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Wagner Magalie « Histoire de la littérature » Lectures d’Ovide au Moyen-Âge et à la Renaissance : exemples des mythes d’Actéon et de Callisto : Les Métamorphoses d’Ovide constituent un des textes latins les plus lus et sa lecture assure souvent les bases du savoir mythologique. La meilleure preuve de sa faveur est l’emploi que feront les poètes des récits que ce long poème contient. Mais, comme le souligne Jean Seznec, le savoir mythologique des poètes de la Renaissance ne prend pas uniquement appui sur leur connaissance des textes antiques. En effet, dans La Survivance des dieux antiques, Seznec s’attache à mettre en lumière le rôle obscur, mais considérable, de certains intermédiaires dans la vulgarisation des traditions religieuses de l’Antiquité : ces intermédiaires, ce sont des ouvrages contemporains, manuels ou dictionnaires où chacun pouvait aisément s’instruire du nom des Dieux, de leurs formes et de leurs aventures. 1 Certes, la plupart des écrivains du XVI e siècle ont lu Ovide, dont les Métamorphoses sont devenues une œuvre incontournable dès le Moyen-Âge et qui sont fréquemment rééditées au cours du XIV e et du XV e siècles. Mais ils se sont aussi imprégnés des nombreuses moralisations médiévales du texte ovidien, 1 Jean SEZNEC, La Survivance des dieux antiques – Essai sur le rôle de la tradition mythologique dans l’Humanisme et dans l’art de la Renaissance, Paris, Flammarion, coll. Champs, p.257-258.

Lectures d'Ovide au Moyen-Âge et à la Renaissance : exemples des

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Wagner Magalie« Histoire de la littérature »

Lectures d’Ovide au Moyen-Âge et à la Renaissance   :

exemples des mythes d’Actéon et de Callisto   :

Les Métamorphoses d’Ovide constituent un des textes latins les plus lus et sa lecture assure souvent les bases du savoir mythologique. La meilleure preuve de sa faveur est l’emploi que feront les poètes des récits que ce long poème contient.

Mais, comme le souligne Jean Seznec, le savoir mythologique des poètes de la Renaissance ne prend pas uniquement appui sur leur connaissance des textes antiques. En effet, dans La Survivance des dieux antiques, Seznec s’attache à

mettre en lumière le rôle obscur, mais considérable, de certains intermédiaires dans la vulgarisation des traditions religieuses de l’Antiquité : ces intermédiaires, ce sont des ouvrages contemporains, manuels ou dictionnaires où chacun pouvait aisément s’instruire du nom des Dieux, de leurs formes et de leurs aventures.1

Certes, la plupart des écrivains du XVIe siècle ont lu Ovide, dont les Métamorphoses sont devenues une œuvre incontournable dès le Moyen-Âge et qui sont fréquemment rééditées au cours du XIVe et du XVe siècles. Mais ils se sont aussi imprégnés des nombreuses moralisations médiévales du texte ovidien, dont les plus connues sont l’Ovidius moralizatus de Pierre Bersuire (milieu du XIVe siècle) et surtout l’Ovide moralisé anonyme du début du XIVe siècle. Déjà au XIIe siècle, le commentaire en prose des Métamorphoses par Arnolphe d’Orléans, Allegoriae super Ovidii Metamorphosen, avait connu un certain succès. En effet, c’est à partir du XIIe siècle que l’on peut dire qu’Ovide acquiert une notoriété remarquable et il sera dès lors considéré comme une auctoritas, « source de

1 Jean SEZNEC, La Survivance des dieux antiques – Essai sur le rôle de la tradition mythologique dans l’Humanisme et dans l’art de la Renaissance, Paris, Flammarion, coll. Champs, p.257-258.

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culture et de savoir essentielle pour les érudits, mais aussi (…) source d’inspiration et de réflexion littéraire »2.

C’est un peu plus tôt, au tournant du XIe et du XIIe siècles, qu’ont été produites les compilations mythologiques des mythographes du Vatican, trois auteurs anonymes désignés sous ce vocable de Mythographi Vaticani, et dont les manuscrits furent découverts à la suite les uns des autres dans la Bibliothèque Vaticane par Angelo Mai, qui les publia en 1831. On pourra aussi s’intéresser au commentaire du Bolognais Giovanni del Virgilio, Allegorie Librorum Ovidii, daté de la deuxième moitié du XIVe siècle, ainsi qu’à l’Ovidio Metamorphoseos vulgare de Giovanni de’ Bonsignori (1375-1377). La Généalogie des dieux de Boccace offrira son lot d’interprétations et est particulièrement intéressante en ceci qu’elle eut une influence considérable sur les auteurs pendant les deux siècles qui suivirent sa parution. Christine de Pisan livre aussi des gloses allégoriques des mythes dans son Epistre d’Othea (écrite vers 1400), texte littéraire dans lequel la déesse Othea cherche à parfaire l’éducation chevaleresque du jeune Hector et lui cite en modèle cent personnages mythologiques. Plus tard, dans la première moitié du XVIe siècle, le Vénitien Niccolò degli Agostini publiera Tutti li libri de Ovidio Metamorphoseos tradutti dal litteral al verso vulgar con le sue allegorie in prosa, et quelques années après, ce sera aux poètes français Clément Marot et Barthélemy Aneau de traduire et d’annoter les Trois premiers livres de la Métamorphose d’Ovide, parus à Lyon en 1556. Les deux premiers livres de cette Métamorphose d’Ovide sont censés avoir été traduits par Marot, et le troisième par Aneau, mais en l’état actuel de la recherche il reste difficile de distinguer les corrections d’Aneau du texte de Marot, Aneau publiant les trois livres quelques douze ans après la mort de Marot. En 1531 sont publiées les Emblèmes d’Alciat qui résultent de la grande vogue du siècle pour les « hiéroglyphes ». Ce recueil d’emblèmes connaîtra un grand succès et les personnages mythologiques y tiennent une place de choix (les fables d’Actéon et de Niobé y sont notamment illustrées).

On remarque que la tendance médiévale à allégoriser les fables mythologiques se prolonge à la Renaissance dans la volonté humaniste d’y lire des vérités cachées, de les 2 Hélène Casanova-Robin, Diane et Actéon – Eclats et reflets d’un mythe à la Renaissance et à l’âge baroque, Paris, Honoré Champion Editeur, coll. Etudes et essais sur la Renaissance, 2003, p. 112.

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interpréter ou de les rationaliser, poursuivant le courant evhémériste des débuts de l’ère chrétienne en attribuant une origine humaine aux dieux et héros mythologiques. Ces ouvrages à visée morale et édificatrice alternent alors entre interprétations allégoriques visant à châtier les mœurs, explications réalistes et historiques, et glose chrétienne.

Pour prendre un exemple de l’évolution et de la variété des lectures qui peuvent être faites des Métamorphoses d’Ovide à travers les siècles, il peut être intéressant de comparer les interprétations des mythes d’Actéon et de Callisto. Ces deux mythes présentent de nombreux points communs, notamment la scène du bain de Diane, et c’est probablement leur dimension plastique qui a séduit les artistes. D’ailleurs, dans les arts plastiques, le mythe de Callisto peut bien rivaliser avec celui d’Actéon du point de vue de la représentativité : les peintres saisissent l’occasion de représenter des nus féminins… Et Rembrandt ne s’y est pas trompé, qui choisit de peindre sur la même toile le Bain de Diane avec Callisto et Actéon (1634). Le mythe de l’Actéon voyeur permet de plus une mise en abyme du regard du spectateur et, dans le texte d’Ovide, il s’inscrit au sein d’un ensemble de mythes touchant la généalogie thébaine dont les héros ont tous ce point commun d’avoir vu un dieu, une scène ou une image qui causa leur mort.

Ce mythe d’Actéon jouit donc d’une faveur certaine, tant au Moyen-Âge qu’à la Renaissance et

la notoriété de la fable d’Actéon au Moyen Âge se prouve peut-être le mieux par l’existence d’une parodie, qui est celle des Epîtres de l’Amant Vert. Le perroquet dévoré par un chien se révèle être un amant malheureux qui ne peut pas supporter la séparation avec sa maîtresse et décide de devenir « un Acteon naïf », en se jetant lui-même dans la gueule du chien. Pourtant, dans cette parodie il n’y a pas un mot sur Diane…3

Dans l’Ovide moralisé, l’auteur anonyme adopte le jugement d’Ovide quant à l’innocence d’Actéon4 et estime qu’il n’a rien fait pour mériter un tel châtiment :

3 Vladislava LUKASIK, « Diane du Moyen Âge à la Renaissance : charme ou envoûtement ? », in RHR – Réforme, Humanisme, Renaissance, n°63, décembre 2006, p. 59-74.

4 « At bene si quaeras, Fortunae crimen in illo, / Non scelus inuenies ; quod enim scelus error habebat ? » ; « Cependant, à y regarder de près, il fut perdu par une faute de la Fortune, non pour avoir commis un crime ; quel crime en effet pouvait-on imputer à une erreur ? », OVIDE, op.cit., p.73, v.141-142.

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Mes qui de sa vie enquerroitJa, ce croi, il ne trouveroitQu’il eüst mal fet en sa viePour qu’il eüst mort deservie.5

Lui aussi attribue par deux fois la faute à « Fortune » :

Mes Fortune li fu contraire6

Acteon, qui riens n’en savoit,Est la venus par ignorance,Si com fortune et mescheanceLe mainent a sa mortel paine.7

Mais le plus intéressant, ce sont les deux explications que l’auteur donne à la fable. La première consiste en une condamnation morale, une mise en garde contre l’oisiveté et les passions. Actéon est interprété comme un chasseur qui finit par abandonner cette activité, sans pour autant retirer à ses chiens l’amour qu’il leur portait. Il les aima tant qu’il dépensa tout son bien et perdit toute sa fortune pour les entretenir, ce qui permet de dire qu’effectivement ses chiens, en mangeant littéralement ses richesses, le dévorèrent symboliquement8. Suit un avertissement adressé au lecteur de ne pas être trop prodigue de son argent et de se garder d’entretenir « oiseuse mesnie »9.

Par cest example prengne esgartChascune et chascuns qu’il se gartDe tenir oiseuse mesnie,Et d’atraire en sa compaignieChose qui li soit damagable,Com bien qu’il li soit delitable,Quar veoir puet comme il meschutA cest riche home, qui dechutPour les chiens oiseuz maintenir.Nulz ne puet a bon chief venirDe maintenir mesnie oiseuse,Qui ne profite et est couteuse :Au mains i pert il son avoir.10

La deuxième interprétation est religieuse cette fois. L’auteur propose de voir en Actéon une figuration du Christ crucifié par 5 Ovide moralisé – Poème du commencement du quatorzième siècle, publié d’après tous les manuscrits connus par C. DE BOER, t.I (livres I-III), Amsterdam, éd. Johannes Müller, 1915, troisième livre, p.306, v.349-352.6 Ibid., p.306, v.353.7 Ibid., p.308, v.422-425.8 « Tant li plot, tant i entendi, / Que tous ses biens i espandi : / Ensi les chiens le desnuerent / De tous biens, si le devourerent. », ibid., p.311, v.587-590.9 Ibid., p.312, v.593.10 Ibid., p.312, v.591-603.

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les Juifs (les chiens). Diane représente alors la Trinité, que le fils de Dieu « vit a nu descouvertement » :

Dyane, c’est la DeïtéQui regnoit en la Trinité,Nue, sans humaine nature,Qu’Acteon vit sans couverture,C’est li filz Dieu, qui purementVit a nu descouvertementLa beneoite Trinité11

Dans ces vers, c’est sur la théophanie de Diane/Déité que se centre le propos, mais aussi, parallèlement, sur celle d’Actéon/Christ, incarnation de Dieu sur terre, et si l’on pousse le raisonnement un peu plus loin, cette divinité « sans couverture » qui s’incarne, elle le fait en prenant le corps d’Actéon : on aurait donc une sorte de fusion entre Diane et Actéon, la déesse s’incarnant en l’homme, fusion que favorisent peut-être les points communs entre les deux protagonistes, leur passion commune pour la chasse et le caractère androgyne de la déesse, notamment. L’assimilation de Diane à la Trinité profite peut-être de la « triplicité » de la déesse, d’autant que sa puissance excède celle de tous les autres dieux, puisqu’elle règne au ciel (sous le nom de Séléné, la Lune), sur terre (en tant que Diane chasseresse) et aux Enfers (sous le nom d’Hécate)…

L’Ovide moralisé explique que Dieu, soucieux de la guérison de son peuple condamné par le péché d’Adam et Eve, fit descendre son fils sur terre et lui fit « char humaine prendre »12 . Le texte joue alors sur l’homophonie des mots « cerf » et « serf » (jeu de mots que l’on rencontre fréquemment dans la littérature du Moyen-Âge et de la Renaissance), puisqu’il est dit que Dieu fit « tapir » son fils « souz forme de serf »13, le « servage » désignant en l’occurrence le malheur de la condition humaine14. Le Christ est donc cet Actéon mué en cerf, et les chiens qui le dévorèrent symbolisent alors les Juifs qui « lor mestre et lor Dieu mescognurent, / Et vilainement le reçurent »15. L’assimilation du Christ à Actéon va jusqu’au détail de la couronne d’épines,

11 Ovide moralisé, op.cit., p.312-313, v.635-641.12 Ibid., p.312, v.628.13 Ibid., p.312, v.629.14 Cf. : plus haut dans le texte : « Mes Dieu, qui de la garison / De son pueple estoit curieus, / Vault par son saint fil glorieus / Restorer le commun damage, / Et pour nous jeter dou servage / Ou li mors d’Adam nous ot mis », ibid., p.312, v.620-625.15 Ibid., p. 313, v.659-660.

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mise en parallèle avec les cornes du cerf, là où il est dit que les Juifs « le laidangierent et batirent ; / Cornes poignans ou chief le mirent »16. Ce symbolisme christique du cerf n’a rien de surprenant au demeurant : le cerf est assimilé au Christ depuis le IIIe siècle environ. Tout au long du Moyen Age, les récits en font un guide envoyé par Dieu et il est un des symboles du divin incarné. Cette interprétation du mythe d’Actéon est sans doute influencée par la célèbre histoire de saint Hubert, que rapportent de nombreux textes hagiographiques. En effet, saint Hubert était un passionné de chasse. Un jour, il poursuivit sans relâche un magnifique mais infatigable cerf blanc. Après des heures de course acharnée, le cerf s’arrêta et donna à voir au chasseur, dans une lumière aveuglante, l’image du Christ entre ses bois, tandis que la voix de Dieu enjoignait à Hubert de renoncer à cette activité stérile pour aller prêcher en son nom. Il s’agit donc dans les deux cas (d’Hubert et d’Actéon) d’une rencontre avec le divin, par un chasseur.

Dans les Vies de saint Hubert, on peut lire en général une condamnation de la chasse, dont la vanité est stigmatisée par la « voix » qu’entend le saint. Cette stigmatisation de la passion d’Actéon se trouve déjà deux siècles avant l’Ovide moralisé, chez Arnolphe d’Orléans. Celui-ci livrait dans son Allegoriae super Ovidii Metamorphosen une moralisation du mythe d’Actéon proche de la première interprétation de l’Ovide moralisé, quoique la scène du bain y soit plus développée : Actéon serait un passionné de chasse qui, voyant Diane nue, prendrait conscience de toute la vanité de son activité, Diane étant bien sûr l’incarnation allégorique de la chasse : « Re vera Acteon venator de media die id est de medio etatis vidit Dianam nudam id est consideravit venationem nudam esse id est inutilem. Diana dea venationis bene debet pro venatione poni. »17 Arnolphe d’Orléans tente aussi d’expliquer la métamorphose en cerf : puisque Actéon se détourne avec horreur de son ancienne passion, il est dit avoir été transformé en cerf, animal qui fuit devant les chasseurs : « Quia venationem tantum abhorruit, fingitur mutatus esse in cervum, qui animalibus ceteris timidior esse perhibetur. »18 Pour

16 Ibid., p.313, v.663-664.17 ARNOLFO D’ORLEANS, Allegoriae super Ovidii Metamorphosen, VI, 1, (page consultée le 06 mars 2007), http://www.iconos.it/index.php?id=1680.18 Ibid.

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autant, il conserve l’affection qu’il a pour ses chiens et on retrouve la même interprétation de la dévoration.

On trouve encore cette moralisation chez Giovanni del Virgilio qui s’étend plus longuement sur le changement de condition d’Actéon, devenu « serf » après avoir été seigneur, tombé dans la misère après avoir été riche :

Actheon cervus dominus prius et modo servuus.Dives erat primum, descendit pauper ad imum.Iste notat miserum : cui dum substantia rerumSumitur in vanum, fit fera preda canum. 19

Quelques années plus tard, l’Ovidius Moralizatus de Bersuire offre plus ou moins la même interprétation christique du personnage d’Actéon que l’Ovide moralisé anonyme et les chiens y symbolisent également le peuple juif : « Iste Acteon significat dei filium : qui una cum comitibus suis id est patriarchis et prophetis canes plurimos id est iudaeorum populum gubernavit qui propter rabiem crudelitatis dici canes a principio potuerunt »20. La déesse vierge est assimilée à la « virginem gloriosam » qui illumine de sa miséricorde notre monde plongé dans les ténèbres du péché21, interprétation liée aux attributions lunaires de Diane qui préside à la nuit (« praeest nocti »)22. Pourtant, plus haut, Bersuire associe la déesse au péché et à la volupté, puisqu’elle a pour habitude de se baigner nue dans une « fonte deliciarum », sa nudité mettant au jour tous les vices de la pécheresse.23 Cette interprétation est pour le moins paradoxale au regard de celle qui suit, mais surprend aussi parce que Diane est presque tout le temps associée à la vertu, notamment dans son combat contre les vices, incarnés alors par Vénus. On peut penser par exemple à la célèbre « Psychomachie » de Mantegna, La Sagesse victorieuse des vices, qui un siècle plus tard associe

19 Giovanni del VIRGILIO, Allegorie librorum Oviddi Metamorphoseos, III, 2, (page consultée le 06 mars 2007), http://www.iconos.it/index.php?id=1683.20 PETRUS BERCHORIUS, Ovidius Moralizatus, Reductorium morale, liber XV, libro III, fab. 5-6, (page consultée le 07 mars 2007), http://www.iconos.it/index.php?id=1684.21 Diane est dite plus haut « dea sylvarum et tenebrarum », et l’auteur interprète les ténèbres comme celles des péchés et les bois comme notre monde : « quae tenebrarum id est peccatorum et sylvarum id est istius mundi propter suam misericordiam dicitur gubernatrix », ibid.22 « Ista dea quae erat virgo significat virginem gloriosam : quae tenebrarum id est peccatorum et sylvarum id est istius mundi propter suam misericordiam dicitur gubernatrix. Ipsa enim est luminare minus quod praeest nocti. », ibid.23 « Ista possunt allegari de multis dominabus quae secrete in fonte deliciarum cum suis domicellis faventibus et ministrantibus se nudare consueverunt : nullo. Tamen modo volunt quod sua nuditas. Id est viciorum suorum veritas videatur. », ibid.

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Diane et la Chasteté à Minerve dans son combat contre la Luxure. Celle-ci est représentée par l’Amour et Vénus, « mère de tous les vices qui grouillent dans une mare croupissante : l’Oisiveté, la Paresse, la Haine, le Soupçon, l’Avarice… »24. Ici, Bersuire rapproche Diane de l’Avarice, et les nymphes qui se baignent avec elles deviennent des incarnations des divers vices25. Les chiens sont les « adjuvants » de l’Avarice, des usuriers ou des avares, qui font des autres hommes leurs proies26. Si l’on voit l’Avarice sous les traits de la déesse chasseresse, Actéon, lui aussi chasseur, s’inscrit dans son sillage : Bersuire voit en lui un usurier ou un avocat qui se serait enrichi par sa cupidité, d’où la métamorphose en cerf, animal cornu et altier symbolisant l’homme noble et fier27.

Toujours au XIVe siècle, l’Ovidio Metamorphoseos vulgare de Giovanni de’ Bonsignori livre une moralisation de la fable semblable à celle de l’Ovide moralisé français. Dans un dessein evhémériste, l’auteur cherche à voir en Actéon un grand chasseur adoré comme un dieu de son vivant par ses compagnons de chasse : « Ateon fu uno antico cacciatore e fu maestro delle cacce, per la qual cosa, essendo elli vivo, li cacciatori l’adorarono per loro dio. »28. La vue de la nudité de Diane signifierait qu’il prit conscience que sa passion démesurée pour ses chiens l’a littéralement mis à nu, dépouillé, de tous ses biens et de toute sa fortune29 (encore une fois, le chasseur se confond de manière surprenante avec sa divinité tutélaire). Quant à sa métamorphose, elle signifie pour Giovanni de’ Bonsignori qu’Actéon est passé de richesse à pauvreté (il s’agit donc d’une interprétation exactement inverse de celle de Bersuire), devenant dès lors aussi craintif

24 SEZNEC, op.cit., p.131.25 « Vel dic quod dea venationis est avaritia quae cum nymphis suis. Id est cum aliis viciis sibi ministrantibus sicut sunt tenacitas : sorditas/sollicitudo », PETRUS BERCHORIUS, op.cit.26 « in fonte mundanae prosperitatis solet continue se levare Acteon signifact usurarios et avaros qui cum canibus suis coadiutoribus et fautoribus feras sylvae huius mundi. Id est caeteros homines depraedantur : ita quod inde felicitate prospera perfruuntur. », ibid.27 « Cervus qui est animal sylvestre cornutum et elatum significat nobiles et superbos : qui ubique discurrunt. Dea igitur venationis. Id est avaritia Acteon in cervum mutavit : quia saepe contingit : quod Acteon id est usurarius vel advocatus : per avaritiam dives factus », ibid.28 Giovanni de’ BONSIGNORI, Ovidio Metamorphoseos vulgare, cap.V-VII, (page consultée le 07 mars 2007), http://www.iconos.it/index.php?id=168629 « E perché Diana era ancora dea delli cacciatori, dice Ovidio che Ateon vidde Diana nuda, cioè che poi che’l se vidde ogni cosa consumata, vidde Diana nuda, cioè vide che lla caccia ed el retenere delli cani l’aveano denudato de ogni avere e de ogni suo tesoro. », ibid.

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qu’un cerf, et qu’il n’osa plus se mêler à la compagnie des autres hommes. Les autres riches le comparèrent donc à une bête sauvage, puisqu’il vivait à l’écart de la société30.

L’originalité de ce texte réside plus dans la première interprétation faite de la fable d’Actéon rapprochée de la biographie d’Ovide. L’auteur cherche en effet à expliquer ce point qui intrigua nombre de lecteurs des Métamorphoses et qui semble avoir favorisé le succès du mythe, à savoir l’importance accordée par le poète latin à la prétendue innocence d’Actéon31. D’après Giovanni de’ Bonsignori, si Ovide insiste tant sur l’innocence du jeune chasseur, c’est qu’il faut voir en Actéon une projection de l’auteur, exilé par l’empereur Auguste pour l’avoir surpris se livrant au « péché de chair » ou bien pour avoir vu l’impératrice nue32. L’auteur des Tristes, souffrant de l’injustice l’ayant forcé à quitter Rome, se serait donc reconnu dans la figure mythologique d’Actéon.

Quand Christine de Pizan glose la fable dans l’Epistre d’Othea, elle invite elle aussi à y voir une condamnation morale de l’oisiveté (Actéon) par la chasteté (Diane). Elle conclut par une mise en garde aux chevaliers, les incitant à ne pas s’abandonner à l’oisiveté et à ne pas dépenser tout leur bien pour leur plaisir. On retrouve d’ailleurs sous sa plume la « maignii oyseuse », qui dévora toute la fortune d’Actéon :

Sur ceste fable peuent estre faites maintes diverses exposicions, mais a nostre propos pot estre un jouvencel qui tout s’abandonnoit a oysivete et tout despendi son avoir et sa chevanche ou delit de son corps, et en deduit de chance et en tenir maignii oyseuse. Par ce peut estre dit que il fu hays de Dyane, qui notte chastete, et devourez de sa preopre gent. Pour ce veult dire au bon chevalier que il se gard d’estre detruit on meismes cas ; et dit un sage : « oysivete engendre ignorence et erreur ».33

30 « E dice che diventò cervio, cioè vuole dire l’uomo che de ricchezza viene in povertà, deventa timido come ‘l cervio e non ardisce apparere fra lle genti e così dagli altri ricchi è reputato come bestia. », ibid.31 « Il semble que l’histoire d’Actéon charme les lecteurs par le fait même qu’il n’y a pas d’explication à ce qui arrive au fils d’Autonoé ; Ovide lui-même hésite à estimer l’événement à sa juste valeur et souligne que la faute d’Actéon est involontaire, due à une fortune malheureuse », Vladislava LUKASIK, op.cit., p.70.32 « Ovidio puse questa fabula che la dea fesse ingiustizia contra de Ateon per questo essemplo : però ch’lli fu mandato in essilio da Ottaviano, perch’elli vidde lo ‘mperadore vittuperosamente e carnalmente peccare, overo el disse perch’elli vidde la ‘mperadrice un dì nuda, sì come ne l’essordio se dechiara », Giovanni de’ BONSIGNORI, op. cit.33 Christine de PIZAN, Epistre d’Othea, cap.69, (page consultée le 07 mars 2007), http://www.iconos.it/index.php?id=1687.

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La différence avec les deux lectures proposées par l’Ovide moralisé tient à la deuxième interprétation, l’allégorie religieuse, qui voit en Actéon le « vray penitent » ayant abandonné l’état de pécheur. La métamorphose en cerf y trouve une explication jouant à nouveau sur l’homophonie « cerf »/ « serf » : le pénitent devient « cerf », quitte en quelque sorte son propre corps en se détournant de la chair pour se faire le « serf » de l’esprit :

Antheon, qui cerf devint, pouons entendre le vray penitent qui pecheur souloit estre ; or a maté sa propre char et faites serve a l’esperit, et pris l’estat de penitence.

On retrouve encore la même interprétation morale chez Boccace, qui voit dans cette fable l’histoire d’un jeune homme ayant pris conscience de la vanité et des dangers de son « art », ce que symboliserait la vue de la nudité de Diane :

Fulgence en ceste fiction escrit. Anaximenes qui disputa des anciennes peinctures dit en son second livre que Acteon ayma la chasse. Et quand il parvint a son age meur et parfait il considera les perilz de la chasse voyant la raison de son art estre nue.34

L’originalité du texte boccacien est d’expliquer la transformation en cerf par la peur du jeune homme qui a compris les dangers de la chasse, mais la conclusion reste la même.

On lit une allégorie similaire dans les Emblèmes d’Alciat, quoiqu’elle se singularise par la personnification des chiens et par les vices que l’auteur condamne. L’emblème se situe dans la partie de l’œuvre concernant les « Vices », au chapitre des « Perfidia », et a pour titre : « In receptatores sicariorum », ce que Barthélémy Aneau traduit par « Contre les retrayeurs de brigands »35 (c’est-à-dire ceux qui les reçoit chez lui et leur fait bon accueil). La meute de chiens que nourrit Actéon symboliserait la mauvaise compagnie de ces profiteurs assimilés à des larrons, des brigands, que le jeune homme entretient et nourrit à ses dépens, pensant que sa prodigalité l’ennoblirait. Actéon est donc blâmé à plus d’un titre : d’abord pour avoir entretenu des brigands, des assassins (d’après le sens de sicarus), une compagnie d’hommes armés de

34 BOCCACE, op.cit., livre V, chapitre XIV, « De acteon filz de aristee ».35 André ALCIAT, Emblemes d'Alciat, de nouveau translatez en françois, vers pour vers, jouxte les latins, ordonnez en lieux communs avec briefves expositions et figures nouvelles appropriées aux derniers emblemes, par Barthelemy Aneau, op.cit., p.76.

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« terribles épées » (« diris cincta cohors gladijs »36). Mais aussi, implicitement, pour sa naïveté, et surtout pour sa générosité démesurée : « Atque ita te mentis generosum prodice censes, / Quod tua complureis allicit olla malos »37, ce qu’Aneau traduit par : « Ainsi prodigue estre anobly tu penses / Par telz mauuais, qui suyuent pour leurs panses »38. Enfin, la traduction française ajoute encore un commentaire stigmatisant l’outrecuidance d’Actéon, qui voulut « contrefaire les nobles » en se montrant généreux :

On fainct Acteon auoi esté mué en cerf, et mangé par ses propres chiens. Ainsi ceulx, qui pour contrefaire les nobles, entretiennent espadaciers, et leuent les cornes d’outrecuidance, deuiennent serfs à leurs gens, et leur bien est finalement par iceulx consommé.39

Il semble donc qu’ici aussi les cornes du cerf soient symboles de noblesse, de même que chez Bersuire, mais surtout d’orgueil.

On trouve une moralisation similaire dans la traduction que fait le poète Barthélemy Aneau du troisième livre des Métamorphoses (Aneau est aussi le traducteur français des Emblemata d’Alciat) et qui est publiée en 155640. Sa traduction est annotée en marge d’interprétations diverses des différents épisodes de la fable. A propos du mythe d’Actéon, on peut lire des sentences à portée générale sans véritable lien entre elles et une moralisation en quelque sorte « filée » qui reprend les éléments déjà examinés. Ainsi, Actéon incarnerait un homme « noble et libéral, destruict par ses flateurs domestiques et par les envieux »41. Sa métamorphose en cerf symboliserait son changement de fortune, sa chute de l’état de noble riche à celui de pauvre « serf ». Or, « servitude est crainctive » précise Aneau en marge, à propos de la mutation en cerf qui est en cours. Quand Actéon est poursuivi par ses chiens, c’est d’abord la meute qui est assimilée aux « anciens sujets » du noble déchu, et d’après l’annotation de Barthélemy Aneau, le changement de fortune entraîne la crainte de ses anciens

36 André ALCIAT, Emblemata, op.cit., p.60.37 Ibid.38 André ALCIAT, Emblemes d'Alciat…, op.cit., p.76.39 Ibid.40 Trois premiers livres de la Métamorphose d’Ovide, traduictz en vers françois, le premier et second par Cl. Marot, le tiers par B. Aneau, mythologizez par allégories recueillies des bons autheurs grecs et latins, avec une préparation de voie à la lecture et intelligence des poètes fabuleux, Lyon, G. Roville, 1556, (page consultée le 07 mars 2007), http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k72346141 Ibid., p.213.

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sujets42. On constate donc qu’ici aussi, le cerf est compris comme une symbolisation de la peur, comme chez Boccace. Puis, les compagnons de chasse d’Actéon rejoignent la scène de la curée, et ce sont alors eux qui tiennent le rôle des « ingrats » qui font semblant de ne pas reconnaître leur bienfaiteur. La traduction que fait Aneau du texte d’Ovide sur la poursuite d’Actéon par ses chiens est d’ailleurs explicite en ce sens :

Celle grand tourbe a travers la forestPar grand desir de proie rencontrée(…)Par ou voie est, et par ou non, le suyct.Luy par les lieux ou souloit suyvre, fuyt.Il fuyt (helas) par ou il souloit suyvre,Il fuyt ses gens : et ceulx qu’il a faict vivre.Cherchant à mort, qui nourrir les souloit.43

Là où le poète latin écrivait :

(…) Ea turba cupidine praedae(…)Quaque est difficilis, quaque est via nulla, secuntur.Ille fugit per quae fuerat loca saepe secutus,Heu ! famulos fugit ipse suos. 44

Entre autres généralisations morales, citons la condamnation de ce qui est compris comme le double péché d’Actéon : une trop grande curiosité et l’ « amusement oysif au regard des voluptez »45. A nouveau, Actéon incarnerait l’oisiveté, et Diane nue la volupté. On apprend aussi que :

1) « Changement en pire fortune ne diminue l’entendement », au moment de la métamorphose, quand il est précisé qu’Actéon garde esprit humain46 ;

2) « Grand regret faict perdre la parolle », lorsque Actéon voudrait se faire reconnaître de ses chiens47 ;

3) « Virginité diffamée mérite grieve vengence », à la toute fin du récit48.

42 Ibid., p.211.43 Ibid., p.211.44 Les Métamorphoses, Ovide, texte établi et traduit par Georges Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universités de France, 1985, v.225-229, p.76.45 Trois premiers livres de la Métamorphose d’Ovide, op.cit., p.206.46 Ibid., p.209.47 Ibid., p.211.48 Ibid., p.214.

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Il est aussi intéressant de constater qu’Aneau reprend l’interprétation

« biographique » qui relie Actéon à Ovide :

Ovide (…) donne à entendre avoir esté puny par Auguste, pour forfaict de seulle ignorance en ayant trop veu, et plus qu’il ne devoit, comme luy mesme tesmoigne es Tristes.49

Au moment critique où Actéon pose les yeux sur Diane, on retrouve cette référence à la vie d’Ovide : « Icy Ovide entend de soy mesme, qui par erreur avoit trop veu es choses de Auguste »50

Plus haut, le traducteur soulignait qu’ « Actaeon est a dire illustre », au moment où il s’adresse à ses compagnons pour leur proposer d’arrêter de chasser : cette mention des qualités d’orateur d’Actéon réfère peut-être au poète latin, mais aussi à Jules César. En effet, les notes d’Aneau proposent encore une autre interprétation du mythe : on pourrait lire derrière la mise à mort d’Actéon par ses anciens compagnons une évocation de l’assassinat de César. C’est pourquoi, juste après avoir souligné les qualités oratoires du chasseur, il met en parallèle cette adresse d’Actéon à ses compagnons et l’ « appellation de Caesar a ses gendarmes »51. Et au moment où le cerf se fait dévorer par ses chiens, on lit en marge les noms des conspirateurs qui assassinèrent César : ainsi, le chien qui mord le premier est-il assimilé à Cassius, puis, quand ils sont trois chiens à se partager leur victime, l’auteur désignerait Brutus, Cassius et Casca 52.

Enfin, les notes de Barthélemy Aneau font part d’interprétations cosmographiques ou physiciennes, qui assimilent la grotte où Diane se baigne à « l’ouvrage du monde »53. Mais surtout, il faudrait voir en Diane une figuration de la lune : quand il est dit que Diane aime se baigner dans cette fontaine, il faut comprendre que « la Lune <est> amie des eaux »54 ; quand les nymphes se resserrent autour de la déesse pour cacher son corps, il faut y voir les « estoilles circonstantes la lune » ; si la déesse paraît plus grande que les nymphes qui l’entourent, c’est parce que « la lune appert plus grande que nulle estoille » ; quand, honteuse, 49 Ibid., p.203.50 Ibid., p.206.51 Ibid., p.204.52 Ibid., p.212.53 Ibid., p.205.54 Ibid.

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elle se met de profil et détourne son visage, c’est parce que « la lune en son declin monstre le dos de son arc » et elle jette de l’eau à Actéon, parce que « la lune cause les grandes eaues et pluyes » 55.

Enfin, il est intéressant de rapprocher l’interprétation morale qui est faite le plus fréquemment du mythe d’Actéon de la légende de Perdicca telle que la rapporte le mythographe du Vatican I. En effet, peut-être celle-ci est-elle à l’origine de celle-là (le manuscrit du mythographe du Vatican date du XIe ou XIIe siècle).

Perdicca était un chasseur de bêtes sauvages ; saisi d’une passion pour sa propre mère, il se consumait entre le désir sans retenue qui le brûlait et la honte qui le faisait résister à la violence de ce forfait sans précédent ; il en vint, dit-on, à la dernière consomption.56

A cette légende le mythographe apporte l’explication suivante : Perdicca aurait été un chasseur ayant renoncé à massacrer les bêtes sauvages, après avoir pris conscience de l’inanité de l’activité cynégétique. Une parenthèse le compare même à Actéon, et à deux autres chasseurs célèbres, qui ont payé de leur vie le tribut de leurs « déprédations sanglantes »57 : « bien mieux, il comprenait que "les chasseurs, ses frères", à savoir Actéon, Adonis, Hippolyte, aient acquitté de leur mort un massacre pitoyable »58. Et, selon le mythographe, après avoir maudit la chasse, il aurait « aspir<é> à cultiver la terre »59, sa nouvelle condition expliquant de manière symbolique l’amour qu’il aurait porté à sa mère, en l’occurrence la Terre, « source de toute chose ». L’amour de Perdicca pour la Terre-mère aurait été à l’origine de son extrême maigreur. On remarque donc que les raisons qui auraient poussé Perdicca à abandonner la chasse sont les mêmes que celles attribuées à Actéon dans plusieurs des textes examinés, et peut-être pouvons-nous aller plus loin en voyant une sorte de mise en parallèle entre Diane et la figure de la Terre maternelle et fécondante (n’oublions pas que Diane dans ses attributions lunaires est réputée fécondante, que la Diane délienne assiste les femmes en couches et que les représentations de l’Artémis d’Ephèse lui confèrent un caractère éminemment maternel).

55 Ibid., p.207.56 Mythographe du Vatican I, op. cit., p.223.57 Ibid.58 Ibid.59 Ibid.

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L’autre grand mythe mettant en scène la figure de Diane est celui de Callisto, qui présentent des points communs avec le mythe d’Actéon : ils évoquent tous deux la métamorphose de chasseurs qui seront chassés à leur tour ; changés en animaux mais conservant leur esprit humain ; tous deux tenteront en vain de se faire reconnaître par les leurs quand ceux-ci voudront les tuer. Mais, tandis que le cerf bénéficie durant tout le Moyen Age d’une image des plus positives qui va souvent jusqu’à en faire un symbole christique, l’ours, pour sa part, apparaît comme un « roi déchu »60. En Europe du Nord, l’ours était considéré comme le roi des animaux, du fait de sa force, de son invincibilité, mais aussi de sa proximité avec l’homme (par sa stature, son régime alimentaire et sa sexualité : il s’unirait même parfois avec des femmes). On va jusqu’à lui rendre un culte, ce contre quoi l’Eglise ne manquera pas de réagir en lui déclarant une guerre sans merci. On tentera alors de l’éliminer « physiquement » au cours de battues, avant de « l’humilier » en le présentant comme un animal soumis (de nombreuses Vies de saints rapportent l’histoire d’un saint homme contraignant un ours par la parole) et ridicule (il devient un animal de cirque et les montreurs d’ours font florès) ; on finira par en faire l’incarnation de vices multiples (lubricité, gloutonnerie, colère…) et même par l’assimiler au diable. Si l’on a à l’esprit ces considérations, antagonistes, sur les deux animaux, l’on comprend mieux la différence de traitement qui est réservée au mythe de Callisto. En effet, alors même qu’Ovide souligne l’innocence de la nymphe aussi bien que celle d’Actéon, ses commentateurs et exégètes se montreront nettement plus sévères à l’égard de l’ourse.

Au XIIe siècle, Arnolphe d’Orléans, dans ses Allegoriae super Ovidii Metamorphosen, livre une lecture surprenante et misogyne : il explique la métamorphose en ourse de Callisto par le fait qu’elle ait enfanté, l’enfantement l’ayant rendue laide, elle dont le prénom signifie « la plus belle » : « Et eam que pulcra erat ante partum, per partum deturpavit. Unde fingitur eam mutasse in ursam que turpissima est. »61. Quant au geste matricide d’Arcas, involontaire chez Ovide, puisque le jeune homme ne peut reconnaître sa mère sous l’apparence d’une ourse, Arnolphe d’Orléans le comprend comme une

60 Voir : Michel PASTOUREAU, L’Ours, histoire d’un roi déchu, Paris, Seuil, coll. La Librairie du XXIe siècle, 2007.61 ARNOLFO D’ORLEANS, op.cit., II, 5-6, (page consultée le 07 mars 2007), http://iconos.it/index.php?id=1626.

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volonté du fils de punir sa mère après avoir découvert son adultère : « Postea filius eius cum adultus esset, audiens se filium adultere eam interficere voluit »62. On y lit donc à la fois une condamnation de l’adultère et du matricide, ainsi qu’une vision misogyne mais originale de la gravidité.

Deux siècles plus tard, on retrouve la condamnation de l’adultère chez Giovanni del Virgilio, mais en des termes plus acerbes : sous sa plume, Callisto devient une courtisane, une prostituée, une « meretrix », et c’est après qu’Arcas ait découvert la dépravation de sa mère qu’il veut la tuer : « Genuit autem filium qui cum esset XV annorum fuit sibi dictum quod erat filius meretricis. Quapropter voluit matrem interficere. »63.

Pour Bersuire, tandis que Junon symbolise les envieux, les jaloux64, Callisto symbolise ceux qui de riches sont devenus pauvres, sont tombés dans une condition vile et ignoble, ce que signifierait sa métamorphose en ourse. Son fils pourrait alors désigner les faux amis qui ne vous reconnaissent plus une fois que vous avez perdu vos biens, et les chasseurs en général, ce serait les solliciteurs, ceux qui cherchent à profiter des riches65. Il s’agirait donc d’une interprétation proche de celle qui est faite du mythe d’Actéon, par Alciat notamment.

L’Ovide moralisé compile ces diverses interprétations et y joint une glose religieuse. Dès le tout début de l’évocation du mythe, l’auteur met en garde les femmes contre l’amour des hommes riches :

Amours de riche home poi dure :Trop est foulz qui s’i asseüre,Quar de seürté n’i a point.Maint home furent en grant pointEt en grant hautesce eslevez,Qui des riches furent privez,Si avoient les grans honnors,Pour acointances des seignors,Qui puis en poi d’ore pedirentLor bienvueillance, et si cheïrent

62 Ibid.63 Giovanni del VIRGILIO, op.cit., par IV, 73-78, (page consultée le 07 mars 2007), http://iconos.it/index.php?id=1628.64 « Iuno ista significat invidos », PETRUS BERCHORIUS, op.cit., liber II, fabula XII, (page consultée le 07 mars 2007), http://www.iconos.it/index.php?id=1629.65 « Calisto enim sicut dictum est potest significare illos qui de statu prosperitatis casu fortunae veniunt ad paupertatem, et inter viles et ignobiles personas computantur. Filius autem scilicet archadius potest signifcare carnales et mundanos amicos, venationi, id est acquisitioni sollicitos et attentos, quia vere iste est modus hodiernus, quod homine mutato in bestiam, id est facto paupere, proprius eius filius id est carnales eius falsi amici, ipsum obliviscuntur, et ipsum recognoscere dedignatur. », ibid.

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A grant honte et a grant viltance.66

Mais cet avertissement contre les hommes riches, qui semblent dans un premier temps désignés par Jupiter, puisque c’est le dieu qui abusa Callisto, glisse dans un deuxième temps sur la figure de Diane, qui bannit la nymphe de sa société alors qu’elle était sa préférée67 et pour une raison que l’auteur juge légère :

Aussi la bele dont je diL’amour de sa dame perdiPour assez petit de raison,Et tout l’estre de sa meson,Et Dyane l’ot en despit68

Le visage coupable de Callisto permet à l’auteur de faire une généralisation quant au fait que « Nulz mesfais ne se puet celer »69 et que la culpabilité se lit sur le physique des pécheurs :

Tous jours se crient li homs mesfaisDou fet dont il se sent coupableQu’il soit a tous aparissable.70

Cela lui donne par ailleurs l’occasion d’évoquer discrètement son travail d’exégèse : « Mes il n’est œuvre si celee / Qu’il ne conviengne a reveler. »71, bien que le rapprochement soit assez hasardeux entre l’ « œuvre » dont l’auteur cherche à « reveler » le sens et le « mesfais » dont le visage de Callisto révèle la honte.

Quand il en vient à la première interprétation morale de la fable, l’auteur associe Diane à la virginité et Callisto aurait été une « pucele » belle dans sa jeunesse, mais qui, ayant eu des relations avec un homme, fut chassée de la troupe virginale. Le texte évoque alors les jeunes filles qui se font passer pour vierges alors qu’elles fréquentent des hommes, aussi longtemps que leur « puterie » ne se voit pas physiquement, qu’elles ne sont pas enceintes :

66 Ovide moralisé – poème du commencement du quatorzième siècle, op.cit., livre II, p.202-203, v.1419-1429.67 « Elle estoit compaigne Dyane, / La plus mestresse et plus prisie / De trestoute sa compaignie. », ibid., livre II, p.202, v.1408-1410.68 Ibid., livre II, p.203, v.1433-1437.69 Ibid., livre II, p.204, v.1513.70 Ibid., livre II, p.205, v.1520-1522.71 Ibid., livre II, p.204, v.1512-1513.

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Maintes sont qui en puterieVivent grant part de lor aage,Sans perdre los de pucelage :Tant com nulz ne s’en aperçoit,Ou que lor ventres ne conçoit,Se tient chascune pour pucele.72

Il condamne d’abord la débauche et la dissimulation de ces fausses vierges, avant de faire une digression fustigeant en termes crus et virulents l’avortement et l’infanticide dont elles se rendent parfois coupables73. Une exclamation pathétique souligne l’innocence de l’enfant condamné par la « grant desloiauté » et « orible cruauté » de sa mère, qui au lieu de l’aimer devient sa « morteul<…> anemi<…> », « Qui tant a le cuer plain d’amer, / De rage et de forsenerie ». Suit un avertissement aux hommes qui se lient à de telles femmes : qu’ils prennent à garde à ce qu’elles ne cherchent pas à les empoisonner ou à les étouffer pendant leur sommeil. L’auteur conseille aux filles-mères de mener leur grossesse à terme, de laisser vivre leur enfant, quitte à le confier aux soins de l’Eglise et à le laisser « devans l’uis d’aucun hopital. »74. Callisto bannie de la compagnie de Diane représente la jeune fille « dépravée » rejetée par ses amis et parents. Par sa métamorphose en ourse elle figurerait ces mêmes jeunes filles qui après s’être livrées au vice, tombent en état de pauvreté et s’enlaidissent à mesure de leur déchéance75. De prostituées elles deviennent voleuses et vivent de rapine, de même que les ours76, puisque leurs corps sales et difformes ne permettent plus de les faire vivre. Dès lors, elle est mise au ban de la société. On retrouve ensuite la même interprétation du geste d’Arcas, mais mère et fils se réconcilieront et Callisto finira par châtier ses mœurs et abandonner son ancienne vie : elle deviendra un modèle de vertu susceptible de gagner le paradis, ce pourquoi il est dit qu’elle fut placée au ciel.

L’interprétation religieuse fait de Callisto une représentation de la Judée, qui fut dans un premier temps aimée de Dieu, à savoir Jupiter, tant qu’elle était vierge et pure et qu’elle était au service de la sainte Trinité, c’est-à-dire

72 Ibid., livre II, p.209, v.1706-1711.73 « Ja soit ce que contre nature, / Contre droit et contre pitié, / Por mieux couvrir lor mauvestié, / Facent aucunes par buvrages / - Si est grant perte et grans damages - / La semence en lor cors perir, / Ou au nestre estraindre et morir., etc. », ibid., livre II, p.209, v.1718-1750.74 Ibid., livre II, p.209-210, v.1751-1778.75 Ibid., livre II, p.211, v.1830-1844.76 Ibid., livre II, p.212, v.1847-1852.

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Diane. Enceinte de Dieu, elle met au monde le Christ et conserve l’amour de Dieu tant qu’elle ne pèche pas. Mais elle perd la grâce divine dès lors que par orgueil elle refuse « de soi baignier en la fontaine / Ou li Sauverres se baigna »77, c’est-à-dire qu’elle refusa le baptême. Ici, la glose fait de Diane une figure du Christ, et on retrouve la condamnation de l’orgueil :

Mes Judee, comme orgueilleuse,Come enflee et presumpcieuse,Desdeigna, si fait elle encores,Baignier soi, si perdi des loresL’amour Dieu, com despite et vilz,Et tout l’estre de Paradis.78

Callisto enceinte est la Judée gonflée d’orgueil, qui se transforme en ourse en épousant une vie de péchés. Mais Dieu finit par lui pardonner et « lors sera Judee honnoree, / Es cieulz assise et coronnee »79. Cette interprétation est assez proche de celle qui est faite du mythe d’Actéon notamment, dans lequel on voit aussi une condamnation de l’ingrat peuple juif80.

Le texte de l’Ovide moralisé se poursuit avec l’évocation de la colère de Junon, dépitée que son époux ait changée en déesse celle qu’elle avait métamorphosée en ourse. Junon aurait donc demandé au dieu de l’Océan de ne jamais baigner de ses flots la constellation de l’Ourse. L’auteur va donc filer sa glose chrétienne en l’appuyant cette fois-ci sur des considérations astronomiques : la mer représenterait l’enfer, où la Judée ne tombera jamais, puisque Dieu lui a pardonné et l’a placée au ciel :

Ele et li saint qui la serontNe james ne s’abesserontEn la mer tenebreuse et troubleD’enfer, qui les pecheors trouble,Et met en orible paour.81

Mais cette interprétation est paradoxale et illogique : pourquoi Junon dans sa colère voudrait-elle que Callisto ne sombre pas dans l’Océan/Enfer ?

Les considérations astronomiques se retrouvent chez Boccace, qui traite du mythe de Callisto à deux reprises, une

77 Ibid., livre II, p.214, v.1966-1967.78 Ibid., livre II, p.214, v.1971-1976.79 Ibid., livre II, p.215, v.2003-2004.80 A nouveau, on peut remarquer une sorte de confusion entre Diane et Actéon, puisque ici Diane elle-même apparaît comme une figure christique.81 Ibid., livre II, p.217, v.2101-2105.

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première fois au livre IV82, dans un chapitre consacré à Callisto et plus particulièrement aux divers noms qui sont donnés à la constellation de l’Ourse, et une seconde fois au livre V83, où le mythe est plus développé et se centre sur le personnage d’Arcas. Il n’est guère besoin de s’attarder sur l’étude onomastique à laquelle se livre Boccace à propos de la constellation. Le chapitre sur Arcas est plus intéressant, car, fidèle à sa volonté de ramener les mythes à des faits historiques, il tente une explication rationnelle de la fable de Callisto. Tous les personnages auraient réellement existé : le père de Callisto, Lycaon, aurait été un roi défait par son ennemi Jupiter, et aurait pris la fuite. Sa fille Callisto ayant fait de même, aurait trouvé refuge auprès de vierges sacrées et aurait dès lors fait vœu de chasteté. Mais le Jupiter humain, séduit par sa beauté, se serait présenté de nuit, habillé de la même façon que les vierges compagnes de Callisto et aurait abusé d’elle. Le péché de Callisto vint à être connu quand elle enfanta, et elle et son fils furent chassés du « cloître ». Pleine de honte, Callisto aurait alors trouvé refuge dans les bois, où elle se cacha longtemps. Toujours d’après l’interprétation de Boccace, le fils devenu grand s’insurgea contre l’autorité de sa mère et voulut la tuer :

Quant sondit filz fut devenu grant etquil estoit de grant courage et quil ne povoit souffrir la seigneurie et commendement de sa mere il la voulsit tuer.84

Elle s’enfuit donc hors des bois et tenta de trouver refuge auprès de Jupiter, qui la réconcilia avec son fils. Celui-ci, qui était fort et courageux, devint seigneur du pays, dont les habitants furent dès lors appelés « Arcadiens ». Quant à la métamorphose de Callisto en ourse, Boccace l’explique par un surnom que lui aurait attribué lesdits Arcadiens, qui ne l’ayant pas vue reparaître depuis des années, l’avaient crue morte :

Car comme les naturelz disent lors (l’ours) demeure dormant en cavernes aucune certaine partie de lan85

82 BOCCACCIO, op.cit., livre IV, chapitre LXVII, « De Calystone filia Lycaonis et matre Arcadis », (page consultée le 07 mars 2007), http://www.bibliotecaitaliana.it:6336/dynaweb/bibit/autori/b/boccaccio/genealogie.83 Ibid., livre V, chapitre XLIX, « De Arcade XV filio secundi Iovis, qui genuit Yonium », (page consultée le 07 mars 2007), http://www.bibliotecaitaliana.it:6336/dynaweb/bibit/autori/b/boccaccio/genealogie.84 Ibid.85 Ibid.

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Ce surnom donné en référence à la période d’hibernation des ours aurait été transmis à son fils, et par la haute valeur d’Arcas, ils auraient été élevés tous deux au ciel, devenant la grande et la petite Ourse.

Enfin, il est intéressant de rapprocher du mythe de Callisto une autre fable rapportée par Boccace, celle de Mera86, chasseresse appartenant à la suite de Diane. Comme Callisto, elle aurait été abusée par Jupiter, qui avait pris l’apparence de Diane. Mera eut honte de son péché, et craignant d’être trompée une nouvelle fois par une fausse Diane, elle ne répondit pas quand la vraie déesse l’appela. Diane se mit alors en colère et la tua de ses flèches. Boccace livre ici une interprétation morale de la fable en se référant à Léonce : il s’agit de mettre en garde les gens crédules (les « purs », les « simples », comme le laisse entendre le nom Mera), qui sont souvent conduits au mal par les tromperies des hypocrites. Si bien que quand quelqu’un de sincère vient tenter de les aider, ils n’arrivent plus à faire confiance, ayant été trompés une fois. Refusant alors par leur trop grande méfiance le salut qui pourrait leur être apporté, ils se condamnent à une souffrance perpétuelle… Encore une fois, le mythe de Callisto semble avoir la même portée que le mythe d’Actéon qui incitait les jeunes naïfs à ne pas se laisser abuser et ruiner par d’hypocrites profiteurs.

L’evhémérisme de Boccace se lira aussi chez Giovanni de’ Bonsignori87, et plus tard chez Niccolò degli Agostini88, qui s’inspire très nettement de Bonsignori : Jupiter serait un fameux roi crétois qui flétrit la virginité de la jeune Callisto, dont la métamorphose en ourse symboliserait la corruption89. On retrouve le terme de « prostituée », « meretrice », appliqué à Callisto dans les deux textes ; ici, c’est son père Jupiter qu’Arcas veut tuer. Mais c’est lui qui trouva la mort, puni pour avoir voulu porter la main sur son père :

86 BOCCACCIO, op.cit., livre II, chapitre XXXI, « De Merane Preti filia », (page consultée le 07 mars 2007), http://www.bibliotecaitaliana.it:6336/dynaweb/bibit/autori/b/boccaccio/genealogie. 87 Giovanni BONSIGNORI, Ovidio Metamorphoseos vulgare, « Fabula de Calisto e de Giove », capitolo XI, (page consultée le 07 mars 2007), http://www.iconos.it/index.php?id=1632. 88 Niccolò degli AGOSTINI, Tutti li libri de Ovidio Metamorphoseos tradutti dal litteral al verso vulgar con le sue allegorie in prosa, « De giove, e de Calisto », (page consultée le 07 mars 2007), http://www.iconos.it/index.php?id=1634. 89 « Altro se non, poi che la donna è data a corruzione, è fatta come orsa, la quale per li filosofi è affigurata ed appropriata alla corruzione. », Giovanni BONSIGNORI, op.cit.

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vuolse uccidere Giupiter suo padre dove lo onnipotente Idio lo puni e uccise lo di subitana morte e questo e ad exemplo che nullo figliulo die offendere ne patre ne matre90

Il fut alors placé au ciel avec sa mère afin de mettre en garde les jeunes gens :

e anchor per quello chel figliulo vuole fare gli Philosophi posero il loro nome fra le medesimo nome fra le stelle a terrore delle donne giovani91

Il s’agirait donc encore de stigmatiser le péché d’adultère, la « corruption » de Callisto, et le parricide.

La traduction que fait Clément Marot dans les Trois premiers livres de la Métamorphose d’Ovide est plus tendre à l’égard de Callisto. Elle est aussi plus riche et variée en interprétations. Dans un premier temps, c’est la virginité et la chasteté de Callisto qui sont mises en valeur par les notes. Ainsi, quand le texte latin évoque la tenue de la nymphe :

(…) ceste pucelle sacrePas ne faisoit ouvrages delicats, Parer son chef aussi n’estoit son cas Ains le tenoit d’un blanc fronteau serré, Et se ceingnoit d’un gros tissu serré

il est dit que « simplicité d’habitz <est> indice de pudicité », et que sa « ceincture est signe de chasteté »92. L’exercice de la chasse auquel elle se livre toute la journée en compagnie de Diane la tient éloignée de l’ « affection de luxure » et la description que donne Ovide du bois dans lequel elle entre pour se reposer symboliserait l’ « integrité virginale » :

Quand elle entra dans un bois dont nul aageN’avoit fait cheoir ne branche ne fueillage93

Mais dès qu’elle se défait de son carquois, détend son arc et s’allonge « tout de son long » pour dormir, sa « fermeté » paraît se relâcher94.

Dans un deuxième temps, le traducteur insiste à plusieurs reprises sur le fait qu’une faute ne peut se cacher et finit toujours pas être découverte. Par exemple, quand Callisto garde les yeux baissés, cela révèle que « honte de forfaict abaisse le regard ».90 Niccolò degli AGOSTINI, op.cit.91 Ibid.92 Trois premiers livres de la Métamorphose d’Ovide, op.cit., p.136.93 Ibid.94 Ibid., p.137.

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Dans un troisième temps, Marot se livre à des interprétations diverses à propos de la métamorphose de la nymphe en ourse. D’après lui, « la fille qui s’est forfaicte, cerche lieu secret pour acoucher comme l’Ourse que iamais à peine voit on faire ses Ourseaux. Pour ce est fincte Calisto muée en ourse. »95. On aurait donc une explication réaliste qui semble inspirée de l’Ovide moralisé anonyme, quoique Marot soit beaucoup moins dur envers Callisto et évite de mentionner l’avortement ou l’infanticide.

On peut encore noter l’interprétation « physicienne » qui se focalise sur Junon, assimilée à l’air inférieur. Quand elle se met en colère, voyant que l’adultère de son mari a eu des conséquences, cela est mis en parallèle avec « lair inferieur <qui> est subiect à mouvements violens »96, et quand la déesse commence à battre Callisto, cela s’apparente à « l’air inferieur batant de maladie <qui> faict changer beaulté en laidure »97.

Le reste des notations se résument à des maximes d’ordre générale ou à des interprétations de peu d’intérêt. On peut toutefois relever cette explication originale du travestissement de Jupiter en Diane : « Effemination de mœurs, gestes, habitz et paroles donne acces aux femmes »98. Par contre, on peut s’étonner de la glose marotique à partir du viol de Callisto par Jupiter. En face de l’interrogation qui déculpabilise un peu la nymphe : « mais ou pourroit on prendre / Fille, qui peust d’un tel Dieu se defendre ? », on lit que « a Dieu nul ne peust resister »99 : il peut sembler osé de mettre en parallèle le Dieu chrétien et un Jupiter adultère qui de plus commet un viol…

On trouve une autre interprétation audacieuse au moment où Arcas s’apprête à tuer sa mère qu’il n’a pas reconnue : cette tentative est assimilée à un désir incestueux du jeune homme (« Le filz voulant avoir affaire charnellement avec sa mere, par imprudence »). D’ailleurs la traduction de Marot est plus qu’explicite en ce sens :

Immotosque oculos in se sine fine tenentemNescius extimuit propiusque accedere aventiVolnifico fuerat fixurus pectora telo.100

95 Ibid., p.144.96 Ibid., p. 142.97 Ibid., p.143.98 Ibid., p.138.99 Ibid., p.139.100 Les Métamorphoses, op.cit., v. 502-504, p.54. Traduction de Georges Lafaye : « ces yeux immobiles, constamment fixés sur sa personne, sans qu’il en sache la cause, le

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Voyant l’œil d’elle en luy tousiours planté,Et non sçachant que sa mere fust elle,Il ne voulut plus pres s’approcher d’elle :Lors de son dard freschement esmoulu,Par l’estomac enferrer l’a voulu.101

Ces derniers vers ne sont pas sans faire penser à une gravure de Bernard Salomon illustrant le mythe d’Actéon pour La Métamorphose d’Ovide figurée, publiée en 1557102, dans laquelle c’est Actéon qui tient sa « lance » en direction de la déesse. D’ailleurs, on a déjà pu constater des similitudes entres les deux fables : Actéon et Callisto sont tous les deux des chasseurs ayant par conséquent Diane pour patronne ; ils ont tous les deux été métamorphosés en bête sauvage, mais ont gardé esprit humain ; tous deux souffriront de ne pas pouvoir s’exprimer, d’être contraints au mutisme. Tous les deux se verront aussi poursuivis par leurs proches : Actéon par ses anciens compagnons de chasse et par ses chiens, Callisto par son propre fils. Cependant, l’issue de cette chasse ne sera pas la même pour Callisto, qui sera sauvée par Jupiter, et pour Actéon, atrocement mis à mort. Dans les deux cas, le drame tourne autour d’une scène de bain : c’est en surprenant Diane au bain qu’Actéon se condamne ; c’est en étant forcée de se déshabiller pour se baigner que Callisto dévoile sa faute. Bien sûr aussi, dans les deux cas, la faute commise ressort de la sexualité : cela est évident pour Callisto qui a eu des rapports charnels avec Jupiter, cela l’est moins pour Actéon, dont on devine pourtant que son crime a quelque chose à voir avec un désir lubrique. De plus, dans les deux mythes, le spectacle offert au regard masculin (celui de Jupiter dans un cas, celui d’Actéon dans l’autre) est celui d’une féminité abandonnée et vulnérable. En effet, Callisto a déposé ses armes avant de s’étendre sur l’herbe (« Exuit hic umero pharetram lentosque retendit / Arcus inque solo, quod texerat herba, iacebat / Et pictam posita pharetram cervice premebat » ; « Elle détacha le carquois de son épaule, détendit son arc flexible et se coucha sur le sol couvert de gazon ; elle appuya sa tête inclinée sur remplissent de terreur ; comme elle voulait l’approcher de plus près, il s’apprête à lui transpercer le sein d’un trait meurtrier. »101 Trois premiers livres de la Métamorphose d’Ovide, op.cit., p.146.102 La Métamorphose d’Ovide figurée, traduction en huitains des soixante-quatre premières « Métamorphoses » par Jean de Vauzelles, ou Barthélemy Aneau, ou Charles Fontaine, bois gravé par Bernard Salomon, Lyon, J. de Tournes, 1557, p.38, (page consultée le 10 mars 2007), http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k71516d.pagination.

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son carquois aux vives couleurs. »103), de même que Diane avant de se baigner (« Quo postquam subiit, nympharum tradidit uni / Armigerae iaculum pharetramque arcusque retentos ; / Altera depositae subiecit bracchia pallae ; / Vincla duae pedibus demunt » ; « Aussitôt entrée dans cette grotte, elle remet à la nymphe qui a soin de ses armes son javelot, son carquois et son arc détendu ; une autre reçoit sur ses bras la robe dont la déesse s’est dépouillée ; deux autres détachent les chaussures de ses pieds »104). Enfin, les deux malheureux ont leur innocence en commun : Actéon a surpris Diane nue involontairement , Callisto a été trompée par la fausse apparence de Jupiter.

Pour autant, les lecteurs d’Ovide interpréteront les deux fables de manière très variée, alternant entre rationalisation évhémériste, moralisation, et glose religieuse. Malgré certaines différences, il y a des interprétation récurrentes du mythe d’Actéon : il est souvent compris comme un chasseur ayant renoncé à son « art », parce qu’il s’est aperçu de son inanité, ou parce qu’il a pris conscience de ses dangers. Se détournant de cette activité, il prend alors les traits d’un cerf, réputé pour son caractère craintif. Mais il conserve son affection à ses chiens, qui finiront par lui manger tout son bien. Des variantes de cette exégèse personnifient les chiens en les associant aux compagnons de chasse d’Actéon et en font une bande d’hypocrites ingrats et profiteurs, qui abusent de la libéralité du trop généreux Actéon. Ici, Diane est alors une allégorie de la chasse, mais en règle générale, elle symbolise la chasteté. Quant aux interprétations religieuses, elles voient toutes en Actéon une figure christique, tandis que Diane représente soit la Trinité soit la Vierge Marie. Enfin, deux auteurs (Barthélemy Aneau et Giovanni de’ Bonsignori) voient dans la fable d’Actéon une allusion à un épisode de la vie d’Ovide lui-même.

Une des interprétations de la fable de Callisto (celle de Bersuire) se rapproche de celle qui est faite généralement de la fable d’Actéon : Arcas y incarne les faux amis qui ne vous reconnaissent pas une fois que vous avez perdu vos biens. Le mythe de Mera, très proche de celui de Callisto, met en garde les gens trop crédules et naïfs, qui sont les proies faciles des hypocrites : ici aussi, les moralisations des deux mythes se rejoignent. Mais l’interprétation la plus fréquente de la fable 103 Les Métamorphoses, op.cit., v.419-421, p.51.104 Ibid., v. 165-168, p.74.

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est celle qui condamne l’adultère de Callisto, allant souvent jusqu’à l’assimiler à une prostituée. C’est cette découverte de la corruption de sa mère qui expliquerait le geste matricide d’Arcas, geste détourné dans la traduction de Marot, qui choisit de voir plutôt en lui un fils incestueux. L’inceste a d’ailleurs été évoqué à propos de Perdicca, dont l’histoire a pu être mise en parallèle avec celle d’Actéon et l’on pourrait peut-être rapprocher les deux figures d’Actéon et d’Arcas : Actéon est selon certaines lectures religieuses une image du Christ et Diane celle de la Vierge Marie ; Arcas peut être aussi le Christ enfanté par la Judée (dans l’Ovide moralisé anonyme), par Callisto, la vierge contre qui il se retourne quand il s’aperçoit qu’elle est « corrompue », qu’elle a fauté charnellement. Il y aurait donc manifestement une tension oedipienne derrière ces mythes où des fils semblent désirer leur mère idéalement vierge…

Mais l’interprétation religieuse du mythe de Callisto, qui fait d’elle une personnification de la Judée ayant perdu l’amour de Dieu (à savoir Diane) stigmatise surtout l’orgueil de la nymphe, qui refuse de se baigner, c’est-à-dire de se faire baptiser. Cette condamnation de l’hybris se lit aussi à propos d’Actéon, en particulier chez Alciat (et de manière plus évidente encore dans la traduction de Barthélemy Aneau), qui voit en lui un homme riche voulant s’ennoblir, contrefaire les nobles, par une générosité excessive et irréfléchie.

Or, il s’avère que la condamnation des orgueilleux est quelque chose de récurrent dans les lectures qui sont faites des mythes tournant autour de la figure de Diane. Ainsi, un autre chasseur, Orion, s’attira la colère de Diane, mais les raisons varient selon les auteurs : selon certains il pécha lui aussi par hybris, en se vantant d’être meilleur chasseur que Diane ou en ayant l’audace de dire qu’aucune bête sauvage ne pouvait lui résister.

Autre exemple, celui de Lychion, dont Boccace, dans sa Généalogie, rapporte l’histoire105. Lychion était une vierge, fille de Dédale, dont Apollon et Mercure s’éprirent tous deux et qu’ils réussirent l’un et l’autre à tromper pour jouir de ses faveurs (Mercure endormit la jeune fille en la touchant d’un bâton et profita d’elle pendant son sommeil ; Apollon prit l’apparence d’une vieille femme pour pouvoir s’introduire dans 105 Giovanni BOCCACCIO, Genealogie deorum gentilium libri, livre XI, chapitre XVII, « De Lychione filia Dedalionis et Peonis coniugue », (page consultée le 05 mars 2007), <http://www.bibliotecaitaliana.it:6336/dynaweb/bibit/autori/b/boccaccio/genealogie>.

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la chambre de la belle). Des deux dieux, elle conçut deux enfants et

se esleva par orgueil tant pource quelle avoit eu lignee si noble que aussi quelle avoit pleu a si renommes Dieux, elle osa preferer sa beaulte a la beaulte de Diane.106

L’auteur pointe du doigt l’orgueil qui lui valut d’être tuée par la déesse.

Le mythe de Niobé condamne lui aussi l’orgueil, celui de cette mère trop fière de sa progéniture qui eut l’audace de se préférer à Latone. Boccace évoque la mise à mort des quatorze enfants de Niobé et Amphion, transpercés par les flèches de Diane et Apollon, au livre V, chapitre XXX, mais surtout au chapitre II du livre XII, « De Nyobe Tantali filia et Amphyonis coniugue »107. Il y livre la version communément admise du mythe, selon laquelle Niobé se préféra à Latone et refusa de reconnaître sa divinité et de lui offrir des sacrifices. Dans ce chapitre, il centre son propos sur Niobé elle-même et s’intéresse particulièrement à sa mort et à sa métamorphose en pierre, alors qu’elle assiste aux funérailles de ses enfants. L’interprétation réaliste que livre Boccace de cette mutation en pierre est que les Anciens ont très bien pu ériger une statue de femme en pleurs, « pour memoire de la grande infortune de lorguilleuse femme »108. Cette statue aurait donc été érigée pour mettre en garde les générations futures contre le péché d’orgueil.

Dans les Emblèmes d’Alciat, c’est également un avertissement contre l’orgueil que l’auteur invite à lire derrière la fable :

En statu et statua, et ductum de marmore marmor,Se conferre deis ausa procax Niobe.

Est uitium muliebre superbia, et arguit orisDuritiem, ac sensus, qualis inest lapidi.109

Et c’est en ces termes que Barthélémy Aneau traduit l’épigramme et commente l’emblème :

106 BOCCACE, De la Généalogie des dieux, Paris, A. Vérard, 1498, feuillet CLXXXVI, (page consultée le 05 mars 2007), <http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k105063r>.107 Giovanni BOCCACCIO, op. cit., livre XII, chapitre II, « De Nyobe Tantali filia et Amphyonis coniugue » ,(page consultée le 05 mars 2007), < http://www.bibliotecaitaliana.it:6336/dynaweb/bibit/autori/b/boccaccio/genealogie>.108 Ibid.109 André ALCIAT, Emblemata, reproduction de l’édition de Lyon, G. Rouilium, 1550, (page consultée le 05 mars 2007), < http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54642j>, p.75.

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Marbre de Marbre, & Image d’imageEst Niobé qui aulx Dieux se parage,Vice de femme est Orgueil : qui figureDurté de sens, comme la pierre dure.

La Royne Niobé de Thebes fut muée en pierre dure pour son orgueil. Qui signifie que les communs vices des femmes sont Orgueil, Tirannie, impitoyable durté, et faulte de sens, comme une pierre.110

Cette traduction pleine de subtilité, offrant une réflexion implicite sur la mimesis, permet de mettre en avant la finesse de Aneau, qui se décèle aussi dans ses annotations des trois premiers livres de la Métamorphose d’Ovide. Or, les diverses interprétations des mythes que l’on a relevées ne sont pas de qualité égale, et le travail à quatre mains de Marot et Aneau se distingue notamment par son originalité et son intelligence. Les deux auteurs donnent en effet une lecture quasiment oedipienne du mythe de Callisto, et la condamnation récurrente de l’hybris apparaît dès lors comme diversion d’une lecture qui réfèrerait à la transgression d’interdits « premiers ».

110 André ALCIAT, Emblemes d'Alciat, de nouveau translatez en françois, vers pour vers, jouxte les latins, ordonnez en lieux communs avec briefves expositions et figures nouvelles appropriées aux derniers emblemes, par Barthelemy Aneau, Lyon, G. Roville, impr. par M. Bonhomme, 1549, p.89.