuir ainsi ta vie; tous ces billets de bonheurCes faux espoirs sans valeur n’ont pu racheter ta vieLe sort a été jeté sans pardonner

Sans t’oublier je m’accroche à la vieMais je sais, rien ne sera plus comme avantSans t’oublier, toi, ma meilleure amieLe cœur serré prochain rendez-vous dans 100 ans

JULIE MASSE(Album: Compilation)

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les jours de tempête. Ce lien, bien sûr, a déjà existé entre lui etmoi, mais avec les années, ce lien s’est rompu et la barque deMicah s’en est allée à la dérive, jusqu’à ce que les vagues del’adversité la broient contre les rochers.

Ces poussées de brise légère, ces moments de répit m’ontpermis de conserver en moi l’espoir qu’il y aurait des joursmeilleurs. L’espoir que ma souffrance aurait une fin et queDieu ne m’avait pas abandonné.

Puis, une nuit, j’ai pleuré en écoutant les paroles d’unechanson interprétée par Marie-Denise Pelletier, une chansonqui traversait les ondes pour venir s’échouer sur les plages demon âme. Sans trop comprendre ce qui m’arrivait, il m’asemblé que cette chanson avait un message particulier à metransmettre. Je l’avais déjà entendue, mais distraitement.Jamais je n’avais pris le temps d’en écouter les paroles et deles laisser pénétrer en moi.

Comme un fou va jeter à la merdes bouteilles vides et puis espèrequ’on pourra lire à traversS.O.S. écrit avec de l’air.Pour te dire que je me sens seuleje dessine à l’encre vide un désert.

Et je cours, je me raccroche à la vieje me saoule avec le bruitdes corps qui m’entourent.Comme des lianes nouées de tressessans comprendre la détressedes mots que j’envoie.

Difficile d’appeler au secoursquand tant de drames nous oppressentEt les larmes nouées de stressétouffent un peu plus les cris d’amourde ceux qui sont dans la faiblesseEt, dans un dernier espoir, disparaissent.

Et je cours, je me raccroche à la vieje me saoule avec le bruit

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Elles frappent fort et l’écho de leur victoire remplit toute laplage, créant une atmosphère où l’on se sent petit et vulné -rable. Aujourd’hui, c’est la mer qui domine.

Et dans mon for intérieur, mon âme est craintive. Je doisà nouveau faire face à cet homme au cœur de pierre dessinépar Micah, et mon âme pleure. Je sens comme un épais brouil-lard qui masque la lumière de mon esprit. Le brouillard durejet, du remords et de cette lourde culpabilité qui m’assaillesans répit.

Je regarde cet homme solitaire, décharné, dont les traitsne témoignent que froideur et indifférence. Je regarde cethomme et je le hais. Je le considère comme responsable de lamort de mon fils. Il aurait peut-être pu lui porter secours maisil ne l’a pas fait. Il est immobile, passif devant la souffrancedu blessé. Quel malheur! Il refuse d’entendre les requêtes duvoyageur qui lui demande sa direction, un abri, l’eau qui luidonnerait la force de poursuivre sa route. L’homme au cœurde pierre n’est d’aucun secours.

Pendant combien de temps cet homme va-t-il dominer mavie? Comment le faire taire? Comment retrouver la joie quim’habitait jadis?

Le plus terrible, c’est que le brouillard de ma souffranceet de mon deuil m’empêche de voir clairement jusqu’à quelpoint ce personnage hideux a établi domicile en moi. Jusqu’àquel point Micah a-t-il vu juste? Jusqu’à quel point ce per-sonnage que j’ai nommé l’homme au cœur de pierre a-t-ilinfluencé ma destinée et celle de mon fils?

Pourtant, il y a des moments où une brise parfuméesouffle sur ma vie et dissipe momentanément cette brumeoppressante. La chaude lumière des rayons du soleil redonnealors les vraies couleurs au paysage. C’est dans ces momentsde lucidité que je peux voir sainement mes parts d’erreurs etde responsabilités en tant que père. C’est dans ces momentsque j’arrive à accepter objectivement, sans m’écrouler sous unfardeau de condamnations, mes manquements et mon inapti-tude à avoir tissé entre Micah et moi le lien de complicité quiserait devenu l’ancre solide qui nous aurait permis d’affronter

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On dit que dans la Rome antique, pour punir un meur trierde son crime, on liait solidement sur lui le cadavre de sa vic-time jusqu’à ce que la putréfaction atteigne sa propre chair.Mais là, ce n’est pas le cadavre de mon fils qui est sur moi,c’est le poids de ma propre culpabilité!

Enfin, je vois un peu de lumière éclairer les épaissesténèbres de ma vie. Je vois une éclaircie dans les nuages. Lebrouillard fuit sur la plage à mesure que le jour progresse. Jele sens… le ciel va enfin se dégager, le soleil va paraître.

mn

Il m’arrive souvent de passer quelques heures dans unebibliothèque, sans serviette ni ordinateur. Je me promènealors, d’un pas nonchalant, entre les rayons, en prenant letemps de jeter un coup d’œil sur les bouquins qui attirent monattention. Je ne connais pas grand-chose à l’histoire de l’artmais j’éprouve un énorme plaisir à feuilleter ces grands livresoù sont présentées les œuvres de peintres célèbres.

C’est au cours de l’une de ces visites que j’ai découvertune toile qui m’a particulièrement intéressé, une toile deRembrandt intitulée Le retour de l’enfant prodigue. Elle illus-tre la parabole biblique d’un père qui, ayant pendantlongtemps attendu le retour de son fils cadet, le voit revenir àla maison et s’élance pour l’accueillir et le serrer dans sesbras. Le tableau nous montre le fils, chauve, en haillons, la têtepenchée sur la poitrine d’un vieillard (le père) dont le visageexprime tendresse et compassion. L’artiste a montré dans cetteœuvre beaucoup plus que la simple illustration d’un texte dela Bible. Il a reproduit la beauté du pardon qui réside dans lecœur de Dieu.

L’histoire révèle que la vie du peintre n’a pas été exemptede tumultes et de fanfaronnades. Mais à l’époque où il créacette œuvre, Rembrandt avait atteint la maturité et c’est touteson âme qu’il a mise sur la toile. Une âme qui avait souffert etqui se tournait vers Dieu pour goûter son amour et sa gué -rison. On doit dire en effet que pendant les soixante-troisannées de sa vie, Rembrandt avait vu mourir non seulementson épouse Saskia, mais trois fils, deux filles et les deux

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des corps qui m’entourentComme des lianes nouées de tressessans comprendre la détressedes mots que j’envoie.

Tous les cris, les S.O.S.Partent dans les airs, dans l’eau laissent une tracedont les écumes font la beautéPris dans leur vaisseau de verreles messages luttent mais les vagues les ramènenten pierre d’étoile sur les rochers.

Et j’ai ramassé des bouts de verrej’ai recollé tous les morceauxtout était clair comme de l’eau.Contre le passé y a rien à faireil faudrait changer les hérosdans un monde où le plus beau reste à faire.

Et à mesure que la musique pénétrait les fibres de monêtre, c’était comme si tout se dévoilait. Je sentais mon esprits’illuminer et ressentais la lumière divine m’envelopper.Comme les morceaux d’un casse-tête qui s’assemblerait de lui-même, je voyais les paroles du texte se regrouper devant moi.

Le fou, dans la chanson, c’est moi. Je suis ce fou quicontinue à jeter à la mer des bouteilles vides contenant les fantômes de mes erreurs du passé. Je continue à me laisservaincre par la mort qui a vaincu mon fils. Je refuse d’accepterque je fais encore partie d’un monde où le plus beau reste àfaire, même si la cicatrice laissée par le départ de Micahrestera toujours visible à la surface de mon coeur.

Sans m’en rendre compte, cette image de l’homme aucœur de pierre était devenue un fardeau plus imposant quecelui de mon deuil. Oui! Micah a eu mal! Oui! J’aurais pu êtreun meilleur père! Oui! Je dois accepter ma part de respon -sabilité dans cette tragédie! Mais le spectre que je portemaintenant sur mes épaules est devenu plus lourd que leblessé du croquis. Finalement, c’est ma propre détresse que jeporte, c’est ma propre mort. Je croule. Je m’épuise sous monpropre fardeau. Et cela risque de me perdre!

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Cet amour-là n’exclut personne. Il pénètre jusqu’au plusprofond des gouffres pour nous rappeler que nous ne sommesjamais seuls mais que Dieu, notre Père, est avec nous dansl’épreuve et qu’il souffre avec nous. Et cela, il me l’a prouvéà un moment de ma vie où je croyais que tout était terminé.La guérison est lente et les transformations que j’aimerais voirdans mes actions ne s’accomplissent pas uniquement par unclaquement des doigts. Mais Dieu m’a redonné l’espoir et legoût de vivre. Je suis privilégié de vivre d’heureux momentsavec mes trois belles filles que j’aime. Je suis entouré d’uneépouse qui m’aime, de ma famille et de bons amis. Et mêmesi la cicatrice causée par le départ de Micah demeurera tou -jours dans mon âme, je dois accepter que l’amour de Dieuopère son œuvre en moi.

Après avoir lu quelques épisodes de la vie de Rembrandt,je me suis demandé à quoi devait ressembler la vie familialeà son époque. Rembrandt et Saskia exerçaient-ils, auprès deleurs enfants, le même rôle que tiennent les parents d’aujour-d’hui? Quelles étaient leurs inquiétudes, leurs préoccupations?Combien de nuits sont-ils restés éveillés en pensant aux diffi-cultés d’apprentissage de leur jeune fils, aux terribles maux detête de leur fille cadette ou au chagrin de leur grande fille suiteà une rupture de fiançailles? Les besoins affectifs de leursenfants étaient-ils comblés au sein de ce noyau familial? Etles besoins affectifs du père, et ceux de la mère? Qu’en était-il des autres familles qui vivaient en ce temps-là? Les parentsarrivaient-ils à maintenir l’harmonie entre leurs enfants etceux du voisinage? Les enfants de cette époque étaient-ilsplus obéissants ou plus rebelles, plus tendres ou plus endur-cis? Quels étaient leurs loisirs, leurs rêves, leurs espoirs?

À bien y penser, la vie des gens de ce temps-là n’étaitpeut-être pas très différente de la nôtre. Il est certain que laculture et les coutumes hollandaises du XVIIe siècle nesauraient être comparées à notre mode de vie actuel, mais lesêtres humains ne sont-ils pas un peu tous les mêmes, peuimporte l’endroit où ils habitent, peu importe leur culture etl’époque dans laquelle ils ont vécu?

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femmes avec lesquelles il avait vécu. La douleur ressentie à lamort de son fils bien-aimé, Titus, âgé de vingt-six ans, surve -nue peu de temps après le mariage de ce dernier, n’a jamaisété décrite dans ses mémoires mais le personnage du pèredans l’Enfant prodigue laisse entrevoir combien de larmeselle a dû lui coûter.

Dans son excellent livre Le retour de l’enfant prodigue,Henri Nouwen, ancien professeur à l’université de Harvard,commente cette toile en détail, toile qui, pour lui, est devenueune fenêtre sur l’éternité. L’impact que cette œuvre a eu sur savie l’a conduit vers une nouvelle dimension de l’amour et dupardon de Dieu qu’il communiqua par la suite dans les com-munautés de l’Arche où il passa plusieurs années à travaillerauprès de handicapés mentaux. Il écrit:

« Ce qui constitue le véritable centre du tableau deRembrandt, ce sont les mains du père. C’est sur elles que toutela lumière est concentrée; c’est sur elles que le regard desspectateurs est fixé; en elles, la miséricorde se fait chair; parelles, le pardon, la réconciliation et la guérison s’opèrent etgrâce à elles, non seulement le fils fatigué mais aussi le pèreépuisé trouvent le repos. »

Quelle vérité merveilleuse et combien j’ai besoin de lavoir se concrétiser dans ma vie! Seulement l’amour et le par-don de Dieu peuvent guérir le cœur des fils et celui des pères.Seul son amour est capable de m’aider à pardonner à Micahde nous avoir quittés si brutalement et à me pardonner à moi-même. Seul l’amour de Dieu me permettra de combler meslacunes. Dieu n’est pas un père humain, imparfait. Son amourpaternel est assez grand et assez fort pour entourer de ses braschacun des fils et des filles qu’il a créés. Comme l’exprime sibien le Dr Serge Chaussé dans le livre-témoignage des dixmédecins: « Dieu est mon Père. Si j’agis mal, je ne crois pasqu’il va me battre. Au contraire, je sens plutôt qu’il va pleu rer.Il va pleurer de voir dans quel pétrin je me suis engagé. Il neme dira pas “ je te l’avais dit, alors tant pis pour toi. Laprochaine fois tu n’auras qu’à m’écouter ”. Ce sont les pèresterrestres qui pensent de cette façon. En ce qui me concerne,je crois que Dieu est différent. »

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cœur des hommes et son pardon est sans fin. Il a toutefois enhaute estime les relations familiales harmonieuses où l’amourrègne et où chacun des membres s’épanouit sainement.

Je me suis donc senti coupable envers Dieu de ne pasavoir réussi à conserver mon foyer uni. J’ai même été jalouxde certaines familles que je côtoyais et qui vivaient en har-monie. La perte de mon emploi, de notre domicile familial etles difficultés financières qui s’en suivirent n’ont rien faitévidemment pour alléger mon sentiment de culpabilité.

Mais je sais maintenant que rien n’est impossible à Dieu.Je sais qu’il m’aime inconditionnellement et qu’avec lui, il estpossible de rebâtir des jours meilleurs. N’est-ce pas là le sensde son pardon?

C’est en intégrant cette certitude dans ma vie qu’il m’aété possible d’apprécier le succès des autres sans toujours mesentir inférieur ou condamné. Je peux maintenant apprécierles beaux côtés de ma vie et de ma personnalité. Je peux aussiapprécier la beauté dans la vie des autres, une beauté que je nepouvais plus voir et qui se trouve pourtant tout autour de moi.Il me semble aussi que je comprends mieux certaines facettesde la vie.

Un exemple de cela s’est manifesté il y a quelque temps,lorsque je suis allé visiter ma famille à Hébertville. Ma sœurRachel et son mari André se sont mariés alors que j’étais hautcomme trois pommes. Le jour du mariage, Rachel était unevraie princesse dans sa robe blanche à crinoline, légèrecomme une ballerine. Tout le monde dans la famille savaitqu’André, un beau jeune boulanger aux cheveux blonds,sportif et bon travailleur, serait certainement un bon époux. Ill’a été, et il l’est encore aujourd’hui.

Peu de temps après le mariage est né leur premierenfant, Martin, un beau garçon en santé. Ses parents étaientcomblés. Les mois passèrent et graduellement, Rachel etAndré cons tatèrent un certain nombre d’anomalies dans ledéveloppement et la croissance de leur fils. Ils consultèrentleur médecin de famille puis des spécialistes qui diagnos-tiquèrent chez l’enfant certains troubles relativement sérieux.Martin présentait des signes de paralysie cérébrale. Sa bouche

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Je crois personnellement que de tout temps, il y a eu debonnes et de mauvaises gens, de bons et de mauvais parentset que les familles ont toujours eu à faire face aux problèmesde la pauvreté, aux conflits, à l’infidélité, à la maladie, audeuil et à une multitude de situations imprévues et incontrô -lables, similaires à celles que nous vivons aujourd’hui. Detout temps, la vie en famille aura rendu plus facile l’existencede certains individus alors que pour d’autres, elle aura été unesource d’angoisse et d’amertume. Et pour d’autres encore, lesterribles épreuves qu’ils auront dû traverser dans leur enfancese seront inexplicablement transformées en une grandiosesymphonie, comme cela s’est produit pour le jeune Ludwigvan Beethoven dont la musique dégage une profondeur desentiments et une puissance d’expression incomparable.

Et si nous remontons encore plus loin dans l’histoire,nous devons admettre que la vie familiale n’a jamais étéexempte de difficultés. La première famille mentionnée dansla Bible, celle d’Adam et Ève, a été déchirée par une terribletragédie: le décès de leur fils Abel, tué par Caïn, son proprefrère. Plus tard, nous voyons les filles de Noé enivrer leur pèreafin de commettre avec lui des actes incestueux. Puis, ce futAbraham, pour qui une aventure avec une servante se trans-forma en une suite de sérieux conflits familiaux. Jacob, sonpetit-fils, l’ancêtre du peuple israélien, a été polygame. Le roiDavid, homme sensible, aimant Dieu passionnément, a connu,lui aussi, des périodes sombres. Il commit l’adultère avecl’épouse d’un homme totalement loyal pour ensuite le fairetuer. L’enfant né de cette union illicite mourut. Plus tard, unautre fils de David, Absalon, se révolta violemment contre sonpère. Un autre fils, Salomon, connut une vie familiale extrême-ment perturbée et écrivit pourtant l’un des plus beaux poèmesromantiques de tous les temps: Le Cantique des Cantiques.

Il est clair que Dieu n’a jamais demandé aux auteurs desrécits bibliques de cacher les fautes et les échecs des grandspersonnages des temps antiques. Cela nous aide à comprendrepourquoi Jésus et les écrivains du Nouveau Testament ac -cordent à la vie familiale et à la fidélité conjugale un rôle de premier plan. Dieu est sensible à tout vrai repentir venant du

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apporte le journal ou des gâteries. Lorsque je vais àHébertville et que je me retrouve en sa présence, cette joiecommunicative qui déborde de sa personnalité m’envahit lit-téralement. La vie de Martin m’interpelle sans cesse et mepousse à devenir une meilleure personne, plus agréable et plusamicale envers les autres. Si seulement je pouvais aimer lesgens comme Martin les aime, je serais, moi aussi, porteur debonheur. Je me considère privilégié d’avoir Martin commeneveu même si je n’ai pas toujours été à la hauteur de son ami-tié et je trouve qu’il porte magnifiquement son nom… MartinLajoie.

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On m’a raconté, il y a quelque temps, un récit des plusémouvants. Celui d’un enfant sévèrement handicapé et de sonpère, dont la vie a été totalement transformée par un rêve qu’ila fait, et qu’il n’oubliera jamais.

Dans ce rêve, le père est au ciel en compagnie de Jésus,des anges et de plusieurs autres personnages qu’il ne connaîtpas. L’atmosphère de ce lieu est absolument indescriptible.On y sent couler la vie, aussi limpide que le cristal le plus pur.L’amour qui y règne est comparable à une musique encorejamais écoutée ici-bas. Il y a beaucoup d’activités mais tout sedéroule dans une paix absolue.

L’homme s’approche d’un groupe de jeunes gens d’unebeauté sans pareille et qui forment une sorte de classe devantlaquelle se tient un autre jeune homme plus parfait en beautéet en sagesse que tous ceux et celles qui l’écoutent. Quand cejeune homme ouvre la bouche pour communiquer ses pen-sées, tout son auditoire l’écoute avec la plus totale attention.Son incomparable savoir provoque des commentaires appro-bateurs, parfois même des exclamations d’admiration.

Ébloui par cette scène émouvante, le père s’approchelentement, désireux d’entendre les propos tenus par ce jeunesage à l’allure d’un ange. Et à mesure qu’il avance, il sentvibrer son cœur d’un amour extrême pour ce jeune hommequ’il croit reconnaître. En fixant les traits de son visage, il dis-cerne tout à coup un air qui lui est familier. Un regard qu’il a

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ne se développait pas normalement et il dut subir une séried’opérations. Sa vue déficiente l’obligea également à porterdes lunettes aux verres très épais.

Les parents, le cœur attristé, ont dû faire face à la réalitéque Martin ne deviendrait jamais un enfant comme les autres.Il ne fréquenterait pas l’école comme tous les enfants. Il nepourrait jamais faire partie d’un club de balle ou de hockey. Ilserait parfois rejeté, ridiculisé par ses pairs et ne pourrait communiquer adéquatement ses sentiments, ses peines et sasouffrance.

Les années ont passé et le diagnostic des médecins s’estavéré exact. Martin a mis beaucoup de temps pour apprendreà marcher, à manger et à accomplir les petites tâches que lesautres enfants apprennent instinctivement. Il commença àémettre des sons d’une voix plutôt nasillarde et peu à peu, àprononcer des syllabes et des mots. Ses difficultés de crois-sance présentèrent un réel défi pour Rachel et André, mais cedéfi, ils l’ont relevé avec beaucoup de patience et beaucoupd’amour.

Avec l’aide d’organismes spécialisés en éducation despersonnes atteintes d’un handicap mental, Martin a atteint unniveau considérable d’autonomie. Il a développé ses talentsartistiques en découvrant les couleurs et les formes. Il a égale-ment développé ses capacités physiques au point où il a faitpartie d’un club de hockey pour handicapés. Il peut conduireun grand tricycle, adapté à sa motricité, et il fait lui-même depetits achats à l’épicerie du coin. Il a occupé des emplois dansune usine de clous, dans une ferme, et il travaille actuellementdans une petite boutique, L’ami fidèle, spécialisée dans le soindes animaux domestiques. Ses rémunérations ne sont jamaistrès élevées mais Martin est heureux d’occuper ces petitsemplois. Ses patrons affirment qu’il a les qualités d’unemployé modèle. Tous ceux qui le côtoient l’apprécient car ilsème la bonne humeur et la joie partout autour de lui. Il estréellement pour tous et chacun un « ami fidèle », sans préjugésni méchanceté.

Martin est un rayon de soleil pour notre famille. À tousles jours, après son travail, il rend visite à ma mère et lui

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Le ciel commence donc ici-bas, lorsque nous établissonsun lien d’amitié avec Dieu. C’est cette amitié et non pas notrecompétence en matière spirituelle qui se continuera pendanttoute l’éternité, même après la mort. La Bible ne dit-elle pasque celui ou celle qui aime Jésus dans cette vie sera aimé delui dans la vie à venir? C’est cela le ciel! Une histoire d’amourque même la mort ne peut détruire. Libre à nous de prendre letemps de bien considérer les paroles du Christ et de l’inviter àdevenir notre ami. Il ne repousse jamais une telle invitation!

Pour les parents qui doivent survivre au deuil d’un enfant,cette espérance de revoir un jour l’être qu’ils ont aimé peutdevenir une source impérissable de consolation. Cette réalitén’enlève rien à la tristesse causée par le départ de cet enfantmais elle produit en eux une force qui les aide à traverser cetemps de douleur.

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Après la naissance de mes deux premiers enfants, j’aihabité pendant plusieurs années la ville de Repentigny, enbanlieue de Montréal. Je conserve des souvenirs inoubliablesde cette époque. J’y ai connu de belles et sincères amitiés.D’autres souvenirs sont plus douloureux mais les amitiéssincères ne se construisent pas seulement dans les jours defête, elles se tissent aussi parfois dans les larmes.

Lorsque j’ai vu Hélène pour la première fois, j’ai tout desuite senti qu’elle était très timide et probablement extrê -mement sensible. La moindre remarque à son égard la faisait rougir comme une tulipe. Mais sa grande sensibilité m’en afait très vite une excellente amie. Nous la considérions commeun membre de notre famille. Hélène souffrait d’un très légerhandicap mental qui la rendait un peu lente à l’apprentissagede certaines tâches. Mais c’était souvent cette légère incapaci -té jumelée à son sens de l’humour incomparable qui faisaientd’elle un être si attachant. Elle a habité avec nous pendant plu -sieurs mois dans une chambrette que nous avions construitepour elle. Hélène était une véritable amie pour toute notrefamille.

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croisé à maintes et maintes reprises. Le regard de son jeunefils handicapé!

Il n’arrive pas à le croire. C’est bien lui. Cet enfant, quiavait été privé, pendant son séjour sur terre, de la parole et dela science, avait reçu une sagesse infinie qu’il pourrait parta -ger à sa guise pendant toute l’éternité.

Il ne s’agit que d’un rêve, mais d’un rêve qui pourraitbien un jour devenir réalité. Et pourquoi pas? N’est-il pascommun à Dieu d’élever les humbles, les petits, les démunisde la société? Le Roi des rois n’est-il pas né dans une étableparmi de pauvres bergers? Jésus n’a-t-il pas promis des ré -compenses célestes à ceux qui sont pauvres en esprit?

Après ce rêve, le père du jeune handicapé n’a plus jamaisregardé son fils de la même manière. Une fenêtre s’est ouvertesur une réalité céleste qu’il n’avait jamais vue auparavant. Parcette fenêtre, il a pu voir au-delà de la maladie de son enfant,de ses membres atrophiés, de sa difficulté à communiquer. Ila vu son fils dans son état parfait, dans la gloire éternelle.

Croire à l’existence du ciel ou à une autre vie après lamort, tel que Jésus l’a enseigné, exige de notre part un mini-mum de foi. Mais puisque cette notion de l’au-delà nous a ététransmise par ceux qui témoignent que le ressuscité s’estprésenté devant une foule de témoins, il est possible qu’ellesoit vraie.

Pour ceux et celles qui croient en Jésus, cette vérité estessentielle. Le vrai chrétien ne perçoit pas la vie terrestrecomme une attente pénible et chargée d’insécurité jusqu’aujour où il paraîtra devant la cour suprême céleste pour plaidersa cause devant Dieu. D’ailleurs, s’il en était ainsi, personnene gagnerait sa cause car nul individu ne pourra jamaisdevenir assez bon pour mériter, par lui-même, l’accès au para -dis. Personne sur terre ne peut « gagner son ciel », le prix enest trop élevé. Seul Dieu peut nous accorder le privilège devivre avec lui pour toujours. Et cela, il l’a déjà fait en venantparmi nous afin de se charger de la culpabilité de nos fautes etnous libérer de notre condamnation. Jésus est mort sur la croixpour nous montrer jusqu’où peut aller la méchanceté humaineet jusqu’où vont la bonté et le pardon de Dieu.

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Accompagnant l’article, une photo de Mylène, en grosplan, resplendissante de vie, son sourire vrai, ses petits yeuxtaquins, qui lancent un dernier au revoir à tous ceux qui l’ontaimée.

Quinze ans de jours heureux… et tout s’arrête brusque-ment. Un conducteur ivre, récidiviste, qui néglige de faire unarrêt obligatoire, heurte Mylène et la projette dans les airscomme une feuille de papier soufflée par le vent.

Jamais Gilles et Manon Carignan, ses parents, ni Anissaet Noémie, ses deux sœurs, n’auraient pu imaginer queMylène les quitterait d’une manière si inattendue et dans depareilles circonstances.

Je connaissais la famille Carignan depuis des années. Ilssont mes amis, Mylène était mon amie et son départ m’a briséle cœur. Quelques heures après l’accident, je les ai rejoints auchevet de Mylène, qui reposait inerte sur son lit d’hôpital. Elleétait difficile à reconnaître tellement son visage était enflé.Elle ne respirait déjà plus.

Pendant quinze ans, Mylène a été aimée et choyée au seinde la famille la plus affectueuse que je connaisse. Une familleexemplaire à tous les points de vue, et je n’exagère pas!

J’ai côtoyé la famille Carignan pendant des années et jeles côtoie toujours. Mes enfants ont joué avec leurs enfants,avec Mylène. De voir la photo de la belle Mylène superposéeà celle du chauffard, sur une page du journal, a provoqué enmoi la plus vive indignation, le dégoût, la colère. Cet hommen’avait pas le droit de voler une vie à cause de son problèmed’alcool. Il n’avait surtout pas le droit de voler la vie deMylène, cette vie unique, irremplaçable. Les jeunes de sonécole la surnommaient « Le rayon de soleil » tellement ellerayonnait de son intérêt pour les autres, de son optimisme et de sa joie de vivre. Elle était une artiste pleine de talents etune confidente toujours à l’écoute de ses amis, toujoursdisponible.

La veille de son accident, Mylène avait assisté à une ren-contre de jeunes pendant laquelle on leur avait demandé derédiger un petit texte, comme s’il était écrit par Dieu le Père,dans le but de communiquer son amour à l’une de leurs

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Un jour, je suis sorti avec un groupe d’adolescents dansun restaurant de Montréal. Hélène était des nôtres. Après lerepas, nous avions prévu nous rendre à la piscine du Stadeolympique effectuer quelques plongeons.

Pendant le souper, Hélène eut un malaise. Elle se retira àla salle de bain avec une amie mais son état ne semblait pass’améliorer. Hélène souffrait d’asthme et parfois, lorsque sarespiration était trop saccadée, je l’accompagnais à l’hôpitalpour qu’elle puisse recevoir des traitements. Je lui ai doncproposé de la conduire à l’hôpital qui était situé à quelquesminutes du restaurant où nous nous trouvions. Elle préféraattendre, jugeant que sa respiration n’était pas si mauvaise etque tout rentrerait dans l’ordre sous peu. Nous sommes doncpartis en direction du stade. En cours de route, son état s’estrapidement détérioré, beaucoup plus rapidement que lorsqu’ellesouffrait d’une crise d’asthme, beaucoup trop rapidement pourque nous puissions nous rendre à l’hôpital. Sans que person-ne le sache, Hélène souffrait d’une allergie alimentairedéclenchée par la vinaigrette à base d’huile d’arachide qu’elleavait consommée pendant le souper. Cette allergie alimentairelui a été fatale.

En ce bel après-midi ensoleillé, Hélène nous avait doncquittés subitement pour sa demeure céleste. Ce fut un chocterrible pour ses parents qui l’adoraient. Quelle souffrancepour les membres de sa famille et pour ses nombreux amis devoir s’envoler cette petite colombe sans même pouvoir lui direadieu! Pourquoi de telles tragédies se produisent-elles?Pourquoi Hélène?

Je crois que de nombreuses questions demeureront tou-jours sans réponse. Mais si nous croyons vraiment à laProvidence et à l’éternité, il est fort probable que certaines deces réponses nous seront données dans l’au-delà.

Je pense à une autre amie, plus jeune qu’Hélène, mais quis’est envolée dans des circonstances toute aussi tragiques.

À la une du Journal de Montréal de l’édition du 23 octo-bre 1999, on pouvait lire en grosses lettres: STOP BRÛLÉ,ADOLESCENTE FAUCHÉE. L’ALCOOL TUE!

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Sur le coup, quel parent ne serait pas en colère contre celuiqui aurait fait du mal à son enfant? Mais avec le recul, on sedemande: doit-on faire porter le blâme à une seule personnequand la société toute entière est responsable de ce genred’événement? Combien de gens autour de nous ont déjà con-duit avec un verre en trop? Ce type a besoin d’être pris encharge et soigné plutôt que blâmé.Pardonner à ce chauffard ne veut pas dire que nous nesouhaitons pas que la justice fasse son travail! Dieu n’enlèvepas le poids des conséquences de nos gestes. En revanche, Ilnous offre la possibilité de nous libérer du poids de la con-damnation. Pardonner n’est pas un sentiment, c’est un choix.Au fond de moi, je pense que cet homme n’a pas voulu fairede mal à Mylène. Mais, même si son geste avait été intention-nel, il serait toujours un être humain ayant commis une graveerreur de jugement.Dans notre famille, nous séparons la faute du fautif. En mêmetemps, nous ne sommes pas aveugles; cet homme mérite unebonne « claque », une bonne sanction. Il faut que ce tristeévénement lui permette d’opérer un réel changement dans savie, mais nous ne croyons pas que la justice humaine soitcapable d’y parvenir.Dans l’un des États américains, on punit sévèrement le tenan -cier d’un bar qui a laissé partir un homme ivre sur la route sice dernier cause un accident. Vous savez, je suis un fils d’al-coolique. Mon père nous battait régulièrement ma mère etmoi… il empoisonnait la vie de nos voisins. Il a ensuite étéplacé à l’hôpital psychiatrique pendant 25 ans. Pourtant, mamère nous a appris à lui pardonner. Vers la fin de sa vie, ils’est rendu compte du mal qu’il a fait, et il s’est mis à changerradicalement. C’était incroyable de voir comme mon pèreavait été transformé en réalisant ses erreurs.Nous voulons rencontrer celui qui a tué notre fille en dehorsdu cadre de l’enquête et du procès qui doit suivre. Onvoudrait tellement l’aider à s’en sortir. Si cet homme s’étaitretrouvé en détresse sur le chemin de Mylène, elle l’auraitaidé, comme elle a toujours fait. C’est aussi pour lui faireplaisir que nous effectuons cette démarche de pardon.

Ce témoignage de Gilles remue tous mes sentimentsd’amour envers lui et sa famille. Si Mylène était toujours prête

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compagnes. Cette lettre devait par la suite être remise à unepersonne du groupe choisie au hasard par l’animateur. Par unepure « coïncidence », la lettre de Mylène a été remise àAnissa, sa sœur. La voici:

Ma chère enfant,

Je t’aime tellement, tu es la prunelle de Mes yeux. La fille queJ’ai modelée, là-haut, dans le ciel, avec amour et attention.Dans tes journées de tristesse, J’étais là pour te consoler,dans les moments difficiles, J’étais là pour te supporter. Jesoulèverais des montagnes pour te secourir. Oh comme Jet’aime… Ma mort sur la Croix, Je l’ai fait pour toi aussi. J’aisi hâte au jour où tu viendras me rejoindre, dans Mes lieuxtrès saints…

Ton père qui t’aime… (Mylène)

Je crois sincèrement qu’un tel message a été inspirédirectement par Dieu, non seulement pour Anissa, mais aussi,d’une certaine façon, pour Mylène qui devait aller le rejoindrele lendemain dans les lieux très saints!

Mylène connaissait l’amour de Dieu, comme ses parentset ses sœurs le connaissent. Et malgré la douleur extrême et levide laissé par le départ de leur Mylène chérie, ils se sonttournés vers la Source de toutes consolations pour traversercette étape de deuil. C’est Dieu qui les a également conduits àla guérison et au pardon.

Gilles et Manon sont de bons amis pour moi. Je les re -vois près du cercueil de leur fille, une épée de douleur leur traversant le cœur. Mais je savais qu’en dépit de cette maréeincontrôlable de tristesse qui les submergeait, ils laisseraientbriller d’autant plus fort la lumière et la chaleur de la flammequi les habite. Je savais qu’un jour, comme cela s’était sou-vent produit, la famille Carignan serait un lieu de refuge pourles souffrants, les malheureux… et les endeuillés.

Et cela n’a pas tardé à se réaliser. Dans un article publiédans la revue Dernière heure du mois de novembre 1999,Gilles partage ces quelques pensées au sujet de celui qui estresponsable du décès de leur fille:

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Je regarde à nouveau la triste silhouette des trois person-nages du croquis de Micah et j’ai l’impression qu’ils ne m’ontpas tout dit. L’homme au cœur de pierre me paraît encore plusmaigre, le voyageur plus inquiet et le blessé me semble pous -ser des râlements de plus en plus insistants.

Je reste silencieux. Je regarde. J’écoute. Je cherche àmieux comprendre la souffrance humaine… la souffrance demon fils. Puis, une fenêtre s’ouvre. Je regardais, maintenant,je vois.

Je vois le blessé et le voyageur, dos à dos. Dos à dos etpar-devant derrière. Le croquis de Micah me met en faced’une dualité, d’un schisme. Une rupture entre le cœur et laraison, entre la force et la faiblesse, entre le bien et le mal. Unedualité qui a provoqué l’incertitude et la confusion dans la viede Micah. Une déchirure entre le cœur et la raison qui lepoussa à bout, qui le poussa à commettre un geste qui étaitpeut-être d’avantage un appel à l’aide, un cri de détresse.Après tout, la méthode qu’il avait choisie pour mettre fin à sasouffrance ne lui avait-elle pas laissé une chance de survie? Et après avoir commis son geste, n’avait-il pas quitté sonappartement en espérant trouver du secours?

Micah était sans doute tiraillé entre la mort et la vie. Danssa faiblesse, il souhaitait mettre rapidement un terme à sadouleur mais dans sa force, il désirait vivre. Dans sa peine, ils’était livré au mal mais c’était le bien qu’il sentait en lui qu’ilappelait de toutes ses forces. C’est son cœur tendre, son cœurmeurtri qui, incapable d’écouter la raison, creva l’abcès de sablessure. Une blessure qui lui semblait trop grave, trop pro-fonde, inguérissable!

Je vois dans cette dualité l’éternel paradoxe amour -douleur qui se trouve au centre de l’aventure humaine. Cetterecherche du bien-être, du plaisir, de l’amour, qui se trans-forme trop souvent en déceptions, en douleur et en haine.C’est la tragédie du divorce, de la peine d’amour où, aprèsavoir offert à l’autre le meilleur de soi, on se retrouve blesséet rejeté au sein même de cette relation.

C’est la négation de l’amour. C’est le cri de toute unegénération qui a subi l’échec de l’histoire amoureuse de ses

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à aider et à pardonner, c’est qu’elle avait appris ces qualités deses parents, qui eux, les ont apprises de Dieu.

Le pardon est comme un cadeau que Dieu dépose ten-drement au fond de notre cœur. Il est comme une rivière quitransforme peu à peu les pierres brutes de l’amertume enpetits cailloux lisses et doux.

Le pardon ne doit pas reposer uniquement sur nos forceset nos capacités humaines à pardonner. Sans l’aide de Dieu,tous nos efforts en ce sens seront vains. Le pardon est uncadeau que nous devons demander et recevoir de Dieu. Uncadeau que nous offrons à notre tour à des gens qui, parfois,ne le méritent pas.

Le pardon ne se mérite jamais, il se reçoit. Ce n’est pasun fardeau qui nous est imposé ou que l’on s’impose à soi-même. Pour pardonner aux autres le mal qu’ils nous ont fait,nous devons choisir de marcher quotidiennement dans lechemin du pardon. C’est un chemin périlleux où nos com-pagnes de route sont souvent l’amertume, la colère et la haine.Mais quoi qu’il arrive, il faut continuer à marcher, petits paspar petits pas, en se confiant à Dieu: « Je suis incapable depardonner à cette personne mais je reçois dans mon cœur tonamour et ton pardon. » Avec le temps, le pardon de Dieu agiten nous et son pardon devient notre pardon. C’est le plus beaucadeau qui puisse nous être offert et que nous pouvons offriraux autres. Le pardon… par don!

Quelques mois après l’accident, Gilles et Manon ont ren-contré l’homme responsable de la mort de leur fille et lui ontexprimé leur pardon sincère. Cette initiative est susceptible detransformer radicalement la vie de cet homme et de sonentourage.

La lumière que je vois briller dans les yeux de Gilles, deManon et de leurs enfants est le reflet de l’amour de Dieu. Unamour qui n’est pas de ce monde mais que Dieu offre à tousceux et celles qui l’aiment et se tournent vers lui. Cet amourne s’éteindra jamais, ni sur terre… ni dans l’au-delà!

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Si seulement ces « nouveaux prophètes » du troisièmemillénaire pouvaient saisir la pertinence du message commu-niqué par certains des jeunes qui ont vécu dans les tempsbibliques. S’ils pouvaient rechercher et exprimer la beauté del’amour passionné que Daniel, Ézéchiel et David, par exem-ple, avaient pour Dieu et pour ses commandements. S’ils pouvaient comprendre comment ces mêmes jeunes gensavaient réussi à marquer profondément la conscience de touteune génération. Si les artistes du XXIe siècle se tournaientvers Dieu, nous assisterions à la guérison de notre nation.

Et Dieu, que pense-t-il de tout cela? Pourquoi n’intervient-il pas? S’il existe, n’est-il pas dérangé par notre déchéance? Nepeut-il rien y faire?

Quelle contradiction! Un Dieu tout-puissant qui ne faitrien… qui ne fait rien pour moi!

Ce personnage rigide, froid comme le marbre des cathé-drales, distant et insensible au malheur des hommes, Micah l’abien illustré. Pour lui, il personnifiait son père. Un père inca-pable de remédier à sa peine, incapable de rencontrer sesbesoins. En le regardant, je peux lire les pensées qu’avait monfils:

« Tu es maigre, si maigre dans ton apitoiement… mieuxaurait valu que tu ne naisses jamais. Ainsi, ma douleur seraitmoins grave que d’avoir à supporter ton image qui me hante.Mais comme tu as toujours été le plus fort, c’est à moi main-tenant de remporter cette ultime bataille. Je vais mettre fin audrame de ma vie. Je vais me détruire, moi, ton chef-d’œuvre,et tu ne pourras pas m’en empêcher. »

Que mon cœur souffre en écrivant ces lignes! Si seule-ment Micah avait pu comprendre à quel point je l’aimais. Endépit de ma maigreur, de mon incompétence, de mes erreurs,de mon état de « mauvais payeur », brûlé, brisé de désespoir,s’il avait seulement pu lire dans mon regard la tristesse, la ten-dresse et l’espoir de vivre avec lui des jours meilleurs.

Mais ses pensées sont devenues troubles et sa barque, sifragile, fut emportée par les remous de la drogue et de l’oc-cultisme. Quelle tragédie!

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parents. Le cri de toute une génération qui a cherché vaine-ment, par toutes sortes d’expériences, à soulager et régénérersa capacité d’aimer et d’être aimé. Des expériences qui n’étaient rien d’autre au bout du compte que des tentativesd’imposer le silence à l’écho de leurs rêves d’enfants broyéssous le fardeau de la déception. Et pour tenter de nier cet éton-nant paradoxe que le « grand amour » ne peut exister, ils offrentà l’humanité ce qu’ils ont de plus intime: leur sexualité.

Toutefois, ce qu’ils obtiennent en retour est souvent assezéloigné des sentiments de tendresse et d’authenticité auxquelsils aspirent tant. Leur identité en souffre et leur estime de soidoit se soumettre à ce que la société propose comme étantl’image du vrai bonheur. Un bonheur qu’ils savent artificiel,calqué sur une vision hollywoodienne qui rejoint tantôt leursréalités quotidiennes, tantôt leurs fantasmes les plus inacces-sibles.

Là encore, cette dualité écorche l’âme. Les sentiments lesplus nobles de beauté et de grandeur qui habitent leur esprit setrouvent sans cesse en butte à l’insatisfaction générée par unstyle de vie axé sur la gratification du moi. La vérité, c’est quele vrai bonheur ne se retrouve pas dans la seule quête deplaisir et du pouvoir, autrement ces riches et belles jeunesfemmes et ces jeunes hommes si sensuels qui sont devenus lesidoles de milliers d’adolescents seraient les êtres les plusheureux au monde. Mais il est bien évident que cela n’est pasle cas.

Qu’il s’agisse des statues de plâtre ou de bronze des civi -lisations anciennes, ou des tapisseries de photos découpéesdans les journaux à potins qui couvrent les murs de la cham-bre à coucher des jeunes nord-américains, ces idoles n’ontjamais su apporter une aide tangible à un monde en désarroi.

Je respecte les gestes philanthropiques de certains artis -tes, comme Madonna, qui offre de grosses sommes d’argentpour le traitement des sidatiques. Le problème, c’est queMadonna a conduit elle-même ses fans vers les pires perver-sions sexuel les. Quel paradoxe! Que Dieu bénisse son âmes’il s’agit là d’un vrai repentir!

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Interprétait-il leurs réactions comme de la faiblesse, du har-cèlement? Pourquoi choisit-il de leur tourner le dos et de fuirau loin? Pourquoi Dieu n’a-t-il rien fait? Pourquoi n’a-t-il pas,au moment opportun, tendu la main pour secourir cet enfanten détresse? Dieu est-il dépassé par les circonstances? S’est-iléloigné de nous? Est-il semblable à cet être froid et impuis-sant incarné dans cette maigre silhouette de l’homme au cœurde pierre dessinée par Micah?

Dieu est-il réellement ainsi?Même si je dois avouer que je comprends bien peu de

choses à la personnalité de Dieu et aux problèmes humains, jesuis persuadé que Dieu est Amour. Il a choisi de naître au seind’un peuple faible et conquis, dans une étable d’une petiteville. Il est venu parmi les pauvres, les ouvriers, les fermiers.Il n’a pu se restreindre à communiquer à distance et il a prisune forme humaine afin de nous convaincre qu’il nous aimevraiment.

À vrai dire, le visage de Dieu ressemble fort à celui deJésus. Il est bronzé par le soleil et couvert de la poussière deschemins de campagne où il a marché pour aller donner le painde vie au peuple... les paroles de l’éternité.

Le visage de Dieu est ridé. On peut lire à travers ses ridesles longues heures qu’il a passées à écouter et à guérir les mal-heureux, les pauvres, les orphelins, les veuves.

Son visage affiche un doux sourire. Un sourire quiressemble à celui des enfants. Aux enfants qui couraient à sarencontre à l’entrée des villages, en dansant et en chantant. EtJésus, lui aussi, dansait et chantait avec eux.

Son visage est parfois rempli de tendresse et de miséri-corde. Simon Pierre l’a bien vu après avoir publiquement niétrois fois le connaître. Jésus alors se retourna et le regardaaffectueusement.

Nous voyons son visage briller dans chaque larme quicoule sur ses joues alors qu’il agonise sur la croix et crie detoutes ses forces: « Père, pardonne-leur, car ils ne savent cequ’ils font! »

Mais maintenant, son visage resplendit d’un éclat incom-parable, plus brillant que le soleil dans toute sa splendeur. Cet

Ce personnage chétif à qui s’adresse le voyageur pourraitsans doute aussi représenter d’autres individus: une conjointedéprimée, une mère autoritaire, une petite amie désabusée, unconjoint alcoolique, un parent absent, une amitié rompue, unesociété incapable de traiter ses propres blessés ou, peut-êtremême, Dieu.

Un dieu maigre, distant et froid, incapable de porter se -cours. Un dieu sans personnalité et sans nom avec qui il estimpossible de communiquer. Un dieu aux mille visages quim’afflige d’un karma auquel ma destinée est irrésistiblementsoumise, ou encore, ce dieu autoritaire qui élève toujours plushaut ses exigences de sorte que, quoi que je fasse, je n’arrive -rai jamais à le satisfaire. Ce dieu-là est maigre de son amour,il ne peut pas m’aider. J’ignore si vraiment il existe, plutôt, jepense qu’il existe dans la tête de certains et je préfère ne pasle connaître. C’est un être abusif et méchant!

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J’ai rencontré récemment un pasteur protestant qui m’aconfié sa souffrance et ses inquiétudes au sujet de l’un de sesenfants. La famille de ce pasteur menait une vie heureuse et pai -sible. À l’adolescence, l’un des fils a commencé à manifesterdes signes de troubles psychiques. Un jour, il s’est agenouillépendant des heures au pied de son lit, la Bible ouverte devantlui, en implorant Dieu de venir le secourir et le libérer de cesaffreux tourments. Ne voyant aucun résultat immédiat à saprière, il se releva, déçu, et quitta la demeure familiale.

Quel désarroi dans le cœur des parents affligés! Ils au -raient aimé tout simplement prendre leur fils dans leurs braspour le consoler. Ils auraient aimé prendre sur eux ce pesantfardeau qui affligeait son esprit. Ils auraient aimé souffrir à saplace. Mais, l’âme triste et inquiète, ils n’eurent d’autre choixque de voir leurs sentiments d’amour se briser sur l’épaissemuraille de la dépression de leur fils, cette prison dans laquel -le leur enfant chéri gémissait, les fers aux pieds.

Comment ce jeune adolescent percevait-il alors les effortsdésespérés de ses parents qui tentaient de le secourir?

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éclat qui illumina le tombeau au matin de Pâques, là où ni lamort, ni les puissances des ténèbres n’ont pu le retenir captif.

C’est cette lumière de la gloire de Dieu que ses disciplesont contemplée sur le mont de la transfiguration.

Et même si nos problèmes ne sont pas toujours résolusinstantanément ici-bas, Dieu est avec nous dans notre souf-france et dans nos difficultés. Il a promis que si nous gardonsla foi en lui, nous verrons, un jour, son visage.

mn

Le fils de mon ami pasteur est toujours aux prises avec ceterrible mal qu’est la maladie mentale. Je prie Dieu de toutesmes forces qu’il soutienne ses parents et sa famille dans cettedure épreuve, et surtout, qu’il protège et guérisse leur enfantchéri.

Je prie pour les médecins qui doivent le soigner et jedemande à Dieu de couronner leurs efforts de bons résultats.

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LE TITANIC

DIMANCHE, 14 AVRIL 1912. Le temps est frais et la mer estcalme. Les étoiles brillent dans un ciel clair, s’amusant à com-parer leur beauté en se mirant dans l’eau tranquille de l’océanAtlantique. Au large des côtes de la Nouvelle-Écosse, unénorme paquebot glisse sur la mer froide, à une vitesse de 22nœuds. De loin, on ne voit que des milliers de petits feux quiavancent dans la nuit, semblables à la Voie lactée qui orne lavoûte céleste. On dirait une ville en fête. Ses quatre cheminéespointent vers le ciel comme les tours d’une forteresse impre -nable.

Le R.M.S. Titanic est le chef-d’œuvre de la technologiedu début du XXe siècle et l’orgueil de l’Angleterre. Outre despassagers, il transporte du courrier sous les auspices de SaMajesté le Roi George V.

Les proportions du paquebot sont inouïes. Il mesure 270mètres de long et 29 mètres de large. Sa hauteur, de la quilleaux cheminées, est de 53 mètres. Son poids, en déplacement,52 250 tonnes. Les trois hélices à elles seules pèsent 98tonnes. Dans la cale, on a construit 29 chaudières et 12 soutescontenant 13 000 mètres cubes de charbon. Le nombre de ri -vets d’assemblage de la coque est de 3 millions.

La capacité d’accommodation du navire est de 2 603 pas-sagers dont 905 en première classe, 564 en seconde et 1 134en troisième. L’équipage compte 900 personnes. Le paquebot

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Juste une prière avant d’obéirÀ l’ordre des choses et de nos pèresAvant de partir

Juste une autre vie sauvée de l’oubliGravée bien mieux que par une lameDans la mémoire d’Abraham

Longue l’attente de l’heureLourde la peine en nos cœursMais si grands notre amour notre foi en toiEt difficile de te comprendre parfois

Que sera demain nos destins plus loin?Un peu de paix d’amour et de painAu creux de tes mains

Longue l’attente de l’heureLourde la peine en nos cœursMais si grands notre amour notre foi en toiEt difficile de te comprendre parfois

Conduis nos enfants pour la fin des tempsRemplis de plus de joies que de larmesLa mémoire d’Abraham

CÉLINE DION(Album: D’eux)

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Deux autres passagers étaient directement impliqués dansl’aventure du Titanic: le capitaine du navire, Edward JohnSmith, ainsi que Joseph Bruce Ismay, le président de la WhiteStar Line. Ismay avait l’habitude de participer aux voyagesinauguraux de ses navires et celui qu’il a fait sur le Titanicn’est donc pas une exception. C’est lui qui occupait l’autresuite de luxe de première classe.

Ismay avait abondamment vanté les attraits du Titanic etorganisé une vaste campagne publicitaire pour mousser cettepremière croisière. Une campagne publicitaire où l’on affir-mait entre autres choses que même « Dieu serait incapable decouler ce bateau ».

Pendant la traversée, c’est lui qui poussa le commandantSmith à augmenter la vitesse du navire malgré les risques deheurter un iceberg. Nous connaissons la suite!

Malgré les nombreux messages d’avertissement captéspar Jack Phillips, l’opérateur radio, le commandant refusa deralentir. Frédérick Fleet, veilleur dans le nid-de-pie, a été lepremier à apercevoir la banquise. Il révéla, par la suite, qu’ilne disposait pas de jumelles dans le nid de pie et que, si sonposte en avait été équipé, il aurait pu repérer l’iceberg à unedistance de trois ou quatre kilomètres, ce qui aurait permisd’éviter la collision.

Quel drame! Cet accident aurait facilement pu être évité.Mais laissons le soin à l’un des passagers du Titanic, le

jeune Jack Thayer, âgé de 17 ans au moment du drame, denous raconter la suite de ce qui est arrivé cette nuit-là.

« Mon père était couché, et ma mère et moi-même étionssur le point d’en faire autant. Il n’y eut pas de gros choc.J’étais debout à ce moment-là et je ne crois pas que c’étaitsuffisant pour faire tomber quelqu’un. J’enfilai un pardessuset montai précipitamment sur le pont A du côté bâbord. Je n’yvis rien. Je partis vers la poupe pour voir s’il y avait des tracesde glace. La seule glace que je vis se trouvait sur le pont. Jene pouvais pas voir très loin devant car je venais de sortird’une pièce très éclairée.

Je redescendis à notre cabine et mon père et ma mèrem’accompagnèrent sur le pont A, du côté tribord. Nous n’y

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est équipé de 20 canots de sauvetage qui ne peuvent toutefoiscontenir que 1 178 personnes.

Le prix d’un appartement de première classe avec trois ouquatre domestiques s’élève à 4 500 dollars. Celui d’unecouchette en cabine de troisième classe est de 40 dollars. Lorsde cette traversée, le coffre-fort contenait pour 300 millions dedollars de bijoux (dont une caisse de diamants appartenant àune compagnie minière d’Afrique du Sud et la copie d’unmanuscrit persan du XIIe siècle, le Rubaviat du poète OmarKhayyâm, un manuscrit dont la reliure était ornée de 1 050pierres précieuses).

En argent de l’époque, le navire était évalué à 7,5 millionsde dollars. L’une des passagères l’avait décrit comme ressem-blant à une ville flottante. « Tout comme une ville, il n’ymanque rien. » On y trouvait une piscine, une salle de concertet des bibliothèques. Avec toutes ses boutiques et ses attrac-tions, le pont principal était plus large que la rue principale dela ville où elle habitait.

Le Titanic avait quitté le port de Southampton, enAngleterre, pour se rendre à New York. Plusieurs person-nages de la haute société sont à bord. Charlotte DrakeMartinez Cardeza, milliardaire, épouse du procureur dePhiladelphie et fille de Thomas Drake, banquier et industriel.Elle occupe l’une des deux suites de luxe de première classeavec promenade privée. Le Colonel John Jacob Astor, luiaussi milliardaire, et propriétaire des hôtels Astoria et Waldorfde New York. Benjamin Guggenheim surnommé le « roi ducuivre », grand amateur d’art, issu d’une riche famille de pro-priétaires de mines et de fonderies. Luigi Gatti, jeune Italien,propriétaire de deux restaurants à Londres et gérant du restau-rant À la carte du Titanic. Charles Melville Hays, le « roi deschemins de fer », directeur général de Grand Trunk PacificRailway, une compagnie de chemins de fer canadienne. Oncompte aussi parmi les passagers Margaret Brown, l’une despremières femmes des États-Unis à briguer un poste dans lafonction publique et qui entra au Sénat huit ans avant que lesfemmes n’aient obtenu le droit de vote.

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aussi juste de rencontrer ce soir-là. Je le perdis de vue enquelques minutes. Long et moi étions près du bastingage unpeu à l’arrière de la passerelle de commandement.

La gîte à bâbord n’avait cessé d’augmenter. À ce mo ment,des gens commençaient à sauter de la proue. Je pensais à enfaire autant, mais j’eus peur d’être assommé en heurtant l’eau.Trois fois je me décidai à sauter, à me laisser glisser sur lescordes du bossoir et à essayer d’aller vers les canots déjàéloignés du navire, mais à chacune, Long me retint et me ditd’attendre un moment. Il s’assit alors et je restai debout àattendre ce qui allait se passer. Même alors, nous pensionsqu’il était possible de rester à flot.

J’aperçus une corde entre les bossoirs ainsi qu’une étoileet je remarquai que celle-ci s’abaissait progressivement. À cetinstant, le navire se redressa en se maintenant en équilibre etcommença à s’enfoncer assez vite avec un angle d’environ30 degrés. Comme il commençait à sombrer, nous quittâmesles bossoirs et retournâmes près du bastingage à égale distancede la deuxième cheminée.

Long et moi nous dîmes au revoir et sautâmes sur lebastingage. Il passa les jambes de l’autre côté, attendit uneminute et me demanda si je venais. Je lui répondis que j’ar-rivais dans un instant. Il ne sauta pas vraiment mais glissa lelong du navire. Je ne le revis jamais.

Environ cinq secondes après lui, je sautai à mon tour, lespieds en premier. J’étais à bonne distance du navire; je tombaiet alors que je remontais, une force me repoussa à l’écart dubateau.

Le navire paraissait entouré d’une lueur éblouissante et sedétachait dans la nuit comme s’il était en flammes. L’eau léchaitle pied de la première cheminée. À bord, une foule de gens seruait vers l’arrière, toujours vers l’arrière, pour rejoindre la poupequi émergeait. Le vacarme et les hurlements continuèrent, ponc-tués par les détonations et les craquements sourds des chaudièreset des machines s’arrachant de leurs berceaux et se détachant deleurs socles.

Soudain, toute la superstructure du bateau parut se briseren deux, assez nettement sur l’avant, une partie se couchant et

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vîmes rien. Mon père crut voir flotter de petits morceaux deglace, mais moi je n’en voyais pas. Il n’y avait pas de gros ice-berg. Nous allâmes à bâbord et le bateau prit alors une légèregîte sur bâbord. Nous restâmes là à regarder pendant environcinq minutes. La gîte sembla s’accentuer très lentement.

Nous redescendîmes alors à nos chambres sur le pont C,nous nous habillâmes rapidement en enfilant tous nos vête-ments. Nous mîmes tous nos gilets de sauvetage et, par-dessus,nos manteaux. Puis, nous montâmes précipitamment sur le pontet circulâmes, cherchant différents endroits jusqu’à ce que l’onordonnât aux femmes de se rassembler à bâbord.

Mon père et moi dîmes au revoir à ma mère en haut desescaliers sur le pont A. Avec sa domestique, elle sortit directe-ment sur le pont A à bâbord et nous allâmes à tribord. À cemoment, nous n’avions pas idée que le navire pourrait som-brer et nous circulâmes sur le pont A puis descendîmes sur lepont B. Nous rencontrâmes le 1er Steward du grand salon quinous informa que ma mère n’avait pas encore pris de canot etil nous conduisit jusqu’à elle.

Mon père et ma mère marchaient devant et je les suivais.Ils descendirent sur le pont B et je me retrouvai face à unattroupement qui m’empêcha de les rejoindre. Je les perdis devue. Dès que je pus traverser la foule, j’essayai de les trouversur le pont B, mais sans succès. C’est la dernière fois que jevis mon père.

C’était environ une demi-heure avant le naufrage. J’allaialors à tribord, pensant que mon père et ma mère avaient prisplace dans un canot. Pendant tout ce temps, j’étais avec unami nommé Milton C. Long de New York, que je venais derencontrer ce soir-là.

À tribord, les canots partaient rapidement. Quelques-unsétaient déjà hors de vue. Nous pensions pouvoir prendre placedans l’un d’eux, le dernier à partir à l’avant du côté tribord,mais il semblait y avoir une telle foule que je pensais qu’ilétait imprudent de tenter d’y monter. Lui et moi étions prèsdes bossoirs de l’un des canots qui était parti. Je ne remarquaispersonne de ma connaissance sauf M. Lingley que je venais

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était très calme et nous maintînmes le radeau en équilibre assezstable, mais à tout moment une vague pouvait le balayer.

L’opérateur radio était tout près de moi, se tenant à moi etagenouillé dans l’eau. Nous chantâmes tous un cantique etdîmes une prière, puis attendîmes l’arrivée de l’aube. À cha -que fois que nous voyions les autres canots au loin, noushurlions « Ohé du canot! ». Mais ils ne pouvaient pas dis-tinguer nos cris parmi les autres et donc nous abandonnâmestous, pensant que cela était inutile. Il faisait très froid et aucunde nous n’était capable de bouger pour se tenir chaud, l’eaunous balayant presque tout le temps.

Vers l’aube, le vent se leva, rendant l’eau rugueuse et rendant difficile le maintien du radeau en équilibre. Le radioraviva grandement nos espoirs en nous disant que le Carpathiaserait là dans environ trois heures. Vers 3h30 et 4h00, quelqueshommes, à la poupe de notre radeau, aperçurent les lanternesde son mât. Je ne les voyais pas car j’étais assis avec unhomme agenouillé sur ma jambe. Il finit par se lever et j’en fisautant. Nous avions à bord le 2e officier, M. Lightoller. Nousavions un sifflet d’officier et sifflions pour que les canots auloin viennent nous sauver.

Il fallut environ une heure et demie pour que les canotsarrivent. Deux canots s’approchèrent. Le premier prit la moi -tié d’entre nous et le second le reste, dont moi-même. Nouseûmes beaucoup de difficultés à équilibrer le radeau carles hommes s’appuyaient trop loin, mais nous fûmes touspris à bord d’un canot déjà rempli et, environ une demie ou trois quarts d’heure plus tard, nous fûmes récupérés par leCarpathia. »

Lors de cette tragédie, le comportement de certains pas-sagers ne fut pas toujours honorable. On raconte que, la nuitdu naufrage, un petit nombre des passagers de troisièmeclasse s’habillèrent et montèrent vers les ponts supérieurs à larecherche de sécurité. Un membre de l’équipage essaya de les retenir, leur ordonnant de retourner dans leur comparti-ment, mais ils refusèrent d’obéir et on ne les importuna plus.

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l’autre se dressant vers le ciel. La deuxième cheminée, assezlarge pour que deux automobiles puissent passer de front,s’arracha de sa base en lançant une gerbe d’étincelles. Je crusqu’elle allait m’écraser et, de fait, elle me manqua de 8 à 10mètres. La succion qu’elle provoqua m’entraîna vers le fondet je dus me débattre en nageant, complètement épuisé.

À ce moment, je fus aspiré vers le bas et, comme jeremontais, je fus encore poussé et entortillé par une grossevague s’élevant au milieu d’une grande quantité de petitsdébris. En retirant la main de ma tête, elle toucha le pare-battage de liège d’un radeau de sauvetage retourné (radeau B).Je levai les yeux et vis dessus quelques hommes et je leurdemandai de me tendre la main. L’un d’eux, qui était chauf-feur, m’aida à monter. En peu de temps, le fond fut recouvertd’environ 30 ou 35 hommes. Lorsque j’y montai, je faisaisface au navire.

Les ponts du bateau étaient légèrement orientés vers nous.On pouvait voir le fourmillement des quelque 1 500 person-nes encore à bord, se cramponnant les unes aux autres, entroupes, en meutes, comme des essaims d’abeilles, tombanten masses, par deux ou séparément, d’une hauteur de 75mètres, pendant que la partie la plus importante du navire sedressait dans le ciel jusqu’à atteindre un angle de 65 ou 70degrés. Là, le navire sembla marquer une pause, comme s’ilétait suspendu, pendant ce qui nous parut durer plusieurs mi -nutes. Progressivement il se tourna en s’éloignant de nous,comme pour dissimuler à notre vue ce terrible spectacle.

Je regardai vers le haut. Nous étions juste en dessous destrois énormes hélices. Pendant un instant, je crus qu’elles allaientnous écraser. Puis, avec le bruit terrifiant de l’implosion de sestout derniers ballasts, il glissa doucement dans la mer.

Lorsque la poupe sombra, nous fûmes aspirés vers elle, etcomme nous n’avions qu’une rame, nous ne pouvions quenous rapprocher. Il ne semblait pas y avoir beaucoup d’aspi-ration et la plupart d’entre nous décidèrent de rester sur le fondde notre radeau.

Nous étions alors juste au milieu de vraiment gros débris,avec des gens qui nageaient partout autour de nous. La mer

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écrit un roman intitulé De l’ancien au nouveau monde. Celivre raconte l’histoire d’un paquebot qui heurte un iceberg etcoule dans l’Atlantique Nord. Les survivants sont rescapéspar un navire dont le commandant se nomme E. J. Smith.

Le 22 mars 1896, le même Stead publie un article inti -tulé Comment le Paquebot Poste sombra au milieu del’Atlantique.Dans cette histoire, un paquebot sans nom entraiten collision avec un autre navire et, en raison d’un nombreinsuffisant de canots de sauvetage, on déplorait la perte denombreuses vies humaines. Stead avait écrit: « C’est exacte-ment ce qui pourrait se produire et se produira si les paquebotssont lancés avec un manque de canots. »

Stead était un homme très respecté de son époque. Il étaitfils de pasteur. Bien qu’il avait réussi à atteindre les sommetsdans sa carrière, il n’hésitait pas à utiliser ses écrits pour dé -noncer les injustices sociales. Il explora notamment différentsmoyens pour combattre la pauvreté en Angleterre, joignit sonsuffrage aux débats pour l’acquisition d’une rente aux person-nes âgées et supporta activement l’œuvre charitable del’Armée du Salut. Nous lui devons aussi l’innovation de tech-niques modernes comme l’ajout des illustrations aux textesjournalistiques.

En 1912, on demanda à William Stead d’être orateur lorsd’une conférence internationale sur la paix et l’arbitrage, auCarnegie Hall, à New York. Stead accepta l’invitation et déci-da de faire le voyage jusqu’en Amérique à bord du Titanic.

Vingt ans après avoir écrit son roman, il embarque sur leTitanic commandé par le Commandant Edward J. Smith etdisparaît dans le naufrage par manque de canots de sauvetage.

En 1898, l’écrivain américain Morgan Robertson publie,aux éditions M.G. Mansfield, un roman intitulé Futilité, danslequel un paquebot anglais, baptisé Titan, heurte un iceberg etcoule lors de son voyage inaugural. Ce naufrage a lieu au moisd’avril dans l’Atlantique Nord et le bateau n’a pas suffisam-ment de canots de sauvetage à son bord.

Ce navire imaginaire, réputé insubmersible, est presquesemblable au Titanic par ses dimensions, sa vitesse et ses amé-nagements somptueux. Le nombre et le statut social des pas-

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Toutefois, les portes furent fermées et les chaînes cadenasséesderrière eux pour empêcher d’autres personnes de monter.

Après que le Titanic eut sombré, l’officier responsable del’un des canots proposa aux rescapés de retourner sur les lieuxdu drame pour sauver d’autres passagers de la noyade, maisils refusèrent. Le canot n’était pourtant rempli qu’aux deuxtiers. Ce canot fut plus tard rescapé par le Carpathia, l’un des36 bateaux qui naviguaient dans ce secteur de l’océanAtlantique cette nuit-là.

Sir Cosmo Duff Gordon, propriétaire de plusieurs maga-sins à Londres, Paris et New York, prit place, avec sa femme,dans le canot nº 1, un canot qui ne contenait que 12 personnesalors qu’il avait été conçu pour en contenir jusqu’à 40. À bord,Charles Hendrickson, le commandant du canot, demanda àses compagnons de misère s’il n’était pas indiqué de venir enaide aux gens qui nageaient autour d’eux. Mais Lady DuffGordon et d’autres passagers jugèrent que cela était trop dan-gereux si bien que les 12 survivants du canot nº 1 quittèrentles lieux du drame en condamnant des centaines de personnesà la noyade. Comble de mesquinerie, les marins du mêmecanot se plaignirent à Gordon qu’ils avaient tous perdus leurseffets personnels et que, très probablement, leur paie s’ar-rêterait au moment du naufrage. Le riche passager offrit donc,à tous les hommes, une somme d’argent à leur retour. Cettepromesse fut honorée à bord du Carpathia.

Dans le canot nº 14, quelques femmes implorèrent l’offi -cier de répartir ses passagers dans trois canots et de retour nerpoursuivre le sauvetage. « Vous devriez être drôlement con-tentes d’être ici et d’être encore en vie », leur répondit-il. Plustard, il se décida toutefois à faire ce qu’on lui avait demandé etil sauva d’autres vies. Le canot nº 14 a été le seul à récupérerdes survivants sur le lieu du naufrage.

mn

En 1892 (soit 20 ans avant le drame du Titanic) le célèbrepubliciste anglais William T. Stead, propriétaire de la revuePall Mall Gazette et fondateur de la Review of Reviews, avait

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et les types sont très sympa. Nous devons revenir ici un sa -medi matin (le 27 avril) et j’espère bien être à la maison ledimanche. » Avant l’appareillage, il avait donné une repré -sentation au Salvage Club de Leeds, la ville où il résidait, auprofit de la Fondation du sauvetage en mer.

Après la collision, pendant que les passagers se diri -geaient vers les ponts supérieurs, Wallace Hartley continua dediriger son orchestre. Plusieurs des survivants se souvinrentque la dernière pièce jouée par l’orchestre ce soir-là avait été« Mon Dieu, plus près de toi ».

Mon Dieu plus près de toiPlus près de toi,C’est le cri de ma foi,Plus près de toi.Dans le jour où l’épreuveDéborde comme un fleuve,Garde-moi plus près de toi,Plus près de toi.

Plus près de toi, Seigneur,Plus près de toi,Tiens-moi dans ma douleurTout près de toi.Alors que la souffranceFait son œuvre en silence:Toujours plus près de toi,Plus près de toi.

Plus près de toi toujours,Plus près de toi.Donne-moi ton secours,Soutiens ma foi.Que Satan se déchaîne.Ton amour me ramèneToujours plus près de toi,Plus près de toi.

Mon Dieu, plus près de toiPlus près de toi!

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sagers du Titan, de même que le nombre des victimes de sonnaufrage sont à peu de choses près identiques à ceux quiseront, 14 ans plus tard, impliqués dans le drame du Titanic.

L’avocat new-yorkais, Isaac Frauenthal, fait un rêve avantd’embarquer sur le Titanic à Cherbourg: « Je me vois sur ungros bateau à vapeur qui heurte soudain quelque chose etcommence à sombrer. J’entends les cris des passagers ef -frayés. » La nuit du naufrage, il refait le même rêve sur lepaquebot et en parle à son frère Henry qui ne croit guère àcette éventualité. Il est pourtant sur le qui-vive lorsqu’onannonce la collision avec l’iceberg. Contrairement à d’autrespassagers, on n’eut aucun mal à le persuader de monter à bordd’un canot de sauvetage.

Pendant la nuit du naufrage, dans la ville de Kirbudbrighten Écosse, le capitaine de l’Armée du Salut, W. Rex Sowden,est appelé au chevet d’une jeune orpheline prénommée Jessiequi est en train d’agoniser.

À 23 heures, elle se dressa dans son lit malgré son délireet dit: « Prenez ma main, Capitaine, j’ai si peur. Voyez-vousce grand navire en train de couler? » Sowden essaie en vainde la réconforter en lui disant que ce n’est qu’un mauvais rêve.« Non, répond-elle, le bateau coule. Regardez tous ces gensqui se noient. Quelqu’un nommé Wally joue du violon et s’ap-proche de vous. » Sowden regarde dans la pièce mais neremarque rien. Il allonge la fillette dans son lit, puis elle tombedans le coma.

Quelques heures après la mort de Jessie, le Titanic coule,tandis que le violoniste Wallace Hartley et l’orchestre qu’ildirige continuent de jouer. Wally Hartley, que Rex Sowdenavait bien connu comme enfant, disparaît dans la tragédie.Sowden ignorait qu’il avait pris la mer et qu’il se trouvait surun navire.

Wally effectuait à bord du Titanic sa dernière tournéemaritime après plus de 70 traversées transatlantiques. Il devaitse marier, mais n’avait pu résister à une offre alléchante de laWhite Star Line. La veille de son départ, il avait écrit à safiancée: « C’est un beau bateau. Nous avons une bonne équipe

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Quatre ans plus tard, lors d’une réunion des survivants duTitanic, l’homme a témoigné qu’il avait été sauvé deux foiscette nuit-là. Il avait premièrement accepté le Christ dans savie grâce au témoignage de Harper, et plus tard, on l’avait tirédes eaux glacées.

Le désir ultime du pasteur Harper était d’apporter del’espoir à des désespérés.

Il est vrai que ce ne sont pas tous ceux qui se disentchrétiens qui manifestent un tel souci pour l’âme de leurssembla bles. Et même si le réalisateur du dernier film quirelate l’histoire du Titanic a choisi de personnifier les gensqui croient en Dieu comme des individus faibles et ridicules,il n’en reste pas moins que c’est dans l’au-delà que l’on déter-minera réellement qui a été faible et ridicule.

Les constructeurs du Titanic avaient affirmé que « mêmeDieu ne pourrait couler ce navire ». Ils avaient parfaitementraison. Dieu n’est pas celui qui prend plaisir à couler les navi -r es et à voir périr des milliers de vies humaines. Le comman-dant Smith avait fièrement témoigné: « Je ne peux ima ginerde si tua tion pouvant faire sombrer un navire. Je ne peux con -ce voir qu’un malheur puisse frapper ce vaisseau. » Pour tant,c’est bel et bien ce qui s’est produit!

C’est une grave erreur de croire que l’être humain aréponse à tout et que son intelligence suffit pour régler lesproblèmes de la planète. Cette fausse assurance pourrait con-duire toute une société, tout un pays, au naufrage.

Je n’aime pas jouer les « prophètes de malheurs », maisles leçons que nous a laissées l’histoire devraient être davan-tage prises en considération. La tragédie du Titanic est commeune parabole des temps modernes. Elle nous rappelle quenotre savoir, nos biens, notre sécurité financière et nos projetssont susceptibles de s’évanouir en une seule nuit. Elle nousenseigne aussi que nos dirigeants et que tous ceux qui exercentun rôle important dans la société doivent être assez humblespour reconnaître que si les efforts humains qui contri buent aumieux-être des individus sont louables, l’homme à lui seul nesuffit pas. Il a besoin des sages conseils de Dieu.

Jésus a dit dans l’Évangile de Marc:

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Dans le désert j’ai vuTon ciel ouvert.Pèlerin, bon courage!Ton chant brave l’orageMon Dieu, plus près de toi,Plus près de toi.

On dit que le dernier passager ayant été aperçu à l’ex-trémité du navire, avant que ce dernier ne coule au fond deseaux glacées, était William Stead. Il priait, les bras tendus versle ciel. Plusieurs diront que les prières de Stead n’ont pas ététrès utiles, ni pour lui, ni pour tous ceux qui ont été engloutispour toujours dans l’océan!

Quelques heures avant le naufrage, le Révérend ErnestCarter avait organisé un service religieux dans l’un des grandssalons du navire. Il présenta chacun des hymnes religieux quifurent chantés en les précédant d’une courte histoire sur sacomposition et sur la vie de l’auteur. Douglas Norman accom-pagnait les chants au piano et ce sont des centaines de voix quis’élevèrent au ciel ce soir-là pour chanter les louanges du Dieuéternel.

Aux environs de 22 heures, on servit le café et les bis-cuits, puis le Révérend Carter conclut en ces mots: « C’est lapremière fois qu’un service religieux est tenu sur ce bateau, ence dimanche soir, et je prie que ce ne soit pas le dernier. »

Tous ces joyeux chrétiens regagnèrent leurs cabines… etce fut la dernière fois que des hymnes furent chantés sur leTitanic.

Parmi les passagers, on retrouvait un pasteur écossais dunom de John Harper. Il se rendait à Chicago pour y prêcherdans une église. Pendant le naufrage, il se retrouva dansl’océan glacé. Alors que les naufragés tentaient de garder latête hors de l’eau, Harper nageait d’une personne à l’autre etleur demandait si elles connaissaient Jésus. À l’un de ces nau -fragés qui flottait sur un débris et qui était sur le point d’êtreemporté par les eaux, Harper demanda de se confier auChrist: « Crois au Seigneur Jésus-Christ et tu seras sauvé. »

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Je crois aussi que ces recommandations s’appliquent particulièrement aux artistes et aux médias. Nous sommesheureux d’habiter dans un pays démocratique où il est hors dequestion de contrôler la liberté d’expression des individus.Toutefois, la liberté des uns va souvent affecter la liberté desautres.

Il est peu convenable que des artistes communiquent desmessages destructeurs susceptibles d’influencer la moralité etles pensées des jeunes. Je crois que les artistes, surtout lesvedettes de la chanson, jouent un rôle de premier plan quantaux mœurs et à la façon de penser des Québécois.

À cet égard, j’estime que les textes plutôt sombres de cer-taines chansons, comme par exemple Partir en paix , peuventavoir un impact très négatif sur des jeunes aux prises avec despensées suicidaires.

Je crois au potentiel des artistes du Québec et j’en ai ren-contré plusieurs pour leur offrir certains des livres que j’aipubliés. Mais ce potentiel doit se soumettre à l’amour de Dieus’il veut porter pleinement ses fruits. Ce ne sont pas tous lesartistes qui ont le courage de parler de Dieu ouvertement dansleurs chansons, mais ceux qui s’y sont risqués ne se sont pasvus discréditer pour autant.

J’en veux pour preuve la chanson intitulée « Seigneur »,de Kevin Parent, qui a remporté le premier prix au gala del’ADISQ l’année de sa parution.

Et Céline Dion n’a-t-elle pas atteint une popularité quejamais une chanteuse québécoise n’avait atteinte bien que sonrépertoire contienne de nombreux messages chrétiens? Écou -tez sa chanson La mémoire d’Abraham, elle contient unevérité extrêmement profonde sur le caractère de Dieu.

Lors de sa lutte contre le cancer, son mari, René Angélil,n’a pas eu honte de dire aux journalistes: « Vous savez, Dieuest celui qui décide. » Cette foi en Dieu n’a jamais empêchéRené Angélil d’être le promoteur le plus en vue de laprovince.

Je ne connais pas personnellement Céline Dion et RenéAngélil, mais je me réjouis à chaque fois qu’une personnalitépublique affiche ouvertement sa foi en Dieu.

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« Si un homme gagnait le monde entier au prix de sa vie, à quoi cela lui servirait-il? Que donnerait unhomme en échange de son âme?Si quelqu’un a honte de moi et de mes paroles au milieudes hommes de ce temps, le Fils de l’homme, à sontour, aura honte de lui quand il apparaîtra, environné dela gloire de son Père et escorté de ses saints anges. »

Ces remarques peuvent nous sembler un peu dures, maiselles n’en sont pas moins vraies. En rejetant Dieu commenous le faisons dans notre pays, nous rejetons l’essentiel.Nous préférons placer notre foi dans des philosophieshumaines plutôt que dans sa Parole. Cela risque de conduireun peuple entier au naufrage.

Mon but n’est pas de critiquer la société ou nos politi-ciens, mais de susciter une réflexion salutaire.

Jésus a prodigué plusieurs avertissements comme ceux-ci, et cela fait aussi partie de l’amour qu’il a pour nous. Ildésire qu’aucun de nous ne se perde et il nous apprend quenous avons réellement besoin de lui. Il sait que nous ne pou-vons pas accomplir à la perfection tout ce que la Bibleenseigne, mais il s’attend à ce que nous allions à lui pourrecevoir son aide et mettre en pratique sa vérité. Même siJésus n’est pas là pour nous écraser mais pour nous relever,ses avertissements doivent toujours être pris au sérieux.

Que dirions-nous d’un père qui élèverait ses enfants sansjamais leur indiquer comment agir et sans jamais les avertirdes dangers reliés à leurs égarements? Nous jugerions qu’ils’agit d’un mauvais père.

Dieu n’est pas un mauvais père. Chaque vie humaine estprécieuse pour lui. Ceux qui nous gouvernent, comme noustous, ont la responsabilité première d’apprendre à le connaîtreet à tenir compte de ses recommandations. Nous devons con-tinuellement agir dans le même sens que lui. Nous devonsprotéger la vie, que ce soit celle d’un enfant à naître, d’unhandicapé, d’un vieillard ou d’une personne suicidaire. Il fautfaire en sorte que la vie et les principes de Dieu soientpréservés et tenus en haute estime partout dans notre pays.

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qu’elle n’est pas un antidote à la souffrance intérieure et qu’iln’est pas exact de croire que le suicide permet aux désespérésde trouver inconditionnellement le repos. Ce message deJésus, Vincent Van Gogh l’a compris, mais trop tard. Alorsqu’il agonisait dans les bras de son frère Théo, il prononça cesdernières paroles, juste avant de s’éteindre:

« La tristesse durera. »Imaginez un peu si l’âme humaine devait se retrouver

dans l’immortalité, chargée de ses fardeaux! Quel enfer!Dieu n’a jamais voulu qu’il en soit ainsi et c’est pourquoi

il est venu nous racheter, nous prouver son amour. Mais cetamour nous laisse libres. Libres de demeurer dans l’isolementet libres de vivre avec Dieu.

La vie après la mort n’est en réalité qu’une suite logiquedes conséquences de nos choix. Non pas de tous les choixbons ou mauvais que nous aurons faits sur terre mais de l’ul-time choix d’accepter ou de rejeter l’amitié de Dieu. Jésus atout fait pour nous prouver que le ciel existe et que c’est luiqui en est le chemin. Seulement, il ne pourra jamais nousforcer à y croire.

C’est l’amour qu’il a pour nous qui incite Dieu à nousinstruire sur les réalités de l’au-delà. Le seul qui peut accorderla paix et le bonheur après la mort, c’est le même qui peuttransformer une situation désespérée en une expérience utileici-bas.

Dans mon livre de témoignages des dix médecins, le Dr

Serge Chaussé raconte comment, suite à une peine d’amour,il s’est réfugié dans un camp en pleine forêt dans le but demettre fin à ses jours. Ce fut la période la plus sombre de sonexistence et il est heureux aujourd’hui d’être encore vivant.

Ce que son témoignage nous apprend, c’est qu’aussi dif-ficile à surmonter qu’elle puisse être, la souffrance intérieuresusceptible d’être vécue ici-bas ne dure pas éternellement. LeDr Chaussé a remonté lentement la pente du désespoir et il aconnu des jours meilleurs. Il s’est remarié et il est aujourd’huiun homme heureux. Il a trouvé refuge en Jésus.

Je prie pour que beaucoup d’artistes découvrent la beautéde l’amour de Dieu. Pour leur propre vie évidemment maisaussi pour qu’ils soient capables de communiquer cet amoursans avoir honte de Jésus ni de ses paroles. L’influence desartistes est telle qu’ils pourraient conduire des milliers dejeunes à établir une relation personnelle avec Dieu et leur per-mettre de transformer leur vie en marchant avec lui.

mn

L’aventure du Titanic nous permet de comprendre qu’ilnous faut non seulement éviter les icebergs que l’on peut ren-contrer dans l’obscurité de nos nuits mais qu’il faut éviter desuccomber à nos propres icebergs. En effet, certains rescapésdu Titanic se sont suicidés même après avoir échappé à lanoyade. Ils n’ont jamais pu apprécier le privilège d’avoir étésauvés des eaux froides de la mort. Ils n’ont jamais trouvé lapaix du cœur.

Or, il se trouve que le suicide est un risque énorme carrien ne prouve que la souffrance de l’âme cessera au-delà dela mort physique.

La mort ne devrait jamais être perçue comme une solu-tion à la souffrance. Si nous croyons que la vie continue aprèsla mort, il faut considérer la possibilité que la souffrance perdure elle aussi. N’est-ce pas ce que Jésus a voulu nousenseigner lorsque, par exemple, dans la parabole de Lazare etdu mauvais riche, il parlait des tourments vécus par ce dernierdans l’au-delà?

Pour plusieurs, tout cela n’est qu’un mythe, un conceptridicule, un sujet tabou qu’il ne faut jamais aborder. Je doisavouer que des religieux ont déjà utilisé ce thème pour mani -puler et contrôler la vie des fidèles. C’est peut-être pour celaque personne n’ose s’engager dans cette discussion aujour-d’hui! Mais ce qu’il ne faut jamais oublier, c’est que Jésus ena beaucoup parlé.

Désirait-il être connu comme un juge sans pitié qui prendplaisir à voir souffrir les gens? Je ne le crois pas. Je croisplutôt que Jésus a voulu nous avertir que la mort ne règle rien,

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Il travaille présentement sur un mégaprojet Internet dontune grande partie des profits sera consacrée à divers program -mes d’aide humanitaire.

La période difficile qu’il a traversée a développé chez luiune plus grande sensibilité envers la souffrance des autres. Ila choisi de se tourner vers Jésus plutôt que d’appuyer sur ladétente de sa carabine et des milliers de gens ont bénéficié etbénéficieront des fruits de la vie du Dr Chaussé.

La remontée vers la vie est rarement instantanée. Il fautaccepter de briser l’isolement et de parler de son état d’âme àdes amis ou à des gens spécialisés en relation d’aide. Il ne fautpas avoir peur de reconnaître notre besoin de Dieu et desautres. Des milliers de gens ont trouvé du secours en com-posant le numéro d’un service d’aide téléphonique. Ce simplegeste peut avoir un impact majeur dans la vie d’un désespéré.

Le commandant du Titanic aurait mieux fait de tenircompte des messages d’avertissement émis par sa radio. Il nel’a pas fait et les conséquences ont été tragiques. En s’obsti-nant à vouloir mettre Dieu de côté et à ignorer sa Parole, nouscourons aussi le risque, dans nos vies personnelles et collec-tivement, de sombrer avant la fin de notre parcours. Il seraitprofitable d’écouter ce que Jésus a à nous dire. Il désire telle-ment nous accompagner tout au long de notre vie. Il ne nousa jamais promis que tout serait facile mais il nous offre sonsoutien. Pourquoi ne pas lui accorder un peu plus de placedans notre quotidien, une place de choix, celle que prendraitun vrai ami…

… une place dans notre cœur.

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BAXTER’S HARBOUR

UN CHAUD RAYON DE SOLEIL pointe sous le pan du petitrideau fleuri suspendu à la fenêtre de ma chambre. Il caressemon front et taquine mes paupières. Je lui souris en m’étirantun peu — aujourd’hui, c’est le jour du départ.

Je range lentement les couvertures au pied du lit enprenant soin de bien plier l’édredon multicolore. J’ouvre toutesgrandes les fenêtres pour laisser entrer l’air chaud du matin.La lumière du jour, éclatante, en profite pour envahir joyeu -sement chaque espace de ma petite maison. Ce sera unemagnifique journée.

Le chant des mésanges et des geais bleus, qui entonnentleur hymne à la vie, ne m’a jamais paru aussi mélodieux.Même les abeilles, dont la couleur s’harmonise parfaitementà celle des verges d’or, ajoutent leur musique à cette divinesymphonie.

Cette beauté de paradis me procure un bonheur purementterrestre, et me voilà tout à coup en train de chanter.

Je me suis attaché à ce petit chalet rustique qui m’aaccueilli pendant ces dernières semaines. Sa beauté mecharme: le vieux poêle à bois au contour émaillé qui fait lacausette à une grosse bouilloire de fer-blanc; la petite armoirequi expose en plein jour un assortiment multiethnique d’as -siettes, de soucoupes et de tasses; les deux poêles à frire, aufond noirci, accrochées au mur, l’une contre l’autre, commedeux sœurs; un calendrier illustrant la moisson et un autre, la

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J’ai marché jusqu’à la mersans me détourner.J’ai traversé un champ, une vallée,et l’ombre des épinettes noiresfuyait dans la clairière.Dans le sentier, pas à pas,des traces s’effacent.L’empreinte d’hommes plus grands,et plus importants que moi…Dieu m’a dit: « Ce sont des hommes comme toi »,et j’ai dit:« Ce sont des hommes comme moi »et j’ai souri à Dieu.Un craquement dans les sous-bois.Je frissonne.Un chat domestique! Un chat sauvage!Je marche plus vite.Sans doute, un chat domestique.La lumière du matin se faufile entre les arbreset le vent salin embaume l’arôme des pins.Un goéland argenté trace un cercle dans le ciel,pour me saluer, et me céder sa place.L’océan s’éveille.L’univers brusquement déployé à mes pieds,engloutit ma petitesse.Sa beauté m’émerveille et sa force m’effraie.Les petits bassins creusés par le temps,entre les galets, miroirs de cristal,ornés de plantes aquatiques multicoloreset de sable doré… je m’y suis baigné.

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L’un d’eux en particulier qu’il m’avait offert pour monanniversaire accompagné de deux autres dessins de la mêmedimension. Il avait pris soin de les monter sur des cartonsrigides, ce qui leur donnait l’apparence de vrais tableaux. L’unillustrait une meunerie située sur le flan d’une petite rivière. Jecrois qu’il s’était inspiré du moulin à grains qui se trouve àquelques kilomètres d’Hébertville. L’autre nous transportedans un magnifique jardin de fleurs multicolores. Et le troi -sième est le croquis d’un moulin à vent construit sur le bordde la mer. Plusieurs oiseaux blancs planent et virevoltent,légers comme de petits cerfs-volants, libres comme l’air. Ilsvolent très haut, en faisant avec leurs ailes des vrilles qui for-ment de grands cercles invisibles.

Ces trois petits tableaux, je les avais pendant des annéesinstallés bien en vue sur un mur de notre chambre puis dansmon bureau. Je les conserve maintenant précieusement dansmon album de photos de famille.

La mer chante comme le feraient les anges et son oreilleest attentive comme celle d’un vieux sage.

Je suis souvent allé à la mer pour y verser mes peines etpour y laisser bercer mon âme. Elle m’a toujours compris et consolé.

Pendant mon enfance, la mer était pour moi synonymed’îles aux trésors, d’aventures et d’épopées lointaines sur degrands voiliers. Originaire d’un milieu agricole, je ne faisaisque rêver à l’arôme frais du vent marin, au goût de sel sur leslèvres, au sable blanc et chaud. Je ne pouvais qu’imaginer leson des vagues caressant à perte de vue le lit des plages, lesdunes gigantesques, les oiseaux marins qui planent au-dessusde cette vaste étendue de cristal émeraude et turquoise. Toutesces merveilles étaient pour moi à découvrir, mais je pressen-tais déjà leur beauté.

Quelques mois après le décès de mon père, à l’âge deseize ans, je me suis rendu en Espagne et après avoir traverséle détroit de Gibraltar, je me suis retrouvé étendu de tout monlong sur le sable d’une plage marocaine. J’y suis demeurétoute la nuit, veillant à la belle étoile. Pour la première fois, jedécouvrais que le refrain des vagues habitait déjà mon âme

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mer; la lampe bleue, avec son abat-jour vert pomme, installéesur le coin de la table chancelante sur laquelle j’ai posé etrepris ma plume des centaines de fois…

Cet endroit va me manquer!J’ai bien fait de venir m’installer ici, dans la King’s Valley,

pour écrire mon bouquin, pour déverser ma peine. Je ne saistrop comment, mais les mots de tristesse gravés sur mon cœursont devenus peu à peu une chanson d’amour. Une chanson sibelle, que j’aimerais la chanter partout.

Et j’ai marché jusqu’à la mer une dernière fois en admi-rant la beauté des côtes de la Nouvelle-Écosse.

Je suis venu ici, à Baxter’s Harbour, pour goûter la paix,pour me retrouver face à moi-même, pour rencontrer Dieu…et Dieu m’y attendait. La mer a chuchoté à mon oreille lesrefrains de son amour.

Me voilà, à nouveau devant elle, pour lui dire au revoir.Elle est splendide!Elle est agitée, la mer…. les crêtes immaculées de ses

vagues donnent l’impression d’un troupeau de moutons quibroutent et qui gambadent dans un champ infini de violettes.Le ciel radieux marie sa pureté aux bleus plus passionnés desflots qui frissonnent. L’horizon est parfaitement translucide.Je peux facilement apercevoir les rives de la petite baie quiconvergent vers le bassin des Mines. Ses côtes escarpées etrocailleuses s’élèvent comme les murs d’une forteresse duMoyen Âge.

Le vent caresse mon visage. Il me cajole, comme unemère affectueuse. Il passe doucement sa main sur mon frontet dans mes cheveux. Lui aussi me dit: « Je t’aime. » Sonarôme unique, magique, comme un charme céleste, pénètretous mes sens. Tous les pores de mon corps se dilatent et monâme respire la douceur de ce moment de bonheur.

Les mouettes passent et repassent au-dessus de ma têtecomme pour m’envoyer la main du bout de leurs grandesailes. Elles volent à basse altitude en souriant puis s’élèvent entourbillon en lançant de petits cris d’au revoir. Elles me rap-pellent les dessins de Micah.

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des pêcheurs ivres qui ne font que jurer; des adolescentes detreize ans, enceintes et laissées à elles-mêmes. La mer m’aparlé de la souffrance des hommes… et ce soir-là, la mer etmoi, nous avons pleuré.

Plusieurs années se sont écoulées avant que je retournevoir la mer. Ce furent de belles années, les plus belles de mavie. Et lorsque j’aperçus au loin les plages de la Gaspésie, j’étais heureux d’être là en compagnie de mes quatre enfants.

La mer aussi était heureuse et elle nous a fait des cen-taines de présents: des cailloux de toutes les formes et detoutes les couleurs, des agates, que nous regardions en lesplaçant face au soleil afin d’admirer leur transparente beauté,des châteaux de sable avec leurs tours superposées et une mul-titude de poissons vigoureux qui mordaient à nos hameçonspendant la saison du frai.

Je revois mes enfants sur la grève, près du Rocher Percé,en un bel après-midi ensoleillé. C’était la première fois quenous allions explorer ensemble cet énorme roc que l’on voitsur toutes les cartes postales de la région gaspésienne. Lamarée était basse et nous avancions allègrement vers cetteénorme masse de pierre, trouée par le temps et par les vagues.

Micah, l’aventurier, et Annie prennent les devants tandisque je veille sur les deux petites. Nous atteignons le centre durocher puis, surpris par la marée montante, nous revenonsrapidement à bon port en compagnie des derniers touristes,mouillés jusqu’à la taille. Quelle aventure!

Un peu plus loin sur la plage, j’avais demandé à un pas-sant de nous prendre en photo avec mon appareil. Quelmagnifique souvenir! J’ai placé cette photo sur un babillardde mon bureau. C’était la dernière fois que j’allais à la meravec mes quatre enfants.

mn

Et me voilà sur la côte de la baie de Fundy, une baie dontles marées sont les plus hautes au monde. On dit qu’ellesatteignent parfois une hauteur de seize mètres.

Une fois de plus, la mer a été ma confidente et mon amie.Elle m’a offert ses trésors: d’autres petits cailloux pour ma

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depuis le jour où, dans ma naïveté d’enfant, j’avais placé monoreille contre un gros coquillage pour y entendre le chant del’océan.

Et pour la première fois, la mer m’a consolé. Elle m’aconsolé et m’a offert de petits cadeaux: des coquillages enforme de cônes et des sardines dorées que l’on faisait grillersur la braise d’un feu de plage et que l’on dégustait avec dusel et du citron. Elle m’a aussi donné l’amitié de quelquesvieux Bédouins qui erraient sur la grève avec leurs chameauxet qui m’ont accueilli sous leur tente pour bavarder et savou -rer un délicieux thé à la menthe.

La mer m’a consolé en jouant avec moi et en faisantrevivre la joie de mon enfance. J’avais seize ans et la mer estdevenue mon amie.

Un an plus tard, je suis allé sur la côte californienne, aunord de San Francisco. J’avais voyagé toute la nuit et, aumatin, c’est la mer qui fut la première à me dire bonjour. Elleétait bordée de collines verdoyantes et de pâturages où pais-saient un troupeau de moutons. Cette fois, elle m’offrit encadeau un gros coquillage d’abalone et des bijoux de nacre.C’était comme si je pouvais tenir un arc-en-ciel dans le creuxde ma main.

Une autre fois, je me suis retrouvé seul avec la mer, ausud du Mexique, non loin du Guatemala. Elle m’y réserva unaccueil chaleureux. L’une après l’autre, ses vagues se préci -pitaient sur moi comme pour m’embrasser. Nous avons ri,nous nous sommes amusés longtemps. Puis, un soir, commeje me berçais dans mon hamac en écoutant son chant mélo -dieux, il m’a semblé entendre dans son refrain quelques notesde tristesse. Et en écoutant bien, j’ai compris qu’elle voulaitme révéler ses secrets.

Ce soir-là, la mer m’a parlé longtemps. Elle m’a racontéla misère des pauvres paysans qui travaillent du matin au soirpour se procurer une maigre pitance. Elle m’a parlé de ladétresse des femmes de Oxaca qui marchent pieds nus dansles montagnes, transportant leur bébé sur leur dos, obligées denourrir deux bambins orphelins de père. Elle m’a montré desenfants en haillons et malades, qui ne reçoivent aucun soin;

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précieuse. J’ai compris que les difficultés du quotidien pou-vaient être transformées par Dieu en quelque chose de beau.J’ai compris que Dieu n’est pas à l’origine des malheurs et destragédies de ce monde mais qu’il est là pour nous accompa -gner jour après jour si l’on désire vivre en son amour. Et j’aicompris, en observant la mer, que la marée haute des angois -ses et de la dépression n’est pas éternelle. Elle peut montertrès haut… mais tôt ou tard, je sais qu’elle devra redescendre!

Je quitte la plage un peu contre mon gré. J’ai vécu, avecDieu, des moments si intenses en cet endroit qu’il est devenupour moi un lieu saint. Ce n’est qu’un au revoir car j’aimeraisy revenir l’an prochain accompagné de mes trois filles. Jeveux à tout prix qu’elles découvrent ce site enchanteur. Je suissûr qu’elles l’apprécieront.

En pensant à mes petites chéries, il me vient à l’esprit uneconversation que j’ai eue l’autre jour avec Annie et au coursde laquelle elle me rappelait une image que j’avais utiliséelors d’un exposé que j’avais fait il y a quelques années:

Un adolescent se promène au bord de l’océan et ilaperçoit, sur la plage, des centaines d’étoiles de mer que lesvagues ont poussées sur le sable. Certaines d’entre elles ontréussi à regagner leur habitat d’eau salée mais plusieurs autresse traînent péniblement et agonisent, sans aucun espoir d’at-teindre la mer.

Le jeune garçon se sent interpellé par cette triste scène etil sonde du regard l’étendue de cette plage qui s’allonge àperte de vue. Il ignore combien de ces étoiles de mer il pour-ra sauver mais il s’engage rapidement à remettre à l’eau, l’uneaprès l’autre, ces jolies créatures.

Un peu plus loin, sur la plage, il croise quelques cama-rades de classe qui le trouvent ridicule de perdre ainsi sontemps à secourir de simples étoiles de mer et ils se moquentde lui.

Calmement, le jeune homme prend dans sa main l’un deces petits mollusques et se dirigeant vers ses amis il leur ditsimplement: « Je ne sais pas si je pourrai venir en aide à toutesces étoiles de mer, qui sont si nombreuses à mourir sur cette

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collection, un paysage magnifique, la solitude dont j’avaisbesoin, et… les pages d’un livre qui, je l’espère, apportera duréconfort dans le cœur de mes enfants et dans celui de milliersde gens.

Il me semble que plus je connais la mer, plus elle me parlede Dieu. Je crois qu’il s’agit de deux vieux complices.

J’ai toujours été fasciné par ce passage des Évangiles où,après sa crucifixion et sa résurrection, Jésus se retrouve seulsur la plage à faire griller des poissons pour ses amis qui, aularge, sont en train de remonter leurs filets. Jésus les attend surla grève. Il désire prendre un repas avec eux.

Une fois de plus, il veut voir briller le visage de cesrobustes pêcheurs, assis autour du feu. Il veut, en particulier,revoir Simon Pierre qui, quelques jours auparavant, l’a sauva -gement renié. Il sait que le cœur tendre de Simon croule sousun énorme poids de culpabilité et qu’il regrette intensémentson geste. Voilà pourquoi Jésus veut à tout prix lui parler. Ilveut manger avec lui, le regarder droit dans les yeux, poser samain sur son bras et lui dire: « Pierre, je sais que tu m’aimeset que tu regrettes ce que tu as fait. Maintenant, si tu veux,repartons à zéro. Je ne t’abandonnerai jamais. »

Et bien que l’on prétende que « les hommes ne pleurentpas », j’ai la conviction que Jésus et Pierre se sont serrés l’uncontre l’autre ce jour-là, et qu’ils ont pleuré. Quel bonheurpour Simon de se savoir pardonné. Et quelle joie pour Jésusde constater que le prix qu’il a payé pour voir l’humanité ré -conciliée avec lui n’a pas été vain. C’est un prix que ni Pierre,ni vous, ni moi ne pourrons jamais payer, sinon en lui offrantnos vies en guise de reconnaissance.

Pendant trop longtemps, cette vérité révélée dans l’Évan -gile a été pour moi comme le grain de sable dans ma coquilled’huître. Pour diverses raisons, dont mon entêtement à vouloirvivre ma vie loin des enseignements du Christ, elle me sem-blait être un corps étranger destiné à heurter ma chair et merendre inconfortable. Mais lorsque la nacre de la souffrance et du brisement de mon cœur a commencé à recouvrir cetintrus, j’ai compris que Dieu pouvait faire de ma vie une perle

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étais jamais arrêté. Elle ressemble à toutes les petites chapellesque l’on rencontre dans les campagnes. Celle-ci me sembleparticulièrement vieille. La porte est verrouillée par un cade-nas. Elle ne reçoit sans doute plus la visite de ses paroissiens.Je contourne respectueusement l’édifice et, les mains en œil-lères, je colle mon nez sur un carreau de l’une des fenêtrespour jeter un coup d’œil à l’intérieur.

J’essaie de m’imaginer ces bons paysans, des fermiers etdes pêcheurs, assis avec leur famille sur les bancs de bois, lesmains jointes pour prier, pendant que l’épouse du révérendlaisse glisser ses doigts sur le clavier du vieux piano. Je voisle lutrin sur lequel le pasteur a dû déposer maintes et maintesfois la Sainte Bible avant de prêcher son message avec con-viction mais sans trop d’éloquence.

Un grand tableau est accroché à l’un des murs de la petiteéglise, un tableau représentant Jésus, le Bon Berger. J’ai tou-jours aimé les œuvres d’art qui ornent l’intérieur des églises.Je crois que les fresques de l’église du village où j’ai grandiont eu plus d’effet sur ma spiritualité de jeune enfant que tousles sermons du curé. Ses sermons étaient sans doute de bonssermons, mais il m’est impossible de me souvenir d’une seuledes paroles qu’il a prononcées du haut de la chaire. Toutefois,les grands tableaux illustrant les scènes de la vie de Jésus sontdemeurés gravés à tout jamais dans ma mémoire. J’en conclusque pour faire naître et entretenir la foi, le rôle des artistes estaussi important que celui des curés et des pasteurs.

Le tableau du Bon Berger de cette petite église révèle unaspect très particulier de la vie de Jésus. Je n’en ai jamais vude comparable auparavant. Ce peintre devait être très près desgens de son village. Dans son œuvre, il illustre Jésus commele berger du troupeau mais en même temps, il lui donne l’ap-parence d’un grand phare, comme ceux qui longent la côte dela baie de Fundy. Ainsi, Jésus est le berger qui prend soin deson troupeau mais il est aussi la lumière qui éclaire dans la nuit.

En me retournant, je remarque que derrière l’église, il y aun petit cimetière situé à l’orée d’un bois. Je marche lente-ment dans cette direction. J’ouvre la petite barrière métalliquequi bloque l’entrée du cimetière puis je la referme derrière

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plage, mais je vous assure que pour celle que je tiens dans mamain, mon geste fera toute la différence. »

Puis, se dirigeant vers la mer, il y dépose sa petite res -capée.

Je veux, moi aussi, poser des gestes qui feront une dif-férence dans la vie de mes enfants, des personnes qui m’entourent, des membres de la grande famille humaine. Jeveux le faire à travers un livre. Pour d’autres, ce sera unsourire, une prière, une lettre amicale, un bouquet de fleurs,une soirée au cinéma ou un autre de cette multitude de petitsgestes qui rendent la vie plus agréable aux autres. Il n’est pasfaux de dire qu’il y a plus de joie à donner qu’à recevoir etchacun de nous peut contribuer, à sa mesure, à ce que lasociété devienne meilleure. Nous pouvons tous changerquelque chose pour le mieux, ne serait-ce que pour un seulindividu ou encore pour nous-mêmes. Le geste en vaut lapeine.

mn

J’aperçois maintenant au loin le petit chalet et je doisavouer que cela m’ennuie un peu de plier bagage et de pren-dre la route.

Le vent souffle gentiment sur l’herbe longue et la faitvalser. Les « bouquets rouges » et les « Queen Ann’s laces »me font la révérence.

Sur le toit d’une vieille étable bâtie en planches grises estaligné un groupe de pigeons aux couleurs de l’arc-en-ciel. Ilsroucoulent doucement comme de vieux moines. Leur pluma -ge brille aux rayons du soleil et ils m’apparaissent comme lesrubis d’un diadème placé sur la tête d’une reine aux cheveuxgris. Elle est honorée d’avoir abrité pendant toutes ces annéesles bestiaux qui ont assuré la survie de toute une famille.

Dans le pâturage, une belle vache rousse me regarde deses grands yeux naïfs puis courbe la tête et continue de pren-dre son petit déjeuner.

De l’autre côté du chemin se trouve une petite église quime paraît abandonnée. Je l’avais remarquée à chaque fois quej’avais emprunté cette route qui mène à la mer mais je ne m’y

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moi. Je demeure immobile pendant quelques instants, ne pou-vant m’empêcher de penser à Micah.

Je me promène respectueusement entre les petites pierrestombales, une quinzaine tout au plus, en lisant les quelquesmots qu’on y a inscrits à la mémoire des bien-aimés.

Ici le nom de James L. Benjamin, avec comme seulemention: Né aux U.S.A. Tout près, inscrit sur une autre pierretombale, le nom de George Mc Culley ainsi que celui de sonépouse Alice Jane Mc Culley. Un peu plus loin: Allen VictorScho field; 1954-1974; qui dort en Jésus. Il n’avait que 20 ans,seulement un an de plus que Micah. Puis, cette autre épitaphe,sur la tombe d’une jeune fille morte à 18 ans: Carol RuthBarkhouse; 1941-1959; Pour toujours dans nos souvenirs —pour toujours dans notre cœur.

J’essuie une larme. Je ressens intensément la douleur desparents qui ont vu partir leur fille chérie à un si jeune âge. Jepense à Micah, qui est parti, lui aussi, à un si jeune âge et jeme sens près de ces parents. Je me sens près de tous les pa -rents qui ont perdu un enfant et je suis heureux d’avoir reçu duSeigneur la conviction que la mort n’est pas l’ultime fin. Quela vie continue dans l’au-delà et qu’une multitude d’individusse réjouissent au ciel, en présence de Jésus, pour l’éternité.C’est la bienheureuse espérance de la foi chrétienne, qui ap -porte à ceux qui restent la plus profonde consolation.

Je sais que la vie sur terre n’est qu’un voyage, un pèleri-nage de courte durée. Je veux la vivre avec Dieu. Je veux lavivre intensément et j’espère atteindre une heureuse vieillesse.

Je sais que le Seigneur est mon berger et que même dansla plus sombre des nuits, il sera là, comme un phare qui éclaireet qui sauve. Je veux vivre un jour à la fois, le regard fixé surcette lumière qui brille comme une étoile dans la nuit, l’Étoiledu matin.

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LA FOULE ILLUMINÉE

LES PAGES DE CE CHAPITRE devaient originalement con-tenir la conclusion de mon livre. Une conclusion courte etmodeste.

En quittant Baxter’s Harbour, j’avais une bonne idée dece que je voulais écrire dans ces derniers paragraphes. Mais deretour chez moi, une pile de dossiers m’attendaient sur le coinde mon bureau et m’obligèrent à laisser mon manuscrit dansson porte-documents. Les jours filent, le travail s’accumule etmon inspiration d’écrivain s’endort à l’ombre de mes préoc-cupations. Les semaines passent… les mois aussi.

Nous sommes à la fin janvier. Les guirlandes et les boulesde Noël sont retournées dans leurs boîtes, bien rangées au fonddu placard. J’ai passé de belles journées avec mes filles. Nousavons célébré Noël en famille et sommes allés, à quelquesreprises, marcher dans la forêt en raquettes. Ce fut trèsagréable!

Il y a beaucoup de neige cette année. Les branches dessapins sont chargées d’une épaisse ouate blanche et la table enbois qui repose dans l’arrière-cour est à peine visible sous laneige. En certains endroits, la neige atteint deux mètres dehaut.

La maison que j’habite est construite en bordure d’un lac.De ma fenêtre, j’admire cette grande masse d’eau métamor-phosée en une épaisse couche de glace. De temps à autre, un

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Une sculpture est inerte.Mon but est de la rendre vivante et valide.Je façonne mes grandes compositionsaussi dynamiquement que je peux et je les colorieparce que je veux qu’elles plaisent et qu’elles plaidentauprès d’autres êtres humains.

RAYMOND MASON

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La présence de Dieu ne m’impose rien, elle s’offre à moi.Elle ne m’oblige à rien, elle est là. Même dans le froid, son feubrûle dans mon âme, même dans la solitude, cette présencem’inonde, même dans le silence, elle me parle. Et la nature metémoigne de la grandeur de Dieu. Elle me donne les mots pourlui dire merci.

Je regarde les grands chênes dont les branches s’étendentcomme les ailes d’une colombe. Ils élèvent les mains vers leciel au milieu de la tempête. Ils m’apprennent que malgré ledénuement, malgré le froid, il est possible de conserver uncœur reconnaissant.

Quand la nuit descend sur la forêt de givre et que la lunesoulève doucement son voile, les bois enchantés offrent unnouveau spectacle. Le verglas revêt les arbres d’une couchede verre lisse. On dirait une forêt de cristal bleu argenté.

Timidement, les créatures nocturnes, les faons, les cerfs,le harfang des neiges sortent de leur cachette et se promènentsous le ciel étoilé.

mn

L’hiver décline. La froideur de février fait place aux tem-pératures un peu plus clémentes du mois de mars. Le soleil sesent un peu plus à l’aise et retarde à chaque jour l’heure de soncoucher.

Je pense souvent à mon manuscrit et je ne comprends pasce qui me paralyse. Impossible d’y accéder avec mon cœur, ilest comme un livre scellé. Il repose sur une étagère tout prèsde mon bureau mais je ne peux que l’effleurer du regard.L’inspiration m’a quitté et je dois attendre qu’elle reprenne vie.

Mes doigts courent rapidement sur le clavier de mon ordi-nateur. C’est un jeudi matin et dehors, le ciel est plutôt som-bre. Un ami me téléphone pour m’annoncer une nouvelle quimobilise soudainement toute mon énergie. « Je crois que j’aidécouvert la source dont Micah s’est inspirée pour dessi ner lecroquis de ses trois personnages, me dit-il. Je n’ai pas tous lesdétails, mais l’œuvre se trouve quelque part sur l’avenue

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pêcheur y perce un trou et tend ses lignes en espérant y voirmordre un achigan ou une truite.

Il arrive fréquemment que le vent s’amuse à faire tourbil-lonner dans tous les sens cette neige poudreuse en balayant lasurface du lac qui se transforme alors en une immense pati-noire. J’en profite pour m’envelopper chaudement dans monlong manteau, j’enroule un foulard autour de ma nuque et jebrave la tempête pour entendre le sifflement du vent, perduentre ciel et terre.

Mais les plus beaux paysages de l’hiver canadien se révè-lent dans les journées un peu plus douces, lorsque le frimasgivre les arbres de la forêt. Cette beauté féerique est tout à faitinimaginable pour ceux qui n’ont jamais connu cet attrait duclimat nordique. Chaque brindille, chaque branche d’un blancimmaculé frissonne, si fragile qu’on croirait pouvoir la rom -pre du bout du doigt.

Le froid soulève alors un léger brouillard et les premiersrayons du soleil ajoutent à cette fresque des teintes jaunâtresou bleutées. La neige étincelle comme une cape de satin blancornée de diamants et les bouleaux brillent d’un éclat argenté.Les arbres sont tout blancs. Une forêt blanche, baignée dansla lumière. Un pays magique où des anges pourraient appa-raître à tout moment. Chaque arbre devient un buisson ardent,illuminé d’une pureté presque aveuglante. Et même ainsidépouillés de leurs parures et de leurs couleurs d’été, ils sontvêtus de gloire et de majesté.

Une bruine blanchâtre masque l’horizon. La neige feutretous les bruits. Une paix indescriptible émane de ce royaume.J’y marche seul et totalement enveloppé de la présence deDieu.

Ce silence m’invite, comme la page blanche devantl’écrivain, comme une toile vierge devant l’artiste, il m’inviteà créer, à donner, à peindre des couleurs sur le canevas, descouleurs uniques, des couleurs que je choisis. Il m’invite àécrire sur cette page blanche un langage qui est le mien, faitde mots simples, de mots doux, de mots de tristesse et dedouleur mais aussi de mots d’amour que je peux offrir à maguise comme une gerbe de fleurs.

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sombre cependant, mais je la saisis entre mes mains et monregard la pénètre d’un seul coup d’œil.

Impossible de discerner les détails de chacun des nom-breux personnages mais je distingue nettement les formes destrois individus dessinés par Micah. Mon cœur bat très vite. Jedois à tout prix me rendre à Montréal.

Je fais un saut à la bibliothèque pour y recueillir plus d’in-formation sur l’œuvre et son auteur.

Raymond Mason, l’auteur de l’œuvre, est originaire deBirmingham, en Angleterre. Il est connu du public par sessculptures en plein air, qui participent à la vie urbaine. On ledécrit comme un homme sensible, qui se sent proche despetites gens, des humbles, dont il ressent les joies et les peines,et dont il évoque les travaux.

Dans un livre consacré à ce grand sculpteur, MichaelEdwards affirme que « le premier contact avec l’œuvre deRaymond Mason – ou avec l’homme lui-même – peut provo-quer une vive et durable surprise ».

La foule illuminée est la plus ambitieuse de toutes sesœuvres. Elle regroupe une masse de 65 personnages éclairéshorizontalement de face. La lumière se perd progressivementdans la foule et, plus elle s’affaiblit, plus le sentiment de perdi-tion augmente. Les figurants sont regroupés sur quatre paliersascendants. On dit que Mason a pensé un moment y écrire lesmots: illumination, espoir, intérêt, hilarité, irritation, peur,maladie, violence, meurtre et mort.

Les trois personnages du croquis de Micah sont installéssur le dernier palier, le plus bas, celui de la mort!

mn

Les grandes tours de Montréal pointent à l’horizon. Je mesuis levé très tôt ce matin et les ombres de la nuit s’effacentpeu à peu alors que je quitte l’autoroute pour entrer dans l’in-timité de la ville qui s’éveille. Comme elle l’a fait si souvent,elle m’accueille et me souhaite la bienvenue. Le ciel est bleuet clair. Le soleil caresse les gratte-ciel. Il se mire sur leurfaçade rose, bleue, turquoise, argent.

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McGill à Montréal, près de l’édifice qui abrite la Banque deParis. »

Mes pensées se bousculent dans ma tête et un sentimenttrès fort d’anticipation mêlée de nostalgie et de joie envahittout mon être.

Micah avait l’habitude de feuilleter des livres d’images etde reproduire les scènes qui le touchaient. Mais jusqu’à cetinstant, j’ignorais si sa source d’inspiration avait été la repro-duction d’une toile, d’une sculpture ou simplement un dessinqu’il avait griffonné en se tenant devant une œuvre d’art.

Sans attendre un instant, je communique avec la récep-tionniste de la Banque de Paris à Montréal afin d’obtenirquelques détails pertinents.

Plus je lui parle et plus l’émotion gonfle mon cœur.Je lui décris les trois personnages dessinés par Micah et

elle les reconnaît immédiatement. Elle m’annonce qu’ils fontpartie d’une sculpture très volumineuse disposée sur quatrepaliers sur l’esplanade de l’édifice du Groupe Louis Dreyfus,situé au 1981, avenue McGill College.

J’arrive à peine à le croire. Je dois absolument m’y ren-dre au plus tôt et faire connaissance avec cette œuvre. Millequestions se pointent dans mon esprit. Micah avait-il décou-vert cette sculpture au centre-ville de Montréal ou l’avait-iltrouvée dans un livre à la bibliothèque? Pourquoi avait-ilchoisi de ne reproduire que ces trois personnages et non lesautres? Quelle signification avait pour lui ces trois hommes?L’interprétation que j’en ai tirée jusqu’ici aurait-elle paru justeaux yeux de Micah? Aux yeux du sculpteur qui a créé l’œuvre?

Impossible de me concentrer sur mon travail. Je laissedonc mon boulot de côté et je communique avec le bureaud’information situé au rez-de-chaussée du gratte-ciel de la rueMcGill College pour tenter de recueillir d’autres détails. À magrande joie, une gentille dame m’offre de me faire parvenirsur-le-champ, par télécopieur, les pages d’une petite brochureayant pour titre La foule illuminée. La foule illuminée!J’attends, debout, impatient, l’arrivée de la première page. Lavoilà! Une page de texte, puis une autre et… une image! Très

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College. Je ne sais comment décrire l’émotion qui m’habite.Je pense à Micah et je ressens en moi une profonde nostalgiequi me mène au bord des larmes et en même temps, je me voiscomme un gamin qui hâte le pas en direction de la foire du vil-lage, impatient d’y vivre les moments les plus intenses de sa jeune vie. Je fends l’ombre de quelques grands édifices etj’aperçois de loin l’écriteau de l’avenue McGill Collegeet… là, tout à coup, La foule illuminée!

Elle est magnifique; bien au-delà de mes attentes. Ellem’apparaît petite et grande à la fois, au pied d’un bel édificequi s’élève jusqu’au ciel. Ses tours forment une enceinte quime fait penser à une clairière au milieu d’une forêt, une clai -rière où des personnages se seraient arrêtés. La couleur ocreclair de la sculpture chante contre le verre bleuté du bâtiment.

J’ignore s’il s’agit du hasard ou d’un geste divin, mais aumoment où je m’approche de l’œuvre, un rayon de soleil sefaufile entre les immeubles voisins, frappe les carreaux vitrésde l’édifice du Groupe Louis Dreyfus et reflète sa lumière,avec l’intensité d’un projecteur de théâtre, sur les trois per-sonnages qui se trouvent aux derniers paliers de l’œuvre, ceuxqu’avait dessinés Micah.

Je suis tout près des personnages et je sens cette mêmelumière pénétrer mon âme. C’est comme si un rideau se le vaitsur une grande scène et que l’apparition soudaine des décorsgrandioses et des acteurs costumés me coupait le souffle.J’étends la main et je touche ces trois personnages. Je ne peuxretenir mes larmes. Je les contemple! C’est comme si des mil-liers de petites lumières étincelaient dans mon esprit et qu’enun seul instant, elles illuminaient toutes mes interrogations.

Je me déplace lentement autour des quatre paliers surlesquels s’agite La foule illuminée et j’admire la force d’ex-pression que Mason a donnée à chacune de ses figures. Il mesemble que la journée entière ne me suffira pas pour appré cierla puissance du message qu’elles communiquent.

Comme son nom l’indique, il s’agit bien d’une œuvre oùla lumière joue un rôle déterminant. Mason l’a conçue en s’ins-pirant d’une foule qui assistait à un feu de joie à Paris.

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Ces tours ressemblent aux tours des cathédrales. Et lesgrandes églises de pierre qui les voisinent semblent bien s’en-tendre avec elles.

Je remonte la rue Université et je traverse le boulevardRené-Lévesque. Les adresses défilent: 900, 1200… j’ap-proche.

Une grande murale peinte sur la brique d’un édifice attiremon attention. Elle se marie magnifiquement avec les cou -leurs d’un grand hôtel situé tout à côté. Pourtant, c’est unescène de la vie d’un ancien marché public du centre-villequ’on y retrouve: des femmes en robes longues orange etjaunes; une autre femme en jupe bleue et chemisier blanc,coiffée d’un petit chapeau rond. Autour d’elles, de gros barilsen bois remplis de pommes, de pêches et de légumes de toutessortes. Deux hommes, en haut-de-forme, marchent derrièreelles, précédés de deux enfants. Sur la gauche, un photogra -phe, avec un vieil appareil, s’apprête à immortaliser la beautéde ces deux familles.

Les numéros civiques des édifices continuent d’augmen -ter. J’y suis presque!

Une colonne de fumée blanche s’échappe de la cheminéed’une usine et monte lentement vers le ciel. Elle est tout aussipaisible que celle qui monte des petites maisons campagnar -des que l’on voit sur les tableaux de certains peintres.

Les Montréalais se rendent à leur travail. Certains, commedans une bulle, marchent d’un pas rapide, d’autres discutententre eux. Ici et là, des ouvriers attendent l’autobus en sirotantun café chaud. Un homme d’affaires en habit, enjambe lescarreaux du trottoir presque à la course, cellulaire à la main.Des hommes et des femmes de race blanche, des Asiatiques,des Arabes, cheminent dans toutes les directions. Ils ont l’airjoyeux! Un chauffeur de taxi haïtien serpente la rue Sainte-Catherine qu’une vieille Polonaise traverse, en ignorant le taxi.Un vieux monsieur frappe ses mitaines l’une contre l’autrepour se réchauffer les mains. Des adolescents se taquinent etse bousculent dans une cour d’école.

Me voilà tout près! Je gare mon auto sur l’avenue duPrésident Kennedy et je me dirige à pied vers l’avenue McGill

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me perdre avec lui dans cette foule… moi, l’orphelin, lerejeté, l’incompris.

Le petit enfant essaie de se frayer un chemin dans cemonde de « grands » hostile et indifférent. Il s’éloigne du troi -sième palier et son œil droit se ferme pour ne pas voir le mal,la violence, la maladie, le viol et le meurtre qui s’y étalent.

En me dirigeant vers le côté droit du troisième palier,j’entre en collision avec un homme qui pénètre dans la fouleen courant, une main levée vers le ciel, comme s’il voulaitattirer l’attention de tous. Peut-être veut-il annoncer une nouvelle, bonne ou mauvaise; peut-être veut-il donner unavertissement, une mise en garde. Mais il se retrouve nez-à-nez avec un homme bourru et en colère qui, de toute évidence,se promet bien de le faire taire.

Ces deux hommes me rappellent l’histoire biblique del’aveugle Bartimée, qui crie de tous ses poumons pour attirerl’attention de Jésus tandis que la foule offusquée lui ordonnede rester tranquille. Heureusement qu’il ne s’est pas laisséintimider et que par sa persévérance (et la force de ses pou -mons), il a obtenu du Maître ce qu’il désirait.

Mais cette main au-dessus de la foule, c’est peut-êtreaussi un signe de détresse. Une main qui s’enfonce sous lesvagues de la déchéance humaine et qui crie à l’aide.

De l’autre côté du troisième palier, quatre hommes ma -lades s’effondrent successivement, comme un seul individu.

La majorité des personnages de ce niveau sont tournéssoit vers le côté, soit vers l’arrière. Aucun ne perçoit la lumiè -re. Dominant tous les personnages de ce palier, un hommeplus grand que les autres, un homme au regard impassible. Ilse tient à moitié dans la lumière, à moitié dans l’obscurité; ilne regarde ni vers l’avant, ni vers l’arrière. Un homme dont laneutralité nous porte à réfléchir. Est-il possible de demeurerneutre et passif alors que tout autour de nous se détériore?

Et le mal suit son cours à mesure que l’on avance dansl’œuvre. Un étrange personnage masqué d’une cagoule etarmé d’un couteau s’apprête à immoler sa victime, une femmeà demi nue, qu’il tient par le poignet. Derrière lui s’élève une

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Les personnages du premier palier baignent dans lalumière du jour. Ils regardent devant eux. La figure centraleest celle d’un homme au bras tendu, qui indique du doigt lasource de la lumière, qui semble se trouver à une certaine dis-tance. Ses yeux enfoncés dans leurs orbites, comme ceux del’homme à qui il s’adresse, sont différents de la plupart desyeux des autres personnages. Leurs yeux semblent voir quel -que chose que les autres personnages ne font que regarder.Mason dit du bras tendu du personnage central qu’il empiètesur le trottoir afin « d’arrêter le regard de ceux qui passent ».Il interpelle les passants pour qu’ils changent leur aptitude àregarder en une capacité de voir. Et pour utiliser les mots deMichael Edwards: « L’homme qui tend le bras est aussi lepersonnage qui, comme partout ailleurs, pose une question,par son long regard et la longueur, pour ainsi dire, de son geste(…) Son bras est un signe de vie, mais ce qu’il indiquedemeure inconnu. »

Tout près de ces deux hommes, une femme serre son filscontre elle; un vieil homme passe son bras autour de la taillede sa femme; un père porte sa fille sur ses épaules. La bouchede certains personnages est ouverte, comme assoiffée delumière. Une femme appuie sa tête sur l’épaule de son maridans une expression de parfait bonheur. Accroupi devant eux,un petit homme chauve, craintif, n’ose pas se lever. Il se cachederrière l’homme au bras tendu et risque un regard timide versla lumière.

Les signes avant-coureurs de ce que Mason appelle« notre nature défaillante » sont déjà visibles au premier plande l’œuvre. Comme la nature qui « défaille », la lumière aussise perd dans la foule. Les personnages du second palier sontcouverts d’ombres et les visages commencent à se détourner.L’émerveillement fait place à la moquerie et à l’indifférence.Un moine bouddhiste ferme les yeux à côté d’un homme encolère qui hurle des injures à un petit enfant qui cherche sesparents dans la foule.

À la vue de cette scène, je me hisse sur le deuxième palieren me faufilant entre les personnages pour atteindre le bam-bin. Je veux me placer à son niveau et voir avec ses yeux pour

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Il y découvre des thèmes importants comme la lumière et lesténèbres, la vie et la mort, l’enfer. Il est moins clair cependantlorsqu’il s’agit de répondre aux questions les plus crucialesque suscite cette œuvre.

« L’idée est peut-être prométhéenne, mais Mason sembleentrevoir en même temps, dans le projet et au-delà du projetde l’artiste, dans l’idée et au-delà de l’idée, la présence de quelque chose d’autre, comme si rencontrer la beauté, c’était rencontrer une force supérieure qu’il vaut mieux ne pasnommer. »

Il est malheureux de constater à quel point notre sociétécherche par tous les moyens à éviter d’entamer un dialoguefranc et honnête sur la personne de Dieu. Je trouve égalementdommage que dans le débat entourant le suicide et sa préven-tion, on évite d’aborder tout ce qui entoure le sujet tabou de lapersonne de Dieu. Pourtant, nous nous retrouvons bien enface de questions qui concernent la vie, la mort et l’au-delà.

Le malaise qui entoure l’enseignement et la personne duChrist devrait, au plus tôt, être traité. La phobie du christia -nisme ne fait qu’aggraver notre état.

Edwards pose la vraie question sans pouvoir y répondre:« Mais il importe que la lumière demeure indéfinie. Car

si une question est posée plus clairement dans cette œuvre quedans toutes les autres, c’est aussi la question suprême, queMason évoque souvent dans ses entretiens: étant donné la disparition apparente de la religion chrétienne à partir du dix-huitième siècle, quelle foi peut la remplacer qui soit suf -fisamment grande pour comprendre toute la destinée del’homme? Et avec l’effacement des récits chrétiens, quel sujetsuffisamment vrai et universel peut engager les efforts les plusélevés de l’art? »

Il n’y en a aucun! Aucune foi ni aucun sujet aussi profondsoit-il ne pourront jamais remplacer la foi chrétienne!

Refuser de définir la source de la lumière, n’est-ce pas unpeu l’ignorer? Se détourner des récits bibliques, n’est-ce pasrenier le Christ? Et s’il était lui-même la seule vraie lumière,le fait de s’obstiner à ne pas vouloir l’admettre ne revient-ilpas à plonger de plein gré dans les ténèbres et dans la mort?

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masse difforme, un épais nuage de fumée s’échappant d’untuyau qui débouche sur le quatrième palier.

Mason affirme que la foule se perd: « Le sentiment sedégrade, la violence manifestée au fond de toute fouledémontre la fragilité de notre espèce », et tout aboutit dans lesté nèbres, le salaire de la dégradation. Mason ajoute que cette« dégradation » de son sujet constitue « sa descente auxenfers ».

Ce nuage de fumée, on le retrouve dans d’autres œuvresde Mason. Dans l’une d’elles (je crois qu’il s’agit de Forward,une œuvre exposée à Birmingham en Angleterre), le nuageengloutit littéralement un homme, dont la main levée vers leciel crie à l’aide. Dans cette œuvre, c’est la fumée d’une usinequi empoisonne et pollue l’existence des citadins. Mais dansLa foule illuminée, il s’agit d’une fumée que l’on pourraitqualifier « d’infernale », une fumée qui a un lien direct avecla mort. C’est la fumée décrite dans le livre de l’Apocalypse,celle qui monte du puits de l’abîme pour anéantir la racehumaine.

Enfin, sur le quatrième palier, on ne voit que quatre per-sonnages. Ce sont les trois personnages du croquis de Micahaccompagnés d’un autre homme, étendu de tout son long surla plate-forme. Il agonise ou il est déjà mort.

mn

Les critiques n’ont pas toujours été favorables à l’œuvrede Mason. Qu’ils en soient conscients ou non, plusieurs d’en-tre eux ne semblent pas saisir la vision que cet artiste chercheà communiquer. Pour ne prendre qu’un exemple, lisons ce queMichael Brenson, critique du New York Times, a écrit à pro-pos de La foule illuminée:

« La comédie humaine de Mason est maintenant com-plète; pour la première fois, il réunit les malheureux aussi bienque les bienheureux, les damnés aussi bien que les élus. C’estla comédie humaine à l’état pur, sans rien pour la diluer,coupée de tout ce qui pourrait la situer et l’expliquer. »

Heureusement qu’Edwards, dans son livre consacré àMason, ose apporter quelques « explications » à cette œuvre.

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L’homme au cœur de pierre est assis aux portes de l’enfer, attendant ses victimes. Son regard révèle son espritmaléfique. Il a injecté son venin à toute la race humaine, il nelui reste qu’à attendre que le poison accomplisse son effet.

Mason avait songé écrire sur ce quatrième palier le mot« obscurantisme ». Cet homme au cœur de pierre porte un tur-ban. Il correspond au prince des ténèbres dont parlent lesÉvangiles. Incapable d’accomplir la moindre action salva-trice, il pénètre notre conscience pour ajouter à nos misèresnoirceur et destruction. Il habite un monde parallèle mais soninfluence se fait sentir tout autour de nous. C’est lui qui nousincite à demeurer froids devant des situations qui nécessitentnotre intervention, notre aide, nos efforts, nos encourage-ments, notre sourire, notre chaleur. Il nous apprend à devenircomme lui: un homme au cœur de pierre.

Il nous apprend à rester indifférent face à nos proches, àmanifester du mépris à l’égard de nos semblables, de nos con-frères de travail, de nos compétiteurs, de nos camarades declasse. Il nous montre comment détruire l’estime des autres etcomment tourner le dos à ceux qui nous offrent, même mala -droitement, leur amour: un parent, un ami.

Il nous enferme dans nos prisons. Et dans notre isole-ment, nos blessures s’infectent, le pardon s’éteint, la morts’installe. Il tue l’enfant qui habite en nous, notre spontanéité,notre naïveté, notre beauté. Il étouffe l’émerveillement, lapureté. Il assombrit nos rêves et jette ses déchets sur nous,souillant l’intérieur de notre quotidien. Il sème la révolte faceaux autres, face à nous-mêmes, face à Dieu. Il dépossède notreintelligence de la vraie lumière et plonge notre esprit dans ununivers d’illusions et de ténèbres. Il remplace la vérité de Dieupar un esprit de séduction.

C. S. Lewis a bien raison dans son livre, L’armoire ma -gique, de personnifier l’ange des ténèbres par une sorcière quitransforme tous ses sujets insoumis en statues de pierre.

L’homme au cœur de pierre ne pourra jamais changer lemonde, car il est lui-même prisonnier des ténèbres et du mal.

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Dans une entrevue, Mason a déjà affirmé que « peindre[il aurait pu dire sculpter] est l’acte d’adorer ». Ces parolesouvrent une fenêtre sur la foi qui habite l’âme de ce grandartiste. Il me paraît évident que cette œuvre qui est devantmoi, cette foule illuminée par la lumière qui pointe entre lesgratte-ciel du centre-ville de Montréal, apporte des réponses àun bon nombre de nos questions les plus fondamentales.

Et la réponse définitive se trouve au quatrième palier,parmi les personnages que Edwards a qualifiés de « pivots del’œuvre »; les personnages que Micah avait dessinés.

mn

Tu es maintenant dévoilé,être macabre qui hante le séjour des morts.Le Hadès s’émeut jusque dans ses profondeurspour t’accueillir à ton arrivée.Il réveille devant toi les morts, tous les grands de la terre.Tous prennent la parole pour te dire:Toi aussi tu es sans force comme nous.Sous toi est une couche de vers et les vers sont ta couverture.Te voilà tombé du ciel, astre brillant fils de l’aurore!Tu es abattu à terre, toi le vainqueur des nations!Tu disais en ton cœur: Je monterai au ciel, j’élèverai mon trône au-dessus des étoiles de Dieu, je monterai sur le sommet des nues, je serai semblable au Très-Haut.Ton cœur s’est élevé et tu as dit:Je suis Dieu.Par ta sagesse et par ton intelligence tu t’es acquis des richesses,Tu as amassé de l’or et de l’argent dans tes trésors;Par ta grande sagesse et par ton commercetu as accru tes richesses,Et par tes richesses ton cœur s’est élevé.Mais tu as été précipité dans le séjour des morts, dans les profondeurs de la fosse.

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LE SAUVEUR

LA VERSION DÉFINITIVE de La foule illuminée, maintenantinstallée au centre de Montréal est la deuxième grande foulesculptée par Raymond Mason. La première, créée en 1963,marquait le point culminant de toutes les scènes de rues quiavaient préoccupé ce citadin essentiel. On y voit près d’unecentaine de personnages qui semblent descendre sur le spec-tateur.

Cette première œuvre, en bronze, a été exposée à la gale -rie Pierre Matisse de New York. Achetée par l’État français,elle est maintenant installée dans le jardin des Tuileries, àParis, à cent cinquante mètres à peine de la place de laConcorde. Une autre sculpture de groupe créée par Mason en1969 a pour titre Le départ des fruits et légumes du cœur deParis. La scène évoque la tristesse des maraîchers qui doiventquitter leur quartier du centre de Paris.

Quelques années plus tard (en 1974), Mason apprit dansun journal qu’une catastrophe minière avait eu lieu à Liévin,près de Lens, en France. L’article était accompagné d’unephoto montrant les proches des mineurs à l’entrée de la mineattendant dans l’angoisse l’annonce possible de la mort del’un des leurs. Mason s’était inspiré de cette photo pour recré ercette terrible scène dans l’hiver nordique, la pluie et les larmes.Il nomma cette œuvre Une tragédie dans le Nord.

Mason a également créé une sculpture urbaine pour laville de Washington. Divisée en deux parties, cette sculpture

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Depuis ce coup de tonnerre du mois d’octobrequi m’annonce, à plus ou moins brève échéance,la fin de mon pèlerinage terrestre, mes pensées ont pris un tourplus amoureux et plus éternel.Maintenant j’ai la joie de penser que je serai en contact direct avec le Père, le Fils et l’Esprit et qu’au-delà de la foi, j’aurai la réponse à mes questions et baignerai dans la joie éternelle de la lumière, de la vérité et de l’Amour. Je remercie sans cesse Jésus pour son enseignementqui m’a guidé, protégé et orienté vers l’amour de Dieuet de tous les humains, particulièrement les malades,les malheureux et ceux et celles qui ont soif de justice.Comment ne pas le remercier pour la Rédemption, qui l’a amené à souffrir pour nous le martyre de la flagellation et du couronnement d’épines, porter sa Croix, subir la Crucifixion et donner sa vie pour nous laver de tous nos péchés,ressusciter d’entre les morts, pour nous ouvrir les portes du Royaume éterneloù tout est joie et plénitude de l’Amour?

CAMILLE LAURIN(Extrait d’une lettre adressée à son épouse)

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a d’emblée gagné ma confiance. Cet homme barbu, accoudéà l’extrémité du troisième palier, regarde avec assurance versl’horizon. Il me fait penser à un capitaine de bateau, un capi-taine fier et expérimenté. Il me rappelle les figures sculptéessur la proue des anciens navires qui bravaient les pires tem-pêtes.

Ce qui me frappe, c’est que cet homme donne l’impres-sion qu’il porte sur lui toute cette foule en désarroi. Il porte lemonde entier sur ses épaules et ne suffoque pas!

Ce personnage pourrait, bien entendu, représenter lesculpteur qui nous dévoile son œuvre et il pourrait aussi être,pour moi, l’image du père qui observe et qui cherche à com-prendre la mort… à partir de la mort de son fils. Toutefois,l’ampleur de la tragédie humaine exposée à vif par Masonexige, une fois de plus, une réponse qui transcende nos acti -vités et nos préoccupations journalières. Une réponse capablede satisfaire l’âme assoiffée de lumière et de vérité.

Ce personnage, c’est Dieu lui-même, le Créateur de l’u-nivers qui porte sur lui tout le fardeau de la race humaine.

Il regarde le palier de la mort en affichant une expressionabsolument décontractée. Le sentiment qu’il dégage n’est pascelui du désespoir et ses yeux, loin de fixer le cadavre quirepose devant lui, semblent voir au-delà de ce sinistre tableau.Cette force qui l’anime ne comporte aucune marque d’insou-ciance ou d’indifférence. Bien au contraire, son visage merappelle la grandeur du plus humble combattant mais aussi duplus glorieux. Son regard nous assure qu’il détient la réponseà toutes les questions et qu’il a réussi à vaincre tous les enne-mis, y compris la mort.

Je contourne une fois de plus la sculpture et me place surle côté gauche du quatrième palier. De cet angle, je constateque le visage de l’homme barbu et celui du personnage quej’avais baptisé le voyageur, sont pratiquement au mêmeniveau. Un incroyable lien de complicité se développe entreces deux hommes.

Le voyageur est un négroïde empreint d’une extrêmecompassion. Son regard n’oblique pas vers l’hindou assis à sagauche comme j’avais cru le percevoir dans le croquis dessi né

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nous montre, dans sa partie la plus basse, un groupe de personnages vivant à notre époque qui regardent sur le murd’en face une évocation rêveuse de la guerre de l’Indépen -dance américaine. Ladite évocation présente le major PierreCharles l’Enfant montrant à son ami George Washington leplan de la ville qu’il va faire construire et qui portera son nom.

« Je pense que les gens ont oublié ce qu’est vraiment lavie », avait lancé Mason en réponse à une question mala -droitement formulée sur la ressemblance de ses œuvres avecL’opéra des gueux.

Je pense, moi aussi, que les gens ont oublié l’aspect sacréde la vie. Nous vivons dans un monde où l’industrialisation,le matérialisme et l’individualisme ont écrasé la beauté desvraies valeurs sociales et sont en train d’avoir raison du sys-tème écologique de la planète.

C’est cette vérité que Mason dévoile dans ses œuvres. Àmon sens, la lumière qui éclaire La foule illuminée est bienautre chose que la lueur projetée par le feu de joie dont il s’é-tait inspiré au départ. Pas question ici des lumières éphémères,si colorées soient-elles, projetées sur la scène d’un spectacle,ni des meilleurs idéaux humains, qui s’évanouissent à latombée du jour. Tout cela me semble trop faible pour rendrecompte du puissant message qu’a voulu nous transmettre cesculpteur à l’âme sensible.

Non, la lumière qui éclaire la foule de Mason nousmontre la déchéance de la race humaine. Et même si les per-sonnages du premier palier affichent, a priori, de la sérénité,nous constatons, en examinant l’œuvre attentivement, queleurs yeux ne voient pas vraiment la lumière et que leur regardest obstrué par l’obscurité qui habite leur âme.

La vérité, c’est que la vraie lumière, nous l’apercevons ennous plaçant derrière la sculpture et non devant.

En nous tenant debout, face à l’extrémité du quatrièmepalier, tout prend une autre allure, l’œuvre de Mason prend untout nouveau sens.

Accueilli par le regard honnête d’un homme dont le vi -sage paisible se démarque de cette foule violente et perdue, jeretrouve mon courage et deviens l’élève de ce personnage qui

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Dieu le Père est absolument vaine. Le fait de placer le chris-tianisme au rang des « grandes religions » et d’attribuer auChrist le rôle d’un « grand maître » parmi d’autres, est trèséloigné de ce que Jésus a affirmé lorsqu’il a dit: « Je suis lechemin, la vérité et la vie, nul ne vient au Père que par moi. »

Et si l’homme au turban représentait l’ensemble des reli-gions du monde et des philosophies humaines, nous devrionsdire avec respect qu’il n’a aucune puissance pour sauver quique ce soit. Il est impossible à l’homme de gravir les échelonsdu ciel malgré tous ses efforts et sa bonne volonté. Il estimpossible de les gravir car ils ont déjà été gravis une foispour toutes, mais dans le sens inverse. C’est Dieu lui-mêmequi est venu jusqu’à nous et pour monter les marches de l’enceinte du palais céleste, il est nécessaire d’accepter de selaisser porter par lui.

Il n’y a personne d’autre qui puisse nous porter ainsi et lessoi-disant « guides spirituels » que nous proposent les reli-gions ne sont en vérité d’aucun secours. Ni les anges, ni mêmenos bien-aimés qui sont décédés ne sont autorisés à jouer cerôle de guide et de sauveur. La Bible nous exhorte fermementà ne pas essayer de communiquer avec les morts. C’est àJésus-Christ qu’il faut s’adresser et à personne d’autre. Il estle seul Sauveur.

Je regarde maintenant le croquis que Micah a dessiné etil ne me hante plus. Cette culpabilité qui voulait m’entraînervers la mort ne pèse plus sur ma conscience. Ce dessin estdevenu pour moi une preuve de l’amour divin. Il ne représenteplus l’agonie et la mort mais le salut apporté par Dieu à l’âmesouffrante. Un salut que Micah a heureusement accueilli à latoute dernière minute de sa vie.

Je contemple le voyageur et je ne l’appelle plus ainsi, jel’appelle maintenant le Sauveur. Un Sauveur qui a prouvé sonamour en s’abaissant lui-même afin de s’engager totalementenvers moi. Il a donné sa vie pour moi, pour me sauver de lamort. Un Sauveur entièrement dénudé, comme le blessé qu’ilporte. Il s’est identifié à moi jusqu’au bout, jusqu’à devenirhumain pour me prouver son amour. Il a goûté à la profondeurdu séjour des morts et il l’a vaincu. Il a donné sa vie en rançon

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par Micah mais il regarde droit devant avec détermination.Les yeux du vieil homme et ceux du voyageur ne se croisentpas. Mais ils ont en commun une même expression, difficile àdécrire mais qui produit en moi un profond respect. Uneexpression qui ressemble à une complicité parfaite, une forceet une assurance qui ne sont pas de ce monde, qu’aucun autredes personnages de cette foule humaine ne parvient à expri -mer. Leur unité d’esprit est si réelle qu’il est à se demander siles deux personnages ne sont pas un peu le même homme,mais avec chacun des rôles différents. Ils sont, en quelquesorte, incarnés l’un dans l’autre tellement leur but est commun.

C’est comme si le vieux capitaine devenait le narrateur dela scène qui se déroule sur le quatrième palier et qu’il invitaittous les passants, les spectateurs, l’humanité entière à poserleur regard sur le personnage principal de l’œuvre.

Et le voyageur avance avec assurance, le regard fixé droitdevant. Il s’apprête à traverser tous les paliers de l’histoirehumaine afin de redonner espoir à toute la création. Il tra-versera la foule non dans le but de se tailler une place parmiles grands où règnent la vanité et la loi du plus fort, mais pouraffirmer qu’il est lui-même la lumière du monde et le Sauveur.La seule préoccupation du voyageur, c’est de conduire sonmalade vers la lumière guérissante de l’amour de Dieu. Et ilréussira!

Le blessé est donc entre bonnes mains. Ce n’est plus luiqui porte le poids de sa misère mais il se laisse porter par celuiqui l’a arraché des griffes de la mort.

Bien que ses yeux soient à demi clos, ou plutôt, à demiouverts, le blessé est le seul personnage qui regarde dans lamême direction que le vieil homme. C’est comme s’il avaitaccepté d’échanger la vision désespérée de sa propredéchéance contre celle de Dieu le Père qui contemple l’acterédempteur accompli par Dieu le Fils. Il n’y a en effet aucuneautre possibilité d’être sauvé que celle de regarder dans ladirection où regarde le Père car le salut ne peut venir que deDieu.

Toute spiritualité qui ne tient pas compte de cette révéla-tion du salut accompli par Dieu le Fils, en complicité avec

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D’un criminel en croix.Au trône de lumière,Il fut, par Dieu son Père,Élevé Roi des rois.

À lui l’honneur suprême,Couronne, diadème,Et sceptre tout-puissant.Jésus, nom qui surpasse,Dans le temps et l’espace,Tous les noms existants.

Devant Jésus le Maître,Un jour devront paraîtreHommes, anges et démons.Dans les cieux, dans ce monde,Sous la terre et sous l’onde,Tous genoux fléchiront.

En Maître, tous l’acclament,Toute bouche proclame:Jésus-Christ est Seigneur.À la gloire du Père,Le ciel, l’enfer, la terre,Exaltent le vainqueur.

Je crois fermement que nous reverrons, un jour, dans leciel, tous ceux qui ont aimé Dieu et qui ont reçu son pardon.Ce sera la plus belle des fêtes. Mais tout au long de notrepèlerinage terrestre et jusqu’au moment où Dieu décideraqu’il faut rentrer à la maison, c’est son amour qui nous sou-tiendra à chaque instant de notre vie.

Pour moi, j’ai rendez-vous avec un jeune homme quiréside à l’intérieur de la muraille de la ville sainte. Il m’attendlà-bas, et je crois qu’à mon arrivée, nous allons demeurer unlong moment dans les bras l’un de l’autre, sans rien dire… àsimplement savourer nos retrouvailles. Dieu me l’a prêté pourun temps ici-bas afin que je connaisse la joie et la fierté d’êtrepère… et la mort a gagné un « round » mais non le « match ».Cette tristesse, cette douleur, cette colère qui habitaient en moise sont transformées en une flamme du feu divin qui me

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pour payer la dette qu’aucun homme ne pouvait et ne pourrajamais acquitter. Une dette envers Dieu, et c’est Dieu lui-même qui s’en est chargé… mais à quel prix!

Un magnifique poème tiré de l’épître aux Philippiens etparaphrasé admirablement par Alfred Kuen, illustre bien cemystère. On dit qu’il s’agit d’un hymne chanté par les chré-tiens du premier siècle. Un hymne que ni l’histoire ni leshommes ne pourront jamais effacer. Un hymne que les cro -yants de tous les temps, accompagnés de milliers d’anges,chanteront un jour devant le trône de Dieu.

Le Christ, dès l’origine,Fut d’essence divine,Un avec le Dieu saint.Il avait sa nature,Sa gloire sans mesure,Ses attributs divins.

Loin de mettre sa joieÀ trouver une proieDans son égalitéAvec le Dieu suprême,Il s’abaissa lui-même,Avec humilité.

Le Roi de tous les êtresIci-bas voulut naîtreEn simple serviteur.Esclave volontaire,Il a vécu sur terreSans éclat, sans honneurs.

Homme parmi les hommes, Il fut ce que nous sommes,En tout semblable à nous.Humble et sans apparence,Dans son obéissanceIl alla jusqu’au bout.

Il humilia son âmeJusqu’à la mort infâme

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CONCLUSION

À vrai dire, je dois admettre qu’après avoir lu et relu monmanuscrit il m’a semblé qu’il y manquait encore quelquechose. Après avoir passé de longues heures à scruter mes sou-venirs, après avoir choisi mes mots avec soin pour exprimerl’émotion désirée. Après avoir méticuleusement brodé danstous les sens chacune des illustrations, chacune des citationsque j’ai empruntées afin de juger si elles exprimaient vraimentce que je cherchais à dire. Après avoir révisé, réfléchi, prié.Après avoir soumis mes idées et mes textes à l’expertise debons amis et d’écrivains. Après avoir ajouté ici et là lesretouches nécessaires et retranché ce qui semblait superflu.Après avoir bien sondé mes motifs pour m’assurer que monbut n’était pas de jouer à la vedette ou d’attirer sur moi la pitié.Après être retourné maintes et maintes fois devant le croquisque Micah m’a laissé en me tenant tranquille pour bienécouter ce qu’il a voulu me dire. Après avoir accepté de melaisser pénétrer à nouveau et dénuder par chacun des person-nages. Après toutes mes tentatives d’apporter, à travers monlivre, une lueur d’espoir à ceux qui ne voient que du noir.Après avoir offert mon amitié à ceux qui sont torturés par leremords ou broyés par le découragement. Après avoir déposéla plume et rangé l’encrier… je dois sincèrement avouer qu’ilmanque encore quelque chose!

Ce que j’ai cherché dans mes souvenirs, ce que j’ai vouluexprimer sur le papier, ce que j’ai voulu entendre sur les notesde chaque chanson, ce que la mer ne m’a pas dit, ce que je n’aipas lu sur les vers des poèmes, ni dans aucune des phrases demon ouvrage; ce quelque chose qui manque, ce quelqu’un, jele sais, c’est Micah.

Jamais rien, ni personne ne pourra le remplacer. Je souf-

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pousse avec force dans la bataille, l’unique bataille, celle del’éternité.

Devant la mort, disait Salomon, l’homme réfléchit. Pourmoi, le fait d’avoir perdu mon fils, pour un temps, me placesans cesse devant la réalité de la mort. Je ne désire pas jouerle rôle « d’un sauveur » car c’est Jésus le seul Sauveur. Maisce Jésus habite en moi! Je réfléchis aux milliers de gens quimeurent chaque jour sans avoir été réconciliés avec Dieu et jepense à l’image des étoiles de mer agonisant sur le sable. Jeme dis alors que si je pouvais seulement prendre dans le creuxde ma main, et remettre à l’eau, une seule de ces petites créa-tures qui agonisent parmi les milliers d’autres étendues sur laplage, pour celle-là, mon geste aura fait toute la différence.

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fre toujours de son absence

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ÉPILOGUE

Je ne voudrais pas terminer cet ouvrage sans offrir à tousl’occasion de recevoir l’amour et le pardon de Dieu. Il n’exis -te aucune montagne trop haute que Dieu ne puisse gravir niaucune vallée trop profonde où Dieu ne puisse descendre. Iln’y a pas de fautes trop graves que Dieu ne puisse pardonner.Il suffit simplement de lui demander. Prier, c’est faire un petitpas dans la bonne direction. Je vous encourage à lire cetteprière comme si c’était la vôtre. Dieu a promis qu’il accueil -lerait tous ceux et celles qui viennent à lui avec un cœur vrai.

« Seigneur Jésus, je reconnais mon besoin de toi. Je teremercie d’être venu sur terre par amour pour moi et d’avoirété crucifié pour me libérer de ma condamnation et de mespéchés. Je te demande pardon pour tout le mal que j’ai fait,pour mes fautes les plus petites et pour les plus graves. Je tedemande de laver ma conscience et de m’aider à me pardon-ner à moi-même et aux autres comme tu me pardonnes.

Je te prie de prendre ma main dans la tienne et de me con-duire pas à pas, à tous les jours de ma vie. Je t’invite à venirhabiter dans mon cœur et à être mon meilleur ami.

Je veux être à toi et t’aimer pour toujours. »

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Je termine en exprimant mon entière gratitude à monmeilleur ami, mon confident, mon Sauveur, le Seigneur Jésus-Christ. Son amour n’a jamais flanché même dans les piresmoments de ma détresse. C’est lui, la Résurrection et la Vie etje sais que je le verrai un jour, avec mon beau Micah, réunispour l’éternité.

Jésus-Christ est la véritable lumière qui en venant dans lemonde éclaire tout être humain. En fait, il était déjà dans lemonde, puisque le monde a été créé par lui, et pourtant, lemonde ne l’a pas reconnu. Il est venu chez lui, et les siens ontrefusé de l’accueillir.

Mais à tous ceux qui l’ont reçu, qui ont cru en lui; à tousceux-là, il a accordé le privilège de devenir enfants de Dieu.

(Évangile de Jean, chapitre 1)

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Choisissez une ou deux personnes en qui vous pouvezavoir confiance et arrangez-vous pour leur parler.

· La mère ou le père d’un ami;

· Une tante, un oncle ou un autre membre de votre

famille;

· Un conseiller de votre âge à l’école (il ou elle n’est

pas un adulte, mais est souvent apte à vous con-

seiller);

· Un prêtre, un pasteur ou un conseiller de votre église;

· Un responsable des jeunes dans un club auquel vous

appartenez;

· Un conseiller de votre école;

· Un psychologue;

· Un médecin, une infirmière ou un autre travailleur en

soins de la santé;

RESSOURCES EN INTERVENTION

ET EN PRÉVENTION DU SUICIDE

1. 866. APPELLE (277-3553)

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RESSOURCES

Vous trouverez ci-dessous quelques organisations qui seconsacrent aux problèmes reliés au suicide et aux conséquen -ces des tentatives de suicide.

Centres d’aide pourles jeunes en crise

Vous trouverez à l’intérieur de la couverture des annuairestéléphoniques (pages blanches et jaunes) les numéros de télé-phone des Centres d’aide pour les jeunes en crise de votrerégion.

Ce sont généralement des numéros auxquels vous pouveztéléphoner vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il y a parfois des lignes réservées aux adolescents et parfois ceslignes ne fonctionnent qu’à certaines heures. Ces lignes pourles personnes en crise sont souvent très occupées; il se peutdonc que vous deviez attendre et composer le numéro àplusieurs reprises pour obtenir quelqu’un. Persistez.

Si vous êtes éloignés du Centre d’aide pour les jeunes encrise et si vous devez payer des frais interurbains, adressez-vous à la téléphoniste et dites-lui que vous voulez rejoindre unservice d’aide téléphonique. Elle peut vous mettre en commu-nication sans que vous ayez à payer. Quelques centres ont desnuméros sans frais qui desservent un vaste territoire.

Un adulte en quivous avez confiance

Il s’agit de quelqu’un en qui vous avez eu confiance dansle passé ou qui, vous êtes sûr, s’intéressera à votre problème etessaiera de vous aider.

Attention! Tout le monde n’est pas digne de confiance,quelle que soit son occupation professionnelle. Vous devezvous sentir en sécurité.

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2. Chaque participant doit se procurer un exemplaire dumanuel de formation “Les petits groupes d'entraide”. Ce livrefacilite l'interaction lors de rencontres en petits groupes et sus-cite en vous un nouvel élan de générosité. Il constitue un élé-ment indispensable pour ceux et celles qui désirent former unpetit groupe d'entraide.

3. Il faut choisir l'endroit où auront lieu vos rencontreshebdomadaires. Votre petit groupe peut tenir ses rencontresdans un lieu public, dans un foyer, dans une église, dans uneentreprise, dans une école, ou ailleurs. Il est toutefois néces-saire de choisir un endroit qui favorise l'échange entre les par-ticipants et qui permet le recueillement.

Les rencontres hebdomadaires

Démarrer un petit groupe d'entraide exige un peu debonne volonté pour intégrer ces rencontres hebdomadaires ànos horaires déjà chargés. Mais l'effort en vaut la peine.

Il est très important que les rencontres soient tenuesrégulièrement et que chaque participant soit correctementavisé de la date, de l'heure ainsi que de l'endroit où aura lieula rencontre.

Certains groupes joignent l'utile à l'agréable en partageantensemble, un bon repas. Les participants peuvent collaboreren préparant la nourriture à tour de rôle ou fournir un petitmontant pour défrayer le coût des aliments.

Le manuel de formation

Le manuel de formation “Les petits groupes d'entraide” aété conçu pour faciliter un cœur à cœur avec les autres maisaussi avec Dieu. Dans un langage simple, chaque moduleexplore diverses facettes de la personnalité de Dieu et desrelations humaines. Vous serez enrichi, non seulement de con-naissances pratiques et théologiques, mais bien de l'expéri-ence inoubliable d'une relation intime avec ce Dieu d'amour.C'est l'occasion rêvée de l'inviter à venir rencontrer vos pro-

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Les petits groupes d'entraide

La vie en communauté est un besoin fondamental pourchaque être humain. Les cercles familiaux, auparavant assezresserrés, comblaient intrinsèquement les besoins émotifs desmembres du clan. Avec l'éclatement des ménages et un modede vie plus individualiste, le soutien des proches n'est pas tou-jours accessible, même dans les temps de crise.

Les petits groupes d'entraide sont un moyen de redécou-vrir ou préserver cette richesse qu'est l'échange et le partage.Partout dans le monde, des milliers d'individus choisissent departiciper à des rencontres hebdomadaires en petits groupessous diverses formes. En plus d'exercer une influence positivedans leurs milieux, les petits groupes d'entraide permettentaux participants de développer de nouvelles amitiés et vivred'heureux moments.

L'idée de former un petit groupe d'entraide n'est pas inno-vatrice en soi. C'est d'avantage le fait d'y inviter Dieu à par-ticiper qui fera toute la différence. Selon Jésus, tous les com-mandements de Dieu se résument en un seul: “Aimer Dieu etaimer son prochain”. Ainsi, expérimenter l'amour de Dieunous amène indéniablement à nous aimer nous-mêmescomme Dieu nous aime et à aimer les autres.

De ce fait, les petits groupes d'entraide exercent leursactivités sans aucune discrimination raciale ou religieuse. Lesindividus et les familles, les jeunes comme les aînés, peuventadhérer librement à la création de petits groupes d'entraide.

Il est facile de démarrer un petit groupe d’entraide

1. Il suffit premièrement d'assembler quelques amis, desvoisins, camarades de travail ou encore des membres de votrefamille qui veulent aimer Dieu et aimer leur prochain. Il n'estpas nécessaire d'être un grand nombre.

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pres besoins et voir s'épanouir vos talents au service desautres.

Les petits groupes d'entraide ne doivent pas nécessaire-ment être affiliés à une religion en particulier. Ils peuvent êtreutiles aux membres d'une église autant qu'à ceux qui n'enfréquentent pas. De plus, leur structure flexible les rend acces-sibles aux gens de tout âge. Ils peuvent aussi s'adapter à dif-férents besoins. Le but est de vous permettre de découvrir lesbienfaits d'une foi authentique qui se manifeste par des actionsconcrètes.

Ressources

Vous avez des questions au sujet des petits groupes d'en-traide? Vous désirez de l'aide quant à l'utilisation du manuel deformation? Vous aimeriez recevoir du soutien pour faciliterl'établissement d'un petit groupe d'entraide? C'est simple!Vous avez accès gratuitement à des conseillers expérimentésqui sont disponibles pour répondre à vos questions. Vousn'avez qu'à composer le numéro sans frais : 1.888.868.0404ou via l'Internet : [email protected]

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