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L'ENFANT DE MINUIT TROISIÈME PARTIE (i) I Si le général Thiberge s'était retiré à Cour-Cinq-Mars, c'était pour fuir une société parisienne qui n'eût pourtant pas demandé mieux que de l'accueillir. Frappé quatorze ans plus tôt par la mort de celle en qui il avait mis autant de confiance que d'amour, il avait accepté de se remarier par pure obéissance à l'Empereur. Son second veuvage ne l'avait affecté qu'en tant qu'injustice du sort. Il venait de traverser les dures journées de Wagram quand la nouvelle lui en parvint et sa première pensée fut que la mort* au lieu de frapper cette aimable créature, eût bien mieux fait de porter son choix sur lui. Avant de partir pour la dernière campagne, i l avait fait, chez le comte de L a Haùlmière, la connaissance de Mlle de Bouteville. Le soir même ils soupaient ensemble et, quelques jours plus tard, elle devenait sa maîtresse. Si on lui avait demandé ce qui le pous- sait vers cette femme, i l n'eût su le dire. Certes les attraits phy- siques d'une telle personne étaient grands. Mais il y avait aussi en elle, ce soir-là, comme une amertume dont Thiberge, en dépit de son indifférence sentimentale, voulut connaître les raisons. Cette fille énergique était alors dans l'un de ces moments de faiblesse où une créature de sa qualité, si en garde soit-elle contre toute défaillance, se souvient qu'elle est femme et aspire à se confier. La netteté morale de Thiberge, le trouble qui affectait une âme si haute en ces jours où le sort du pays allait se décider firent qu'elle se sentit portée vers lui par l'un de ces mouvements (1) Voir La Revue des 1" et 15 avril.

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L'ENFANT DE MINUIT

TROISIÈME PARTIE (i)

I

Si le général Thiberge s'était retiré à Cour-Cinq-Mars, c'était pour fuir une société parisienne qui n'eût pourtant pas demandé mieux que de l'accueillir. Frappé quatorze ans plus tôt par la mort de celle en qui i l avait mis autant de confiance que d'amour, i l avait accepté de se remarier par pure obéissance à l'Empereur. Son second veuvage ne l'avait affecté qu'en tant qu'injustice du sort. I l venait de traverser les dures journées de Wagram quand la nouvelle lui en parvint et sa première pensée fut que la mort* au lieu de frapper cette aimable créature, eût bien mieux fait de porter son choix sur lui.

Avant de partir pour la dernière campagne, i l avait fait, chez le comte de L a Haùlmière, la connaissance de Mlle de Bouteville. Le soir même ils soupaient ensemble et, quelques jours plus tard, elle devenait sa maîtresse. Si on lui avait demandé ce qui le pous­sait vers cette femme, i l n'eût su le dire. Certes les attraits phy­siques d'une telle personne étaient grands. Mais i l y avait aussi en elle, ce soir-là, comme une amertume dont Thiberge, en dépit de son indifférence sentimentale, voulut connaître les raisons. Cette fille énergique était alors dans l'un de ces moments de faiblesse où une créature de sa qualité, si en garde soit-elle contre toute défaillance, se souvient qu'elle est femme et aspire à se confier. L a netteté morale de Thiberge, le trouble qui affectait une âme si haute en ces jours où le sort du pays allait se décider firent qu'elle se sentit portée vers lui par l'un de ces mouvements

(1) Voir La Revue des 1" et 15 avril.

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faits d'impulsions diverses où la passion amoureuse a sa part. Durant la soirée qu'ils passèrent ensemble, elle parla en toute franchise, dit qu'elle avait combattu l'Empereur sans relâche mais tout en sentant parfois son animosité céder devant le pres­tige d'un homme dont elle n'avait pu, plus d'une fois, s'empêcher de souhaiter le succès.

Thiberge, séduit par cette force unie à tant de grâce qui éma­nait d'elle, s'était délivré, lui aussi, de beaucoup de souvenirs. I l avait raconté sa vie, chose qui ne lui arrivait jamais. Et cet abandon verbal qu'il n'eût jamais cru possible, avait contribué à le rapprocher d'elle. S'il s'était montré plus attentif, en ces instants où les images du passé étaient seules à occuper son esprit, i l eût senti que Mlle de Bouteville prenait à ce récit une attention singulière. Mais i l était alors comme tous ceux qui mettent leurs secrets au jour et s'imaginait que la sympathie suscitée par l'exposé de tels malheurs suffisait à motiver l'intérêt.

Le lendemain, en s'éveillant, la vue de cette charmante tête sur l'oreiller voisin du sien ne provoqua en lui aucun regret de s'être montré si prodigue de paroles. E n même temps qu'une maîtresse, i l sut qu'il avait trouvé un ami. Deux jours après ils se quittaient, Thiberge allant prendre son commandement. A son retour, i l pensa, dans la solitude de Cour-Cinq-Mars, à cette précieuse compagne et souhaita sa présence. Sur une lettre qu'il lui écrivit, elle accourut.

— M o n cher, lui dit-elle, c'est à tort que vous pensez vivre ici dans la retraite. E n arrivant, j 'ai vu au village quelques figures qui ne sont certainement pas du pays. Deux hommes m'ont suivie de loin jusqu'à votre grille. On vous surveille, n'en doutez pas, et je vais passer, sans doute, auprès de ces lourdauds, pour une conspiratrice qui vient s'entretenir avec vous des moyens de renverser le roi Louis X V I I I .

I l ne lui avait pas fallu longtemps, avec son habitude de la vie clandestine, pour déceler cet appareil de police dont Thiberge ne s'était nullement avisé. A demi étendue sur une chaise longue, dans le cabinet du général, elle livrait le fruit de ses observations du ton léger et railleur que prend une femme obsédée par des soupirants trop peu discrets.

— J'ai intéressé ces messieurs. M a visite va leur offrir l'occa­sion d'un rapport. Voilà peut-être pour eux une gratification en perspective.

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A u dehors, le vent agitait doucement les hautes branches d'un marronnier. Lorsque le feuillage s'écartait, le soleil brumeux des bords de Loire jouait sur le visage et le cou de Mlle de Boute-ville. Thiberge s'approcha, prit la main de la jeune femme :

— Chère Félicité, dit-il, quel est votre sentiment sur ces choses ? Etes-vous satisfaite de voir que ce régime dont vous avez tant souhaité le retour est maintenant rétabli et si bien gardé ?

— M o n ami, i l ne tiendrait qu'à moi d'être de ceux qui le gardent. On me l'a fait savoir mais je n'ai aucun goût pour ce métier. Tous les anciens brigands n'aspirent pas à devenir gen­darmes.

Assis maintenant côte à côte sur la chaise longue, ils offraient quelque contraste avec le décor qui les entourait. Ce bureau d'acajou orné d'appliques figurant des têtes de sphinx, ces fau­teuils au dossier droit qui incitaient si peu à l'abandon, ces pano­plies d'armes aux murs, sur une console, ce buste de César, tout disait la vie sérieuse et la discipline dans l'action. Seule la chaise longue jetait une note de grâce. Aucune femme n'y avait jamais pris place. Ml le de Bouteville, dès son entrée, y était allée sans hésiter.

Elle fit parler Thiberge, assura qu'il avait tort de se confiner dans cette sévère demeure. I l n'y avait pour compagnie que celle de ses domestiques. Le plus ancien d'entre eux, un nommé Clo-taire, l'avait suivi dans la plupart de ses campagnes. Les autres étaient de ce personnel anonyme qu'on prend par nécessité et que l'on congédie sans regret. Thiberge devait rentrer à Paris avec le seul Clotaire. Là i l échapperait bientôt à cette absurde surveillance. On se lasse vite d'espionner un homme qui habite seul et n'entretient aucune fréquentation suspecte.

— Que ferai-je donc à Paris? demanda-t-il. Elle lui expliqua qu'il avait tout intérêt à renouer des rapports

avec sa famille ou ses anciens amis. Plus tard, elle aurait peut-être quelque entreprise à lui proposer. Son intention était de se rendre en Amérique. Ne l'y suivrait-il pas?

Thiberge marqua sa surprise. I l ne songeait nullement à quitter son pays et conservait l'espoir d'y voir un jour rentrer l'Empereur. Ml le de Bouteville avait baissé la tête. Elle la releva soudain pour dire :

— Et si je vous demandais, un jour, de m'accompagner dans

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une expédition que je médite pour châtier un traître, ne serais-je pas assurée de votre appui?

Comme i l se taisait, elle ajouta que l'homme dont i l s'agissait avait jadis dénoncé un royaliste et causé la mort de celui-ci. Elle le savait revenu en France. Avant de s'expatrier, elle ferait jus­tice.

— Pourquoi ne le livrez-vous pas? demanda-t-il, puisque vos amis, maintenant, sont redevenus les maîtres.

Elle eut un geste de protestation. — Les gens dont vous parlez ne sont plus mes amis. Et je

n'ai jamais dénoncé personne. Cette cause m'appartient, je la soutiendrai par mes seules forces.

I l admira cette fille ardente. Alors que tout l'engageait à se tenir en repos, elle s'apprêtait à courir vers de nouveaux dangers. A la voir, étendue sur la chaise longue, les bras ramenés gracieu­sement derrière sa tête bouclée, eût-on cru qu'elle fût faite pour courir ainsi l'aventure? Seuls ses yeux sombres disaient l'élan, l'âpreté de cette nature en apparence pacifiée.

Comme Thiberge s'attardait à la contempler ainsi par pur plaisir, une idée l'assaillit brusquement. Ce royaliste arrêté et mis à mort sur la dénonciation d'un traître, n'était-ce pas Gérard de Viéjoux? I l avait conté cette histoire à Mlle de Bouteville sans indiquer les noms ni le lieu du drame. Elle était bien capable d'avoir compris de qui i l s'agissait. S'i l la questionnait à présent, i l la connaissait assez pour savoir qu'elle ne dirait rien de plus. Elle avait parlé avec assez de passion du royaliste abattu pour qu'on pût croire qu'elle avait été sa maîtresse. Cela incitait Thiberge à des pensées nouvelles dont i l se garda de rien laisser paraître.

Il se contenta de répondre qu'une autre mission lui eût con­venu davantage. Quelle que fût l'indignité du personnage qu'elle voulait punir, cette affaire ne pouvait être, par lui, prise à cœur. I l ne s'y associerait qu'au cas où elle serait en peine de trouver l'aide nécessaire.

Ml le de Bouteville n'insista pas. I l n'était guère dans sa nature de le faire. Elle se contenta de renouveler ses conseils de départ et, sans plus revenir à son projet, passa en compagnie de Thiberge quelques semaines au terme desquelles i l se déclara décidé à regagner Paris tant i l avait de regret de la perdre.

Quand elle fut repartie, Thiberge appela son domestique

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Clotaire, un homme de tournure paysanne, d'esprit réfléchi et prudent. I l lui commanda de tout préparer pour leur départ. Les autres serviteurs quitteraient le château. Clotaire fit la moue.

— Cela ne te plaît donc pas de rentrer à Paris? interrogea Thiberge.

— J'ai bien peur qu'on n'y soit encore plus ennuyés qu'ici. I l y a déjà trop de mouchards depuis ces derniers temps. Pas plus tard qu'hier, j'en ai surpris un à l'entrée du parc. I l ne m'a pas fallu longtemps pour le mettre dehors.

— Et tu ne m'en disais rien ! — M o n général a déjà bien assez de soucis comme cela»^

Et puis je crois que s'il en a tant, c'est aussi rapport à la demoiselle.

Cette supposition intrigua Thiberge. Pourquoi la police sur­veillait-elle Mlle de Bouteville dont on connaissait les antécédents royalistes? Sans doute avait-elle exprimé son mécontentement de façon trop apparente. Une lettre qu'il reçut peu après, du comte de L a Haulmière, lui fit comprendre qu'il ne se trompait pas :

« Mon bon ami, lui disait le comte, vous avez tort de vivre loin de Paris où l'esprit est plus accommodant que vous ne pensez. La semaine dernière, nous nous sommes rencontrés, Mlle de Bouteville et moi, pour condamner ensemble les ultras. La chose a eu lieu dans mon salon, ce qui provoqua du vacarme. Les uns nous approuvaient, les autres nous considéraient comme d'affreux bonapartistes. Ma femme figurait parmi ces derniers. Elle est assez sotte; à vous, cher, je puis bien le dire. Il y avait aussi là une marquise de Mirandol, créature sans aucune volupté, taillée comme un grenadier, le nez rouge et la voix éraillée, mais de bonne origine et qui m'a beaucoup plu. Nous nous sommes trouvés du même côté. Si je vous en parle, c'est qu'elle était accompagnée d'une jeune fille fort gracieuse, dont le nom m'échappe et qui vous connaît. Mais dam le brouhaha causé par nos propos, il m'a été impossible de savoir où vous vous êtes rencontrés. En tous cas, je vous félicite de cette conquête. Lorsqu'elle parlait de vous, ses yeux brillaient, ce qui la rendait plus plaisante encore. »

Quelques mois auparavant, le nom de la marquise de Mirandol n'eût rien dit à Thiberge. Mais, depuis son passage à la Villotte, i l savait que cette dame était l'ancienne Présidente d'Escourt, ce qui ne laissa pas de l'intriguer car i l se demanda quelle était cette

, jeune fille connue de lui, qui accompagnait la marquise.

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L a semaine suivante, i l rentrait à Paris avec Clotaire, et retrou­vait son appartement de la rue Saint-Roch, logement de garçon où l'Empereur ne lui avait laissé jusqu'alors que peu d'occasions de séjourner. L a halte promettait, cette fois, d'être plus longue. I l pénétra sans joie dans ces pièces meublées à la diable, où voi­sinaient un bahut rapporté d'Allemagne, un coffre en noyer verni, ancienne malle d'une berline de voyage brûlée à Leipzig, et des chaises Directoire tendues de soie verte, seul vestige de son installation à la Chaussée d'Antin.

Ce fut là qu'il reçut un jour la visite de Mme Malnoue. Tronche, vite renseigné, avait appris que le général quittait Cour-Cinq-Mars pour Paris, ce qui évitait un déplacement inutile à la femme de Gaspard. L a chance servait celle-ci. Clotaire jugea que la nouvelle venue arrivait à point pour le décharger du souci de la cuisine et insista vivement pour que son maître l'embauchât. L a recommandation du commandant Sauterot, rédigée avec soin par Tronche, fit le reste. Mme Malnoue eut seulement à subir les questions de Thiberge sur cet ancien camarade. Mais elle s'y était préparée et dit que le commandant avait rejoint sa famille en Saintonge, ce pourquoi elle se trouvait sans place. Elle fut donc agréée aussitôt, sous son prénom de Célestine.

Mlle de Bouteville, plus curieuse, s'enquit à sa première vjsite, de cette nouvelle servante qu'elle n'avait pas vue à Cour-Cinq-Mars. Thiberge nomma Sauterot et dit qu'il avait été bien heureux de trouver, dès son arrivée à Paris, une personne ainsi recommandée. L a jeune femme approuva distraitement. Elle était occupée, depuis quelques jours, de pensées qu'il lui fallait taire à Thiberge.

U n de ces Anglais désœuvrés qui trompent leur ennui à force de voyages lui avait fait visite. I l arrivait de l'île d'Elbe et avait vu son compatriote, le colonel Campbell, commissaire à Porto-Ferrajo. Celui-ci lui avait confié que les Elbois, animés tout d'abord du désir de se donner à l'Angleterre, avaient fait une volte-face complète à la vue de Napoléon. Le nouveau souverain prenait sa tâche au sérieux, annonçait son désir de construire des routes, des édifices publics, ce qui l'avait rendu aussitôt populaire. Cette activité qu'on lui voyait n'était pas le signe d'un homme qui croit son destin terminé. Le visiteur de Mlle de Bouteville avait été gagné, lui aussi, par le prestige du nouveau souverain. I l le croyait encore prêt à faire de grandes choses et s'en réjouissait

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car i l avait la tête épique et détestait le gouvernement de son pays.

Le souvenir de ces propos causait un certain trouble à Ml le de Bouteville. Elle en concluait que le temps des aventures n'était peut-être pas fini. U n mot dit par elle à Thiberge eût poussé celui-ci à mettre son bras au service d'une cause dont certains indices donnaient à croire qu'elle n'était pas perdue. Ce mot, elle hésitait encore à le prononcer.

II

Charlotte était, ce matin-là, dans sa chambre, occupée à lire une brochure de M . de Chateaubriand qui passionnait alors tout Paris. L'ouvrage, intitulé De Buonaparte et des Bourbons, avait rallié de nombreux partisans aux idées monarchistes. Mais i l était sans effet sur la jeune fille et n'aboutissait qu'à provoquer son indignation. Elle en avait lu la moitié quand la Croussade vint lui dire qu'un homme la demandait. L a servante avait mal retenu son nom qu'elle estropiait avec son accent gascon. Charlotte sortit et se trouva en présence de L a Bretèche.

Le sous-officier était vêtu d'une défroque en partie militaire, en partie civile qui trahissait le vieux cavalier : une redingote à large col privée d'une partie de ses boutons mais ajustée comme une tunique, une culotte d'un vert déteint et de hautes bottes. Sa cravate nouée sous le menton, ses cheveux à l'ordonnance, les pattes qui descendaient sur ses joues, tout en lui disait sa condi­tion passée. I l salua, fort intimidé, et demanda :

— C'est-y que la petite demoiselle me reconnaît? I l s'en fallut de peu que Charlotte ne lui sautât au cou. Elle

lui dit sa joie de le retrouver, le fit asseoir et l'entoura des égards qu'on accorde à un vieil oncle. La Bretèche, fort empêtré devant cette personne si élégante, eut quelque peine à s'expliquer. I l lui conta qu'il avait été blessé à la fin de la campagne et était sorti depuis peu de temps de l'hôpital du Gros-Caillou. On lui avait donné un congé de convalescence renouvelable et i l sentait bien que les nouveaux maîtres de la France étaient peu pressés de l'employer. Cette perspective lui offrait du loisir sans assurer pour cela ses .moyens d'existence.

Charlotte l'avait compris avant qu'il ne l'eût dit. Elle réflé-

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chissait aux moyens d'aider ce vieux brave sans le désobliger quand la marquise fit son entrée. L a Bretèche lui fut présenté. Elle savait la façon dont Charlotte avait fait sa connaissance, lui octroya le meilleur accueil et envoya la Croussade chercher une bouteille de vin. L a Bretèche, en trinquant avec elle, songea que, parmi ces marquises qu'on disait si vaines de leur rang, i l y avait quand même de bonnes personnes. I l en était à son second verre quand Athénaïs frappa du poing sur la table :

— Voilà l'homme qu'il nous faut pour prévenir le général Thiberge ! s'écria-t-elle.

Car elle songeait toujours à joindre Thiberge afin de tirer au clair l'ancienne aventure. D u coup, elle porta d'une voix toni­truante la santé de l'Empereur devant L a Bretèche qui lui fit écho en se disant que si tous les aristocrates étaient ainsi, le roi n'avait plus qu'à faire ses paquets. I l lui rendit donc raison à pleine voix. Et Mme de Virville, que tout ce train avait attirée, demeura stupéfaite de voir en entrant son amie attablée avec un gaillard de cette mine.

— Ne vous inquiétez pas, ma toute bonne, dit Athénaïs, nous avons à parler avec un vieil ami.

L a comtesse s'en fut, encore effarée. Athénaïs, alors, fit savoir à L a Bretèche ce qu'elle attendait de lui. I l était prêt à tout et fût allé aux Tuileries pour provoquer le duc d'Angoulême à un duel au sabre si elle en avait exprimé le désir.

I l n'en était pas question, par bonheur. L a marquise qui pos­sédait, par M . de L a Haulmière, l'adresse de Thiberge et avait appris son retour à Paris, invita L a Bretèche à se rendre rue Saint-Roch pour faire savoir au général qu'elle l'attendait chez son amie, Mme de Virville.

— Vous lui direz, ajouta Charlotte, que la jeune fille dont i l a fait la rencontre à la Villotte, le remercie de l'avoir introduite auprès de M . de L a Haulmière et qu'elle sera heureuse de le revoir.

— A merveille, conclut la marquise, et maintenant, mon ami, sachez que nous comptons sur vous.

L a Bretèche se leva, claqua des talons et prit congé. I l ne fut pas long à se rendre de la rue de L a Tour des Dames à la rue Saint-Roch, en dépit de la distance. Marchant d'un bon pas, i l allait, la moustache haute, un défi dans le regard devant ces badauds qui s'écartaient sur son passage. A la pensée de se pré-

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senter devant un général, son cœur de vieux soldat battait fort et, afin d'être plus présentable, i l s'arrêta, rue Saint Honoré, pour faire cirer ses bottes, soin qu'il avait négligé de prendre en se rendant chez Mme de Virville. A la vue des officiers étrangers qui déambulaient sur le trottoir, ses yeux roulaient, furibonds, et des grognements lui échappaient qui effrayaient fort le jeune garçon occupé à polir sa chaussure.

En arrivant rue Saint-Roch, i l fut étonné de se voir ouvrir 'la porte par Mme Malnoue. Ce visage lui remit en mémoire l'affaire de Pommereul et la décision qu'il avait prise de confier Charlotte à un couple d'aspect si estimable. L a rencontre était inattendue. I l s'écria :

— Quoi? Vous ici ! La petite demoiselle ne me l'avait pas dit.

L a surprise était égale pour Mme Malnoue. Mais les moyens ne manquaient pas à cette personne de faire face à l'imprévu. Elle déclara donc que son mari et elle s'étaient décidés à quitter leur village à l'arrivée des Alliés, et que, démunie de toute res­source, elle avait accepté avec joie de servir un officier de l'Empe­reur. L'explication ne pouvait manquer de satisfaire L a Bretèche qui, en réponse, apprit à Mme Malnoue de quelle mission i l était chargé et ajouta qu'il ferait savoir au général Thiberge de quel secours avaient été les Malnoue pour Charlotte. Celle à qui i l s'adressait se fût bien passée d'une telle attestation mais elle se contenta d'assurer, avec beaucoup de modestie, que la chose était toute naturelle. Puis elle voulut le retenir, l'entraîner même à la cuisine pour lui offrir un verre de vin, dans l'espoir que son nouveau maître, qui devait sortir, passerait la porte pendant ce temps. Ses instances furent vaines. L a Bretèche, en vieux troupier, ne songeait qu'à la consigne. A u surplus, i l avait choqué son verre, une demi-heure auparavant, contre celui de la marquise de Mirandol et se souciait peu de boire avec une domestique. I l fallut donc l'introduire.

Thiberge, dans son bureau, lisait le Nain Jaune où i l se plaisait à trouver des attaques satiriques contre le régime. I l flaira aussitôt en L a Bretèche le vieux soldat et pensa que ce visiteur avait jadis servi sous ses ordres. L a Bretèche, fort ému, fit halte à six pas dans la position du soldat sans armes et se présenta par son grade, son nom, suivis de l'indication de son régiment. Thiberge, que cette entrée en matière avait remis dans le fil d'un passé cher

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à son cœur, demanda à L a Bretèche s'il n'était pas au pont de Montereau. Sur la réponse affirmative qui lui fut faite, i l lui posa des questions au sujet de ses campagnes et tous deux se mirent à évoquer Iéna, Eylau, Friedland, par une pente qui leur était également naturelle, sans que le général songeât à s'enquérir de ce qui lui valait cette visite, persuadé qu'il était que ce survivant de la Grande Armée venait lui demander un secours. Ce qui fit qu'en parlant, i l ouvrit un tiroir de son secrétaire et en tira une bourse.

L a Bretèche, qui avait vu le geste, trouva là l'occasion de donner à l'entretien son tour véritable, ce qu'il n'avait osé faire jusqu'alors. I l s'écria :

— Faites excuse, mon général, je suis envoyé auprès de vous par la marquise de Mirandol.

Puis i l se sentit soulagé, car i l est dit dans le règlement que le cavalier en estafette ne doit jamais perdre sa mission de vue et l'exécuter le plus rapidement qu'il se peut. Thiberge, assez inter­loqué en entendant nommer Mme de Mirandol dont M . de La Haulmière l'avait déjà entretenu dans sa lettre, écouta le récit assez embrouillé que lui fit L a Bretèche. De cet exposé i l résultait, tout d'abord, que la marquise désirait voir Thiberge au plus tôt et ensuite qu'elle avait sous sa garde une jeune fille à laquelle L a Bretèche était reconnaissant de lui avoir signalé un parti d'en­nemis aux abords de Pommereul. Là Thiberge cessa de comprendre. Il fallut que le sous-officier lui contât toute l'affaire.

— Que faisait donc cette jeune fille en un endroit pareil? demanda Thiberge.

— Elle arrivait d'un sacré pays d'Allemagne dont je ne sais pas le nom. Même qu'elle était déguisée en homme, rapport aux mauvaises rencontres. Et elle vous connaît, mon général, vu qu'elle vous a rencontré, à ce que m'a dit cette marquise, dans un château dont elle a marqué le nom sur un bout de papier, en cas que je l'oublierais.

I l déboutonna sa tunique, en tira une feuille et la présenta à Thiberge qui y lut le nom de la Villotte. U n tressaillement le prit, qu'il dut réprimer. Tout s'éclairait. U n instant i l balança, se demandant s'il aurait le courage de revoir cette Mme de Miran­dol, belle-mère de Laure d'Escourt. Que lui voulait-elle et pour­quoi revenir sur ce passé? Tandis qu'il y songeait, L a Bretèche, à qui avait échappé la brusque contraction apparue sur les traits

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de son interlocuteur, s'était remis à parler. I l nommait les Malnoue, disait son contentement d'avoir retrouvé chez le général cette femme qui avait été une Providence pour Charlotte. Thiberge, rappelé alors à un passé plus proche, se dressa dans son fauteuil.

— T u dis que cette jeune fille connaît Mme Malnoue? L a Bretèche le lui confirma, dit comment i l avait confié Char­

lotte aux Malnoue, sans se douter de l'effet que produisaient ses paroles. Thiberge, en l'écoutant, se rappelait les propos que la jeune fille lui avait tenus à la Villotte : « Je me méfie, avait-elle dit, de cet homme qui m'accompagne. » Pourquoi? Elle ne lui en avait pas donné les raisons. Mais, à présent, i l se demandait par quel étrange concours de circonstance Mme Malnoue était venue prendre du service chez lui. Sortait-elle, comme elle l'avait assuré, de chez son camarade Sauterot? L a lettre de celui-ci en faisait foi. Quoi qu'il en fût, les paroles de Charlotte l'inclinaient maintenant à la méfiance. I l importait de connaître l'adresse de Sauterot en Saintonge, de lui écrire pour le questionner.

Cela fit qu'il écouta distraitement le reste de ce que lui dit L a Bretèche et le chargea simplement d'aviser la marquise qu'il lui ferait visite le lendemain. S'i l se rendait à une telle invitation c'était moins pour revoir Athénaïs que pour questionner Char­lotte sur les Malnoue. En attendant, le plus pressé était d'aller chez Sauterot afin de savoir où l'on pouvait lui écrire. Après le départ de L a Bretèche, Thiberge consulta donc un registre d'adresses où devait figurer celle de son vieux camarade et la trouva aussitôt. Sauterot habitait rue de la Lune. Thiberge se souvenait de quelques parties faites autrefois dans ce modeste logement que le commandant, peu fortuné, n'avait pas dû quitter pour une résidence plus brillante.

I l sortit donc sans plus attendre et s'achemina vers la rue de la Lune. Tout en suivant les boulevards, les pénibles réflexions auxquelles i l s'était livré depuis son retour à Paris revinrent le tourmenter. Le spectacle de la capitale occupée lui était aussi désagréable qu'à L a Bretèche. Mais la vue des officiers et des soldats étrangers l'irritait moins que celle des Parisiens. Ces boutiquiers empressés à vanter leur marchandise à l'envahisseur, ces badauds qui se retournaient avec une curiosité admirative devant les Prussiens corsetés ou les Cosaques aux bottes en peau de gant lui inspiraient un violent mépris. I l se rappelait ses pro­menades de jadis dans Berlin ou Vienne. Même servilité ici qu'ail-

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leurs. Mais c'étaient maintenant des sauvages qui l'obtenaient du peuple le plus civilisé de la terre.

Ce fut en ces dispositions qu'il se présenta rue de la Lune. L a maison de Sauterot, de piètre apparence, était située entre deux bâtisses plus imposantes et Thiberge la reconnut du premier coup d'œil. I l gagna l'entresol, frappa chez la portière. Une porte s'entr'ouvrit, une femme à cheveux blancs, d'aspect aussi vétusté que son réduit, s'enquit de ce que désirait le visiteur. Thiberge expliqua qu'il était un ami du commandant Sauterot. L a vieille, alors, s'effaça, acheva d'ouvrir le battant et dit :

— Entrez donc, Monsieur. Thiberge, assez surpris, pénétra au sein d'un air étouffant.

L a portière avait refermé le battant. Comme i l allait la ques­tionner, un homme qui se tenait dans le fond de la loge et dont la présence lui avait échappé, fit quelques pas à sa rencontre.

— Que voulez-vous au commandant Sauterot? demanda-t-il. Thiberge toisa cet individu à face de chien hargneux, vêtu

d'une redingote élimée. — Je suis, dit-il, le général Thiberge, et n'ai pas l'habitude

de répondre aux questions des inconnus. ' Comme i l achevait de prononcer ces paroles, la porte s'ouvrit

et un autre individu entra, semblable au premier par l'aspect du visage et la mise. Sans mot dire, i l fit halte derrière Thiberge. Le premier des deux hommes eut alors un ricanement.

— Vous avez tort de vous fâcher, général, répliqua-t-il, sans rien perdre de son assurance.

I l allait poursuivre quand le nouveau venu lui fit signe de se taire et, saluant Thiberge :

— M o n camarade, dit-il, n'a pas voulu offenser un brave militaire comme vous. Nous sommes, nous aussi, amis du com­mandant Sauterot et Mme la portière vient de nous apprendre qu'il est en voyage. Par malheur, elle ignore son adresse. C'est bien contrariant car nous aurions été, nous aussi, contents de le retrouver. Mais si vous voulez nous dire où vous restez, on tâchera de se renseigner et de vous faire passer l'indication.

Ce langage, la tournure de celui qui le tenait intriguaient passablement Thiberge. Les deux hommes n'avaient rien qui pût déceler d'anciens militaires. A quel titre étaient-ils donc amis de Sauterot ? La défiance que ces réflexions lui inspiraient fit qu'il répondit de façon assez sèche, accorda un bref remercie-

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ment à son interlocuteur mais s'abstint de dire où i l habitait. Puis i l prit congé sans autre explication.

Après son départ, les deux hommes se regardèrent. Celui qui avait parlé le premier dit :

— On a eu tort de ne pas l'enflacquer. — Gourdée ! répliqua l'autre. D'abord on n'avait pas le

papier pour. Et puis ça nous a bien servi, peut-être, avec Sauterot ! S'ils sont de mèche tous les deux, mieux vaut laisser courir celui-là à condition de garder l'œil sur lui.

I l alla ouvrir la porte et appela dans l'escalier : — E h Toupin ! Amène-toi, mon fils ! U n grand diable au poil jaune dégringola les marches. — T u as vu celui qui sort de la loge, lui dit l'homme. Trotte-

toi derrière lui et ne le quitte pas. C'est le général Thiberge. I l habite au 25 de la rue Saint-Roch. Allez, hop !

Toupin fonça dans l'escalier. Celui qui lui avait donné cet ordre revint dans la loge.

— I l croit qu'on a besoin de lui pour savoir son adresse ! observa-t-il, goguenard. Hein ! si j 'ai bien fait de la lui demander ! Je me suis dit : « To i , petit frère, si tu ne la dis pas, c'est que tu te méfies de quelque chose. »

L a portière, muette, lui_adressa un sourire obséquieux. L'autre policier s'exclama en frappant son front de deux doigts crasseux :

— J'ai toujours dit que tu en avais dans la sorbonne, mon Gibelot. Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ? On reste là?

— Bien sûr. E n cas qu'il y en ait un autre qui se mette en tête de savoir où a passé le Sauterot. L a place est bonne à ce que tu vois.

Ils se mirent à rire tous deux et reprirent leur poste dans le fond de la loge, tandis que la portière étouffait un soupir. Pendant ce temps, Thiberge, ignorant ce qu'est une souricière, déambulait sur les boulevards, la canne au poing, l'impatience au cœur, suivi à quinze enjambées par le consciencieux Toupin.

III

Deux fois par semaine, Mme Malnoue se rendait au rapport chez le parfumeur Tronche et rendait compte des faits et gestes de Thiberge. L a seule personne qui fréquentât régulièrement la

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maison de la rue Saint-Roch était Mlle de BouteviJle et la pré­sence de cette ancienne conspiratrice royaliste chez un officier de l'Empereur n'eût pas manqué d'intriguer Tronche s'il n'avait appris, par des gens de son espèce, que Félicité était peu en faveur auprès des ultras. Le soir même du jour où L a Bretèche était allé chez Thiberge, Mme Malnoue, devançant la date convenue, alla prévenir Tronche. Le parfumeur jugea fâcheux que les Malnoue fussent connus de ce vieux soldat mais i l ne prit pas l'affaire au tragique. Si Thiberge demandait des explications supplémen­taires à Mme Malnoue sur son prétendu séjour chez Sauterot, i l était facile à celle-ci d'inventer une histoire quelconque. Et l'arrestation du commandant empêchait toute vérification.

Le lendemain, comme Mme Malnoue allait faire son marché, elle fut accostée rue Saint-Honoré par un inconnu qui n'était autre que Toupin. L'homme lui dit :

— Vous êtes bien Mme Malnoue, en service chez le général Thiberge ?

Intriguée, elle le lui confirma. Toupin lui fit savoir alors qu'il l'avait suivie depuis la sortie de la maison et désirait l'entretenir de la part de Tronche. L a mine du personnage fit qu'elle n'eut aucune peine à voir qu'il ne s'agissait pas d'un imposteur. Son panier au bras, elle fit quelques pas avec Toupin. Cet émissaire lui apprit la visite de Thiberge rue de la Lune et ajouta que le caractère suspect de cette démarche était cause que son chef l'avait chargé de surveiller le général. Mme Malnoue savait mieux que personne à quoi s'en tenir sur les raisons qui avaient poussé Thiberge à se rendre chez Sauterot. Mais elle ne fut pas assez sotte pour en faire état. A u fondK que voulait-elle ? Justifier, aux yeux de la police, l'initiative qu'elle avait prise avec Tronche d'observer la conduite de Thiberge. Si le général passait au rang des suspects, i l fallait se louer de la méprise et, au besoin, tenter de l'exploiter. Le seul point noir était que Thiberge, à qui L a Bretèche avait, sans nul doute, parlé des journées de Pommereul, devait maintenant se méfier d'elle. I l fallait tâcher de parer à ce danger.

Elle s'y employa en saisissant la première occasion de dire à Thiberge combien elle avait été heureuse de savoir L a Bretèche sorti indemne de la campagne. L e vieux troupier, ajouta-t-elle, devait, par malheur, se trouver sans ressources et sa dignité seule l'avait empêché de solliciter du général un secours dont i l avait

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certainement grand besoin. Thiberge fut seulement attentif à la seconde partie du discours. Mme Malnoue, à qui ce mouvement n'avait pas échappé, se félicita de son astuce. L a seule façon qu'elle eût de dissiper les préventions du général était de louer La Bretèche à longueur de journée et, au besoin, de l'attirer à la maison.

Tandis qu'elle y songeait, Thiberge, escorté sans le savoir de Toupin, se rendait rue de L a Tour des Dames. L a marquise avait préparé ses batteries et bien recommandé à Charlotte de garder le silence sur Gérard de Viéjoux. Habituée à être obéie sans que ceux qui recevaient ses instructions s'inquiétassent d'en connaître les raisons, elle ne pouvait soupçonner l'émoi qu'une telle injonction causait à une fille de cet âge et de cette sensibilité. Charlotte, qui savait pénétrer bien des secrets sans le secours des paroles, ne posa aucune question. Mais son imagination fut, dès lors, en alerte.

Quand Thiberge pénétra dans le salon de Mme de Virville, Ja marquise courut à lui et le serra entre ses bras puissants. Le trouble qu'on lui voyait n'était pas feint et la vue de cet homme, dont la figure demeurait inséparable, pour elle, de celle de Laure, la remuait jusqu'au fond de l'âme.

— Charles, s'écria-t-elle, voilà quatorze ans que j'attends ce jour. Votre malheur fut le mien. Les sentiments que j'ai pour vous sont ceux d'une mère.

Son physique, l'ampleur de ses gestes eussent jeté quelque ridicule sur de telles démonstrations si l'accent dont elle prononçait ses paroles n'eût montré en elle une femme au cœur tendre et bouleversé. Charles céda, lui aussi, à l'émotion. I l dit :

— Madame, j 'ai toujours eu pour vous le plus respectueux attachement, et je sais combien vous fûtes malheureuse aussi. Si je n'avais été sûr que nous avons tous deux pareillement souffert, ije n'aurais jamais pu me résoudre à vous rendre visite.

I l leur aurait été difficile de parler de Laure en présence de Charlotte. Aussi la marquise, qui l'avait bien pensé, avait-elle tenu à ce que sa protégée fût présente lors d'un premier entretien qui, autrement, se fût annoncé pénible. Thiberge le comprit comme elle. I l salua Charlotte, dit combien i l se félicitait de la savoir auprès de la marquise. Tout en parlant, i l cédait à l 'émer­veillement devant celle à qui i l s'adressait. Dans ses yeux, dans chacun de ces traits, i l retrouvait cette lumière, cette grâce d'aspect presque surnaturel qui l'avaient tant frappé lors de leur ren-

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contre à la Villotte. Cette fille-là n'était pas de celles qu'on admire pour leur seule beauté. I l y avait en elle comme la marque de ce mystérieux pouvoir qui émane des apparitions. On doutait par moments, qu'elle fût d'une espèce charnelle. I l fallait l'entendre parler pour s'assurer qu'elle reposait sur terre. Mais ses silences la rendaient à un monde inconnu.

Thiberge, interrogé par la marquise sur les événements qui avaient amené son passage à la Villotte, conta sa dernière cam­pagne et ils communièrent tous deux dans le souvenir de l'Empe­reur. Charlotte montra des sentiments semblables aux leurs, ce qui fit que le général eut l'agréable surprise de trouver enfin deux personnes qui pensaient comme lui, ce qui lui était arrivé bien rarement depuis son retour à Paris.

L a marquise, qui sentait combien ce genre de propos plaisait à Thiberge, haussa encore le ton, vilipenda l'actuelle société monarchiste et dit quel scandale c'était pour elle de voir parader dans les rues avec les militaires étrangers les anciens officiers de Condé en uniforme bleu de ciel à brandebourgs, tandis que les vieux soldats d'une armée qui avaient porté si haut le renom de la France végétaient dans la misère. Elle n'épargna pas les dames et ajouta que si elle s'était trouvée là le jour de l'entrée des Alliés à Paris, alors que la comtesse de Périgord passait en croupe du cheval d'un Cosaque, elle l'aurait jetée à bas de sa monture pour lui plonger le derrière dans une fontaine, quitte à se faire écharper.

Le résultat qu'elle cherchait fut d'ailleurs vite obtenu et son visiteur ne tarda pas à se dire qu'elle avait parlé sans aucune outrance en affichant pour lui les sentiments d'une mère. Néan­moins i l eût bien voulu l'interrompre afin de tirer au clair l'affaire Malnoue. Par malheur, la chose était difficile. Ce fut Charlotte qui s'en chargea comme si elle eût pressenti la pensée de Thiberge. Profitant d'un instant où la marquise reprenait sa respiration, elle dit :

— L a Bretèche nous a fait savoir, général, que Mme Malnoue est maintenant à votre service.

Thiberge, tout heureux de cette intervention si opportune, le lui confirma, ajouta qu'il n'avait pas oublié les paroles pro­noncées par la jeune fille sur Malnoue. I l conta aussi sa visite inutile rue de la Lune et la rencontre qu'il y avait faite des deux argousins.

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— Je vous demande donc, conclut-il, de me dire sur quoi s'appuient vos soupçons touchant ce Malnoue.

— Je ne sais rien de plus que vous sur les Malnoue, dit Char­lotte, si ce n'est que l'intérêt qu'ils m'ont manifesté à Pommereul m'a paru trop subit pour être sincère, que je me suis étonnée aussi de les voir si brusquement quitter leur maison pour se rendre à Paris. Enfin ce Malnoue m'a causé un autre sujet de surprise en montrant un jour devant moi, à un officier français, un papier dont le vu lui a assuré aussitôt une autorité assez inattendue.

Elle exposa ce qu'avait été cette intervention et dit que Malnoue, questionné par elle sur la nature de cette carte qu'il avait exhibée, s'était contenté d'une réponse assez vague. La marquise, qui ne se tenait plus de parler, explosa :

— Aucun doute. Cet homme est de la police. — Je le crois comme vous, dit Thiberge. Cela m'explique à

la fois la présence de sa femme chez moi et celle de ces deux individus chez Sauterot qui a dû évidemment être arrêté. Comme je n'ai rien à me reprocher, cela me laisse les coudées franches et dès ce soir je prierai cette Mme Malnoue d'aller offrir ses ser­vices ailleurs.

— Je vous le conseille vivement ! s'écria la marquise. — Permettez-moi de vous dire que je pense le contraire, dit

doucement Charlotte. L a marquise la regarda d'un air stupéfait : — Comment pouvez-vous dire une chose pareille, ma chère

enfant? Le général Thiberge n'a rien à cacher et peut, si cela lui plaît, congédier une domestique placée auprès de lui par la police.

— Sans doute. Mais c'est justement parce qu'il n'a rien à cacher que Mme Malnoue, vite assurée qu'elle perd son temps chez lui, s'en ira d'elle-même à la première occasion. Une telle solution vaut mieux qu'un renvoi qui éveillerait la suspicion chez -cette femme. Le général en sera quitte pour être prudent et s'abs­tenir pendant quelque temps de recevoir chez lui des personnes qui pourraient attirer l'attention de sa surveillante.

— En vérité, Charlotte, vous parlez là comme un vieux sage et je vous en fais mes compliments, s'exclama la marquise avec un large rire. Je suis persuadée, d'ailleurs, que le général ne reçoit pas de gens compromettants.

Thiberge, mis en gaîté par ces dernières paroles, assura que non. Mais, à ce moment i l rencontra le regard de Charlotte et son

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sourire s'effaça. L a jeune fille, semblait s'être échappée dans une muette rêverie. Elle avait repris cet aspect immatériel qu'on lui voyait dans le silence. Tout d'un coup ses yeux, lorsque Thiberge lui fit face, brillèrent d'un éclat singulier. On eût dit qu'elle lui adressait une de ces questions que les êtres habitués à communique! se posent sans user de la parole. Cela ne dura qu'un faible instant. De nouveau elle s'évadait là où nul ne pouvait la suivre.

L a marquise, qui n'avait rien vu de cette brève sollicitation, continuait à pérorer quand la porte s'ouvrit et Hector de Mirandol apparut en vêtement d'intérieur, un foulard noué sur sa tête. Tout étonné de voir un étranger alors qu'il avait cru trouver sa femme seule, i l demeura sur le seuil, assez déconfit. L a marquise l'inter­pella :

— Que venez-vous faire ici, mon ami? Et dans cette tenue ! Allons, entrez, qu'on vous présente le général Thiberge de Bel-lefonds.

Hector pénétra dans la pièce et les deux hommes se saluèrent. Thiberge dit sa satisfaction de faire la connaissance du marquis. Peu après i l se retira.

Athénaïs, demeurée seule avec Charlotte, paraissait soucieuse. Une question la tourmentait, qu'elle posa aussitôt :

— Pourquoi, ma chère petite, avez-vous fait allusion aux gens compromettants que pourrait recevoir le général Thiberge dont vous ignorez les fréquentations? Vous ne dites rien sans raison. Allons, ne faites pas mystère devant moi de ce que vous pourriez savoir.

— Madame, dit Charlotte, je ne sais rien. Je pressens seule­ment. En parlant ainsi, je pensais à une seule personne.

— Et pouvez-vous me nommer cette personne ? — Certes. C'est mademoiselle de Bouteville. Les yeux de la marquise s'écarquillèrent, ce qui ne l'avantageait

pas. Elle demanda ce qui faisait croire à Charlotte que Mlle de Bou­teville était des familiers de Thiberge. L a jeune fille répondit :

— C'est elle qui m'a parlé longuement de lui quand nous nous vîmes chez le comte de L a Haulmière. I l m'a semblé même qu'elle tenait tout particulièrement à faire état devant moi de ses relations avec le général.

— C'est assez curieux, ma foi ! Et comment en êtes-vous venues à parler de Thiberge?

— Tout simplement à la suite des questions qu'elle m'a

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posées sur mon arrivée en France et du récit que je lui fis de ma rencontre avec le général à la Villotte.

— Vous dites qu'elle vous a longuement interrogée... L u i avez-vous appris le nom de votre père?

— Oui, Madame. Charlotte avait lancé ces mots avec une nuance de fierté. L a

marquise réprima un frémissement et songea qu'elle aurait dû incliner la jeune fille à une plus grande prudence. Mais pouvait-elle se douter que Mlle de Bouteville était en relations suivies avec Thiberge? Puisque ce nom avait été prononcé, i l ne servait plus à rien de faire à Charlotte des remontrances dont celle-ci se fût demandé la raison. Athénaïs donc se contenta d'objecter :

— Mlle de Bouteville est connue pour les services qu'elle a rendus à la cause monarchique. E n ce cas, je ne crois pas qu'on puisse voir en elle quelqu'un de compromettant.

Charlotte secoua la tête : — Elle n'a qu'antipathie pour le régime actuel et son inter­

vention chez M . de L a Haulmière a montré qu'elle n'en fait pas mystère. Ses visites fréquentes chez un général de l'Empire ne peuvent que confirmer ce qu'on sait de ses sentiments. L a même assiduité auprès d'un zélateur des Bourbons ne le compromettrait pas. Mais c'est chez le général Thiberge qu'elle va et cela suffit à tout changer.

L a marquise admira que tant de réflexion pût venir d'une cervelle si jeune. Et elle se jugea, sous ce rapport, inférieure à sa protégée. Après avoir convenu que Charlotte avait raison, elle ajouta :

— I l faut que je m'informe mieux de cette Bouteville. A u surplus ne m'avez-vous pas dit, un jour, qu'elle vous faisait peur?

— C'est exact, Madame, et je le pense toujours. — Eh bien ! quant à moi, proclama Athénaïs, elle ne me fait

pas peur et je saurai le fin mot sur cette fille-là. E n même temps, elle réfléchissait aux moyens d'y parvenir.

U n projet lui vint en tête, qui méritait examen. Elle n'en dit rien à Charlotte et s'appliqua seulement à la rassurer sur les périls qui pouvaient menacer Thiberge. Tout en parlant, elle observait la jeune fille et appréciait malicieusement l'intérêt que celle-ci portait au général. Après tout seize à dix-huit ans d'âge les sépa­raient seulement. Et Thiberge demeurait fort gaillard. Quelle belle réussite ce serait pour Athénaïs si elle pouvait, en joignant

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ces deux destins, corriger l'injustice du sort ! L a filiation de Char­lotte ne constituait un obstacle que si Thiberge en était avisé trop tôt. On devait amener cette damnée Bouteville à se taire. Puis i l faudrait l'écarter de la vie de Thiberge. L'entreprise n'était pas aisée avec une adversaire de cette taille, mais Athénaïs ne désespérait de rien. Elle éclata de rire, tutoya Charlotte, comme elle faisait toujours dans les moments de jovialité ou d'émotion et s'écria :

— Té, ma belle ! Compte sur moi, va, l'avenir te sourit déjà.

Pendant ce temps, Thiberge rentrait chez lui à pied, en proie à de profondes méditations. Rue du Marché Saint-Honoré, i l passa devant un café et ne vit pas, derrière la vitre, une tête connue de lui qui eut un mouvement de recul à son approche. C'était celle de Mme Alalnoue, attablée là avec son mari et qui subissait ses reproches.

— T u n'es qu'une bête, répétait-il et j 'ai eu bien tort d'écouter Tronche qui a été aussi jocrisse que toi. Belle idée d'aller te fourrer chez ce Thiberge !

Sa femme, à ce moment, vit passer le général et lui fit signe. Malnoue enfonça son chapeau sur sa tête, se tourna un instant vers le fond de la salle et reprit :

— Maintenant, te voilà brûlée et forcée de déguerpir. D u coup nous ne pouvons plus nous présenter chez la dame de Virville. Et tout mon plan tombe à l'eau.

— I l fallait le dire que tu en avais un au lieu de rester là sans jamais jaspiner.

— Je ne jaspine que quand i l faut. Et j'avais besoin, d'abord, d'être renseigné. C'est pourquoi je ne voulais pas que nous nous montrions chez la dame de Virville ni ailleurs. Si on avait fait comme je te dis, nous pouvions nous présenter un beau jour et manger le morceau. Alors à nous les faveurs et je serais vite rentré en place au lieu d'aller courir l'occasion.

Sa femme haussa les épaules : — Regrette rien, va, murmura-t-elle. Ton plan, je n'en aurais

pas voulu. On dirait que tu ne sais pas à qui tu t'attaquais. Je ne tiens pas à ce qu'on me trouve un jour refroidie au coin d'une borne... ou le ventre en l'air dans la Seine.

Malnoue porta sa tasse de rhum à ses lèvres et but lentement, ce qui lui évitait de répondre. Quand i l eut fini, i l reprit :

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— Quand quittes-tu de chez le général? — Ce n'est pas le moment maintenant qu'on l'a pris en fila­

ture. J'aurais l'air d'abandonner le travail et ça ferait des ennuis à Tronche. Puisqu'on vit là-dessus, faut continuer. L a Bouteville va souvent chez lui et elle n'est pas si bien vue. Cette fille-là ne pourra jamais se tenir tranquille. Ça ne m'étonnerait pas qu'un beau jour elle monte un coup. Alors Thiberge en serait, on l'enflac-querait et j'aurais tous les honneurs de la chose puisque j'ai été la première à m'occuper de lui. Pas si bête, ta Célestine, laisse-la faire, mon petit, et tu verras qu'on s'engraissera sans risquer de se faire planter un surin dans la beauge.

— M o i , je veux bien, concéda Malnoue. Seulement, méfie-toi de L a Bretèche. Si jamais i l voit qu'on touche à un général, je ne donnerai pas cher de ta carcasse.

IV

Mlle de Bouteville habitait quai Voltaire, dans l'hôtel de Mailly, un petit appartement qui ressemblait à un logement de sous-lieutenant. Aux murs de ces trois pièces, on voyait des panoplies d'armes, des cravaches, des entrelacements de gourmettes et quelques gravures représentant des chevaux avec ou sans cavaliers. U n portrait du comte d'Artois à vingt ans, un autre du général Bonaparte se faisaient face, ce qui pouvait paraître singulier mais indiquait la prédilection de Félicité pour les hommes jeunes en qui l'on met de l'espoir. Bien qu'elle eût participé à la plupart des conspirations contre Bonaparte, elle n'avait jamais été insen­sible au prestige de celui-ci. Quant au comte d'Artois, i l avait été jadis pour elle un sujet d'enthousiasme mais l'avait déçue, ce qu'elle ne pardonnait guère. En sorte que sa prédilection pour les héros bottés lui faisait regretter l'Empereur et détester les pan­toufles du souverain actuel.

A la tête de son lit se voyait un crucifix au-dessous duquel pendait une épée qui avait appartenu à M . de Frotté. Félicité, qui avait combattu avec ce chef royaliste en Normandie, était demeurée fidèle à sa mémoire. Elle pardonnait tout à Bonaparte, sauf d'avoir fait fusiller son général.

Si elle avait fait choix de cet appartement c'est qu'on y disposait de deux entrées dont l'une, donnant sur des couloirs, permettait

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de gagner par ce chemin une suite de cours et de sortir rue du Bac. L a vie mouvementée de Mlle de Bouteville avait longtemps réclamé de telles précautions. Elle pensait que celles-ci redeviendraient peut-être un jour nécessaires et n'eût déménagé pour rien au monde. Quand on a pris l'habitude de veiller à sa sécurité, le pli demeure et toute installation entre des murs nouveaux fait renaître d'anciennes appréhensions. Depuis sa toute première jeunesse Félicité n'avait connu que des gîtes à double issue. Y renoncer lui aurait semblé aussi étrange que de loger dans une maison sans toit.

Elle rentrait de l'un de ces voyages qu'il lui arrivait d'entre­prendre sans qu'aucun de ses amis en sût la cause quand, un après-midi, Te chevalier de Maufignac sonna à sa porte. Félicité, comme tous les gens du milieu royaliste, connaissait de longue date Maufignac. Le chevalier s'était trouvé mêlé jadis à la conspi­ration de Cadoudal lors du débarquement exécuté sur la falaise de Biville, opération au cours de laquelle Félicité avait été de ceux qui faisaient le guet, le fusil en main. Si , au moment du coup de filet donné par Fouché, Maufignac avait réussi à échapper, cette bonne fortune, au dire de certains, n'était due qu'à sa prévoyance car i l avait pris le large une semaine auparavant, afin d'aller soigner les rhumatismes de son vieux père en pays béarnais. Cela ne lui avait valu aucun renom de courage mais i l était si agréable causeur, si subtil d'esprit que ses amis ne lui en gardaient guère rancune.

L a dernière rencontre de Félicité et de Maufignac remontait à cinq ou six ans. I l lui avait fait la cour alors, comme i l la faisait à l'Empereur, mais non aux mêmes fins, cela se conçoit. Elle s'était contentée de l'écarter, sans que leurs relations en eussent été affectées car le chevalier avait trop d'esprit pour se dépiter d'un échec. « Vous n'aimez que les paladins, lui avait-il dit, et vous avez tort. Les hommes comme moi savent mieux que ces gens-là le prix des abandons. »

Depuis le retour du Roi à Paris, Félicité avait plus d'une fois entendu parler de Maufignac. I l gardait sa réputation d'homme habile et on le voyait partout où i l faut se montrer. Quand i l pénétra dans l'appartement du quai Voltaire, elle le trouva changé. L a pâleur ancienne de son visage avait tourné au bistre et sa face amaigrie avait pris une forma triangulaire analogue à celle de certains reptiles. Sous un front creusé de plis, deux yeux luisaient, enfoncés dans la chair. Sans rien laisser voir de l'effet qu'il lui pro-

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duisait, elle s'informa de sa santé, lui demanda un peu ironique­ment s'il n'avait pas souffert comme tant d'autres durant les temps troublés qu'avait traversés la France. U n sourire entr'ouvrit sa bouche de lézard et i l s'écria :

— Toujours aussi railleuse, ma chère. Vous savez pourtant bien que je suis de ceux qui ne pâtissent de rien.

Et i l prit place dans le fauteuil que lui indiquait Félicité, con­templa successivement les portraits de Bonaparte et du comte d'Artois puis déclara que cette opposition lui plaisait, qu'elle était bien dans la nature d'une personne aussi ardente.

— Cela me fait comprendre beaucoup de choses, ajouta-t-il. — Lesquelles? Avant d'en venir là, Maufignac parla de lui, fit un tableau

enchanteur d'un Paris où le genre de vie qu'il avait toujours aimé reprenait de jour en jour.

— C'est comme une fête perpétuelle qu'on nous donne, décla-ra-t-il. Et si cette fête tourne parfois au carnaval, ceux qui aiment le divertissement ne doivent pas s'en plaindre. L'autre jour, j'étais aux Tuileries. J'y ai retrouvé quelques uns de mes vieux amis pourvus de charges flatteuses. Savez-vous que Bricourt est devenu paumier et d'Escarrac porte-arquebuse? Cela me rend presque jaloux. Il faut que j'intrigue pour me faire nommer artil­leur ordinaire ou capitaine de l'équipage des mulets. Qu'en pensez-vous ?

— Je pense, comme vous, dit Félicité, que nous assistons à un beau carnaval mais le spectacle ne me donne pas envie de rire car ce n'est pas pour cela que tant des nôtres sont morts.

— Eh , eh ! je vous trouve bien amère. Tous ne sont pas de votre avis. Mon oncle de Sauveterre, dont j 'ai reçu une lettre i l y a quelques jours, me demande d'utiliser mes relations pour lui faire rendre ses droits de four banal et de colombier.

Félicité ne répondit pas. Maufignac approcha son fauteuil et, se penchant vers elle, reprit d'un ton plus bas :

— Je ne suis pas plus insensible que vous au ridicule de ces choses, ma chère Félicité. Mais, croyez-moi, ne le dites pas trop haut. Beaucoup vous estiment, d'autres vous jalousent.

— Vraiment ! On ne me jalousait pas i l y a quelques années.

— Bien sûr, mais vous connaissez le genre humain. J'ajoute que vos sympathies pour Bonaparte ne datent pas de sa chute.

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Allons, est-ce vrai? Et que vous passiez, dans les derniers temps de l'Empire, pour une ralliée.

— Ne l'étiez-vous pas également? L a seule différence est qu'avant de me rallier, j 'ai combattu.

Maufignac eut un hochement de tête ironique : — M a chère, personne ne discute vos mérites. Les miens

sont modestes, je le reconnais. Aussi ai-je eu plus de peine que vous ne l'imaginez à me faire bien voir des ultras. Oh ! ce n'est pas qu'on m'ait reproché de n'avoir point chouanné. Ce genre de services-là ne compte plus guère. Non, j'ai seulement eu à me faire pardonner mon séjour en France. Ceux qui, comme nous, n'ont point quitté leur pays sont aujourd'hui peu considérés, même s'ils ont souffert et couru mille dangers. Les bons Français apprenez-le, ce sont les émigrés. Le temps passé à Londres compte plus que celui pendant lequel nous connûmes une vie médiocre sur la terre de France.

— J'ai déjà eu l'occasion de m'en apercevoir, croyez-le bien.

— En vérité, que sommes-nous pour ceux qui reviennent de l'étranger? Des gens à l'esprit conciliant, timoré, qui ont fait le gros dos et enduré la servitude d'un régime odieux, au lieu de s'expatrier pour demeurer fidèles à leurs principes. Que nous ayons souvent risqué plus qu'eux, ils feignent de l'oublier. Qu'ils aient affaibli la France en la quittant, cela ne leur apparaît pas. Aujour­d'hui, toutes les faveurs sont pour eux. Je pourrais vous citer quantité d'exemples, dont la plupart tirés de mes proches qui ont vécu gueux dans leur coin de province depuis la Révolution et n'obtiennent pas à présent la moindre pension, alors que tant d'autres, fraîchement débarqués de pays lointains où ils ne dépé­rissaient nullement, se voient accorder toutes les places.

Félicité eut un geste insouciant. — Peu m'importe. Je n'ai, quant à moi, jamais souhaité de

récompense. — Mais vous attendiez mieux du retour des Bourbons. — Sans doute. Le malheur est qu'ils sont revenus trop vieux

et que ceux à qui ils succèdent sont encore dans la force de l'âge. Je l'avais prévu. Ce fut même l'une des causes de ce que vous appelez mon ralliement.

Maufignac, soulevant son fauteuil, l'approcha encore jusqu'à toucher presque celui de Félicité.

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— De sorte, reprit-il, que vous faites partie de la cohorte des mécontents. E h bien ! croyez-moi, ne le dites pas trop haut.

— Vous pensez m'effrayer ? — Ce serait hors de mes moyens. Vous avertir seulement.

I l y a peu de temps, dans une maison amie, votre attitude a scan­dalisé un certain nombre de personnes.

— De quoi voulez-vous parler? — De votre intervention chez le comte de L a Haulmière. Je

n'y étais pas mais la chose m'a été rapportée, signe que vos propos firent du bruit.

Félicité se renversa en arrière, dévoilant la ligne gracieuse de son cou. Elle partit d'un petit rire.

— C'est tout ? I l me semble que M . de L a Haulmière en a dit bien plus que moi.

— Sans doute. Mais i l est le seul de sa famille à penser ainsi. On connaît, en outre, ses sautes d'humeur, ses revirements. Et puis i l ne manque pas d'amis haut placés pour plaider sa cause.

— Tandis que moi, j'en manque, n'est-ce pas? Mais ce que je sais de vos facultés manceuvrières me laisse espérer que vous obtiendrez un jour quelque poste de choix. J'aurai en vous un défenseur plein de zèle.

Elle continuait de céder à son accès de gaîté. Le chevalier, lui, ne riait pas. I l prit la main de Félicité :

— M a chère, sachez-le, je ne demande qu'à vous servir. Mes sentiments pour vous n'ont jamais varié.

Elle retira sa main et considéra Maufignac sans répondre. Les traits du chevalier s'étaient soudain crispés ; dans son œil passait une lueur. Elle ne l'avait jamais trouvé beau mais, en ce moment, i l lui parut d'une laideur inquiétante.

— Votre fidélité, dit-elle, a d'autant plus de mérite qu'elle est sans espoir.

Maufignac se recula et reprit : — Pardonnez-moi si l'affection que vous m'inspirez m'a

entraîné à rappeler un passé pour moi douloureux. Quoi qu'il en soit, je reste votre ami et c'est à ce titre que j'ose vous dire de prendre garde. Le danger dont i l s'agit ne menace pas votre seule personne. Sans quoi je n'y aurais pas fait allusion, sachant que cela vous affecte peu. Mais songez-y, vous n'êtes pas seule. U n autre risque de pâtir de vos imprudences.

— Et qui donc?

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— Vous me forcez à le nommer. C'est le général Thiberge de Bellefonds.

I l s'attendait à la voir sursauter. Elle ne bougea pas d'une ligne et répliqua seulement :

— Vous êtes, décidément, bien informé. — M a chère Félicité, croyez-vous que ce soit un secret? Dans

la société où nous vivons, ce genre d'histoires est le principal aliment des propos. N u l ne s'étonne d'ailleurs que vous ayez été prise d'un sentiment si tendre pour un homme qui...

Félicité l'interrompit du geste : — Je vous en prie, n'en dites pas si long. Thiberge, puisque

vous avez prononcé son nom, mène une existence très retirée, sans se mêler, comme tant d'autres officiers de l'Empire, au monde qui proteste en attendant de conspirer. Je ne vois donc pas en quoi mes imprudences, pour parler comme vous, peuvent lui nuire.

Poursuivant sur ce sujet, elle se mit à railler cette manie qu'avaient tant de gens de considérer les anciens de la Grande Armée comme autant d'épouvantails et de leur prêter des inten­tions régicides alors que la seule attitude de ces hommes était celle du mépris. Maufignac la laissait dire et l'observait, contracté dans son fauteuil comme pour offrir moins de prise aux atteintes. Tout d'un coup, i l sembla reprendre du volume, avança la tête et dit :

— Vous paraissez oublier, ma chère amie, que le général de Bellefonds a des raisons personnelles de détester tout ce qui touche au régime actuel et qu'il ne saurait oublier que son épouse indigne fut tuée voici quatorze ans par la police de Bonaparte dans une retraite où elle s'était réfugiée avec son amant, un conspira­teur royaliste.

Le mouvement que réprima Félicité fut, cette fois, visible. Avant de répondre, elle prit un temps durant lequel Maufignac eut à soutenir le regard de deux yeux sombres dont la flamme décelait un brusque courroux. Enfin elle dit :

— Tous les détails de cette histoire me sont connus. Et la mort de Gérard de Viéjoux m'a frappée d'autant plus cruellement qu'avant son départ pour la Villotte où i l devait périr, c'est à moi qu'il avait demandé asile. I l n'a quitté la maison où je l'abritais qu'avec mon consentement, pour suivre Laure, la femme de Thiberge, qui voulait, m'a-t-elle dit, le cacher en province. Ce

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.que je savais de leurs anciens sentiments à l'égard l'un de l'autre, m'a fait penser qu'il serait en sécurité auprès d'elle. J'ajoute que c'est moi qui les ai mis en présence afin de jouer un tour à Thiberge, alors commandant dans l'armée consulaire, en jetant Gérard dans les bras de Laure. Que le destin est étrange ! Quatorze ans plus tard, j 'ai rencontré Thiberge... Mais je ne puis m'empêcher de songer que, sans mon intervention de jadis, Laure et Gérard seraient peut-être encore en vie.

Félicité avait cédé à l'émotion en prononçant ces paroles qu'elle ne semblait destiner qu'à elle-même. Quand elle se tut, son regard se reporta sur Maufignac dont elle avait peut-être oublié la présence. Le chevalier objecta :

— Pourquoi vous accuser? Gérard de Viéjoux, recherché activement par la police, avait peu de chances de lui échapper.

D u coup, Félicité s'emporta : — On voit bien que vous n'avez pas mené cette vie qui fut

si longtemps la mienne ! Sachez qu'aucun de ceux qui me suivaient alors ne fut découvert. L a maison où je logeais Gérard fut cernée par la police mais nous pûmes nous échapper par un souterrain. Si les gens de Fouché sont venus nous chercher là, c'est à la suite d'une dénonciation. L a découverte de Gérard de Viéjoux n'eut pas d'autre cause. J'ai voulu savoir qui s'était ainsi acharné sur lui et sur Laure. Je l'ai appris. C'est une femme, ancienne jardi­nière de la Villotte, entrée depuis, comme tant d'autres gens de sa sorte, dans la bande des indicateurs de Fouché. Elle s'appelle Sophie Galibert.

— Que tout cela est sordide ! conclut Maufignac. Et, depuis, avez-vous retrouvé cette Galibert ? Vous êtes-vous vengée sur elle ?

— Pas encore, dit Félicité. A u dehors, la nuit tombait. Dans le silence qui se fit, on entendit

les appels des mariniers sur la Seine. L a lumière déclinante frappait le visage de Félicité, en durcissait les lignes. Ses traits d'un dessin si aimable semblaient ceux d'un masque où tout respirait la pas­sion. Sur un mouvement que fit Maufignac, elle se leva, quitta la pièce et revint avec une lampe allumée. L a lueur pâle qui l'éclairait lui rendait de la douceur. Mais, en son œil, le feu n'avait pas cédé.

— Félicité, je vous demande de m'écouter, dit Maufignac. Tout ce que vous m'avez appris ne fait qu'accroître le bien-fondé des conseils qu'il vous faut entendre.

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Et i l lui expliqua que cette liaison avec Thiberge les engageait, l 'un et l'autre, dans une voie dangereuse. Si le général connaissait un jour le rôle joué par Félicité dans la rencontre de Gérard et de Laure, i l lui vouerait une haine inexpiable. En admettant qu'il n'en fût jamais informé, sa présence auprès de Félicité conti­nuerait de rappeler à celle-ci l'épisode atroce dont elle était en partie la cause. Une femme peut-elle être heureuse auprès d'un amant dont elle sait qu'elle a causé jadis le malheur? E n entrant chez Félicité, le chevalier n'avait pour ambition que de lui prêcher la modération dans les propos. I l s'agissait maintenant de bien autre chose et le danger n'était pas de ceux auxquels une femme de son intrépidité n'oppose que le mépris. L a menace intéressait son cœur. Elle lui imposait de quitter Thiberge en souhaitant que celui-ci trouvât auprès d'une autre femme l'amour dont un être de sa sorte était digne.

Félicité l'écoutait assez surprise. Elle n'était pas habituée à l'entendre prêcher de la sorte ni faire appel ainsi aux beaux sen­timents. Le chevalier, à qui rien n'échappait, le vit et observa d'un air triste :

— Vous me connaissez mal, chère Félicité. Sans doute, ma réputation n'est pas celle d'un homme de bien et je crois que mes mauvaises actions l'emportent de beaucoup sur les bonnes. Je vous accorde aussi que je crois à peu de chose. Mais, si j 'ai beau­coup couru les unes et les autres, i l m'est arrivé pourtant d'aimer une fois dans ma vie. L a femme à qui je pense m'aurait rendu meilleur si ses sentiments s'étaient accordés aux miens. Ne vous étonnez pas qu'en la revoyant, je dépouille un instant le sacripant que je n'ai jamais cessé d'être. Cette femme, c'est vous, Félicité, faut-il vous le dire et, pour la servir, je suis encore capable de me conduire en galant homme.

Elle eut un mouvement de recul car i l lui parlait de tout près et saisissait à nouveau cette main qu'elle avait retirée un peu aupa­ravant.

— Allons, dit-elle, cessez de jouez la comédie. Maufignac soupira. — L a comédie !... Félicité, regardez-moi, entendez-moi. Je

ne puis que vous le répéter : ma vie a été manquée du jour où vous m'avez repoussé. Vous me prenez pour un roué. Je suis un très pauvre homme qui fait rire les autres et n'ignore rien de sa condition. Je n'ai pour moi que la dévotion que je vous porte. Ce

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sentiment est le seul qui m'élève. Vous avez aimé des hommes prestigieux. Jamais vous n'avez su ce que c'est que d'être aimée. Jetez-moi dehors si je continue de vous importuner, déclarez-moi indigne de vous mais sachez que celui qui vous parle a un cœur et que ce cœur est plein de vous.

Le ton dont i l parlait avait fini par toucher Félicité. Mais c'était de la pitié qu'elle éprouvait en se demandant si elle n'avait pas eu tort de tourner si souvent en ridicule un homme capable de souffrir ainsi et de l'exprimer avec une gaucherie qui était signe de franchise. Maufignac avait baissé la tête. I l la releva et elle vit briller son regard tandis qu'il exécutait un brusque mouve­ment d'approche. Ces yeux allumés, la convulsion de cette face jaunâtre étaient horribles à voir. Penché sur elle, Maufignac entoura les épaules de la jeune femme d'un bras qui tremblait. Elle décou­vrit de tout près ces lèvres pareilles à deux limaces dont le contact menaçait les siennes. Alors, d'un mouvement aussi vif qu'une parade, elle se dégagea, saisit la main qui la frôlait et en tordit le poignet.

Maufignac jeta un cri. Devant lui, Félicité, debout, le regardait avec dégoût.

— Sortez, dit-elle. Il était hideux en ce moment, le visage soulevé de haine et

de dépit. Elle ajouta : — Je comprends maintenant pourquoi vous mettiez tant d'in­

sistance à me conseiller de quitter Thiberge. Votre petit morceau n'était pas mal joué. I l est seulement dommage pour vous que vous n'ayez pas mieux su vous contenir. A h ! Maufignac, je vous ai connu assez peu estimable, mais, depuis, quels progrès vous avez faits au point d'être devenu si répugnant !

Et elle le considérait avec suspicion, se demandant quel était au juste cet homme et de quoi i l pouvait se montrer capable. Maufignac, irrité, s'écria :

— Vous pourriez bien regretter un jour de m'avoir ainsi traité. Je suis peut-être de ceux qu'on repousse, mais non de ceux qu'on insulte impunément.

Elle haussa les épaules, alla jusqu'à une panoplie et en détacha une cravache qu'elle fit siffler.

— Je regretterais d'avoir à l'employer sur vous. Elle n'a jamais cinglé que de nobles animaux. Mais si vous ne déguerpissez pas immédiatement...

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Elle était capable de s'en servir d'une rude façon et Maufignac le savait. I l se hâta de disparaître.

V

Quand elle fut seule, Mlle de Bouteville ferma sa porte à double tour. Puis elle gagna sa chambre, ouvrit l'abattant d'un secrétaire et tira de ce meuble une liasse épaisse de papiers, qu'elle glissa sous son bras. Traversant la pièce, elle en gagna l'un des coins, se baissa et tâtonna un instant le long de la boiserie avant d'ap­puyer sur une moulure. Une lame du parquet se souleva et dévoila une cachette où Félicité déposa ses papiers.

Après quoi elle s'apprêta pour sortir, prit un fiacre sur le quai et se fit déposer chez Thiberge. Le général était à souper, servi par Clotaire. Etonné de voir Félicité qu'il ne savait pas revenue à Paris, i l l'invita joyeusement à partager son repas. Elle refusa, dit qu'elle ne comptait demeurer qu'un instant, et lui fit signe de congédier son domestique. Quand celui-ci fut parti, elle dit à mi-voix :

— Mon ami, j'ai pensé me montrer prudente en dissimulant dans un placard à secret les lettres reçues de l'île d'Elbe dont je vous ai parlé un jour. I l se peut qu'on nous surveille, vous et moi.

Elle lui apprit quelle visite elle avait reçue, répéta les conseils que lui avait donnés Maufignac touchant leurs relations à tous les deux et, sans dire comment s'était terminé l'entretien, exposa les raisons qu'elle avait de se méfier du chevalier. Thiberge l ' in­terrompit :

— Maufignac?... Voilà qui est étrange. Cet homme m'a été présenté i l y a deux jours par la marquise de Mirandol.

Le chevalier, poursuivit-il, prenait congé de la marquise et ils s'étaient rencontrés à la porte du salon. Les craintes de Félicité lui semblaient donc vaines. U n ami de Mme de Mirandol ne pouvait être un homme suspect.

— Qu'alliez-vous donc faire chez la marquise de Mirandol? demanda Félicité, sans relever ces dernières paroles.

Thiberge lui fit savoir que c'était la seconde fois qu'il se ren­dait auprès de cette dame. I l avait été profondément ému de la retrouver quatorze ans après le drame dont Félicité était instruite.

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Prié de revenir, i l avait eu, lors de sa seconde visite, une longue conversation seul à seul avec la marquise. Celle-ci s'était évertuée à lui répéter que Laure n'avait pu commettre la trahison dont i l la croyait coupable. E n emmenant Gérard, son ancien camarade d'enfance, à la Villotte, elle n'avait eu souci que de lui permettre d'échapper aux gens de Fouché. L'endroit eût été mal choisi d'ailleurs pour y abriter d'illicites amours. Le jardinier qui gardait la maison, les gens du pays n'eussent pas manqué de parler. Non, Laure n'avait pas démérité, la marquise s'en disait sûre. L a répro­bation qui continuait de peser sur elle par delà la tombe était injuste. En outre, l'arrivée des gendarmes trente-six heures après les fugitifs et alors que ceux-ci se disposaient à se séparer laissait supposer dans cette affaire des éléments inconnus. I l semblait que quelqu'un se fût acharné sur Laure et Gérard dans le dessein de les perdre.

Le trouble de Thiberge, en répétant ces paroles, était visible. On sentait que la marquise ne l'avait pas exhorté en vain, qu'un doute se glissait dans l'esprit de cet homme loyal. Félicité, appuyée de l'avant-bras sur la table encore servie, écoutait son amant en silence. Sa belle main jouait de temps en temps avec .une pomme saisie machinalement dans le compotier. Son regard n'indiquait que l'attention. I l lui eût été facile de révéler, comme elle l'avait fait une heure avant avec Maufignac, ce qu'elle savait des cir­constances qui avaient précédé la mort de Laure et de Gérard, de prononcer le mot de dénonciation et de nommer la dénoncia­trice. Elle n'en fit rien et continua de se taire.

— Qu'en pensez-vous ? demanda Thiberge quand i l eut achevé. Elle saisit un couteau et se mit à peler la pomme. — Je ne sais rien de votre défunte épouse et ne puis juger si

Mme de Mirandol se trompe ou non. Mais je pense qu'elle a eu tort en rappelant devant vous un passé sur lequel plane un mystère qui ne sera sans doute jamais dissipé. Vous avez mieux à faire que de vous torturer l'esprit à ce sujet. E n outre la présence de ce Maufignac chez Mme de Mirandol m'étonne grandement.

Puis elle dévora son fruit avec un appétit de jeune loup. T h i ­berge la regardait tristement. I l demanda :

— Dois-je donc, selon vous, renoncer à tout espoir? — Ne parlez pas d'espoir quand i l s'agit d'événements qui

remontent à quatorze ans. Vous êtes jeune encore et, à votre âge, le mot d'espoir a un tout autre sens.

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Leurs regards se croisèrent. Elle dit : — M'aimez-vous, Charles? I l étendit les bras, étreignit sa maîtresse, baisa ces lèvres encore

imprégnées de la saveur du fruit. Félicité avait fermé les yeux. Elle les rouvrit, caressa un instant le visage de Thiberge et dit avec un soupir :

— Hélas ! mon amour, i l me faut maintenant te quitter. Déjà elle était debout. Thiberge se leva aussi promptement. — Non, ce n'est pas possible. — J'en suis aussi triste que toi. Mais nous aurons d'autres

nuits si tu m'écoutes. Elle se préparait à partir. Thiberge savait, une fois de plus,

qu'il ne la retiendrait pas. I l s'écria pourtant : — Vers quelle expédition cours-tu encore? Félicité sourit. — Une visite à rendre à des amis. Ne crains rien. Le péril

n'est pas encore sur moi. Il l'accompagna jusqu'à l'antichambre, un flambeau du souper

à la main. Comme ils traversaient le salon, une porte s'entr'ouvrit, la Malnoue montra son nez. Thiberge n'en vit rien mais cette discrète apparition n'avait pas échappé à Félicité qui songea : « Allons ! Cette personne surveille les visiteurs. M a pré­sence ici n'apprendra rien à ceux qui l'ont envoyée. »

Sortie de la maison, elle reprit son fiacre et donna l'adresse de Mme de Virville qu'elle tenait de Charlotte, le jour de leur rencontre chez M . de L a Haulmière. Le désir l'avait prise de compléter ses informations. Elle usait de ruse quand c'était néces­saire mais allait droit au but en d'autres rencontres. Et ce qu'elle savait de la marquise lui faisait croire que, dans le cas présent, ce moyen était le bon.

Rue de la Tour des Dames, elle se fit annoncer à la maîtresse de maison. On l'introduisit bientôt dans un salon tendu de damas bleu, garni de paravents, de bergères où Mme de Virville jouait au trictrac avec le marquis de Mirandol, tandis qu'à une autre table, la marquise faisait une patience tout en pestant contre un diable de valet de carreau qui ne voulait pas prendre sa place. Dans un coin, Charlotte lisait sous la lueur d'une lampe. Félicité, sur le seuil de la porte, s'attarda un instant à considérer ce tableau dont elle dérangeait l'ordonnance, puis elle s'excusa auprès de Mme de Virville de la déranger à pareille heure.

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— J'ai eu la bonne fortune, ajoutâ-t-elle, de rencontrer voici quelque temps; Madame la marquise de Mirandol et Mademoi­selle de Siemmering chez l'un de nos amis communs, ce qui fait que je me suis permis de solliciter l'honneur d'être reçue par vous afin de faire à cette dame une commission urgente dont je suis chargée par quelqu'un qui m'a écrit de Gascogne.

Mme de Mirandol, à ces mots, s'approcha, assez mécontente, non parce qu'elle était en casaquin, en grosse jupe, et assez dépeignée mais en raison de l'impudence qu'avait cette Bouteville de faire état entre elles deux de relations prétendues, vu qu'elle ne l'avait aperçue que de loin chez L a Haulmière. Mais ce que Félicité avait dit d'une lettre reçue de Gascogne piquait sa curiosité. E n outre Charlotte saluait la visiteuse et mettait beaucoup de bonne grâce à l'accueillir. L a marquise prononça donc, d'un ton aussi affable que possible :

— Vous me voyez charmée de vous revoir, Mademoiselle. J'espère au moins que vous n'avez pas quelque mauvaise nouvelle du pays à m'annoncer.

Le marquis, qu'on avait oublié, abandonna, lui aussi, la table de trictrac en entendant ces mots et rejoignit sa femme.

Félicité, sans s'expliquer autrement, dit ce qu'il fallait pour indiquer que la chose était d'ordre personnel et commandait l'urgence, ce qui suffirait peut-être à faire pardonner son audace. Ces feintes précisions eurent sur Mme de Virville l'effet attendu. Elle s'écria :

— M a bonne Athénaïs, puisque vous avez à parler, conduisez donc mademoiselle dans le petit salon. Vous y serez toutes deux plus à votre aise.

E t elle appela sa femme de chambre qui mena la marquise et Félicité dans une pièce voisine, non sans que de nouvelles politesses eussent été échangées entre elle et la visiteuse. On retrouvait là les écrans, les tapis douillets, les meubles de bois de rose qui donnaient au grand salon son parfum ancien. A u mur était accroché un portrait du défunt comte de Virville en officier rouge de la Marine royale.

Athénaïs s'était affalée dans un fauteuil. Elle engagea Mlle de Bouteville à s'asseoir et demanda ce qu'il y avait de cassé à Mirandol.

— Madame, dit Félicité, i l me faut tout d'abord vous con­fesser -que j 'ai dû user d'un mensonge pour m'introduire ici .

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Vous me comprendrez quand vous saurez que la sécurité du général Thiberge de Bellefonds est en jeu. C'est à la fois pour vous instruire et pour vous mettre en garde que je me suis résolue à cette démarche. E n un mot, je n'ai rien à vous dire des gens de votre pays. Mais i l faut que vous sachiez ceci : j 'ai reçu aujourd'hui la visite d'un homme que je connais de longue date et pour qui j'ai peu d'estime. U n hasard m'a appris qu'il est de vos relations.

Elle nomma-Te chevalier de Maufignac, rapporta une partie de leur conversation. Bien qu'elle fût aguerrie contre les sur­prises, la marquise sentit le rouge envahir sa grosse face. Mais i l n'était pas dans sa nature de s'attarder à feinter quand on la prenait en défaut. Elle s'écria :

— Puisqu'il en est ainsi, autant dire la vérité tout de suite. Le chevalier est d'une famille alliée à la nôtre. Les cousinages m'ont amenée à faire sa rencontre autrefois. Sous l'Empire, je l'ai plus d'une fois reçu à Mirandol. Le sachant à Paris, pourvu de relations et mieux informé que moi qui arrive de ma province, je l'ai fait venir afin de m'entretenir avec lui. Comme vous, je pen­sais à la sécurité du général. Mais je conviens que nous différons sur les moyens de l'assurer. Je continuerai d'être franche, Mademoiselle. Votre liaison avec Thiberge risque de nuire à celui-ci.

Elles se mesurèrent du regard. E n ce moment, quelques paroles répliquées trop vivement par Félicité eussent fait d'elles deux ennemies. Ces paroles ne furent pas prononcées et la mar­quise en sut gré à sa visiteuse car, bien que ce fût leur première entrevue, elle la connaissait au moins de réputation et nourrissait de l'estime pour une telle nature. Mais entre elles i l y avait Thiberge et certain projet touchant Charlotte qui prenait corps dans l'esprit de la marquise. Félicité, de son côté, avait entendu Thiberge pro­noncer un peu trop souvent à son gré l'éloge de la jeune fille. De sorte qu'il ne lui était pas difficile de démêler la vraie raison qui avait poussé Mme de Mirandol à lui dépêcher Maufignac. Elle se contenta de répondre :

— Le général, quoi que vous en pensiez, n'a rien à craindre et si je croyais un seul instant que ma présence pût l'empêcher d'être réintégré dans son grade — faveur qu'il n'a pas demandée, je l'ajoute — je n'hésiterais pas à m'éloigner de lui.

Cette déclaration était d'apparence rassurante. Peut-être l'habileté LA REVUE N» 9 3

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la dictait-elle car i l était fort possible que Thiberge ne demandât jamais sa réintégration et se contentât pour vivre de sa demi-solde à quoi s'ajoutait le revenu des terres de Cour-Cinq-Mars. En ce cas, Félicité n'avait aucune raison de le quitter. L a marquise s'avisa de cela et en conçut de l'humeur. Elle allait répliquer quand Félicité la devança et poursuivit :

— Je vous ai dit tout à l'heure, Madame, que ma visite avait aussi pour objet de vous mettre en garde. C'est du chevalier de Maufignac qu'il s'agit. Cet homme a jadis tâté de la conspiration quand i l croyait aux chances du duc d'Enghien et pensait le moment venu de se joindre à nous. Devant le danger, i l a pris la fuite, s'est plus tard rallié à l'Empire et tâche aujourd'hui de se pousser aux Tuileries tout en brocardant les ultras. Non seule­ment c'est un individu méprisable mais i l peut être dangereux à l'occasion. L a suite de notre entretien a tourné de telle façon que j'ai été obligée de le mettre à la porte. Je doute, après cela, qu'il ait de la sympathie pour Thiberge. Si quelque péril menaçait notre ami, la chose viendrait de lui, soyez-en sûre.

L a marquise écoutait, assez embarrassée. E n somme elle avait pris pour conseiller et même pour représentant un homme des moins recommandables. Cette inspiration ne faisait pas honneur à son astuce. Elle s'en tira en confessant :

— M a foi, Mademoiselle, j 'ai été sotte et j'en conviens. A u lieu d'employer ce triste sire, j'aurais mieux fait d'aller vous trouver moi-même. N'en veuillez pas à une personne comme moi qui n'a pas la pratique de Paris, ignore l'histoire de ces années durant lesquelles i l a été commis beaucoup de basses actions et se confie au premier venu qu'elle continue de prendre pour un ami.

Félicité protesta, assura la grosse dame de son estime et lui déclara qu'il n'y avait que les gens de qualité pour reconnaître leurs erreurs. Puis elle reprit :

— Je n'ai pas fini de vous éclairer sur ce Maufignac. Sachez encore qu'il a fait état de la rancune que Thiberge pourrait nourrir contre les royalistes depuis la mort de sa femme.

N u l doute que ces dernières paroles ne fussent dites avec intention. L a marquise le soupçonna et se demanda où Félicité voulait en venir. Maufignac, lui aussi, lorsqu'il s'était rendu chez Athénaïs, avait évoqué l'affaire de la Villotte. Mais c'était en vain qu'elle l'avait interrogé à ce sujet. I l ne semblait rien savoir d'autre que la vérité officielle sur l'irruption de la force publique et la

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fin tragique des deux fugitifs. En faisant allusion à ce drame ancien, Félicité allait donc au devant des désirs de la marquise. Celle-ci, qui aspirait depuis longtemps à élucider ce qui demeurait obscur dans ce dénouement, songea qu'elle avait peut-être en ce moment sous ses yeux, la femme la mieux faite pour l'instruire, car, si Gérard et Laure avaient participé à une conspiration, i l était peu vraisemblable que Félicité l'ignorât. Elle la questionna donc. Félicité ne fit aucune difficulté pour lui dire, comme à Maufignac, qu'elle avait abrité Gérard de Viéjoux. L a marquise, émue, joignit les mains. Se retenant d'interrompre, elle recueillit le récit des derniers jours passés par son frère à Paris. Les larmes lui vinrent aux yeux en apprenant que Félicité, après avoir soustrait Gérard à la police, l'avait confié à Laure. Celle qui parlait était l'une des dernières personnes qui l'eussent vu vivant. Saisie d'un grand trouble, Athénaïs s'écria :

— Que n'est-il resté avec vous, hélas ! Mais, désormais, je comprends tout.

Félicité l'arrêta du geste : — Non, pas encore. Car vous ne savez pas qui l'a dénoncé. Elle nomma Sophie Galibert. L a marquise poussa un cri. Sa

rude nature reprit le dessus et une série d'énergiques malédictions sortit de sa bouche à l'adresse de cette catin de bas étage, recueillie par elle et qui lui avait manifesté sa gratitude d'une telle façon.

— Car vous ne savez pas qu'elle a été ma jardinière et que je l'ai retrouvée à Paris, ramenée à la Villotte au moment où elle était sans ressources, menacée de finir en prison ou à l'hôpital...

— Je le sais, dit Félicité. Rien de son passé ne m'est inconnu.

L a marquise s'était levée. Elle étouffait. Plantée devant le portrait de M . de Virville, sa vaste poitrine soulevée par des halètements d'indignation, les cheveux défaits, elle semblait une furie auprès de cette effigie aux traits si calmes.

Après s'être déplacée à pas pesants d'un bout à l'autre de la pièce, elle revint vers Félicité.

— Savez-vous ce qu'elle est devenue? demanda-t-elle. — Cela, je l'ignore, mais je suis aussi désireuse que vous de le

savoir. J'ajoute que si cette femme est encore de ce monde, vous pouvez être certaine que je saurai la retrouver et qu'elle ne mourra pas dans son lit.

Elle avait prononcé ces paroles sans élever la voix mais d'un

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ton de froideur pire que celui de la colère. La marquise, saisie, la regarda.

— Je ne parle pas à la légère, dit Félicité. Sophie Galibert a livré en Gérard de Viéjoux un homme à qui j'avais donné asile. Cette cause est donc mienne.

I l y eut un silence pendant lequel on entendit à travers la cloison la voix de M . de Mirandol qui lisait à Mme de Virville et à Charlotte le programme des réjouissances projetées pour fêter la Saint Louis à l'Hôtel de Ville. L a marquise eut un geste d'impatience. Puis elle dit :

— Comptez sur moi pour vous aider, dans la mesure de mes moyens, aux recherches nécessaires. Je n'ai plus l'agilité de ma jeunesse mais la chasse m'a donné la pratique des armes à feu. Une créature comme celle-là ne mérite pas plus d'égards qu'un blaireau.

Félicité inclina lentement la tête. — Ce que je viens de vous dire, ajouta-t-elle, doit rester

entre nous. Je vous demande de ne rien révéler à Thiberge de ce que je vous ai appris sur Sophie Galibert.

— Pourquoi donc? — Parce que, je le répète, cette femme m'appartient. Et je

veux éviter que Thiberge, dans la situation délicate où i l se trouve soit mêlé à une telle affaire.

— C'est bien, dit.la marquise. Comptez sur mon silence. Félicité s'était levée. Elle allait partir quand Athénaïs la

retint. — I l me vient une idée. Avez-vous connu un certain Denoyelle ? — Je vois qui vous voulez dire. — I l m'a visitée autrefois à Paris et à la Villotte. C'était un

homme très informé, ami d'ailleurs de Sophie Galibert. De retour en Armagnac, j 'ai eu l'idée de lui écrire afin de savoir s'il ne pourrait pas m'aider à découvrir la vérité. Ce que vous m'avez dit de Sophie Galibert me fait comprendre pourquoi mes efforts furent vains. Mais nous sommes restés en correspondance plusieurs années durant. Peut-être ai-je été mal inspirée en négligeant de penser qu'un don d'argent lui aurait délié la langue. Quoi qu'il en soit, la dernière lettre que je reçus de lui m'avisait qu'il s'était retiré à la campagne, dans une maison qu'il a acquise à Boissy-Saint-Léger. S'il vit encore, pourquoi n'aurions-nous pas recours à lui?

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Félicité sourit. — Madame, votre Denoyelle, avant de prendre sa retraite,

a exercé des fonctions dans la police. I l doit savoir beaucoup de choses, en effet, mais je doute qu'il nous les communique.

Le visage de la marquise s'était empourpré. Elle s'exclama : — L u i aussi ! En vérité, quel monde ! — Le monde qui convenait à un temps où i l fallait choisir

entre l'état de bourreau et celui de victime. Denoyelle n'a pas hésité. Fouché fit de même mais avec plus d'ampleur.

L a marquise quitta son fauteuil. — Attendez-moi un instant, dit-elle. Je vais jusqu'à ma

chambre. Elle sortit et Félicité l'entendit qui montait lourdement l'esca­

lier. Son absence fut brève et bientôt elle réapparut, tenant un papier en main :

— Voici l'adresse de ce Denoyelle, au cas où vous en auriez besoin : le Clos Huttier, à Boissy Saint-Léger, dans la Seine-et-Oise. C'est à trois ou quatre lieues de Paris... Si, si, prenez ce papier, i l peut servir.

Félicité glissa la feuille dans son corsage, renonçant à convaincre la marquise de la vanité d'un tel espoir. A présent, elle avait hâte de partir car le désir lui était venu d'aller retrouver Thiberge. L a scène avec Maufignac demeurait présente à son souvenir et elle souhaitait d'effacer ces images odieuses au profit d'autres plus aimables. Ce fut donc presque avec précipitation qu'elle quitta la marquise.

Athénaïs regagna ensuite le salon. A la vue de son épouse, M . de Mirandol s'écria :

— Que vous a-t-on appris, ma chère ? Rien de grave, je l'espère. Athénaïs n'était pas en peine de répondre. Elle se mit à conter,

à mots couverts, à cause de Charlotte, un scandale survenu dans une famille du Gers et dont le chevalier de Maufignac, véritable gazette, l'avait informée quelques jours plus tôt sans qu'elle y eût porté autrement attention tant son esprit était occupé de la mission confiée à son visiteur. I l lui fut aisé d'ajouter des détails pleins de verve, assurant qu'on lui avait demandé d'intervenir auprès d'un époux qui avait abandonné sa femme pour suivre une créature à Paris. Le marquis et Mme de Virville écoutaient, cons­ternés. Athénaïs, après avoir, un instant, pris goût au jeu, déclara que l'heure était venue d'aller se coucher et s'en fut à la recherche

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de son bougeoir. Comme elle allait le prendre au pied de l'escalier, une main frôla son bras. Elle se retourna et vit Charlotte.

— Madame, murmura la jeune iîlle, est-il indiscret de vous demander ce que vous' a dit Mlle de Bouteville?

— Hé bien! ne le savez-vous pas? s'écria la marquise. A voir le visage de Charlotte, elle comprit que sa fable n'avait

pas abusé la jeune fille et dit : — Il est décidément difficile de vous cacher quelque chose, ma

chère. — Pardonnez mon indiscrétion, reprit Charlotte. Je n'aurais

pas dû vous questionner. Mais i l me tarde de savoir si vous avez fait comprendre à Mlle de Bouteville que l'intérêt du général Thiberge commande qu'elle s'éloigne de lui.

Athénaïs se sentit fort embarrassée. Cette question, mise par elle en jeu, au début de l'entretien, avait été bien négligée ensuite. Charlotte semblait lire dans ses yeux. Elle dit :

— Puisque vous ne dites rien, c'est que vous n'avez pas abouti. — Je l'avoue, oui, mais autre chose est en question pour le

moment. Nous avons, en commun, un projet, Mlle de Bouteville et moi. Vous êtes intéressée à notre réussite.

— Si c'est ainsi, pardonnez-moi. Athénaïs attira par l'épaule ce mince corps qui résistait à son

appel. — Allons, mon enfant. Ayez confiance en moi. — E n vous, oui, Madame Mais en vous seule. Félicité, pendant ce temps, regagnait la rue Saint-Roch. Son

apparition causa une agréable surprise à Thiberge qui tint à la faire souper. Ils s'amusèrent ensemble à improviser eux-mêmes ce repas dont ni l'un ni l'autre ne souhaitait qu'il se prolongeât. E n buvant d'un vin du Rhin rapporté par Clotaire lors de la der­nière campagne d'Allemagne, Félicité laissa sa tête s'incliner sur l'épaule du général. Ces prémices annonçaient que le dessert serait vite expédié. Thiberge ne montrait pas moins de hâte.

Lorsque Félicité quitta la pièce, elle ne s'avisa pas que le papier où figurait l'adresse de Denoyelle tombait sur le parquet du cabinet qui précédait la chambre du général.

(La quatrième partie au prochain numéro.)

R O B E R T B O U R G E T - P A I L L E R O N .