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Le cartable de Revue romande et tessinoise sur les didactiques de l’histoire GDH n o 4 2004 C li o

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Lecartablede

Revue romande et tessinoise

sur les didactiques de l’histoire

GDH

no 4 2004

Clio

Cette revue est publiée sous la responsabilité éditoriale et scientifique du Groupe d’étude des didac-tiques de l’histoire de la Suisse romande et du Tessin (GDH), constitué dans le cadre du Centresuisse de formation continue des professeurs de l’enseignement secondaire (CPS) de Lucerne.

Elle comprend sept rubriques :• L’éditorial• L’actualité de l’histoire• Les usages publics de l’histoire• Les didactiques de l’histoire• La citoyenneté à l’école• L’histoire de l’enseignement• Les annonces, comptes rendus et notes de lecture

Comité de rédaction :• FRANÇOIS AUDIGIER, UNIVERSITÉ DE GENÈVE

• PIERRE-PHILIPPE BUGNARD, UNIVERSITÉ DE FRIBOURG

• CHARLES HEIMBERG, INSTITUT DE FORMATION DES MAÎTRES (IFMES), GENÈVE

• PATRICK DE LEONARDIS, GYMNASE DE LA CITÉ, LAUSANNE

Coordinateur :• CHARLES HEIMBERG

Réseau international de correspondants :• MARIE-CHRISTINE BAQUÈS, CLERMONT-FERRAND

• ANTONIO BRUSA, BARI

• LUIGI CAJANI, ROME

• LANA MARA DE CASTRO SIMAN, BELO HORIZONTE

• ISSA CISSÉ, OUAGADOUGOU

• COLETTE CRÉMIEUX, PARIS

• MOSTAFA HASSANI IDRISS, RABAT

• CHRISTIAN LAVILLE, QUÉBEC

• CLAUDINE LELEUX, BRUXELLES

• ROBERT MARTINEAU, MONTRÉAL

• IVO MATTOZZI, BOLOGNE

• HENRI MONIOT, PARIS

• NICOLE TUTIAUX-GUILLON, LYON

• KAAT WILS, LOUVAIN

Maquette et mise en pages : MACGRAPH, YVES GABIOUD, PUIDOUX

Couverture : FRANÇOISE BRIDEL, GENÈVE

© Loisirs et Pédagogie, Lausanne, 2004ISBN 2-606-01027-2LEP 920167A1I 1004

TABLE DES MATIÈRES N° 4, 2004

L’éditorial |De la récolte du témoignage à l’histoire orale ...........................................................................................

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves |L’entretien et la démarche orale comme pratiques scolaires de l’histoire, par CHARLES HEIMBERG .......... 11

Un travail de relation. Quelques observations sur l’histoire orale, par ALESSANDRO PORTELLI................. 18

Le moment Norton Cru et l’irruption des témoins dans l’écriture de l’Histoire du XXe siècle,par FRÉDÉRIC ROUSSEAU ............................................................................................................................ 29

A propos de coupeurs de canne à sucre brésiliens : la « mémoire collective » prise en otage,par CHRISTINE RUFINO DABAT................................................................................................................... 37

Expériences d’histoire orale dans le cadre de l’école élémentaire valdôtaine, par ANTONELLA DALLOU .... 47

Qu’apprennent les élèves avec les témoignages ? Une analyse didactique sur l’usage de l’histoire orale à l’école primaire, par BEATRIZ AISENBERG ....................................................................................... 60

Le témoignage oral en classe d’histoire : compte rendu d’une pratique, par CLAUDE BASUYAU ................. 72

L’histoire orale permet-elle aux élèves de prendre conscience des enjeux de l’histoire et de la mémoire dans notre société ?, par SÉVERINE DAHAN, MARIA DE SOUSA et SONIA SCHMUTZ ............. 84

Multimedialità e insegnamento della storia in un’esperienza didattica interdisciplinare: dalla ricerca alla produzione audiovisiva. « Una storia da ricordare », da MARIA TERESA INGICCO......... 97

Mémoire et histoire locale autour de Trieste : la Rizière de San Sabba et les « foibe »,par MARTINA RUDES.................................................................................................................................. 107

La mémoire comme défi de l’historien, par GILLES FORSTER..................................................................... 113

Relevons le défi, par NADINE FINK............................................................................................................. 115

L’actualité de l’histoire |Un recueil de stéréotypes autour du Moyen Age, par ANTONIO BRUSA ..................................................... 119

« Jusqu’à la ceinture dans le grand marais ». Roma, Sinti et Jenisches en Suisse, quelques aspects d’une persécution de longue durée, par THOMAS HUONKER ..................................................................... 130

L’Etat social, pourquoi cette absence ?, par KAREL BOSKO ......................................................................... 137

Les usages publics de l’histoire |La pédagogie de la mémoire face aux identités plurielles. Réflexions à partir du programme « Confrontations », par MONIQUE ECKMANN......................................................................... 145

A propos des usages politiques du passé, par CHARLES HEIMBERG ............................................................ 152

« Il faudrait commencer par parler, à l’école, des femmes qui ont laissé leur empreinte » (entretien avec ROXANE MORGER et GARANCE MUGNY, deux des initiatrices d’une pétition pour qu’il y ait plus de place pour les femmes dans les programmes scolaires genevois) .......................... 155

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Les didactiques de l’histoire |La classe d’histoire et la construction de l’identité collective : entre la raison et l’émotion,par ROBERT MARTINEAU ET CHANTAL PROVOST......................................................................................... 161

Quelles réalités didactiques de la pensée historienne dans l’enseignement secondaire au Maroc ?,par MOSTAFA HASSANI IDRISSI ................................................................................................................... 176

Les manuels d’histoire aujourd’hui et demain : l’exemple du Chili, par PEDRO MILOS............................ 193

Apprendre l’histoire à l’heure des compétences. Regard sur l’enseignement de l’histoire en Communauté française de Belgique, par JEAN-LOUIS JADOULLE.......................................................... 209

Il feudo di Graines : le ragioni di una lunga contesa tra l’Abbazia di Saint-Maurice e i conti di Challant (avec un large résumé en français), par MARIA VASSALLO........................................ 222

La citoyenneté à l’école |Pièges et défis de la diversité culturelle et de sa pédagogie, par MARGARITA SANCHEZ-MAZAS.................. 245

L’histoire de l’enseignement |L’orthographe et la dictée : problèmes de périodisation d’un apprentissage (XVIIe-XIXe siècle),par PIERRE CASPARD .................................................................................................................................. 255

Architecture et pédagogie avant l’instruction publique, par PIERRE-PHILIPPE BUGNARD.......................... 265

Insegnamento della storia e formazione del cittadino tra Ottocento e Novecento nella scuola dell’obbligo del Cantone Ticino, par ANGELO AIROLDI, ROSARIO TALARICO e GIANNI TAVARINI ............... 279

Les annonces, comptes rendus et notes de lecture |Note de lecture : De la recherche à l’enseignement : penser le social, n° hors série

d’Histoire & Sociétés. Revue européenne d’histoire sociale, par VALÉRIE OPÉRIOL............................. 299

Note de lecture : Kurt Messmer, à propos du Cartable de Clio, « Anmerkungen aus der Deutschweiz zur Westschweizer Revue “Le cartable de Clio” », Traverse. Revue d’histoire.Vermittlung von Geschichte – La transmission de l’histoire, par PIERRE-PHILIPPE BUGNARD ............ 300

Note de lecture : une périodisation à revisiter (Aldo Schiavone et Jérôme Baschet),par CHARLES HEIMBERG...................................................................................................................... 303

Note de lecture : Loïc Chalmel, Réseaux philanthropinistes et pédagogie au 18e siècle,par PIERRE-PHILIPPE BUGNARD ........................................................................................................... 305

Note de lecture : Danièle Perisset-Bagnoud, Vocation : régent, institutrice. Jeux et enjeux autour des Ecoles normales du Valais romand (1846-1994), par PIERRE-PHILIPPE BUGNARD ........... 307

Le Dictionnaire historique de la Suisse : outil pédagogique ?, par LUCIENNE HUBLER ............................. 309

L’histoire orale à l’école, cours du GDH à Genève en mai 2004 : extraits d’un rapport d’une participante européenne, par MARTINA RUDES ...................................................................... 315

Compte rendu : History, Education and Society. Conference of the History Educators InternationalResearch Network, St Martin’s College, Ambleside, Royaume-Uni ................................................. 316

Présentation du colloque de Rabat, par MOSTAFA HASSANI IDRISSI ........................................................ 323

Une proposition pour des voyages d’études à Auschwitz et Cracovie, par ERIKA GIDEON ................... 325

La Journée de la mémoire du 27 janvier 2005 et l’exposition Histoire et mémoire : la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale ................................................................................................ 326

Je, nous et les autres : l’histoire enseignée entre identité et altérité. Cours CPS/GDH 2005 ................. 327

L’éditorial

Le cartable de Clio

Le cartable de Clio, n° 4 – L’éditorial – 7-8 7

ÉDITORIAL

De la récolte du témoignage à l’histoire orale

Le dossier de ce 4e numéro du Cartable deClio est consacré au rôle des témoins et auxdémarches d’histoire orale dans le cadre del’enseignement de l’histoire. Il porte ainsi surune question didactique fondamentale, cen-trée sur les interactions entre histoire etmémoire, celle de savoir comment mettre àprofit le fait que le contact avec des témoinsdu passé, ou des témoignages sur des faitshistoriques, déclenche l’intérêt des élèvespour déboucher sur une réflexion critique,une véritable démarche d’histoire.

Le témoin, victime, acteur ou spectateurd’une situation historique, n’a pas forcémentraison. Son récit doit être soumis, commetout autre document, à la critique historique.Cependant, comme le souligne AlessandroPortelli, la dimension relationnelle entre letémoin et celui qui l’interroge permet dedonner à voir des aspects significatifs dupassé restés parfois méconnus. L’histoire,parce qu’elle vise la compréhension dessociétés d’hier et d’aujourd’hui dans leurévolution, parce qu’elle s’interroge aussi surla vie collective, est ainsi enrichie par ladiversité des points de vue à laquelle lestémoignages peuvent la faire accéder. Quantà l’histoire orale proprement dite, si elle per-met à des catégories sociales oubliées de

trouver place dans le grand récit de l’histoirehumaine, elle se situe de fait en aval del’écoute des témoins, comme synthèse cri-tique de la confrontation de tous les récitsrecueillis et, le cas échéant, de la documenta-tion écrite disponible.

Des exemples de ce qui peut être fait enclasse d’histoire au contact de témoins sontproposés dans ce dossier : des rencontres, desentretiens, des comparaisons avec d’autressources, la réalisation d’un film documen-taire, etc. Ces activités, moments forts de lavie scolaire pour les élèves comme pour lesenseignants, sont autant d’occasions de s’ap-proprier des connaissances d’histoire.

Toujours est-il que le rapport entre l’histoireet la mémoire, entre la recherche archivis-tique et le recueil de témoignages, fait débatautant sur un plan épistémologique que surun plan politique. Engagé dans ce numéropar Gilles Forster et Nadine Fink, ce débatreste ouvert. De même que restent ouvertesbeaucoup d’autres discussions autour del’histoire et de sa didactique, entre diversessituations nationales, entre régions linguis-tiques, entre cantons, entre collègues. Notrerevue souhaite s’en faire l’écho et appelle seslecteurs à y contribuer. Pour cela, elle conti-nue d’ouvrir ses colonnes à des présenta-tions qui rendent compte, dans leur diver-sité, de l’état de l’enseignement de l’histoire,

8 Le cartable de Clio, n° 4 – L’éditorial

des initiatives et des débats qu’il suscite dansdifférents contextes nationaux.

Par ailleurs au cœur de la didactique de l’his-toire, c’est bien le passage de l’histoire ditesavante à sa version scolaire qui est en jeu. Lacontribution que nous livre Antonio Brusasous forme de recueil des stéréotypes ensei-gnés autour du Moyen Age devrait nous

alerter. En effet, le lien entre la recherche historique et ce qui en est dit dans la salle declasse constitue un enjeu de première impor-tance qui devrait être l’un des moteurs del’évolution de l’enseignement de l’histoire.Ce qui ne va pas de soi et nous oblige sanscesse à des mises à jour en amont de nosconstructions didactiques.

La rédaction

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves

Le cartable de Clio

Le cartable de Clio, n° 4 – L’entretien et la démarche orale comme pratiques scolaires de l’histoire – 11-17 11

L’ENTRETIEN ET LA DÉMARCHE ORALE COMME PRATIQUES SCOLAIRES DE L’HISTOIRE

CHARLES HEIMBERG, INSTITUT DE FORMATION DES MAÎTRE-SSE-S DE L’ENSEIGNEMENT

SECONDAIRE (IFMES), GENÈVE

1. HISTOIRE ORALE, MÉMOIRE ET MONDIALISATION

Une conférence internationale d’histoire oralesur le thème de la mémoire et de la mondiali-sation s’est déroulée à Rome en juin 2004. Ellea donné l’occasion de prendre la mesure del’intérêt renouvelé de la recherche dans ledomaine de l’histoire orale, mais aussi desproblèmes épistémologiques et logistiquesque pose ce type de démarche historique.

Le nombre de participants à la conférence,plusieurs centaines, était plutôt impression-nant, leur répartition culturelle tout à faitsignificative : beaucoup de chercheurs anglo-saxons, mais surtout, ce qui révélait une évo-lution prometteuse, une forte délégationlatino-américaine, en particulier brésilienne.Les Italiens étaient aussi bien présents,autour de Sandro Portelli, le principal orga-nisateur de la manifestation, mais aussi desmembres de ces structures associatives quisont dédiées à l’histoire orale et à l’archivagedes sources sonores comme l’Institut ErnestoDe Martino ou le Cercle Gianni Bosio.

Cette XIIIe conférence de l’International OralHistory Association (IOHA) a été introduitepar une conférence de Carlo Ginzburg qui ainvité l’assemblée à ne pas confondre la rémi-niscence et la toute-puissance des souvenirsavec le travail de mémoire proprement dit,

tout en évoquant le lien subtil entre récit etécriture, ainsi que la transformation de lanature du témoin avec la diffusion immé-diate et mondiale de certains événementscomme celui du 11 septembre 2001. Elle s’estconclue par l’émouvant discours d’EstellaCarlotto, présidente de l’Association desgrands-mères de la Place de Mai, le jourmême du 27e anniversaire de Guido, ce petit-fils que la dictature argentine lui a enlevé dèssa naissance après avoir torturé et tué sa fille.

L’histoire orale serait-elle donc une associa-tion du cerveau et du cœur, de l’intelligenceet de l’émotion, comme l’a suggéré enconclusion l’une des responsables del’IOHA ? Sans doute. Mais alors sans jamaisles séparer. Il y avait en effet autant de sensi-bilité humaine dans les propos de Ginzburg,lui qui a été l’auteur d’un très beau livre surle lien entre la dimension subjective et larigueur de la science historique, sur lamanière de construire l’histoire en défensede son ami Adriano Sofri injustementemprisonné1, qu’il y avait de réflexion etd’intelligence dans ce qu’Estella Carlottodécrivit de ses vingt-sept années de lutte.

Pour Carlo Ginzburg, derrière l’histoireorale, il y a une demande d’archéologie de la

1 Carlo Ginzburg, Le juge et l’historien : considérations enmarge du procès Sofri, Lagrasse, Verdier, 1997.

12 Le cartable de Clio, n° 4

mémoire. Il s’agit de la confronter aux docu-ments, mais pas d’entrer dans une posturepost-moderne et relativiste. La mémoire nedoit pas être réduite aux souvenirs, elle nepeut pas non plus se limiter à une construc-tion officielle. L’histoire doit pouvoir s’enri-chir de toutes les mémoires, en particulier decelles de tous ceux qui n’ont pas d’histoire.Ce qui a quand même été, à l’origine, la pre-mière vertu de l’émergence de cette histoireorale. En Argentine, par exemple, c’est bienfaire acte de mémoire que de créer unebanque de données génétiques, ainsi que desarchives sonores des familles qui ont perduun enfant et dont les aïeuls sont en train dedisparaître, pour permettre peut-être à desenfants enlevés de retrouver un jour, s’ils lesouhaitent, leur véritable identité.

Mais si la mémoire et le document oral sonta priori particuliers, qu’en est-il de leur rap-port avec la mondialisation ? C’est d’abordque leur mise en perspective historique doitpouvoir les relier aux grandes transforma-tions humaines et à des visions déployées surune plus large échelle. C’est aussi le fait que lemonde global et médiatique nous a un peutous fait devenir les témoins presque simulta-nés de certains malheurs du monde (mais pasde tous, bien évidemment). C’est enfin lerésultat de l’accélération des processusmigratoires et des croisements de mémoirestoujours plus intenses qu’ils provoquent surun même territoire. Parce qu’elle est à la baseun moyen de donner la parole aux catégoriessubalternes et aux dominés, l’histoire orale aun rôle particulier à jouer face à la mondiali-sation comme méthode de recueil de témoi-gnages et de mise en perspective critique. Sondéveloppement peut ainsi s’inscrire danscelui d’une histoire mondiale qui soit capablede capter et de faire entendre toutes les voix

du monde, ou au moins le plus grandnombre possible d’entre elles, qui soit surtoutlibérée du conditionnement européocentréde ses réflexions les plus courantes.

2. CE QUI REND L’HISTOIRE ORALEPOTENTIELLEMENT INTÉRESSANTE

La récolte de témoignages oraux et leur miseen perspective critique constituent en réalitépour l’historien une approche et uneméthode de recherche qui sont tout à faitfécondes et permettent notamment :

• de donner la parole à des catégoriessociales restées a priori sans-parole et peususceptibles de faire valoir spontanémentleurs points de vue ;

• de créer des sources et des documents ori-ginaux qui pourront être utiles pour leshistoriens de l’avenir et leurs nouvellesmanières d’interroger le passé ;

• de compléter l’éventail des sources dont leshistoriens disposent et d’enrichir ainsi leurregard critique sur les sociétés d’hier etd’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs ;

• d’enrichir les interactions entre histoire etmémoire, mais aussi la densité de notreregard sur le passé, en confrontant l’his-toire dominante et les documents qui sonthabituellement disponibles à des récitsparticuliers et aussi diversifiés que possible ;

• enfin, dans le cadre scolaire, comme nous leverrons dans la dernière partie de cet article,de proposer aux élèves des démarchesactives leur donnant l’occasion d’une expé-rience exceptionnelle de rencontre et de dia-

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 13

quelque sorte à une certaine reconnaissanceépistémologique3. Ainsi peut-il concerner,au-delà des témoignages proprement dits, laculture populaire, les chants, le folklore, etc.Mais il permet aussi d’enrichir la réflexionsur le rapport de la recherche historique à lavérité. En effet, quand un récit ou unerumeur, fussent-ils par ailleurs fort éloignésde la réalité des faits, s’expriment collective-ment et persistent dans la durée, ils devien-nent à leur tour des faits d’histoire, et mêmedes faits d’histoire significatifs, qu’il s’agitd’étudier en tant que tels et d’inscrire dans ledialogue des mémoires et de l’histoire cri-tique4.

La pratique de l’histoire orale doit savoirassocier l’émotion et l’intelligence, la dimen-sion subjective de l’aventure humaine et larigueur épistémologique de la science histo-rique. Vaste défi, pas toujours relevé. Maisdéfi essentiel pour ne pas perdre des pansentiers de ce qui fait la richesse de cette aven-ture humaine. La présence très discrète àRome des chercheurs du monde franco-phone européen a pourtant confirmé la per-sistance d’une certaine réserve de leur part àcet égard. Malgré l’existence du volumineux

logue, les menant à exercer les modes depensée de l’histoire et à construire ainsi desconnaissances sur le passé.

Cet apport particulier des sources orales etde leur mise en perspective concerne notam-ment la dimension subjective des récits destémoins. Exprimés à la première personnedu singulier, ceux-ci rendent compte à la foisdes faits vécus, mais aussi des sentiments, despeurs, des espoirs. Ils revêtent ainsi unedimension affective qui nous fait véritable-ment entrer dans la dimension humaine del’histoire. Mais qui nous soumet en mêmetemps à tous les dangers du relativisme, duparticularisme et de l’arbitraire. Il y a là undilemme que l’analyse critique des sourcesorales se doit d’affronter : reconstruire unrécit synthétique qui tienne à la fois comptede cette subjectivité tout en l’inscrivant dansun contexte de société et dans une perspec-tive collective. Utiliser ces expressions sub-jectives pour reconstruire le présent dupassé, avec ses incertitudes, ses sentiments,ses peurs et ses espoirs. Mais sans confondreces expressions de l’affectif avec l’évolutiondes sociétés elles-mêmes. Prendre en comptele récit des catégories subalternes d’unesociété pou enrichir et densifier sa descrip-tion. Complexifier le rapport au réel enconsidérant les récits et les légendes de laculture populaire. Vastes défis par rapportauxquels Alessandro Portelli nous a fourniquelques précieuses pistes de réflexion dansce volume du Cartable de Clio 2.

L’intérêt pour les catégories subalternes de lasociété est au cœur de ce développement del’histoire orale. Il vise à permettre que l’ex-pression subjective des dominés accède en

2 Voir la contribution d’Alessandro Portelli, pp. 18-28.

3 Voir Gianni Bosio, L’intellettuale rovesciato. Interventi ericerche sulla emergenza d’interesse verso le forme diespressione e di organizzazione « spontanee » nel mondopopolare e proletario (gennaio 1963 – agosto 1971), dirigépar Cesare Bermani, Milan, Editoriale Jaca Book/Isti-tuto Ernesto de Martino, 2e édition augmentée, 1998 (la1re édition remontait à 1975), spécialement la nouvelleintroduction de Cesare Bermani.4 Le livre d’Alessandro Portelli, L’ordine è già stato eseguito. Roma, le Fosse Ardeatine, la memoria [Rome,Donzelli, 1999] en fournit un excellent exemple : il n’estpas vrai que le massacre des Fosses Ardéatines aurait puêtre évité si les auteurs d’un attentat préalable de laRésistance contre des nazis s’étaient rendus. Il avait étéexécuté d’office. Mais c’est la persistance de l’expressionde cette affirmation qui en a fait un objet d’histoire particulièrement significatif.

14 Le cartable de Clio, n° 4

ouvrage de Florence Descamps5, basé sur dumatériel sonore et largement consacré à ladéfinition d’une ingénierie des archives orales,l’histoire orale y est peu développée et l’idée dedimension subjective ne semble ni comprise,ni mise à profit dans les réflexions. Quant àl’ère du témoin mise en évidence avec perti-nence par Annette Wievorka6, marquée parune abondance foisonnante et une domina-tion rarement maîtrisée des émotions, elleparaît poser plus de problèmes à la majoritédes historiens qu’elle n’ouvrirait de perspec-tives pour leurs reconstructions critiques.

Il est vrai que la notion de témoin peut s’avé-rer problématique et que nous vivons enSuisse, par exemple, un phénomène tout à faitrévélateur dans ce domaine, avec l’émergencedu Groupe de Travail Histoire Vécue. Cetteassociation ultra-conservatrice, liée au natio-nal-populisme de l’UDC, est vouée pour l’es-sentiel, après la crise des fonds en déshérenceet la publication des études de la CommissionIndépendante d’Experts Suisse – SecondeGuerre Mondiale (CIE), ladite CommissionBergier, du nom de son président, à la défensed’un point de vue unilatéral et sans appel,particulièrement fermé et définitif : l’attitudedes autorités suisses face au national-socia-lisme aurait été irréprochable compte tenudes circonstances et surtout, seuls ceux quiont vécu cette période auraient la légitimité etle droit d’émettre un point de vue acceptableà cet égard. Evidemment, cette référence cari-caturale, et pas vraiment honnête, à l’idéed’une histoire «vécue», qui ne regroupe en

réalité, et pour l’essentiel, que des militaireset des ambassadeurs à la retraite, n’aideraguère les historiens à s’ouvrir au potentiel dediversification des points de vue des sourcesorales et de la prise en compte de la dimen-sion subjective de l’aventure humaine dansleurs reconstructions critiques. La réactiond’Alessandro Portelli à ce propos mérited’ailleurs d’être relevée : « ils nous volentmême les mots, s’est-il en effet exclamé endécouvrant l’existence de ce « Groupe deTravail Histoire vécue » 7.

En réalité, il n’y a pas d’histoire digne de cenom qui n’ait pas été vécue, qui ne soit pascapable de reconstruire ce présent du passé quinous ramène aux incertitudes de notre propreprésent et de notre propre avenir. Mais il n’y apas non plus d’histoire digne de ce nom qui nesoit pas la reconstruction d’une aventure col-lective faite de solidarités et de conflits, de rap-ports de force et de marginalisations. C’estd’abord dans ce sens, pour bien reconstruire lacomplexité des sociétés et pour prendre encompte les points de vue du plus grandnombre, que la récolte d’archives orales, detémoignages ou de documents sonores estabsolument utile. Reste alors à les mettre vrai-ment au service de l’histoire critique en déve-loppant une interprétation rigoureuse desdocuments oraux récoltés, reste à concevoir età utiliser une méthode qui permette de don-ner du sens à tout ce matériau en le confron-tant à d’autres types de sources. Dans ce sens,la vaste récolte de témoignages sur la SecondeGuerre mondiale en Suisse qui a été proposéepar l’opération « Archimob » 8, outre le faitqu’elle a rendu un grand service à la visibilité5 Florence Descamps, L’historien, l’archiviste et le magné-

tophone. De la constitution de la source orale à son exploi-tation, Paris, Comité pour l’Histoire économique etfinancière de la France, Ministère de l’Economie, desFinances et de l’Industrie, 2001.6 Annette Wievorka, L’Ere du témoin, Paris, Plon, 1998.

7 Propos tenu à l’auteur, Rome, juin 2004.8 Voir sa présentation par Nadine Fink, « Le témoignageoral en classe d’histoire : réflexion autour du projetArchimob », Le cartable de Clio, n° 2, 2002, pp. 39-51.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 15

de l’histoire et à sa présence dans la cité, estsurtout intéressante pour les témoignages quiont été enregistrés et dont les versions inté-grales, sans montage ultérieur, devraient abso-lument être archivées et mises à la dispositionde tous les historiens. Toutefois, les contradic-tions inévitables, et intéressantes, que cestémoignages donnent à voir aboutissent à toutle contraire de ce qu’affirme, sans doute ironi-quement, le titre de l’exposition qui circule enSuisse9 : non, «l’Histoire», ce n’est pas «moi».«L’Histoire», c’est peut-être «nous», mais sansjamais résoudre, ni fermer, la définition exactede ce «nous» collectif. En laissant bien ouvertle jeu des échelles du récit historique, du pluslocal au plus mondial, de l’identité immédiateà la communauté de destin planétaire. Dèslors, mais à condition de ne pas devenir le pré-texte à des relectures orientées, c’est-à-dire enrespectant un principe émis par AlessandroPortelli, à savoir que les termes et l’issue d’unentretien oral ne devraient jamais être déter-minés et figés à l’avance10, l’histoire orale et lecroisement de ses multiples apports aurontsans doute beaucoup à nous apporter, dans lecadre de la recherche historique comme danscelui de la communication et de l’apprentis-sage scolaire de l’histoire.

3. L’HISTOIRE ORALE À L’ÉCOLE :LE TÉMOIGNAGE EST-IL UN OUTILDIDACTIQUE ?

La récolte de témoignages et le travail d’his-toire orale devraient également avoir uneplace significative dans les pratiques pédago-

giques de l’histoire enseignée. Ce sont là, mesemble-t-il, des activités susceptibles de per-mettre aux élèves de vivre des expériencesexceptionnelles et très intenses tout en pou-vant les mener à exercer les modes de penséede l’histoire, à s’approprier ainsi des connais-sances et à mieux comprendre les sociétés dupassé.

La rencontre avec un témoin, quand elle estpossible, représente toujours un momentfort dans la vie scolaire. Elle a bien sûr uncaractère exceptionnel en constituant unvéritable événement dans la vie scolaire desélèves. Elle a donc les meilleures chances dejouer un rôle d’élément déclencheur pouréveiller leur intérêt et les mener à entrer dansdes processus cognitifs. Même si l’effet estalors sans doute beaucoup moins fort, etbien que la situation ne soit vraiment pascomparable en l’absence d’un contact directlaissant la liberté des questions et desréponses, cette activité centrée sur un témoi-gnage peut aussi se dérouler par l’intermé-diaire d’un support filmé ou enregistré.Dans tous les cas, il s’agit de bien contextua-liser cette expérience, de l’inscrire dans uneconnaissance de la période historiqueconcernée et de poser ouvertement avec lesélèves le problème du statut et de la naturedu témoignage en question. Cela dit, quandil y a contact direct avec un ou des témoins,la personnalité de certains d’entre eux et leurgrande capacité narrative pourront rendrel’enseignant assez modeste quant à sespropres possibilités de transmission de l’his-toire. Sur le plan didactique, il s’agira alors àla fois de profiter de cette situation privilé-giée et de ne pas tomber pour autant dans lepiège d’une toute-puissance du témoignagepar des commentaires ou des prolongementscritiques.

9 « L’Histoire, c’est moi ! 555 versions de l’histoire suisse.1939-1945 ». Pour le calendrier de cette tournée, voir lesite www.archimob.ch/f/tou/tournee.html.10 Voir la contribution d’Alessandro Portelli dans cevolume, pp. 18-28.

16 Le cartable de Clio, n° 4

La dimension du témoignage peut aussi êtreamenée en classe sous la forme de documentsécrits, notamment pour des événementsanciens pour lesquels il n’y aurait plus de sur-vivants et qui ne feraient plus l’objet d’unemémoire biographique. L’exemple de la Pre-mière Guerre mondiale est ici tout à fait révé-lateur. La prise en compte des témoignagesdes combattants est essentielle pour prendreen compte le point de vue des victimes de laguerre11. Au-delà des enquêtes orales, elle peuts’effectuer à partir des sources écrites queconstituent les lettres de poilus, les correspon-dances de guerre et les mémoires. Aujour-d’hui encore, des documents de cette naturesont découverts et publiés12. Ils peuvent doncêtre utilisés avec profit.

L’approche didactique peut également être pluslarge et plus collective lorsque les élèves sontamenés à aller récolter eux-mêmes des témoi-gnages sur tel ou tel aspect du passé. Dans lecadre d’une démarche plus ambitieuse, ils sontalors mis en situation de créateurs de sourcesorales, des sources qui pourront compléterd’autres types de documentation plus clas-siques, qu’ils pourraient même aller déposerdans des archives13. Les expériences scolaires de

ce type, qui impliquent une prise d’initiativede la part des élèves et une véritable rencontreavec autrui, sont toujours décrites comme trèsenrichissantes pour les publics scolairesmême si elles leur paraissent très difficiles,voire inaccessibles, de prime abord14.

L’intérêt majeur de ce type de pratiques sco-laires, sur le plan didactique, vient aussi desreprésentations dominantes des élèves et deleurs parents sur ce qu’est l’histoire. Grandspersonnages et affirmations de vérité semêlent ainsi, le plus souvent, dans une sortede grand récit linéaire où tous les événe-ments viendraient s’enchaîner. Mais com-ment aider les élèves à reconstruire vraimentle présent du passé, c’est-à-dire cet état d’in-certitude quant à l’avenir qui caractérisetoute vie humaine. Comment les aider à sedégager de cette approche de l’histoire oùtout serait joué d’avance parce qu’on enconnaît la suite ? Comment montrer que lesquestions que l’histoire pose au passé peu-vent avoir des réponses différentes et qu’iln’y a pas forcément qu’une seule vérité ?Comment faire valoir, surtout, cette exigenced’honnêteté et de transparence qui accom-pagne nécessairement la quête de la vérité enhistoire sachant combien elle est soumiseaux risques de manipulation ou, pire encore,de négationnisme ? C’est sans doute aucontact de la diversité des sources, diversitéde leurs contenus comme de leur nature, quecette sensibilisation à l’histoire critiquepourra le mieux s’effectuer.

Cela dit, en classe d’histoire, la rencontreavec des témoins ou la création de sourcesorales ne devraient pas se réduire à des expé-

11 Voir l’article de Frédéric Rousseau, pp. 29-36.12 Voir par exemple le résultat d’une campagne de récoltede témoignages écrits effectuée par Radio France en pré-vision des 80 ans de l’armistice de 1918: Paroles de poilus.Lettres de la Grande Guerre, sous la direction de Jean-Pierre Guéno et Yves Laplume, Paris, Tallandier, 1998; oula version de poche: Paroles de poilus, Paris, Librio, 1998.Plus récemment, une intéressante correspondance fami-liale a été retrouvée fortuitement: Joseph Papillon, LucienPapillon, Marthe Papillon, Marcel Papillon, «Si je revienscomme je l’espère», Lettres du front et de l’arrière 1914-1918 recueillies par Madeleine et Antoine Bosshard,Paris, Grasset, 2003.13 Ce qu’avait fait Aline Gualeni avec ses élèves quiavaient interrogé des personnes âgées sur l’école de leurenfance. Voir son article : « Pour une histoire de l’école àl’école », Le cartable de Clio, n° 2, 2002, pp. 218-232.

14 Voir l’article de Séverine Dahan, Maria De Sousa etSonia Schmutz dans ce volume, pp. 84-96.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 17

riences de rencontre, d’écriture ou de syn-thèse. La mise en relation de ces récits parti-culiers avec d’autres faits, d’autres docu-ments d’histoire, devrait aussi pouvoirmener les élèves à entrer véritablement dansles modes de pensée de l’histoire tels qu’ils seles approprient à l’école. Qu’il s’agisse parexemple de l’étrangeté du passé, de la com-paraison, de la pluralité des temporalités etdes durées ou de la distinction entre histoireet mémoire, ces expériences d’histoire orale,sous la forme d’une récolte de matériau ouen tant qu’écriture synthétique des récitsrecueillis, devraient en fin de compte donnerl’occasion aux élèves de penser l’histoirepour mieux comprendre le passé et non passeulement de mettre en évidence des faitsparticuliers de ce passé.

Le recueil de témoignages et le recours auxréflexions de l’histoire orale mettent d’em-blée en jeu les notions de diversité et d’iden-tité : diversité des sources et des points de vuepossibles, diversité des catégories d’acteursdans les espaces public et privé de toutesociété. Quant à la notion d’identité, qu’ellesoit surinvestie ou occultée, partagée ouimposée, a priori évidente ou au contraireinventée, elle intervient toujours dans le jeude l’histoire et des mémoires. Et c’est bien lerôle d’une démarche scolaire d’histoire oraleque de permettre aux élèves de mieux perce-voir ce qui distingue l’histoire et la mémoire,la nature des actes volontaires qui relèvent dela mémoire, leur utilité pour des catégoriessubalternes qui auraient pu ne jamais avoird’histoire et la manière dont toute recons-truction peut trouver un enrichissement ense fondant d’une manière complémentaire àla fois sur les documents écrits et oraux, à lafois sur les manifestations de la mémoire etsur les mises en perspective de l’histoire.

Ainsi, après une expérience d’histoire oralebien menée, non seulement les élèves auronteu l’occasion de vivre une expérience excep-tionnelle et marquante dans leur parcoursscolaire, une expérience enrichissante en tantque telle dans sa dimension relationnelle,mais ils auront également eu, par cettedémarche, la possibilité d’un réel apprentis-sage de l’histoire, un apprentissage pourlequel l’histoire orale aura constitué un véri-table levier cognitif. En prenant connais-sances des récits des témoins, en les interro-geant sur leurs sentiments, leurs doutes,leurs espoirs, ils se seront posé des questionssur l’histoire humaine qui relèveront davan-tage du subjectif et de l’affectif. En confron-tant ensuite ces données aux informationsissues des pratiques dominantes de l’histoire,ils auront peut-être été amenés à considérer,du point de vue de l’histoire et de ses fonc-tions, non pas seulement l’importance deconnaître les faits du passé, mais aussi et sur-tout celle de comprendre l’évolution de l’or-ganisation collective des sociétés humaines,ainsi que celle des représentations que l’onen a après coup.

18 Le cartable de Clio, n° 4 – Un travail de relation. Quelques observations sur l’histoire orale – 18-28

UN TRAVAIL DE RELATIONQUELQUES OBSERVATIONS SUR L’HISTOIRE ORALE

ALESSANDRO PORTELLI, UNIVERSITÉ LA SAPIENZA, ROMA

1. L’expression histoire orale est une sorte desténogramme, une abréviation utilisée pourse référer à ce qu’il faudrait plutôt désignercomme un usage des sources orales en histoire 1.Il s’agit, dans sa forme la plus élémentaire,d’ajouter à la palette de sources dont disposel’historien celles qu’on appelle habituellementles témoignages rendus oralement par des pro-tagonistes ou des participants aux événe-ments sur lesquels porte la recherche et enre-gistrés par l’historien. Dans ce sens, le conceptde source orale se distingue de celui de tradi-tion orale : cette dernière s’occupe d’expres-sions verbales formalisées, transmises, parta-gées, alors que les sources orales de l’historiensont des récits individuels, non-formalisés,dialogiques (même s’ils peuvent englober unepartie des formes traditionnelles).

Les sources orales, comme toutes les autres,doivent être soumises aux procédures habi-tuelles de la critique historique pour établirleur crédibilité et la possibilité de les utiliser,comme tout autre document d’archive. Maisle passage des sources orales à de l’histoire oraleimplique des transformations plus significa-tives. Il consiste à traiter ces sources non pascomme du matériel annexe, subalterne par

rapport aux autres sources plus « cano-niques», mais d’établir un autre type de tra-vail historique fondé sur le caractère centraldes sources orales. De fait, l’usage critique dessources orales implique des modes de faire etdes attitudes différents, une différence quidécoule du processus même de la formationdes sources orales.

Contrairement à ce qu’il en est de la majeurepartie des documents qui sont à la base de larecherche historique, les sources orales nesont pas découvertes par l’historien, mais ellessont construites en sa présence, avec sa parti-cipation directe et décisive. Il s’agit doncd’une source relationnelle dans laquelle lacommunication consiste en un échange deregards (inter/view), de questions et deréponses, pas forcément dans la même direc-tion. Le questionnement de l’historien secroise ainsi avec les préoccupations du narra-teur : ce que l’historien cherche à savoir necoïncide pas forcément avec ce que les per-sonnes interrogées veulent raconter. Il enrésulte que l’agenda de la recherche peut êtremodifié radicalement par cette rencontre : ilm’est régulièrement arrivé de devoir non seu-lement amplifier le cadre de ma recherche,mais aussi d’en transformer l’orientation et lepoint de vue sous l’influence du narrateur.Par exemple, parti pour une recherche sur lemouvement ouvrier à Terni entre 1949et 1953, j’en suis venu à écrire une histoire de

1 Gianni Bosio, «Fonti orali e storiografia» in L’intellet-tuale rovesciato, Milano, Edizioni Bella Ciao, 1975,pp. 263-268. Cet ouvrage a été réédité sous la directionde Cesare Bermani : Milan, Editoriale Jaca Book/IstitutoErnesto de Martino, 2e édition augmentée, 1998.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 19

la ville qui commençait en 1831 parce que denombreux témoins avaient insisté pourmettre en relation les événements qui m’inté-ressaient avec l’origine de leur histoire fami-liale et locale et que cette démarche avait finipar me convaincre 2.

Plus encore : même en ce qui concerne larecherche, rien ne dit que les questions quel’historien a en tête soient les plus perti-nentes, ou soient toutes les questions perti-nentes. C’est pourquoi le travail avec lessources orales est avant tout un art del’écoute, qui va bien au-delà de la techniquede l’interview ouverte. Il arrive souvent quedes éléments imprévus émergent en dehorsde ce que l’interlocuteur considérait comme

le cadre de l’entretien. Au cours de marecherche sur la mémoire des Fosses Ardéa-tines à Rome, je m’étais demandé commentles familles des victimes, spécialement lesfemmes, avaient élaboré leur deuil et conduitleur propre existence après le massacre. Maisce ne fut que par hasard, après avoir terminéun entretien, que j’entendis l’histoire la plusdéplorable. J’avais interrogé Ada Pignotti, quiavait perdu à 23 ans son mari et d’autresparents dans les Fosses Ardéatines, et ellem’avait raconté sa vie jusqu’à aujourd’hui. Lediscours était pratiquement clos pour tous lesdeux, nous étions plus ou moins en train debavarder encore un peu lorsqu’elle me parlades lenteurs infinies et humiliantes qu’elleavait dû subir de la part de la bureaucratiepour obtenir quatre sous de pension accordésdu plus mauvais gré. Et alors, elle ajouta rapi-dement : «parce que partout où il fallait aller,on savait que j’avais perdu mon mari, moi etles autres, les autres femmes – alors ils cher-chaient tous ce qu’ils voulaient, ils cherchaient,ils faisaient de beaux discours, à leur manière,parce que va savoir, l’une pouvait se mettre àdisposition. C’était une femme qui n’avait plusde mari, donc elle pouvait bien…» 3. A la dou-leur, au deuil, à la pauvreté – tous ces thèmesauxquels je m’attendais – s’ajoutait mainte-nant cette offense du harcèlement sexuel,quasiment indicible (comme le prouvait laréticence de la narratrice) et auquel cesveuves avaient été soumises.

Heureusement, suivant un bon vieux conseilde Gianni Bosio, alors que je considérais l’en-tretien comme terminé, j’avais quand mêmelaissé l’enregistreur allumé: l’art de l’écoutese manifeste également dans les non-dits

2 Alessandro Portelli, Biografia di una città. Storia e rac-conto: Terni 1831-1985, Torino, Einaudi, 1985. Je sais qu’ilest de très mauvais goût de se citer soi-même, et de le faireabondamment. Mais je le fais ici parce que les raisonne-ments que je propose sont surtout fondés sur mon expé-rience de recherche alors que les renvois aux notes de basde page ne servent qu’à signaler les textes où je développedavantage les expériences évoquées. Je signale d’embléequelques textes fondamentaux sur les sources orales : surle plan international, Paul Thomson, The Voice of the Past :Oral History, Oxford, University Press, 1988; Robert Perkset Alistair Thomson (dir.), The Oral History Reader,Londres, Rutledge, 1998 ; David Dunaway et WillaK. Baum (dir.), Oral History. An Interdisciplinary Antho-logy, 2e édition, Londres, Walnut Creek, 1996; la revueHistoria, Antropologia y Fuente oral, publiée à Barcelone.En Italie, surtout Luisa Passerini, Storia e soggettività. Lefonti orali, la memoria, Florence, la Nuova italia, 1985 etl’anthologie qu’elle a dirigée: Storia orale. Vita quotidianae cultura materiale delle classi subalterne, Turin, Rosenberg& Sellier, 1978, basée sur du matériel anglais et américain,mais avec une solide introduction théorique. Voir aussiCesare Bermani (dir.), Introduzione alla storia orale, vol. I :Storia, conservazione delle fonti e problemi di metodo et vol.II : Esperienze di ricerca, Rome, Odradek, 1999 et 2001; Ilde Martino. Rivista dell’Istituto de Martino per la conos-cenza critica e la presenza alternativa del mondo popolare eproletario, dossier « Oralità, classe operaia, ricerca sulcampo», Sesto Fiorentino, Istituto Ernesto de Martino,n° 14, 2003. Il existe une Association internationale d’His-toire orale (l’IOHA dont le site est : www.ioha.fgv.br).

3 Alessandro Portelli, L’ordine è già stato eseguito. Roma, leFosse Ardeatine, la memoria, Rome, Donzelli, 1999, p. 289.

20 Le cartable de Clio, n° 4

adressés à la narratrice, par exemple le simplegeste d’éteindre l’enregistreur, de lui fairesavoir que ce qu’elle dira ensuite ne nousintéressera plus. Le thème imprévu du harcè-lement sexuel a ainsi fait irruption dans marecherche, et j’ai pu ensuite le vérifier avecd’autres entretiens. Personne n’en avait parléavant, et elles-mêmes n’en avaient jamaisparlé qu’entre elles, pour deux raisons : toutd’abord, parce que jusqu’à un temps trèsrécent, ni les historiens, ni les narratrices neconsidéraient qu’un fait si intime puisseconstituer une information significative pourl’histoire ; ensuite, parce que personne ne leleur avait jamais demandé ou n’y avait faitattention.

2. On voit donc que l’histoire orale est un art,non seulement de l’écoute, mais surtout de larelation : relation entre les personnes inter-viewées et celles qui interviewent (dialogue) ;relation entre le présent d’où l’on parle et lepassé dont on parle (mémoire) ; relationentre le public et le privé, l’autobiographie etl’histoire ; relation entre oralité (de la source)et écriture (de l’historien).

Partons de la première. Une jeune chercheusequi développe un projet de recherche sur l’ex-périence des femmes qui ont subi une opéra-tion du sein m’a raconté un entretien avecune femme âgée, veuve depuis peu, qui avaitparlé de tout sauf du thème de l’entretien,mêlant la défense de sa propre intimité et ceque son interlocutrice voulait savoir, avec cedésir de contact tellement important pourune personne seule. Ce n’est que par hasard,et l’enregistreur une fois éteint, que l’intervie-weuse a mentionné qu’elle aussi avait vécu lamême expérience. Et subitement, leur relation

s’est modifiée («mais alors, tu es l’une d’entrenous»), et les rapports d’autorité se sont ren-versés : au lieu de se sentir l’objet du regardscrutateur de l’intervieweuse, la femme arepris l’autorité que lui donnait son âge(« mais tu es encore une jeune fille »). Et leconcept d’interview comme échange deregards a encore subi une révision drastiqueet une radicalisation au moment où les deuxfemmes se sont montré mutuellement leurscicatrices 4.

Tu es l’une d’entre nous / tu es encore unejeune fille : un terrain commun qui permet deparler, mais aussi une différence qui donne dusens à l’acte de le faire. Il serait en effet erronéde penser que seule la similarité permettraitque les personnes interrogées s’expriment etengendrerait la «confiance» nécessaire pourétablir un dialogue. En réalité, et par défini-tion, un échange de connaissances n’a de sensque si elles ne sont pas préalablement parta-gées ; il existe donc bien une différence entre lapersonne interviewée et celle qui interviewe,un écart permettant de rendre l’échangesignificatif (il l’a été dans ce cas sur le plan dela différence de génération).

Autre exemple, dans une recherche effectuéeen 1990 avec un collectif d’étudiants sur lamémoire historique des étudiants de mafaculté 5, j’avais noté que le fait que les inter-viewés et ceux qui menaient les entretiensfussent de la même catégorie sociale finissaitpar paralyser le dialogue (« pourquoi me ledemandes-tu ? tu le sais bien ! »), alors que sic’était moi qui les interrogeais, la différence

4 La recherche est encore en cours et n’est pas publiée, ilne m’est donc pas possible de donner d’autres précisionssur les protagonistes.5 Pendant un mouvement d’occupation de la faculté parles étudiants [n.d.t.].

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 21

hiérarchique entre le professeur menantl’entretien et les étudiants interviewés, aulieu de les mettre en difficulté, finissait paraider les narrateurs à préciser le sens de cequ’ils avaient à dire à qui ne le savait pas(« mais qu’est-ce que vous en savez, vous, lesprofesseurs, de ce que pensent les étudiants ? »)et à rendre ainsi l’interview significative 6. Lemoment où j’ai été le plus confronté à cettedifférence au cours d’un entretien a été celuioù une femme noire, américaine, prolétaire,m’a dit – à moi, européen, blanc, bourgeois,de sexe masculin : « I don’t trust you », je ne tefais pas confiance. Elle a ensuite continuépendant deux passionnantes heures d’unrécit passionné à m’expliquer pourquoi 7.C’est le terrain commun qui rend possible lacommunication, mais c’est la différence quilui donne du sens. Et ce terrain commun nedoit pas nécessairement consister en uneidentité commune (de classe, de genre,d’idéologie…). Il peut se délimiter, il doitmême se délimiter principalement, à la dis-ponibilité réciproque des deux protagonistesquant à s’écouter mutuellement, à leuracceptation réciproque (qui restera critiqueparce que fondée sur la différence). End’autres termes : sur un plan dialogique, c’estla disponibilité de l’historien pour écouterqui permet au narrateur de parler. Et natu-rellement, c’est la disponibilité du narrateurpour parler qui permet à l’historien de faireson travail.

3. Passons à la deuxième relation, entre lepublic et le privé. L’une des raisons de fondpour lesquelles l’histoire du harcèlementsexuel n’était jamais apparue provient du faitqu’elle était perçue comme une question pri-vée, c’est-à-dire sans intérêt pour l’histoire. Etc’est en vain que nous en aurions cherché lestraces dans les sources historiques habituelles,documents d’archives ou actes judiciaires.

Les sources orales contribuent donc àremettre en discussion la distinction tradi-tionnelle de ce qui est historique et de ce quine l’est pas. D’un côté, on retrouve la diffi-culté des deux parties qui dialoguent de sor-tir d’une représentation préalablementconstruite de ce qui est important : l’histo-rien a de la réticence à s’immiscer dans lesterritoires imprévus de l’expérience del’autre ; et la réticence du narrateur à recon-naître l’importance de sa propre histoire per-sonnelle se mêle à une jalousie protectrice, àla peur de voir des choses qu’il ressentcomme importantes pour lui-même êtrenégligées par son interlocuteur parce qu’il neles trouverait ni légitimes, ni significatives.C’est la raison pour laquelle la formule « jen’ai rien à dire » est une entrée en matièreclassique des personnes interrogées, mêmede celles qui ont non seulement beaucoup dechoses à dire, mais qui en plus meurent d’en-vie de le faire – en ayant seulement peur queleur précieux récit soit méprisé.

La relation entre l’expérience individuelle quipréoccupe la personne qui est interrogée etles considérations historiques qui préoccu-pent le meneur de l’entretien – on pourraitparler ici de l’écart entre Histoire et histoires– est précisément l’un des moteurs de la ren-contre dialogique de l’histoire orale. Le pro-pos essentiel de l’histoire orale porte en fin de

6 Micaela Arcidiacono et al., L’aeroplano e le stelle. Storiaorale di una realtà studentesca, Roma, Manifestolibri, 1994.7 Alessandro Portelli, «C’è sempre un confine : memoria,storia, dialogo e racconto collettivo» in Linea del colore.Saggi sulla cultura afroamericana, Roma, Manifestolibri,1994, pp. 41-56.

22 Le cartable de Clio, n° 4

compte sur le caractère historique de l’expé-rience personnelle en relation avec l’impactque les faits historiques ont exercé sur elle.C’est précisément le récit de la manière dontl’histoire a fait irruption dans sa propre vie(par exemple : les bombardements, commeirruption dans sa propre vie domestique) oude la manière dont on est allé à la rencontrede l’Histoire (par exemple : les tranchées de laPremière Guerre mondiale, la campagne deRussie de la Seconde Guerre mondiale) quiest l’essence, le noyau dur de l’histoire orale.Il y en a un exemple dans le travail sur lamémoire des Fosses Ardéatines : dans ce lieus’est en effet déroulé autant un massacre col-lectif que 335 assassinats individuels. Dans lamémoire et dans le deuil, la dimensionpublique des cérémonies et des commémora-tions se mêle alors à la dimension profondé-ment personnelle du deuil privé. Le contactentre les deux génère d’ailleurs des disso-nances : «Nous, nous ne disons pas les FossesArdéatines ; nous disons : je suis allé porter desfleurs à papa»… Dans ce monument publicoù se trouvent les tombes des parents, « onn’arrive jamais à rester seule » 8. Toutefois,cette dissonance n’aboutit pas à des incom-patibilités : c’est justement la mémoire per-sonnelle des parents des victimes qui main-tient la mémoire publique obstinément viveen imposant à la ville et aux institutions de nepas oublier.

Ce n’est pas par hasard que les exemples queje viens de citer – les bombardements, lestranchées, la Russie – se réfèrent tous à laguerre, parce que c’est justement là que larencontre entre la sphère privée et l’histoiresurvient de la façon la plus dramatique et la

plus digne de mémoire («papa, qu’est-ce quetu as fait pendant la guerre ? »). Il est doncnormal que l’expérience fondamentale del’histoire orale, à partir de l’école primaire,corresponde à des entretiens entre les enfantset leurs grands-parents qui ont fait la guerre(ou, en étant aux ordres, le service militaire),et qu’il soit quasiment impossible d’empê-cher à une personne interrogée qui a vécu laguerre de commencer à la raconter. Mais ils’agit le plus souvent d’expériences mascu-lines – qu’en a-t-il été des femmes? Où est-ceque leur mémoire peut rencontrer la sphèrepublique?

Quand je travaillais à ma recherche concer-nant Terni, il y avait deux types de narrationque j’omettais dans mes transcriptions : leshistoires de guerre des hommes (elles mesemblaient trop prévisibles, trop attendues, etelles venaient d’ailleurs) et les histoires desfemmes sur la manière dont elles assistaientleurs parents à l’hôpital (qui me semblaienttrop privées, trop peu « politiques »). Cettedouble exclusion a justement attiré monattention sur ces récits féminins. Je me suisrendu compte que, comme pour les hommesla guerre et le service militaire, l’hôpital étaitpour les femmes le lieu qui les faisait sortir dela maison, se confronter avec la souffrance etla mort, et surtout se mesurer avec la sphèrepublique – l’organisation, la technologie, lascience, la bureaucratie, l’autorité, l’Etat. End’autres termes, les récits d’hôpitaux de cesfemmes avaient la même fonction que lesrécits militaires des hommes (sans oublier,naturellement, que beaucoup de femmesallaient à la guerre pour travailler dans deshôpitaux). Toutefois, la différence résidaitdans le fait que pendant que ces récits deguerre se référaient à un contexte historiquedont l’importance était largement reconnue,

8 Giuseppina Ferola, citée par Alessandro Portelli,L’ordine è già stato eseguito, op. cit., pp. 316-317.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 23

ceux des hôpitaux semblaient confinés à laseule sphère personnelle et familiale. Ainsi,c’est seulement à travers l’insistance de cellesqui les racontent et l’analogie avec des récitsdéjà canonisés que nous nous rendonscompte de leur signification réelle. Ce quisignifie que les sources orales nous permet-tent non seulement d’accéder à la dimensionhistorique de la sphère privée, mais qu’ellesredessinent la géographie du rapport entreprivé et public.

4. La principale objection adressée auxsources orales par une historiographie auxméthodes conservatrices a toujours été baséesur la question de savoir dans quelle mesureelles étaient dignes de foi : on ne pourrait pass’en tenir au récit des narrateurs parce que lamémoire et la « subjectivité» déformeraientles faits. Cela dit, mis à part le fait que celan’arrive ni toujours ni nécessairement (sanscompter qu’il peut y avoir des distorsionstout aussi graves, même si c’est pour d’autresraisons, dans les documents d’archive), l’his-toire orale postule exactement le contraire :les sources orales sont justement importanteset fascinantes parce qu’elles ne se limitent pasà « témoigner» sur les faits mais les élaborentet en construisent le sens à travers le travail demémoire et le filtre du langage.

Quand nous travaillons sur les sourcesorales, nous devons donc tenir ensembletrois faits distincts : un fait du passé, l’événe-ment historique ; un fait du présent, c’est-à-dire le récit qui en est fait par la personneinterrogée ; et un fait de relation et de durée,soit le rapport qui existe et qui a existé entreles deux premiers faits. C’est pourquoi le tra-vail de l’historien oral comprend la mise en

perspective historique proprement dite (lareconstruction du passé), l’anthropologieculturelle, la psychologie individuelle, la cri-tique textuelle (l’analyse et l’interprétationdu récit), et l’application de la seconde à lapremière. L’histoire orale est donc une his-toire des événements, une histoire de lamémoire et une révision des événements àtravers le prisme de la mémoire.

La mémoire n’est pas un simple récipient dedonnées dont il faudrait récupérer les infor-mations, c’est un processus en élaborationpermanente dont il s’agit de bien étudier lesmodalités (il ne ressemble pas à la «mémoire»de la calculatrice, mais plutôt à l’ordinateurlui-même). En Italie, au cours de toutes cesannées de remise en cause de l’identité de laRépublique et de révisionnisme historique,l’histoire de la mémoire est devenue aussinécessaire et significative que l’histoire desévénements – qui d’ailleurs, si l’on y repense,deviennent tels (ou reconnus comme tels) àtravers le travail d’attribution de sens opérépar la mémoire en sélectionnant quelquesfaits dans l’immense fatras des événementsquotidiens.

Prenons deux exemples. Le premier, qui estcelui qui m’a mené sur la voie de l’histoireorale, est le fait d’avoir découvert par hasardqu’à Terni, tous les témoins racontaient unévénement traumatique – l’assassinat del’ouvrier Luigi Trastulli en 1949 pendant unemanifestation contre le Pacte Atlantique –comme s’il était survenu en 1953 après les3000 licenciements aux aciéries. Un casexemplaire de l’incertitude de la mémoire :des documents de l’époque démontraientque l’événement avait eu lieu en 1949, et nonpas en 1953. Mais alors, pourquoi cette erreurétait-elle tellement diffuse?

24 Le cartable de Clio, n° 4

Enquêter sur le souvenir erroné, surtoutquand il est tellement partagé, permet derevoir le sens de l’événement remémoré. Jeme rendis alors compte que la mort impunieet sans réaction de l’un de leurs camarades detravail avait constitué pour les ouvriers deTerni (qui étaient socialistes ou communistesdans leur grande majorité) une blessureinsupportable : après la Résistance, les vic-toires électorales, la sueur sacrifiée pour lareconstruction des maisons et des usines, ilspensaient que la ville leur appartenait, et ilsdécouvrirent au contraire que l’Etat pouvaitles tuer sans autre, que le pouvoir était ailleurset qu’ils étaient impuissants. C’est ainsi qu’en1953, beaucoup d’entre eux descendirentdans la rue, soit pour défendre leur poste detravail, soit pour récupérer une dignité et uneestime de soi qui avaient été blessées par l’as-sassinat de Trastulli. En d’autres termes : lessources orales ne servaient pas à connaître lesfaits, mais sans ces sources, il n’y avait pasmoyen de se rapprocher de leur significationsur le plan de la subjectivité des acteurs 9.

Cela vaut aussi pour une autre mémoirefaussée dont je me suis occupé récemment :

celle qui prétend qu’avant de procéder aumassacre des Fosses Ardéatines, les nazis, pardes affiches dans la ville, auraient appelé lespartisans responsables de l’attaque de la rueRasella à se rendre pour éviter des repré-sailles. Comme on l’a toujours su (avec lesactes du procès intenté par les Alliés dès1945), cela n’est jamais arrivé ; c’est peut-êtrepour cela qu’aucun historien ne s’est jamaisoccupé d’un autre fait qui est par contrearrivé, et qui arrive encore, à savoir cettemémoire faussée persistante. On y retrouveplusieurs éléments : des distorsions et desmanipulations de la propagande (de ladroite, mais aussi de certains milieux catho-liques ou du centre) ; un préjugé idéologiquequi trouve plus satisfaisant d’imputer la res-ponsabilité du massacre aux partisans com-munistes plutôt qu’aux occupants nazis ; et,plus en profondeur, la difficulté, pour l’ima-gination de tout un chacun, de comprendrela logique qui conduisit les nazis à punir laville de manière aussi sanguinaire sansmême chercher des « coupables ». Mais c’estjustement en étudiant cette fausse mémoire,en la confrontant à la dynamique des faits,que l’on perçoit le poids des Fosses Ardéa-tines et de la rue Rasella dans l’imaginationdiffuse : l’erreur, l’invention, le malentendu,et même le mensonge, surtout quand ils ontun caractère collectif, deviennent un indica-teur précieux du travail accompli par cesprocessus historiques très importants quesont la mémoire et le désir.

5. Ce n’est pas seulement la mémoire qui estun acte et un processus plutôt qu’un texte etun répertoire, mais c’est le récit lui-même.Comme l’a bien écrit le chercheur jésuiteWalter J. Ong, l’oralité ne produit pas des

9 Alessandro Portelli, L’uccisione di Luigi Trastulli : lamemoria e l’evento, Terni, Amministrazione provinciale,1999 ; voir aussi du même, The Death of Luigi Trastulliand Other Stories. Form and Meaning in Oral History,Albany, New York, State of New York University Press,1991. Une note personnelle sur la sélection de lamémoire : je vivais alors à Terni, mais je n’avais aucunsouvenir de cet événement (sauf la mémoire d’un vaguesentiment de danger). Mais je me suis aperçu en relisantles journaux de l’époque que j’avais sélectionné un autrefait de cette journée, perçu comme plus significatif, àsavoir le match Lazio-Napoli, gagné 4 à 0 par les Napoli-tains, le premier match que l’on m’emmena voir au stadede Rome. Aujourd’hui, dans une histoire pensée commeun simple alignement de faits, les deux événementspourraient être mis sur le même plan. C’est le travailsocial de la mémoire qui fait que l’on attribuera un sensplus ou moins fort à l’un ou à l’autre.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 25

textes 10, mais des performances : avec l’oralité,nous ne sommes pas face à un discoursaccompli, mais face à l’accomplissement dudiscours (par ailleurs, sous une forme dialo-gique, dans le cas de l’interview). Par consé-quent, quand nous parlons de sources orales,nous devrions utiliser des verbes et non pasdes substantifs – non pas la mémoire, mais sesouvenir ; non pas le récit, mais raconter. C’estaussi de cette manière que nous pouvonspenser à la source orale comme un acte duprésent et non pas comme un document surle passé.

Surtout, quand nous considérons cet acte, etnon pas seulement son produit, nous nousapercevons que le fait de se souvenir et deraconter est soumis à l’intense influence ducontexte historique des cadres sociaux de lamémoire 11, mais filtré en fin de compte par laresponsabilité individuelle : c’est dans l’espritde chaque individu que s’élabore le souvenir,c’est à travers sa parole qu’il nous est com-muniqué. Les narrateurs assument doncchaque fois une responsabilité en s’engageantdans leurs actes de parole. Je me souviensd’un jeune homme juif qui refusa un sand-wich avec du jambon juste avant un inter-view en disant qu’« à un autre moment, jel’aurais mangé, mais là, c’est une mitzvah» –une règle, un devoir. Le terme de « témoi-gnage », qui est tellement inadéquat sur leplan historique, prend donc un sens sansdoute plus proche du religieux que du juri-dique : «Je fis une promesse quand j’étais dansle camp [de Bergen Belsen], je fis une promesse

solennelle à mes cinquante camarades… Je merévoltais, je ne savais s’il fallait pester contreDieu ou l’implorer, je disais Seigneur, sauve-moi, sauve-moi, pour que je puisse rentrer etraconter » 12. Cependant, comme le montrel’expérience de nombreux survivants descamps d’extermination, le fait de raconterdépend aussi de l’existence de quelqu’un quiécoute : il s’agit d’en tenir compte, il s’agitd’associer la responsabilité de l’historiencomme auditeur à celle du narrateur commetémoin pour donner du sens à ce qu’ils fonttous les deux.

6. Enfin, le rapport entre oralité et écriture.La forme de la performance du narrateur estcelle de la narration et du dialogue. La formedu texte écrit par l’historien est celle de l’essaiet du monologue. Il devient donc fondamen-tal que la présentation des travaux d’histoireorale s’efforce de laisser une trace de l’originedialogique et narrative des matériaux utilisés.C’est aussi pour cela, et non pas seulementpar un quelconque scrupule documentaire,que les historiens oraux ont l’habitude deciter très largement leurs propres sources etde procéder plus souvent à des montages queles historiens en général, ou que les cher-cheurs d’autres disciplines qui partent pour-tant d’enquêtes sur le terrain comme l’an-thropologie ou la sociologie.

Mais il y a autre chose: l’ampleur des citationspermet de préserver la polysémie et l’ouver-ture de la forme narrative, toujours sujette àune multiplicité d’interprétations parce quemarquée intrinsèquement par de l’ambiguïté

10 Walter J. Ong, Orality and Literacy. The Technologizingof the Word, Londres et New York, Methuen, 1982,pp. 10-15.11 Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris,Presses universitaires de France, 1950 (dernière édition :Paris, Albin Michel, 1997).

12 Settimia Spizzichino, citée par Alessandro Portelli,L’ordine è stato già eseguito, op. cit., p. 16.

26 Le cartable de Clio, n° 4

et de la complexité : à travers la distinctionopérée par Auerbach entre la logiqued’Athènes et la narrativité de Jérusalem, leshistoriens oraux sont plus proches de Jérusa-lem même s’ils n’oublient pas leurs responsa-bilités envers Athènes. Ils ne se soustraientdonc pas complètement au devoir d’interpré-ter leurs propres sources, mais en les resti-tuant très largement, ils offrent à ceux qui leslisent le matériel nécessaire pour des lecturescomplémentaires ou alternatives, ils laissentaussi de l’espace pour une auto-interprétationdes narrateurs.

L’oralité, en somme, n’est pas un simplevéhicule de l’information, mais une compo-sante de sa signification. La forme dialogiqueet la forme narrative qui caractérisent lessources orales se situent au comble de ladensité et de la complexité du langage, quiexprime déjà dans ses tons et ses inflexionsl’histoire et l’identité de celui qui parle, maisqui ajoute encore des significations bien au-delà des intentions et de la conscience desprotagonistes.

Je voudrais donner deux exemples13. Le pre-mier remonte à ma recherche sur la mémoiredes étudiants de ma faculté, pendant l’occu-pation de 1990. L’un des étudiants interrogésraconta que, la première nuit où il assuma leservice d’ordre, en faisant le tour de l’édifice,«nous nous arrêtâmes pour regarder des étoilesque nous prîmes pour deux avions [disposés enformation], non, parce que nous avons vu cesdeux étoiles qui étaient toujours à la même dis-tance, il semblait qu’elles se déplaçaient, parce

qu’il y avait en réalité un nuage qui se dépla-çait». C’est seulement plus tard, en regardantmieux, qu’ils se sont rendus compte que «cen’était pas deux avions, mais deux étoiles» 14.Pour le narrateur, l’épisode était seulementune «histoire de folie ordinaire», un signe dumanque de lucidité de ces moments-là. Maisil n’était pas difficile de voir aussi dans cettenouvelle perception des choses qui bou-geaient dans le ciel le rapport existant, dans laculture d’une génération, entre l’imaginairetechnologique et la pulsion utopique, un rap-port reproduit par les deux grands symbolesde ce mouvement – la technologie fax et l’exo-tique panthère 15 – et marqué par un équilibreincertain entre une demande de modernisa-tion et d’efficience des institutions universi-taires, et l’utopie de sa transformation en unecommunauté paritaire du savoir. Mais cettecomplexité n’était pas exprimée sous uneforme analytique, mais comprimée dans unemétaphore, pas même contrôlée par le narra-teur, mais tellement chargée de sens qu’elledevait être racontée.

L’autre exemple concerne une expériencedans une petite église fondamentaliste deHarlan, dans le Kentucky 16. C’est l’un des ter-ritoires les plus pauvres, les plus marginalisés,les plus massacrés sur le plan écologique, desEtats-Unis : les fidèles étaient une dizaine, enhabits de travail, tous plus ou moins analpha-bètes, à peine capables de lire la Bible. Surl’autel, il y avait une inscription: «There’s abetter place to go», il y a un meilleur endroit

13 Mais je renvoie aussi au récit d’Ada Pignotti (voirnote 3) où la forme verbale de la réticence exprime unfait socio-culturel important, c’est-à-dire la réticence etla difficulté à parler d’un thème considéré comme privéet tabou.

14 Fabio Ciabatti, cité par Micaela Arcidiacono et al,L’aeroplano e le stelle, op. cit., p. 7.15 Le mouvement étudiant dont il est ici question s’étaitappelé «Mouvement de la Panthère» [ndt].16 Alessandro Portelli, «C’è un posto migliore. Musica etestimonianza in una chiesa di Harlan, Kentucky »,Acoma, n° 14, été-automne 1998, pp. 57-63.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 27

où aller. Plus tard, la prédicatrice laïque LydiaSurgener expliqua qu’un billet avec cette ins-cription avait été mis dans le cercueil de samère. Il y a dans cette phrase l’essence d’unereligiosité émotionnelle fondamentaliste quiméprise ce monde et reporte toutes lesattentes sur un monde meilleur. Mais j’aiensuite écouté le témoignage (au sens stricte-ment religieux) d’un autre fidèle, BrotherMiller, qui parlait de ses histoires d’émigra-tion et utilisait des métaphores liées aumonde automobile – et il m’est venu à l’espritqu’un « meilleur endroit », c’était aussi unendroit où ils étaient tellement nombreux àêtre allés pour chercher une vie meilleure,Chicago, Baltimore, Cincinnati. Et il m’estvenu à l’esprit que la veille, j’avais participé àune réunion de famille où Lydia Surgener etses parents parlaient de la lutte à mener contrela destruction des arbres et du patrimoinehydrogéologique de leurs vallées – ainsi, «unmeilleur endroit», ça pouvait aussi être Har-lan même, transformée par leur actionsociale. En somme, dans cette courte phrase,on retrouvait toutes les alternatives offertes àces personnes : la religiosité archaïque de larésignation, la solution personnelle (mais àune échelle de masse) de l’émigration, lamodernité radicale de la lutte sociale. Làencore, ni Lydia Surgener, ni ses proches, nises parents ne formulèrent cette idée entermes analytiques et explicites comme je lefais ici. Là encore, ils ont fait beaucoup mieux:ils sont parvenus à la comprimer dans uneimage et une phrase.

7. Un meilleur endroit : quoi qu’il en soit, unrêve, un désir (une certitude pour celui qui a lafoi). Souvent, ce désir d’un monde meilleurprend la forme de narrations contrefactuelles

– l’uchronie qui est au temps ce que l’utopieest à l’espace : nous aurions un mondemeilleur si… Les uchronies les plus familièressont les révolutionnaires: nous aurions eu unmonde meilleur si nous avions fait la révolu-tion en 1921 17, au moment de l’occupationdes usines…, si nous avions résisté le 8 sep-tembre 18…, si nous n’avions pas laissé sus-pendre telle ou telle grève…19. Il y a aussi uneuchronie dans le récit contre-factuel desFosses Ardéatines : il n’y aurait pas eu le mas-sacre si les partisans s’étaient rendus…Chaque fois, le récit uchronique contrefac-tuel imagine un tournant manqué, ou untournant erroné, dans le cours de l’histoire,et il exprime implicitement un jugement decondamnation ou de désillusion sur l’his-toire réelle, le monde tel qu’il a été et tel qu’ilest. Et cela nous fait comprendre avec quellespensées, avec quelles visions et rêves demondes possibles les personnes avec quinous parlons ont traversé le temps de leurvie et de l’histoire.

J’aimerais alors conclure avec l’uchroniesuprême, la plus globale et la plus élevée quej’aie jamais entendu. C’était lors d’une mani-festation syndicale à Rome, en 1985, je sui-vais un groupe de retraitées, anciennesouvrières du textile, venues de Terni. A uncertain moment, je leur demande si elles

17 Juste après la Première Guerre mondiale, l’Italie aconnu deux années de fortes mobilisations sociales,appelées le « Biennio rosso », au cours de laquelle denombreuses usines ont été occupées dans les régionsindustrielles [ndt].18 L’Armistice du 8 septembre 1943 a débouché sur l’oc-cupation du nord de l’Italie par les nazis avec la mise enplace du régime fantoche de la République sociale ita-lienne [ndt].19 Alessandro Portelli, « Uchronic Dreams : Working-Classe Memory and Possible Worlds» in The Death ofLuigi Trastulli, op. cit., pp. 99-116.

28 Le cartable de Clio, n° 4

sont croyantes. L’une d’entre elles, Diana,répond : « Non ; si nous voulons croire àquelque chose, nous y croyons. Mais il faudraitalors faire les choses justes. Chacun est croyantà sa manière. Mais il faut le dire à ce pauvreChrist qu’ils ont crucifié ». Et son amie, quiportait un prénom peu banal, Madeleine, deconclure par la très rapide vision prolétaired’une histoire sacrée possible, faite de mères,et non de pères : « Moi, si j’avais été Dieu »,s’est-elle exclamée, « si j’avais été le père, je nel’aurais pas fait crucifier » 20.

20 Cité par Alessandro Portelli, Biografia di una città, op.cit., p. 356.

Le cartable de Clio, n° 4 – Le moment Norton Cru – 29-36 29

LE MOMENT NORTON CRU ET L’IRRUPTION DES TÉMOINSDANS L’ÉCRITURE DE L’HISTOIRE DU XXe SIÈCLE

FRÉDÉRIC ROUSSEAU, UNIVERSITÉ PAUL-VALÉRY DE MONTPELLIER 1

Comment écrire l’histoire tragique duXXe siècle et notamment celle des guerres ?Est-ce en soupçonnant le témoignage ou ense mettant à son écoute? Les témoins de laPremière Guerre mondiale ont-ils eu la ten-tation d’imposer aux historiens «une dicta-ture du témoignage» 2 ? Aujourd’hui, les his-toriens eux-mêmes ne se montrent-ils pastrop confiants dans les témoignages ? A cesquestions qui restent d’une grande actualité –il n’est pas rare en effet de voir encore aujour-d’hui s’opposer historiens et témoins –, unparfait inconnu, professeur de lettres fran-çaises au Williams College (Massachussets),mais né en Ardèche, d’un père pasteur pro-testant et d’une mère anglaise, apporte dès1929, une première et forte réponse sous laforme d’un gros livre, Témoins 3. Son auteur

est un ancien combattant français de laGrande Guerre…

1914 OUVRE L’ÈRE DU TÉMOIN…

Jean Norton Cru, c’est son nom, a 35 ansquand la guerre éclate en Europe en août 1914.Il quitte immédiatement son poste d’ensei-gnant aux Etats-Unis et regagne la France. Enoctobre, il rejoint le front, et c’est le choc…:

«notre baptême du feu, à tous, fut une initiation

tragique. Le mystère ne résidait pas, comme les

non-combattants le croient, dans l’effet nouveau

des armes perfectionnées, mais dans ce qui fut la

réalité de toutes les guerres. Sur le courage, le

patriotisme, le sacrifice, la mort, on nous avait

trompés, et aux premières balles nous reconnais-

sions tout à coup le mensonge de l’anecdote, de

l’histoire, de la littérature, de l’art, des bavardages

de vétérans et des discours officiels.» 4

Jean Norton Cru fait sienne la phrase de PaulRimbault : « Des larmes me venaient d’avoircru la guerre belle et rédemptrice…» 5.

Le soldat, et surtout l’homme épris de vérité –profondément marqué par l’affaire Dreyfus –,découvre que l’image de la guerre tradition-nellement donnée par les historiens militaires,

1 ESID, UMR 5609 du CNRS et Université Paul-Valéry deMontpellier.2 Cette expression outrancière est notamment utilisée parStéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker dans leurouvrage 14-18, Retrouver la guerre, Paris, Gallimard,2000, p. 52. Leur point de vue a fait l’objet de critiquesnombreuses. Voir à ce sujet Rémy Cazals, Frédéric Rous-seau, 14-18, Le Cri d’une génération, Toulouse, Privat,2001 ; Rémy Cazals, « 1914-1918, Oser penser, oserécrire », Genèse, n° 46, mars 2002, pp. 26-43. AntoineProst, «La guerre de 1914 n’est pas perdue», Le Mouve-ment social, n° 199, avril-juin 2002, pp. 95-102. FrédéricRousseau, Le Procès des témoins de la Grande Guerre.L’affaire Norton Cru, Paris, Le Seuil, 2003.3 Jean Norton Cru, Témoins. Essai d’analyse et de critiquedes souvenirs de combattants édités en français de 1915 à1928, Paris, Les Etincelles, 1929 (rééd. Presses Universi-taires de Nancy, 1993). Toutes les références renvoient à laréédition de 1993.

4 Jean Norton Cru, Témoins, op. cit., pp. 13-14.5 Ibid., pp. 464-466.

30 Le cartable de Clio, n° 4

la littérature ou les tableaux des musées estfausse. Cette brutale et révoltante décou-verte du grand « mensonge » sur la guerreconditionne tout le reste de la vie de JeanNorton Cru ; surtout, elle est à l’origine deson œuvre qui veut être à la fois un remède à« l’inconcevable ignorance » que tous lescombattants avaient du vrai visage de laguerre et une arme pour la paix. Les piedsdans la boue de Verdun, sous les obus et lamitraille, il lit déjà beaucoup ; il lit avec unœil particulièrement critique les premierssouvenirs publiés de ses camarades. Bien sûr,la lecture constitue un bon dérivatif à la soli-tude et aux souffrances endurées. Finjuin 1916, lors d’une attaque menée sur leversant est du ravin des Vignes à Verdun, samusette emportait Sous Verdun de Genevoix,et Ma Pièce de Paul Lintier 6. Après avoir luGenevoix, il le recommande à sa famille ; il lecompare aux livres de J. Renaud, qu’il trouvebien médiocres voire « dangereux » 7. Toute-fois, en décembre de la même année, ilexprime déjà certaines idées essentielles quel’on retrouve quelques années plus tard dansl’introduction de Témoins :

«La légende de la guerre ! Elle ne date pas de 1914

certes et je suis sûr qu’il y a des déformations, des

illusions voulues, pieuses et patriotiques, dans

l’Illiade, les livres mosaïques, les inscriptions de

Memphis et de Ninive, les Chansons de Geste, les

Chroniqueurs et jusque dans les histoires contem-

poraines… La convention la plus curieuse est celle

qui consiste à nier la peur, à affirmer la soif du

danger. Et c’est là qu’est la plus grande fausseté de

la légende de la guerre…

Si j’ai un espoir, c’est que cette guerre fera naître

une littérature réaliste des combats, due à la

plume des combattants eux-mêmes, à la plume

des survivants et à celle des morts dont on sortira

les lettres, les carnets de route, les notes intimes.

[…] Parmi les millions de combattants il y a bien

quelques esprits justes, épris de vérité simple, ins-

truits des difficultés de l’histoire, de la valeur rela-

tive des témoignages, du besoin de contrôle des

faits, de la puissance des illusions, des erreurs de

sens ; de la persistance des idées acquises. Ceux-là

notent ou se souviennent et vous les entendrez un

jour 8… Je ne sais ce qui me pousse aujourd’hui à

vous révéler ce que je rumine depuis tant de mois.

Je médite sur ces tristes choses non seulement en

tant que Français, mais en tant que chrétien, en

tant qu’homme, car ce que je dis de la légende de

guerre s’applique à tous les pays belligérants. » 9

Dès ce moment, dans les tranchées mêmes, lepoilu Norton Cru considère comme un« sacrilège » que des écrivains puissent faireavec le sang et les angoisses des combattants«de la matière à littérature» :

«X me fait de la peine, écrit-il depuis Verdun, par

son attitude à l’égard de la guerre en tant que

matière à littérature. Pour lui la question du gain

excuse toutes les imaginations, toutes les fantai-

sies. Je lui répondis hier que je considère comme

un sacrilège de faire avec notre sang et nos

angoisses de la matière à littérature, to put

romance around the vilest of human inven-

tions. Il lui faudrait avoir passé là où j’ai passé.

La réalité dans toute sa vérité brutale l’empêche-

rait de conserver son point de vue de guerre de

légende et d’épopée, où le sang rutile splendide-

ment sur les armures. Si nous avons encore la

guerre au XXe siècle, c’est parce que les hommes

6 Jean Norton Cru, Témoins, op. cit., p. 4.7 Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humainesd’Aix-en-Provence, t. XXXV, 1961, p. 48. Voir aussi JeanNorton Cru, Témoins, op. cit., p. 392.

8 Voir Rémy Cazals et Frédéric Rousseau, 14-18, Le Crid’une génération, op. cit.9 Lettre du 29 décembre 1916 in Annales de la Faculté desLettres…, op. cit., pp. 49-50.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 31

ont trop entretenu cette fameuse beauté du car-

nage. Nous devons tous dire mea culpa, et non

constamment tua culpa » 10.

Survivant du grand carnage, Norton Cruretourne aux Etats-Unis ; là, malgré les sollici-tations de ses proches pour l’inciter à rédigerses propres souvenirs de guerre, il y renonce;en 1922, son choix de réaliser un livre d’unautre type paraît définitivement arrêté. Assu-rément, le pèlerinage entrepris à Verdun aumois d’août, et la «résurrection des souvenirsd’un passé mort» 11, semblent avoir conforté sadétermination. Dans le silence solitaire de labibliothèque du Williams College, il entre-prend alors une étude systématique des sou-venirs de combattants édités en françaisdepuis 1915. Tâche immense ; inédite ;unique. Un peu folle aussi. Mais Jean NortonCru se sent alors littéralement appelé à témoi-gner pour les témoins. Sans l’avouer expressé-ment, à partir de ce moment-là, il s’identifie àl’un des nombreux auteurs convoqués dansTémoins et à propos duquel il écrit cettephrase significative :

« il n’est pas vrai que Lemercier parle unique-

ment en son propre nom ; il est l’homme choisi

par le destin pour être l’interprète de l’angoisse

commune de ses frères d’armes des tranchées. » 12

A sa manière, lui aussi, Jean Norton Cru sesent «choisi par le destin». Sans doute peut-ony retrouver l’influence de son éducation pro-testante et de son intimité avec l’Ancien Testa-ment. Il n’en demeure pas moins que ce projetest d’une originalité et d’une ampleur sansprécédent. Et puis, l’enjeu n’est pas modestecar Norton Cru s’est assigné la mission de dire

à ses contemporains et à leurs descendants lavérité sur la guerre, dans l’espoir d’en empê-cher le retour. A ce titre, cette entreprise n’estdonc pas seulement de nature littéraire ouscientifique; elle est foncièrement politique.Quelques mots prononcés au cours d’uneconférence publique tenue à Williams Collegele 14 février 1922 permettent de comprendrecomment l’idée a cheminé dans son esprit :

« là, dans ma tranchée, je fis le serment solennel

de ne jamais soutenir ces mensonges, et, si Dieu

me sauvait la vie, de rapporter la relation sin-

cère et véridique de mon expérience. J’ai juré de

ne jamais laisser mon imagination ni aucun

désir d’expression littéraire faire de mon moi

d’après-guerre le calomniateur de mon ancien

moi de combattant. (Il y a des traîtres qui ont

été pris par l’amour propre). J’ai juré de ne

jamais trahir mes camarades en peignant leur

angoisse sous les couleurs brillantes du sentiment

héroïque et chevaleresque. » 13

Cependant, durant trois longues années,Norton Cru dut travailler et lutter seul ; sansappui, sans soutien, sans même aucune assu-rance de voir son œuvre être un jour publiée.L’horizon ne s’éclaircit qu’en 1925 lorsqu’ilfait la connaissance de James Shotwell, direc-teur de programme de la Dotation Carnegiepour la Paix internationale ; immédiatement,Shotwell se passionne pour l’entreprise etprogramme la publication de l’ouvrage sousl’égide de la Dotation 14. A la fois intellectuel-lement conforté dans sa démarche originale

10 Lettre du 22 janvier 1917, ibid., p. 45.11 Lettre de juillet 1923, ibid., p. 51.12 Jean Norton Cru, Témoins, op. cit., p. 531.

13 Voir Bibliothèque universitaire des Lettres d’Aix-en-Provence, Fonds Norton Cru, « Courage and fear inbattle : according to tradition and in the Great War »(cote : Ms. 75).14 Les relations entre Shotwell et Norton Cru sont lon-guement évoquées dans Frédéric Rousseau, Le Procès destémoins de la Grande guerre. L’affaire Norton Cru, Paris,Le Seuil, 2003.

32 Le cartable de Clio, n° 4

et moralement réconforté par ce soutieninespéré, Norton Cru consacre alors tout sontemps libre et toutes ses forces à son œuvre.Totalement immergé dans l’expérience deguerre, il confronte inlassablement sa propreconnaissance à celle des autres. Sans relâche,il lit et relit les livres publiés par ses cama-rades d’infortune ; il les dissèque, les annote,les critique, les juge. Sévère, exigeant, soup-çonneux, trop parfois, notamment à l’égardde certains écrivains à succès, Norton Cruentend séparer le bon grain de l’ivraie, repé-rer les témoignages sincères, mais aussiconfondre et dénoncer faussaires et boni-menteurs. Prenant à contre-pied la plupartdes critiques littéraires de son temps, ilmesure la qualité des témoignages à l’aunede leur apport documentaire. Ajoutons quele temps presse ; il s’agit de publier le livre en1928 car chacun pressent que l’intérêt dupublic pour la Grande Guerre va renaître àl’occasion du dixième anniversaire de la vic-toire. De fait, Témoins est contemporain à lafois des enquêtes de Péricart et de Ducassefondées sur les témoignages de combattants,et des grands livres de guerre d’Erich MariaRemarque, de Ludwig Renn, de RobertGraves, de Jacques Meyer, brillantes esta-fettes des Céline, Giono, Lussu, etc.

Au printemps 1928, au terme d’un labeurépuisant, le manuscrit est enfin prêt àrejoindre la collection française des publica-tions de la Dotation Carnegie; 300 œuvres de250 auteurs ont été analysées; parmi elles figu-rent des correspondances, des carnets deguerre, des recueils de souvenirs et quelquesromans et autres ouvrages de fiction ; il nereste à l’auteur qu’à obtenir l’assentimentpréalable du comité directeur… Or, contretoute attente, celui-ci refuse de publier le livrede Norton Cru. Ayant lu le manuscrit, le

comité craint les réactions des personnesmises en cause dans le livre ; il ne veut pasengager la Dotation Carnegie dans une polé-mique… La peur du scandale est d’ailleurs siforte que les grandes maisons d’édition pari-siennes se désistent les unes après les autres etrefusent de publier un auteur inconnu, qui desurcroît n’appartient à aucune coterie, et quisurtout s’en prend vertement à de nombreusesgloires littéraires, et notamment aux deuxicônes du monde combattant de l’entre-deux-guerres, Barbusse et Dorgelès 15. C’est finale-ment à compte d’auteur que paraît Témoins.Essai d’analyse et de critique des souvenirs decombattants édités en français de 1915 à 1928,en août 1929, les Editions Les Etincelles deMarcel Bucard se chargeant de la diffusion.

Le silence aurait pu tuer le livre. Mais peud’hommes de lettres savent résister à la tenta-tion de châtier l’impudent, de sorte que levacarme généré par les écrivains combattantsvexés sauve le livre et lui assure une bonnepublicité. Le débat est violent mais peut sedévelopper. Et en définitive, au-delà desvaines polémiques, des insultes, et des mau-vais procès infligés à Témoins, Norton Cruréussit à interpeller les principaux intellec-tuels de son temps ; parmi ceux qui ont dis-cuté et largement défendu la démarche deNorton Cru, on retiendra entre autres lesnoms de Julien Benda, Paul Desjardins, etceux des historiens Septime Gorceix, PierreRenouvin, Jules Isaac, Charles Delvert, lestrois derniers étant eux-mêmes des anciens

15 Sur cette polémique, voir Frédéric Rousseau, Le Procèsdes témoins de la Grande Guerre, op. cit. Par ailleurs, lacorrespondance de guerre de Roland Dorgelès a récem-ment permis de contredire les sentences les plus injustesde Norton Cru à son égard ; voir Roland Dorgelès, Jet’écris de la tranchée. Correspondance de guerre 1914-1917,Préface de Micheline Dupray, édition critique de FrédéricRousseau, Paris, Albin Michel, 2003.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 33

combattants… Ainsi, l’ère du témoin 16 nes’ouvre-t-elle pas avec l’ouverture des campsnazis mais bien dès le retour des survivantsde 14-18. L’ouvrage de Norton Cru ne secontente pas d’accompagner et d’amplifierlargement cette ouverture, il propose uneméthode de qualification des témoignages entant que sources pour l’Histoire.

DES TÉMOIGNAGES POUR UNE MISE EN RÉCIT HISTORIQUE DE L’EXPÉRIENCE COMBATTANTE

C’est bien à tort que certains de ses contemp-teurs ont reproché à Jean Norton Cru de sefonder uniquement sur son expérience per-sonnelle de combattant. En réalité, il a bâti etproposé une première méthode d’exploitationdes témoignages, largement inspirée desleçons de l’école méthodique qui depuisCharles Seignobos et Charles-Victor Langloisont été suivies par des générations d’histo-riens. Tout d’abord, n’est pas témoin qui leprétend. Plus précisément, le bon, le vrai, leseul témoin est un témoin oculaire. La prioritéde ce critère et son caractère indispensablesont hautement affirmés 17. C’est d’ailleurspour répondre à cette exigence que Jean Nor-ton Cru entreprit de «rassembler les relationsdes narrateurs qui ont agi et vécu les faits, à l’ex-clusion des spectateurs, qu’ils soient du quartiergénéral à quelques kilomètres de la scène ou dansleur bureau à Paris» 18. C’est également pourcette raison que Jean Norton Cru a pris tant desoin à vérifier les états de service des auteurs se

présentant en témoins, chaque auteur devantpouvoir prouver qu’il a pu voir ce qu’ilraconte. Pour ce travail particulièrement labo-rieux mais incontournable, il a été raillé et dif-famé. Or, en l’occurrence, il ne s’agissait pourlui que d’effectuer la «critique de provenance»préconisée par les historiens Charles-VictorLanglois et Charles Seignobos 19, une procé-dure toujours suivie par la plupart des histo-riens professionnels. Faisant sienne l’opiniondu capitaine Rimbault, Jean Norton Cruaffirme aussi que ces témoins oculaires doi-vent avoir vécu la guerre comme commandantde compagnie au maximum, car:

«seul celui qui vit nuit et jour dans la tranchée

sait la guerre moderne… Notre maître, c’est notre

misère quotidienne… Les camarades, ce sont ceux

qui vont du commandant de compagnie au poilu

exclusivement. Les autres, ce sont les chefs.» 20

16 Voir Annette Wieviorka, L’Ere du témoin, Paris, Plon,1998.17 Renaud Dulong, Le Témoin oculaire. Les conditions del’attestation personnelle, Paris, Editions de l’Ecole desHautes Etudes en Sciences Sociales, 1998, p. 74.18 Jean Norton Cru, Témoins, op. cit., p. 9.

19 Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos, Introduc-tion aux études historiques, Paris, Hachette, 1898, rééditionEditions Kimé, 1992, p. 138 et suivantes. Parmi les auteurspris en flagrant délit ou fortement soupçonnés de racon-ter ce qu’ils n’ont pas vu, citons l’abbé Georges Guitton(Témoins, p. 159); Jean Léry, pseudonyme de RaymondRecouly, directeur de la Revue de France (Témoins, p. 176);la dénonciation de Jean Norton Cru n’empêche pasRecouly de publier en 1934 une Histoire de la GrandeGuerre aux Editions de France; Joseph Alneau (Témoins,p. 266); Georges Bertrand (Témoins, pp. 273-274); MarcelFourrier (Témoins, p. 309) ; Lucien Scoudert, artilleur,dont Jean Norton Cru dit «qu’un séjour dans l’infanteriel’aurait guéri de bien de ses préjugés» (Témoins, p. 467).Henri Barbusse à propos duquel Jean Norton Cruexprime ce regret : «il est impossible de savoir quelle fut ladurée de son expérience de la tranchée» (Témoins, p. 556).Sur Edmond Cazal, Norton Cru écrit : «il faut avoir unesingulière audace quand on est médecin non combattant, etqu’on n’a pas tenu à garder son poste au front, pour venir àparler en notre nom à nous, les poilus, et affirmer que nouseûmes la volupté de tuer, de nous sacrifier, de mourir. Cazals’est bien gardé de rechercher ces voluptés-là» (Témoins,p. 582). Concernant Jean des Vignes Rouges, pseudonymedu capitaine Taboureau, Jean Norton Cru a cette phraseimplacable: «on est mal venu de se faire l’apologiste de laguerre quand on n’a pas été du nombre de ceux qui l’ontfaite et en ont souffert» (Témoins, pp. 648-649).20 Cité dans Jean Norton Cru, Témoins, op. cit., p. 11.

34 Le cartable de Clio, n° 4

Selon Norton Cru, les plus aptes à révéler lavérité de la guerre des combattants, ce sontbien sûr les combattants eux-mêmes ; pourautant, il ne prétend pas que «l’écrivain poilusoit véridique par tempérament» 21 ; l’auteur deTémoins précise qu’il qualifie de combattant,

«tout homme qui fait partie des troupes combat-

tantes ou qui vit avec elles sous le feu, aux tran-

chées et au cantonnement, à l’ambulance du

front, aux petits états-majors : l’aumônier, le

médecin, le conducteur d’auto sanitaire sont des

combattants» ; en revanche, « le soldat prisonnier

n’est pas un combattant, le général commandant

le corps d’armée non plus, ni tout le personnel du

GQG. La guerre elle-même a imposé cette défini-

tion fondée sur l’exposition au danger et non plus

sur le port des armes qui ne signifie plus rien» 22.

Ainsi, dans une large mesure, Témoins devintle porte-voix des témoins eux-mêmes, poilus,hommes de l’avant, sans-grade ; il se donnepour mission de légitimer leur revendicationde voir historicisée la part éminente qu’ils ontprise dans l’histoire nationale. Plus encore,Norton Cru les invite non seulement à exigermais à veiller sur ce droit nouveau. Car «siquelqu’un connaît la guerre, c’est le poilu, dusoldat au capitaine» 23, affirme-t-il. Il s’agit defaire en sorte que l’expérience combattantedevienne un objet et un sujet d’histoire ; dansune formule judicieuse, l’historiographe bri-tannique Edward H. Carr parlait du « clubfermé des faits historiques » : Norton Cru,comme de nombreux autres témoins de 14-18, eurent précisément l’ambition de forcerles portes capitonnées du club 24. Avec sonlivre, Norton Cru invente, clame et réclame

un droit nouveau: le droit pour les hommesordinaires à entrer dans l’Histoire. Pour lapremière fois, chez de nombreux acteursd’une grande catastrophe, ici les poilus de laGrande Guerre, s’expriment l’inquiétude 25 etla révolte d’être dépossédés de leur expériencetragique par les historiens patentés et les falsi-ficateurs. Témoins a précisément pour butd’organiser, d’amplifier et de légitimer leurcri 26. Et cette légitimité ne peut s’acquérir quesi les témoignages sont véridiques. Pour s’enassurer, il faut passer les témoignages au criblede la critique. C’est en cela que Témoins estbien autre chose qu’une simple anthologie desbons et des moins bons témoignages ; en réa-lité, ce livre propose aux témoignages et auxtémoins un véritable statut. Par l’écho de sonœuvre, l’auteur apparaît comme la consciencede sa génération à laquelle il adresse cet appelangoissé :

« Nous conjurons nos camarades poilus de ne

jamais s’écarter des leçons si claires de leur expé-

rience et de démentir tout ce qui la contredit, en

particulier les légendes héroïques. Qu’ils décla-

rent partout que le fait héroïque de la Tranchée

des baïonnettes 27 est un mensonge, qu’il n’a pas le

sens commun et qu’il nous couvrira de ridicule

auprès de générations nouvelles qui seront moins

dupes que nous de la beauté des anecdotes de

guerre. Il faut protester, il faut que tous les poilus

qui comme moi ont tant souffert à Verdun se

21 Ibid., p. 451, note 2.22 Ibid., p. 10.23 Ibid., pp. 13-14.24 Edward H. Carr, Qu’est-ce que l’histoire ?, Paris, LaDécouverte, 1988 (1961), p. 58.

25 Voir Annette Wieviorka, L’Ere du témoin, Paris, Plon,1998, p. 132.26 Voir notre livre, Rémy Cazals, Frédéric Rousseau, 14-18,Le Cri d’une génération, Toulouse, Editions Privat, 2001,p. 94.27 En juin 1916, sur les pentes sud-ouest du fort deDouaumont, près de Verdun, les occupants d’une tran-chée française, furieusement bombardés, seraient demeu-rés héroïquement à leur poste de défense et auraient étélittéralement ensevelis debout, le fusil à la main. Cettetranchée était encore au début des années trente montréeaux touristes, conservée et arrangée en manière demonument historique.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 35

Trente ans plus tard, lorsque Maurice Genevoixévoque la masse de documents considérableproduite par les peuples engagés dans la guerre,il rejoint le point de vue de Norton Cru dont ilsalue chaleureusement la « soif de vérité » :

« On s’en doute bien : le meilleur et le pire s’y

mêlent. D’où suit qu’il eût fallu, pour en éprouver

l’aloi, avoir connu d’expérience personnelle les

réalités de la guerre.» 32

Pour autant, pas plus que Genevoix, JeanNorton Cru n’a prétendu que les biblio-graphes et les historiens de l’avenir seraienttotalement impuissants ni même désarmés ;ils pourront notamment s’appuyer sur destravaux du type de Témoins ; et puis, selonNorton Cru, ils bénéficieront d’une «visionplus nette, plus objective qu’on attribue aurecul» 33. Mais il ne cède rien sur ce qui luiapparaît représenter l’essentiel :

« Cet avantage, écrit-il, ne saurait compenser

leur inaptitude à critiquer certaines erreurs de

témoins que seul un autre témoin peut discer-

ner. Nous croyons donc que notre époque est la

meilleure pour entreprendre la préparation des

matériaux. L’avenir, trouvant des matériaux

abondants, divers et prêts à servir, aura sur

nous un avantage incontestable pour travailler

à l’histoire proprement dite. Ceux qui antici-

pent en écrivant dès maintenant des histoires

se condamnent à faire du provisoire et un pro-

visoire de très courte durée. Ils gaspillent leur

temps et leur savoir. » 34

rendent compte que nos souffrances vraies se

trouvent insultées par cette caricature d’héroïsme

sortie de cervelles d’embusqués. » 28

Plus optimiste à la fin de son ouvrage, JeanNorton Cru proclame tout de même:

«On aura beau faire, on n’étouffera pas le témoi-

gnage collectif de la génération qui a fait la guerre.

On ne pourrait qu’en retarder la reconnaissance

officielle, l’homologation, au grand dommage de

l’histoire et des espoirs impatients d’une huma-

nité pacifiste.» 29

A nouveau, la marque du dreyfusisme surl’état d’esprit de Jean Norton Cru est sen-sible. Son expression fait écho à la célèbre for-mule dreyfusarde : « la vérité est en marche, etrien ne l’arrêtera.» 30

Certains mal classés ont toutefois vouludénier à Norton Cru la légitimité de sadémarche. Mais, objecte le critique :

« Qui donc serait mieux à même de faire un pre-

mier triage des récits de combattants qu’un de

leurs frères d’armes pourvu qu’il soit probe et

patient dans ses recherches ? Comment un non-

combattant de nos jours ou de l’avenir pourrait-

il faire certaines critiques que l’on trouvera ici et

qui seules peuvent établir que certains témoi-

gnages sont douteux ? Les petits faits significatifs

de la tranchée constituent un domaine fermé,

connu de ceux-là seuls qui vécurent la vie du

poilu. » 31

28 Jean Norton Cru, Témoins, op. cit., p. 35.29 Ibid., pp. 546-548.30 Emile Zola, La Vérité en marche, M. Scheurer-Kestner,Paris, Garnier-Flammarion, (1901) 1969.31 Jean Norton Cru, Témoins, op. cit., p.VII et 26. Elie Wie-sel soutient quant à lui «que le cœur de l’holocauste dépasseles capacités de compréhension de tout individu à l’exceptiondes survivants», cité par Christopher R. Browning, «Ger-man Memory, Judicial Interrogation, and Historical

Reconstruction: Writing Perpetrator History from Post-war Testimony » in Saul Friedlander (ed.), Probing theLimits of Representation, Nazism and the “Final Solution”,Cambridge Massachusetts, Harvard University Press,1992, p. 36.32 Maurice Genevoix, préface dans André Ducasse,Jacques Meyer, Gabriel Perreux, Vie et mort des Français,1914-1918, Paris, Hachette, 1959, p. 9.33 Jean Norton Cru, Témoins, op. cit., p. 26.34 Ibid., p. 26.

36 Le cartable de Clio, n° 4

Soulignons encore que Norton Cru n’a jamaisprétendu substituer les témoignages aux tra-vaux des historiens. A l’instar du travail desarchivistes qui trient et classent les archives quileur sont confiées par les différentes adminis-trations, celui de Norton Cru se limite à pré-parer les matériaux pour les futurs historiensde la guerre. Plus simplement, l’auteur deTémoins considérait que l’écriture de l’histoirede la guerre ne pouvait pas, ne pouvait plus,être écrite du seul point de vue des gouverne-ments, des états-majors et des grands chefs.Comme ses camarades de la génération dufeu, il a revendiqué non seulement la prise encompte mais la mise en récit historique del’expérience combattante, non par les témoinsmais par les historiens. Cette revendication desrescapés du gigantesque massacre, hommesdu rang et gradés subalternes de voir leurguerre écrite a été parfaitement exprimée parun autre survivant, l’écrivain André Ducasse:

« La guerre des chefs, beaucoup l’ont écrite et

l’écriront encore. Depuis les campagnes

d’Alexandre, c’est la seule qu’on ait étudiée. Je

désire m’occuper surtout de la foule anonyme, qui

donnait ses fatigues, sa détresse et son sang.

On lui a consenti déjà les honneurs de l’Arc de

Triomphe. Peut-être ne suffit-il pas de consacrer

une minute de silence au Soldat inconnu, d’exal-

ter son courage héroïque, son souvenir glorieux.

La meilleure façon d’honorer les morts pour la

patrie n’est-elle pas de dire en toute sincérité

comment ils ont vécu et comment ils sont

morts ? » 35

C’est la première fois qu’une telle revendica-tion voit le jour: elle est revendication politique

d’une reconnaissance par la nation des sacri-fices consentis par la foule des anonymes quipiétinaient dans les tranchées, mais aussirevendication de vérité et de dignité, revendi-cation sociale d’existence dans l’espace public.Pour autant, on est loin, on le voit, de la tenta-tive d’instauration d’une «dictature du témoi-gnage» qu’ont cru découvrir certains histo-riens. Sans doute, Témoins n’est-il pas sansimperfections ; sans doute également, JeanNorton Cru ne parvient-il pas à dire toute lavérité sur la guerre ; il en est parfaitementconscient, mais son mérite est de nous la faireapprocher sur nombre d’aspects. Les donnéesles plus récentes de l’historiographie consacréedans de nombreux pays à l’expérience combat-tante, et s’appuyant notamment sur de nom-breux témoignages mêlant écrits d’intellec-tuels, d’artisans et de paysans, permettentd’affirmer que Jean Norton Cru n’a pasdéformé la part la moins inaccessible de lavérité sur la guerre36. A sa manière, Témoins aérigé une digue solide, fière révolte contre cettepremière forme de négationnisme que futlongtemps le travestissement de l’expérience dela guerre37.

35 André Ducasse, La Guerre racontée par les combattants.Anthologie des écrivains du front (1914-1918), Paris,Hachette, 1932, 2 vol., p. 10.

36 Voir Tony Ashworth, Trench Warfare 1914-1918 : theLive and Let Live system, New York, Holmes & Meier,1980; Lucio Fabi, Gente di Trincea. La Grande Guerra sulCarso et sull’Isonzo, Milan, Mursia, 1994; Frédéric Rous-seau, La Guerre censurée. Une histoire des combattantseuropéens de 14-18, Paris, Le Seuil, 1999; avec une préfaceinédite en Collection Points-Seuil, 2003.37 Dans Du Témoignage, publié en 1931 aux éditions Gallimard, Norton Cru a encore offert au public un précis abrégé de sa méthode et une anthologie desmeilleurs témoins dans un format plus accessible.

Le cartable de Clio, n° 4 – A propos de coupeurs de canne à sucre brésiliens – 37-46 37

À PROPOS DE COUPEURS DE CANNE À SUCRE BRÉSILIENS : LA «MÉMOIRE COLLECTIVE» PRISE EN OTAGE

CHRISTINE RUFINO DABAT, DÉPARTEMENT D’HISTOIRE DE L’UNIVERSITÉ FÉDÉRALE

DU PERNAMBOUC, RECIFE, BRÉSIL

« Le Brésil est un don du sucre » 1, a affirmél’éminent intellectuel Caio Prado Júnior.Cette heureuse expression décrit bien l’his-toire du Pernambouc, l’un des plus ancienssites de l’installation portugaise en terresaméricaines. Avec la sacchariculture prenaitaussi racine un mode d’exploitation particu-lièrement brutal des terres et de la main-d’œuvre dans une région aujourd’hui encoreappelée « zone de la forêt ». La façon dontl’histoire de cette activité est racontée se situedans un ensemble référentiel – la «civilisationdu sucre» – combinant des facettes sociales,économiques, politiques et culturelles. Cetteréférence donne ainsi lieu à des explicationstenues pour consensuelles. Ce qui est particu-lièrement vrai pour la période qui suit immé-diatement l’esclavage. Il y aurait, en effet, une«mémoire collective» de la région dont s’ac-commoderaient curieusement les points devue les plus antithétiques. Comme le signaleCharles Heimberg, «parce qu’elle contribue àdes constructions identitaires, et que celles-cisont parfois insérées dans des rapports de domi-nation ou des conflits, la mémoire n’est jamaisneutre » 2. Confrontée aux souvenirs des travailleurs ruraux, l’origine de classe de la

version dominante de cette histoire se révèleclairement : elle fut et elle demeure particuliè-rement utile à une partie de la classe domi-nante, celle des fournisseurs de canne, anciensmaîtres de moulin. Mais les méthodes del’histoire orale, centrées sur le témoignage etle point de vue des coupeurs de canne sur leurpropre passé, remettent en cause l’histoireofficielle. Cette nouvelle version, explicitequant à son origine de classe, permet à sontour de faire reconnaître la capacité des tra-vailleurs de s’approprier et de faire valoir leurpropre histoire. Elle encourage aussi unerénovation des fondements de l’interpréta-tion de l’évolution historique de la région.

LA ZONE DE LA CANNE À SUCRE

L’histoire de la zone de la canne à sucre lanceun défi à une discipline qui désigne l’évolu-tion comme critère fondamental de sonépistémologie. Le grand historien nord-américain Stuart Schwartz la qualifie eneffet, d’« histoire de persistances plutôt que dechangements » 3. Parmi les caractéristiquesdurables les plus lourdes de conséquences, lemonopole de la terre est garanti depuis dessiècles aux quelques familles de planteurs qui1 Caio Prado Júnior, Formação do Brasil contemporâneo

(Colônia), São Paulo, Brasiliense, 1976, p. 144.2 Charles Heimberg, «Les problématiques de la mémoireet l’histoire du mouvement ouvrier», Cahiers d’Histoiredu Mouvement Ouvrier. Dossier Mémoire et Histoire, n° 14,1998, p. 10.

3 Stuart B. Schwartz, Segredos internos. Engenhos e escravosna sociedade colonial, São Paulo, Companhia das Letras,1988.

38 Le cartable de Clio, n° 4

défendent leur apanage par une insertiondominante dans l’appareil de l’Etat et defermes stratégies endogames. La monocul-ture de la canne à sucre est associée à cettestructure foncière dans le système de planta-tion tel qu’il a été défini par Eric Wolf et Sid-ney Mintz 4. Permettant d’approvisionner ensucre des marchés lointains, il réunit, selonEric William, « les pires traits du féodalisme etdu capitalisme sans aucune de leurs vertus » 5.Au fil de cinq siècles, rien n’est venu déran-ger cet ordre. Ni le bref épisode d’invasionétrangère (hollandaise), ni la grande révoltedes esclaves de Palmares au XVIIe siècle, nil’indépendance de 1822, pas même l’aboli-tion de l’esclavage en 1888 ou les transfor-mations techniques et structurelles du sec-teur lors de l’installation de raffineries. Il nes’agissait que d’une « modernisation sanschangement », selon l’heureuse expression dePeter Eisenberg 6.

UNE MÉMOIRE AFFIRMÉE COMMECOLLECTIVE DANS LA CONSTRUCTIONDE L’HISTOIRE RÉGIONALE

L’histoire régionale du XXe siècle est d’uneconception peu classique. Post-moderneavant la lettre, elle donne à la mémoire unepart prédominante non seulement dans lanarration, mais dans l’interprétation du passépour la période allant jusqu’aux années 1960.

Le milieu rural sacchariculteur, secteur éco-nomique hégémonique jusqu’alors, en est lecentre nerveux.

Cette mémoire affirmée comme collectiveprétend décrire la vie dans les plantationscomme emblématique de toute la sociétérégionale. Trait caractéristique de ces récits, ilsdécrivent les relations entre patrons etemployés agricoles résidents7 comme profon-dément distinctes aussi bien de l’esclavage –immédiatement antérieur – que de la «prolé-tarisation» – postérieure – qui allait accompa-gner l’essor des raffineries et l’éviction des tra-vailleurs hors des plantations. Cette périodeaurait ainsi consisté en une parenthèse sereineet pacifique entre deux phases historiques dif-ficiles. Une idéologie de fraternisation entre lesclasses s’y serait alors illustrée, comme le sou-lignent nombre d’anecdotes sur les gen-tillesses, la compassion et la générosité desmaîtres de moulin à l’égard de leurs ouvriersagricoles, descendants directs des esclaves.C’est à qui, parmi les auteurs, témoignera leplus explicitement de la bienfaisance de sesancêtres. Du cas particulier, on passe rapide-ment à des considérations plus générales, et lesreprésentants des planteurs font assaut de rhé-torique pour en affirmer l’universalité. «Uneculture fondamentale, comme celle du sucre, setrouve, comme on le sait, à la base de notre éco-nomie, et constitue l’une des motivations denotre processus historique de vie.» 8

Le discours de classe des planteurs, divulguépar ceux d’entre eux qui se sont consacrés à lalittérature, fut ainsi érigé en dogme. Les mul-tiples écrits de leurs représentants dans les

4 Sidney W. Mintz et Eric Wolf, «Haciendas and Planta-tions in Middle America», Social and Economic Studies,6 (3) Sept. 1957, pp. 380-412.5 Eric Williams, The Negro in the Caribbean, BronzeBooklet, n° 8, 1942, p. 13, cité par S. W. Mintz in SucreBlanc, Misère Noire, Le goût et le pouvoir, Trad. RulaGhani, Paris, Nathan, 1991, p. 80.6 Peter Eisenberg, Modernização sem mudança. A indús-tria açucareira em Pernambuco 1840-1910, Rio de Janeiro,Paz e Terra, 1977.

4 C’est-à-dire «morador», habitant dans les plantations.8 « Ameaça à economia pernambucana », éditorial du Jornal do Commércio, l’un des deux principaux quoti-diens de la région, 1er mai 1957.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 39

divers domaines de la production littéraire,académique et politique tissèrent en unetrame serrée leur version de l’histoire. Cetteconstruction historiographique bâtie sur unmélange littéraire et historique est incontes-tée. Elle est inculquée à chaque générationgrâce à des programmes scolaires qui impo-sent, au nombre très restreint des lecturesobligatoires, l’une ou l’autre des œuvres deJosé Lins do Rego, chantre de ce courant. Ellevéhicule une description passablement édul-corée de l’esclavage, mais surtout de lapériode qui lui fait suite. La vie dans les plan-tations y est généralement présentée commeun mélange de paternalisme solide, même s’ilpeut éventuellement se montrer grognon, etde scènes bucoliques. Malgré de sérieuseslimites, cette existence, vécue littéralementsous les yeux du planteur, aurait pourvu lestravailleurs d’un confort matériel élémen-taire, accompagné d’une rare harmonie quantaux relations entre classes. Une soi-disant«solidarité» au sein de la « famille du sucre»aurait ainsi réuni le raffineur, le fournisseurde canne et les «humbles travailleurs qui fontla grandeur, la prospérité et la fortune privée etpublique du Pernambouc et du Brésil dans lesecteur du sucre» 9. En fin de compte, par sadimension systémique et civilisationnelle, elleaurait garanti et servi le bien commun. Lacontribution de Gilberto Freyre résolvait laquestion de la race par l’affirmationorgueilleuse d’un métissage désirable 10. Lamisère des travailleurs n’était jamais débattuequant à son existence, ni quant à ses causes, et

très marginalement quant à savoir qui devaitendosser la responsabilité de son éradication.Considérée comme naturelle, elle faisait par-tie des données d’une sorte d’ordre établi.

Cette version de l’histoire s’est transforméeen un sens commun renforcé par les discoursconvergents et cumulés de la classe d’origine,mais aussi de l’Etat à tous ses niveaux – dansla mesure où de nombreux postes sont occu-pés par des membres (appauvris) deslignages de «barons du sucre» – ainsi que desmilieux académiques, eux-mêmes formés demembres des branches cadettes des famillesde planteurs et raffineurs. Le folklore familial,dans tous les cas, est aussi venu renforcer, enl’authentifiant à quelques générations de dis-tance, la coloration de «vécu» héritée de lalittérature autobiographique. On y retrouveen effet les mêmes assertions «historiques»,piliers de la « mémoire collective » de larégion, avancées publiquement au titre de laglorieuse histoire locale dans les circons-tances les plus variées : proclamations d’auto-rités publiques et ecclésiastiques, hommagesà des personnalités du monde des affaires,programmes scolaires ou préambules auxplans de développement pour la région. Tousrépètent un même discours sur l’histoire éla-boré par la classe des fournisseurs de canne,sa tonalité nostalgique se répète, nourrie parun élément central – pour eux, et pour euxseulement – c’est-à-dire le fait de leur déca-dence, toute relative, par rapport aux raffi-neurs. L’insertion de représentants de cettefraction de la classe dominante dans lesrouages de la production culturelle et idéolo-gique a ainsi cristallisé cette vision de l’his-toire en un sens commun qui allait passable-ment négliger les réalités de la condition destravailleurs. «Ne pouvant pas gagner le combatdans le domaine économique, les senhores-de-

9 Discours de Gileno De Carli, «Palmares vibrou com apresença de Gileno de Carli e da caravana do IAA »,Diário de Pernambuco, 8 août 1954.10 Auteur de Maîtres et Esclaves, La formation de la sociétébrésilienne, Paris, Gallimard, 1974, son œuvre a fait datepar son opposition aux théories eugéniques alors envogue dans les milieux dirigeants brésiliens.

40 Le cartable de Clio, n° 4

engenho [maîtres de moulin] cherchèrent entreautres à déplacer la lutte sur le terrain symbo-lique. Il s’agissait de construire une «mauvaise»image des usines : à les écouter, la générosité et lamagnanimité des vrais « seigneurs du sucre»,leurs ancêtres, y faisaient défaut.» 11

Les gouvernants eux-mêmes, y compris ceuxprovenant d’autres régions, sans nier la duretédes conditions de vie et de travail des massesde salariés ruraux, passaient sous silence laviolence exercée contre les travailleurs tantpar les forces qui se trouvaient sous leur auto-rité que par les milices patronales. En effet,selon la version officielle et dominante del’histoire, les rapports de travail et les condi-tions de vie dans les plantations de canne àsucre étaient certes marquées par la souf-france et la misère des travailleurs, mais ellesne provoquaient ni révolte, ni volonté dechanger les choses, éventuellement par laforce, étant donné, précisément, la réalitéconditionnée de la bienveillance patronale.Cette mémoire dite collective a fini par conta-miner, en faisant converger les indifférences,toute l’histoire de la région, y compris dansdes milieux académiques et politiques d’hori-zons divers. Tous se sont rendus à un scénarioen deux temps «forts» dominant le paysagehistorique: l’esclavage – passé honteux de parses caractéristiques et sa longévité – et le phé-nomène récent d’expulsion des coupeurs decanne hors des plantations. Ces deuxmoments font l’objet de recherches universi-taires aux conclusions divergentes, de débatsentre écoles historiques. Au contraire, lapériode intermédiaire de salarisation des tra-vailleurs ruraux résidant sur les plantations se

résoudrait à un épisode peu net, de colora-tion archaïsante. L’histoire officielle n’y voitque d’interminables querelles d’intérêts entrefournisseurs de canne et leurs parents pro-priétaires des raffineries de sucre. Lesmarxistes, victimes de conceptions évolution-nistes et eurocentristes appliquées à la sociétébrésilienne, n’y constatent que des tendancesrétrogrades dans une société qu’ils souhaitentardemment urbaine et industrielle, seulefaçon de hâter le rythme du progrès et doncl’avènement de la révolution. La quête d’undevenir historique qui permette enfin au Bré-sil de rattraper le «tramway de l’histoire», 12

sauvant le pays de son « retard » et de son«sous-développement», fait que l’on attribuetrès peu d’intérêt à une phase « féodale» del’histoire nationale, soit un épisode encoreplus embarrassant pour l’honneur nationalque l’esclavage antérieur, dans la mesure où ilconfirme la longue stagnation d’un Brésilindépendant, républicain et en voie d’indus-trialisation. Aucun rôle actif n’est ainsireconnu aux travailleurs ruraux, alors que cerôle était potentiel, comme pour les révoltesd’esclaves, plus redoutées qu’effectives.

L’épisode, pourtant bien connu, des mouve-ments sociaux ruraux des années 1950 et 1960,rare moment où les travailleurs purent se doterbrièvement d’organisations dignes de ce nomavant d’être écrasés par le coup d’Etat mili-taire de 1964 13, ne contribue même pas àredorer le blason historiographique de ces

11 Lygia Sigaud, «Des plantations aux villes : les ambiguï-tés d’un choix»: Afrânio Raul Garcia (dir.), «Droit, poli-tique, espace agraire au Brésil », Paris, Etudes rurales,n° 131-132, juillet-décembre 1993, p. 27.

12 «O bonde da História», expression figée faisant allu-sion à des occasions perdues traduisant la prétendueincapacité de la société locale ou nationale de se hisser auniveau du Premier Monde, c’est-à-dire d’occuper les plushautes sphères de la hiérarchie évolutionniste culturelle,et expliquant l’état actuel des choses dans le pays.13 Joseph A. Page, The Revolution That Never Was,Northeast Brazil 1955-1964, New York, Grossman, 1972.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 41

luttes sociales. Pourtant, les Ligues Paysanneset Syndicats de Travailleurs Ruraux firent lestitres des journaux de l’époque jusque dans lespages du New York Times 14. La menace de«cubanisation» du Pernambouc, si souventévoquée dans la presse, n’a pourtant pas menél’organisation des coupeurs de canne à trouversa place dans le récit du devenir de l’Etat et dela nation. Mais c’est bien en raison des craintesde révoltes d’origine rurale et de tendancecommuniste, comme en Chine et à Cuba, queles Etats-Unis encouragèrent l’insurrectionmilitaire de 1964.

LES COUPEURS DE CANNE DANS L’HISTOIRE OFFICIELLE DU PERNAMBOUC

Les travailleurs ruraux sont rarement présentsdans l’histoire officielle brésilienne. Quelquesévénements marquants qui pourraient lesrendre visibles se trouvent occultés ou relé-gués à une discrète évocation proche de l’ou-bli. Ainsi, les révoltes d’esclaves et de leurssociétés rebelles constituent un moment fortdes luttes populaires dans la région. La Répu-blique de Palmares, objet de célébrations offi-cielles que Richard Marin a récemment analy-sées 15, exprime davantage des préoccupationsd’ordre « racial » que de classe sociale. Al’heure où le gouvernement fédéral brésilien

adopte des mesures de discrimination posi-tive pour les descendants d’Africains et d’In-diens, Zumbi, ses compagnons et leursrévoltes sont associés à cette dimension eth-nique, sans trop insister sur leur identité detravailleurs de l’agro-industrie sucrière enlutte ouverte contre les planteurs. Quant auxLigues Paysannes et syndicats de coupeurs decanne, les célébrations officielles les confinentdans de brèves évocations sans doute censu-rées 16. Ni les commémorations récentes ducentenaire de l’un de leurs plus illustres diri-geants, le communiste Gregório Bezerra, niles célébrations actuelles des 40 ans du coupd’Etat qui mit fin à ces révoltes, ne permirentde mettre en évidence ces faits d’histoiresociale. L’histoire officielle ne permet doncpas aux coupeurs de canne de rendre hom-mage à des héros sortis de leurs rangs, elle nerend pas compte de leur poids en tant queclasse sociale, tant du point de vue écono-mique que démographique ou politique 17.

L’INTERPRÉTATION DES TRAVAILLEURSÀ PROPOS DE LEUR PROPRE PASSÉ

Les témoignages des travailleurs agricoles quenous avons interrogés réfutent cette versionofficielle de l’histoire, cette «mémoire collec-tive» fabriquée. Ils apportent non seulementd’innombrables informations, nuances, dis-tinctions sur le passé de ces travailleurs entant que classe sociale, mais ils renversentencore cette nostalgie d’un temps heureux quidominait jusqu’alors l’histoire des relations detravail dans la zone de la canne à sucre. La

14 Tad Szulc «Northeast Brazil Poverty Breeds Threat OfRevolt », The New York Times, 31 octobre 1960, p. 1.Et «Marxists Are Organizing Peasants in Brazil. LeftistLeague Aims at a Political Army 40 Million Strong», TheNew York Times, 1er novembre 1960, p. 2.15 « Zumbi de Palmares, nouveau héros du panthéoncivique brésilien?» in Sophie Dulucq et Colette Zytnicki(dir.), Décoloniser l’histoire ? De l’histoire coloniale auxhistoires nationales en Afrique et en Amérique latine(XIXe-XXe siècles), Paris, Société Française d’histoired’Outre-Mer, automne 2003.

16 Voir l’étude de Fernando Azevedo, As Ligas Campone-sas, Rio de Janeiro, Paz e Terra, 1982.17 Analphabètes, ils n’obtinrent le droit de vote qu’en 1988et prouvèrent leur loyauté à Miguel Arraes, gouverneurdéposé lors du coup d’Etat, lors de successives réélections.

42 Le cartable de Clio, n° 4

stabilité des travailleurs dans leurs entre-prises et un certain confort, au moins ali-mentaire, arguments toujours au cœur del’argumentation patronale, sont tout simple-ment niés. Sans aucun romantisme, les tra-vailleurs retracent leur parcours historiqueen désignant fortement les grands traits deleur destin social commun. L’exploitation etla misère généralisées auxquelles ils étaientsoumis lorsqu’ils habitaient dans les planta-tions, qui résultaient de l’association étroitedes planteurs et des pouvoirs publics, sontainsi décrites dans un éventail foisonnant desingularités, de devenirs personnels et fami-liaux, avec une grande variété d’expérienceset d’aspirations.

Selon le grand pédagogue Paulo Freire, la «loidu silence» dans la zone de la canne à sucreprovient d’un climat social de répression abso-lue et permanente qui a régné au fil des siècleset affecté sensiblement le mode d’expressiondes travailleurs. Le mouvement syndical ruralet les Ligues Paysannes ont provoqué à cetégard une véritable révolution culturelle dansle sens d’une certaine libération de la paroleouvrière. Malgré le coup d’Etat de 1964, et mal-gré le régime militaire qu’il instaura, les orga-nisations syndicales survivantes ont favoriséune reconnaissance croissante de ce droit àl’expression collective des revendications destravailleurs. Toutefois, cette expression est res-tée périlleuse: la moindre discussion avec uncontremaître ou un administrateur de planta-tion au sujet du salaire, le moindre recours enjustice contre le patronat ont souvent provo-qué des agressions contre les plaignants, voireparfois des assassinats18. Recueillir une version

de cette histoire exprimée par les travailleursexigeait donc de prendre certaines précautions.

Les entretiens dont il est ici question ont étémenés en collaboration avec des membres duMouvement Syndical des Travailleurs Ruraux.Cette présence syndicale a permis d’établir unclimat de confiance suffisant pour que lestémoins volontaires nous confient de nom-breuses informations, personnelles, parfoispresque intimes, quant à leurs expériences,opinions ou aspirations. Ils ont ainsi acceptéde nous décrire le mode de vie qui régnait surles plantations quand ils étaient enfants oujeunes gens. Les 59 personnes interrogées 19

avaient un âge relativement avancé, c’étaitdonc des témoins d’un passé que l’on souhai-tait le plus ancien possible. Les questions tou-chant à leurs conditions de vie et de travailont été regroupées thématiquement, demanière à ce qu’ils puissent choisir dans quelordre aborder tel ou tel sujet.

Ces coupeurs de canne ont tous fait preuved’une grande humilité. Ils ont souvent exprimédes réticences: «c’est tout ce que je sais dire de cetemps»; « je ne sais que cela». Ils ont aussi caté-goriquement refusé de parler de ce qu’ilsn’avaient pas constaté eux-mêmes: «Je n’ai pasconnu [telle situation, telle période]». Certainsont même été méfiants à l’égard de leur propremémoire : « Je ne m’en souviens pas » ; « J’aioublié». «Je ne vais pas mentir», ont-ils parfoisajouté fièrement. Mais ce qu’ils ont affirmé,ils l’ont dit sans détours, sans hésitation.

18 Les cas d’assassinat ont été très nombreux; la part quien a été recensée n’est qu’une partie émergée de l’iceberg.Ces crimes sont généralement demeurés impunis.

19 Ces entretiens, ainsi que les relevés d’archives, ont étémenés à l’occasion de la préparation de ma thèse dedoctorat intitulée Moradores de Engenho. Estudo sobreas relações de trabalho e condições de vida dos trabalha-dores rurais na zona canavieira de Pernambuco, segundoa literatura, a academia e os próprios atores sociais,Recife, UFPE, 2003.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 43

Malgré la douleur réveillée par l’évocation decertains souvenirs, leurs témoignages ont sou-vent été imprégnés d’humour, de jeux demots. Ils ont employé un langage précis,concret, utilisant les expressions propres àleur métier. Toutefois, ils ont aussi souventrecouru à la métaphore, à l’allusion. Certainstraits de langage fournissent ainsi des indica-tions, au-delà des mots, sur l’ampleur de leurssentiments. Beaucoup de répétitions ou desréponses par étapes, à la recherche d’une plusgrande précision, se retrouvent dans presquetous les entretiens. D’une manière générale, lediscours des coupeurs de canne révèle uneextrême pudeur : il y a des limites à ne pasdépasser lorsque la souffrance ou les humilia-tions ont été trop aiguës. On ne parle pas faci-lement de l’absence totale d’installations sani-taires, de la violence patronale, des pressionsexercées sur la famille, etc.

La courtoisie des travailleurs s’est révélée sansfaille. D’innombrables « pardonnez-moi ceterme » ont ponctué leurs discours lorsqu’ils’agissait de parler d’élevage de porcs oud’autres sujets absolument banals. Cette déli-catesse dans l’expression ne les a toutefois pasempêchés de fournir au besoin des réponsespercutantes. Ils n’ont pas hésité à dire ce qu’ily avait à dire. L’échange a ainsi parfois pris laforme d’un dialogue rythmé, les affirmationsdes travailleurs étant reprises, les questionsreformulées. Ce dialogue a aussi été la garan-tie de la non-violence de l’entretien 20, malgréles pièges émotionnels de l’exercice. De plus,en répétant une réponse du travailleur, soninterlocuteur s’assure qu’il en a bien comprisle sens. Cela donne aussi le temps au coupeurde canne de complémenter son témoignage

par un détail supplémentaire, une précision,une illustration. Cet échange peut se répéter àplusieurs reprises, puis le travailleur déclare lesujet clos, soit parce qu’il le désire, soit parcequ’il le juge épuisé. La répétition est parfoisritualisée, elle permet de comprendre uneallusion discrètement formulée d’un mot,d’un silence, qui aurait pu passer inaperçue.Car le langage des travailleurs peut être extrê-mement elliptique, ce qui a pu être considéré,à tort, comme du simplisme par des analystessuperficiels empreints de préjugés 21.

Les personnes interrogées répondent auxquestions posées et aux demandes de préci-sion. Elles ne prolongent pas un sujet si ellesl’estiment épuisé. A l’occasion, si l’on tentede leur « prêter » des mots, elles peuventaccepter une suggestion, mais, le plus sou-vent, esquivant une réaction négative qu’ellesjugeraient mal élevée, elles répondent parune explication de détail qui permet de rec-tifier le sens donné à l’information. Ainsi, cestravailleurs de la canne à sucre se sont par-fois contentés de mentionner des aspectsparticuliers mettant en lumière leur proprevécu en banalisant la dureté des faits. S’ils sesont souvent rendus compte de mon igno-rance, rares sont ceux qui l’ont soulignée. Aune exception près, ils ont tu leur impatienceface à des interlocuteurs qui ne semblaientpas mesurer le poids de l’effort consentipour un travail donné, ni celui des difficultéséprouvées, surtout lorsqu’il s’agissait de fairemanger sa famille.

Les récits de ces travailleurs ont aussi remis enquestion certaines catégorisations élaborées

20 Voir Pierre Bourdieu, (dir.), La misère du monde, Paris,Seuil, 1993, p. 906.

21 Voir à ce sujet Charles d’Almeida Santana, «Trabalha-dores Rurais do Recôncavo Baiano: memórias e lingua-gens», Proj. História, São Paulo (16), février 1998, p. 193.

44 Le cartable de Clio, n° 4

par les universitaires, en particulier pour cequi concerne les divers statuts : travailleur-résident, doté ou non d’un lopin de terre cédépar le propriétaire ; jouissant d’un emploistable ou non; etc. Recueillis pour la premièrefois à cette échelle, leurs témoignages ont ainsirévélé la grande complexité de relations detravail mal perçue par la vision dominante.Par exemple, cette histoire qui donnait telle-ment d’importance aux relations dites «per-sonnelles» avec les patrons, s’est trouvée toutsimplement invalidée par les coupeurs decanne. Non sans élégance, ils ont fait valoir unautre point de vue, sans contredire de frontleurs interlocuteurs, mais sans non plus selaisser ébranler quant au sens de leursréponses. Plutôt que de formuler ce qui étaitpour eux une évidence, ils ont laissé la per-sonne menant l’entretien se manifester,comme s’il était trop brutal de lui imposersans détours une image de la violence ou de lamisère dont ils avaient souffert, comme s’ilavait fallu procéder par étapes, dans ce récitévoquant comme une descente aux enfers.

« A CETTE ÉPOQUE,NOUS N’AVIONS RIEN ! »

Les travailleurs ont mis l’accent sur le méprisque l’Etat leur vouait, sur la répression qui necessait de se manifester. Chacun a vécu dessituations dramatiques dans sa famille en rai-son de l’omission des autorités publiques quitranche avec l’appareil légal et juridique fournià d’autres catégories de travailleurs par lerégime de l’Estado Novo, sous Getúlio Vargas.Rien ne leur était garanti, ni contrôle desconditions de travail et de rémunération, niaccès aux services médicaux ou à l’école élé-mentaire. « Il n’y avait ni santé ni école. Onmourrait comme on mourrait, transporté dans

un char ou un hamac. » (Severino BarrosLima). Naturellement, les questions touchantau travail et à sa rémunération ont pris unegrande place dans les témoignages: «Aujour-d’hui on travaille huit heures, et quand on tra-vaille à la journée, huit heures ce n’est pas dur.On n’est pas obligé de supporter les cris [descontremaîtres] comme si nous étions des bœufstirant la charrette » (Manoel Fernando deSouza). Les salaires et le pouvoir d’achatétaient misérables, mais ce qui comptait leplus, c’était l’effort à consentir pour cetterémunération et la mise en place d’un salaireaux pièces garanti par une convention collec-tive de travail.

L’un des aspects les plus essentiels de la légis-lation du travail touche à la fin de leur vieprofessionnelle, c’est-à-dire à la retraite. Ilsperçoivent aujourd’hui un demi-salaireminimum, alors qu’auparavant « les vieillardsdevaient demander l’aumône. » (Manoel Fer-nando de Souza). S’ils avaient accès à de laterre, ce n’était pas par un droit de propriété,mais parce que le planteur cédait un lopin deterre, concession assortie de toutes sortes deconditions humiliantes. Mais leur rêve per-sistait : avoir un morceau de terre à soi. «Monplus cher désir est d’habiter sur une terre à moi,parce que celui qui habite sur un terrain qui està lui est libre», s’est exclamé Amaro Carneiroda Silva, utilisant un terme proche de celuid’affranchi, rappelant l’esclavage.

Ces témoignages confiés généreusement, etparfois douloureusement, sont corroboréssans équivoque par d’autres sources : archivesde police, enquêtes universitaires, témoi-gnages de personnes qui, par leur activitémilitante, leur sacerdoce ou leur profession,ont eu l’occasion de constater les conditionsde vie extrêmement misérables et la brutalité

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 45

des relations de travail auxquelles étaient sou-mises les populations rurales dans la zone dela canne à sucre.

En se référant à la littérature ou à des travauxuniversitaires, voire même à la presse et à uncertain sens commun, on pouvait croire quela modernisation récente de la condition destravailleurs ruraux, qui avaient migré vers lesvilles, leur avait été défavorable. Ils avaient dûabandonner une cabane et un lopin de terredans les plantations, la garantie de pouvoir senourrir dans un cadre champêtre, la protec-tion et le secours charitable des planteurs.Eloignés d’un environnement rural et naturelsupposé tranquille et sain, ils avaient dû sou-dain affronter la vie terrible du prolétaireurbanisé. Certes, la misère et la violence de lapériphérie des villes sont si perceptiblesqu’elles semblent confirmer cette thèse. Maisqu’en est-il en réalité?

Mes interlocuteurs m’ont affirmé tout lecontraire de cette version officielle et domi-nante de leur histoire. Leur vie s’est considé-rablement améliorée malgré leur pauvretéactuelle, malgré le chômage croissant, malgréle manque d’accès à la terre, malgré la vio-lence patronale, en dépit de la marginalisationsociale qui les poursuit dans leurs périphéries,en dépit aussi du manque de perspectivesprofessionnelles pour leurs enfants et leurspetits-enfants. Ce point de vue m’a étéexprimé sans renoncer pour autant à une pos-ture critique et revendicatrice par rapport auxproblèmes actuels. Mais des aspects de l’exer-cice encore précaire de la citoyenneté, notam-ment l’introduction du droit de vote un siècleexactement après l’abolition de l’esclavage,sont mis en évidence. Ces travailleurs jouis-sent dorénavant de « droits » qui leur sontgarantis avant tout par leurs organisations

syndicales. Ces droits sont élémentaires, maiscomme ils sont exercés dans des conditionstrès défavorables, ils sont appréciés : papiersd’identité, possibilité de faire valoir des inté-rêts individuels et collectifs en justice, ainsique sur le plan politique ou dans des projetsde développement, sans oublier quelques ser-vices sociaux de base, surtout dans lesdomaines de l’éducation et de la santé.

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que cetteexpérience pluriséculaire et traumatique lesmène à souhaiter éloigner leurs descendantsdu secteur de la canne à sucre : «N’importequoi, mais pas coupeur de canne». Le systèmeauquel ils ont été soumis était parfaitementorchestré pour exploiter leurs forces vives àchaque génération en les maintenant dans lamisère la plus abjecte, la parfaite harmonieentre planteurs et autorités publiques garan-tissant par la violence le silence et la soumis-sion des travailleurs. Ils n’avaient ni représen-tation, ni possibilité de recours. Aucuncoupeur de canne n’a donc manifesté de nos-talgie et désiré remonter le temps.

La contribution des travailleurs ruraux de lazone de la canne à sucre à l’histoire de cetterégion s’est donc opposée de front à lamémoire prétendue collective qui est généra-lement véhiculée par la littérature, la presse etmême, étonnamment, par certains auteursmarxistes, sans doute influencés par les pro-pagateurs de cette légende dorée. L’image de lasoi-disant bienfaisance des planteurs à l’égarddes ouvriers agricoles a longtemps constituéun écran pour occulter une violence patro-nale omniprésente et permanente dans lesplantations, une violence largement illustréepar les récits des travailleurs. Leurs témoi-gnages et leurs points de vue doivent doncêtre inclus dans l’histoire des relations de

46 Le cartable de Clio, n° 4

travail de la zone de la canne à sucre du Per-nambouc. La dureté de leur expérience etl’ampleur de leur courage, l’infatigable soli-darité de classe qui leur a permis de survivre,leur confiance dans leur propre capacitéd’agir dans la société et le regard critiquequ’ils posent sur la réalité sociale actuelle nepeuvent manifestement qu’enrichir cette his-toire régionale. Leur manière de concevoirleur propre passé inverse pourtant l’évalua-tion traditionnelle de cette histoire sociale,selon le récit fabriqué par la classe domi-nante et entérinée, du moins tacitement, partoutes les tendances politiques. Dans ce cas,le recours à l’histoire orale a permis derendre plus complexe et diversifiée notreperception de l’histoire. Il y a donc lieu dereconnaître la version des travailleurscomme porteuse d’historicité, comme pou-vant nous aider à donner un sens nouveau ànotre compréhension du passé, à renouvelernotre manière de le périodiser et d’en perce-voir les évolutions.

Le cartable de Clio, n° 4 – Expériences d’histoire orale dans le cadre de l’école élémentaire valdôtaine – 47-59 47

I. LE PROJET

1. Introduction généraleLes séquences didactiques d’histoire dont il estquestion dans cette contribution ont été réali-sées dans le cadre d’un projet du Bureau del’Inspection Technique de la Surintendanceaux Etudes du Val d’Aoste, qui est responsablede la publication de matériel didactiquebilingue à utiliser dans les écoles de la région.

Ce projet s’adresse aux enseignants des écolesélémentaires de la région et il vise à dévelop-per la didactique des disciplines suivantes :– l’histoire ;– les sciences ;– les langues italienne et française, c’est-à-

dire les langues véhiculaires pour l’ensei-gnement de toutes les matières au Vald’Aoste : le modèle de bilinguisme quel’école valdôtaine a adopté est celui de l’al-ternance des deux langues dans toutes lesdisciplines, à partir de l’école maternellejusqu’à la dernière année du collège.

Le projet est né en 1998 et il se poursuitactuellement. En ce qui concerne l’histoire,un matériel didactique sur le XXe siècle a déjàété mis à disposition des enseignants 1.

EXPÉRIENCES D’HISTOIRE ORALE DANS LE CADRE DE L’ÉCOLE ÉLÉMENTAIRE VALDÔTAINE

ANTONELLA DALLOU, INSTITUT HISTORIQUE DE LA RÉSISTANCE ET DE LA SOCIÉTÉ CONTEMPORAINE

EN VALLÉE D’AOSTE

1 Antonella Dallou et Rosalba Multari, Cahier du maître,ainsi que cinq séquences didactiques publiées dans uncoffret sous la forme de neuf fascicules, Aosta, Collec-tion Crayon, Tipografia Valdostana, 2003.

Ce projet est né dans un contexte particulier,prenant en considération deux variables trèsimportantes qui concernent surtout l’écoleélémentaire valdôtaine :– le besoin d’améliorer la didactique des

matières enseignées par des instituteursqui ne sont pas des spécialistes et qui nesont pas généralement non plus des ensei-gnants-chercheurs 2 ;

– l’enseignement-apprentissage de conceptsdisciplinaires dans les deux langues véhi-culaires.

Ce dernier point est vraiment névralgiquepour l’enseignement dans l’école primaire etle collège valdôtains : les professeurs doiventenseigner toutes les disciplines en italien eten français et ont donc besoin d’un matérieldidactique bilingue, rigoureux d’un point devue méthodologique et épistémologique.

Par conséquent, des séquences didactiques àutiliser directement avec les élèves ont étéélaborées ; elles sont accompagnées d’uncahier du maître proposant des suggestionssur le plan de la méthodologie et des straté-gies didactiques, mais aussi, pour ce quiconcerne l’histoire, des documents ou destextes historiques pour approfondir les thématiques traitées.

2 Ivo Mattozzi, Il « piccolo storico » è servito in AntonellaDallou et Rosalba Multari, op. cit., p. 5.

48 Le cartable de Clio, n° 4

2. Les parcours didactiques en histoireLes parcours didactiques en histoire ont étéréalisés avec la collaboration de l’Institut his-torique de la Résistance et de la Sociétécontemporaine du Val d’Aoste et en particu-lier du directeur Paolo Momigliano Levi etdes conseillers pédagogiques MaurizioGusso, Marina Medi et Ivo Mattozzi.

La collaboration de cette équipe pédagogiquevisait surtout à favoriser la rencontre entre :

A. Une théorie psychopédagogique préciseliée à l’école vygotskienne 3 et en particu-lier à :– la réalisation d’activités didactiques qui

se placent dans la zone de proche déve-loppement des élèves ;

– un apprentissage lié à la complexitédidactique et à l’abstraction, donc à unemise à distance des concepts spontanésliés à l’expérience immédiate des élèves ;

– la nécessité de prévoir des outils pouraider les élèves à gérer des situationsdidactiques à partir de documents his-toriques et de textes complexes.

B. Une pratique didactique visant à :– améliorer l’action d’enseignement/

apprentissage ;– faire construire des savoirs disciplinaires

fondamentaux ;– permettre l’apprentissage à partir de

documents et de textes d’histoire locale,nationale et internationale.

Les séquences didactiques peuvent être consi-dérées comme le résultat de cette rencontreentre théorie et pratique, pédagogie et histoire.

Le processus d’élaboration, qui a été long etcomplexe, a suivi des phases suivantes :– l’élaboration des parcours didactiques ;– les activités de formation pédagogique

destinées à donner aux enseignants desrepères théoriques essentiels et à délimiterdes champs thématiques spécifiques ;

– l’expérimentation dans les classes de lapart des enseignants qui ont adhéré auxprojets de formation et d’expérimentationdes parcours didactiques. En effet, les pro-fesseurs ont joué un rôle actif dans cecontexte en favorisant la modificationcontinuelle du matériel de façon à garan-tir le lien entre la théorie et la pratiquepédagogiques, et par conséquent l’effica-cité didactique des séquences ;

– la révision des parcours didactiques ;– l’expérimentation directe dans une classe

du matériel que j’ai élaboré, ce qui a étéfondamental puisque j’ai pu tester moi-même les séquences dans les classes etmesurer l’efficacité du matériel et l’éven-tuelle opportunité de le modifier à nouveau ;

– la révision définitive et la publication.

Cette publication résulte donc d’une étroitecollaboration entre une équipe pédagogiqueet des enseignants destinée à favoriser :– le développement de la didactique disci-

plinaire en modifiant l’action didactique ;– l’apprentissage de concepts disciplinaires

liés à des sujets concernant l’histoirecontemporaine, des sujets très peu traitésà l’école élémentaire et qui peuvent êtreapprofondis par rapport au présent et aupassé. Les thèmes traités ont ainsi été les

3 Lev. S. Vygotskiy, Pensée et langage, Paris, La Dis-pute/SNEDIT, 1997 [version italienne : Pensiero e lin-guaggio, Bari, Laterza, 1990]. Voir à ce propos CharlesHeimberg, « Piaget, Vygotski et l’histoire enseignée. Unrapport de Piaget et ses prolongements », Le cartable deClio, n° 1, 2001, pp. 78-83.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 49

suivants : le totalitarisme et la démocratie,les phénomènes migratoires.

Didactique et thématique, ces deux variablesont été au centre du projet, car notre but étaitde garantir un rapport équilibré entre uneapproche didactique efficace et intéressantepour l’enfant et des contenus historiquesrigoureux et fondés sur le plan épistémolo-gique.

2.1. La méthodologie didactiqueLes séquences didactiques suivent uneméthodologie précise qui est très importantepour comprendre le rôle du document dansle processus d’enseignement/apprentissage.

A. MISE EN SITUATIONLe matériel propose une phase initiale pourmotiver les élèves à la recherche historiqueavec des activités didactiques à partir dedocuments et de textes d’histoire afin de :– délimiter un objet d’étude à approfondir ;– formuler des questions sur le passé, recon-

naître des problèmes à partir desquelsorganiser la recherche historique ;

– réfléchir sur ses propres connaissancespréalables du thème et les exprimer dansun texte, la production 1, où l’enfant rendcompte de ses savoirs spontanés sur lesujet. Dans les deux séquences dont je vaisparler, chaque enfant écrit :• une poésie, en imaginant qu’il est un

immigré qui veut raconter ses pro-blèmes, exprimer ses sentiments surl’histoire de son émigration ;

• une chanson sur la liberté, en imaginantqu’il est un maquisard.

B. ATELIERS D’APPRENTISSAGEA propos du sujet choisi dans la premièrephase, des activités didactiques sont réalisées

et organisées dans le cadre d’ateliers d’ap-prentissage pour approfondir les différentsaspects du thème.

Les séquences proposent des activités didac-tiques structurées et rigoureuses, même sil’enseignant est libre de choisir le parcoursthématique qu’il veut suivre avec ses élèves.

Ces activités didactiques favorisent la cons-truction de concepts historiques à partir d’untravail d’analyse et de production sur desdocuments de différents types et des texteshistoriques. On pourrait les définir commedes situations d’apprentissage permettant àl’enfant d’interroger des documents com-plexes de façon active et autonome.

C. ÉVALUATIONLes élèves écrivent de nouveau un texte, laproduction 2, afin d’identifier et d’expliciterles connaissances qu’ils ont acquises. C’estun moment très important car l’enfantrepense au parcours d’apprentissage qui lui apermis d’approfondir des thèmes d’histoiresignificatifs. Il prend mieux conscience de cequ’il a appris. Tel est d’ailleurs l’aboutisse-ment normal de toute recherche historique,

Dessin réalisé par les élèves de la classe de Ve

de l’école élémentaire de Pont-Saint-Martin.

La Résistance : une action de la bande de la Vallée du Lys contre les fascistes

50 Le cartable de Clio, n° 4

l’historien devant produire lui aussi un textehistorique pour communiquer les résultatsde sa recherche.

Les élèves effectuent des exercices de contrôlesur les différents aspects du sujet historiqueanalysé.

2.2. L’approche didactique des documentshistoriquesLes élèves travaillent de façon active sur destextes et des documents divers qui valorisentles différents langages, verbal – écrit et oral –,iconographique, en suivant la règle de la pro-gression.

Les enfants arrivent ainsi, de façon progres-sive, à construire des concepts historiques, àapprofondir des connaissances sur un passéqu’il est possible de connaître au moyen del’analyse de documents historiques.

En utilisant nos séquences didactiques, lesenfants entrent dans des situations com-plexes de recherche et de manipulation activede documents. C’est même la principalesource de leur parcours d’apprentissage.

Ils effectuent des opérations cognitives tout àfait complexes sur des documents historiquesqu’ils apprennent à interroger, à relier à uncontexte historique précis. Ils accèdent decette façon à une connaissance du passé enréalisant des activités didactiques progres-sives, les séquences proposant toujours desoutils qui favorisent l’approche des docu-ments écrits et oraux.

Qu’ils soient écrits, iconographiques ouoraux, les documents historiques constituentune source essentielle de la connaissance dupassé. Mais ces documents doivent être inter-rogés. Et pour ce faire, il faut passer par desopérations précises :– la formulation d’hypothèses ;– la contextualisation dans le temps et dans

l’espace ;– l’identification des principales informa-

tions ;– l’établissement de relations avec d’autres

documents, de façon à élaborer un modèled’interprétation permettant de favoriserun processus de généralisation.

2.3. Et l’histoire orale ?L’usage des documents oraux dans des situa-tions didactiques introduit des variablesencore plus complexes, liées à la mémoire dutémoin et par conséquent à sa crédibilité,relatives à la subjectivité individuelle de lasource historique.

En effet, l’histoire orale met en générall’historien dans une position très délicatecar il doit comprendre, interpréter ce quel’autre lui raconte. Il a une grande respon-sabilité dans le processus d’interprétationet de connaissance de la subjectivité del’autre. Il doit réussir à le questionner de

La déportation de militaires italiens opposés à la République de Salò

Dessin réalisé par les élèves de la classe de Ve

de l’école élémentaire de Pont-Saint-Martin.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 51

façon à obtenir des réponses liées aucontexte historique.

En plus, le témoignage n’a souvent pas la légi-timité d’un document écrit officiel, parcequ’il est considéré comme trop subjectif,même si tous les documents sont marquéspar une double subjectivité, celle de l’auteuret celle de l’historien 4.

On ne peut évidemment pas éviter ce pro-blème quand on utilise des documents histo-riques à l’école : on doit transmettre auxélèves, à travers des activités métacognitives,le concept de la double subjectivité quiconcerne les sources historiques et les témoi-gnages en général. Les élèves doivent donctravailler sur le concept suivant : « Je pose desquestions sur un thème par rapport à mapropre subjectivité, mon interlocuteur merépond par rapport à la sienne». L’élève doitêtre conscient du rapport entre la mémoire etla subjectivité de la narration.

Par conséquent, des activités didactiquesspécifiques permettent aux élèves de com-

prendre que l’histoire n’est pas une scienceobjective, mais qu’elle est liée et condition-née par la subjectivité et le travail d’interpré-tation. Par exemple, les élèves peuvent tra-vailler sur des documents écrits, articles dejournaux ou textes historiques, racontant unmême fait de façon différente. Ils compren-nent alors qu’un même événement peut êtreraconté ou décrit par des personnes qui, sui-vant des motivations différentes, vont ajou-ter ou éviter certains aspects de ce qu’ellesracontent. Ils en concluent que le texte histo-rique sur cet événement est ainsi le résultatd’une interprétation, qui, elle aussi, a sa partde subjectivité.

2.4. Relation entre histoire locale et histoire générale, entre micro-histoireet macro-histoire

Les parcours didactiques proposent un tra-vail sur des documents d’histoire locale, liésau contexte socio-culturel auquel l’enfantappartient, une histoire locale constammentreliée à l’histoire générale et ainsi considéréepar Ivo Mattozzi comme la clé fondamentalepour accéder à la «grande histoire».

Ce lien est très valorisé dans toutes lesséquences qui proposent des documentslocaux et qui se réfèrent aussi à des textes his-toriques concernant l’histoire générale 5.

Cette stratégie didactique a été considérée trèsefficace par les enseignants qui ont utilisé cesmatériaux dans leurs classes, car elle favorise :– la prise de conscience de la part de l’enfant

que la macro-histoire est strictement liée à

4 Luisa Passerini, Storia e soggettività, Florence, La NuovaItalia, 1988, pp. 42-43.

5 Charles Heimberg, « Une histoire scolaire qui construitdu sens à partir d’un environnement local » in Anto-nella Dallou et Rosalba Multari, op. cit., p. 3.

Le départ des migrants du sud de l’Italie

Dessin réalisé par les élèves de la classe de Ve

de l’école élémentaire de Verrès.

52 Le cartable de Clio, n° 4

la micro-histoire : cette dernière trouve salégitimité et son importance dans le faitqu’elle se nourrit de la connaissance del’histoire nationale, européenne et, pour-quoi pas, mondiale ;

– la recherche et la rencontre avec lestémoins, avec les protagonistes qui ontvécu un épisode de cette «grande histoire».

Pour Ivo Mattozzi, l’enfant devient ainsi « lepetit historien » à l’aide d’outils didactiquesvisant à susciter des situations de recherche :il travaille activement sur des textes histo-riques, à partir de documents écrits et oraux ;il rencontre des personnes qui ont vécu uneréalité temporelle différente, dans un autrecontexte socio-culturel 6.

Mattozzi souligne aussi la valeur de l’his-toire locale pour la formation historiquetant au niveau des contenus qu’à celui de laméthodologie. Il est donc essentiel de recon-naître que l’histoire locale a une valeur épis-témologique et un rôle important dans leprocessus d’enseignement/apprentissagedans la mesure où elle peut favoriser le pas-sage à une échelle de généralisation desconnaissances historiques.

On peut ainsi affirmer que le travail didac-tique à partir d’exemples d’histoire locale estimportant pour au moins deux raisons :– il favorise la délimitation d’un champ thé-

matique spécifique et cohérent sur le plandidactique ;

– il amène l’élève à rechercher des documentsliés à son environnement et directementaccessibles : l’enfant peut donc faire l’expé-rience du «petit historien» au contact desarchives; il peut même rencontrer directe-

ment les acteurs sociaux qui ont vécu cepassé à la première personne7.

En effet, l’histoire locale favorise cette ren-contre entre l’histoire des personnes ordi-naires 8, mais qui ont vécu des expériences quel’on peut considérer comme significatives etcaractéristiques d’une situation historique,des personnes que l’on peut rencontrer etavec lesquelles on peut bavarder, et l’histoireinstitutionnalisée qui a été écrite dans leslivres d’histoire.

L’utilisation de l’histoire locale dans cettefonction de lien entre la micro-histoire et lamacro-histoire est une méthode de travailcomplexe, car elle oblige l’élève à travaillersur des plans historiques différents. Mais ellea donné de bons résultats sur le plan didac-tique. Je parle d’efficacité didactique sur labase des résultats de nombreuses expérimen-tations réalisées dans les classes élémentairesvaldôtaines.

6 Ivo Mattozzi, op. cit., p. 7.

7 Idem.8 Luisa Passerini, op. cit., pp. 32-33.

Dessin réalisé par les élèves de la classe de Ve

de l’école élémentaire de Verrès.

Une immigrée lybienne joue avec des enfantset apprend l’italien

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 53

C’est dans ce contexte didactique, pour valo-riser le lien entre histoire locale et histoiregénérale, qu’ont été réalisés des parcoursdidactiques utilisant les documents orauxcomme sources importantes de connaissancehistorique. Ce rapport réciproque et continua certainement impliqué le besoin de rencon-trer les témoins des événements, ou tout aumoins de les entendre raconter leur histoire.

La très grande pertinence de ce travail surl’histoire orale a été considérée en particulierautour de deux thèmes :– la Résistance, en donnant la parole aux

clandestins qui ont pu parler seulement àla fin de la guerre ;

– les phénomènes migratoires, par rapportauxquels l’expérience individuelle est évi-demment centrale, même si généralementsa particularité se rattache à l’ensembledes autres histoires d’émigration.

II. L’HISTOIRE ORALE DANS LESSÉQUENCES DIDACTIQUES

1. L’approche didactique des documentsoraux

L’approche didactique par des documentsoraux vise la rencontre entre deux personnestrès différentes l’une de l’autre : d’un côtél’enfant qui vit dans le présent et dans soncontexte familial et social, de l’autre letémoin qui a un patrimoine culturel très dif-férent. Cette personne a l’expérience d’unpassé que l’enfant peut seulement étudier aumoyen des documents historiques. Cetteexpérience, qui est individuelle ou quiappartient à un groupe spécifique, doit pas-ser, doit rejoindre l’autre sujet, c’est-à-direl’élève qui dispose de son côté d’instrumentscognitifs et culturels très différents.

Cette relation entre deux individus qui serencontrent peut s’effectuer dans uncontexte scolaire, mais aussi dans d’autressituations sociales, ou familiales, si l’onpense par exemple aux enfants qui ontencore la chance d’avoir des grands-parentspouvant leur raconter leur vie.

Cela dit, sur des sujets historiques commeles grandes guerres ou les régimes totali-taires, les enfants d’aujourd’hui ont vrai-ment très peu d’occasions de bavarder avecles témoins de ces époques. On peut doncaffirmer, comme le soutient l’historienGianni Oliva 9, qu’ils n’ont pas du tout l’ex-périence de la narration directe de cesgrands événements.

Contrairement à ce qu’il en était dans lepassé, quand on racontait encore des faits oudes épisodes liés aux guerres mondiales, à laRésistance ou aux migrations dans descontextes familiaux ou sociaux, nos enfantsn’ont plus guère l’occasion de vivre cetteexpérience de récits en dehors de l’école.Pour Gianni Oliva, ces expériences man-quent d’autant plus qu’elles étaient liées àdes sentiments, à une émotivité favorisant larencontre entre des individus qui apparte-naient à des générations ou à des contextessocio-culturels très différents.

Nos élèves ont surtout perdu l’expérience dela narration et de la reconstruction de lamémoire familiale à une époque historiqueoù l’individualisme est dominant et lemodèle de la famille multi-générationnelledépassé : les personnes âgées ont largement

9 Conférence tenue à Pont-Saint-Martin (Vallée d’Aoste)le 16 janvier 2004 sur le thème de la Résistance et à l’occasion de la présentation du livre de Gianni Oliva,L’alibi della Resistenza, Milan, Mondadori, 2003.

54 Le cartable de Clio, n° 4

perdu leur fonction sociale de transmissionde connaissances et d’une certaine sagesse.

Par exemple, à l’occasion de l’expérimentationd’une séquence intitulée L’immigration hier etaujourd’hui, j’ai travaillé avec des élèves sur lephénomène migratoire en les faisant enquêtersur les lieux de naissance de leurs parents et deleurs grands-parents. Or, une grande partied’entre eux ne connaissaient pas l’histoire desmigrations de leurs propres familles.

Dans ce cas, la didactique de l’histoire qui utiliseles témoignages comme source importanted’apprentissage favorise non seulement unemeilleure connaissance du passé, des événe-ments de la «grande histoire», mais aussi larencontre entre des générations différentes etsurtout la récupération de la mémoire familiale.

C’est une grande découverte pour l’enfant desavoir que son grand-père ou l’un de sesancêtres a été un acteur d’une histoire qui luiest proche et en même temps en relationdirecte avec la « grande histoire », étudiéedans les livres, analysée par les grands histo-riens. L’histoire est donc aussi écrite par lespersonnes ordinaires, desquelles on n’a peut-être même plus de traces officielles.

Le contact avec les témoins est aussi uneexpérience complexe qui oblige l’enfant à sedécentrer d’un point de vue cognitif : il vitdirectement une action d’éloignement tran-sitoire par rapport au contexte culturelauquel il appartient, il doit rencontrer etcomprendre un individu qui a vécu desexpériences subjectives, mais importantes,dans la période historique à analyser.

En effet, la micro-histoire doit se mettre enrelation constante avec la macro-histoire,

écrite par les historiens à partir d’unerecherche historique. Autrement, on risquede rester dans les limbes de l’ambiguïté sub-jective et surtout dans un contexte danslequel le moi, ou le soi, resterait l’uniqueréférence, ne pouvant pas se mettre en rela-tion avec les autres, avec la recherche histo-rique en général 10.

Le lien entre l’histoire générale et l’histoirelocale, entre l’histoire et le témoin qui a vécuune expérience au cours d’une période et dansun endroit spécifique, qui raconte par consé-quent son expérience à partir de sa subjecti-vité, de sa culture, de sa mémoire, de ses ins-truments culturels, de ses sentiments, ce liendoit se construire dans un espace communque l’on peut qualifier de «méso-social».

Et c’est justement là que se révèle toute l’im-portance de l’intervention didactique, pouren revenir aux théories vygotskiennes 11 quisoutiennent la nécessité de travailler à l’écoleen partant d’un contexte d’apprentissageproche de l’enfant pour lui permettre ensuitede prendre des distances afin de construiredes concepts plus complexes, détachés dusens commun. Le lien entre micro-histoire etmacro-histoire passe ainsi par la recherched’un espace collectif au sein duquel se situel’expérience d’un acteur social et historique.Giovanni Contini considère cette « mémoirecollective » comme établissant le lien entre labiographie individuelle, qui est le résultat dedifférents éléments, et la recherche histo-rique qui utilise le document oral comme

10 Giovanni Contini, Fonti orali e storia locale in CesareBermani (dir.), Introduzione alla storia orale, vol. II,Rome, Odradek, 2001, p. 41.11 Angel Rivière, La psychologie de Vygotski, Bruxelles,Liège, Mardaga, 1990.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 55

source de connaissance du passé 12. L’espacecollectif est le résultat des relations entre leséléments communs partagés par les acteurssocio-historiques qui ont vécu une expé-rience significative.

1.1. Les activités didactiques sur les témoignages

Les activités didactiques proposées dans nosséquences cherchent surtout à relier l’expé-rience subjective vécue et racontée par letémoin à un fait d’histoire locale, puis à desfaits d’histoire générale, c’est-à-dire à un évé-nement historique plus complexe.

Les séquences didactiques débouchent tou-jours sur des parcours d’approfondissementd’un thème historique fondé sur l’analyse dedocuments grâce auxquels l’enfant effectuedes opérations visant une meilleure compré-hension. Pour qu’ils deviennent significatifs,et ne pas rester muets, et pour qu’ils favorisentla construction de concepts disciplinaires,tous les documents utilisés doivent être inter-rogés de façon à pouvoir éclairer le passé.

Dans cette perspective pédagogique, en tantque discipline d’enseignement/apprentis-sage, l’histoire est considérée comme une« histoire investigatrice qui ne se contente pasd’asséner des faits, mais propose au contraireun travail critique, une recherche de labora-toire » 13.

Pour devenir une source importante deconnaissance d’un thème historique, l’expé-rience de la narration, comme toute expé-rience sur un document historique, doit parconséquent :

– être située dans un contexte précis :• l’espace (l’immigré est parti du Sud de

l’Italie pour arriver au Val d’Aoste) ;• le temps (l’immigré s’est déplacé dans

les années cinquante) ;• le cadre historique local et général (l’im-

migré a vécu son expérience migratoiredans la période des Trente Glorieuses : lephénomène historique s’inscrit dans sescauses et ses conséquences sur les planséconomique et socio-anthropologique) ;

– être un objet de synthèse, c’est-à-dire sus-ceptible d’aider les élèves à fixer lesmoments les plus significatifs de l’expé-rience racontée (les causes du départ, lesmodalités de l’intégration, etc.).

De cette façon, l’élève acquiert des instru-ments pour construire un lien entre le sujetqui a vécu une expérience importante sur leplan historique et la catégorie sociale à laquelleil appartient, mais surtout en le replaçant dansune situation historique précise.

Un autre exemple est lié au thème de la Résis-tance : après avoir écouté l’expérience d’unmaquisard qui a décidé de ne pas répondre àl’ordre de mobilisation de la part du régimenazi-fasciste et de s’enfuir dans les montagnespour participer à la lutte clandestine, l’élèvedoit pouvoir relier cette expérience indivi-duelle à celles des autres maquisards, qui ontpris la même décision après les événementsdu 8 septembre 1943. Il doit ainsi connaîtrece fameux 8 septembre en tant que date signi-ficative pour l’histoire de l’Italie, et par consé-quent du Val d’Aoste, et pour l’organisationgénérale des bandes résistantes : le nord del’Italie étant désormais occupé par les nazis,l’organisation de la Résistance avait pour butla libération de l’Italie et la construction d’unrégime démocratique nouveau.

12 Giovanni Contini, op. cit., p. 42.13 Charles Heimberg, op. cit.

56 Le cartable de Clio, n° 4

Les activités didactiques qui utilisaientessentiellement le langage écrit comme ins-trument de communication et d’apprentis-sage ont toujours été accompagnées par desactivités demandant aux enfants de dessinerle ou les épisodes qu’ils avaient préférés ouqui les avaient frappés. Les dessins permet-tent en effet aux enfants d’exprimer leurssentiments, leurs sensations, leurs connais-sances par rapport au récit de vie. Dans cenouveau contexte didactique, l’utilisation dulangage iconographique a gardé toute sonimportance parce qu’elle favorise uneapproche plus directe et plus spontanée dutémoignage, tout en permettant aussi uneréflexion plus globale, et même plus intime,sur l’expérience entendue.

2. Deux manières différentes d’utiliserl’histoire orale

2.1. De l’histoire au témoinLe parcours didactique qui analyse le thèmede la Résistance utilise la narration directed’une expérience subjective dans un cadrehistorique local et général. Il propose auxélèves des sessions de travail qui précèdent larencontre avec les témoins. Ces sessions detravail visent la construction de concepts pré-cis par rapport à un champ thématique, traitésoit au niveau local, soit au niveau général.

La micro-histoire est utilisée dans ce cas dansune fonction qu’on pourrait définir secon-daire, même si elle a quand même un rôleimportant, puisqu’elle permet à l’élève decomprendre que l’histoire n’est pas faite seule-ment par les individus importants, célèbres,comme Mussolini ou le roi, mais aussi par lesmaquisards ou les femmes qui aidaient lesopposants clandestins.

Les personnages ordinaires, qui ont vécu l’ex-périence de la lutte, même au risque de ladéportation, deviennent les acteurs d’unehistoire qui ne veut pas célébrer seulement lesgrands personnages et qui veut surtout êtreune histoire plus complexe et plus globale.

Il s’agit en effet d’étudier l’être humain sousdifférents aspects : pas seulement les grandsévénements, le pouvoir politique, les struc-tures économiques, l’organisation sociale engénéral, mais aussi l’individu avec ses idées,ses comportements, ses actions 14. Il s’agit devaloriser les personnes dans leur façon d’être,mais en relation avec une collectivité, en uti-lisant des codes linguistiques implicites quine font généralement pas partie des expres-sions habituelles de la « grande histoire » 15.

Ce parcours d’apprentissage va « de l’his-toire au témoin », parce que l’histoire indivi-duelle est généralement utilisée pour appro-fondir des thèmes que les enfants ont apprisà l’avance, et de façon plus générale, pourfaire parler ensuite ceux qui ont dû se tairependant la période de la Résistance car ilsétaient clandestins, mais aussi pour appro-fondir des épisodes significatifs d’histoirelocale, liés étroitement à l’histoire nationaleet internationale.

De cette façon, le sujet raconte son expériencede vie. Il retrace par exemple son aventurependant la période qui suivit le 8 septembre1943, son choix de résister à l’appel aux armesde la part du régime fasciste. Ou encore l’ex-périence de la guerre qui avait touché jusque-là le Val d’Aoste de façon marginale, mais quidevenait bien réelle du moment que des

14 Luisa Passerini, op. cit., pp. 32-33.15 Idem.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 57

L’enfant-chercheur doit faire un grand effortpour comprendre et connaître l’autre ; il doitabandonner pendant un moment ses véritéset ses valeurs, pour accepter l’autre, sans lejuger, dans sa richesse et sa complexité indi-viduelle. C’est une rencontre entre deuxidentités différentes, mais cette rencontreavec l’altérité est difficile à gérer. Des outilsspécifiques ont donc été proposés dans lecadre de cette séquence.

A. L’interview initialeEn partant de l’interview, l’élève accèdedirectement à l’histoire de l’émigration sansconnaître ni le contexte historique, ni lesmotivations, ni les variables qui ont provo-qué ce phénomène.

L’enfant interroge une personne de sa familleou un immigré indiqué par l’enseignant, maisil doit gérer tout seul cette situation didac-tique. Il a donc été décidé de lui préparer unquestionnaire avec des questions ouvertes etdes questions appelant des réponses plus fermées.

L’expérience a en effet montré que pour per-mettre à l’enfant d’être autonome, il étaitimportant de délimiter le champ thématiqueet d’éviter le plus possible que l’immigréraconte librement son histoire en donnanttrop d’informations difficiles à gérer.

L’objectif final de cette première phase deconnaissance de l’immigré est ainsi de déter-miner les variables suivantes :– les causes du départ ;– les modalités de l’intégration : les motiva-

tions pour lesquelles il a choisi le lieu dedestination de son voyage, la rencontreavec un contexte culturel différent, les liensavec le pays natal, etc.16 Giovanni Contini, op. cit., pp. 41-43.

bataillons partis très nombreux rentraientdécimés d’Union Soviétique.

Le témoignage apporte donc, dans cettesituation didactique, une expérience indivi-duelle vécue dans un contexte historiquelocal. Il est porteur d’une mémoire collec-tive 16 : la mémoire individuelle devient eneffet la mémoire d’un groupe qui a vécu uneexpérience historique.

2.2. La micro-histoire : un instrument d’accès à la macro-histoire

On peut par contre étudier les phénomènesmigratoires de façon complètement diffé-rente dans la mesure où l’interview est utili-sée comme un instrument de connaissanceinitiale, comme une première approche d’uncontexte social et d’un thème historique.

Dans ce cas, on part donc de la micro-histoirepour accéder à un contexte plus général. Ceparcours d’apprentissage est ainsi bien pluscomplexe pour l’élève parce qu’il implique desvariables supplémentaires, et très importantesd’un point de vue cognitif, de même que surle plan pédagogique.

En effet, l’approche du témoin n’est ici paspréparée par des études préliminaires. L’élèvedoit donc gérer une situation cognitive bienplus complexe. L’enseignant et le matérieldidactique doivent alors avoir un rôle pluscentral, ils doivent aider l’enfant lors de sarencontre avec une personne différente, qui aune histoire de vie, des valeurs et des repèresculturels autres.

58 Le cartable de Clio, n° 4

Les résultats des différentes interviews sontensuite mis en commun, parce que l’expé-rience individuelle est à relier avec celle dugroupe d’appartenance : de cette façon, onpeut découvrir les variables qui déterminentle départ des migrants, les problèmes ou lesaspects positifs qui sont liés à l’intégration.

B. L’interview collective en classeL’interview collective en classe est une phasetrès importante qui favorise la connaissancede son histoire par l’immigré lui-même ; ilpeut raconter son expérience librement, sansles limites posées par le questionnaire, quiest évidemment un instrument limité, maisfonctionnel du point de vue des besoins desélèves.

Pour les enfants, et pour les enseignants, c’estun moment fondamental de rencontre et deconnaissance de l’autre, qui se révèle à l’écouted’un vécu: l’immigré parle de ses expériences,

de ses drames, de ses sentiments. Il s’agit d’uneapproche de l’autre très significative, parcequ’il ne fait pas seulement un récit de sa vie,mais transmet en quelque sorte sa culture, sesvaleurs, ses idées.

Cette personne s’offre aux enfants en tantque porteuse d’idées, de connaissances, d’unmode de vie différents. Or, pour l’enfant quiest lié à ses valeurs, à son contexte de vie, iln’est pas si facile d’accepter et d’assumer lepoint de vue de l’autre 17.

L’enseignant a évidemment dans ce contexteun rôle de médiation vraiment important : ildoit aider les enfants qui posent des questions

17 Antonella Dallou, L’immigrazione ieri e oggi : una pro-posta di laboratorio sull’educazione interculturale nellascuola elementare, Tesi Finale, Master in PedagogiaInterculturale e Dimensione Europea dell’Educazione,Università di Lecce, Università della Valle d’Aosta, 2002-2003, pp. 15-18 et pp. 35-38.

LE QUESTIONNAIRE POUR L’INTERVIEW INITIALE

• Qui ? ....................................................................• Quand ? ...............................................................• Où ? .....................................................................

Pourquoi es-tu parti ?TravailEtudesPour se réunir avec un membre de la famille

• Pourquoi es-tu allé dans ce pays ?..................................................................................

• As-tu réussi à t’adapter au nouveau pays ?NonUn peuOui

• Pourquoi ? ...........................................................• Connaissais-tu déjà quelqu’un ?

PersonneParents et alliésAmisCollègues

• Avais-tu des amis au moment de ton arrivée ?NonOui, des gens d’iciOui, des immigrés

• As-tu des rapports avec ton pays natal ?OuiNon

• Comment peux-tu les maintenir ? .....................• Voudrais-tu rentrer dans ton pays ?

OuiNon

• Qu’est-ce-que tu regrettes de ton pays ?Ma familleLes amisLe climatLa merMa maisonLes fêtesToutRien..............................................................

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 59

préparées à l’avance, en intervenant de façon àleur permettre de comprendre et de fixer lesmoments importants de l’histoire qui leur estracontée, de connaître aussi le contexte histo-rique et culturel de cette histoire.

Le matériel didactique offre une aide auxélèves pour fixer les informations principales,mais surtout créer ce lien déjà mentionnéentre l’histoire individuelle et celle dugroupe, en mettant en évidence la manièredont les différentes histoires d’émigrationdans le passé et dans le présent se ressemblentet sont caractérisées par les mêmes variables.

Les enfants arrivent ainsi à la fin du par-cours didactique à comprendre que les phé-nomènes migratoires caractérisent l’histoirede l’humanité et que, même s’ils sont liés àdes causes et à des facteurs différents, àd’autres temps et à d’autres lieux, beaucoupd’éléments communs les caractérisent et lesrassemblent.

Ce parcours didactique sur le phénomènemigratoire peut donc être considéré dans unedimension interdisciplinaire, qui concernebien sûr l’histoire, mais aussi les sciencessociales et anthropologiques. C’est un travailcognitif qui prend «en compte la question desidentités, celle de la subjectivité et une dimen-sion de socialisation qui est sans doute au cœurdu projet éducatif» 18.

18 Charles Heimberg, op. cit., p. 4.

L’INTERVIEW COLLECTIVE

RÉALISER L’INTERVIEW :

• LE TÉMOIN RACONTE

• LES ENFANTS ET L’ENSEIGNANT POSENT DES QUESTIONS

RECONSTRUIRE LE RÉCIT DU TÉMOIN :

Qui ? ..................................................................................................................................................................

Quand ? .............................................................................................................................................................

Où ? ....................................................................................................................................................................

Vie dans le pays natal .......................................................................................................................................

Causes du départ ..............................................................................................................................................

Aspects positifs et négatifs du pays d’adoption ..............................................................................................

Liens avec le pays natal .....................................................................................................................................

60 Le cartable de Clio, n° 4 – Qu’apprennent les élèves avec les témoignages ? – 60-71

QU’APPRENNENT LES ÉLÈVES AVEC LES TÉMOIGNAGES? UNE ANALYSEDIDACTIQUE SUR L’USAGE DE L’HISTOIRE ORALE À L’ÉCOLE PRIMAIRE

BEATRIZ AISENBERG, UNIVERSITÉ DE BUENOS AIRES 1

INTRODUCTION

Les potentialités attribuées à l’histoire oralepour développer chez les élèves un bonapprentissage, un apprentissage adéquat, del’Histoire sont multiples. Pour définir ces« apprentissages adéquats », la principaleréférence disponible a été jusqu’à présent lesavoir produit par la science historique, sanature et ses caractéristiques. Ainsi parexemple, on fixe comme objectif que lesélèves arrivent à utiliser de manière satisfai-sante la multicausalité ou le temps histo-rique. Sans doute, l’Histoire, en tant quescience, constitue un référent à partirduquel, et en direction duquel, on orientel’enseignement de l’Histoire, une sorted’idéal vers lequel on tend. Cependant celareste insuffisant pour caractériser les appren-

tissages qu’il est possible d’atteindre aux dif-férents niveaux de la scolarité.

En effet, l’apprentissage est un processus quiconduit l’élève à s’approcher progressive-ment de l’objet du savoir. Ainsi selon Lau-tier, il n’est pas possible d’apprendre « d’uncoup » le savoir historique dans toute sacomplexité. L’appropriation de ce savoirsuppose un processus de construction parétapes au cours desquelles le savoir atteintcomporte nécessairement des simplificationset des distorsions par rapport au savoirenseigné. Si l’on se place du point de vue desélèves, ces étapes – avec leurs erreurs et leurssimplifications – représentent des progrèssuccessifs (Lautier, 1997). Malheureusement,jusqu’à présent, nous avons manqué derecherches sur l’enseignement et l’apprentis-sage de l’Histoire qui puissent nous fournirdes données et des arguments suffisantspour caractériser les « apprentissages adé-quats » correspondant aux savoirs acquis parles élèves aux différents niveaux de scolarité.Cette absence contribue à faire que les butset les attentes concernant l’enseignement del’Histoire représentent très souvent des« missions impossibles », parce que les uns etles autres ont été pensés à partir des caracté-ristiques de l’Histoire comme science, sanstenir compte des modalités spécifiques d’ap-propriation du savoir historique par lesélèves. Le résultat de cette situation est que

1 Institut de Recherche en sciences de l’éducation,Faculté de Philosophie et de Lettres. Cette publication sefonde sur travail réalisé dans le cadre du «Projet de déve-loppement d’un curriculum sur l’histoire orale dans laclasse», Secrétariat de l’éducation du Gouvernement dela ville de Buenos-Aires, Direction générale de la planifi-cation, Direction du curriculum. Equipe de recherche :Beatriz Aisenberg (coordinatrice), Vera Carnovale, AlinaLarramendy et Mirta Torres. Nous remercions spéciale-ment notre Directrice, Silvia Mendoza, pour la confianceet l’appui qu’elle nous a apportés tout au long de ce tra-vail. Ce travail qui a été mené en collaboration avecl’équipe de recherche sur la lecture dans l’enseignementet l’apprentissage des Sciences Sociales (Projet UBACYTF 139, de l’Institut de Recherche en Sciences de l’Educa-tion, Faculté de Philosophie et de Lettres de l’Universitéde Buenos Aires, dirigé par Beatriz Aisenberg).

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 61

tout décalage dans l’apprentissage des élèves,par rapport aux caractéristiques du savoirhistorique, est bien souvent jugé comme undéfaut. Les enseignants eux-mêmes ressen-tent avec malaise ces décalages. La prétentionde « fidélité » au savoir historique peut ren-forcer un enseignement qui cherche plus lareproduction dogmatique d’un savoir établiqu’un travail intellectuel autonome chez lesélèves (Lautier, 1997).

Ce problème soulève ainsi la nécessité decaractériser « des apprentissages adéquats »qui soient fondés sur les modalités d’appro-priation du savoir historique par les élèves.Selon ces modalités, la validité des apprentis-sages dans l’enseignement de l’histoire nepeut pas être définie en termes d’identité ausavoir historique mais en termes de compa-tibilité : il s’agit alors de déterminer dansquelle mesure les apprentissages faits par lesélèves constituent des approches vers lessavoirs définis par les finalités et les buts del’enseignement de l’histoire à l’école. Cecisuppose de prendre en considération deuxaspects indissociables : les savoirs atteints parles élèves, en tant que produits, et le type detravail intellectuel mis en jeu pour lesatteindre, en tant que processus.

Dans ce travail, nous présentons une analysedes productions réalisées par des élèves dessixième et septième degrés d’école primaire(âge moyen, 11-12 ans) dans quatre écolespubliques de la Ville autonome de BuenosAires, lors de situations d’enseignementorganisées autour d’un travail sur des témoi-gnages, dans le cadre d’une séquence didac-tique sur «Les Migrations internes en Argen-tine entre 1930 et 1960 ». L’analyse desproductions orales et écrites a pour but derepérer les apprentissages réalisés par les

élèves lors de travaux faits avec les témoi-gnages de migrants internes. Nous essaieronsd’identifier ce que les élèves ont acquis ainsique les difficultés qu’ils ont rencontrées lorsde leur apprentissage. Pour contextualiserl’analyse et avant de la développer, nous pré-sentons brièvement le parcours qui nous aamenés à recueillir les productions des élèvessur lesquelles nous nous appuyons.

1. NOTRE PARCOURS

Cela fait vingt-cinq ans que nous travaillonssur l’enseignement de l’Histoire à l’école pri-maire. En 1999, nous avons intégré le projetdirigé par Dora Schwarzstein, projet centrésur l’utilisation de l’histoire orale dans l’en-seignement, avec l’idée que cette méthodeoffrait des outils puissants pour faire face àquelques problèmes posés par l’enseigne-ment de l’histoire. Même si le travail effectuédepuis lors nous a permis de conforter notreidée de départ, il nous a aussi conduits àénoncer de nouveaux problèmes. En 1999,nous avons observé que quelques-unes desactivités construites en « imitation du travailde l’historien» reproduisaient beaucoup plussouvent des questions formelles que desquestions de fond. Nous avons alors cherchéà connaître les conditions dans lesquellesl’histoire orale scolaire pouvait préserver lesens des contenus à enseigner. Dans ce but,pendant l’année 2000 nous avons élaboré unprojet fondé sur la construction, la réalisa-tion et l’analyse de séquences didactiquesportant sur l’usage de l’histoire orale. Dans laconstruction de ces situations, le travail del’historien n’est pas conçu comme unmodèle à imiter mais comme un cadre géné-ral qui sert à bâtir des situations d’enseigne-ment qui sont au service d’apprentissages

62 Le cartable de Clio, n° 4

cohérents avec les buts de l’enseignement del’Histoire. Rappelons que le sujet choisi estcelui des migrations internes en Argentineentre 1930 et 1960.

En 2000, la séquence a été réalisée dans uneclasse du sixième degré d’une école de sec-teurs populaires de la ville de Buenos Aires(Aisenberg, Carnovale, Larramendy, 2001).Pendant l’année 2001, nous avons modifiécette séquence en fonction des problèmesobservés lors de la première mise en œuvreet formé un petit groupe d’enseignants. En2002, nous avons repris la séquence à nou-veau reformulée, dans une classe du sixièmedegré et deux classes du septième degré detrois écoles différentes, avec une populationde classes moyennes. Dans certaines classes,le travail a été conduit par les instituteurs dela classe, dans d’autres par les membres denotre équipe. Toutes les classes ont été obser-vées par une ou deux personnes et leséchanges enregistrés à l’aide de deux ou troismagnétophones placés à différents endroitsde la salle.

Les matériaux utilisés pour l’analyse présen-tée dans cet article sont constitués d’une partpar les enregistrements retranscrits des troisséquences réalisées en 2002, d’autre part parles productions écrites des élèves. L’analyseest centrée sur les situations au cours des-quelles les élèves ont travaillé avec des témoi-gnages, c’est-à-dire qu’elle ne porte que surune partie de la séquence d’enseignement.Pour en préciser le cadre, nous présentonsci-dessous la structure complète de laséquence formée de quatre parties :1. Les migrations internes dans le processus

de peuplement du territoire actuel del’Argentine, des origines à nos jours ;

2. Etude du contexte historique dans lequel

les migrations internes se sont produites,tout particulièrement lors des différentespériodes du processus d’industrialisationcommencé en 1930, processus fondé surla substitution des importations ;

3. Analyse des témoignages de migrantsinternes. Cette analyse vise la construc-tion de catégories conceptuelles néces-saires pour l’étude du mouvement migra-toire et de son insertion dans le contextehistorique. Les témoignages retranscritset travaillés sont de deux types : entretiensréalisés par des élèves les années précé-dentes ; entretiens faits de manière plussystématique. Tous ces entretiens sont desrécits faits à la première personne 2 ;

4. Elaboration, réalisation et analyse desentretiens faits par les élèves auprès demigrants internes.

L’analyse présentée ici concerne la troisièmepartie de la séquence, y compris ses relationsavec les deuxième et quatrième parties.

2. TRAVAILLER AVEC DESTÉMOIGNAGES, UNE PORTED’ENTRÉE DANS L’HISTOIRE

L’analyse des interventions orales des élèveset de leurs productions écrites permet d’ap-procher le type d’activités intellectuellesqu’ils mettent en œuvre, ainsi que les réus-sites et les difficultés qu’ils rencontrent dupoint de vue des contenus enseignés.

Un premier constat général est que, pour lesélèves de 11 et 12 ans, les témoignages des

2 Les catégories abordées furent : facteurs répulsifs, fac-teurs attractifs, chaînes migratoires, problèmes rencon-trés par les migrants (vie quotidienne, discrimination),insertion dans le travail, bilan de l’expériences migratoire.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 63

migrants constituent des matériaux qui ontdu sens. L’analyse de ces matériaux réunit demanière indissociable des aspects intellectuelset affectifs ; ces aspects se renforcent fort pro-bablement entre eux, malgré les différencesque l’analyse met en évidence.

L’aspect intellectuel concerne l’usage que fontles élèves de cadres et de repères leur permet-tant de reconstruire la signification des témoi-gnages, c’est-à-dire, de les comprendre. Cescadres et repères sont fondamentalementconstitués par leurs conceptions des compor-tements humains, conceptions qui fonction-nent comme des «théories» (implicites) pourl’interprétation. Ceci leur permet, parexemple, de construire des interprétationscohérentes avec les textes, de produire desinférences pertinentes sur des aspects nonexplicités, d’établir des rapports tantôt entredes informations différentes présentes dansun même témoignage, tantôt entre un témoi-gnage et d’autres savoirs disponibles sur lemonde social ; en somme, ce sont des maté-riaux qui rendent les élèves capables de mettreen œuvre un travail intellectuel autonome.

L’aspect affectif se lit dans les réactions queles témoignages produisent chez les élèves :cela les intéresse, éveille des émotions et desjugements de valeurs. Dans beaucoup de cas,ils vont plus loin que ce que demandentstrictement les consignes scolaires ; ils appro-fondissent spontanément leurs analyses etleurs réflexions.

Mais, comment les élèves conçoivent-ils lestémoignages ? Quel statut leur donnent-ils ?Qu’apprennent-ils avec eux ? Pour répondreà de telles questions, nous distinguons deuxaspects, tout en soulignant que dans lesclasses ceux-ci ont été travaillés ensemble :

l’étude des migrations internes à travers lestémoignages et les relations entre ces der-niers et le contexte historique.

2.1. Des histoires particulières à lacaractérisation des migrations internes

Les premières consignes de travail étaienttrès ouvertes, laissant les élèves interpréterles témoignages en fonction de ce qui étaitimportant pour eux. Les premières interpré-tations spontanées rendent compte du pointde départ des élèves. D’un côté, cela rendpossible l’identification des progrès qui sesont produits tout au long du travail, del’autre, cela facilite l’analyse des difficultésportant sur les savoirs enseignés.

Lors d’une première analyse, deux aspectscentraux sur la manière dont les élèvesconçoivent les témoignages ont été mis enévidence :– ils se sont tout d’abord intéressés à la véra-

cité de ces témoignages, soit comme uneaffirmation, soit comme une question. Lefait que ce soit «une histoire réelle» apparaîtcomme une motivation centrale de l’intérêtqu’ils y portent; lors des interventions, lestermes « véritable » et « réel » sont syno-nymes: «Quand c’est quelqu’un qui racontequelque chose de vrai, c’est intéressant »,

– pour la grande majorité des élèves, ce nesont que des histoires individuelles : ilsn’établissent pas de relations avec lecontexte historique dans lequel se produi-sent les migrations, alors que ce contexte aété étudié auparavant.

Ils attribuent beaucoup d’importance auxsuccès des migrants, succès conçus commedes résultats exclusivement personnels ; l’am-pleur des succès conduit les élèves à attribueraux migrants une attitude particulièrement

64 Le cartable de Clio, n° 4

valorisée face à la vie : la ténacité. Celle-ci leura permis de surmonter les problèmes et lesobstacles qui se sont présentés dans leur expé-rience migratoire et d’améliorer leurs condi-tions de vie. Ils sont aussi sensibles à la souf-france exprimée par les migrants face auxsituations injustes comme la discrimination.Par exemple :

« Rolando : Parce que même si on le discri-mine, il n’y a pas accordé d’importance et ila fait des progrès.Facundo : Ça montre aussi qu’il faut avoirla foi parce que… c’est un monsieur qui alutté pour ce qu’il voulait et l’a obtenu.Rolando : Il l’a obtenu.Facundo : Il voulait se rendre à la ville et ily est allé, il voulait trouver du travail etgagner mieux…Emanuel : Avoir une maison et il l’a obte-nue…[…]Damián : J’ai beaucoup aimé pour tout cequ’il a lutté pour pouvoir progresser, n’est-ce pas, et on le discriminait, lui.[…]Gonzalo : Il avait un but et il voulait l’obte-nir coûte que coûte ».

Dans presque toutes leurs productionsécrites, les élèves parlent des succès desmigrants avec des jugements personnels quitiennent bien souvent lieu de conclusions,dimension morale comprise :

« Leandro : […] cette histoire montre com-ment on peut obtenir quelque chose sansbaisser les bras.Rolando : Il m’a semblé intéressant, il alutté pour faire des progrès, pour jouird’une vie meilleure de celle qu’il avait.Joseph est très courageux malgré les consé-

quences qu’il a subies avec sa famille. Josephn’a jamais perdu l’espoir et c’est pour çaqu’il a atteint son but ».

La plupart des élèves interprètent les témoi-gnages comme des histoires particulières,prises comme un objet en lui-même et noncomme une composante ou un exemple duphénomène migratoire. Même dans le cadred’une histoire particulière, la condition demigrant de celui qui s’exprime est considéréeau même niveau que les questions d’ordrestrictement personnel. Toutefois, quelquesélèves ont adopté la perspective des migrants,compris leurs problèmes et déduit leurs moti-vations, même sur des aspects concernant leurcondition de migrants. Par exemple, face à l’af-firmation d’un interviewé qui ne savait pas oùdormir en arrivant à Buenos Aires, un élève aobservé : « Le problème est où je mets mafamille». A l’aide de ce qu’un autre migrantdéjà installé à Buenos Aires dit, un autre élèvea réfléchi: «Peut être pour qu’il ne souffre pasautant que lui.»

Lors de ces premières lectures, les quelquesélèves qui ont interprété les témoignages ense centrant sur l’expérience migratoire lesont considérés comme des prototypes detous les migrants. Cette attitude correspond-elle à une surgénéralisation à partir d’un casspécifique, ou suppose-t-elle également desrelations avec le contexte ? Par exemple :

« Yanina : Cela m’a semblé une histoire trèsbonne et en plus elle reflète l’histoire debeaucoup d’immigrants.Rocío : Il m’a semblé très intéressant de tra-vailler avec une histoire réelle, en plus nonseulement c’est l’histoire de Joseph, maiscelle de mille personnes qui sont arrivées àla ville dans le même but ».

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 65

La suite du travail a fait évoluer ces pre-mières interprétations. A la lecture de nou-veaux témoignages, quelques élèves ontcommencé à établir spontanément des rap-ports entre eux saisissant ressemblances etdifférences. Cela montre que les témoignagestravaillés auparavant ont été véritablementintégrés et font partie des références utiliséespour analyser les nouveaux. Les élèves com-mencent à délimiter les attributs desmigrants ; il se produit une certaine mise àdistance des histoires particulières. Il y a euaussi des élèves qui, pendant la lecture denouveaux témoignages, sont directementpassés à une généralisation : « Ils se rendaienttous à Buenos Aires ».

Ces changements significatifs ont été produitspar une nouvelle consigne: chercher systéma-tiquement des constantes et des spécificités,établir ce qu’il y a de commun et de différent,dans les expériences migratoires racontées.Cette activité est un travail intellectuel trèssimple ; la consigne amène les élèves à relireles témoignages et à les considérer simultané-ment. Le travail a commencé par groupes dedeux pour que tous les élèves effectuent latâche. Il a permis de dépasser le caractère par-ticulier des histoires et de se centrer sur lephénomène des migrations internes en com-mençant à construire un cadre spécifique àpropos de leurs caractéristiques générales.Même si leurs productions ont été hétéro-gènes, tous les élèves ont découvert des régu-larités entre les témoignages. Quelques-unesont considéré diverses variables :

« Ale et Ale :Tous les deux, ils habitaient dans des pro-vinces où ils ne faisaient pas de progrès, ilsont cherché à améliorer leur qualité de vieet ils ont déménagé à Buenos Aires. Ils

savaient que dans la capitale, comme laplupart des usines s’y sont installées, ilsallaient bientôt trouver un travail. En arri-vant, ils n’avaient pas de maison pour vivre(exception faite d’un terrain vague avec unemaison en carton et tôles), mais peu à peuils se sont construit des maisons avec cequ’ils gagnaient.Les deux, ils allaient chercher du travail, ilsétaient humbles et ils travaillaient dans desusines. Aujourd’hui, ils ont des choses quiétaient un luxe pour eux. Les premiers joursà Buenos Aires ont été très difficiles mais ilsse sont logés très vite ».

En général, la préoccupation des élèves pourdécouvrir les régularités a été plus forte quela recherche des spécificités. La mise en com-mun des productions initiales et les explica-tions des enseignants ont contribué à enri-chir le cadre général des élèves sur lesmigrations internes et à introduire un voca-bulaire spécifique de la discipline. En rela-tion avec ce cadre, les enseignants ont com-mencé à expliquer certaines catégoriesd’analyse. Celles-ci ont été progressivementintroduites dans le travail sur différentstémoignages puis pendant l’élaboration duguide pour effectuer les entretiens. Les expli-cations sur les facteurs d’attraction et derépulsion ont amené certains élèves à établirdes rapports entre les caractéristiques desmigrations internes et le contexte historique.Même si, en général, il s’agit de rapportssimples de causalité linéaire (une cause un effet), ils constituent un progrès par rap-port à une causalité exclusivement inten-tionnelle ou finaliste qui dominait dans lespremières interprétations des témoignages.

Les transcriptions mettent en évidence lesdistances entre les savoirs enseignés et ceux

66 Le cartable de Clio, n° 4

qui ont été appris. Quand les élèves ontrepris les catégories expliquées par les ensei-gnants, ils le font à partir de visions simpli-fiées. Par exemple, deux interventions se rap-portant au concept de chaînes migratoires :« C’étaient ceux qui migraient venant d’autrespays, et dans les autres pays ils avaient de lafamille ou des amis » ; « Et quand il est arrivé,il l’a fait tout seul, n’est-ce pas ? Et après, lesautres membres de la famille sont arrivés, c’estça la chaîne migratoire ? ». Parfois, quelquesélèves utilisent de façon indifférenciée desnotions comme celles de chaînes migratoireset de facteurs d’attraction ; par exemple, lorsd’affirmations comme « les migrants sontvenus à Buenos Aires parce qu’ils avaient de lafamille ou des amis pour les aider ».

Souvent, les progrès dans les apprentissagess’accompagnent de nouvelles difficultés.L’élaboration d’un cadre général à proposdes migrations internes représente, sansdoute, un succès. Avec lui, se développe unetendance vers la surgénéralisation, c’est-à-dire, vers l’application dudit cadre à n’im-porte quelle expérience migratoire particu-lière. Cela fait obstacle à son possibleenrichissement, à la possibilité d‘établir desnuances, de nouvelles différentiations.

Cette surgénéralisation a pesé très fortementdans le travail d’élaboration du guide desentretiens à mener lors de la 4e partie de laséquence. Beaucoup de questions posées parles élèves présupposent que toutes les his-toires des migrants sont identiques ; dès lorsl’entretien s’oriente plutôt vers la confirma-tion des connaissances qu’ils ont plutôt quevers la recherche de nouveaux savoirs portantsur les relations entre une expérience histo-rique collective et les particularités indivi-duelles et subjectives de cette expérience. Par

exemple : «Vous discriminaient-ils ? Vous aveztrouvé du travail vite ? Quand tu es arrivée, tuhabitais un bidonville ou un petit hôtel ?». Leproblème s’est aussi présenté au moment declasser les questions selon des catégories :dans un degré, les élèves ont proposé «pro-grès économique» comme catégorie ; c’est-à-dire, qu’au lieu de chercher l’informationdans ce que dit l’interviewé de son expériencemigratoire, ils le supposaient à partir ducadre bâti. Ainsi, la surgénéralisation, qui faitpartie du processus de construction dessavoirs, constitue à la fois un progrès et unedifficulté inévitable. Pour l’enseignement, ellepose la nécessité d’introduire de nouvellessituations qui insistent sur la différentiationet la reconnaissance de spécificités.

Malgré ces difficultés et tout au long de laséquence, les élèves ont construit un cadregénéral sur les migrations internes ; de cettemanière, les témoignages ne sont plus seule-ment, pour eux, des histoires d’individusmais commencent à être liés à l’Histoire, serapprochant ainsi de leur statut de source.

2.2. Des histoires individuelles aux contextes historiques

Dans leurs premières interprétations, lesélèves ont aussi relevé différents aspects descontextes quotidiens dans lesquels ces his-toires se sont déroulées, tout particulière-ment les caractéristiques et les conditions devie, très différentes des leurs, notamment surle monde familial et le monde du travail. Parexemple, ils ont cherché à comprendre lesfaçons de faire la cuisine et de s’éclairer à lacampagne. Le peu de temps disponible pourdéjeuner dans les usines a aussi attiré leurattention ; quelques-unes sont allées au-delàde l’information ponctuelle : « Ceci nous

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 67

parle des conditions de travail des ouvriers, ceseraient plusieurs heures de travail. »

Les élèves ont été surpris et effrayés par lefait que quelques migrants travaillent depuisleur jeune enfance. Face au récit d’une inter-viewée qui, à l’âge de 5 ans, parmi d’autrestravaux, préparait le dîner des manœuvres,les élèves ont demandé « il n’y avait rien pourcouvrir le feu ? […] elle pouvait se brûler,n’est-ce pas ? […] Mais toutes les petites fillesle faisaient ? ». Les élèves se sont ainsi repré-senté une époque différente de la leur. Toute-fois, ce passé présente des ressemblances avecle présent, ce qui trouble certains élèves ; parexemple, l’un s’étonne que « déjà à cetteépoque-là, on faisait venir des films des USA »,comme si le passé était un moment unique,sans continuités ni ressemblances avec leprésent.

Ce qui a le plus surpris et déconcerté lesélèves, par contraste évident avec ce qui sepasse aujourd’hui, c’est que les migrantsavaient obtenu tout de suite du travail enarrivant à Buenos Aires. Quelques interven-tions d’élèves ont semblé répondre demanière anachronique (comme si le présents’appliquait simplement au passé) : « Il atrouvé du travail si vite ? Parce que quelqu’unqui vient d’arriver ne va pas trouver du travailaussi vite ! » Cependant, en général, cela a étécompris comme un indice du changement,du contraste entre des époques différentes.

Les élèves ont clairement identifié les contextesquotidiens. En revanche spontanément, ils ontétabli peu de relations entre l’expérience desmigrants et le contexte historique étudié audébut. Comme il a été dit, les succès desmigrants ont été exclusivement évalués entermes personnels, sans faire d’allusion aux

facteurs structuraux qui les ont rendus pos-sibles. Un seul élève, lors du commentaire dupremier témoignage, y a fait état dans son ana-lyse: «Ça montre qu’il y avait des usines», mon-trant ainsi qu’il faisait une relation entre letémoignage et le contexte.

Peu d’élèves ont signalé que les migrantsvenaient à Buenos Aires parce qu’il y avait desusines, ou en général, plus d’occasions pourtrouver du travail alors que ces renseigne-ments figuraient dans les témoignages.Aussi, àplusieurs reprises, les enseignants sont interve-nus pour que les élèves établissent des rela-tions entre la vie des migrants et le contextehistorique. Mais, de fait, lorsque le travail estrevenu sur les témoignages, ces relations n’ontété établies, presque uniquement, que lorsqueles enseignants les ont sollicitées. Quelquesélèves ont alors donné des réponses claires etpertinentes. Par exemple, à la lecture dutémoignage d’un migrant venu à Buenos Airesdans les années 40 et qui trouve du travail dansune usine américaine, un élève a fait allusion àl’industrialisation de substitution provoquéepar la guerre et à l’installation d’usines étran-gères dans le pays. Mais, en général, nousobservons des difficultés dans l’assimilationdes savoirs historiques : les élèves ont incor-poré seulement quelques informations par-tielles, en général avec des erreurs. Dans biendes cas, on a l’impression de contenus «agrafésavec des épingles», qui ne sont pas vraimentintégrés et qui, peut-être, seront oubliés… Leserreurs et les écarts contenus dans les produc-tions écrites des élèves par rapport aux savoirsprésentés tant lors du travail sur les témoi-gnages que dans les explications plus systéma-tiques faites par les enseignants, sont impor-tants. Mais, cela ne doit pas nous empêcher dereconnaître les acquis des élèves. Il y a aussi desprogrès à ne pas négliger.

68 Le cartable de Clio, n° 4

Ainsi, même avec des erreurs, un certainnombre d’élèves établit des liens entre la viedes migrants et le contexte historique, ce quisuppose un progrès par rapport à la perspec-tive individuelle avec laquelle ils analysaient lespremiers témoignages. Dans certains cas, ils’agit d’un rapport énoncé en termes trèsgénéraux. Lors d’une réponse à une consignecentrée sur ce rapport, deux élèves ont écrit :«Le rapport qu’il y a, c’est qu’au moment où ilsont migré, dans notre pays il n’y avait pas detravail à l’intérieur du pays, et que la plupart desusines où on trouvait du travail étaient situées àBuenos Aires.» Dans d’autres cas, ils ont incor-poré quelques explications sur l’existenced’usines à Buenos Aires. Ainsi un grouped’élèves, dans leur production finale sur lesfacteurs d’attraction, relève: «…et aussi parcequ’il y avait des usines qui produisaient ce qu’onn’importait plus, c’est pour ça qu’il y avait plusde possibilités de trouver du travail».

Les productions des élèves qui expriment uneplus grande compréhension du contexte his-torique sont aussi celles qui ont le plus d’er-reurs. Ce sont les élèves qui osent le plusexprimer ce qu’ils pensent, qui égalements’éloignent le plus du contenu des textes étu-diés, par exemple : «[…] Il ne faut pas oublierque pendant bien longtemps il y a eu le modèleagro-exportateur et qu’il y avait beaucoup detravail à la campagne. Après la guerre les paysindustrialisés n’exportaient pas en AmériqueLatine, alors l’Argentine a commencé à pro-duire. Comme les usines étaient à Buenos Aires,ces gens-là ont été comme «expulsés» des pro-vinces vers Buenos Aires. Cette industrie s’appe-lait ISI [Industrialisation par Substitutiond’Importations, n.d.l.r.], l’ISI a commencé àfonctionner après la crise des années 30 et elle apris de l’essor […]». Dans ce texte on observeune erreur temporelle (après la guerre) qui

indiquerait une mauvaise compréhensiondu rapport causal entre la Seconde Guerre etl’industrialisation en Argentine. Une autreerreur concerne le « modèle agro-exporta-teur ». Ce modèle et celui de l’ISI ont été pré-sentés comme des constructions des histo-riens et non comme des entités du passé,alors qu’elles apparaissent ainsi dans la ver-sion apprise par ces élèves. Cet écart estpeut-être dû à la conception de l’Histoiremise en jeu, conception selon laquelle, lesavoir historique est objectif et équivalent àce qui a vraiment eu lieu dans le passé. Cetteidée fonctionnerait comme un obstacle épis-témologique pour accéder au sens du savoirenseigné ; selon un processus connu, pourpouvoir assimiler ce dernier, ces élèves l’ontmodifié et transformé de manière à le« rendre cohérent » avec leurs connaissancesprécédentes. Malgré ces erreurs, nous recon-naissons aussi des acquis dans ces propos : lefacteur central qui explique les migrationsrelève du contexte et non pas des individus ;ce facteur suppose une relation entre lescontextes national et international ; enfin, ilincorpore des termes spécifiques.

3. QUELQUES APPORTS DE L’HISTOIREORALE EN CLASSE

Compte tenu du nombre limité de cas, de laspécificité du thème et du dispositif de tra-vail, la synthèse des apports et des difficultésobservés lors du travail sur les témoignagesne prétend à aucune généralisation. Cesapports ou difficultés ne constituent en riendes balises qui délimiteraient ce que l’on doitou non enseigner. L’intention est d’approcherce que les élèves ont effectivement appris etd’identifier les difficultés afin de les aider àles dépasser progressivement.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 69

Pour les acquis positifs, on retiendra que lesapprentissages des élèves ne se définissentpas en termes d’identité avec les savoirsenseignés, mais en termes de compatibilitéou d’approche. Les élèves arrivent à conce-voir les témoignages comme des sourcespour connaître l’expérience migratoire. Ence sens, cela constitue une approche d’un desmodes de construction de la connaissancehistorienne. Cependant, les sources parais-sent vraies par définition. Le fait qu’ellessoient des témoignages d’acteurs, loin desoulever la question de leur subjectivité, sou-ligne aux yeux des élèves leur caractère devérité. Cette conception rejoint les donnéesrecueillies dans différentes recherches quimontrent qu’une des hypothèses fréquentessur l’origine de la connaissance historiquerepose dans la transmission orale entre géné-rations ; nous constatons ici que « les sourcesorales peuvent paraître aux enfants plus réelleset importantes que n’importe quelles autres »(Schwarzstein, 2001). Les élèves conçoiventla parole des témoins comme transparente :une différence entre les historiens et lesélèves réside dans le fait que pour ces der-niers, les sources orales sont objectives. Cetteconception constitue un obstacle épistémo-logique, que seul un processus de travail longet ardu permettra peut-être de dépasser.

Avec le travail sur les témoignages, les élèvesapprochent la perspective des migrants : ils semettent à leur place et comprennent leursmotivations et sentiments. Ce rapprochementvalorise fortement des acteurs généralementdépréciés par les préjugés et les représenta-tions sociales les plus courantes. Un élève l’ex-prime avec surprise : «nous sommes en traind’étudier les pauvres !». Il s’agit là d’un apportspécifique de l’histoire orale, en tant qu’«ellepermet une appréciation meilleure et positive

d’un groupe social éloigné du pouvoir »(Schwarzstein, 2001). Cependant, cette réus-site se lit aussi comme un obstacle pour laprise de distance nécessaire pour une visioncritique des témoignages. Par la rencontre« face à face », les entretiens accentuent la fascination.

Ce travail enrichit les représentations que lesélèves ont du monde social et de sa diversité.Ainsi, ils accèdent à des aspects qu’ils igno-rent, par exemple, sur le monde du travail,sur l’expérience migratoire. Ils approchentune époque différente d’aujourd’hui. Recon-naître les changements et les différences (parexemple, découvrir avec surprise que BuenosAires n’a pas toujours connu un problèmed’emploi) constitue un progrès importantcontre la tendance des élèves d’attribuer aupassé les caractères du présent. Cette ten-dance coexiste avec d’autres ; quand les élèvesdécoupent un moment du passé, ils parais-sent le concevoir différent du présent. C’estpourquoi la reconnaissance des continuités,précédemment notée, constitue un progrès.

Nous avons vu que les relations entre lestémoignages et l’histoire ne sont pas quelquechose de donné pour les élèves. Ainsi, pourlimitées qu’elles soient, la caractérisation géné-rale des migrations internes et les relationsqu’ils établissent entre les migrations et le pro-cessus d’industrialisation, représentent uneavancée. D’une autre manière, l’importancequ’ils accordent aux témoignages en fait unevoie possible pour éveiller l’intérêt et la sensibi-lité pour l’histoire, condition nécessaire pourprogresser dans ce champ de connaissance.

Le travail sur les relations entre les témoi-gnages et le contexte historique des migra-tions contribue à ce que les élèves progressent

70 Le cartable de Clio, n° 4

d’une conception de la causalité où prédomi-nent les intentions personnelles vers la priseen compte du contexte historique dans lequelles personnes vivent. Ce résultat va dans lesens d’une construction de la multicausalité ;de plus, il y a l’idée d’une histoire faite aussiavec les gens.

4. LES TÉMOIGNAGES, LE TRAVAILINTELLECTUEL DES ÉLÈVES ET LES BUTS DE L’ENSEIGNEMENT

Les progrès des élèves en termes de connais-sances atteintes sont indissociables du travailintellectuel mis en jeu. Considérant lestémoignages comme des matériaux impor-tants, les élèves sont ainsi en situation de réa-liser un travail intellectuel autonome. Ilsinterprètent eux-mêmes les témoignages,analysent, réfléchissent, construisent desrelations, décrivent des régularités. Ce typede travail montre que certains acquis sontpossibles. Ainsi s’effectue un travail intellec-tuel compatible avec les buts de l’enseigne-ment de l’histoire et qui fonctionne comme« antidote » de l’apprentissage dogmatique.

Or, pour que les élèves mettent en jeu, dans laclasse, ce type de travail intellectuel, il ne suf-fit pas de leur mettre à disposition des témoi-gnages. Cela dépend aussi, en partie, des acti-vités qui leur sont proposées. Il n’y a pas derelations automatiques entre les buts de l’en-seignement et le travail intellectuel des élèves.Les activités comme les consignes peuventremplir le rôle de facilitateur ou d’obstacle àun certain type de travail intellectuel, et,ainsi, influencer directement le sens dessavoirs enseignés. C’est pour cela qu’un tra-vail central réside dans l’analyse du type detravail intellectuel que l’on veut promouvoir.

L’histoire scolaire se caractérise fréquemmentpar une tendance à promouvoir un travailintellectuel centré sur l’identification et lareproduction d’informations (Audigier,1987). Il n’est pas simple d’échapper à cemodèle, même lorsque l’on prétend ensei-gner des savoirs dont l’apprentissage requiertun travail intellectuel clairement différent.Très souvent, la structure des activités et lesconsignes qui sont proposées aux élèves « tra-hissent » les savoirs que l’on prétend ensei-gner et appellent un travail intellectuel quidevient, de fait, contraire aux nécessités del’apprentissage ; de plus, les savoirs effective-ment enseignés sont très différents de ceuxqui sont prévus.

Une des composantes de toute disciplinescolaire sont les exercices (Chervel, 1988).Un exercice prototypique de l’enseignementde l’histoire consiste à remettre aux élèves unquestionnaire qui guide la lecture des textesou des sources, avec l’idée que cela facilite lacompréhension. Loin d’inviter les élèves àinterpréter le texte, cela les oriente très sou-vent vers un travail d’identification d’indicespar un balayage superficiel du texte ; ils loca-lisent et reproduisent les phrases qui répon-dent aux questions ; répondre aux questionsdevient une fin, la lecture un moyen (Aisen-berg, 2000). C’est pour cela que le dispositifproposé était ouvert.

Un autre exercice prototypique de l’histoirescolaire est l’élaboration de tableaux compa-ratifs. Dans une école, cette méthode a été uti-lisée pour rechercher des régularités entre lestémoignages, ce qui requiert effectivement untravail de comparaison. Un schéma compor-tant les variables à considérer pour la compa-raison est présenté au tableau noir, les élèvessont invités à le compléter. Très souvent en

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 71

fait, ce travail n’induit aucune comparaison:les élèves complètent chacune des cases ducadre, sans nécessairement établir de relationsentre les témoignages. Le travail intellectuelqui prédomine alors est l’identification d’in-formations isolées dans chaque témoignage,en relation avec les variables données et nonune découverte de régularités en vue deconstruire un cadre général sur les migrationsinternes.

Dans de telles situations, la forme de l’ensei-gnement, liée au travail intellectuel demandé,détermine les contenus effectivement ensei-gnés ; même avec les meilleures intentions,les conditions particulières de la situationpeuvent produire « … une véritable substitu-tion didactique de l’objet» (Chevallard, 1985).C’est pourquoi, d’une part la connaissancehistorique constitue le référent indispen-sable pour exercer la nécessaire vigilanceépistémologique, référent aussi nécessairepour que la tâche demandée en classe pré-serve le sens de ce que l’on prétend ensei-gner, d’autre part, elle est insuffisante pourcaractériser ce que peuvent être autant lesapprentissages adéquats aux différentsniveaux de la scolarité, apprentissages quiprennent en compte les modalités d’appro-priation de la connaissance historique parles élèves, que les dispositifs d’enseignementqui sont pertinents pour construire cesapprentissages. En vertu de cette relationétroite entre la forme de l’enseignement et lecontenu, on ne peut définir les buts de l’en-seignement sans étudier son fonctionne-ment dans la classe ; ceci exige un ancragefort à la fois dans la connaissance historiqueet dans la connaissance didactique.

Née de l’histoire comme science, l’histoireorale constitue un apport précieux pour

introduire dans l’enseignement, des savoirsrelevant des modes de construction de laconnaissance historienne et pour développerchez les élèves la compréhension de sanature.

b i b l i oBIBLIOGRAPHIE

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• Schwarzstein, Dora (2001), Una introducción aluso de la Historia oral en el aula, Buenos Aires,Fondo de Cultura Económica.

Traduction : Marta Lacoste de Aisenberg, avecles remerciements de la rédaction.

72 Le cartable de Clio, n° 4 – Le témoignage oral en classe d’histoire : compte rendu d’une pratique – 72-83

LE TÉMOIGNAGE ORAL EN CLASSE D’HISTOIRE : COMPTE RENDU D’UNE PRATIQUE

CLAUDE BASUYAU, LYCÉE BUFFON DE PARIS

L’histoire contemporaine fait partie des pro-grammes d’histoire du lycée français puisquela classe de Première s’achève par l’étude de laSeconde Guerre mondiale et celle de Termi-nale couvre la période de 1945 à nos jours.C’est l’occasion, pour quelques années encore,de faire intervenir dans le huis clos tradition-nel de la classe une personne extérieure,témoin, acteur, voire victime d’un événementhistorique majeur, venue témoigner de sonvécu personnel, le plus souvent pendant deuxheures consécutives. Cette pratique reste bienévidemment limitée par des contraintes objec-tives : la dotation horaire qui paraît souventréduite compte tenu de l’ampleur et de lalogique de programmes qui fonctionnent parune accumulation de thèmes à traiter ; pres-sion d’autant plus forte lorsqu’elle concerneune classe dont l’issue est sanctionnée par unexamen qui nécessite de couvrir, dans l’ur-gence et souvent de façon elliptique, le pro-gramme. Pourquoi alors choisir de «prendredu temps », de soustraire quelques heurespour organiser ce face-à-face singulier? Quelgain, dans l’apprentissage de l’histoire, attend-on de cette pratique ? Avant de proposerquelques pistes, qui relèvent largement d’in-tuitions mais s’appuient sur une pratique, pré-cisons que le recours à l’histoire orale ne selimite pas au face-à-face témoin/groupe classe,mais prend, dans notre pratique, deux autresaspects : la rencontre d’un témoin (nous utili-serons ce terme pour désigner désormais toute

personne racontant son histoire devant desélèves) et d’un groupe restreint d’élèves, soitdans le cadre nouveau des TPE1, soit dans lecadre d’un Club Histoire. Dans la mesure oùles finalités de l’appel au témoin ne couvrentpas tout à fait les mêmes objectifs selon lesconfigurations évoquées, nous traiterons suc-cessivement de deux mises en scène du témoinqui nous sont familières.

1. LE TÉMOIN DANS LA CLASSE

Le dispositif : l’organisation d’un face-à-faceLe témoin est confronté au maximum à deuxclasses rassemblées afin de maintenir uneproximité physique propice à l’échange et n’in-hibant pas les questions en provenance d’unesalle d’adolescents confrontés à ce qui risque-rait de ressembler à une conférence. Le témoina été préalablement rencontré par l’enseignant.

1 Le système scolaire français a institué depuis 4 ans lesTravaux Personnels Encadrés en classe de Première et enclasse de Terminale. Il s’agit pour les élèves, générale-ment par groupes de deux ou trois, de mener unerecherche pendant la moitié de l’année et de produireun petit mémoire doublé d’une soutenance orale devantun jury de deux enseignants. Deux professeurs, de deuxdisciplines différentes, encadrent ces travaux qui doi-vent eux-mêmes croiser des thèmes relevant de deuxdisciplines. Dans les sections L (Littéraire) ou ES(Sciences Economiques et Sociales), il est fréquent quel’enseignant d’histoire et géographie soit impliqué.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 73

Il est régulièrement relancé par l’enseignantqui organise son témoignage autour dethèmes clefs. Le discours se déroule chrono-logiquement selon les grandes phases d’unehistoire personnelle et ménage des césuresqui permettent aux élèves de poser des ques-tions avant qu’une nouvelle phase du témoi-gnage ne soit engagée. A titre d’exemple, unedéportée présentera son témoignage de lafaçon suivante : ma famille et ma vie jusqu’àl’irruption de la guerre/l’arrestation et l’in-ternement à Drancy/le voyage vers Auschwitzet la découverte du camp/la survie quoti-dienne et le travail forcé/l’évacuation ducamp et la libération/la difficulté de témoi-gner après guerre. La relance après chaquecésure est à l’initiative de l’enseignant.

L’insertion dans le projet éducatif : une nécessaire préparationAfin de permettre le questionnement par lesélèves, ceux-ci doivent avoir été préparés, sansquoi la masse d’informations et d’émotionsles submerge. Il faut qu’un témoignage s’ins-crive dans du « déjà connu « pour prendresens et susciter la prise de parole. Toute inter-vention de témoin est donc précédée d’untravail préparatoire souvent assez lourd. Pourreprendre l’exemple cité, les élèves avaient dûprendre connaissance d’un dossier consacré àl’extermination comportant des documentsaccompagnés de courtes questions et desdemandes de recherches d’informations dansle manuel scolaire. La production demandéeétait la suivante 2 : Vous devez rédiger une syn-thèse de 300 mots sur le thème: L’exterminationdes Juifs d’Europe. Cette synthèse doit traiter despoints suivants : les motivations idéologiques,l’organisation effective de l’extermination (prise

de décision, acheminement et utilisation desdéportés, diversité des modes d’extermination,etc.), le bilan, les enjeux de la mémoire dugénocide.

Ce travail est évalué et donne lieu à une cor-rection commentée.

Réactions et questions des élèves : la magiedu récit personnaliséCe qui frappe d’emblée est la qualité del’écoute, l’attention soutenue sur une duréeanormalement longue, la tension des visagesqui trahissent les émotions 3 les plus diverses.En revanche, les questions fusent peu. Ellesportent sur deux types de registres. La ques-tion fermée sur le récit singulier : «Avez-vousretrouvé votre mère ? » , «Seriez-vous tenté devous venger si vous rencontriez un Kapoaujourd’hui ? ». D’autres questions visent àinscrire le témoignage dans une significationqui le dépasse : « N’avez-vous jamais soup-çonné le danger qui menaçait les Juifs ? »« L’existence des camps était-elle connue ? »« Que pensez-vous du film de Begnini La vieest belle ? » Signalons également les ques-tions interdites, celles que des élèves n’osentpas poser en public. Il est fréquent qu’à l’is-sue de la séance, alors que la salle se vide len-tement, plusieurs élèves restent « accrochés »au témoin et lui demandent, en aparté, laquestion qui brûle les lèvres, mais dont lecaractère insolite, la crainte du regard desautres ou d’une réaction vive chez le témoina inhibé la formulation publique : « Est-cequ’il arrivait de rire à Auschwitz ? » La réac-tion la plus fréquente est en fait unedemande de prolongement de l’entretien.Une forme de cette demande est l’acquisition

2 Il s’agit d’un exercice préparatoire à l’une des épreuvesdu BAC.

3 Ceci est valable pour d’autres témoignages que ceuxrelatant la déportation.

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du témoignage écrit du témoin, lorsquecelui-ci existe 4.

A plusieurs reprises, sur des thèmes divers,l’intervention d’un témoin en classe, susciteultérieurement des demandes à l’enseignantet s’accompagne de remerciements pour l’or-ganisation inhabituelle du face-à-face. Lescommentaires a posteriori sont fréquents.Plusieurs élèves ont sensiblement ressenti lablessure psychologique d’un appelé de laguerre d’Algérie quand ce dernier, la voixentravée par l’émotion, racontait qu’il avaitreçu l’ordre de tuer un enfant de 16 ans, filsd’un collecteur du FLN qui avait réussi àprendre la fuite.

Les motivations de l’enseignant :humaniser l’histoire scolaireElles puisent leur source dans les limites de ladiscipline scolaire. Gardons l’exemple dugénocide de la seconde Guerre mondiale 5. Lediscours scolaire diffuse un petit nombred’énoncés canoniques sur le sujet : des repèresfactuels (la rafle du Vel d’Hiv, la Conférencede Wansee, etc.), des descriptions de proces-sus (la déportation en train, les chambres àgaz, etc.), des rapports à l’idéologie (l’antisé-mitisme nazi, la collaboration des autorités deVichy, etc.), des données statistiques, etc. Laquestion est honnêtement traitée d’un pointde vue scolaire, d’autant plus que d’autres dis-ciplines peuvent la prendre en compte 6. Ellesouffre cependant de deux défauts : c’est unobjet scolaire nécessairement réduit à desénoncés utiles dans le cadre d’une évaluation

4 La plupart des témoins ont publié ou ont témoignédevant le Club histoire (voir plus loin).5 Précisons que ce n’est pas le cas exclusif d’invitation detémoins.6 La lecture de Si c’est un homme de Primo Levi est fréquemment inscrite au programme. en français.

et par conséquent très désincarné; les catégo-ries utilisées pour penser le sujet sont cellesdu persécuteur qui désigne des Juifs (et desTsiganes), ce qui crée, pour la plupart desélèves, un rapport d’extériorité dont la limiteest : « C’est d’un autre temps et cela ne nousconcerne pas directement. »

La présence du témoin permet de dépasser enpartie ces limites. L’enseignant peut davantagefaire ressentir combien l’Histoire concerne leshommes, combien les thèmes abordés (ladéportation, la guerre d’Algérie, les formes dela Résistance, l’Occupation7, etc.) relèvent biend’une science humaine. La discipline scolaireest réinsérée dans son épaisseur d’expériencehumaine. L’entrée par le témoignage singulierd’un être vivant est une voie d’accès sensible àl’histoire, une démarche vers l’histoire par pro-curation. Ce caractère nous a frappés au-delàde la présence effective du témoin: la projec-tion de témoignages enregistrés extraits dufilm Shoah provoque un effet similaire 8 alorsque tout semblerait au contraire faire obstacleà leur utilisation en classe : fixité des plans,longueur des séquences, paroles sous-titrées,propos d’une rare dureté, etc.

Le contact direct avec un témoin relatant desexpériences vécues au même âge, parfoismême plus jeune, que les élèves auxquels ils’adresse, efface la différence d’âge et permetl’identification. Celui qui parle n’est pas

7 Parmi les thèmes pour lesquels nous avons sollicité l’in-tervention de témoins.8 Il est intéressant de souligner combien Shoah a pris laplace d’un grand classique comme Nuit et Brouillardquand il s’agit de travailler sur la déportation (plus spéci-fiquement l’extermination) au point que l’Educationnationale a doté tous les lycées d’une version DVD pré-sentant des séquences spécifiquement sélectionnées pourl’enseignement dont les témoignages de Abraham Bombaou de Filip Muller.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 75

«autre» ; phénomène renforcé par le fait quela plupart des témoins inscrivent délibéré-ment leur itinéraire individuel dans un destincollectif envers lequel ils se sentent une res-ponsabilité. Ce phénomène est commun àtous les anciens combattants, quel que soit leconflit auquel ils ont participé.

Enfin, en reprenant l’exemple du témoignagedes déportés, il est un apport essentiel, celuid’une leçon politique. C’est l’occasion defaire sensiblement ressentir que les idéologiesque l’histoire scolaire présente succinctementcomme une série d’énoncés (Ein Volk, einReich, un Führer) se traduisent en actesconcernant les hommes. C’est clairement unealerte civique sur l’importance des idées, desprogrammes, des propos, qui dépassent le casparticulier étudié.

2. LES TÉMOINS DEVANT LE CLUB HISTOIRE

Présentation du Club Histoire du lycéeBuffon : l’inscription des élèves dans ledevoir de transmettreCréé en 1999 9, le Club Histoire vise undouble objectif : le recueil de témoignages etleur publication. La rencontre avec destémoins se double donc d’un projet édito-rial. Le public concerné est celui d’élèvesvolontaires qui acceptent, par goût de l’his-toire contemporaine, de consacrer une partiede leur temps libre aux activités parfoiscontraignantes du Club. On remarquera

trois éléments qui conditionnent un rapportaux témoins sensiblement différent que dansle cadre du groupe « captif » classe 10 : lesélèves sont volontaires, ils rencontrent plu-sieurs témoins, ils acceptent de transmettreleur expérience sous la forme d’un ouvragede type « poche ». Ils travaillent générale-ment pendant deux années consécutives surle même thème proposé par le professeur.Cet ancrage dans la longue durée permetl’approfondissement d’un sujet qui ne cor-respond pas nécessairement au programmescolaire des élèves qui proviennent de laclasse de troisième et des classes de lycée. Ilpermet surtout la rencontre de plusieurstémoins. Les élèves ne reçoivent pas de courspréalable, l’animateur du Club se contente,lors de réunions de cadrage, d’expliquer lesenjeux du thème, d’organiser la distributiondes tâches, de présenter de courts filmsinformatifs, de faire circuler de la documen-tation dont l’accès est libre. Le rapport ensei-gnant - élèves s’inscrit davantage dans unrapport manager – équipe, la coopérationl’emporte sur la relation directive, même sicelle-ci subsiste nécessairement dans les faitscomme dans la représentation que les élèvesconservent de l’enseignant (qui n’est pasnécessairement celui qu’ils ont en classe).L’activité des élèves consiste à rencontrerchaque témoin pendant plusieurs heures,parfois pendant plusieurs séances, à décryp-ter le contenu de l’enregistrement en respec-tant scrupuleusement les propos tenus et,pour ceux qui le souhaitent, à rechercherdans des archives photographiques les docu-ments qui devront illustrer l’ouvrage final, àprendre en charge la rédaction de courtesfiches informatives qui accompagneront les

9 Reprenant en fait des pratiques testées dans le cadred’un collège où nous avons enseigné dans des classes deTroisième. Le Club a publié «Auschwitz», 160 pages ; Unemémoire meurtrie (guerre d’Algérie), 230 pages et s’ap-prête à publier Une jeunesse rebelle (évadés de France parl’Espagne).

10 Même si un même témoin intervient en classe etdevant le Club Histoire.

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témoignages et permettront aux lecteurs deles mettre en perspective 11. Par exemple,l’ouvrage consacré à la guerre d’Algérie Lamémoire meurtrie. Paroles d’appelés ducontingent pendant la guerre d’Algérie pré-sente de nombreuses mises au point volon-tairement limitées à une page : « L’Algériefrançaise de 1830 à 1954 », « La radicalisationdu nationalisme algérien après 1945 », « Latorture en Algérie », « Pourquoi une guerre silongue ? », etc. Le travail en cours sur les éva-dés de France par l’Espagne comportera unefiche consacrée au camp de Miranda, à la 2e DB (dans laquelle trois des témoins ontfinalement combattu), l’attitude de l’Es-pagne pendant la guerre, etc. Les élèves lesplus intéressés sont associés aux phasesannexes comme la rencontre préalable avecle témoin, la correction commune (avec letémoin) du texte de l’interview, la rencontreavec l’imprimeur, etc.

Les élèves interviennent donc tous, mais sou-vent avec des degrés d’implication différents.Les parts de décryptage des enregistrements,leur recherche iconographique, les fiches qu’ilsont rédigées prennent finalement leur sensdans la mise en commun des éléments de cepuzzle qui s’assemble au moment de l’élabo-ration de la maquette destinée à l’imprimeur.

L’action de l’animateur porte sur la gestion desactivités du Club, notamment la difficilerecherche des financements pour une publica-tion dont le coût s’élève à près de 5000 euros et

sur la prise en charge d’activités qui ne relè-vent pas, à ses yeux, d’un Club Histoire : laréécriture des témoignages décryptés par lesélèves pour aboutir à un texte publiable (c’est-à-dire le passage du style oral de l’entretien austyle écrit, mais le plus proche possible du tonde l’interview). Il semble évident par ailleursqu’il vérifie le contenu des fiches informativesrédigées par les élèves et continue d’en prendrequelques-unes en charge quand elles concer-nent un point particulièrement complexe,comme le duel De Gaulle – Giraud dansl’Afrique du Nord de 1943.

On l’aura compris, derrière un dispositifassez lourd, ce qui constitue l’essentiel del’apport du Club Histoire, c’est bien ce face-à-face avec des témoins et ce devoir de fidélitéà leurs propos.

Les élèves face aux témoins : des passionnésrencontrent l’histoireL’essentiel des remarques développées à pro-pos du témoin en classe pourrait être reprisici, notamment le rôle de l’empathie commepasserelle vers l’histoire. Une empathie d’au-tant plus forte que l’individu, qui s’adresse àeux en soulignant toujours la proximité del’âge des élèves et du témoin au moment desfaits, humanise d’un certain point de vuel’histoire. Ainsi, le héros résistant, dont l’his-toire scolaire n’a pas fait son deuil, se substi-tue à un homme ou une femme qui présenteson destin comme contraint par les événe-ments, fait de hasards, d’opportunités, dechoix qui tiennent parfois plus aux circons-tances du moment qu’à une déterminationsans faille et une perception claire des enjeuxd’un conflit. Il est frappant de constaterqu’aucun des combattants de la 2e DB ren-contrés lors du travail actuellement en cours

11 Activité qui suppose la lecture d’ouvrages parfoissavants ou plus prosaïquement les documents acces-sibles sur Internet… Le travail actuellement en coursconcernant les évadés de France par l’Espagne pendantla Seconde Guerre mondiale a conduit certains élèves àparcourir l’ouvrage de référence de Robert Belot, Auxfrontières de la liberté, Paris, Fayard 1998.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 77

n’a pris la posture du héros, mais que tousont signalé les limites de leur conditionhumaine 12.

Mais l’apport du Club est plus complexe. Letémoin est plus proche, plus intime, il parle àdes élèves moins nombreux qu’il sait tousmotivés. Le témoignage est plus personnalisé,s’attache à des détails propres à renforcer laconnivence, manie plus volontiers (quandc’est possible) l’humour. Les élèves y sont sen-sibles, mais ils sont en même temps plus cri-tiques, car ils peuvent comparer les proposdes témoins et sont très déroutés si le témoinsemble se tromper. Cela peut arriver quand,quittant le domaine de l’expérience person-nelle, ce dernier se risque à rappeler un faithistorique en commettant une erreur de daterepérable par un ou des élèves… C’est, aprèsun regard éloquent en direction de l’ensei-gnant, une suspicion globale qui pèse sur lespropos 13.

Le questionnement spontané des élèves esttrès variable, il dépend de la nature de la rela-tion que le témoin a nouée avec ses auditeurs,mais plus encore du contenu de ses propos. Sil’élève est face à un thème complexe, peu oupas abordé dans le système scolaire, il n’est pasen mesure de saisir où se tiennent d’embléeles points clefs du témoignage. C’est le caspour le travail en cours sur les évadés deFrance par l’Espagne: comment saisir d’em-blée pourquoi les évadés parlent autant d’unpersonnage inconnu comme Monseigneur

Boyer-Mas (et pourquoi l’histoire universi-taire ne s’y est intéressée que si tardivement),comment saisir les enjeux des tentativesconcurrentes d’enrôlement des évadés arrivésen Afrique du Nord dans l’armée giraudisteou gaulliste ? La complexité du témoignage,son foisonnement peuvent geler la parolechez certains au point de troubler le témoin,mais ne décourage pas l’élève qui, non seule-ment, prendra en charge le décryptage durécit, mais continuera de fréquenter assidû-ment le Club. Il est clair qu’une magie agit detoute façon, celle du récit, de l’épopée…

Le contact direct avec un témoin permet plusfacilement de passer de la relation des faits,disons de l’histoire scolaire, à l’interprétationdes faits, au sens que l’on peut leur conférerdans le cadre d’une expérience humaine. Il ya parfois des moments « magiques » où letémoignage engendre une forte implicationinterprétative. L’une de ces circonstancesconcerne le témoignage d’un déporté. Cedernier décrit sobrement, devant un grouped’élèves marqués par la gravité des propos, lamarche de la mort organisée par les nazispour évacuer le camp d’Auschwitz lors del’avancée de l’armée soviétique, puis l’éva-cuation des survivants dans des wagons à cielouvert. Il raconte que l’un des déportés sen-tant sa fin prochaine lui demande de le bap-tiser catholique et lui indique, compte tenude son étonnement, les gestes qu’il doit faireet qu’il accepte de faire. Le témoin présentecette expérience comme une interrogation denature philosophique lorsque l’une des élèvesréagit avec passion et manifeste sa stupéfac-tion. L’échange est passionné entre le témoinet l’élève qui voit dans cette demande unevictoire des nazis. Est-il indifférent que cetteélève soit juive? Certainement pas. La chargeidentitaire est un facteur, certes marginal

12 Alors même que le choix de reprendre le combat, aprèsleur libération des prisons espagnoles, les exposaient entoute connaissance de cause à des risques majeurs etacceptés. Par contre, ils ont le sentiment partagé d’avoirparticipé à l’épopée de la 2e DB.13 La mise au point par l’enseignant ne peut souvent sefaire qu’après l’entretien et lever alors des doutes exagéréssur la validité du témoignage.

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statistiquement, mais qui conditionnel’écoute et la sélection des informations déli-vrées par le témoin.

Si le contact est manifestement un momentfort, il marque probablement certains élèvessur le long terme. Il faut cependant recon-naître que l’enseignant ne mesure pas claire-ment ce qui se passe dans l’esprit d’un jeuneconfronté au témoignage. Les témoinsdeviennent des vecteurs de la mémoire del’objet de leur témoignage. Lors de la remisedu prix Corrin 14, une élève prit spontané-ment la parole pour exprimer que la mémoirede la Shoah resterait pour elle associée detoute éternité à la voix d’Ida, de Raphaël etd’Henri, nos trois témoins en les désignantpar leur prénom, familiarité qu’elle ne s’étaitjamais autorisée dans le cadre des entretiens.Cette même élève, intégrant plus tard l’Insti-tut des Sciences Politiques, met sur pied uneéquipe de réflexion sur la nécessité du témoi-gnage des acteurs de l’histoire et cherche àrenouer contact avec ceux rencontrés plu-sieurs années précédemment dans le cadre duClub. D’une façon générale, le fonctionne-ment du Club Histoire implique l’enseignantdans la conduite d’un projet éditorial quiachève la phase de recueil de témoignages,mais il est clair qu’une partie de l’apport n’estpas immédiatement mesurable.

Les motivations de l’enseignant : « faire de l’histoire »La rencontre de plusieurs témoins permetune entrée intime, réitérée dans un événe-ment historique comme la guerre d’Algérieou l’engagement des évadés de France parl’Espagne dans les troupes de la France Libre.

C’est une technique délibérément recherchéed’entrer dans la complexité de l’histoire, deconduire les élèves vers des pistes de rechercheexplicatives. La rédaction de courtes fichespensées comme une aide à l’appropriation duthème par les futurs lecteurs est la suitelogique du face-à-face avec un témoin. Elleconduit des élèves à effectuer des rechercheset à les synthétiser. Ainsi, pour le travailactuellement en cours, le camp de Mirandaévoqué par plusieurs témoins bénéficie d’unefiche informative, comme la constitution de la2e DB, la bataille de Normandie, la manifesta-tion du 11 novembre 1940, etc.

Plus fondamentalement, il y a le projet de« faire de l’histoire »15. Chaque élève se sentcomptable de la transmission la plus fidèledes propos qu’il a eu le privilège d’entendre.Il doit retranscrire mot pour mot les parolesdu témoin et s’acquitte toujours avec zèle decette tâche fastidieuse. Une demi-heure d’en-registrement implique 4 ou 5 heures dedécryptage ! Or ce décryptage est d’une fidé-lité absolue. Les élèves ne se sentent pas auto-risés au moindre écart, au point de noterscrupuleusement les « euh », les silences (!),les redites, les digressions inachevées dont onperd le sens. La seule liberté qu’ils s’autori-sent concerne l’orthographe y comprisquand celle-ci concerne des noms propresgéographiques dont il serait pourtant assezfacile de trouver la graphie correcte. Ils saventque l’animateur du Club partira des décryp-tages pour établir la version définitive desti-née à l’impression et lui laissent donc lacharge de corriger. Cela peut donner des ver-sions quelque peu surréalistes quand untémoin dit : « Nous sommes partis dans un carà la Dubout » (c’est-à-dire tout rafistolé),

14 En janvier 2002, à propos du prix (Corrin) obtenu parle Club Histoire pour son ouvrage «Auschwitz». 15 On reviendra plus loin sur les limites de cette expression.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 79

l’élève transcrit « Nous sommes partis dans uncar à Ladubout». Il aura évidemment quelquesdifficultés à trouver Ladubout sur une carted’Espagne.

Ce qui importe, c’est l’intégration de ce devoirde fidélité. Comme l’historien, l’élève ne doitpas transformer les propos qu’il recueilleparce qu’ils témoignent d’une vision des évé-nements. Comme l’historien qui publie, ildoit produire une mise en texte des témoi-gnages qui les rende communicables. Certes,l’élève n’est pas convié à la réécriture des pro-pos pour leur donner une forme publiable.L’animateur s’en charge pour des raisons évi-dentes : c’est un travail très long qui demandedes compétences linguistiques, syntaxiques etstylistiques dont l’exigence risquerait de fairefuir les meilleures volontés. Ce n’est surtoutpas, à nos yeux, considéré comme un travaildu Club Histoire. La réécriture qui colle auplus près aux propos du témoin est ensuiteprésentée aux élèves qui peuvent mesurer tantla fidélité aux propos que l’apport de leur tra-vail ; elle est surtout présentée au témoin, enprésence d’élèves, afin qu’il valide la justessede la transcription. C’est presque toujoursune validation sans problème. Une fois pour-tant, dans un travail très antérieur, un élève detroisième a eu la stupeur de voir la fidélité deson décryptage mise en doute. Une ancienneinternée à Fresnes 16 à l’âge de 17 ans, avaittenu des propos d’une grande violence àl’égard de Pétain. Propos fidèlement transcritspar l’élève. A la relecture, elle nia les avoirtenus. Nous étions dans les années 80, dansune banlieue marquée par l’essor du Frontnational, et son mari avait relu le témoignage.Ce jour-là, une fois le sentiment d’injustice

surmonté, l’élève avait compris que lamémoire était un enjeu politique. Par contre,la réflexion sur la maquette de la publicationne se limite pas à une réflexion formelle, maisentretient avec la parole des témoins des liensintimes : quelle illustration choisir pour lacouverture? Où distribuer les fiches informa-tives? A quels témoignages les associer? Faut-il des cartes ? Quelles photographies retenirparmi celles proposées par les témoins et parles fonds d’archives comme ceux de laFNACA, des musées Jean Moulin et Leclerc?

Les motivations des témoins : mémoire des vainqueurs, mémoire des vaincus et mémoire des victimesTémoigner devant des élèves est un actevolontaire qui dépasse l’individu et l’inscritdans un devoir reconnu par l’association àlaquelle il appartient. Tous nos témoinsétaient en effet membres d’une association.La plupart des témoins rencontrés ontéprouvé, avant de rencontrer notre Club, lebesoin de laisser une trace écrite d’une expé-rience autour de laquelle s’est structurée leurvie. Ils sont auteurs d’ouvrages publiés, dontcertains à compte d’auteur à destination desmembres de leurs familles. Beaucouppublient aussi des articles dans le cadre desrevues de leurs associations.

Les associations, Amicale des déportés d’Au-schwitz et des camps de Haute Silésie,FNACA, Paris-Mañana, UNC, etc. réunissentdes membres qui, outre la défense de leursintérêts matériels (versement de pension,obtention de cartes du combattant, etc.),visent à la conservation du souvenir d’événe-ments autour desquels leur vie s’est organi-sée. Une exigence paraît d’autant plusurgente que le temps passe et que parfois letémoignage avait été longtemps impossible :

16 Son père avait été arrêté pour avoir caché des prisonniersévadés.

80 Le cartable de Clio, n° 4

des déportés n’ont témoigné que tardivementet plus souvent à leurs petits-enfants qu’àleurs enfants, des appelés d’Algérie ne pou-vaient pas parler en raison des traumatismesvécus et de l’impossibilité de se faire entendredans une France prise dans le tourbillon desTrente Glorieuses 17.

Ils ont le sentiment de devoir accomplir cetravail de mémoire pour leurs camarades.On parle, selon les cas, des « camarades tués« ou « de ceux qui ne sont pas revenus ». Lesassociations sont souvent à l’origine de réa-lisations qui visent directement le publicscolaire : plaquettes, expositions 18, et s’effor-cent d’inscrire la mémoire de leur expé-rience dans l’univers scolaire… La fonda-tion de la France Libre a ainsi obtenu cetteannée que le thème des Français libres soit lethème du concours national de la Résis-tance. Elles souhaitent souvent que desélèves soient associés à des commémora-tions du souvenir. Le devoir de transmissiontel qu’ils l’imaginent se fait d’autant pluspressant que le temps passe et se conclut parla disparition des témoins. Les élèves duClub ont pu mesurer cette attente lors-qu’une délégation d’élèves volontaires adéposé une gerbe lors des commémorationsdu 40e anniversaire du Cessez-le-feu enAlgérie. Alors que le défilé des gerbes desdifférentes sections régionales s’effectuaitdans un silence impressionnant, l’annoncedu dépôt d’une gerbe par les élèves du Club

Histoire a déclenché spontanément un ton-nerre d’applaudissements, pratique tout àfait inhabituelle dans ce genre de manifesta-tion où le recueillement est la règle.

Presque tous les témoins que nous avons ren-contrés ont par ailleurs le sentiment de vivreun «déficit de mémoire». Une guerre d’Algé-rie insuffisamment ou mal traitée, la volontéd’intégrer dans l’histoire scolaire le point devue des appelés qui ne souhaitent pas être col-lectivement assimilés à des tortionnaires figu-rent parmi les motivations de la FNACA. Lesévadés de France par l’Espagne estiment quela valorisation de la résistance intérieureéclipse une autre forme d’engagement, la leur,et jette la suspicion sur ceux qui ont quitté laFrance, alors qu’ils partaient pour rejoindreune troupe combattante.

En fait, les motivations varient en fonction dela nature de la mémoire. Mémoire apaisée desrésistants qui n’ont pas à revendiquer la légi-timité de leur engagement unanimementreconnu, mémoire meurtrie des appelés d’Al-gérie qui s’interrogent sur la légitimité de cequ’ils présentent comme la dernière guerrecoloniale, mémoire conflictuelle de cesmêmes appelés que soulignent les déchire-ments passionnels entre les associations… Lestémoignages de déportés sont, pour leur part,intimement commandés par l’exigence de lalutte contre le négationnisme.

Les limites de l’expérienceToute exposition d’expérience tend àconfondre attentes et résultats ; force est deconstater cependant qu’au-delà de l’apportheuristique du contact avec les témoins, l’ex-périence se heurte à quelques limites parfoisfondamentales.

17 Les élèves du Club ont été confrontés deux fois, lors detémoignages d’appelés en Algérie, à des adultes qui s’ef-fondraient en larmes. Ces moments sont fugitifs et letémoin se reprend rapidement, mais l’effet sur les élèvesest considérable et heuristique.18 Telle l’exposition sur la guerre d’Algérie réalisée par leGAJE (la commission de la FNACA «Guerre d’AlgérieJeunesse Enseignement») qui tourne dans tous les lycéesqui en font la demande.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 81

La première tient à l’écart entre mémoire ethistoire. Si l’élève a le sentiment de rencontrerl’histoire, il rencontre en fait une aventureindividuelle dont les aspects ont été sélection-nés par la mémoire du témoin. L’élève estalerté sur ce point, mais cela suffit-il ? Dans lamesure où il ne peut pas travailler sur cetécart compte tenu du manque de temps, deson jeune âge parfois et du petit nombre detémoins qu’il rencontre, une alerte trop systé-matique aboutirait à jeter le trouble sur tousles propos. Comment percevoir cet écartquand les témoignages soulignent souventautant de convergences? Disons-le, cet écart,qui fait du Club Histoire plutôt un ClubMémoire, serait pourtant une dimensionintéressante à prendre en compte.

L’autre limite est la difficile prise en comptedes dimensions conflictuelles de la mémoire.Si nous prenons le cas de la mémoire de laguerre d’Algérie, nous touchons probable-ment l’aspect le plus passionnel des conflitsde mémoire en France, comme en témoi-gnent les tensions entre les fédérations et lesdébats passionnés à propos du choix de ladate de commémoration de la fin de la guerred’Algérie. Mais prendre cette dimension encompte supposerait de disposer d’un échan-tillon important de témoins. D’autres consi-dérations conduisent à travailler de façon pri-vilégiée avec une association qui ouvre plusfacilement ses archives, qui propose destémoins et aide parfois financièrement à lapublication. Une fois de plus, la parole destémoins est mise en perspective par l’anima-teur du Club quand il retrouve les élèves dansdes séances de travail interne (c’est-à-diresans les témoins), mais il s’agit d’un travail surles marges. Des élèves ont cependant été trèsfiers de pouvoir interpréter une altercationentre anciens appelés d’Algérie, alors qu’ils

revenaient d’une manifestation du souvenir àl’Arc de triomphe, un 19 mars19. Coincés dansle métro en compagnie d’anciens de laFNACA bardés de drapeaux, ils ont assisté àune vive altercation avec un autre ancienappelé du contingent, membre d’une fédéra-tion rivale. Ils étaient devenus les témoins desconflits de mémoire et avaient réussi à les sai-sir avec une fierté évidente puisqu’ils se sontempressés de nous le raconter : « On a toutcompris de ce que vous avez dit ! ».

Une limite réside dans la parcellisation dutravail du Club : chaque élève assiste à tousles entretiens, mais quand le travail duredeux ans, le renouvellement par la base, l’in-sertion de nouveaux membres, ou le départde ceux qui ont achevé leur cycle d’étudeaboutit à ce que plusieurs élèves ne partici-pent qu’à une partie du projet. Mêmes ceuxqui suivent la totalité du projet n’intervien-nent directement que sur des extraits detémoignages qu’ils décryptent, sur une fichedont ils ont la responsabilité, sur le choixd’une partie des documents iconogra-phiques. C’est la publication finale qui ins-crit leur contribution personnelle dans uneapproche globale des témoignages. Quand seconstruit le sens global ?

Une autre limite est probablement créée parl’exigence d’une fidélité absolue aux proposdu témoin. Ceux-ci deviennent sacrés et il estparfois difficile de faire sentir combien ilsexpriment un point de vue. Cette absence dedistance interdit de conférer à ce travail unequelconque analogie avec le regard critique del’historien. De toute façon, l’appareil critique

19 Date anniversaire du cessez-le-feu en Algérie. Datecommémorative retenue par la FNACA et rejetée par lesautres associations.

82 Le cartable de Clio, n° 4

dont dispose l’élève est très rudimentaire et lafascination pour l’histoire d’un individu l’em-porte parfois sur l’enjeu historique. Il n’a pastoujours les connaissances qui lui permettentde sentir un enjeu de questionnementpuisque, justement, l’objet du Club est de lefaire entrer dans une réalité complexe par lebiais de ce qu’il serait censé questionner.

Même chez d’excellents élèves, motivés parl’histoire comme le sont les membres duClub, il y a la plupart du temps une recherchede la simplicité du témoignage, la recherched’un discours unique qui est d’autant plusacceptable qu’il rencontre une vulgate diffu-sée par la mémoire collective. Comment sai-sir par exemple, alors qu’on le découvre, lerôle joué par Monseigneur Boyer-Mas auprèsdes évadés de France par l’Espagne ? Cetecclésiastique en poste en Espagne est unani-mement reconnu par les évadés qu’il a faitpasser d’Espagne en Afrique du Nord. Ilincarne «La Résistance» dans tout ce que lavulgate scolaire, en écho à la mémoire collec-tive, a construit ; or Monseigneur Boyer-Masa vécu une évolution : du Pétainisme auGaullisme en passant par un intermèdegiraudiste. L’appréhension de ces formesd’action est d’ailleurs une difficulté rencon-trée par les historiens professionnels eux-mêmes. Une part, parfois importante, de larichesse du témoignage échappera toujours àl’élève.

Un point nous paraît devoir être soulevé :tous les témoins rencontrés ont une histoireà raconter. Leurs propos s’organisent enrécit 20, en une structure narrative faite d’épi-

sodes qui s’enchaînent dans une trame chro-nologique. Les élèves n’ont donc pas l’obli-gation de connaître d’emblée l’Histoire pourentendre le témoin. D’ailleurs, la préparationd’un canevas de questions pour interrogerles appelés de la guerre d’Algérie s’est révéléeinopérante. Partant d’extraits du film de Ber-tand Tavernier et Patrick Rotman, La guerresans nom, les membres du Club avaient étéinvités à construire un questionnaire stan-dard. Son utilisation s’est immédiatementheurtée à la spécificité du témoignage et,finalement, le questionnaire est resté devantles élèves, qui s’assuraient par quelques ques-tions que tel ou tel aspect non abordé nerelevait pas d’un simple oubli. D’outil dequestionnement, le canevas prenait le statutde garde-fou. Est-ce d’ailleurs un hasard si,spontanément, le Club s’intéresse auxtémoins de grands drames ? Quels pour-raient être les autres thèmes de recherche ?Comment questionner sur des faits desociété ? Sur les transformations écono-miques et sociales des Trente Glorieuses, parexemple? En cours, les élèves sont manifeste-ment intéressés par les transformations de lasociété française dans les années 50 et 60 21,mais le témoin qui parlerait longuement del’arrivée du premier poste de télévision chezlui, de l’achat de son scooter ou de son der-nier voyage dans un train à vapeur, suscite-rait-il autant de fascination ? Le paradoxeréside dans le fait que l’expérience drama-tique, dans sa forme narrative, est plus acces-sible malgré un plus grand éloignement dansle temps.

20 Lors d’un débat entre membres du Club pour trouverles arguments propres à convaincre de nouveaux élèves àrejoindre le Club, une élève a proposé ceci : «Il faut leurdire que ce n’est pas de l’histoire, mais des histoires».

21 Comme en témoigne l’utilisation d’archives filmées del’INA sur les années 60 et 70. Par exemple, une discussionanimée, lors d’un repas, entre parents et adolescents sur lethème des autorisations de sortie (films produits par leCNDP).

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 83

CONCLUSION

Malgré ces limites, la confrontation d’untémoin et d’élèves semble de nature à trans-former l’image de l’histoire scolaire. Celle-ci,ne se réduit plus, pour l’élève, à une séried’énoncés canoniques, mais concerne le des-tin des hommes. Ce regard différent a plu-sieurs fois induit, ou confirmé, chez deslycéens, le projet d’entamer des études d’his-toire à l’Université. Il reste à constater que cetype d’expérience ne trouve qu’une placemarginale dans nos pratiques et que saforme la plus achevée, le Club Histoire, ne sedéveloppe que dans un cadre qui échappe àla logique de la scolarisation des savoirs. Leseul lien effectif avec l’institution est le lieu« lycée » qui rassemble géographiquementdes élèves et un professeur qui partagent unepassion. Cette expérience est fragile, notam-ment parce qu’elle nécessite la recherche definancements de plus en plus difficiles àtrouver.

Qu’en est-il de la confrontation plus institu-tionnelle, celle qui s’inscrit dans le face-à-face organisé entre une classe et un témoin ?La mise en place récente des TPE offre l’op-portunité d’une rencontre entre un petitgroupe d’élèves et un témoin, mais la venued’un témoin en classe, outre les limites pra-tiques évoquées au début de cet article, seheurtera, pour ce qui concerne les grandsdrames du XXe siècle, à la disparition iné-luctable des témoins. Il faut donc souhaiterque se constituent rapidement des bases dedonnées filmées. La puissance du témoi-gnage brut conserve, même à travers le tru-chement de l’écran, une force qui, comme ledémontre l’utilisation d’extraits du filmShoah, tient à la proximité compassionnelle,voire à la possibilité d’identification du

spectateur. Ces produits, pensés dans lecadre d’une utilisation scolaire, font actuel-lement défaut. Ils sont pourtant nécessairespour réinscrire la discipline scolaire dansl’épaisseur de l’expérience humaine.

84 Le cartable de Clio, n° 4 – L’histoire orale et les enjeux de l’histoire et de la mémoire – 84-96

Si faire de l’histoire scientifique est le proprede l’historien, transmettre à nos élèves lesmoyens de penser cette histoire représentel’objet essentiel de notre profession ensei-gnante. Définir le rôle de l’histoire dans notresociété d’aujourd’hui constitue une tâche fortcomplexe pour celui qui n’a pas bénéficiéd’une formation spécifique et ne ressent pasune profonde passion à l’égard de cette disci-pline. Bien souvent, à travers les yeux d’en-fants, l’histoire ne représente qu’une simpleconnaissance du passé où livres anciens,documents illisibles et archives poussiéreusesdes bibliothèques viennent porter secours àl’historien esseulé pour l’aider à rétablir unesuccession de dates et d’événements. Cetteconception très factuelle et chronologique del’histoire est proche de celle que nous avonspu rencontrer chez nos élèves de 8e au Cycled’orientation (ci-après CO), de 1re et de 2e

année à l’Ecole de culture générale (ci-aprèsECG). Nicole Lautier 1 parle d’élèves présen-tant un rapport externe à l’histoire. Pour eux,cette histoire est avant tout l’objet d’uneconnaissance du passé. Ils ne l’envisagent quedans une globalité antérieure dans laquelle ilsne se projettent pas : « l’histoire, c’est tout cequi s’est passé avant» 2. Incapables d’entrevoirune quelconque relation personnelle à cette

histoire passée, ces élèves se contentent d’abor-der la discipline historique comme une simplematière scolaire, ennuyeuse, voire mêmerébarbative, où dates et faits vont défiler. Leursattentes envers l’histoire scolaire sont dès lorstrès différentes. Ils restent passifs par rapport àl’apprentissage historique et s’attendent ainsi à«un récit asséné sur le ton d’une vérité défini-tive»3. Dans cette vision dite réaliste, la recons-titution du passé s’allie à l’établissement pré-tendument objectif des événements. Laconnaissance des faits est affaire de vérité.Cette histoire est conçue comme linéaire etponctuée de repères temporels fixes 4.

En voulant délimiter le terrain de l’histoire uni-quement dans le passé, on s’aperçoit que celaobscurcit totalement l’idée que les faits passésont tous d’abord été des faits du présent et queles hommes et les femmes d’aujourd’hui

L’HISTOIRE ORALE PERMET-ELLE AUX ÉLÈVES DE PRENDRE CONSCIENCEDES ENJEUX DE L’HISTOIRE ET DE LA MÉMOIRE DANS NOTRE SOCIÉTÉ?

SÉVERINE DAHAN, MARIA DE SOUSA ET SONIA SCHMUTZ, CYCLE D’ORIENTATION ET

ECOLE DE CULTURE GÉNÉRALE, GENÈVE

1 Nicole Lautier, A la rencontre de l’histoire, Villeneuved’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1997,pp. 55-59.2 Propos d’élève de 8e année du Cycle d’orientation.

3 Charles Heimberg, L’histoire à l’école, modes de pensée etregard sur le monde, Pratiques et enjeux pédagogiques,Issy-les-Moulineaux, ESF, 2002, p. 26.4 Par opposition à la conception dite constructiviste del’histoire qui se traduit par le souci d’intégrer l’histo-rien dans le processus de fabrication des savoirs. Danscette approche, il n’y a pas qu’une seule vérité à proposdu passé mais des interprétations diverses. Donnéestirées du rapport d’enquête 2002-2003 sur l’histoire etson enseignement mené par François Audigier, NadineFink, Raphaël Hammer, Philippe Haeberli et CharlesHeimberg, Des élèves du Cycle d’orientation, l’histoire etson enseignement. Rapport sur une enquête effectuée en2002-2003, disponible sur le sitewww.unige.ch/fapse/didactsciensoc/recherches/htm.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 85

sont responsables de reconstruire l’histoire deceux d’hier5. L’histoire se construit dès lors avecles hommes et leurs passés. Mais quels peuventêtre les moyens donnés à l’historien pour dis-tinguer l’histoire de la mémoire, l’une et l’autreposant l’énigme de la représentation du passé?A la fidélité espérée de la mémoire se doit derépondre l’ambition de vérité de l’histoire.Cette notion complexe qui unit le passé au pré-sent et l’histoire à la mémoire constitue l’undes objectifs de l’enseignement en histoire.L’histoire scolaire se doit de conduire les élèvesà bien prendre conscience de la nature particu-lière et des fonctions possibles de l’histoire etde la mémoire. Elle se doit d’amener les élèvesà la construction d’un sens critique.

Pour ce faire, nous avons choisi un travaild’histoire orale comme méthode d’appren-tissage. Permettant de donner voix à desindividus ou à des groupes de personnesparfois marginalisés par l’histoire tradition-nelle, l’histoire orale peut fournir des infor-mations supplémentaires. Complément dessources écrites, le témoignage peut véhiculerdes émotions et des sentiments d’une immé-diateté et d’un impact que les mots écrits nepourraient nous fournir. Bien que subjec-tives et personnelles, les sources orales nenous racontent pas uniquement ce que lesgens ont fait, mais également ce qu’ils pen-sent maintenant de ce qu’ils ont fait, de cequ’ils ont voulu faire et de ce qu’ils croyaientfaire. La dimension subjective est ainsiautant une affaire d’histoire que le sont lesfaits visibles.

Proposant un accès différent à la recherchehistorique, les deux expériences d’histoire

orale que nous présentons dans cet article 6,l’une centrée sur la migration portugaise etréalisée par Séverine Dahan et Maria DeSousa, l’autre développée autour des repré-sentations du XXe siècle et due à SoniaSchmutz, visaient donc deux objectifs bienprécis. Le premier était de nous permettred’ouvrir les champs de documentationpotentiels nécessaires à l’historien. L’histoireorale, par une prise de contact directe avecun passé récent, constitue un moyen dedécouvrir des aspects particuliers de la viedes hommes et des femmes à une autreépoque que la nôtre. Le second devait agir surles postures dominantes de nos élèves. Ils’agissait ainsi d’aller plus loin que de lire desimples documents d’histoire orale. Lesélèves, par ce travail d’enquête, allaient deve-nir les témoins du vécu d’une ou de plusieurspersonnes, puis les acteurs d’une appropria-tion de l’histoire et de ses modes de pensée.

I. UNE EXPÉRIENCE AUTOUR DEL’HISTOIRE DE LA MIGRATIONPORTUGAISE

En ce qui concerne le thème de l’une de cesdeux expériences, nous avons souhaité tra-vailler sur une question de société : l’immi-gration. Nous voulions sensibiliser nos élèveset les faire réfléchir aux contours d’unchamp historiographique, celui des migra-tions, qui se situe au cœur de nos grandes

5 Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil,1996, pp. 88-92.

6 Il s’agit de deux travaux de fin de formation réalisés en2004 dans le cadre de l’Institut de Formation desmaître-sse-s de l’Enseignement Secondaire (IFMES) deGenève : Séverine Dahan et Maria de Sousa, A traversl’immigration portugaise à Genève, l’histoire orale per-met-elle aux élèves de prendre conscience des enjeux del’Histoire et de la mémoire dans notre société ? d’une part,Sonia Schmutz, L’histoire orale au service des élèves ouvice versa ? d’autre part.

86 Le cartable de Clio, n° 4

questions contemporaines. Nous avonsconstaté que malgré l’ampleur du phéno-mène, rien ou presque n’avait été entreprissur l’histoire des migrations dans nos écolesgenevoises. Et pourtant, quel autre lieu deprédilection que l’école 7 pour aborder lethème des migrations ? Il était par ailleursessentiel de limiter au mieux notre travail eta fortiori celui des élèves. Après mûreréflexion, nous avons opté pour les migra-tions portugaises à Genève et ce, pour troisraisons bien spécifiques. Premièrement, lacommunauté portugaise 8 est la commu-nauté étrangère la plus importante dansnotre canton et par ricochet, dans nos écolespubliques. Nous voulions que nos élèves ettoute une génération d’immigrés participentensemble à la construction d’une histoirecommune. La pratique de l’histoire oraleallait nous permettre d’introduire la notiond’« histoire d’en bas » 9 et la nécessité deconstruire une mémoire et d’éviter l’occulta-tion pour certains groupes humains.

Deuxièmement, cela nous permettait d’abor-der l’histoire du Portugal et d’amener lesélèves à établir des liens entre l’arrivée 10

« massive » des Portugais à Genève et l’his-toire de ce pays 11. Nous souhaitions nouspencher tout d’abord sur les relations que lesmigrants et la deuxième génération, née oupas sur le sol helvétique, entretiennent avec lepays d’origine et ensuite, sur leur situationpar rapport à leur propre histoire.

Finalement, ce thème allait nous permettre deparler non seulement de citoyenneté, d’inté-gration 12 et de représentation de l’Autre, maisaussi de comprendre le vécu des migrants 13, leconcept de double absence 14 – l’immigrationétant l’expérience d’un déracinement par rap-port à une culture d’origine, réelle ou pas – etles souffrances véhiculées par ces gens quin’ont pas de place dans la grande histoire.

Une fois la problématique posée et ladémarche pédagogique développée, il nousest apparu essentiel de présenter de façondétaillée l’ensemble du projet sans dévoileraucune de nos intentions. A l’annonce que lesélèves allaient être amenés à effectuer unecourte expérience d’histoire orale, l’étonne-ment fut général ! Plus nous avancions dansla présentation du travail et le développe-ment des consignes, plus les regards deve-

7 Gérard Noiriel, « L’histoire sociale dans l’enseignementsecondaire », US Magazine, 1999. Article disponible surle site : http://barthes.ens.fr/clio/revues/AHI/articles/volumes/Noirielus.html et dans Le cartable de Clio, n° 2,2002, pp. 160-162.8 Population résidente dans le Canton de Genève en1998 : on l’estime à 28639 Portugais, soit 18,9% de lapopulation (OFS, 2000).9 Nancy L. Green, Repenser les migrations, Paris, PUF,2002, pp. 25 et 74.10 Klaus J. Bade, L’Europe en mouvement. La migration dela fin du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 2002, p. 403.Bade établit une fourchette de onze années (1978 à 1989)concernant les migrations portugaises en Suisse, généra-lement plus accentuée vers la Suisse romande. Le départcoïncide avec une rigidité des politiques migratoires,surtout en France et en Allemagne, pôles des migrationsportugaises depuis les années 70.

11 Le Portugal s’est rarement «exporté» en Suisse, seulsdeux événements ont fait écho dans la presse suisse : laRépublique en 1910 et le Révolution des Œillets. Ce der-nier événement a fait couler beaucoup d’encre dans lesjournaux et était pratiquement à la une durant uneannée et demi.12 L’intégration est le processus permettant aux immi-grés de se mêler à une société qui les accueille pour yvivre en harmonie : l’école, l’emploi, le logement et l’éga-lité des droits civiques.13 «Les migrants dans l’histoire du mouvement ouvrier»,éditorial, Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, n° 17,2001, pp. 13-14.14 Abdelmalek Sayad, La double absence. Des illusions del’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil-Liber,1999, pp. 95-96, 126-127 et 184-186.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 87

naient interrogatifs. Comment allaient-ilstrouver une famille de quatre personnesayant immigré à Genève vers les années 1980-1990? Pour quelles raisons étaient-ils amenésà faire une telle démarche?

Description de la séquenceAvant de nous lancer dans la séquence à pro-prement parler, nous avons souhaité évaluerles perceptions de nos élèves sur deux pointsessentiels : leur rapport à l’histoire et le thèmede notre problématique.

Pour ce faire, un questionnaire a été distribuéindividuellement à chacun de nos élèves.Cette tactique visait deux objectifs bien pré-cis. Nous désirions, tout d’abord, que nosélèves puissent s’exprimer librement sanssubir l’influence de leurs camarades etensuite conforter nos inquiétudes de départ :la présence chez l’élève d’une perception tra-ditionnelle de l’histoire. Par ailleurs, cetteévaluation initiale allait nous être utile pourmieux jauger nos élèves sur leur compréhen-sion des différents modes de pensée de l’his-toire lors de notre bilan final.

Après un dépouillement minutieux desréponses obtenues, nous avons pu remarquerque très peu d’élèves présentaient un «rap-port intime » à l’histoire. Leurs perceptionsétaient souvent traditionnelles, parfois pluspercutantes et assez drôles. Par exemple :

« L’histoire est cherchée et trouvée par deschercheurs.»«L’histoire, c’est ce qui s’est passé avant, c’estle passé.»« L’histoire, ce sont des événements faitspour tout le monde.»«L’histoire, c’est prouvé par des documentset la mémoire c’est des souvenirs.»«L’histoire orale : c’est ce que ma grand-mère

m’explique quand elle parle de sa jeunesse etde comment elle a vécu certains événementsimportants. L’histoire, c’est ce que mon livred’histoire me dit sur la façon dont les gens del’âge de ma grand-mère ont vécu et quelsmoments importants ils ont traversés.»

1) Elément déclencheurAprès une brève introduction du projet, ainsiqu’une présentation ex cathedra de l’histoiredes migrations, nous avons choisi de débuternotre séquence avec un document écrit d’his-toire orale: le témoignage15 de Susi Castro –aide-soignante espagnole – immigrée à Genèveen 1971. Nous souhaitions que nos élèves, àtravers ce texte, se rendent compte de ce qu’estun témoignage et aient ainsi un aperçuapproximatif de ce qu’ils seraient amenés àproduire. Cette présentation devait leur per-mettre de les orienter dans la préparation deleur questionnaire. L’analyse de cet écrit enclasse leur offrait, par ailleurs, un laps de tempssuffisant pour trouver une famille portugaisecorrespondant aux critères demandés 16.

2) Préparation du questionnaire en vue del’entretien

Une fois cette étape effectuée, les élèves ontété amenés à rédiger une quinzaine de ques-tions autour de six points essentiels : ledépart, l’arrivée, l’intégration, les enfants nésau Portugal et les enfants nés en Suisse, l’his-toire du Portugal.

A partir d’une mise en commun de l’en-semble des questions des élèves, nous nous

15 Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, « Dossiermigrations», n° 17, 2001, pp. 87-92.16 Nous avions spécialement orienté nos élèves vers despersonnes extérieures à leur propre « groupe famille ».Nous voulions éviter à travers cette consigne tout lientrop personnel entre nous et nos élèves. Il s’agissait de nepas enfermer les élèves concernés dans leur identité.

88 Le cartable de Clio, n° 4

4) Distinguer l’histoire et la mémoireUne fois les interviews retranscrites et l’his-toire du Portugal présentée, il était tempspour nous d’attaquer pleinement notreobjectif d’apprentissage : l’histoire et sesusages confrontés à la mémoire.

Dans un premier temps nous avons procédé,à l’aide d’un questionnaire, à l’émergencedes représentations des élèves. Pendant cetemps, les témoignages recueillis ont étérépartis aux élèves de manières croisées 18.Cette tactique devait permettre à chaquegroupe de s’imprégner d’une autre histoire etd’échanger leurs points de vue. Une fois lesquestionnaires relevés, les élèves ont étéamenés à s’exprimer oralement sur ce quesont l’histoire et la mémoire. C’était unmoment très intéressant parce que certainsélèves, peu inspirés lors de l’écrit, ont pu lais-ser libre cours à leur réflexion et prononcerdes propos plus passionnants. Les élèvesdevaient ensuite remplir une grille analy-tique avec des mots-clés (causes du départ,circonstances, sentiments) à partir destémoignages reçus. Les élèves se sont biendébrouillés jusqu’à la dernière colonneconcernant l’histoire du Portugal. De nom-breuses questions ont alors surgi. Mais nousavons préféré n’apporter aucun commen-taire et attendre la phase suivante.

La deuxième étape a consisté à mettre encommun les informations relevées. Chaquegroupe, à tour de rôle, a donc présenté sontableau. Sur l’ensemble des élèves de culturegénérale, seul un groupe a réussi à trouverdes mots-clés pour la colonne concernant

sommes chargées d’établir un questionnairetype. Un exemplaire entier a été distribué auxélèves de l’ECG et un questionnaire simplifié– avec les mêmes critères – a été distribué auxélèves du Cycle d’orientation. Ceci dans lebut de rendre la retranscription plus acces-sible à leur niveau.

L’histoire du Portugal est absente des plansd’étude de nos écoles. C’est pourtant le paysd’origine de nombreux élèves, un pays qui estdevenu lui-même, depuis une dizaine d’an-nées, un pays d’immigration 17. Les élèves ontainsi pris connaissance d’un domaine del’histoire qu’ils ignoraient particulièrement.

3) Entretien avec les témoins etretranscription

Un peu inquiets au départ, nos jeunes histo-riens en herbe sont partis à l’aventure, livréstotalement à eux-mêmes. Un laps de tempsde deux semaines leur avait été donné pourinterviewer les familles. Les élèves ont pumener leur interview d’après quelquesconsignes que nous leur avions données.Cette étape terminée, rongées par notrecuriosité féminine, nous avons souhaité son-der nos élèves sur leur périple. La lecture deleur compte rendu nous a satisfaites mêmepresque émues. La totalité de nos élèvesavaient eu beaucoup de plaisir à rencontrerles familles et à écouter leurs propos. Laphase suivante allait être la retranscriptiondes entretiens. Les élèves devaient accomplircette dure tâche en classe. De par sa longueur(plus de trois semaines), les élèves plus jeunesl’ont plutôt mal supportée.

17 Albano Cordeiro, «Sans-papiers du Portugal», PleinDroit, n° 38, avril 1998. Jean Dieux, «Des travailleurs del’Est dans un pays d’immigration. Transferts de pauvretéau Portugal», Le Monde Diplomatique, juillet 2002.

18 En effet, nous avons reformé des groupes qui n’avaientpas travaillé ensemble depuis le début de la recherche etnous leur avons distribué des témoignages dont ilsn’avaient aucune connaissance.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 89

l’histoire du Portugal19. Par contre, la majoritédes élèves plus jeunes ont obtenu quelquesrenseignements. Mais d’une manière générale,les élèves, tous degrés confondus, ont été trèsétonnés par le fait que ni les parents ni lesenfants ne connaissaient, ou du moins neconnaissaient qu’approximativement, l’his-toire de leur pays. Cet exercice les a doncmenés à se rendre compte par eux-mêmesqu’il y avait là peut-être un problème. A partirde ce constat, il devenait donc plus aisé d’ame-ner nos élèves à réfléchir aux similitudes et auxdifférences entre l’histoire et la mémoire.

Bilan et commentaireL’ensemble des élèves, à notre grande satisfac-tion, ont parfaitement bien répondu auxattentes. Notre grille d’évaluation comportaittrois points essentiels. Le premier impliquaitle respect des consignes et la présentation descomptes rendus: travail dactylographié, remisdans les délais, accompagné d’une disquetteinformatique et de la cassette d’enregistre-ment. Le deuxième concernait le respect de laparole des témoins dans la retranscription. Etle dernier se basait sur la capacité des élèves àfaire paraître par écrit les émotions de leursinterlocuteurs.

La majorité des entretiens, tous degrés confon-dus, a été remis dans les délais. Les élèves ontpourtant dû faire face à quelques imprévuscomme des rendez-vous manqués, des refus dedernière minute ou des enregistrementsinécoutables. Mais nos élèves ne se sont pasdécouragés et nous ont rendu un travailimpeccable. Nous pouvons même ajouter queleur investissement a été largement supérieur ànos attentes. Un travail de deux jeunes élèves

du Cycle d’orientation s’est révélé particulière-ment remarquable. Et nous pouvons affirmerque cette expérience d’histoire orale a bienfonctionné dans les deux classes respectives.

«Je pense que ce cours a été très enrichissantpour moi et une expérience unique sur lepoint de vue culturel et ça m’a appris àconnaître des choses sur les immigrantsportugais. » 20

«C’est important que les étrangers puissents’exprimer car ils sont mis à part alors qu’ilsont plein de qualités et ils se battent pourréussir à s’intégrer dans un pays qui n’estpas le leur.» 21

«Parce que c’est eux [les immigrés] qui ontvécu l’histoire. Cela change notre point devue sur les immigrants.» 22

«Ils [les immigrés] ont le droit de raconterleur passé, et ça nous aide à mieux com-prendre l’histoire. Cela nous apporte desinformations. On aura une autre vision deschoses.» 23

Toutefois, pour rester objectives, nous nousdevons de mentionner les réelles difficultésliées à cette aventure, notamment sur le planlogistique.

Comme nous l’avons mentionné au début denotre travail, nous avons proposé aux élèvesun questionnaire final pour nous permettred’évaluer en fin de séquence deux pointsessentiels : la démarche pédagogique choisie etla posture des élèves. Par rapport à la méthoded’apprentissage, il est soulageant de releverque l’ensemble des réponses correspondent ànos impressions générales.

19 Le père de la famille rencontrée leur a raconté que sonpère était policier dans la PIDE.

20 Elève de l’ECG.21 Elève de l’ECG.22 Elève du CO.23 Elève du CO.

90 Le cartable de Clio, n° 4

pensées, des sentiments, des ambiances de viequotidienne et une vision plus humaine qu’undocument écrit. Ils devenaient alors une véri-table source, complémentaire certes, maisessentielle à l’historien.

Par rapport au thème choisi, les étonnementsdu début ont rapidement laissé place à unenthousiasme général. Toutefois, nous pou-vons nous interroger sur les acquis véritablesde nos élèves quant au phénomène migra-toire et à ses enjeux. Le dépouillement desréponses des plus jeunes d’entre eux nous alaissées perplexes. Ils n’ont perçu que partiel-lement l’immigration comme un fait desociété significatif.

« Parce qu’il y a beaucoup d’immigrés àGenève. Ça va peut-être changer quelquechose pour les personnes qui vont voir toutnotre travail, mais j’en suis pas sûre, car laplupart s’en moquent de la vie des autres.» 27

Les notions d’intégration et de doubleabsence ont été nettement mieux perçues parles élèves plus âgés. La quasi totalité des élèvesont saisi que les migrations impliquent unerupture, que le migrant est ballotté entredeux lieux. Elles engendrent aussi une sociétépluriculturelle que l’on ne peut ignorerdavantage. En effet, la plupart des élèves ontperçu les enjeux que représentent les migra-tions et l’importance de donner la parole auxvaincus de l’histoire. Citons les paroles deNayansa :

«Tout d’abord je dirais que ça m’a vraimentperturbé, car je ne pensais pas que des gensqui ont dû quitter leur pays pour des raisons(économiques…) dans un pays loin de leursorigines, de leurs coutumes, de leurs amis,

Par exemple:«C’était très intéressant de nous amener ànous impliquer personnellement. J’ai apprisà m’investire pour un cours qui demande enprincipe peu d’efforts personnels.» 24

« Cette année le cours d’histoire a changécar on a travaillé autrement que faire desexposés. » 25

«Bien. C’est différent du programme. Maisje pense qu’on connaît plus sur l’histoire qued’autres élèves.» 26

Nous sommes effectivement parvenues àmobiliser l’ensemble des élèves pour ce pro-jet. Tous sont allés à l’encontre de personnesméconnues. Ils ont effectué une retranscrip-tion longue et fastidieuse. Et pour mettre finà cette aventure, les élèves de 8e année ontmonté toute une exposition sur le thème del’immigration portugaise. Cette étape, à nou-veau très longue, devait leur permettre deprésenter l’ensemble de leur travail. Chaquegroupe était responsable de commenter etd’illustrer son compte rendu comme il lesouhaitait. Malgré les difficultés de la tâche, lafierté a fini par l’emporter largement sur ladémotivation passagère du début.

Au final, nous avons l’impression d’avoirréussi à atteindre l’objectif qui nous tenait tantà cœur. Nos élèves ont véritablement vécu uneexpérience unique en cours d’histoire. L’usagede l’histoire orale nous a permis de lesconduire à mieux comprendre l’importancedes hommes et des femmes dans la construc-tion de l’histoire. Plus individuels et plus per-sonnels, les témoignages n’étaient pas là pourcontredire l’histoire, mais ils apportaient des

24 Elève de l’ECG.25 Elève de l’ECG.26 Elève du CO. 27 Elève du CO.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 91

de leurs familles, le prennent aussi bien. Jeme rends compte maintenant que ça a dûêtre très dur pour eux, malgré leur bonnehumeur. Ce sont des familles très coura-geuses pour se déchirer ainsi de leur paysd’origine. Cette expérience m’a démontréque j’avais beaucoup de chance d’être restédans mon pays… Dans ces témoignages, lesgens démontrent qu’à quelque part [sic] ilsont souffert chacun à leur manière. Certainsmots, certaines phrases prouvent que c’étaitvraiment dur. Malgré qu’ils soient très bienici un petit bout d’eux est encore là-bas.»

Quelques phrases nous font aussi penser queles élèves ont changé leur manière de conce-voir l’histoire :

«Avant cette expérience, j’avais dans l’idéeque l’histoire était l’évolution de l’hommedepuis les temps anciens. Mais maintenant,l’histoire a aussi pris la forme d’un nombreincalculable de vies vécues différemment partous les hommes, récits qui s’assemblent pourconstituer l’histoire. La mémoire est le fait dese souvenir d’événements qui nous ont mar-qué plus profondément que d’autres. Lamémoire d’un événement change d’un indi-vidu à l’autre.» 28

« L’histoire, c’est des événements que l’onpeut reconstituer par la mémoire des per-sonnes. » 29

Si l’analyse des réponses nous a parfois lais-sées perplexes quant au résultat obtenu, nousavons par contre relevé une certaine capacitéde décentration à travers les constats et lescommentaires de nos élèves 30.

II. UNE EXPÉRIENCE AUTOUR DE LAPERCEPTION DU XXe SIÈCLE

A mes débuts dans l’enseignement de l’his-toire, la seule consigne qui m’ait été donnéeconsistait dans le respect du plan d’étude (quiétait en pleine réécriture…) et… de beau-coup de bonne volonté… Il m’a donc falluchoisir ce qui était important, construire mespropres représentations, ma propre cartementale de ce qu’il me fallait transmettre surles thèmes les plus essentiels du XXe siècle.Un processus qui, dans mon esprit, est restédepuis lors en continuelle construction.

Mais quelle en est la représentation desélèves ? Quelle est leur carte mentale de ceXXe siècle ? Pourquoi jugent-ils tels événe-ments comme plus marquants que d’autres ?Pour le savoir, j’ai interrogé mes élèves surune « liste» d’événements du XXe siècle sousla forme d’une chronologie 31 (non exhaus-tive bien évidemment) allant de 1901 à 2000.Dans un premier temps, ils ont lu la chrono-logie et posé des questions de compréhen-sion. Puis ils ont répondu à la question sui-vante : « Quelle est pour vous la nature de telévénement lorsqu’on aborde le XXe siècle ? » encochant la case « fondamentale », « impor-tante», «banale» ou « inutile».

Or, les résultats de ce sondage et surtout lesraisons que les élèves ont invoquées pourexpliquer leurs choix m’ont étonnée. En effet,lorsque je leur demandais par exemple pour-

28 Elève de l’ECG.29 Elève du CO.30 Beaucoup d’élèves ont été frappés de constater que lesimmigrés portugais « importaient» leur culture avec eux.En effet, la plupart des familles placent les enfants dans

des structures portugaises (école, catéchisme). Les élèvesse sont aussi rendu compte des problèmes que pose ladeuxième génération de Portugais. En effet, mieux inté-grée, elle ne veut plus rentrer au Portugal, alors que laplupart des parents souhaitent un retour accompagné deleurs enfants.31 Elle était basée sur une reconstruction aux formatsadéquats d’un poster trouvé dans la revue L’Histoire.

92 Le cartable de Clio, n° 4

quoi ils définissaient la première Guerre mon-diale comme «fondamentale» pour l’étude duXXe siècle, leurs principales réponses étaientde l’ordre du « parce que c’est une guerre hor-rible et qu’il y a eu plein de morts » ou encore« parce qu’on nous en parle tout le temps àl’école ». C’était donc sur des arguments telsque ceux-ci que les élèves bâtissaient leur«carte mentale» du XXe siècle. J’en étais stu-péfaite. Mon autre surprise est venue des évé-nements que les élèves n’ont pas catégoriséscomme «fondamentaux» ou « importants».

C’est de là qu’est parti mon projet visant àdonner du sens à ce XXe siècle. Mais deuxautres éléments s’y sont ajoutés : mon intérêtpour l’histoire orale et la notion de mémoired’une part, la mise en œuvre d’une méthoded’apprentissage plus active d’autre part. Dansle cadre de mon enseignement d’histoire, jevoulais que mes élèves remarquent que l’his-toire interroge le passé de plusieurs éclairagesdifférents et qu’elle devient ainsi la construc-tion d’une vision du passé, construction àlaquelle ils peuvent prendre part dans l’éla-boration d’une représentation historiquepersonnelle du passé.

Il n’est pas évident d’impliquer des élèvesdans une démarche de longue durée pourune séquence d’histoire et cela implique dedépasser certaines difficultés par la mise enplace de plusieurs éléments favorisant l’atten-tion. Raison pour laquelle je me suis efforcéede réunir trois conditions préalables : propo-ser un sujet nouveau susceptible d’éveiller dela curiosité, donner l’impression de s’appro-prier quelque chose d’utile et réaliser un tra-vail qui renforce la confiance en soi 32. Une

expérience d’histoire orale sur la perceptiondu XXe siècle m’a semblé pouvoir répondre àces critères.

Interroger les événements historiques duXXe siècle et les représentations des élèves

«Aussi longtemps que les lions n’auront pasleur historien, les récits de chasse tourneronttoujours à la gloire des chasseurs.»(Proverbe africain 33)

Un fait historique n’a d’intérêt que s’ilmarque une transformation dans l’histoiredes hommes et des femmes. Mais pour lesélèves, l’histoire est souvent réduite à unesuccession d’événements ou de dates quin’ont que peu de liens entre eux. D’où l’inté-rêt de redonner du sens et de la profondeuraux événements historiques et de montreraux élèves que si l’histoire étudie le passé, lechoix des événements n’est pas neutre et joueun rôle dans l’interprétation du passé.

Il s’agit de faire en sorte que la chronologie nesoit plus «pensée comme une succession linéairede dates mais une perception de la durée ouverteaux interrogations et aux problèmes […] [etque] la référence à ces processus-clefs, leurconnaissance et leur compréhension progressivesau cours de la scolarité permettront à chaquesujet humain de se situer aujourd’hui dans ladurée et dans l’espace […] [dans l’approche detoutes] les histoires possibles: hominisation […],modernité […], régimes totalitaires […] » 34.

Or, le sondage effectué en classe a mis en évi-dence une vision très étroite des événements

32 Chantal Evano, La gestion mentale : un autre regard,une autre écoute en pédagogie, Paris, Nathan, 1999.

33 Citation sur l’histoire et l’historien inhttp://www.Citationsdumonde.com/accueil.asp34 Suzanne Citron, Enseigner l’histoire aujourd’hui, Paris,Editions Ouvrière, 1984, pp. 136-137.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 93

ayant fortement 35 marqué le XXe siècle. Lesélèves se sont focalisés avant tout sur des faitscomportant de nombreux morts tels queguerres, attaques aériennes et génocides, sanspour autant justifier leur choix. Il y avaitdonc lieu de faire évoluer cette vision morti-fère et très négative.

Dans une première phase, les élèves ont doncdû exprimer leurs représentations de ce quiétait important pour comprendre leXXe siècle. Ils ont ensuite accompli un travailminutieux de dépouillement de leurs propresréponses pour rendre bien visibles ces repré-sentations préalables. Ils ont aussi été invitésà remplir un document dans lequel il leur fal-lait sélectionner quatre événements qualifiéscomme « les plus importants» du XXe siècle.

Le but de ce travail était d’une part de per-mettre à l’élève de préciser sa «carte mentale»ou sa vision de ce qui était important auXXe siècle en l’enrichissant, d’autre part depercevoir la part de subjectivité qui était enjeu dans un tel processus de construction.

La création de sources orales commemoteur pédagogiqueL’utilisation de l’histoire orale pour évoquercette période du XXe siècle devait alors per-mettre que les élèves :– créent de nouvelles sources d’histoire, des

sources orales, par le biais d’interviews eten fassent une analyse critique ;

– découvrent par ce biais des personnesd’autres générations qui exprimentd’autres représentations du XXe siècle quela leur ;

– soient touchés par ce partage ;

– découvrent que l’histoire doit aussi don-ner la parole aux simples citoyens, avecleurs vécus quotidiens, leurs opinions,leurs craintes, etc. ;

– constatent que la multiplicité des repré-sentations qui forment la mémoire n’estpas équivalente à l’histoire telle qu’elle esthabituellement transmise.

Pour introduire cette notion d’histoire orale,et comme exemple concret, j’ai distribué enclasse des extraits de fiches de données detémoins, mises à disposition sur le site de l’as-sociation Archimob, l’association pour la col-lecte et l’archivage des témoignages sur lapériode de la Seconde Guerre mondiale enSuisse. J’ai alors présenté l’objectif officiel decette association, à savoir « de combler lemanque d’information à disposition sur le vécudu peuple suisse durant cette période et de créer,sur la base d’une grande collection de récits devie une mémoire audiovisuelle » 36. Même sicette expérience leur paraissait un peu abs-traite, les élèves ont montré un vif intérêt pourune telle pratique. Mais ils ont vite expriméqu’ils craignaient de ne pas savoir quoi dire. Cen’est qu’à la vue des consignes de travail qu’ilsse sont sentis quelque peu rassurés.

Les élèves ont connu des difficultés pour trou-ver des témoins et j’ai dû intervenir pourtrouver les quelques témoins qui manquaient.Vu les âges très différents de ces témoins – leplus jeune ayant une quarantaine d’années, ilm’a également fallu faire distinguer aux élèvesles notions de témoins direct et indirect.

Dès lors que les élèves avaient acquis un certainnombre de concepts comme la subjectivité

35 J’entends par là des événements qui ont reçu plus de50% des suffrages pour les qualificatifs « fondamental»ou « important».

36 Nadine Fink, «Le témoignage oral en classe d’histoire :réflexion autour du projet Archimob », Le cartable deClio, n° 2, 2002, p. 40.

94 Le cartable de Clio, n° 4

dans la construction de la mémoire et queles problèmes de matériel audio avaient étéréglés, ils pouvaient se lancer dans leur tra-vail d’interview.

Quelques règles de base simples pour laconduite de l’entretien avaient bien sûr étédonnées aux élèves. L’interview avait uneforme semi-directe, dans le sens où les élèvesavaient bien sûr des questions à poser, maisqu’une large place devait être laissée à l’ex-pression libre du témoin.

Une fois les dossiers rendus, à partir d’uneretranscription partielle des entretiens etd’une mise en évidence des aspects impor-tants du XXe siècle exprimés par les témoins,il restait donc à mettre les élèves dans la situa-tion de discuter de leur travail et surtout de cequ’il leur avait apporté. Ce qui s’est déroulésous la forme de deux débats en classe.

La démarche des élèves s’est encore prolon-gée sous la forme d’une exposition d’affichesqui ont été présentées dans leur école. Lesefforts accomplis ont ainsi été rendus visibles,qui plus est dans le contexte de la premièrecommémoration en Suisse de la Journée de laMémoire du 27 janvier, date de la libérationdu camp d’Auschwitz-Birkenau.

L’évaluation du travail des élèvesLa discussion avec les élèves sur les sourcesorales a par contre été extrêmement riche.Concernant la construction des points derepère quant à l’histoire de l’humanité auXXe siècle et les liens à tisser entre ces événe-ments, ils ont été unanimes pour dire que leprocessus d’élaboration de sources orales, lerecueil du témoignage, leur avait permis derentrer en « contact » avec certains aspectsdu passé. Certains ont parlé d’événements

« rendus vivants » et d’autres ont mêmeparlé d’images leur défilant devant les yeuxau moment de l’écoute du récit du témoin.Ils ont aussi admis en grande majorité avoirentrevu, grâce aux témoignages, davantaged’éléments positifs dans ce XXe siècle, lestémoins leur ayant parlé, par exemple, del’amélioration du confort de vie, de lamédecine ou de la technique au sens large.

60% des élèves ont relevé en particulier queles sources orales apportent des informationsqui manquent dans les sources écrites. Pour40% d’entre eux, l’absence de sources oralesferait perdre des informations importantes.Mais ils n’ont été que 30 % à dire que lessources orales étaient plus fiables que lessources écrites.

Il semble donc que les élèves aient prisconscience de la variété des représentationsdu siècle précédent et de la pluralité de samémoire. Seule une toute petite minoritéd’entre eux estime par contre que la subjec-tivité serait en défaveur d’une perceptionplus juste du passé, qu’elle déforme une cer-taine « vérité ».

Dans l’idéal, j’aurais souhaité faire une éva-luation purement formative de cettedémarche d’histoire orale, par exemple enleur soumettant un autre cas de pluralité despoints de vue par lequel ils auraient eu à uti-liser les outils d’analyse et de critique acquisdans cette séquence. En effet, « la présenta-tion des modes de pensée de l’histoire ne peutpas s’ajouter simplement à un enseignementfactuel qui resterait l’objet essentiel des conte-nus et des critères d’évaluation des élèves » 37.

37 Nicole Tutiaux-Guillon, Identités, mémoires, consciencehistorique, Saint-Etienne, Publication de l’Université,2003, p. 135.

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 95

Mais cela ne m’a pas été possible par manquede temps.

EN CONCLUSION

En ce qui concerne leurs représentations, lamoitié des élèves ont estimé que leur expé-rience d’histoire orale n’avait rien changé àleur conception du siècle. Ce qui est surpre-nant à mes yeux dans la mesure où leurvision m’a paru être enrichie en détails,ouverte à plus d’éléments positifs par lestémoignages. Mais il s’avère que ces modifi-cations sont parues superficielles aux élèves.L’autre moitié des élèves ont aussi affirmé nepas avoir changé de représentations sur leXXe siècle, mais ils ont ajouté qu’ils en avaienttiré une vision plus profonde, une meilleureperception des réalités de l’époque et de leurimpact sur les gens ou encore un ancrage desévénements dans une réalité plus palpable.

« Convoquer dans la classe les mémoiresfamiliales de l’immigration ou des guerresrécentes, c’est assumer que les sentimentsqui habitent ces récits sont dans la classe unelégitime façon de dire son rapport aumonde. Mais de quoi est-il question aufond? De motiver, favoriser l’intérêt, éveillerla curiosité pour le passé ?

De développer une empathie avec les vic-times ? De faire adhérer les élèves à desvaleurs, de lutter contre l’oubli ou l’indiffé-rence ? De mettre en relation vigoureuse-ment ce qui se dit en classe et ce qui est ditailleurs, de ne pas séparer histoire scolaire etexpérience sociale du monde ? La place desvaleurs ou celle de l’expérience peut êtreobjectivée, travaillée, dans une relation avecl’histoire. On approche alors un travail sur

la mémoire, à travers une distance liée autravail critique de l’historicisation » 38.

Pourquoi ai-je voulu utiliser l’histoire oraledans cette séquence sur les représentationsdu XXe siècle ?

Tout d’abord parce qu’elle donne la parole àtout un pan de la population qui n’a querarement l’occasion de s’exprimer sur dessujets d’histoire et dont les expériences per-sonnelles arrivent difficilement jusqu’auxoreilles de mes élèves. Ensuite, parce que jevoulais que mes élèves «pensent» enfin leurXXe siècle, au lieu de le regarder de loincomme un objet détaché d’eux, qui ne pré-senterait aucun intérêt.

Je voulais aussi que mes élèves soient acteursde leur cours d’histoire. Or, comme l’exprimeAlessandro Portelli dans ce volume du Car-table de Clio, les sources orales ne sont passeulement le produit du témoin qui parle,mais aussi celui de l’historien qui écoute.Non pas seulement parce qu’il est celui quiretranscrit le discours du témoin, mais parcequ’il est celui qui pose des questions qu’il achoisies, celui qui réagit aux discours dutémoin et qui l’influence probablement dansle choix de ses propos et de ses réactions.

Enfin, je désirais ouvrir mes élèves à une visiondynamique de l’histoire par l’observation dela multitude de visions possibles du passé. Ilfallait que ce débat sur la diversité potentielledes interprétations et des explications pous-sent l’élève à raisonner historiquement.

J’ai regretté après coup de ne pas avoirrajouté la notion de découpage de cette

38 Ibid., p. 89.

96 Le cartable de Clio, n° 4

période de l’histoire (bornes internes etexternes) dans le questionnement des élèvessur son contenu. En effet, cette notion dedécoupage, de périodisation, peut donnerelle aussi du sens à ce siècle, expliquer davan-tage sa dynamique 39.

CONCLUSIONS COMMUNES AUX DEUX EXPÉRIENCES

Au terme de ce travail nous sommes satis-faites des résultats obtenus et intimementconvaincues d’avoir permis à nos élèves depenser et d’appréhender l’histoire autrement.Faire de l’histoire orale a ainsi été pour euxune expérience unique et enrichissante.

Aborder les migrations portugaises à l’école apermis, aux élèves de l’ECG, et dans une

mesure plus modérée du CO, de mieux saisirles enjeux de l’immigration. Parler d’universmentaux différents, de l’intégration et dessouffrances véhiculées par les familles portu-gaises a certainement agi sur les représenta-tions mentales de nos élèves.

Prendre conscience des représentationsdiverses de ce qui était important auXXe siècle et les faire évoluer au contact detémoins a également été enrichissant pour dejeunes adolescents.

Le recours à des démarches d’histoire oralepermet ainsi de vivre des expériences uniquesen classe d’histoire. Mais c’est aussi unmoyen de mobiliser les modes de pensée del’histoire, qu’il s’agisse de la distinction entrehistoire et mémoire ou de la périodisationdes faits du passé.

39 Peut-être qu’une présentation simplifiée de L’âge desextrêmes. Le court XXe siècle, d’Eric J. Hobsbawm(Bruxelles, Complexe, 2003) aurait permis de complétercette lacune.

Le cartable de Clio, n° 4 – Multimedialità e insegnamento della storia – 97-106 97

PREMESSA

Nel presente contributo si intende descri-vere un’esperienza di ricerca interdiscipli-nare, relativamente all’apprendimento dellastoria del Novecento, in cui ci si avvale del-l’utilizzo delle nuove tecnologie e di unadidattica innovativa, che prevede una speri-

mentazione nella scansione e nella presenta-zione dei contenuti, nella gestione del pro-cesso di apprendimento – insegnamento,nella realizzazione del prodotto per lacomunicazione esterna e nella documenta-zione del percorso.

MULTIMEDIALITÀ E INSEGNAMENTO DELLA STORIA IN UN’ESPERIENZADIDATTICA INTERDISCIPLINARE: DALLA RICERCA ALLA PRODUZIONEAUDIOVISIVA. «UNA STORIA DA RICORDARE»

MARIA TERESA INGICCO, DOCENTE DI DISCIPLINE GIURIDICHE ED ECONOMICHE,ISTITUTO TECNICO STATALE «BLAISE PASCAL», GIAVENO (TO)

RÉSUMÉ

Maria Teresa Ingicco présente une expérience interdisciplinaire réalisée dans un établis-sement secondaire d’enseignement technique. Il s’agit d’une démarche d’apprentissage del’histoire du XXe siècle utilisant une didactique renouvelée et active, ainsi que des tech-nologies audiovisuelles. Il s’agit aussi d’une démarche d’histoire orale puisqu’une vidéo aété réalisée qui rend compte du voyage à Céphalonie des élèves avec un rescapé du mas-sacre des soldats italiens en septembre 1943 (des milliers d’entre eux furent tués aprèsl’Armistice du 8 septembre 1943, entre l’Italie et les Alliés, et leur refus de s’engager aucôté de la Wehrmacht).

Après une évocation du rôle majeur que joue l’éducation aux médias dans l’école duXXIe siècle, c’est l’ensemble de la démarche réalisée par les élèves – enquête, vidéo, parti-cipation à un congrès – qui est décrit. En fin de compte, le bilan qui a pu être tiré s’estrévélé très positif. Mais laissons la parole, à ce propos, aux jeunes réalisateurs de la vidéo :« Vous n’avez jamais rêvé de peindre l’histoire ? De colorer de vie ces froides images qui nousviennent du passé en émouvant des villes entières par le souvenir de ce qu’elles ont vécu. Cen’est pas difficile : il suffit parfois d’un peu de fantaisie, parfois d’observer attentivement lesgens qui nous entourent. Un visage marqué par le temps compte plus que mille pages et savoix les colore d’émotions ».

98 Le cartable de Clio, n° 4

1. MULTIMEDIALITÀ E DIDATTICA

1.1. La «media education» (ME): una possibile definizione di obiettivi e di contesti pedagogici

L’interesse del mondo della scuola italianoverso la multimedialità o, più in generale,verso la «media education», si è diffuso inmodo significativo dagli anni ’90, per quantosi possa riconoscer, a partire dal secondodopoguerra, una presenza in particolare delcinema fra i media «educanti», sia all’in-terno, sia all’esterno delle istituzioni scola-stiche.

Le istanze via via emerse negli anni Settantaed Ottanta vengono raccolte nella sintesi deldocumento della Conferenza mondiale diTolosa (1990) sulle Nuove direzioni dellaMedia Education e si articolano come segue:– l’attenzione al mondo dei media in tutte

le sue espressioni, comprese la pubblicità,la musica, le forme di comunicazione gio-vanili;

– l’abbandono di un approccio «difensivo»e la consapevolezza della partecipazioneattiva alla costruzione del senso del mes-saggio;

– l’apertura, in chiave collaborativa, allapresenza in aula di professionisti deimedia per approfittare delle loro compe-tenze e migliorare i prodotti;

– il valore «democratizzante» della ME attra-verso il ripensamento del rapporto di for-mazione tra docente ed allievo, in funzionedi ruoli co-collaboranti nel processo diricerca ed apprendimento. La dimensionecivile della ME, i temi dell’uguaglianza, ildiritto di accesso, di partecipazione, sonocampi in cui la ME riconosce di poter svol-gere un ruolo determinante, dotandosi,così, di una marcata impronta civile.

Possiamo riconoscere una strategia educa-tiva finalizzata a favorire nei giovani l’acqui-sizione di una capacità di comprendere econfrontarsi con i media, e di saper creare, aloro volta, nuove forme di espressione e dicomunicazione.

La ME assume quindi anche una connota-zione sociale e politica: si rivolge al «citta-dino» perché non sia un semplice fruitoreacritico dei media.

Emergono, cioè, due obiettivi prioritari:– promuovere la riflessione critica analiz-

zando i messaggi e i mezzi;– favorire la sperimentazione creativa in

quanto opportunità espressiva.

Nel tentativo di ricostruire storicamente unasintesi dei paradigmi, cioè dei modelli cheispirano la progettazione didattica, possiamoindividuarne quattro.

Il paradigma inoculatorio: l’intervento edu-cativo consiste nel neutralizzare gli effetticondizionatori dei media sull’individuoattraverso un lavoro di analisi sui testi, checonsenta al ragazzo di sviluppare la capacitàdi riflettere sulle motivazioni di coloro che lohanno realizzato (Len Masterman e Scuoladi Francoforte, anni 60 e 70).

Il paradigma delle arti popolari: che porta adistinguere i medium privilegiando il cinemadi «valore» (Rossellini, Bergman) rispetto alcinema di «cassetta»; secondo questo approc-cio, l’educazione serve a migliorare i gustidello spettatore (riviste Cahiers du Cinéma,Screen, anni 60 e 70).

In questi anni si estende ai registi lo status diautori, vengono istituiti corsi di cinema,

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 99

esplode il boom del «cineforum», le operecinematografiche vengono proposte agli stu-denti alla pari delle opere letterarie. L’inse-gnante si pone come unico arbitro, discrimi-nando tra i diversi mezzi di espressione etrascurando spesso ciò che nella pratica è piùvicino ai giovani.

Il paradigma dei «media di comunità»: itesti mediatici non sono «finestre sulmondo», ma il risultato del lavoro simbolicodi costruzione di chi li produce. Si affermache i media non sono la realtà, ma la «rap-presentazione» del reale e che inoltre la let-tura dello spettatore non è un atto neutrale,ma il risultato di un’azione di decodifica concui esso si appropria del testo.

Obiettivo dell’educazione, quindi, non è piùdare parametri valoriali, ma decostruire iltesto per riconoscervi le regole linguistiche egli interessi ideologici contenuti dal pro-dotto mediale.

Il paradigma delle scienze sociali: i media agi-scono nella società al pari di altre forze istitu-zionali quali la produzione, le organizzazioni,la scuola, con cui intrattengono relazioni ditipo complesso; la finalità della ME è svilup-pare nei ragazzi la capacità di capire i mediae di porsi in relazione consapevole con essi.

I vantaggi di questo approccio possono essere:– il fatto di non identificare contenuti disci-

plinari specifici da aggiungere a quelli giàcontemplati nel curricolo;

– la capacità di restare aderenti agli interessireali dei giovani;

– l’indicazione di un quadro concettualemolto flessibile;

– l’indicazione di aree di ricerca non gerar-chicamente ordinate, né indipendenti le

une dalle altre, ma strettamente interdi-pendenti.

Per passare dall’approccio pedagogico allaprassi didattica è utile esaminare in qualecontesto operativo si può realmente collo-care la ME nella pratica didattica.

Per contesto intendiamo lo spazio, la pro-spettiva, all’interno dei quali la ME è pen-sata. E’ lo scenario teorico ed operativoall’interno del quale si declinano contenuti,obiettivi, metodi e strumenti.

Possiamo riconoscerne tre.

Il contesto criticoLa ME è intesa come educazione «ai» media.In questa prospettiva, i media sono supporti,occorre lavorare sui contenuti e fornire stru-menti per non subirli passivamente; l’educa-zione serve a decodificarli criticamente.

Il contesto tecnologicoLa ME è intesa come educazione «con» imedia. In questa prospettiva i media ser-vono come risorse per reinventare la didat-tica (cinema per fare storia, documentari perfare geografia), ustensili per rendere più effi-cace l’insegnamento, mezzi per superare loschema della lezione frontale e il primatodell’insegnante, sostituti del libro in quantopossono fornire altri tipi di esperienza checonsentono di aprire la didattica attivando isuoi destinatari,veicoli di conoscenza colla-borativa e strumenti di apprendimentoattraverso la scoperta e la ricerca.

Il contesto produttivoLa ME è educazione «per» i media. In que-sta prospettiva i media danno l’opportunitàdi un’alfabetizzazione alla realtà tecnologica,

100 Le cartable de Clio, n° 4

sono «macchine espressive», modi per «scri-vere», per fare cultura alternativa, per farecomunicazione alternativa, il loro uso corri-sponde ad uno dei saperi di base di cui l’indi-viduo deve essere dotato per poter affrontarel’attuale complessità della realtà sociale, sonoun mezzo di espressione democratica, unambiente per comunicare, per creare cultura,per esprimersi.

1.2. Media education e prassi didatticaNelle didattiche con le tecnologie, il modellopedagogico più convincente tra le teorie diriferimento è quello costruttivista, secondo ilquale, nella società della conoscenza, gliindividui dovranno disporre, soprattutto, ditutte le competenze metodologiche necessa-rie – in particolare la capacità di trasferire gliapprendimenti – per svolgere le operazionidi reperimento delle informazioni e deisaperi.

In futuro non sarà tanto importante«sapere», quanto essere in grado di elaborarestrategie personali, al fine di raggiungere laconoscenza e di costruirla secondo la neces-sità. L’individuo è chiamato ad assumere unruolo attivo all’interno del proprio processodi apprendimento.

L’apprendimento, quindi, nel paradigmacostruttivista è un processo attivo che attri-buisce particolare importanza all’esperienzain quanto è attraverso di essa che il signifi-cato della realtà viene prodotto e imposto sulmondo esterno.

Nella pratica didattica l’accento si sposta per-tanto dall’obiettivo al soggetto che apprende,favorendo lo sviluppo di molteplici percorsidi insegnamento e di apprendimento.

Se numerose conferme si hanno sull’efficaciadell’uso della ME come strumento a sup-porto dell’insegnamento, la documentazionedella pratica didattica conforta, tuttavia, l’i-dea che i migliori risultati siano ottenutiquando le strutture ipertestuali sono diretta-mente realizzate dai ragazzi.

Metodi e strategie possono essere dati comedefinitivamente appresi, infatti, quando ilsoggetto che apprende è in grado di reimpie-garli in contesti differenti rispetto a quelli dipartenza.

La progettazione e l’implementazione diipertesti rappresenta un modo per promuo-vere nel soggetto atteggiamenti cognitivi emetacognitivi.

Gli aspetti dell’interazione sociale e dellacooperazione si rivelano, inoltre, compo-nenti pienamente valorizzati nelle didattiche«per» i media. Risultano particolarmenteefficaci, infatti, le strategie che utilizzano adesempio l’apprendimento cooperativo.

Secondo questo approccio gli studenti traloro e gli studenti e i docenti collaboranosecondo una gestione democratica, svilup-pando competenze non solo conoscitive, maanche sociali.

Un compito finale complesso e da raggiungerein gruppo rappresenta un forte elemento diinterdipendenza ed è constatato che, nelgruppo, le dinamiche di cambiamento insenso formativo evolvono più rapidamenteche non attraverso la maturazione individuale.

Il gruppo collaborativo produce apprendi-menti più efficaci sui singoli, differenti puntidi vista arricchiscono l’apprendimento, stando

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 101

in relazione si apprende la capacità di intera-gire, si sommano e si integrano le diversecapacità e i diversi livelli di capacità di decodi-ficare e codificare messaggi, si sviluppa lacosiddetta «intelligenza collettiva».

L’insegnante, promotore di ME, ha un ruolostrumentale allo sviluppo dell’apprendi-mento ed alla cultura del gruppo, facilita l’a-pertura ad esperienze nuove e, se interessatoa scambi con colleghi che condividono l’in-teresse per le opportunità offerte dalla ME,grazie alla rete, può far parte di diversecomunità virtuali che hanno fatto del con-fronto con partner di paesi diversi uno stru-mento di promozione della propria profes-sionalità. Trasmettere, anche agli allievi,l’esigenza e la significatività di condividerepercorsi di crescita con coetanei di paesi eculture diverse rappresenta un traguardo diportata ragguardevole sul piano della costru-zione del senso di comunità e, dunque, del-l’educazione alla cittadinanza.

1.3. Media education in quantoeducazione «per» i media: i materiali didattici

La didattica tradizionale si avvaleva di mate-riale cartaceo, a stampa, caratterizzato dallastandardizzazione delle conoscenze e finaliz-zato alla valutazione quantitativa dell’ap-prendimento.

Sono poi entrati a far parte della didattica iprodotti audiovisivi che hanno introdotto ilinguaggi visivi; generalmente questi ausilisono stati utilizzati per lo studio di determi-nati ambiti disciplinari, in particolare quelliscientifici.

In seguito, con difficoltà, sono entrati nellescuole alcuni prodotti informatici, sia

hardware che software, che hanno propostonuovi codici simbolici e nuovi ambienti diapprendimento. Il loro scopo era di puntaread una metodologia di integrazione nelladidattica e servivano originariamente per ladocumentazione, come contenitori di infor-mazioni.

I prodotti multimediali, caratterizzati daisoftware ipertestuali ed ipermediali, hannofatto la loro comparsa recentemente, mastanno interessando sempre più la didatticaper la loro influenza sulle metodologie e sul-l’organizzazione dei contenuti.

In passato, spesso con il termine multime-dialità nella scuola, è stato fatto riferimentoall’utilizzo di più strumenti contemporanea-mente (la telecamera, il videoregistratore, lalavagna luminosa ed il televisore).

Oggi il termine qualifica la presenza di piùsistemi simbolici contemporaneamentegestiti all’interno di uno stesso ambiente: ilcomputer. La possibilità di sfruttare canalicomunicativi quali il testo scritto, il suono, leimmagini (statiche o in movimento, per cuianche filmati) in uno stesso mezzo, permettenella didattica alcune innovazioni metodo-logiche e processuali che dovrebbero ade-guare l’assetto educativo alle trasformazionisocioculturali in atto. In primo luogo si apreun nuovo spazio di lavoro cognitivo e comu-nicativo, nel quale sono molteplici le com-petenze e le facoltà utilizzate dal soggetto inapprendimento; c’è una maggiore sceltaanche nelle competenze richieste per cuitutti gli individui sono stimolati a trovaremotivazioni e percorsi conoscitivi. Vengonoevidenziate alcune competenze, che eranolatenti nell’assetto scolastico tradizionale ilquale richiedeva esclusivamente le classiche

102 Le cartable de Clio, n° 4

abilità linguistiche e logico-matematiche. Siapre un nuovo rapporto tra la mente di chiapprende e il mezzo che ne rispecchia,secondo alcune teorie, la struttura.

2. PRESENTAZIONE SINTETICA DELPROGETTO

Il progetto «Le parole e le scelte nella guerra:l’episodio di Cefalonia attraverso l’analisi sto-riografica e le testimonianze» è stato inseritonel percorso più ampio su «La storia deipopoli del ‘900 attraverso le testimonianze e imicro documenti». Maria Teresa Ingicco(Discipline giuridiche ed economiche) eGuido Ostorero (Italiano e Storia), entrambidocenti presso l’Istituto Tecnico Statale«Blaise Pascal» di Giaveno (Torino), nefurono i due responsabili.

2.1. Il contesto di riferimentoIl progetto di ricerca storica, nato in questocontesto, è scaturito dall’esigenza di fornireagli studenti strumenti di analisi e di com-prensione degli eventi storici che favorisserola partecipazione attiva e che portassero adun’attenta riflessione nella raccolta e nellaselezione delle fonti.

Questa riflessione di carattere prevalente-mente pedagogico ha reso necessario valo-rizzare nelle discipline gli aspetti formativi equelli motivazionali.

Questa metodologia ha accompagnato la pro-grammazione dei docenti per circa un quin-quennio portando alla costituzione, all’internodell’Istituto, di un laboratorio audiovisivo per-manente che consentisse di documentare nelcorso degli anni le ricerche effettuate.

Nell’ambito del progetto «Storia del Nove-cento», promosso dalla regione Piemonte, siè sviluppato il tema della percezione dellaguerra e della condizione dei singoli (popo-lazione civile e militari) di fronte alle sceltedrammatiche che spesso il conflitto impone.La decisione di studiare i fatti di Cefalonia ènata dall’interesse per un episodio dellanostra storia molto discusso e non ancoraconcordemente documentato e dall’oppor-tunità di avvalersi della testimonianza di duesopravvissuti residenti nel territorio della Valdi Susa e disponibili a raccontare i fatti e amettere a disposizione degli studenti i propridocumenti.

2.2. Gli obiettivi della ricerca– reperire, selezionare, interpretare fonti

storiche di diversa natura;– conoscere le procedure della ricerca sto-

rica e storiografica;– organizzare i contenuti in funzione di una

visione organica di micro e macro pro-blemi relativi all’oggetto della ricerca;

– costruire conoscenze che consentano dipassare dalla memoria individuale aquella collettiva, dalle «microstorie» alla«storia»;

– conoscere gli eventi ed esaminare critica-mente le loro possibili interpretazioni;

– ricercare sul campo nuovi elementi diconoscenza;

– selezionare e rielaborare criticamente idati acquisiti;

– documentare il percorso anche attraversostrumenti multimediali efficaci ed utilialla comunicazione.

2.3. Le metodologieGli attori del progetto sono stati gli studenti,i docenti (di Lettere, Discipline giuridiche edeconomiche, Storia e Filosofia), i testimoni,

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 103

l’Istituto piemontese di Storia delle resi-stenza, degli esperti, il Comitato Colle delLys, delle Associazioni di ex combattenti edinternati, alcuni Enti locali (comuni, comu-nità montana, Provincia di Torino).

In tutte le fasi della ricerca si sono utilizzati igruppi di lavoro, con l’attribuzione di com-piti diversificati in funzione dell’obiettivoche di volta in volta veniva individuato.

I docenti hanno svolto in ogni fase un ruolodi coordinamento e di mediazione, favo-rendo la verifica in itinere dei risultati rag-giunti e l’eventuale ridefinizione degli obiet-tivi e dei compiti.

Le testimonianze sono state raccolte essen-zialmente secondo la metodologia dellavideointervista, talvolta con la somministra-zione di domande preparate in precedenzadai ragazzi, talvolta in modo più informale econdizionato dalle circostanze, come inalcune riprese sull’isola che documentanoincontri con testimoni locali.

In un secondo momento i ragazzi stessi, con ilcoordinamento dei docenti, hanno riportatoin un testo scritto l’intero contenuto delleinterviste, concordando all’interno dei gruppidi lavoro i criteri di selezione. Nel selezionaresi è cercato comunque di non modificare ilcontenuto globale delle interviste.

Per la formazione degli studenti all’uso dellinguaggio audiovisivo ci si è avvalsi dellaconsulenza di un esperto che da alcuni annicollabora con i docenti all’interno del labo-ratorio dell’Istituto.

La stesura della sceneggiatura è stata il risultatodella schedatura, dell’esame e della selezione

del materiale raccolto. Il commento e i testi asupporto delle testimonianze sono statiredatti dagli studenti, che hanno confrontatoi dati raccolti attraverso le fonti orali conquanto emerso dalla consultazione dei docu-menti scritti e dei saggi a disposizione.

Anche la ricerca delle musiche è servita avalorizzare le competenze di alcuni elementiall’interno del gruppo classe, che in un «nor-male» percorso scolastico difficilmente sisarebbero potute evidenziare.

Il lavoro di montaggio è stato effettuato conl’intervento di un consulente esterno, ma vihanno costantemente partecipato i docentied il gruppo di lavoro degli studenti, perchérestasse costante la partecipazione attiva intutte le fasi della ricerca.

2.4. Le fasi di realizzazionePar la realizzazione del progetto, gli stru-menti seguenti sono stati utilizzati: testi lette-rari, manuali, testi di storiografia, documentioriginali (lettere, fotografie, filmati, ecc.),videocamera, videoregistratore et microfoni,il laboratorio di informatica, il laboratorio distoria e la sala di montaggio.

Durante l’anno 2002-2003, si sono svolte delleattività di ricerca e programmazione con gliallievi e produzione materiale, monitoraggioe consulenza con esperti, in particolare:– l’analisi e la selezione della documenta-

zione reperita;– l’incontro con i testimoni;– il viaggio a Cefalonia con il testimone e la

raccolta materiale audiovisivo;– la formazione del gruppo di produzione

del filmato;– la schedatura e selezione del materiale

audiovisivo;

104 Le cartable de Clio, n° 4

– la stesura della sceneggiatura;– il montaggio del video Una storia da

ricordare ;– la valutazione del percorso.

Durante l’anno 2003-2004, la ricerca e laproduzione materiale cartaceo e multime-diale sono state presentate al pubblico con:– la proiezione e il commento del video da

esperti;– la stesura del fascicolo di documenta-

zione;– l’inserimento del materiale sul portale

web della scuola;– il Convegno «Cefalonia: una storia da

ricordare».

I prodotti finalmente realizzati furono ilvideo, il fascicolo e un cd rom.

3. IL VIDEO «UNA STORIA DARICORDARE»

La produzione del video si colloca all’internodel percorso di ricerca che si è sviluppatoattraverso diverse fasi:– l’attività di preparazione, in cui si è cer-

cato di acquisire la conoscenza degli eventiconsultando manuali di storia, saggi, diari,materiale multimediale disponibile inrete, ecc.;

– la selezione e la rielaborazione dei mate-riali e la produzione di schede per lacomunicazione in plenaria di quanto rea-lizzato nei gruppi di lavoro;

– la ricerca di testimonianze e di iniziative alivello locale, che consentissero diapprofondire il tema della memoria indi-viduale e collettiva;

– l’incontro con i testimoni e la progetta-zione del viaggio di studio;

– la formazione del gruppo incaricato delleriprese e l’individuazione dei compiti deglialtri gruppi di lavoro;

– la realizzazione del viaggio, delle riprese edelle interviste;

– l’esame dei materiali e la relativa scheda-tura;

– la formazione del gruppo incaricato dellastesura della sceneggiatura e del montag-gio;

– la stesura della sceneggiatura, la realizza-zione del montaggio e della postproduzione.

Assolutamente fondamentale è stata la dispo-nibilità del testimone, il signor PasqualeNicco, che, prima, durante e dopo la visita aCefalonia, ha saputo stabilire con i ragazzi unrapporto profondo e facilitare quel «passag-gio di memoria» tra le generazioni, che èfatto non solo di emozioni, ma di cono-scenze, di riflessioni, di trasmissione di valori.

Continuo è nel video il passaggio dalla testi-monianza, alla ricostruzione degli storici, allaraffigurazione dei luoghi, con l’intento di«dare vita» al ricordo e di «colorare» la storia.

3.1. La valutazione del percorsoLa valutazione del processo e del prodotto èstata positiva sia nell’opinione dei docentisia in quella degli allievi, anche per l’imme-diatezza comunicativa e per i profondi signi-ficati del video.

La ricerca delle informazioni attraverso leinterviste, oltre ad avvicinare i ragazzi ad unadelle metodologie che la stessa ricerca storicaadotta, ha dimostrato anche una fortevalenza educativa.

L’apprendere da chi porta il proprio vissuto ele proprie più intime riflessioni contribuisce,

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 105

infatti, a rendere più incisiva la comunica-zione ed inoltre porta i ragazzi a compren-dere che fare ricerca non significa solo estra-polare dai libri e da quanto altri hanno giàelaborato, ma vuol dire soprattutto risalirealle fonti, esaminare i dati raccolti, selezio-narli secondo la loro significatività ed ancheinterrogarsi sull’effetto del proprio inter-vento di rielaborazione.

A conclusione si fa riferimento a quanto iragazzi stessi hanno scritto per l’introdu-zione al video: «Avete mai sognato di dipin-gere la storia? Colorare di vita quelle freddeimmagini che ci vengono dal passato muo-vendo intere città nel ricordo di ciò che hannovissuto. Non è difficile: a volte basta la fanta-sia, altre volte, invece, basta osservare i parti-colari come la gente che ci circonda. Un voltosegnato dal tempo conta più di mille pagine ela sua voce le colora di emozioni».

4. PROSECUZIONE DELLA RICERCA ELINEE DI APPROFONDIMENTO

Il Convegno «Cefalonia: una storia da ricor-dare» si è svolto il 29 gennaio 2004 ed è statolargamente seguito dal pubblico e dalle isti-tuzioni.

Il programma è stato il seguente.

Relazioni a cura degli studenti:– «Le parole della guerra: le scelte, le testi-

monianze, la ricerca»;– Proiezione del video Una storia da ricordare

(allievi della classe 5B, Amministrativo);– «Le indagini e il processo in corso attra-

verso la stampa tedesca» (allievi delleclassi 5C e 5D, Linguistico).

Relazioni con relatori esterni:– «Cefalonia, tra memoria e rimozione», di

Carlo Palumbo, storico;

Il testimone, Pasquale Nicco, e gli allievi.

106 Le cartable de Clio, n° 4

b i b l i oBIBLIOGRAFIA ESSENZIALE DI RIFERIMENTOSU MULTIMEDIALITÀ E DIDATTICA

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• Antonio Calvani, Manuale di tecnologie dell’edu-cazione, Pisa, ETS, Pisa, 1995.

• Antonio Calvani, I nuovi media nella scuola.Perché, come, quando avvalersene, Firenze, CarocciEditore, 1999.

• Derrick de Kerckhove, Brainframes, Bologna, Bas-kerville, 1993.

• Roberto Maragliano, Manuale di didattica multi-mediale, Bari, Laterza, 1998.

• Peppino Ortoleva, Mass media. Nascita e indus-trializzazione, Firenze, Giunti, 1995.

• Karl R. Popper & John Condry, Cattiva maestratelevisione, Bologna, Reset-Donzelli, 1994.

• Pier Cesare Rivoltella, Come Peter Pan. Educa-zione, media e tecnologie oggi, Santhià, GS editrice,1998.

• Pier Cesare Rivoltella, L’audiovisivo e la forma-zione. Metodi per l’analisi, Padova, Cedam, 1998.

• Pier Cesare Rivoltella, La scuola in rete. Problemied esperienze di cooperazione on line, Santhià, GSEditrice, 1999.

• Pier Cesare Rivoltella, Media Education. Modelli,esperienze, profilo disciplinare, Firenze, CarocciEditore, 2001.

• Maria Franca Tricarico, Insegnare i media. Didat-tica della comunicazione nei programmi scolastici,Santhià, GS Editrice, 1999.

– «Un Diario della morte: memorie, verbali,indagine - 60 anni dopo l’eccidio di Cefa-lonia», di Christiane Kohl, giornalista escrittrice;

– «La generazione sfortunata dei ragazziitaliani va al massacro» di Alfio Caruso,giornalista e scrittore.

Da tutti gli interventi è emersa non solol’importanza di ricostruire rigorosamente glieventi storici, ma anche la necessità per i duepopoli di ricercare la verità, ponendosi difronte alla propria storia con responsabilità esenza reticenze.

107Le cartable de Clio, n° 4 – Mémoire et histoire locale autour de Trieste – 107-112

1943-1945 : LIEUX ET NON-LIEUX DE MÉMOIRE

Les événements dramatiques qui se sontdéroulés entre 1943 et 1945 dans la VénétieJulienne, en Istrie, à Gorizia, à Trieste et auxenvirons de la ville sont liés à des lieux bienprécis : la Rizière de San Sabba et les « foibe ».

L’armistice du 8 septembre 1943, qui fit suiteà la débâcle italienne, marqua la dissociationde la monarchie italienne d’avec l’Allemagneet déboucha, au Nord de l’Italie, sur la créa-tion de la République de Salò, un régimefantoche à la solde de l’occupant nazi. Dèslors, la Vénétie Julienne ne fit plus partie del’Etat italien et fut intégrée dans la zone del’« Adriatisches Küstenland », le LittoralAdriatique, un territoire directement admi-nistré par le Reich. En Istrie, cette situationprovoqua une révolte des paysans croatescontre les propriétaires italiens et les repré-sentants d’un Etat assimilé au fascisme. Cerégime avait été particulièrement sévère avecla population slave, lui infligeant des persé-cutions et anéantissant tout espoir de pro-grès social, ce qui explique le caractère à lafois national et social de la révolte. A la vio-lence populaire spontanée, alimentée par leshaines politiques et personnelles, par les ran-cœurs ethniques et familiales, et par diversintérêts, s’est aussi parfois ajoutée une vio-lence programmée. Elle répondait à un des-

sein politique, soit la destruction de la classepolitique italienne perçue comme un obs-tacle à l’affirmation du mouvement de libé-ration croate qui entendait asseoir son pou-voir sur les cendres du pouvoir italien.

Au cours de l’automne 1943, des victimes decette violence sont jetées dans les « foibe »,ces dépressions naturelles du Karst. Les esti-mations les plus crédibles font état de 600 à700 victimes, l’Istrie étant la région la plustouchée.

Après le 8 septembre 1943, en VénétieJulienne, les formations de la milice fascisteet les différents services de police sont passéssous la dépendance directe des SS qui super-visaient la répression politique et raciale,ainsi que la lutte contre les résistants.

La Rizière de San Sabba, vaste ensemble debâtiments constituant une usine de décorti-cage du riz et construit en 1913, avaitd’abord été utilisée par l’occupant nazicomme camp de prisonniers provisoire pourdes militaires italiens capturés après le 8 sep-tembre. Vers la fin octobre, elle s’est trans-formée en « Polizeihaftlager », camp dedétention politique, destiné aussi bien au trides déportés vers l’Allemagne ou la Polognequ’à la détention et l’élimination d’otages, derésistants, de détenus politiques et juifs. Descalculs effectués sur la base de témoignages

MÉMOIRE ET HISTOIRE LOCALE AUTOUR DE TRIESTE :LA RIZIÈRE DE SAN SABBA ET LES « FOIBE»

MARTINA RUDES, ENSEIGNANTE, TRIESTE

108 Le cartable de Clio, n° 4

ont parlé de 3000 à 5000 personnes élimi-nées dans la Rizière. Mais le nombre de ceuxqui y sont passés pour être ensuite envoyésdans les camps nazis ou au travail obligatoireest encore bien plus grand.

Au printemps 1945, après la défaite alle-mande, les autorités yougoslaves quis’étaient installées à Trieste et Gorizia procé-dèrent à une série d’arrestations. Ces raflesétaient dirigées contre les membres de l’ap-pareil de répression nazi et fasciste, les hautsfonctionnaires fascistes juliens, les collabo-rateurs, mais aussi des partisans italiensrécusant l’hégémonie du mouvement delibération yougoslave, des représentants duComité de Libération Nationale (CLN)julien, des anticommunistes slovènes et descitoyens non-engagés politiquement, maisouvertement pro-Italiens.

Cette vague de répression relevait d’unesorte de « règlement de compte » et d’une« épuration préventive » visant à éliminertous les opposants, même potentiels, aunouveau pouvoir dont le programme pré-voyait l’annexion de toute la VénétieJulienne à la Yougoslavie de Tito. C’est ainsiqu’au printemps 1945, plusieurs milliers depersonnes ont été arrêtées et un nombreindéterminé de prisonniers jetés dans les« foibe ».

De 1943 à 1956, presque tous les Italiens quivivaient dans les territoires sous contrôleyougoslave se sont exilés et ont dû quitter cequi était leur pays natal. On parle à ce proposd’un exode de 250 000 à 300 000 personnesqui ont été dispersées à travers le monde :elles ont été nombreuses à rejoindre l’Italie,mais une bonne partie a émigré en Amé-rique ou en Australie.

DE LA MÉMOIRE (OU DES HISTOIRES)À L’HISTOIRE ?

En Vénétie Julienne, la mémoire des événe-ments de 1943 à 1945 est encore très vive, maiselle n’est pas collectivement partagée. Ce quiexplique l’animosité et les querelles qui accom-pagnent encore toutes les célébrations, com-mémorations ou visites officielles à un lieude mémoire qui sont liées à ces événements.

Dès 1945, la Rizière de San Sabba et les« foibe » ont été reliées à deux mémoires col-lectives dont l’une excluait – ou du moinsignorait – tout ce qui relevait de l’autre. Lamémoire était donc ainsi un facteur d’iden-tité politique : les uns voyaient dans les« foibe » l’expression des crimes du commu-nisme, les autres dans la Rizière de San Sabbacelle des crimes nazis et fascistes.

Mais il s’agissait aussi d’un problème d’iden-tité nationale si l’on pense aux Slovènes etCroates en Italie ou aux Italiens en Slovénie etCroatie. Il y a donc dans la mémoire collectivedes liens très complexes entre l’appartenanceidéologique et l’identité nationale. Et il estimportant d’en tenir compte et de savoir lesdénouer si l’on veut utiliser les témoignagesoraux dans le but de reconstruire l’histoire.

Au-delà des conditionnements de la mémoirecollective se pose aussi le problème de la cré-dibilité de la mémoire individuelle des prota-gonistes de ces événements, désormais tousâgés, et de leur manque de perspective histo-rique, surtout dans les cas où ils ont été impli-qués eux-mêmes, ou leur famille, dans dessituations dramatiques.

En recourant à l’histoire orale, pour que lesmémoires puissent se transformer en histoire,

L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 109

il faudrait peut-être :– connaître l’histoire personnelle de chaque

témoin ;– séparer autant que possible son histoire

personnelle de l’histoire générale ;– analyser les liens entre cette histoire per-

sonnelle et l’histoire générale ;– confronter des témoignages oraux dans

leur pluralité et exprimant des points devue différents.

Il n’en reste pas moins qu’un travail sur lestémoignages pourrait s’avérer particulière-ment fécond dans cette région de Trieste quireste marquée par des conflits de mémoire.On pourrait aussi l’envisager dans le cadredes écoles.

L’HISTOIRE ORALE À L’ÉCOLE

Du point de vue didactique, un travail d’his-toire orale en situation scolaire pourraitaussi aider à développer le savoir-faire desélèves, notamment en ce qui concerne :– la recherche et le choix des sources d’in-

formation ;– la récolte, l’analyse et la confrontation des

témoignages ;– la reconstruction des événements histo-

riques à partir des données ainsi recueillies.

Une telle démarche leur apprendrait égale-ment :– à formuler des questionnaires ;– à écouter et comprendre des récits oraux ;– à lire et comprendre des textes écrits ;– à exposer sous forme orale ou écrite les

connaissances qu’ils ont acquises en his-toire ;

– à s’approprier la terminologie de l’histoire.

Enfin, les élèves apprendraient à travailler engroupe et à dialoguer en partageant leursconnaissances et en fournissant chacun unepart d’un travail commun.

Un travail d’histoire orale à l’école auraitl’avantage de rendre les élèves plus actifs,mais surtout de rendre l’histoire plus inté-ressante et son étude plus agréable.

b i b l i oREPÈRES BIBLIOGRAPHIQUES

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Gorizia, Editrice Goriziana, 1997.• Franco Ceccotti et Raoul Pupo, « Il confine orien-

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• Raoul Pupo, Guerra e dopoguerra al confine orien-tale d’Italia 1938-1956, Udine, Del Bianco, 1999.

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zia Giulia (1918-1943), Rome-Bari, Laterza, 1966.• Silvia Bond, La persecuzione antiebraica a Trieste

(1938-1945), Udine, Del Bianco, 1972.• Enzo Collotti, Il Litorale Adriatico nel nuovo

ordine europeo, Milan, Vangelista, 1974.• Marco Coslovich, I percorsi della sopravvivenza.

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110 Le cartable de Clio, n° 4

A N N E X E

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L’histoire orale et le rôle des témoins avec des élèves 111

112 Le cartable de Clio, n° 4

Le cartable de Clio, n° 4 – La mémoire comme défi de l’historien – 113-114 113

Le récent succès de l’exposition l’Histoire c’estmoi organisée par l’association Archimob authéâtre St-Gervais interpelle l’historien à plusd’un titre. Rappelons que cette expositionproposait un panorama de témoignagesvidéos sur la Seconde Guerre mondialeregroupés par thèmes et mis en scène demanière interactive. Elle a donné à une partiede la génération de la Mob l’occasion d’expri-mer des paroles qui semblaient peu audibleslors de la crise des biens en déshérence. Elles’intègre aussi à un vaste mouvement d’inté-rêt pour l’histoire orale et les témoignages.L’historienne Annette Wieviorka a bien mon-tré comment la société avait refusé d’en-tendre les récits des survivants de la Shoahdans l’immédiate après-guerre et que, par unjuste retour des choses, la parole des rescapésétait aujourd’hui devenue centrale. 2 Le tra-vail de Steven Spielberg avec sa Survivors ofthe Shoah Visual History Foundation et celuid’Archimob illustrent la prééminence decette Ere du témoin.

La nécessité d’entendre la parole des contem-porains d’un événement ne confère toutefoispas au témoignage un caractère essentieldans le processus de compréhension. Ellepeut au contraire illustrer la différence entre

mémoire et histoire. Inutile ici de dissertersur les méandres de la mémoire et les diffi-cultés qu’il existe de se représenter ce quis’est réellement passé. La mémoire peutfacilement jouer des tours. Dès lors, il fautse poser la question du rôle du témoignagedans l’appréhension d’une réalité histo-rique. Ne convient-il pas d’admettre que lamémoire est uniquement la représentationd’un événement par un témoin. Et s’il existeun intérêt à travailler sur ces représenta-tions, leur utilisation dans le cadre histo-rique ne peut se faire sans les intégrer aucorpus analytique de l’histoire. A cet égard,n’oublions pas que les recherches histo-riques se fondent aussi sur des documentsdemeurés secrets et que le recours autémoignage s’avère dès lors inopérant. Lesachats d’or par la Banque nationale – unedes prestations suisses les plus appréciées del’Allemagne nazie – en sont le meilleurexemple. L’écriture de l’histoire nécessitedonc une méthodologie qui repose sur unrecoupement et une critique des sources,sur un travail d’hypothèses et de vérifica-tions d’hypothèses. Ceci n’a pas été faitpour L’Histoire c’est moi. Cette expositions’apparente dès lors beaucoup plus à uneentreprise mémorielle qu’historique. Sonobjectif n’est pas de connaître, de com-prendre ce qui s’est passé durant la guerre.Son titre m’apparaît à cet égard particuliè-rement malheureux.

LA MÉMOIRE COMME DÉFI DE L’HISTORIEN

GILLES FORSTER, HISTORIEN, UNIVERSITÉ DE GENÈVE 1

1 Gilles Forster a été collaborateur scientifique à la Com-mission Bergier.2 Annette Wieworka, L’Ere du Témoin, Paris, Plon, 1998.

114 Le cartable de Clio, n° 4

Les récents débats sur la Suisse durant laguerre illustrent aussi cette confusion entremémoire et histoire. Un certain nombred’associations ont refusé en bloc la plupartdes recherches de la Commission Bergier. Ilsopposent à ces recherches scientifiques leursouvenir de la guerre : une représentationmythique d’une Suisse généreuse et résis-tante. Cette confusion est facilitée par le faitque le public considère trop souvent l’his-toire comme une vérité unique et transcen-dante. Pourtant les historiens savent bienque l’histoire est une science de la plausibi-lité et l’on n’oppose pas seulement les faitsentre eux, mais surtout les interprétations.Les résultats aboutissent à des explicationshistoriques, mais pas à une vérité définitive.Face à une mémoire plus facile à appréhen-der par le grand public, comment défendreune histoire comme discipline scientifiqueavec ses propres limites, ses débats méthodo-logiques et ses controverses de spécialistes ?Transmettre son savoir en conservant ausujet d’étude toute sa complexité constitueun des défis majeurs pour l’historien d’au-jourd’hui. C’est dans ce domaine que se jouesa capacité d’influencer notre mémoire dedemain.

Le cartable de Clio, n° 4 – Relevons le défi – 115-116 115

La culture du débat est bien peu prégnantedans notre pays. C’est ce qui a frappé l’asso-ciation Archimob qui a réalisé l’exposition iti-nérante L’Histoire c’est moi. 555 versions del’histoire suisse 1939-1945. Pourtant, en créantle dialogue avec la génération concernée par laguerre, ce projet visait à contribuer à laréflexion et à la discussion à propos de l’his-toire de la Suisse. Il est donc heureux qu’unhistorien se soit senti interpellé et qu’il aitdécidé de prendre publiquement position.

Rappelons que l’exposition dont il est ques-tion ici présente le travail réalisé par l’asso-ciation Archimob. De 1999 à 2001, celle-ci amené 555 interviews filmées avec destémoins de la Seconde Guerre mondiale enSuisse. Les interviews ont eu lieu dans toutesles régions linguistiques de Suisse avec deshommes et des femmes de provenancesociale et de sensibilité politique très diverses.L’objectif était de combler le manque d’infor-mation à disposition sur le vécu du peuplesuisse durant cette période et de créer, sur labase d’une grande collection de récits de vie,une «mémoire audiovisuelle». Les extraits detémoignages proposés dans l’expositionL’Histoire c’est moi… représentent 1 % del’ensemble de ces archives orales.

Gilles Forster soulève le problème majeur ducrédit que l’opinion publique accorde autémoin et qui tend à dépasser le crédit

accordé à l’historien. Nous ne rappelleronspourtant jamais assez que ce qui provient dela mémoire ne relève pas directement del’histoire, qu’un travail d’historien impliqueune rigueur scientifique et une déontologiedont la mémoire se passe. Les récits destémoins sont des reconstructions rétroac-tives, subjectives et sélectives, avec leursoublis, leurs erreurs et leurs déformations. Cequi n’invalide en rien leur apport à l’histoire,mais nécessite au moins autant de rigueur, detravail d’analyse et de contextualisation quen’importe quelle source utilisée par l’histo-rien. C’est un défi à relever.

Face à cette matière mémorielle, les concep-teurs de l’exposition ne prétendent pas avoirréalisé un travail scientifique : ils n’ont pascherché à confronter la parole des témoins àd’autres types de sources ou aux faits établispar les historiens. Il s’agit bien d’une entre-prise mémorielle dont le but est de montrercomment les gens se souviennent aujour-d’hui de l’époque de la Seconde Guerre mon-diale. Leurs souvenirs ne constituent de loinpas une vision univoque du passé. Dans cesens, le titre de l’exposition se voulait accro-cheur et invitant au débat. Encore faut-il nepas se limiter au sens littéral d’un titreincomplet. Mis en relation avec le sous-titre,on comprend que l’Histoire ce n’est jamaismoi seul, ce n’est pas un témoignage isolé quise suffirait à lui-même, qui pourrait dire

RELEVONS LE DÉFI

NADINE FINK, CO-DIRECTRICE DE L’EXPOSITION L’HISTOIRE C’EST MOI…

116 Le cartable de Clio, n° 4

comment les choses se sont réellement pas-sées. Ce n’est pas non plus une juxtapositionde témoignages – 555 «moi» – qui constitue-raient ensemble l’Histoire : les témoins neproposent que des versions de l’histoire. Tou-tefois, L’Histoire c’est moi est aussi un titre quinous implique dans notre responsabilité faceau passé ou face à ce qui le deviendra. Letémoin et celui qui aujourd’hui reçoit sonrécit sont tous deux impliqués dans le coursde l’Histoire. L’Histoire c’est moi c’est aussiune manière de dire que quels que soient lesfaits établis par les historiens, il y a aussi lamanière dont nous les percevons, dont nousles vivons, dont nous nous les représentons. Ilne s’agit nullement d’entrer dans une polé-mique qui opposerait vérité des témoins etinterprétation historique. Le sous-titre est làpour le rappeler : il s’agit bien de 555 versionset non pas d’une vérité. Dans ce sens, L’His-toire c’est moi, c’est aussi un titre qui s’estvoulu provocateur, avec une référence à l’in-jonction bien connue attribuée à Louis XIV:«L’Etat c’est moi». Un clin d’œil à ce qu’onpeut percevoir parfois comme une imposi-tion d’autorité de la part du témoin.

La mémoire n’est pas l’histoire, certes. Toutesdeux sont toutefois complémentaires dans leprocessus de compréhension du passé. Carle témoignage oral peut être considérécomme une source complémentaire auxdocuments écrits, qui offre un aperçu desexpériences personnelles, des pensées, dessentiments des ambiances de la vie quoti-dienne des acteurs de l’histoire. Connaîtrecette mémoire permet d’intégrer les inter-prétations historiques dans une vision plusapprofondie, plus « chaude », du passé telqu’il est vécu et ressenti. On peut certesdémontrer que le rôle de l’armée suisse n’apas été décisif durant la seconde Guerre

mondiale. Mais cela n’enlève rien à la peurressentie par des soldats, mobilisés aux fron-tières en mai 1940, qui ont cru devoir sebattre contre la Wehrmacht et mourir. Undes objectifs de l’exposition est de parvenir àsensibiliser le public aux diverses réalités desconditions qui régnaient pendant la guerre,même si ces réalités relèvent parfois du fauxaux yeux de l’historien. Prenons l’exempled’une femme qui raconte avoir préparé savalise pour aller se réfugier avec sa familledans le réduit national. Même si nous savonsaujourd’hui que la population civile n’auraitpas été admise au sein du réduit, avoir crupouvoir s’y réfugier fait incontestablementpartie des réalités dont une entreprisemémorielle se doit de conserver la trace.

Loin de s’opposer aux travaux scientifiquesréalisés par les historiens, notamment au seinde la Commission Bergier, ces récits enrichis-sent l’image du passé de la Suisse et engagentune prise de conscience de la pluralité et del’hétérogénéité des souvenirs. Chacun pourrase rendre compte de cette complémentaritéet de son intérêt en se rendant au Muséenational de Prangins où seront montréesconjointement l’exposition Bergier et unepartie de l’exposition L’Histoire c’est moi…(5 novembre 2004 – 30 janvier 2005).

ACTUELLEMENT:

Kornhausforum Berne3 septembre – 31 octobre 2004

Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel3 octobre 2004 – 30 janvier 2005Renseignements sur la tournée del’exposition sur www.archimob.ch

L’actualité de l’histoire

Le cartable de Clio

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UN RECUEIL DE STÉRÉOTYPES AUTOUR DU MOYEN ÂGE

ANTONIO BRUSA, UNIVERSITÉS DE BARI ET PAVIE

« Nous avons perdu le XIIIe siècle », ne cessede répéter avec regret l’analyste en chef deZero, le super-ordinateur qui recueille ettransmet la mémoire complète de l’histoirehumaine. « Heureusement, se console-t-il,c’est une perte limitée. Pensez, si nous avionsperdu le XXe siècle, avec toutes ces guerres, cespersonnages, etc. Au fond, qu’est-ce qu’il yavait dans ce XIIIe siècle ? Dante, quelquespapes corrompus et, pour le reste, une grandeconfusion. »

Dans cette scène mineure, et peut-êtreoubliée par tout un chacun, de Rollerball, lefilm de science-fiction un peu cru de Nor-man Jewinson, on retrouve une expressionsignificative du sens commun sur le MoyenAge : une période lointaine d’où émergentquelques figures héroïques et fondatrices(Dante, dans ce cas, mais on aurait encorepu ajouter Charlemagne, Barberousse ouChaucer), quelques erreurs aussi tenaces quenon motivées (les deux Innocent – III et IV,papes exemplaires de ce siècle – peuvent êtreaccusés de tout sauf de corruption) et, fina-lement, le grand méli-mélo des feudataires,châteaux, conjurations, guerres, mariages,Croisades, moines et saints.

C’est une situation désespérante pour unhistorien, mais c’est en même temps uneoccasion extraordinaire d’examiner les rap-ports entre l’historiographie et les connais-

sances circulant dans la société. Les rapportsentre la science et le « sens commun histo-rique », pour reprendre une belle formuleintroduite dans un débat de la revue Qua-derni storici au début des années 80, une for-mule de l’historien Edoardo Grendi d’il y abientôt un quart de siècle qui désigne unecatégorie moins limitée que celle, certes déjàimportante, d’« usage public de l’histoire ».De fait, on peut distinguer deux caractéris-tiques fondamentales des stéréotypes et desfausses images sur le Moyen Age qui sontactuellement dans l’air du temps : d’unepart, leur très grande diffusion, leurimmense potentiel de propagation ; d’autrepart, le fait qu’ils sont d’origine académiquedans la majorité des cas.

En effet, ce ne sont pas des produits sponta-nés d’une société ignorante. Au contraire, ilsfurent élaborés, par le passé, au cœur mêmedes universités et de là, ils ont pénétré lesstrates les plus cachées et les plus inattenduesde la société. Ils ont pris profondémentracine, comme c’est le cas, par exemple, decette image d’un « sombre Moyen Age ». Cesont donc des témoignages à la fois exaltantset ambigus : autant du succès de la commu-nication de l’histoire que de sa défaite. C’estjustement pour cela que ces stéréotypesdevraient être étudiés non pas avec l’air ren-frogné et sévère de l’expert qui fustige lesjournaux, les documentaires télévisés, les

Le cartable de Clio, n° 4 – Un recueil de stéréotypes autour du Moyen Age – 119-129

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films et les manuels scolaires, et qui se scan-dalise de l’ignorance des foules (mal édu-quées, mais c’est là un autre stéréotype, parla télévision et une école qui ne fonctionne-rait plus), mais plutôt avec le sérieux et lapatience du chercheur qui perçoit intuitive-ment, caché sous la peau de ce phénomènede masse, les crises et les profonds dysfonc-tionnements du rapport entre la commu-nauté des historiens et la société, entre l’uni-versité et l’école, quand il ne s’agit pas deproblèmes qui n’ont pas été résolus au seinmême du milieu académique.

Un témoignage de l’emprise actuelle de cetteproblématique, y compris sur un public plusvaste que celui des spécialistes, a été donnépar l’immense succès d’un congrès organiséconjointement par le Département de paléo-graphie et d’études médiévales de l’Univer-sité de Bologne et par Flavia Marostica,enseignante et chercheuse en didactique del’histoire à l’Institut régional de rechercheséducatives d’Emilie-Romagne. Son succès aété tel qu’il a fallu le répliquer à cause dutrop grand nombre d’inscrits. Le titre ducongrès, qui a eu lieu en octobre 2001 etmars 2002, était révélateur : Moyen Age etlieux communs.

Dans son introduction à ces travaux, Mas-simo Montanari est entré directement dansle vif du sujet : les stéréotypes et les faussesimages, a-t-il dit, sont strictement liés à l’idéemême de Moyen Age (dont on sait qu’elle futélaborée par les milieux humanistes). Ilssonnent même tellement vrai que la cohé-rence historiographique la plus élémentairedevrait nous imposer une solution para-doxale : « Eliminer le Moyen Age de notrevocabulaire serait une solution radicale, etpeut-être traumatisante, a-t-il conclu, mais

personnellement, je la considérerais commeune conquête intellectuelle ».

Les historiens soulignent que l’idée mêmequ’il existerait une « période intermédiaire »est erronée et que, par conséquent, elle envient à être perçue comme mobile, fluc-tuante, « confuse » (et là, nous devons recon-naître au cinéaste Jewison une admirablecapacité de synthèse). De fait, il ne nous estpas possible de distinguer dans l’histoire despériodes de mouvement et de transforma-tion, et des périodes d’immobilité. Cela,nous le savons bien, découle du fait que l’his-toire est un processus complexe. Ce furentles humanistes qui, parce qu’ils se considé-raient comme « classiques » et « parfaits »,définirent par contraste la période précé-dente comme étant « de passage », voiremême « gothique ».

C’est donc un véritable obstacle à la compré-hension du passé qui fut produit il y a cinqsiècles. Et cet obstacle a été parfaitementmétabolisé par la culture occidentale. Il enfait ainsi intrinsèquement partie, avec toutesses erreurs (et nous devons beaucoup sur cepoint à la magistrale leçon du médiévisteOvidio Capitani). Du point de vue stricte-ment didactique, ce « Moyen Age confusion-nant » suscite une question aussi paradoxaleque difficile : comment peut-on enseignerune période historique qui cohabite demanière aussi inextricable avec ses faussesimages, à tel point que le faux se superposeau vrai et suscite un jeu permanent demiroirs et de renvois qu’il est peut-êtreimpossible (ou même délictueux) dedénouer ?

L’exemple le plus évident, bien que para-doxal, de cette imbrication nous est donné

L’actualité de l’histoire 121

par le fait qu’en ce qui concerne le MoyenAge, même les contre-mesures critiques ontfini par se stéréotyper. En d’autres termes,des « stéréotypes-vaccin » s’interposent,comme un filtre puissant, entre le mondeenseignant et la recherche actuelle. Ils sontpour l’essentiel au nombre de deux : le faitque « le Moyen Age n’est pas une périodesombre », et le fait que « le Moyen Age n’estpas la période des papes et des empereurs ».Cela fait très longtemps que les enseignantssavent que les « siècles obscurs » sont unvieux stéréotype à rejeter quand on expliquele Moyen Age. Et cela fait au moins trente ansqu’ils savent que le Moyen Age « des papes etdes empereurs » est un autre stéréotype, quiles a sans doute marqués au cours de leursétudes de jeunesse, mais qu’ils feraient biende remplacer par un Moyen Age vu d’enbas », dans lequel Bodo le paysan, les nou-velles techniques agraires, la vie quotidienne,les sorcières et les mentalités constituerontune sorte de bazar des merveilles, un lieuidéal de fascination pour le jeune élève.

En leur temps, sans aucun doute, ces idéessur le Moyen Age représentèrent un momentde débat et un désir d’innovation. Elles sesont toutefois sclérosées parce que prati-quées et répétées pendant tant d’années.Elles sont devenues à leur tour des stéréo-types d’un genre particulier. De fait, commeils ne cessent de se présenter comme des« nouveautés », ces lieux communs un peuspéciaux confèrent aux enseignants qui lesprofessent la certitude d’être au courant de laproduction historique la plus récente, et lesconvainquent de l’inutilité d’une mise à jour.Ce sont des « nouveautés dévitalisées » quiproduisent l’effet d’un vaccin dès lorsqu’elles protègent l’école avec soin d’unequantité significative de nouvelles connais-

sances que les études médiévales ont élabo-rées au cours des trente à quarante dernièresannées.

La masse de ces connaissances « écartées desmanuels scolaires » est impressionnante etjustifie la compilation d’un recueil qui puissealerter les enseignants. Celui qui est proposéci-après est tiré d’un ouvrage de GiuseppeSergi, Storia medievale [Histoire médiévale].C’est une œuvre fondamentale pour notrepropos parce que sa caractéristique princi-pale consiste justement à tenter une révisiondu sens commun ; à faire réagir, en somme,les historiens non seulement par rapport àleurs débats internes, mais aussi par rapportaux idées qui circulent dans la société.

Une quantité extraordinaire de connais-sances sur le Moyen Age sont donc à revoirdu tout au tout, ce qui contraint l’enseignantà se mouvoir avec circonspection, quasimentpage par page, paragraphe par paragraphe.Ce n’est toutefois pas le seul problème qui sepose dans le champ de la révision cognitivede cette période. En effet, c’est la vulgatemême, c’est-à-dire la toile de fond du récitdu Moyen Age, qui doit aujourd’hui êtremodifiée.

Essayons de synthétiser le scénario de basede l’histoire dans les manuels.

On part de Charlemagne, qui fonde sonEmpire et donne un visage précis à la nou-velle réalité, l’Europe féodale : un espace bienorganisé, avec un centre-sommet (l’empereuret sa capitale) et une périphérie contrôlée parune chaîne de commandement descendante(la pyramide féodale). Cette structure a deuxennemis : un dangereux concurrent (le pape,qui lutte avec l’empereur pour le commande-

122 Le cartable de Clio, n° 4

ment de cette pyramide) et un adversaireindomptable (les feudataires qui veulent obs-tinément détruire la pyramide). Ces troisprotagonistes génèrent une histoire, faite dedynasties qui se succèdent (Carolingiens,Ottoniens, Francs, Souabes), le long d’uncontinuum marqué aussi par des périodesd’«anarchie féodale». Après chaque périoded’anarchie, l’Empire se reconstitue sur desbases toujours plus restreintes et étouffantes.Jusqu’à ce que de nouveaux protagonistes, enl’occurrence les communes et la bourgeoisie,mettent fin à cette lutte entre universalisme etparticularisme, qui est définie comme « typi-quement médiévale », et posent les basesd’une nouvelle société qui mènera à l’Etatmoderne en passant par les phases politiquesde la seigneurie et du principat.

Aujourd’hui, ce scénario de base pourraitêtre remplacé par un autre qui partirait aucontraire d’un territoire européen constituéd’une myriade de seigneuries (et de prin-cipes de pouvoir similaires), qui s’agrandis-sent petit à petit, se consolident et se légiti-ment pour déboucher sur un tournantfondamental, au milieu du XIIe siècle, quands’instaurent les premières formes efficacesd’un gouvernement central. Et c’est alorsque les empereurs, les papes, les rois et lesvilles se mettent à lutter entre eux – en par-faite concurrence – pour affirmer leur domi-nation sur le territoire. L’Etat moderne estfils de cette concurrence. Il ne naît donc passur les cendres du féodalisme, parce qu’il seforme en même temps que lui : la pyramideparfaite, en réalité, est celle que les hommesdes Lumières ont vue sous les yeux en pleinXVIIIe siècle.

Voilà donc deux processus généraux qui sontprofondément différents. Passer de l’un à

l’autre nous oblige, selon moi, non seule-ment à revoir telle ou telle connaissance fac-tuelle, mais aussi à reformuler complètementnotre récit du Moyen Age. A modifier aussila hiérarchie des faits et des problèmes (sont-ils encore fondamentaux les capitulaires deQuierzy, la Costitutio de Feudis ? Ou doit-onles remplacer par d’autres événements ?). Areformuler nos jugements (sur les empe-reurs, les papes, les mouvements religieux,etc.). Et cela non pas au nom d’une histoiredes faits à réinterpréter idéologiquement(selon sa propre inclinaison politique), maisau nom d’une histoire savante qui a littérale-ment changé de visage.

Mais tout cela ne peut pas être laissé à la res-ponsabilité des enseignants, aussi préparés etattentifs soient-ils. Le schéma historique debase d’un Moyen Age enfin mis à jour nepeut que provenir d’une confrontation entrehistoriens.

L’actualité de l’histoire 123

1 Les barbares 1. Envahissent l’Empire et le détruisent.2. Se caractérisent par leur altérité par

rapport au monde impérial.3. Vivent en communautés primitives et

simples, par rapport à la sociétéméditerranéenne complexe.

Quand ils pénètrent dans l’Empire, ilssont déjà abondamment latinisés.Sergi, pp. 8-9 (pour les références, voir labibliographie à la page 129)

2 Les barbares L’organisation sociale des peuplesgermaniques est fondée sur unégalitarisme substantiel. Les diversespopulations germaniques étaient, en fait,habituées à se répartir le butin, mais aucontact du monde romain, elles ontcommencé à perdre cette caractéristique.

Il s’agit de postulats tout à faitindémontrables.Sergi, p. 9

3 Le féodalisme Le féodalisme a été abattu par laRévolution française qui a dissous tout« résidu médiéval ».

Le féodalisme abattu par la Révolutionfrançaise (la célèbre « pyramide féodale »)n’était pas le féodalisme typique duMoyen Age (caractérisé plutôt par unestructure en « réseau »), mais c’était unféodalisme né des développementsultérieurs liés aux Etats nationaux.Sergi, p. 4

4 L’économie rurale Entreprise agricole autarcique. Economiepauvre et laborieuse, ne produit pas assezpour faire du commerce.

C’est typiquement une représentation duXIXe siècle. L’économie rurale produit desaliments en suffisance. La monnaie existeet circule.Sergi, pp. 22, 23, 27

5 Les serfs attachés à la glèbe Ils sont l’emblème de la condition serviledu travail agricole.

Les attestations d’adscripti glebae sontrares. Il s’agit d’une mauvaise lecture deMarc Bloch. Les paysans étaient libres,serfs ou esclaves, mais ils n’étaient pas liésà la terre.Sergi, p. 25

6 La papauté Après Constantin, l’église est un pouvoirunique, étendu dans toute l’Europe. Leshérésies représentent une rupture de cetteunité. L’anarchie féodale et les processusd’autonomisation portent aussi atteinte àl’unité ecclésiale. Les papes du XIe siècle, àpartir de Grégoire, luttent pour restaurerl’unité d’origine.

Ce n’est qu’après le XIIe siècle que lapapauté se présente comme un pouvoirmonarchique. Jusque-là, les évêquesétaient souverains dans leur diocèse.Sergi, p. 29

7 Les réformes Le mariage des prêtres, la vente descharges, les églises des laïcs sont desdégénérescences que les papesréformateurs tentent de combattre.

Ils constituaient des aspects normaux dela vie religieuse et sociale de cette époque.Ils ont été mis en accusation parGrégoire VII dans le cadre de sa réformecentralisatrice.Sergi, p. 29

Thèmes Stéréotypes de la vulgate actuelle Mise à jour de la recherche historique

Projet de recueil de stéréotypes et de lieux communs autour du Moyen Age

124 Le cartable de Clio, n° 4

8 Le Concordat de Worms Il marque la victoire du pouvoir papal oudu pouvoir temporel, selon lesinterprétations.

Des formes de reconnaissance réciproques’y établissent.Sergi, p. 30

9 Les évêques, les comtes Otton Ier les institue, pour empêcher quele principe héréditaire s’affirme dans lesfiefs.

Il existait partout des évêques dotés depouvoirs civils. Les Ottoniens obtiennentune alliance avec les plus puissants.Sergi, p. 31

10 L’opulence des monastères La richesse est un aspect de ladégénérescence de la vie monastique – construite à l’origine sur le précepte dela prière et du travail – contre lequel laréforme s’insurge.

C’était le signe d’une discipline spirituellesupérieure. Les bénédictins n’aimaientpas le travail manuel.Sergi, pp. 31-32

11 Les communes Ce sont les principaux antagonistes despouvoirs féodaux. La bourgeoisie sedéveloppe en leur sein. Les communesimposent à Frédéric Ier Barberousse lerespect des libertés communales ; ellesreprésentent le préambule de l’italianité(ou d’une identité lombarde), face àl’ennemi étranger et centralisateur.

L’époque de l’essor communal necorrespond pas à un dépassement de l’âgeféodal. Les communes sont insérées dansun réseau de rapports féodaux etseigneuriaux. La lutte contre Frédéric Ier

n’a rien de national, bourgeois oulombard. La paix de Constance est unmoment de féodalisation tardive.Sergi, pp. 33-34

12 La liberté communale L’ambiance de la ville rend libre. Ils usent des instrumentsd’assujettissement déjà bien connus dansles campagnes. Les paysans accueillenttrès rarement les nouveaux dominateurscommunaux comme des « libérateurs ».Sergi, p. 35

13 Le podestat Ils exerçaient un pouvoir neutre, extérieuraux conflits entre les familles citadines.

On ne recourait pas au podestat pour saneutralité, mais pour son expérience enmatière de droit et d’art de gouverner.Sergi, p. 36

14 Les peuples germaniques Cette notion de « peuples germaniques »est importante, le concept de nation en estle fruit.

Un peuple s’appelant « germanique » n’apeut-être jamais existé. Les Goths, quin’étaient pas germaniques, n’avaient pasl’impression de constituer un peuple.Pohl, p. 73

Thèmes Stéréotypes de la vulgate actuelle Mise à jour de la recherche historique

15 L’alimentation pendant le HautMoyen Age

L’agriculture pauvre et désespérée duHaut Moyen Age.

Ils mangeaient plus de viande que delégumes et ils avaient probablement plusde problèmes de cholestérol que de faim.Wickham, p. 211

16 La révolution de l’An Mil Nouveaux instruments, augmentation dela production, etc.

Il n’est pas vrai que des innovations aienteu l’effet de produire une sorte derévolution médiévale des rendementsagricoles.Petralia, p. 297

L’actualité de l’histoire 125

17 Les royaumes médiévaux Au terme de la période d’anarchieféodale, les anciens royaumes sereconstituent.

Il ne s’est pas agi d’une reconstruction del’organisation publique, mais d’unevéritable construction de cadrespolitiques fondés sur une conception dupouvoir monarchique substantiellementdifférente de celle desdits royaumesromano-germaniques et de celle del’Empire carolingien.Corrao, p. 321

18 Le Saint Empire romain C’est comme cela que s’est intitulé leRoyaume de Charlemagne pour bien ledistinguer de l’Empire romain.

En réalité, le terme de Sacrum Imperiumn’a été adopté qu’à partir de 1158.Le terme de Saint Empire romain a doncété introduit par Frédéric Ier Barberousse.Miglio, p. 439

19 Les modèles d’organisationfamiliale

L’origine du modèle d’organisationfamiliale élargi et patriarcal, opposé aumodèle nucléaire actuel, se situe auMoyen Age.

Au cours du Moyen Age, la famillenucléaire, ou conjugale, très proche decelle d’aujourd’hui, constituait le modèled’organisation familiale dominant.Sergi, p. 4

21 Le fractionnement C’est dans le fractionnement politico-territorial du Moyen Age que se situel’origine des civilisations nationales.

C’est une fausse image qui a été élaboréeau XIXe siècle.Sergi, p. 8

22 Les Francs L’invasion dite « française » (qui n’est pasdésignée comme germanique) duterritoire italique a mené à la défaite desLombards.

En réalité, le territoire italique a été lethéâtre d’un vaste conflit intergermaniquequi a vu s’imposer le peuple le plus enclinaux intégrations ethniques, même s’ilprésentait des caractères plus primitifs(Lex salica) par rapport aux Lombardsqui étaient plus évolués.Sergi, p. 10

23 Les liens féodaux Les liens féodaux résultent dudémembrement du patrimoine d’Etat etdu pouvoir public en faveur d’unearistocratie militaire et foncière.

Les pouvoirs seigneuriaux se sontconstitués plus ou moins spontanémentpar le bas et n’ont pas été délégués par le haut.Sergi, p. 15

24 Moyen Age « européen » ouMoyen Age « national »

On trouve déjà au Moyen Age cette« mosaïque ethnique » qui est à l’originedes nations (Anthony Smith).

On ne peut pas parler de Moyen Age« national », non seulement parce qu’ilétait très fractionné, mais aussi parce qu’il n’avait a priori aucune inclinaison à développer toutes les recompositionsqui s’observeront au cours des toutderniers siècles.Sergi, p. 21

Thèmes Stéréotypes de la vulgate actuelle Mise à jour de la recherche historique

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Thèmes Stéréotypes de la vulgate actuelle Mise à jour de la recherche historique

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La fin du monde antique L’année 476 marque le début du MoyenAge caractérisé par la débâcle impérialede Rome et la décomposition de toute unecivilisation, celle du monde antique.

Une image aussi dramatique n’existe quedu point de vue du monde occidental.Vue d’Orient, la chute de l’Empired’Occident apparaît plutôt comme unetransformation. D’ailleurs, les sujets del’Empire byzantin continueront à sedéfinir comme « romains » pendantencore un millénaire.Schiavone, p. 45

Le rôle des clientèles pour lespeuples germaniques

Le guerrier qui jurait fidélité à son chefdevait le suivre pendant toute sa vie.

Les guerriers changeaient souvent deseigneur en fonction des opportunités qui leur étaient offertes et desperspectives de succès.Pohl, p. 79

Le rôle des rois pour les peuplesgermaniques

Contrairement à ce qu’il en était dansl’Empire, les peuples germaniques étaientgouvernés par des « rois ».

Ce que les sources définissent comme un« roi » n’est pas une institution stablemais désigne depuis les Romains unegrande variété de situations: chefs degroupes locaux ou de petites tribus,commandants de petites ou grandesarmées, souverains de grands empires de steppe, comme Attila, ou régentspuissants sur le territoire romain,comme Théodoric ou Clovis.Pohl, p. 79

28 Le paganisme, la magie et lessuperstitions

Ils désignent chaque croyance, rite oupratique d’une religion polythéiste.C’est une religion connexe avec despratiques humaines visant à contrôler la nature : la magie, l’astrologie, l’usaged’amulettes, etc.

Dans la littérature récente, on tend àredimensionner la valeur et la présencedu paganisme comme système religieuxcohérent et à rediscuter par conséquent lecaractère de radicale éradication descroyances précédentes attribué jusque-làà l’action d’évangélisation, en particulierdes missions monastiques.La Rocca, p. 121

29 Le christianisme Le christianisme se diffusa de manièretoujours plus décidée à partir duIVe siècle quand il devint religion officielle de l’Etat. Ce processus mena à l’homogénéisation de la culture et des pratiques religieuses de l’Europeoccidentale.

L’idée de l’avancée du christianismecomme un processus sans obstacle nicontraste n’est pas pertinente.La Rocca, p. 138

L’actualité de l’histoire 127

Stéréotypes de la vulgate actuelle Mise à jour de la recherche historiqueThèmes

30 La fin de l’ère carolingienne Elle marque l’écroulement de l’unitéimpériale, l’affaiblissement de l’autoritépolitique et la fin de la conceptionpublique de cette dernière.

Le fractionnement de l’unitécarolingienne ne mena pas à la fin de laconception publique de l’autoritépolitique, mais au début et à l’accélérationde processus plus complexes. De nouvellesréalités politiques territoriales seformèrent, d’une part les « seigneuries »,d’autre part la formation de deux airesgéographiques et culturelles : la françaiseet la germanique.Guglielmotti, p. 201

31 La crise économique lors del’écroulement de l’Empired’Occident

Cette période connut une catastropheéconomique généralisée, marquée par unrecul significatif des échanges et del’activité productive.

On ne peut pas parler de catastropheéconomique généralisée. Une très grandemajorité de la population, surtout lespaysans, ne ressentit aucun effet de ceschangements macroéconomiques etcontinua de vivre dans un monde quin’avait pas changé.Wickham, p. 225

33 L’économie rurale Le modèle féodal d’économie ruraleconstitue le système agraire médiéval par excellence.

Robert Latouche et Adriaan.Verhulst ontdémontré depuis plusieurs décennies quele modèle féodal d’économie rurale n’eutdans les faits qu’une diffusion assezlimitée dans l’espace et le temps,concentrée essentiellement en Gaule, enAngleterre et dans l’Italie du Nord,seulement après la moitié du VIIIe siècle.Wickham, p. 210

34 L’esclavage Avec la chute de l’Empire d’Occident, et ladiffusion du christianisme, le mode deproduction basé sur le travail des esclavesse termine.

A la fin de l’Empire et au début du MoyenAge, il y avait encore beaucoup d’esclaves,au sens d’hommes et de femmes sansdroits légaux. En ce qui concerne l’Empireromain, il faut aussi souligner que lesystème de production basé sur le travaildes esclaves n’était diffusé que dansl’Italie centrale.Wickham, pp. 208-209

35 Le commerce au tournant desVIIe et VIIIe siècles

Avec l’expansion du monde arabe,le commerce connaît une brusqueinterruption.

Le commerce des biens de luxe continuasans interruption grâce à l’inclinaison desArabes pour le commerce. Le commercedes biens de consommation de niveaumoyen était déjà en déclin aux Ve etVIe siècles.Wickham, p. 216

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36 L’image des Arabes Les campagnes militaires, très rapideset triomphantes, des Arabes furent laraison fondamentale de l’expansion dumonde islamique.

Son développement était lié à l’existenced’une société complexe et stratifiée au seinde laquelle les fonctionnaires civils et lesjuristes jouaient un très grand rôle. Lecommerce avait une importance majeurepour la consolidation de l’Empire, au moinsautant que l’expansionnisme armé.Gallina, p. 239

37 La pyramide féodale Les rapports sociaux présents au coursdu Moyen Age peuvent être représentéspar une « pyramide » desubordinations féodales qui, partantdu petit seigneur, remonte jusqu’au roien passant par des vassaux de niveautoujours plus élevé.

Les dominations seigneuriales ne découlaientpas de concessions « féodales » octroyées parle roi ou des officiers publics, mais ellesétaient le produit d’une évolution spontanée.C’est pour cela que l’image de la « pyramideféodale », si elle peut peut-être valoir pour lesXIIe et XIIIe siècles, ne peut en tout cas pasêtre utilisée pour la période carolingienne etcelle qui la suit immédiatement.Carrocci, p. 257

38 L’âge seigneurial et féodal Le système féodal s’est formé au coursde la première partie du Moyen Age ;les seigneuries lui ont ensuite succédé.

La rencontre entre les seigneuries et leféodalisme n’a lieu qu’à partir du XIIe siècle.Onpourrait donc parler d’«âge seigneurial» pourla période comprise entre les Xe et XIIe sièclespuisqu’elle est caractérisée par la seigneurie, etpas par le féodalisme.Carrocci, p. 266

39 L’âge sombre et obscur Le Moyen Age est à considérer commeune période caractérisée par lesguerres, la faim et la misère.

On ne peut le dire que pour les XIVe etXVe siècles, les deux derniers siècles duMoyen Age, qui ont toutefois déterminél’image qui s’est ensuite figée. Les disettesfirent imaginer un Moyen Age beaucoup plusaffamé qu’il ne le fut en réalité.Sergi, p. 37

40 Le monachisme Les moines bénédictins se référaientau principe de l’« ora et labora ». Ilscroyaient à la fonction purificatrice dutravail manuel.

Ils n’aimaient pas le travail, sinon commecondition indispensable pour consentir laprière. Ils ne croyaient pas à une fonctionpurificatrice du traval manuel.Sergi, p. 32

41 L’obscurantisme médiéval L’ignorance, la superstition,l’obscurantisme, l’arrogance dupouvoir ecclésiastique forment lestraits dominants d’une réalitémédiévale qui sera rénovée par laRéforme de Luther.

Les polémistes luthériens établirent auXVIe siècle un portrait de l’histoireeuropéenne précédente qui était centré sur laquestion religieuse, soit la décadence de laspiritualité chrétienne d’origine par la fautedu pape romain. C’est ainsi que s’est profiléel’image d’un Moyen Age à condamner enbloc et que s’est affirmée l’idée d’une presquetotale coïncidence entre le concept de MoyenAge et l’histoire du catholicisme romain.Montanari, p. 109

Thèmes Stéréotypes de la vulgate actuelle Mise à jour de la recherche historique

L’actualité de l’histoire 129

b i b l i oBIBLIOGRAPHIE

Ce « recueil » a été publié dans une version plusréduite in Antonio Brusa, Guida a Il nuovo raccontodelle grandi trasformazioni, vol. I, Milan, Paravià-Bruno Mondadori, 2004, dans lequel je cherche àproposer un modèle pour une nouvelle vulgate. Il aensuite été repris par Valentina Sepe dans le cadre desa recherche de doctorat en didactique de l’histoire,une recherche qui comprend non seulement lesmanuels scolaires, mais aussi la communication parInternet. Cette nouvelle version du « recueil » doitbeaucoup à cette recherche et il faut encore la consi-dérer comme provisoire.

Le congrès sur le Moyen Age et ses lieux communs afait l’objet d’une publication in Flavia Marostica(dir.), Medioevo e luoghi comuni, Naples, Tecnodid,2004. Dans ce volume, outre l’introduction de Mas-simo Montanari, que j’ai citée, on trouve encore desessais de Maria Giuseppina Muzzarelli, GiuseppeAlbertoni, Bruno Andreolli, Glauco Maria Canta-rella, Tiziana Lazzari et Anna Laura TrombettiBudrieri sur divers aspects : la pyramide féodale, lavie dans les châteaux, les barbares, l’An Mil, les serfsde la glèbe et Frédéric II.

Massimo Montanari, en collaboration avec troisautres collègues, a aussi publié un autre manuel,Storia medievale, Bari, Laterza, 2002. On y trouve lesnouvelles interprétations dans des chapitres suc-cincts et précis, avec une bibliographie essentielle,facile à consulter.

Mais l’auteur à qui l’on doit l’impulsion fondamen-tale pour ce genre d’études et de réflexions est cer-tainement Giuseppe Sergi, dont la bataille pour unMoyen Age correctement raconté dure depuis plusd’un quart de siècle. Il a préfacé un nouveau manueld’histoire pour l’université, Storia medievale, Rome,Donzelli, 1998, rédigé par 25 auteurs. A l’exceptionde Montanari, toutes les références citées dans le« recueil » proviennent de ce manuel. Il s’agit destextes suivants :• Giuseppe Sergi, L’idea di medioevo, pp. 3-42• Aldo Schiavone, Il mondo tardoantico, pp. 43-64• Walter Pohl, L’universo barbarico, pp. 65-88• Cristina La Rocca, Cristianesimi, pp. 113-139• Paola Guglielmotti, I franchi e l’Europa carolingia,

pp. 175-201• Chris Wickham, L’economia altomedievale,

pp. 203-226• Mario Gallina, La formazione del Mediterraneo

medievale, pp. 227-246• Sandro Carrocci, Signori, castelli, feudi, pp. 247-267• Giuseppe Petralia, Crescita e espansione, pp. 291-318• Pietro Corrao, Regni e principati feudali, pp. 319-362

La préface de Giuseppe Sergi, qui est la référence debase pour le recueil, a également été publiée dans unvolume séparé, intitulé L’idea di Medioevo. Fra luoghicomuni e pratica storica, Rome, Donzelli, 1998.Cet ouvrage a été traduit en français : L’idée deMoyen Age. Entre sens commun et pratique historique,Paris, Champs-Flammarion, 1999.

Traduction : Charles Heimberg.

130 Le cartable de Clio, n° 4 – « Jusqu’à la ceinture dans le grand marais » – 130-136

En Suisse, comment les Yéniches, Sinti etRoma ont-ils été traités ? Les informationsdont nous disposons sont très inégales. Maisce qui frappe dans cette histoire, en Suisse,pour ces groupes ethniques, c’est le fait qu’ilne leur était vraiment pas facile d’exister. LaSuisse avait été le premier Etat d’Europe àinterdire la présence des Tsiganes, appelés les« Zeginer » ou les « Heiden » (les « Païens »),dans les cantons primitifs. Une décision aainsi été prise à Lucerne, en 1471, par l’as-semblée législative de ce temps-là, la « Tag-satzung » 2. Elle interdisait d’« héberger ou[de] loger » les nomades. Cette politique dedéfense contre les Rom, dont les premiers

groupes, venant de l’Europe du sud-est, et del’Inde quelques siècles plus tôt, étaient arri-vés en Suisse vers 1418, allait persister pen-dant exactement cinq cents ans. Il n’y a eneffet guère qu’une trentaine d’années, en1972, que les autorités suisses ont fini parrenoncer à cette interdiction de séjour et detransit pour les Rom, Sinti, Manouches, etc.,sur leur territoire.

Cette posture défensive permanente à l’égardde ce groupe ethnique, et de ses divers sous-groupes, trouvait son origine dans une série dereprésentations qui les diabolisaient. Elles s’ob-servaient et étaient diffuses dans de nombreuxautres pays, pesant lourdement sur la vie quo-tidienne des Rom. En 1525, par exemple, lesautorités fribourgeoises avaient capturé et tor-turé un Rom. Sous la torture, les magistrats luiavaient fait avouer à peu près tout ce qu’ils sou-haitaient. Il déclara par exemple que tous lesRom étaient des assassins et des malfaiteurs etqu’ils formaient une société secrète. Pour lesautorités de l’époque, il n’y eut aucun doute,un tel malfaiteur méritait la mort !

Mais le pire devait encore arriver. Ainsi, lesdélégués du Canton de Schwytz ont-ilsdéclaré à la Diète de 1574, à Baden, que cespaïens étaient tous des voleurs, et leursfemmes toutes des sorcières. Ce qui devaitinaugurer une nouvelle politique envers lesnomades. Jusque-là, en effet, on les capturait,

« JUSQU’À LA CEINTURE DANS LE GRAND MARAIS»ROMA, SINTI ET JENISCHES EN SUISSE, QUELQUES ASPECTS D’UNE PERSÉCUTION DE LONGUE DURÉE

THOMAS HUONKER, FNRS, ZURICH 1

1 Thomas Huonker, * 1954, historien à Zurich, auteur deplusieurs livres, responsable du projet de recherche dufonds national suisse N° 4051-69207, « En route entrepersécution et reconnaissance. Formes et vues d’inclu-sion et d’exclusion des Yéniches, Sinti et Rom en Suissede 1800 à nos jours ».e-mail : [email protected]: www.thata.ch2 « Issu du latin dies (« jour »), comme l’italien dieta, lemot diète s’utilise depuis 1500 pour des assembléesfédérales, mais aussi pour celles de certains cantons ouligues. Il s’explique par le fait que la réunion est fixéepour tel jour ; on retrouve cette idée dans les termes alle-mands de Tagsatzung (littéralement « fixation d’unjour »), Tagleistung ou Tag, qui apparaissent à la fin duXVe s. et s’imposent au XVIIe s. Encore employé de nosjours en Autriche, le mot Tagsatzung a aussi pu désignerdans la première moitié du XIXe s. un Parlement canto-nal (Kantons-Tagsatzung) ». Extrait de l’article « Diètefédérale » du Dictionnaire historique de la Suisse,www.lexhist.ch/externe/protect/francais.html.

L’actualité de l’histoire 131

on les torturait, on leur brûlait un «stigma»sur le corps et on les chassait hors de Suisse.Seuls ceux qui étaient repris une seconde foisétaient tués, soit pendus, roués ou décapités,par l’autorité juridique. Cette séance de laDiète de 1574 inaugura par contre une nou-velle stratégie contre les Rom, celle de l’exter-mination. L’autorité fédérale ordonna doncque chaque canton prenne les mesures néces-saires pour éliminer ces gens. Cependant, lesdélégués de Schwytz signalèrent à leurs com-patriotes que ces «Zegyiner» se cachaient tel-lement bien dans les montagnes qu’il seraitassez difficile de les trouver.

Dans les faits, les autorités suisses laissèrentsouvent la vie sauve à ceux qui étaient assezforts pour être vendu aux galères des rois deFrance, de Savoie ou aux républiques deVenise ou de Gênes.

Le système d’identification des nomadeschassés hors de la Suisse au moyen demarques brûlées sur la peau, de coupures surles oreilles ou d’autres mutilations similairesfut aussi combiné avec des listes nominativesde nomades. Elles incluaient les femmes etles enfants.

Certains fonctionnaires, comme ceux deBâle, dessinaient à la main une croix oud’autres symboles, comme des petits gibets,dans ces listes qui ont été parfois conservéessous forme de livres imprimés.

Pour la période plus récente, l’espoir de l’his-torien quant à une évolution positive decette politique de tolérance-zéro envers lesnomades grâce au triomphe des idées libé-rales – liberté, égalité, fraternité – pendant laRépublique helvétique, après la chute desinstitutions d’Ancien Régime à Berne, Bâle,

Lucerne, Soleure, Fribourg, etc. n’est que trèspartiellement confirmé par les sources.

La République, une et indivisible, sous lescouleurs rastafari (les couleurs du drapeaude la République helvétique étaient le jaune,le rouge et le vert), mit certes fin à la torture,ce qui constitua sans doute un grand progrèspour les Tsiganes. En outre, à condition depayer une somme dûment établie, le droitd’être citoyen suisse, dès 1798, s’étendit, aumoins en théorie, à chaque homme chrétienvivant en Suisse et de bonne réputation, cequi incluait en principe les nomades quivoulaient devenir des citoyens sédentaires.Mais la notion de réputation ne manqua pasde poser problème, de même que lessommes qu’il fallait payer pour devenirsuisse. Cela dit, il semble quand même quequelques vanniers, rémouleurs et colpor-teurs réussirent à devenir des citoyens. Alorsque d’autres se retrouvèrent contre leur gré,comme autrefois, soldats des armées fran-çaises, cette fois sous Napoléon 1er. La plusgrande partie de la population nomade pré-sente en Suisse poursuivit par conséquent savie clandestine et hors-la-loi dans les maraiset les forêts.

Au cours du XIXe siècle, la situation socialeeffective des nomades en Suisse fut peut-êtrepire que jamais. Dans les cantons régénérés,les gibets et les bourreaux avaient enfin dis-paru, mais il y avait par contre de plus enplus de policiers – la plupart des corps depolice suisses ayant été constitués au débutde ce siècle. Et au cours des crises frumen-taires des années 1817 et 1847, les vanniers,rémouleurs, colporteurs ou musiciensnomades furent évidemment les premiers àperdre leurs moyens de survie. De plus, denouvelles théories prétendument scienti-

132 Le cartable de Clio, n° 4

Dans une circulaire du 25 mai 1843, leConseil d’Etat de Neuchâtel évoquait de soncôté :

« Une bande assez considérable de ces mal-heureux vagabonds connus en Suisse sousle nom de heimatloses et qui, chassés de lieuen lieu par les polices des Cantons orien-taux, sont entrés sur notre territoire dans lanuit du 30 avril au 1er mai sous la directionde la Gendarmerie bernoise. C’est pour lapremière fois, fidèles et chers Confédérés,que les yeux de notre population et lesnôtres étaient frappés du pénible spectacleque nous a offert la vue de ces infortunés. » 5

Le secrétaire de la direction de la Police cen-trale de Neuchâtel, un certain A. Favre,ajouta à cette circulaire du 25 mai le proto-cole de son interrogatoire du 27 juin 1843. Ilconcernait quelques membres de ce groupede vanniers qui avait été chassé par lespolices de plusieurs cantons. Le vannierJacob Reichenbach y raconte la vie quoti-dienne de sa famille pendant un mois :

« Jacob Reichenbach […] a été amené à ladirection le 13 courant, de la Borcarderie,ainsi que sa femme et ses six enfants, par lessoins de particuliers bienveillants qui ontfourni un char pour les transporter à Neu-châtel.D(emande). Où il a été depuis le 8 mai

dernier […] ?R(éponse). Que déjà ce même jour il a été

arrêté par des gendarmes vaudois et fri-bourgeois ; ainsi que la famille Waible, etqu’on les a fait coucher à Coudrefin.

D. Ce qu’il est devenu le lendemain ?R. Que les gendarmes l’ont conduit en

bateau sur le territoire bernois à traversla Broie ; qu’il est allé sur le grand

fiques virent le jour qui proposaient d’enfinir avec ce genre d’hommes. Suivant lespratiques de l’Absolutisme en France et enAutriche, mais en combinaison avec cer-taines idées pédagogiques, on séparait aussiles enfants des nomades qui étaient capturésde leurs familles, pour les transformer, sousdes noms d’emprunt, en des individusconformes aux valeurs sédentaires. En 1825,à Lucerne, suite à un procès concernant lamort (restée obscure) d’un politicien anti-clérical, toute une grande famille nomade futmise en prison. Clara Wendel, la plus connuede la famille, confessa chaque crime dont elleétait accusée par les procureurs. Elle finit sesjours dans la clinique psychiatrique lucer-noise de St. Urban. Les enfants de ce groupefurent alors placés séparément dans de« bonnes familles » sous l’égide de la Sociétésuisse d’utilité publique. Quelques-uns deces « Gaunerkinder » 3, comme on les appe-lait à Lucerne, furent placés en Romandie.On retrouve par exemple l’un d’entre euxdans un pensionnat d’Estavayer-le-Lac sousson nouveau nom de Sébastien Freund.Dans des lettres conservées aujourd’hui auxArchives d’Etat de Lucerne, ces enfantsdéploraient la séparation de leurs familles etcherchaient à retrouver leurs parents, frèreset sœurs.

Sébastien Freund, enlevé de sa famille à l’âgede 4 ans, écrivit ainsi aux autorités lucer-noises, le 7 février 1842, alors qu’il avait juste20 ans : « Je vous prie de me bien expliquercomment mon père et ma mère sont morts s’ilssont morts ou s’ils existent encore, où ils sont,ce qu’ils font », en ajoutant que ces questions« me tourmentent sans cesse ». 4

3 « Enfants fourbes ».4 Archive de l’Etat Lucerne, AKT 24/58 C.3 5 Archive de l’Etat Lucerne, AKT 24/58 B.2

L’actualité de l’histoire 133

marais, ayant de l’eau jusqu’à la cein-ture ; qu’il a dû faire six voyages succes-sifs d’une demi lieue pour porter sur sondos chaque de ses enfants à travers leseaux qui recouvraient le marais.

D. Où ils ont couché cette seconde nuit ?R. Sur le marais ; qu’étant tout mouillés,

qu’ils ont fait du feu pour se sécher, maisque déjà le même soir un gendarme ber-nois est revenu à quatre heures du matinpour leur donner l’ordre de partir, nepouvant les conduire lui-même, vu laquantité d’eau qu’il avait sur les marais ;qu’alors ils se sont dirigés du côté deChiètres, et qu’ils ont couché dans legrand marais sur le territoire fribour-geois.

D. Ce qui leur est survenu le quatrièmejour ?

R. Que les deux gendarmes de Chiètres sontarrivés de grand matin et les ont refouléssur le marais bernois ; qu’ils y sont restésjusqu’à la nuit, n’ayant rien à manger ;et qu’ils ont profité de l’obscurité pour sediriger du côté de Laupen, où ils ont cou-ché dans une forêt.

D. Ce qu’il se rappelle du cinquième jour ?R. Que comme il faisait mauvais temps,

que son enfant était malade, et que lui-même était indisposé, il est resté deuxjours à la même place ; que là Waible etsa famille l’ont quitté pour aller plusloin.

D. Ce qu’il est devenu le huitième jour ?R. Qu’un gendarme fribourgeois l’a arrêté

et reconduit sur la frontière bernoise ducôté de Chiètres ; qu’il s’est rendu àChiètres, pour y consulter un médecinau sujet de son enfant ; et que comme ilrevenait, le gendarme l’a de nouveauarrêté et reconduit avec sa famille sur lesmarais bernois ; qu’ils y sont couchés

jusqu’ à près de minuit ; et qu’ensuite ilsse sont dirigés du côté d’une forêt nonloin d’Anet.

D. Ce qu’il a fait ce neuvième jour(17 mai) ?

R. Qu’il a pu rester tranquille pendant plu-sieurs jours dans les forêts.

D. De quoi il vivait pendant ce temps ?R. Du produit de quelques paniers qu’il fai-

sait et que sa femme allait vendre dansles villages, tout en demandant despommes de terre et du lait des paysans.

D. Où il a été dès lors ?R. Que les gendarmes bernois l’ont

conduit de Cerlier à travers le lac ; aprèshuit heures du soir, sur le territoireneuchâtelois aux environs du Lande-ron ; qu’il a couché au bord du lac. Cedevait être le 1er juin, vu que le gen-darme Marindaz les a arrêté le 2 et avoulu les conduire au pont de Thielle,où ils ont été refusés par le M. Stouky, cequi a engagé Marindaz à leur faire pas-ser la frontière du côté de la Neuveville.Ils ont logé à l’hôpital de cette dernièreville, la nuit du 2 au 3 juin, et ont étéconduits le lendemain matin sur cepays à travers la montagne. Le gen-darme de Lignières les a arrêtés le soirdu même jour et les a reconduits le len-demain 4 courant, du côté de Prêles. Lemême jour ils ont déjà été arrêtés par legendarme de Nods, et ont été refouléssur ce pays à une certaine distance duvillage de Lignières. Le soir ils sontretournés d’eux-mêmes dans le cantonde Berne et se sont dirigés du côté duVal-de-St-Imier, où ils ont été arrêtédeux fois par la gendarmerie bernoiseque les a reconduits sur les frontières dece pays. Enfin ils sont venus à traversles Montagnes du Val-de-Ruz jusqu’à la

134 Le cartable de Clio, n° 4

Borcarderie, d’où on les a amenés le 13courant à la Direction. » 6

Au cours de cette même année 1843, lesConfédérés eurent à débattre d’un nouveauconcordat concernant les « heimatloses » (unterme bien connu en allemand après le livred’Hector Malot 7). Ils eurent à choisir entreun principe de tolérance (mettant fin à lachasse policière), l’inclusion d’une partie aumoins de cette population en tant quecitoyens, la déportation de tous ces genspour aider la France à coloniser l’Algérie ouencore leur utilisation pour cultiver lesmarais entre les lacs de Neuchâtel, Bienne etMorat.

L’instauration d’un régime radical-libéralmoderne en Suisse, seul pays d’Europe quimodifia ses institutions à la suite des révolu-tions de 1848, eut d’emblée des consé-quences pour les « heimatloses » avec la loifédérale de décembre 1850. Elle obligeait lescantons et les communes à accepter lesnomades suisses comme des citoyens, saufceux qui seraient considérés comme desétrangers après une enquête du procureurfédéral. Ceux-là, on les refoulerait hors deSuisse, quitte à briser des liens familiaux, quin’étaient de toute façon même pas régulari-sés par le mariage, puisque les « heimat-loses », les sans-papiers de l’époque,n’avaient pas de droits, pas même celui de semarier. Par une procédure minutieuse,recourant aux premières photographiespolicières et à de longs interrogatoires, leprocureur fédéral analysait minutieusementles liens éventuels des nomades avec des can-

tons ou des communes spécifiques. Le caséchéant, les cantons ou les communes solli-cités n’acceptaient de nouveaux concitoyensqu’à contre-cœur, faisant preuve d’une résis-tance juridique de longue durée, en recou-rant au Tribunal fédéral et en essayant, sou-vent avec succès, de forcer les indésirables àl’émigration vers l’Amérique. Des membresdes familles nomades suisses ont ainsi dûattendre d’être acceptés comme citoyenssuisses jusqu’en 1916, plus de soixante ansaprès la loi de 1850.

La Constitution fédérale et son libéralisme,avec l’introduction en 1848 du droit de tran-sit et de libre circulation sur tout le territoiresuisse pour les Tsiganes, s’est heurtée auxtraditions et à la résistance des corps depolices cantonaux. Les cantons parvinrentainsi, en 1888, à mettre fin à cette période derelative tolérance et à faire fermer les fron-tières pour les Rom, Sinti, Manouches etYéniches étrangers. En 1906, une loi suissefut même adoptée pour interdire le trans-port de Tsiganes par voie ferroviaire ou pardes bateaux à vapeur.

En 1913, la procédure standard à l’encontredes Rom, Sinti, Manouches ou Yénichesétrangers qui étaient entrés clandestinementen Suisse était la suivante : on séparait lesfamilles, moment particulièrement trauma-tisant, en isolant les hommes dans le péni-tencier de Witzwil – où l’on colonisait desmarais. Les femmes et les enfants étaient pla-cés dans des homes de charité, par exemplede l’Armée du salut à Genève.

Comme les autorités le reconnaissaientouvertement, ces mesures avaient été prisespour mieux dissuader et mieux identifierles Tsiganes. La police fédérale et les polices

6 Archive de l’Etat Lucerne, AKT 24/58 B.27 Son livre Sans famille a été publié en allemand sous letitre Heimatlos.

L’actualité de l’histoire 135

cantonales tenaient un registre de Tsiganesavec photographies, empreintes digitales,en coopération avec le registre de Tsiganesde la police de Munich et, dès 1923, avecInterpol.8

Pendant les douze années du régime nazi enAllemagne, qui allait pratiquer l’extermina-tion de tous les Tsiganes d’Europe que lesbourreaux purent capturer, ce qui fit undemi-million de morts parmi ce groupe devictimes du régime hitlérien, la Suisse amaintenu cette fermeture des frontières,ainsi que sa coopération avec Interpol,transféré en 1940 de Vienne à Berlin et pre-sidé par Heydrich, élu avec les voix des délé-gués suisses 9. Ainsi, aucun Tsigane cher-chant à échapper à l’extermination n’a étéaccepté comme réfugié en Suisse. Il n’y eutque de très rares exceptions, comme cestrois familles sinti arrivées plus tôt, dans lesannées 1920, de l’Italie et de la France, queles autorités suisses ne parvinrent pas àrefouler dans ces pays, puisqu’ils étaient toutde suite aussi radicalement renvoyés enSuisse, ce qui donna même lieu à de véri-tables batailles entre la milice fasciste ita-lienne et la police suisse 10. Le cas tragiquedu jeune Sinto allemand Anton Reinhardt,qui cherchait à se sauver en Suisse en traver-sant le Rhin à la nage en août 1944, est

8 Laurent Greilsamer, Interpol. Policiers sans frontières,Paris, Fayard, 1997, surtout le chapitre « La chasse auxtziganes », pp. 12ff. ; Thomas Huonker et Regula Ludi,Roma, Sinti und Jenische. Schweizerische Zigeunerpolitikzur Zeit des Nationalsozialismus, Zürich, Chronos Ver-lag, 2001, pp. 41-50. Cet ouvrage qui n’a malheureuse-ment pas été traduit en français constitue le volume 23des rapports de la Commission Indépendante d’ExpertsSuisse-Deuxième Guerre mondiale. Voir le sitewww.uek.ch/de/publikationen1997-2000/romasint.pdf.9 Ibid., pp. 48ss.10 Ibid., pp. 72-791.

typique. Evadé de l’hôpital de Waldshut, oùla Gestapo et les médecins préparaient sastérilisation forcée, il parla ouvertement auxautorités suisses de sa peur d’être déporté àAuschwitz. A cette date (août-septembre1944), on connaissait bien sûr clairement ledestin des déportés. Mais les autoritéssuisses le firent quand même refouler enAlsace, alors encore occupée par les Alle-mands. La police allemande arrêta Rein-hardt et le mit dans le camp de concentra-tion de Natzweiler-Struthof. Il parvint às’enfuir une nouvelle fois, mais un groupede SS l’arrêta, alors qu’il avait dix-sept ans,et le fusilla quelques jours avant la fin de laguerre 11.

La fermeture des frontières suisses pour tousles Tsiganes, et tous ceux que les douaniersou la polices identifiaient comme tels, s’estpoursuivie jusqu’à 1972. Les protestationsde quelques diplomates ou journalistesétrangers, informés par des Rom de cette dis-crimination, n’ont pas ébranlé cette traditionsuisse de très longue durée.

De la même manière, les méfaits de« l’Œuvre d’aide aux enfants de la grand-route » se sont prolongés à l’encontre desYéniches jusqu’en 1973, moment des inter-ventions de Sergius Golowin et HansCaprez. Cette « Œuvre d’aide », organiséedans le cadre de Pro Juventute, aura enlevé,de 1926 à 1973, au moins 619 enfants, retirésà leurs familles pour être placés dans desfamilles sédentaires, dans des homes et desinstitutions comme Bellechasse, à Fribourg,où les jeunes Tsiganes étaient forcés de cul-tiver les marais de la région. Cette opérationfut planifiée de façon précise, avec des

11 Ibid., pp. 81-84.

136 Le cartable de Clio, n° 4

généalogies et des listes complètes desfamilles yéniches présentes dans le pays 12.

Lorsqu’on étudie rétrospectivement cetteopération de destruction systématique desfamilles yéniches en Suisse, le comble ducynisme est sans doute atteint par le fait quele fondateur de « l’Œuvre d’aide aux enfantsde la grand-route », qu’il a dirigée de 1926 à1958, un certain Alfred Siegfried qui futtuteur de centaines d’enfants yéniches,n’était pas n’importe qui. En effet, deux ansauparavant, en 1924, il avait été licencié duservice scolaire du lycée de Bâle pour caused’abus sexuel commis contre des élèves13.Son successeur à la tête de « l’Œuvre», le psy-chologue Peter Döbeli, allait être lui aussicondamné, en 1959, pour les mêmes raisons,mais il devra quitter son poste 14.

Enfants enlevés de force à leurs familles afinde leur retirer tout contact avec leur cultured’origine, femmes stérilisées à leur insu,telles sont les réalités de la politique suisse àl’égard des Tsiganes qui ont mené, en 1986,le président de la Confédération AlphonsEgli à présenter des excuses officielles et à

engager une – modeste – procédure d’in-demnisation.

Après cette action dévastatrice, masquée jus-qu’en 1973 sous les traits pernicieux d’uneorganisation caritative, les Yéniches, Sinti etRoma de Suisse sont enfin parvenus à sedoter d’organisations légales. La première dece genre, la « Radgenossenschaft der Land-strasse », a été fondée en 1975 et publiedepuis lors son journal, « Scharotl » – ce quisignifie « roulotte » en langue yéniche. Ennovembre 2003, la « Radgenossenschaft » amis sur pied un centre de documentation dela culture yéniche à Zurich 15. En 1997-1998,les Rom vivant en Suisse ont égalementfondé leur propre organisation. Quant à lareconnaissance de ces groupes commeminorités, la disponibilité des ressources etsubventions, leur intégration dans la viepolitique, leur scolarisation, etc., il nous fautbien constater qu’ils restent toujours margi-nalisés et qu’ils vivent souvent dans dessituations de discrimination directe ou indi-recte. Cependant, il faut espérer que lesYéniches, Manouches et autre groupes tsi-ganes, en particulier les millions de Romaqui se trouvent dans l’Europe de l’Est, sontsur la voie d’une meilleure reconnaissance etdu respect de leurs droits en tant que per-sonnes humaines.

12 Sylvia Thodé-Studer, Les Tsiganes suisses, la marchevers la reconnaissance, Lausanne, Réalités sociales, 1987 ;Marielle Mehr, Age de pierre, Paris, Aubier-Montagne,1987 ; Thomas Huonker, Fahrendes Volk – verfolgt undverfermt. Jenische Lebensläufe, Zurich, Limmat Verlag,1987. Cet ouvrage contient dix interviews de Yénichesplacés hors de leur famille par l’« Œuvre d’aide » ; Lau-rence Jourdan, « Chasse aux Tsiganes en Suisse », LeMonde Diplomatique, octobre 1999, p. 8 ; Walter Leim-gruber, Thomas Meier et Roger Sablonnier, L’Œuvre desenfants de la grand-route, Berne, Archives fédérales,2000 ; Bernadette Kaufmann, Enfants dans la tourmente.Résumé de l’étude historique « L’Œuvre des Enfants de lagrand-route », édité sur mandat de l’Office fédéral de laculture, Lausanne, Editions EESP, 2003.13 Thomas Huonker et Regula Ludi, Schweizerische…,op. cit., p. 43.14 Thomas Huonker, Fahrendes Volk…, op. cit., p. 244. 15 Voir le site www.radgenossenschaft.ch.

137Le cartable de Clio, n° 4 – L’Etat social, pourquoi cette absence ? – 137-142

Etat social, Etat-providence, Welfare State…Pourquoi en a-t-on parlé et en parle-t-on sipeu dans les ouvrages d’histoire destinés augrand public, dans notre enseignementsecondaire et même à l’Université ? Pourquoi– alors que la littérature sur le sujet est abon-dante, notamment en anglais et en allemand?

Ce que nous appelons «Etat social» renvoie àquatre types d’interventions publiques distin-guées par Franz-Xavier Kaufmann dans TheWelfare State and its Aftermath (Londres,1985) : celles qui garantissent et protègent lesdroits sociaux; celles qui influencent le niveaude revenu ; celles qui visent à améliorer lesconditions matérielles et sociales de l’envi-ronnement au sens large ; celles qui tendent àaccroître ou à consolider les compétences etqualifications des personnes. Mais la notiond’Etat social (Welfare State) implique davan-tage que cette politique de bien-être (Welfarepolicy). Comment en rendre compte?

1. PREMIÈRE DIFFICULTÉ :LA CHOSE ET LES MOTS

Etat-providence? – Chargée depuis 1945 d’uncontenu positif, par les Suédois notamment,l’expression est inventée au XIXe siècle parles libéraux français (Emile Ollivier, députéau Corps législatif, 1864) pour dénoncer…la Révolution de 1789, qui, en cassant lescorporations et les institutions de secours

L’ÉTAT SOCIAL, POURQUOI CETTE ABSENCE?

KAREL BOSCO, COLLÈGE ET UNIVERSITÉ DE GENÈVE

mutuels propres à l’Ancien Régime, avait faitde l’Etat l’unique recours des malheureux. Laprovidence divine de jadis a laissé la place àcelle de l’Etat ! Au départ, la notion est doncdépréciative. Elle l’est redevenue aujourd’huidans l’esprit de ceux qui entendent dénoncerpar ce terme un Etat qui accorderait trop dedroits sociaux.

Etat social ? – En français, le terme peut prê-ter à confusion, car, hors contexte, on ne saits’il est descriptif ou normatif. En allemand(Sozialstaat), il désigne – avec Bismarck –l’Etat qui s’occupe du sort des ouvriers etqui, en contrepartie, attend d’eux uneloyauté à toute épreuve. A l’origine, aucuneréférence à la démocratie, ce qui rend le motpeu compatible avec nos conceptionsactuelles, même si le sens et la portée decelui-ci ont bien évidemment évolué depuisla fin du XIXe siècle.

Etat protecteur ? – Terme neutre, trop neutre :l’Etat n’est-il pas, par définition, le protec-teur des personnes et des biens sur le terri-toire qu’il administre ? Rien n’indique quecet Etat-là soit aussi incitateur, organisateur,garant d’une certaine équité.

Welfare State? – L’anglais, une fois encore? est-ce bien nécessaire? Il est vrai que l’expressionest riche de substance historique et politique,sinon morale – plus riche objectivement

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qu’Etat social. Elle évoque deux exigences,deux moments et deux réalités institution-nelles.

– Le bien-être, qu’il s’agit d’assurer en prio-rité aux ouvriers – ceux du charbon et dufer, du coton et de la pierre –, aux dému-nis et aux laissés-pour-compte (du der-nier tiers du XIXe siècle à la période del’entre-deux-guerres), puis, dans unsecond temps, à l’ensemble des citoyens(après 1945), auxquels le Welfare State sefait une obligation de fournir assistance etprotection. D’où centralisation, planifica-tion, prospective et prélèvements visant àgarantir à chacun un revenu minimal etdes services sociaux de qualité, et àréduire l’insécurité en permettant auxpersonnes, familles ou corps de métier defaire face à des circonstances imprévues.

– La paix civile, fruit d’une lutte incessantepour la justice sociale, la consolidation duservice public soustrait à la logiqueconcurrentielle et la généralisation du dia-logue démocratique jusque dans l’entre-prise. Le terme de « Welfare State » estforgé en Angleterre à l’heure des bombar-dements hitlériens par analogie et paropposition à «Warfare State», l’Etat entiè-rement organisé à des fins militaires. Bien-être, mieux-être, être-ensemble : la valori-sation du social et du civique au détrimentde l’économie de pur rapport, maintenuedans une position subordonnée.

Plus qu’une politique, plus qu’un régime, leWelfare State est le levier d’une civilisationsolidaire.

Ainsi, lorsqu’il est question de sécuritésociale, de plein-emploi, de droits syndicaux,

d’école démocratique, de régulations ou departenariat social, on pointe un ensembled’avancées qui forment un tout cohérent etorganisé, et non une série d’acquis ajoutés etajustés les uns aux autres.

Comment bien parler de ce que l’on peine àdéfinir ? En ce domaine, le souci des mots etle choix des concepts sont loin d’être évi-dents, et loin d’être innocents.

2. DEUXIÈME DIFFICULTÉ :L’HISTOIRE ET SES ACTEURS

Quels sont les fondements de l’Etat social ?Comment s’est-il développé et structuré? –L’approche dite fonctionnelle du phénomèneparaît s’imposer ici, selon laquelle la sociétéindustrielle implique de manière impérieuseune intervention toujours plus marquée del’Etat, condition même de sa dynamique – etde sa cohésion, l’Etat apaisant les tensionssociales nées de la mécanisation du travail etassurant l’intégration des classes potentielle-ment dangereuses. Cette approche insisteégalement sur la logique de l’économie libé-rale, où l’Etat, par-delà son rôle de gendarme,devient peu à peu un agent d’accumulationet une instance de légitimation au service ducapital. Dans une optique moins réductrice,l’Etat social est présenté comme l’étapeultime de la démocratisation de la sociétémoderne : droits civils au XVIIIe siècle, droitspolitiques au XIXe siècle, droits sociaux auXXe siècle – une manière de parachever l’Etatde droit.

Démarches argumentées et éclairantes, donton souligne toutefois le trop haut niveau degénéralité, dont on relève aussi la téléologiesournoise laissant supposer que l’histoire est

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comme ordonnée à une finalité, ou que lesévénements historiques s’enchaînent les unsaux autres comme soumis à une logiqueinterne. Leur défaut majeur, c’est qu’ellessemblent minimiser le rôle des acteurs sociaux,qui par leur mobilisation, leur ténacité, leurcourage et leur imagination, ont contribué àla construction progressive de l’Etat social.C’est là qu’intervient, en lieu et place d’unelogique anonyme, l’histoire sociale et poli-tique, voire l’épopée – une épopée aux anti-podes du spectaculaire, une épopée des pro-fondeurs, inscrite dans une longue durée à laBraudel. Si l’Etat social a une histoire, ellen’est pas hors-sol, elle est incarnée – elle estun vécu commun, une praxis collective.

Bismarck aurait-il mené sa politique socialenovatrice (1883-1889) s’il n’y avait pas eu,dans le nouvel empire allemand, la montéeen puissance d’une classe ouvrière organiséeen syndicats et en parti ?

Les sociaux-démocrates suédois seraient-ilsparvenus au pouvoir en 1932, et s’y seraient-ils maintenus quarante années durant, s’ilsn’avaient pu compter sur l’appui d’un syndi-cat regroupant alors près de 90 % de la classesalariée ? sur l’appui d’un réseau de coopéra-tives comptant plusieurs centaines de mil-liers de membres ? sur l’appui de la majeurepartie des paysans ?

Vienne la crépusculaire (tant admirée) serait-elle devenue, au lendemain de la GrandeGuerre, la cité pionnière (trop oubliée) enmatière d’urbanisme, de logement populaire,de politique sanitaire, de pédagogie active, deloisirs et d’équipements sportifs – sans lapression constante du mouvement ouvrierlocal? Un modèle de municipalité-providenceen Europe, anéanti au canon en 1934 par un

pouvoir autrichien à la botte de Mussolini…Le New Deal de Roosevelt aurait-il pu bous-culer le Big Business et légiférer avec audacedans le domaine social sans la mobilisationparticulièrement combative du Big Labor,entre 1934 et 1938 ?

Les travaillistes britanniques auraient-ils étéen mesure, en 1945, de faire du secteur publicle moteur de l’action économique de l’Etat,d’établir un système complet d’assurancessociales (maternité comprise) et d’organiserl’accès libre et gratuit à tous les soins médi-caux – sans la détermination des ouvriers,longtemps humiliés et brimés, alliés auxclasses moyennes?

Injustices corrigées et moments inoubliables,avancées historiques et législations libéra-trices… L’Etat social assure au peupleouvrier, et aux milieux qui se sont reconnusdans sa lutte et l’ont soutenu, un droit à l’his-toire, qui lui a été durablement refusé. Et cettehistoire, significative pour chacun d’entrenous, elle se raconte, parce qu’elle est unecréation – fragile – de sujets conscients et réso-lus, hommes et femmes, et non le produitd’une logique sans visage ou de circonstancesexceptionnellement propices.

3. TROISIÈME DIFFICULTÉ :LA CRITIQUE ET LE SOUPÇON

Participant pleinement de l’histoire occiden-tale, de la modernité technicienne, de lasociété industrielle et de l’économie de mar-ché, l’Etat social a été assimilé à celles-ci demanière sommaire et abusive.

Les critiques formulées dès les années 60contre la rationalisation unidimensionnelle

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(Marcuse) ou assujettissante (Foucault),contre la société du spectacle (Debord) ou lejeu social du simulacre (Baudrillard), l’em-prise dénoncée des « appareils idéologiquesd’Etat» (Althusser) ou des experts dédaigneuxde l’opinion populaire (Illich): toutes ces ana-lyses, charges et déconstructions – dont on segardera de gommer les spécificités – ontcontribué indirectement à discréditer l’Etatsocial, perçu et décrit comme une machinefroide et aliénante, épiphénomène dérisoire etalibi trompeur d’une société répressive.

Cette voie critique avait été ouverte dès laseconde Guerre mondiale par l’Ecole deFrancfort, essentiellement par Adorno etHorkheimer, dont les réflexions ont consti-tué la matrice, reconnue ou non, de toute lavulgate du soupçon cultivée en Occidentencore aujourd’hui. Soupçon débouchantsur la mise en accusation véhémente de lavision du monde et de l’homme qui fonde laphilosophie et la politique de l’Etat social, enamont de sa référence habituelle au socia-lisme démocratique : les Lumières.

Tout part d’une question brûlante : pourquoil’humanité a-t-elle sombré dans une nouvelleforme de barbarie au XXe siècle – le régimenazi, la guerre totale, la Shoah? Une généalo-gie de l’horreur est indispensable, et elleremonte paradoxalement, selon Adorno etHorkheimer, au XVIIIe siècle, dont le projetémancipateur s’est radicalement altéré. Laraison scientifique, alors conçue pour mettrela nature au service de l’homme, s’est muéeen rationalisation intégrale du réel ; elle n’estplus que calcul, et tend à objectiver l’êtremême, déshumanisé. La volonté systéma-tique de totalisation dont elle est porteuse aengendré le capitalisme en Occident et lesmonstres politiques de notre temps. Les

Lumières, nées pour confondre les mythes etles peurs ancestrales de l’homme, se sontquant à elles renversées en un mythe nou-veau, et ont révélé leur côté obscur et leurtendance profonde à exercer une contraintesociale. L’essor de l’« industrie culturelle »dans le monde contemporain, notammentaux Etats-Unis, n’a fait que confirmer leurnature idéologique : la culture n’est plusqu’une manipulation à vocation anesthé-siante. Les masses sont ainsi confinées à lapassivité au sein d’un univers clos dont ellessont captives, le lieu aliénant du travail étantrelayé par les lieux factices du loisir.

Les tragédies du XXe siècle ont littéralementdéchiré l’histoire, et mis à mal la notionnaïve de progrès qui sous-tendait celle-cidepuis les Lumières. Cette crise grave, l’Ecolede Francfort entend la penser sans renoncercependant à l’ambition rationnelle ni à l’idéede progrès. La première n’a pas tout perdu desa capacité d’affranchissement, et la secondeest riche de promesses en termes d’utopie.Les dégradations qu’elles ont subies l’une etl’autre ne sont pas inéluctables, car il n’estpas d’histoire sans sujet humain, et pas desujet humain qui soit abruti sans retour.

C’est dans cette perspective qu’Habermas,présenté comme l’héritier de l’Ecole de Franc-fort, a construit sa réflexion et son œuvre. Etce n’est pas un hasard s’il est l’un des raresphilosophes contemporains à s’intéresser àl’Etat-providence, et à s’inquiéter de sonessoufflement, prélude à son démantèlement.

Il n’en demeure pas moins que, de 1960 auxannées 80, c’est le soupçon qui est prépondé-rant dans le domaine de la pensée. Banaliséesà l’extrême, ces analyses critiques se déclinentalors en autant de discours obligés passant

L’actualité de l’histoire 141

sous silence la geste collective qui est à l’ori-gine de l’Etat social. Ainsi tous ceux-là quidénoncent la colonisation du monde réel parla marchandise manquent la constante pres-sion populaire qui, via des lois et des institu-tions nouvelles, tend précisément à ouvrir età élargir dans la société des espaces «démar-chandisés » (Gosta Esping-Andersen). Et ilsmanquent rétrospectivement l’offensivesourde menée dès les années 50, en Angle-terre et aux Etats-Unis, contre le principemême du Welfare State – par les libéraux telsque Friedrich von Hayek ou Milton Fried-man. Offensive qui aboutira, après 1980, àune guerre déclarée avec Margaret Thatcheret Ronald Reagan, pionniers d’une mise enpièces de l’Etat social, qui semble – n’est-cepas? – aussi logique à l’heure présente que samise en chantier l’avait été naguère…

Pressés, les chantres du soupçon n’ont pasfait clairement le départ entre des notions oudes problématiques proches et pourtant dis-semblables. Par exemple :

– Le pouvoir et l’Etat : le premier, qui figureun ensemble de relations partout pré-sentes mais peu visibles, constitutives dulangage et productrices du lien social,intégrant les corps et les gestes des indivi-dus ; le second, qui implique un face-à-face, une tension ou un dialogue entregouvernés et gouvernants, une distanceeffective et une dialectique féconde entrecitoyens et dirigeants élus.

– L’Etat dans le sens statique défini par MaxWeber, soit l’instance qui dispose dumonopole de la violence et garantit l’ordrepublic, et l’Etat dans le sens dynamiquedérivé des théories social-démocrate oukeynésienne, qui joue un rôle décisif en

matière d’investissements, de fiscalité et deprotection sociale, aiguillonné par lamobilisation populaire.

– L’espace totalitaire fermé en acte, oppres-sif par nature, qui anéantit les libertés, etl’espace démocratique ouvert en puis-sance, contraignant par nécessité, quiélargit à terme les droits civils et sociaux.

– La bureaucratie gestionnaire, qui assure lefonctionnement et la pérennité de l’Etat,et les institutions de service public, quis’efforcent d’organiser la solidarité àl’échelle de la société.

De plus, il convient de relever que, dans lemonde francophone, l’Etat social n’a pascompté de théoriciens comparables au Sué-dois Gunnar Myrdal ou à l’Anglais RichardTitmuss. La République moderne, de PierreMendès France (1962), esquisse d’un « Wel-fare State » hexagonal, a été critiquée autantpar la gauche que par la droite, et son auteurn’a jamais été en mesure de conduire unepolitique à la hauteur de son projet. Lesavancées sociales en France, entre 1962et 1981, ont été bien davantage le fait desorganisations syndicales que des formationspolitiques de gauche, longtemps divisées, etparalysées par le gaullisme. Autre histoire,autre profil – autre récit. Sur un plan diffé-rent, la confusion entretenue à dessein entrel’Etat social en construction et le lourd Etatjacobin – sans cesse décrié –, ne contribuepas à la clarification des idées, ni des débats.

En conclusion, il apparaît que les critiquessans nuances ni limites ne nous ont donnéaucun outil solide pour comprendre et fairecomprendre la valeur de l’Etat social, les

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difficultés propres à son édification, lesconjonctures économiques et politiquesfavorables ou non à son extension, ses fragi-lités structurelles, ses blocages et ses inerties,son rôle dans le champ culturel, les liens qu’ila permis de nouer ou de sauvegarder entreles générations, la crise dans laquelle il s’en-fonce du fait de l’actuelle mondialisation, leprix exorbitant que coûte son érosion enaccidents de toutes sortes, en peurs et ennévroses, en oisiveté forcée et en détressesociale, en délinquance et en violences, enpaupérisation et en discriminations. Unemémoire et une histoire concrètes et com-plexes ont été évacuées ; or sans la connais-sance de ce passé si récent et si présentencore, comment réussirons-nous, nous etnos enfants, à nous projeter dans l’avenir ?

Un vocabulaire problématique, une histoireréduite à un processus sans sujets, un prêt-à-penser suspicieux dépourvu de pertinence –l’Etat social méritait mieux. Il est grandtemps de corriger le temps perdu.

b i b l i oORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

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Sociétés – Revue européenne d’histoire sociale, n° 6,Paris, avril 2003.

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ouvrière en Angleterre (1963), Paris, Gallimard,1988. – Ce classique, même s’il concerne lapériode 1780-1850, est essentiel pour comprendrela notion de classe sociale, ici la classe ouvrière,définie par ceux qui la composent et la structu-rent à travers leurs expériences et leurs luttes, etnon, de l’extérieur, comme une construction théo-rique ou une réalité soi-disant objective.

• Jean-Paul Sartre, Critique de la Raison dialectiqueprécédé de Questions de méthode, tome I (1960),Paris, Gallimard, 1985. – Texte dense et ardu d’unphilosophe qui n’a jamais manifesté le moindreintérêt pour l’Etat social, mais qui a forgé desconcepts propres à en éclairer l’histoire : collectif,série, groupe, praxis.

Les usages publics de l’histoire

Le cartable de Clio

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1. DIFFICULTÉ ET NÉCESSITÉ DE L’ÉDUCATION « APRÈS ETCONTRE AUSCHWITZ »

« L’exigence que Auschwitz ne sera jamais pluss’adresse en tout premier lieu à l’éducation ».C’est ainsi qu’Adorno a formulé, dans uneconférence radiophonique de 1966 devenuecélèbre, son postulat pour « éduquer aprèsAuschwitz ». Mais comment traduire ce pos-tulat en programme de formation ? Adornoest pessimiste quant à « l’efficacité d’un appelaux valeurs éternelles », et n’estime pas utiled’offrir des « explications [Aufklärung] ausujet des qualités des minorités persécutées ».C’est vers les persécuteurs, et non pas vers lesvictimes, qu’il convient de porter le regard,en identifiant les mécanismes économiques,psychologiques, sociaux et politiques quirendent ces crimes possibles, pour tenter decomprendre comment la capacité de résis-tance à l’injustice peut être autant étouffée.

Adorno estime qu’il faut éduquer contre lesmécanismes qui dépossèdent les acteurs deleur conscience et de la solidarité enversAutrui : non seulement les bourreaux, maisaussi tous ceux qui ont assisté passivementou silencieusement aux crimes. S’opposer àune répétition d’Auschwitz oblige à éduquerà l’autonomie, à favoriser une prise deconscience des mécanismes d’oppression,objectifs et subjectifs, et à former à la capa-

cité de résister, au refus de participer à desstructures oppressives.

Quarante ans après Adorno, les appels qu’ilcritiquait se font toujours entendre. Ceciamène Bensoussan (1998) au même constat,soit que le « lamento moraliste : « Plus jamaisça ! » a totalement perdu de sa force et [que] laleçon de morale est inopérante ». Selon ce der-nier, l’enseignement de la Shoah doit êtreabordé politiquement et exige une connais-sance fine de la chronologie des événementset un vocabulaire spécifique pour analyser lefonctionnement du crime. Ce n’est que sur labase de connaissances historiques précisesque l’on peut apprendre à dire « non », àrefuser la pensée grégaire et à aller à l’en-contre du consensus.

Cependant le défi reste entier : concevoir unepédagogie qui accorde une large place auxfaits historiques et qui, simultanément,forme à l’autonomie et à l’auto-réflexion cri-tique dans le présent. Selon Brumlik (1991),cela nécessite la prise en compte de troisaspects dans ces programmes de formation :l’acquisition de la conscience d’une citoyen-neté aux principes universalistes ; la prise encompte de la diversité des destinataires dupoint de vue de l’histoire familiale et ethno-nationale et des affects et émotions qui ysont liés ; et enfin le développement du juge-ment moral et de compétences citoyennes.

LA PÉDAGOGIE DE LA MÉMOIRE FACE AUX IDENTITÉS PLURIELLES,RÉFLEXIONS À PARTIR DU PROGRAMME «CONFRONTATIONS»

MONIQUE ECKMANN, INSTITUT D’ETUDES SOCIALES HES S2, GENÈVE

Le cartable de Clio, n° 4 – La pédagogie de la mémoire face aux identités plurielles – 145-151

146 Le cartable de Clio, n° 4

2. « CONFRONTATIONS », UN EXEMPLEDE « PÉDAGOGIE DE LA MÉMOIREHISTORIQUE »

Le programme « Confrontations », déve-loppé par la section éducation de l’InstitutFritz Bauer à Francfort tente de répondreaux exigences formulées ci-dessus. Unesérie de modules pédagogiques y a été déve-loppée, traitant de l’histoire et de l’impactde l’Holocauste en prenant en compte lecaractère unique du contexte allemand,pays «de l’acte et des acteurs ». Ce pro-gramme, qui ne se veut pas une alternative àl’enseignement de l’histoire, offre des activi-tés complémentaires adaptées aussi bien àl’éducation formelle qu’à l’éducation infor-melle, et appuie sa démarche tant sur lesaspects cognitifs, que sur les aspects identi-taires et émotionnels.

Philosophie de l’approche de « Confrontations »Le programme «Confrontations» rattache laconfrontation aux thèmes de l’Holocauste etdu national-socialisme à la perspective pluslarge de l’éducation aux droits humains. Sonobjectif est « le travail de mémoire historique,c’est-à-dire une forme de travail de remémora-tion qui intègre à la fois la connaissance desfaits historiques, la mémoire des victimes et ledéveloppement de compétences d’action »(Deckert-Peaceman et Koessler 2002, p. 245).

Ainsi, trois éléments tiennent une place cen-trale dans leur approche :– porter l’attention sur la mémoire des vic-

times ;– privilégier la perspective de l’individu et

de ses possibilités d’agir ;– mettre l’accent sur l’acquisition de com-

pétences d’action.

L’apprentissage accorde ainsi une placeconstante aux trois éléments de base: acqui-sition de connaissances, changements deperspective et développement de capacitésdiscursives (Deckert-Peaceman et Koessler2002 ; Koessler 2000 ; Koessler et Mumme2002).

D’abord, on cherchera à travailler sur desdocuments d’époque : photos, lettres, circu-laires d’information, articles de journaux outémoignages filmés permettent de saisirl’histoire quotidienne durant la période dunational-socialisme et éclairent l’expériencevécue au quotidien par les groupes persécu-tés et par les divers témoins ou acteurs.

Ensuite, les modules proposent des activitésqui invitent à s’identifier à divers acteurs,favorisant ainsi l’acquisition d’une multi-perspectivité (Borries 2000). L’approche desituations quotidiennes où les personnagesimpliqués se trouvent face à des choix d’ap-parence anodine, mais néanmoins lourds deconséquences, permet de s’intéresser auxattitudes et aux émotions des acteurs del’époque et de s’interroger sur les optionsalternatives et les raisonnements de ceux-ci.Notons que le programme ne travaille quesur des situations où les victimes sont pré-sentées sous un angle qui préserve leurdignité : ni représentations dégradantes, niimages d’horreur, ne sont utilisées.

Enfin, on visera la capacité à nommer desconflits, à expliciter la diversité des expé-riences des acteurs et à favoriser uneréflexion sur les témoins et, dans unemoindre mesure, les auteurs. Ceci permet dese trouver d’une part dans le quotidien his-torique, d’autre part d’aborder le présent àpartir de la question suivante : « qu’aurais-je

Les usages publics de l’histoire 147

fait, moi, dans cette situation ? » Le rôle del’individu dans l’histoire en tant que per-sonne responsable de ses actes est un élé-ment central de la démarche et pourrainduire des changements d’attitudes dans leprésent (Koessler et Mumme 2000).

Les situations étudiées relèvent de ce qui estimaginable aujourd’hui, soit des situationsde vie quotidiennes sous le national-socia-lisme, notamment dans la période de 1933 à1938, et non pas de situations extrêmes sedéroulant dans des camps de concentration.Les responsables du programme estimentque les situations extrêmes ne relèvent plusdu domaine que le pédagogue est autorisé àaborder de cette façon. Pour Koessler (2000),il est de la responsabilité du formateur de nejamais inviter les apprenants à prendre à leurcompte une perspective qui pourrait les pla-cer dans un dilemme éthique impossible àélaborer sur le plan pédagogique.

Outils pédagogiquesDivers moyens pédagogiques visent à pro-duire, à travers des activités créatrices etréflexives, une expérience émotionnelle etcognitive (Koessler et Mumme 2000 ; Dec-kert Peaceman et Koessler 2002) :

– la rédaction régulière d’un journal de bordpar chaque participant comme lieud’auto-réflexion et de confrontation émo-tionnelle, ce qui favorise la prise deconscience de ses propres émotions, asso-ciations et réflexions. Le journal resteprivé, mais les participants peuvent rece-voir des instructions, ou il sera parfoisutilisé de façon semi-publique.

– l’écriture en perspective, qui veut que l’onse pense à la place d’une personne ou

d’un personnage et que l’on imagine sasituation et ses intérêts. Par exemple rédi-ger une lettre, une page de journal intimed’un personnage, réel ou fictif, ou le com-mentaire d’un personnage se trouvant surune photo. Les textes rédigés seront ensuitesoumis à une discussion en groupe.

– l’élaboration de définitions de travail, quiest une façon d’approcher progressive-ment un sujet. L’animateur donned’abord une définition provisoire, puis legroupe rediscute cette définition à lalumière des réactions qu’elle suscite etcompte tenu des expériences person-nelles, actuelles, des participants, ce quifournit une occasion de parler du présent.

Des portraits fictifs ont été construits sur labase de données biographiques réelles tiréesde documents historiques. Ces portraits per-mettent de décrire des faits précis de la viequotidienne et de s’imaginer les émotions etles actions de leur personnage. A l’exempledu boycott du 1er avril 1933, une photo et destextes montrent des personnes devant lemagasin d’un commerçant juif couvert d’af-fiches « N’achetez pas chez les Juifs ! ». Ondevra s’imaginer ce que ces personnes res-sentent, pensent et comment ils auraient agi(Koessler 2000). L’activité consistant à envi-sager les différentes options qui s’ouvrent àl’acteur permet ainsi de travailler sur lesdilemmes moraux potentiels.

Les rencontres avec les témoins de l’époquesont un moyen particulièrement précieuxpour favoriser l’empathie envers les resca-pés, à condition d’être avertis du cadre his-torique précis dans lequel viendra s’insérerle témoignage. Par ailleurs, vu la portéeémotionnelle de la rencontre avec des

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rapports entre groupes ethno-nationaux,sociaux, ou entre générations.

«Confrontations» vise à la fois à rendre lesprincipes théoriques pédagogiquement opé-rationnels – apprentissage du jugement moralet développement de compétences d’action –et à prendre en compte les enjeux identitaires.Refusant de procéder par simple identifica-tion avec les victimes de l’Holocauste – ce quileur paraît être une voie inadéquate pourapprendre à s’opposer au racisme contempo-rain, en particulier en Allemagne (Koessler2000) – les concepteurs tiennent une infor-mation solide et des connaissances histo-riques précises pour indispensables avantd’aborder des débats d’actualité.

Ils invitent à adopter tantôt la perspective desvictimes, tantôt celle des « bystanders » (lestémoins, spectateurs, badauds) ou celle desauteurs, sans toutefois les essentialiser (Eck-mann 2002).Adopter ces perspectives amène àfaire des analogies et des comparaisons, d’au-tant plus que les participants sont encouragésà expliciter constamment leurs réflexions etassociations. Cet exercice exige un effort émo-tionnel important de la part de ces derniers,car il est en fait bien plus effrayant de com-prendre que l’on pourrait se trouver dans laposture de l’agresseur que de s’imaginer setrouver dans celle de victime. Cette découverteest à la fois historiquement plus vraisemblable,et mentalement plus éprouvante pour le sujet,que de s’identifier aux victimes (Borries 2000).Cette gestion douloureuse de la mémoire ren-voie ainsi aux identités et appartenances dechacun, aussi bien à celles des étudiants qu’àcelles des formateurs.

Or, la question morale est étroitementimbriquée avec des enjeux identitaires. La

témoins, les animateurs estiment indispen-sable de préparer ces rencontres de façonapprofondie et d’en assurer une élaborationsérieuse.

Des dossiers thématiques, construits selonune progression thématique plutôt quechronologique, permettent de partir des pré-occupations personnelles des participantspour s’élargir peu à peu à la dimension his-torique. Six dossiers forment une trame debase pour le programme 1 : la question del’identité et le début du national-socialisme ;la question du groupe et l’histoire de laconstitution de la « NS-Volksgemeinschaft »,la communauté nationale d’un point de vuenational-socialiste, de 1933 à 1938 ; l’exclu-sion et l’euthanasie : la persécution des per-sonnes handicapées mentales, des Noirs etdes Sinti et Roms; le Ghetto, et les conditionsde vie dans le ghetto ; les déportations : ladégradation de la situation juridique desJuifs, la spoliation de leurs biens et la dépor-tation ; les marches de la mort et la libéra-tion, le difficile retour dans la société « nor-male » après les camps.

3. ÉDUQUER CONTRE AUSCHWITZ :ENJEUX IDENTITAIRES ETÉMOTIONNELS

Eduquer contre Auschwitz implique toujoursde gérer à la fois les faits historiques, maisaussi la façon dont nous vivons aujourd’huice qui s’est passé hier ; ou autrement dit, deprendre en compte combien la Shoah, en tantqu’expérience historique, marque actuelle-ment encore les émotions, les identités et les

1 Fritz Bauer Institut, Grüneburgplatz 1, 60323 Frank-furt am Main: www.fritz-bauer-institut.de

Les usages publics de l’histoire 149

dimension morale soulève la question de laculpabilité, de la distance et de la proximitéavec les auteurs et les victimes, ce qui amènepromptement à questionner ses propres ori-gines et son histoire familiale pour cettepériode. Ces interrogations suscitent desémotions de honte, de fierté ou d’inquiétudeavec l’effet qu’on imagine sur l’estime de soien tant qu’appartenant à des groupes natio-naux ou ethniques, ce qui incite les membresdes diverses « communautés de mémoire »(Margalit 2000) à se trouver un passé et unemémoire qui permettent de valoriser l’iden-tité du groupe (Welzer 2001). Cette questionse module évidemment de façon distinctedans chaque contexte national, et revêt uncaractère particulièrement pointu en Alle-magne. Pourtant, les débats au sujet du rap-port de la commission Bergier ont ample-ment montré qu’en Suisse aussi, l’histoire etla mémoire sont instrumentalisées dans larecherche d’une identité valorisée et d’unereconnaissance du groupe.

La complexité de ces mécanismes identi-taires est encore intensifiée par l’hétérogé-néité des classes du point de vue de leursorigines ethno-culturelles et nationales. Il ycoexiste une multiplicité de perceptions desévènements historiques, proches ou loin-tains, qui se surajoutent aux conflits sociauxactuels d’une société d’immigration(Fechler 2000), où interfèrent de surcroît leconflit israélo-palestinien ou la guerred’Iraq comme leviers d’identification. Lavictoire pour les uns constitue une défaitepour les autres, une conquête pour les unséquivaut à une occupation pour d’autres.Ces perceptions servent aujourd’hui à seréclamer d’une identité de victime ou à ren-voyer d’autres à une identité d’agresseurs, cequi, à l’ère de « l’héroïsation des victimes »

(Chaumont 2002), vaut comme une échellede valeurs. Dans certaines situations d’ap-prentissage, l’histoire est ainsi instrumenta-lisée par des élèves en conflit comme formede politique d’identité. Fechler (2000)observe comment se joue une compétitionentre Allemands et étrangers pour le statutde victime comme moyen d’obtenir pouvoiret reconnaissance dans le groupe.

Cette polarisation, qui permet aux uns derevendiquer de la reconnaissance pour lesdiscriminations subies dans le quotidien ense servant d’accusations sur le passé collectifdes autres, a tendance à proliférer, même enSuisse depuis quelque temps. Les péda-gogues sont ainsi confrontés au dilemme dedevoir conjuguer le travail historique avec lagestion de conflits entre groupes nationauxou ethniques. D’une part, il y a bien la dis-crimination qui est subie par les jeunes issusde familles immigrées ; mais d’autre part, cescompétitions et ces conflits produisent unemarginalisation du groupe majoritaire, qui,ainsi accusé, peut tendre à renforcer d’éven-tuelles sympathies pour les discours d’ex-trême-droite. Cette situation représente undéfi pour le pédagogue qui devra conjuguerl’écoute de chacun des protagonistes de cesconflits contemporains.

Bien qu’il y ait une nécessité de prendre encompte les besoins identitaires des élèves oudes participants, « l’éducation contre Ausch-witz» ne doit pas constituer une tribune pourque chaque communauté de mémoire ougroupe ethnique expose son histoire et samémoire. Par contre, à travers l’expressionartistique, les auteurs de « Confrontations »invitent les participants à projeter leur repré-sentation propre: par des illustrations, desphotos, des collages ou des peintures, chacun

150 Le cartable de Clio, n° 4

exprimera ses «propres associations», et expli-citera « les représentations imaginaires et lesimages sur l’Holocauste que chacun de nousporte en soi» (Koessler 2002, p. 201).

Les événements historiques ne sont jamaisprésentés comme une logique de fatalité quine peut aboutir qu’au pire. Au contraire, laméthode de changements de perspectivepermet d’échapper au déterminisme et demontrer qu’il aurait été possible d’éviter laShoah. C’est aussi ce que relève Bauer (2001)en constatant que si la Shoah est un évène-ment qui a effectivement eu lieu, elle n’enavait pas été pour autant inévitable. Autre-ment dit, elle était une possibilité parmid’autres et non pas l’unique issue possible.

Ces différents possibles sont révélés par la« multiperspectivité ». Bodo von Borries(2000) soutient que la «conscience d’histoire»se développe précisément en s’exerçant àadopter la diversité de perspectives desacteurs impliqués : auteurs, victimes,témoins, résistants etc., dont les points devue vont s’éclairer mutuellement. Cela nesignifie pas que le fait d’adopter la perspec-tive de personnes proche des nazis mène àleur approbation, cela peut conduire aucontraire chacun à se demander comment ilou elle aurait agi lui-même. C’est l’élabora-tion de dilemmes éthiques à partir de cetexercice qui favorise un changement de pers-pectives et fournit de nouvelles pistes d’ac-tion. L’« activité d’imagination », activité à lafois cognitive et émotionnelle (Borries 2000,Koessler et Mumme 2000), est à la base de lamultiperspectivité. Imaginer des situationset des personnages historiques pour s’y pro-jeter constitue une forme d’entraînement àl’action, une façon d’acquérir des compé-tences d’action.

On ne dispose pas pour l’instant d’évaluationsde ces processus d’apprentissages, mais il estcertain que le programme «Confrontations»est un instrument favorisant un dialogue dequalité et un haut degré d’auto-réflexivité, cequi rejoint l’un des postulats d’Adorno pour«éduquer après Auschwitz».

Les usages publics de l’histoire 151

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152 Le cartable de Clio, n° 4 – A propos des usages politiques du passé – 152-154

Le Centre d’histoire sociale du XXe siècle aorganisé à Paris, les 25 et 26 septembre 2003,un colloque consacré aux usages politiquesdu passé dans la France contemporaine desannées 1970 à nos jours. Son originalitéconsistait à ne pas se dérouler par unelongue succession de communicationsorales, mais directement par leurs commen-taires synthétiques, et leurs mises en discus-sion, en quatre sections consacrées au pou-voir central, aux pouvoirs locaux, auxacteurs politiques et sociaux, ainsi qu’auxconcurrences. Il est impossible de rendrecompte ici de l’ensemble des contributions.Nous ne prendrons donc que quelquesexemples en tentant de dégager une problé-matique d’ensemble.

Claire Andrieu a proposé une analyse desdébats politiques engagés autour des com-mémorations et des jours fériés, mettantnotamment en évidence le poids décisif de laSeconde Guerre mondiale, avec le 8 Mai et laJournée des Déportés, par rapport à d’autresguerres, en particulier les guerres coloniales.Christine Brard, pour sa part, a évoqué la

même problématique du côté de l’histoiredes femmes et du 8 Mars, non sans nous rap-peler de cette commémoration qu’il s’étaitagi d’une invention, du souvenir d’une grèvedes femmes qui était imaginaire, mais sur-tout que son contenu s’était bien affadidepuis lors. Elle a aussi relevé l’importancede l’action de la ministre socialiste YvetteRoudy dans les années quatre-vingt, maissouligné en même temps l’ampleur du tra-vail qui restait à faire dans ce domaine,notamment à partir des contenus de l’his-toire enseignée. Il existe cependant desmémoires encore plus enfouies, comme cellede l’esclavage, qui a fait l’objet, selon Jean-Luc Bonniol, d’une modeste reconnaissance,mais qui est restée encore bien trop négligéeparce qu’elle pose la question de savoir jus-qu’où s’étend la responsabilité des individuset des sociétés quant à l’attitude de leursancêtres.

Une contribution de Jérôme Grévy sur lemythe de Jules Ferry et ses usages, aussimultiples que contradictoires, dans le débatscolaire a montré combien une figure du

À PROPOS DES USAGES POLITIQUES DU PASSÉ

CHARLES HEIMBERG, INSTITUT DE FORMATION DES MAÎTRES (IFMES), GENÈVE

Les usages politiques du passé dans la France contemporaine des années 1970 à nos jours,colloque organisé par le Centre d’histoire sociale du XXe siècle, les 25 et 26 septembre 2003,document polycopié de 327 pages, dont une grande partie se trouve en ligne sur le sitehttp://histoire-sociale.univ-paris1.fr/Collo/usages.htmFrançois Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil,2003, 263 pages.

Les usages publics de l’histoire 153

passé pouvait être tordue dans tous les sens,au service de toutes les causes, de la luttepour une école égalitaire à celle contre unepédagogie soi-disant désastreuse et soi-disant héritée de Mai 68. Elle a pu êtreconvoquée tout aussi bien au secours desinstituteurs qu’au secours de l’Etat lui-même, même si ce dernier n’est en généralguère parvenu à mobiliser efficacement lesmythes historiques dont il pensait avoirbesoin.

Sur le plan des pouvoirs locaux, l’acte com-mémoratif est souvent passé par des recons-titutions historiques dont la cérémonie ven-déenne du Puy du Fou, orchestrée par unhomme politique très marqué à droite, Phi-lippe de Villiers, constitue le meilleur sym-bole. Marilyne Crivello a montré que cesfresques historiques instituaient une identitédéterminée, mais bricolée, à des communau-tés locales qui exaltaient la vie collective et lebénévolat. Elle a ainsi décrit une forme d’his-toire « braconnée » où l’appréhension de laconnaissance du passé l’emportait largementsur sa compréhension et sur le sens critique.C’est aussi dans le cadre local que l’on a mul-tiplié les initiatives patrimoniales et que l’ona pris les décisions symboliques, qui n’ontpas toujours été consensuelles, concernant latoponymie des villes, le nom des places, desrues et des quais.

Mais les usages du passé concernent aussides acteurs comme les entreprises. HubertBonin a ainsi montré que la crise écono-mique des dernières décennies du XXe siècleavait vu se développer des recours à l’histoirepar les grands groupes capitalistes où le tonforcément consensuel ne cédait pas à unehagiographie caricaturale. Il a surtout notéque ces initiatives éditoriales, en fin de

compte, bien que modestement diffusées,avaient aidé le monde patronal à affermir salégitimité dans la société. Dans un autredomaine, celui du débat sur la questioneuropéenne et son évolution, l’histoire a évi-demment été convoquée par les uns et lesautres. Sylvie Guillaume a souligné que cetusage a pu sembler plus fréquent chez lesadversaires des nouveaux traités, qui se réfé-raient à la défense de traditions, ou de droits,du passé ; l’autre camp étant surtout porté,avec certes moins d’efficacité, à la construc-tion d’une sorte de Panthéon des pionniersde la construction européenne. Par ailleurs,Michel Pigenet a rendu compte de l’expé-rience et de l’évolution très singulières del’Institut CGT d’histoire sociale. Ici, la pro-blématique est toute différente parce que sil’histoire du mouvement syndical a pu pro-gresser, sa reconnaissance n’a jamais été évi-dente parmi les syndicalistes eux-mêmes, cesacteurs du temps présent.

Le poids respectif, voire la concurrence, desdiscours et des recherches historiques sur leMoyen Age ou le temps présent ont connuune certaine évolution qui n’est bien sûr pasneutre et qui relève aussi de ces usages poli-tiques du passé et de l’histoire. Il en est alléde même avec ces objets de mémoire quisont encore chauds, des mutins de 1917 auxaffrontements de la Guerre d’Algérie, de cesquestions qui engagent directement la res-ponsabilité sociale de l’historien, son statutd’expert et son identité de citoyen. Or,aujourd’hui, dans ce domaine comme dansd’autres, il semble bien que la reconnais-sance de la fonction critique de l’historien setrouve plutôt en phase de régression.

On pouvait bien sûr regretter que la ques-tion de l’enseignement de l’histoire n’ait pas

trouvé place dans ces réflexions, à l’exceptiond’une contribution d’Evelyne Héry qui insis-tait sur l’accélération et la confusion desrécentes modifications de programmes quiont fait en fin de compte de cette histoireenseignée, en pleine crise de l’horizon d’at-tente, une sorte de « limaille de fer sansaimant ». Cette question de l’histoire scolaireaurait sans doute mérité bien d’autres déve-loppements. Toutefois, ce sujet, certes impor-tant, mais d’une autre nature, n’était pas àl’ordre du jour. Etait-ce pour autant un autresujet ? C’est probablement le cas pour lespratiques pédagogiques. Mais les discourspolitiques et les représentations sociales surl’histoire scolaire n’en restent pas moins aucœur de cette problématique des usages poli-tiques du passé et de l’histoire. Et ils auraientdonc mérité d’être mieux pris en compte.Les discussions ont par contre porté large-ment sur la question des régimes d’histori-cité, alors même que François Hartog venaitde publier un très beau livre qui renouvelaitla réflexion des historiens sur les temporali-tés, sur les manières d’articuler le passé, leprésent et le futur dans les représentationsdominantes des sociétés. Les régimes d’his-toricité décrits par Hartog comprennentpour l’essentiel un régime ancien où le passééclaire l’avenir, que d’autres ont définicomme cyclique et immuable, et un régimemoderne où le futur et son horizon d’attentel’emportent largement. Entre les deux, biensûr, il y eut toutes les tensions, toutes lesnuances possibles, il y eut le développementdu christianisme, l’apparition d’un tempslinéaire à caractère religieux. Mais cetouvrage postulait surtout l’émergence d’unnouveau régime d’historicité très contempo-rain, signe lui-même d’une crise considé-rable, à savoir un « présentisme » désormaisobservable à travers l’omniprésence de la

154 Le cartable de Clio, n° 4

mémoire et l’obsession patrimoniale. Ceshypothèses et ces concepts ont ainsi traverséde nombreuses contributions du colloque.Danielle Tartakowsky, en particulier, s’estinterrogée sur la transformation des régimesd’historicité autour de la célébration du1er Mai, la modification des horizons d’at-tente du monde ouvrier et le brouillage de samémoire vive. Les débats ont toutefois portédavantage sur l’usage politique de l’histoireque sur celui du passé. En effet, cette toute-puissance, cette tyrannie, du présent sur lepassé comme sur le futur, permettant tousles bricolages et toutes les inventions, repo-saient en fin de compte la question du statutde l’histoire et de la reconnaissance publiquede sa fonction critique.

Le cartable de Clio, n° 4 – «Il faudrait commencer par parler, à l’école, des femmes… – 155-157 155

« IL FAUDRAIT COMMENCER PAR PARLER, À L’ÉCOLE, DES FEMMES QUI ONT LAISSÉ LEUR EMPREINTE», ENTRETIEN AVEC ROXANE MORGER ET

GARANCE MUGNY, DEUX DES INITIATRICES D’UNE PÉTITION POUR QU’IL Y AIT PLUS

DE PLACE POUR LES FEMMES DANS LES PROGRAMMES SCOLAIRES GENEVOIS

PROPOS RECUEILLIS PAR CHARLES HEIMBERG, IFMES, ET VALÉRIE OPÉRIOL, CYCLE D’ORIENTATION

ET COLLÈGE DE CANDOLLE, GENÈVE

A la base de cette pétition, nous étionsquatre, une du Collège Voltaire et trois deRousseau. Au moment de la lancer, nousétions en 3e année. Les trois du CollègeRousseau avaient suivi un cours à optioncomplémentaire de droit sur le thème del’égalité entre hommes et femmes. C’est làque nous avons pris conscience qu’il y avaitun manque, des lacunes graves au niveau del’enseignement des femmes, à tous lesniveaux, artistique, littéraire et scientifique.Il nous a en effet été demandé de citer le plusde noms de femmes dont on avait parlé àl’école, qu’on connaissait par l’école, dansn’importe quelle discipline. On en a trouvéseulement une ou deux, c’était révélateur.C’est là qu’on s’est rendu compte qu’il y avaitvraiment un problème. Franchement, toutesles quatre, on n’avait jamais eu d’enseigne-ment sur une femme.

A quelles disciplines avez-vous alors pensé ?Au français, à l’histoire. Mais aussi à l’histoirede l’art, à la philosophie. Le problème se posepeut-être moins en mathématiques ou enphysique. On y a bien réfléchi. Par exemple,en littérature, ou dans les propositions d’op-tions complémentaires, les femmes étaientabsentes. Et notre constat valait autant pournos souvenirs de l’école primaire et du Cycleque pour le post-obligatoire. On a donc lancéspontanément la pétition. Mais on a vite eul’impression que les gens se sentaient agressés

en la lisant et qu’il nous fallait donner plusd’explications. C’est pourquoi nous l’avonscomplétée par une feuille explicative.

A qui avez-vous proposé de la signer ? Et qui l’asignée ?Aux élèves de nos classes et de nos écoles,bien sûr. Mais on a d’abord été la faire signerdans la rue. On expliquait aux gens quelétait le problème et c’était en général bienreçu. On allait essentiellement vers desjeunes, et même vers des garçons. En géné-ral, les garçons n’avaient pas conscience duproblème, ils ne s’en étaient pas renducompte par eux-mêmes, mais après nosexplications, la plupart ont accepté designer. On a eu 1100 signatures, en majoritédes jeunes de 15 à 20 ans. Elles ont été dépo-sées auprès du chef du Département del’Instruction publique, Charles Beer, maisaussi au Grand Conseil. La Commission despétitions du Grand Conseil et le Départe-ment nous ont ensuite reçues.

Comment cela s’est-il passé ? Qu’avez-vousdemandé ?Franchement, bien. On a eu l’impressiond’être prises au sérieux. On a notammentparlé assez longtemps avec des responsablesdu primaire, du Cycle et du post-obligatoire.Et ils nous ont à nouveau reçues en juin. Enfait, nous ne voulions pas un quota, maisquand même plus qu’une simple lettre de

156 Le cartable de Clio, n° 4

sensibilisation aux enseignants. Alors ons’est dit qu’il fallait au moins une femme étu-diée en littérature. Cela dit, nous savons bienque si c’est imposé, l’enseignant ne va pasprendre de plaisir à donner son cours. Parcontre, il devrait y avoir plus de femmes dansles cours à option, en histoire ou en littéra-ture. Et au moins un module sur les femmesdans les cours d’histoire, de droit ou de litté-rature. On a demandé aussi que la formationdes enseignants les sensibilise à cette ques-tion, aussi pour l’école primaire. Pour nous,le problème se pose déjà au niveau des pluspetits enfants. En plus, au niveau de l’écoleprimaire et du Cycle, il y a quelque chose àfaire aussi au niveau du matériel, même si dubon matériel n’est pas forcément utiliséensuite dans les classes.

Alors, qu’est-ce que vous avez obtenu ?La question va être débattue prochainementau Grand Conseil. Mais on a déjà obtenuqu’un cours à option sur les femmes soit sys-tématiquement proposé dans tous les col-lèges. C’est une mesure qui ne concerne mal-heureusement que les élèves qui préparent lamaturité. Il y aura aussi des cours proposésaux enseignants dans le cadre de la forma-tion continue. Mais on est un peu déçues,parce qu’il n’y a rien de prévu pour la forma-tion de base des enseignants. Il faudrait tousles sensibiliser, pour qu’ils ne transmettentplus les mêmes clichés, qu’ils ne choisissentplus non plus des livres qui sont remplis deces clichés. Il y a encore des livres qui sontutilisés où l’on voit maman qui fait leménage et papa qui lit le journal. Il faudraitdonc s’adresser à tous les enseignants, passeulement à ceux qui sont déjà convaincus.D’ailleurs, nous n’avons pas été beaucoupsoutenues par les profs, surtout pas par lesfemmes. Beaucoup nous ont dit qu’il fallait

étudier ce qu’il y avait de mieux et que leproblème n’était pas de savoir si c’était unhomme ou une femme.

Mais qui d’autre vous a soutenues ?Il y a eu des féministes, du Collectif du14 juin, qui nous ont félicitées et ont voulunous soutenir. Mais nous, nous ne considé-rons pas notre démarche comme féministe.

Pourquoi ?Nous avons juste constaté un manque, unelacune grave. Mais nous ne voulons privilé-gier personne. On ne veut pas que notredémarche soit perçue comme « féministe »,parce que pour nous, notre démarche, c’estquelque chose de « normal ». Le terme« féministe » est aussi un peu négatif, c’est unpeu agressif, c’est une attitude extrême. Pourles jeunes, en général, c’est même un peuringard. Nous, nous ne voulons pas mettre lafemme sur un piédestal. C’est dans ce sensque nous distinguons notre démarche decelle des féministes.

Pourriez-vous nous dire plus précisémentquelle a été votre expérience quant à la pré-sence des femmes dans les cours d’histoire ?C’est difficile de répondre, parce qu’on ne faitpas du tout les mêmes programmes, que çadépend beaucoup des enseignants. On a étu-dié les guerres, certains pays, de grands leaders,mais on n’a jamais parlé de femmes. Alors queles femmes ont eu un rôle assez important.Nous, on aurait voulu qu’on nous parledavantage de la condition de la femme, de cequi a empêché qu’elle accède à l’égalité. On aétudié cette année la manière dont les femmesont obtenu les droits politiques, mais on aime-rait que cette question soit vraiment abordéepar tous les élèves. Alors que, par exemple, enhistoire de l’art, il n’y a jamais aucune femme.

Les usages publics de l’histoire 157

Ce que vous souhaitez, c’est donc que l’on vousparle de grandes personnalités féminines ?Non, pas seulement des noms de femmes quiont marqué la société, mais de quelque chosede plus global, plutôt quelque chose sur laplace de la femme dans la société. Et aussil’histoire du combat des femmes pour leursdroits.

Pétition

Concernant la modification du programme scolaire primaire et secondaire qui est discri-minatoire envers les femmes.

Ne trouvez-vous pas scandaleux d’ignorer l’existence des femmes qui ont contribué àl’histoire de l’humanité ?

Ne croyez-vous pas que pour établir une égalité totale entre hommes et femmes (pas uni-quement au niveau constitutionnel), il faudrait commencer par parler, à l’école, desfemmes qui ont laissé leur empreinte ?

Les soussignées et soussignés demandent à M. Charles Beer, chef du Département de l’ins-truction publique, de revoir, dans cette perspective, le matériel scolaire et le contenu desprogrammes.

Les initiatrices de la pétition, lancée au cours de l’automne 2003, sont 4 collégiennes.

Feuille explicative concernant la pétition

Dans les siècles passés, les femmes étaient réprimées et moins reconnues ; George Sand,femme écrivain célèbre, a dû prendre le nom d’un homme pour publier son roman. Néan-moins, il y en a quand même beaucoup qui ont contribué à l’histoire de l’humanité, quece soit au niveau littéraire, scientifique, artistique ou encore historique. Certes, elles sontmoins nombreuses que les hommes, mais existent.

Nous ne demandons pas un quota et savons que l’égalité totale est malheureusement uto-pique, mais nous aimerions que les gens prennent conscience du manque de connais-sances à ce sujet et s’y sensibilisent. Nous souhaitons donc que l’Etat conseille aux écolesd’introduire dans divers cours des notions sur la femme, ainsi que leurs ouvrages, leursrôles dans l’histoire… Ces modifications amèneraient à une nouvelle ouverture d’espritqui serait bénéfique pour tous.

D O C U M E N T S

Les didactiques de l’histoire

Le cartable de Clio

161Le cartable de Clio, n° 4 – La classe d’histoire et la construction de l’identité collective – 161-175

L’identité collective est à la foissujet et objet de l’histoire

Jacques Berque 3

1. INTRODUCTION

L’historien français Claude Nicolet, à qui ondemandait, il y a quelques années, si l’écoleétait encore aujourd’hui en mesure de for-mer des citoyens, rappelait que « dès l’ori-gine, l’école s’affirme indissociable de larépublique. La question centrale est en effetcelle de la formation des citoyens. LaIIIe République naissante veut que la pro-chaine génération soit radicalement diffé-rente de la précédente. Pour cela, l’école est lemoyen idéal, moins rapide, mais à longterme, plus sûr que la guillotine. » 4 En fait,cette importante fonction civique et identi-taire demeura jusqu’à nos jours l’une des

visées importantes de l’école républicaine et,en son sein, le mandat implicite de l’ensei-gnement de l’histoire qui, depuis quelquesannées, est appelé à se réatteler de façonaccrue à la transmission et au maintien del’identité nationale dans un contexte defortes tensions sur les assises culturelles etpolitiques de cette dernière.

Même dans les sociétés occidentales à ten-dance plutôt libérale, toutes aussi soumises àl’évolution importante de leur donne cultu-relle, politique et démographique, on confie àl’enseignement de l’histoire de guider l’élèvedans la construction de son identité sociale.C’est le cas au Québec où le Conseil supé-rieur de l’Education proposait il y a quelquesannées, dans un avis sur l’éducation à lacitoyenneté, de réviser « la place inadéquateaccordée à l’enseignement de l’histoire,compte tenu du rôle de cette discipline pourle développement de l’identité et de la capa-cité de se situer par rapport à un présent, unpassé et un avenir». 5 Et dans la foulée de cetavis, le ministère de l’Education du Québecretenait « la socialisation» comme l’une desvisées fondamentales de son nouveau projetéducatif en confiant à l’enseignement del’histoire la mission « d’accompagner lesjeunes dans leur quête d’identité et dans la

LA CLASSE D’HISTOIRE ET LA CONSTRUCTION DE L’IDENTITÉ COLLECTIVE : ENTRE LA RAISON ET L’ÉMOTION 1

ROBERT MARTINEAU ET CHANTAL PROVOST 2, UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL

1 Une autre version de ce texte, antérieure à celle-ci, estparue dans Rodolphe M. Toussaint et Constantin Xypas(dir.), La notion de compétence en éducation et en forma-tion : Fonctions et enjeux, Paris, L’Harmattan, 2004.2 Robert Martineau est professeur de didactique audépartement d’histoire de l’Université du Québec àMontréal. Chantal Provost est assistante de recherche etétudiante à la maîtrise en histoire (didactique).3 « Qu’est-ce qu’une identité collective ? ». Dans JeanPouillon et alii (dir.), Echanges et communications.Mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss, Paris/Lahaye,Mouton, 1970.4 « La France, ça s’apprend à l’école ! Entrevue avecClaude Nicolet », L’histoire, n° 192, octobre 1995, p. 6.

5 Conseil supérieur de l’éducation, Eduquer à la citoyen-neté, Gouvernement du Québec, 1998, p. 44.

162 Le cartable de Clio, n° 4

recherche d’une voie qui convienne à leursaspirations et à leur potentiel » 6. Commentexpliquer ce renouveau d’intérêt pour lafonction identitaire de l’histoire ?

2. L’IDENTITÉ SOCIALE DANS LE CONTEXTE POLITIQUE ET CULTUREL D’AUJOURD’HUI

Il a beaucoup été question, depuis quelquesannées, des énormes contraintes qu’imposela conjoncture politique et socioculturelleactuelle à la construction de l’identité socialedes individus, au maintien du lien civique età la santé de la vie démocratique dans nossociétés occidentales. Tant sur la scène natio-nale qu’internationale, la société contempo-raine a peine à assurer la construction d’uneidentité collective forte, garante de cohésionsociale comme elle le faisait auparavant enfaisant appel au passé. On a parfois l’impres-sion, soulignait une Québécoise d’originevietnamienne, que «chacun doit s’auto-enfan-ter, s’auto-éduquer, s’inventer sans mémoire,sans conscience historique» 7. Comment expli-quer cette situation et pourquoi l’identitéconstitue-t-elle aujourd’hui un enjeu socialet éducatif si important ?

2.1 L’identité et ses usagesL’identité, nous dit Chebel, « est une structure[mentale] subjective relativement stable dansle temps […] et dont le principe est de fournirune liaison entre les diverses facettes du moi» 8.L’étymologie du mot renvoie à « la qualité dece qui est le même », au « caractère de ce qui est

UN », mais aussi au « caractère de ce qui estpermanent», et, dans son acception légale, «aufait d’être un individu donné et de pouvoir êtrereconnu pour tel » 9. Pour qu’il y ait effective-ment identité, il faut se reconnaître Un et êtrereconnu comme tel par les Autres10.

En fait, si l’identité est un état de la personneà un moment donné de son existence, ellen’est par ailleurs pas qu’un état d’esprit ; elles’inscrit aussi dans le registre d’un savoiragir, d’une compétence bien décrite parChiva comme « la capacité que possède cha-cun de nous de rester conscient de la continuitéde sa vie à travers changements, crises et rup-tures » 11. Pour Ricoeur, l’identité est « main-tien de soi à travers le temps » et impliquel’interdit de l’oubli. Aussi, souligne-t-il, « sila mémoire est ‘générative’ de l’identité, dans lesens où elle participe à sa construction, celle-ci,en retour, façonne des prédispositions qui vontconduire l’individu à ‘incorporer’ certainsaspects particuliers du passé, à faire des choixmémoriels » 12. La constitution et le maintienpour l’individu de son identité sont doncétroitement fonction de sa capacité à s’ins-crire dans la durée et, pour y arriver, à mobi-liser un ensemble de connaissances et d’opé-rations mentales généralement associées à lamémoire.

2.2 L’identité et la mémoireLe lien étroit entre identité et mémoire abeaucoup été étudié par les philosophes, lespsychologues et les historiens. De tous ces

6 Idem, p. 5.7 Citée dans Jacques Grand’Maison, Quand le jugementfout le camp, Montréal, Fidès, 1999, p. 100.8 Malek Chebel, La formation de l’identité politique,Paris, Payot/Rivages, 1998, p. 33.

9 Alain Rey (dir), Dictionnaire historique de la langue fran-çaise, tome 2, Dictionnaire Le Robert, Paris, 1992, p. 1774.10 Melek Chebel, op. cit. p. 36.11 Isac Chiva, cité dans Joel Candau, Mémoire et identité,Paris, PUF, 1998, p. 7.12 Paul Ricoeur, « Entre mémoire et histoire », Projet,n° 248, 1996-1997, p. 12.

Les didactiques de l’histoire 163

travaux émerge une idée centrale bien ren-due par Elizabeth Tonkin : l’individu est à lafois producteur et produit de sa mémoire 13.De fait, souligne Candau, « la mémoire etl’identité s’épousent l’une l’autre, se fécondentmutuellement, se fondent et se refondent pourproduire une trajectoire de vie, une histoire, unmythe, un récit. […] Réhabiliter la mémoired’une personne disparue revient à réhabiliterson identité » 14.

En accueillant cette idée-force, on saisitmieux l’importance toute particulière desappels nombreux au « devoir de mémoire »dans un contexte de mondialisation etd’éclatement des repères traditionnels où lesidentités sont passablement mises à mal.C’est que sans mémoire, le sujet se dérobe,vit uniquement dans l’instant, perd ses capa-cités conceptuelles et cognitives. Son identités’évanouit. L’acte de pensée – donc de traite-ment d’informations – qui s’effectue, rappe-lons-le, à partir des connaissances anté-rieures mémorisées, est paralysé. Nonseulement ne peut-il plus penser, mais il apeine à se penser lui-même. Car « la mémoireest à l’origine du sentiment de continuité tem-porelle, condition nécessaire de la représenta-tion de l’unité du moi : c’est de la durée ou dela répétition de sensations de cette durée quenaît la conscience de soi, ce qui suppose lacapacité proprement mnésique de percevoircette durée ou de répéter cette répétition. » 15

2.3 De l’identité personnelle à l’identitésociale

Si l’identité se fonde sur l’interaction entrel’individu, l’Autre et le milieu, elle possèdeaussi une territorialité étroitement rattachéeau développement personnel et au degré desocialisation de l’individu qui la porte. Dèslors, « l’essence même de l’identité est intime-ment liée à la catégorie de l’espace et de la permanence »16. Cette territorialité identitairequi, dans la prime jeunesse de l’individu,recoupe la surface réduite d’une résidencefamiliale ou celle d’un quartier, doit évoluerprogressivement au fil de sa socialisation et deson inscription dans des espaces sociaux deplus en plus larges qui baliseront, en quelquesorte, les multiples facettes de son identité etses choix éventuels d’appartenance. On voitdonc combien « l’identité des individus et desgroupes se définit tout autant, sinon plus, pardes coordonnées temporelles que par des coor-données spatiales » 17.

Ainsi, l’identité de l’individu se meuble gra-duellement de schèmes de représentationdes réalités sociales qui, précise Jodelet,apparaissent comme « des cadres d’interpré-tation du réel, de repérage pour l’action, dessystèmes d’accueil des réalités nouvelles » 18.Ces représentations, sociales parce que par-tagées par les membres d’une populationdonnée, sont éminemment structurantes.Imposée du dehors « dans le sens précis durôle qu’attend de nous le groupe social, envertu de nos places respectives dans ce cadre là,[l’identité sociale] ne dit pas qui je suis et lesens de ce que je fais, mais qui je dois être et les

13 « Memory makes us, we make memory », ElizabethTonkin, Narrating our past. The social Construction oforal history, Cambridge, Cambridge University Press,1992, p. 98.14 Joel Candau, Mémoire et identité, Paris, PUF, 1998, p. 6.15 Idem, p. 52.

16 Malek Chebel, op. cit. pp. 77-78.17 Joel Candau, op. cit. p. 51.18 Cité dans Jean-Baptiste Grize, « Logique naturelle etreprésentations sociales ». Denise Jodelet (dir.) Lesreprésentations sociales, Paris, PUF, 1997, p. 177.

164 Le cartable de Clio, n° 4

conduites qu’on attend de moi, sous peine desanction »19. Elle est donc aussi socialementgratifiante. Toutefois, pour qu’elle puisseavoir des retombées individuelles et socialesbénéfiques pour celui qui en dispose et lasociété qui la génère, elle doit par ailleursêtre assez solide et cohérente pour s’imposercomme référence dans la nécessaire opéra-tion classificatoire à laquelle procèdeconstamment l’individu. Elle doit consé-quemment arriver à être « d’un niveau d’or-ganisation suffisamment cohérent pour qu’ilpuisse intégrer les forces divergentes du moi enformation » 20. Elle doit finalement permettreaux membres d’une collectivité de parvenir àcette « forme heureuse de la territorialité sub-jective de l’identité [qui] pourrait concerner cesentiment particulier de la co-apparte-nance » 21, un ferment social actif qui peut segreffer sur des supports variés, en l’occur-rence la religion, un idéal révolutionnaire, ladifférentiation ethnique ou linguistique, ou,pourquoi pas, la citoyenneté démocratique.

On comprend mieux, dans ces conditions,comment ce sentiment de co-appartenance,s’il demeure individuellement gratifiant,peut aussi s’avérer un puissant facteur d’in-tégration et de renforcement du sentimentd’unité de la collectivité. On comprend éga-lement pourquoi dans une société démocra-tique constituée de groupes aux identitésmultiples, la construction de référents iden-titaires communs devient un véritable enjeupolitique, celui de la cohésion sociale, de laparticipation éclairée et de l’action efficace.Mais on saisit non moins l’inquiétude deséducateurs mobilisés pour cette entreprise

lorsque l’on considère le contexte sociocul-turel dans lequel elle s’inscrit.

2.4 Le contexte socioculturel et la questionde l’identité sociale

Si, comme nous venons de le voir, la recon-naissance, la territorialité et la mémoire sontles assises de toute identité sociale, force estd’admettre que la conjoncture sociale, poli-tique et culturelle actuelle pose des défisconsidérables au processus d’intégration derepères identitaires politiques communs, deréférences à une appartenance collectivecivique et à un univers symbolique partagé. Acet égard, deux hypothèques majeures noussemblent devoir être prises en compte : uncertain paradoxe de l’objet identitaire et laprésence dominante de la ‘culture de l’instant’.

Le paradoxe identitaireNotre société étant devenue plurielle,ouverte et conséquemment perméable auchangement, comme la plupart des sociétésdémocratiques occidentales, il est essentielpour ses membres de trouver un sens à leurprésence au sein de cette collectivité etd’identifier des « raisons communes » sus-ceptibles de supporter la nécessaire cohésionsociale. En tout état de cause, rappellent lesauteurs du Rapport Lacoursière,

« les identités personnelles comme les iden-tités collectives, à diverses échelles, se défi-nissent en fonction des origines. D’où vient-on, dans quelle filiation se situe-t-on ? Ellesse définissent également par rapport à desidentités voisines, construites elles aussi enrapport avec le passé, mais pouvant différer.De la conscience ainsi que de la compré-hension des origines et des facteurs de ladifférence naît une identité personnelle,volontaire et réfléchie, qui permet de sesituer par rapport à d’autres possibilités

19 Alain Touraine cité dans Malek Chebel, op. cit, p. 35.20 Malek Chebel, op. cit. p. 33.21 Idem, p. 78.

Les didactiques de l’histoire 165

identitaires, de préciser ses lieux sociauxd’appartenance et ses liens de solidarité, declarifier ses préférences et ses attachements.C’est à la conjonction de semblables identi-tés que se développent et s’affirment lesidentités collectives, des identités plutôt rai-sonnées que spontanées, qui ont ainsil’avantage d’être posées, plus fermes et plusriches » 22.

Traditionnellement, les grands récits épiqueset souvent mythiques enseignés à l’écolefournissaient le cadre mémoriel de référenceà l’identité des citoyens. Toutefois, souligneDubet, « nous entrons dans une société où lesens de l’action et des identités est moins donnéaux acteurs comme allant de soi qu’il n’estconstruit par eux » 23. L’ère de ces grandsrécits auxquels était invité à se référer l’en-semble de la jeunesse sur les bancs d’écoleest révolue, composition de la populationoblige. Aussi les élèves, comme l’ensemble dela population, « ne sont plus directementconfrontés à de grandes valeurs et à des ‘grandsrécits’ organisant des systèmes de sens. Lesfonctions de l’école se sont diversifiées, laconstruction du sens n’est plus transcendantemais immanente : elle est produite par lessujets eux-mêmes. L’école formait des acteurs,elle forme des individus » 24.

Dans une société démocratique moderne,construire une identité collective signifie«dépasser le chaos informe des premières iden-tifications et se constituer en un tout viable » 25

socialement. Là comme pour l’identité per-sonnelle, la mémoire doit être mobilisée,sinon construite. Ce qui est nécessairementplus ardu que d’évoquer la mémoire de songroupe d’appartenance immédiat, « car cha-cun des groupes concernés par un pan de l’his-toire commune le reconstruit d’une manièrequi lui est propre » 26.

Dans son ouvrage célèbre 27, FernandDumont a montré combien les gens ontpeine à appréhender une histoire qui n’estpas la leur à moins de pouvoir compter surl’abstraction, donc sur la possibilité de miseà distance de sa réalité individuelle, sur lacapacité de penser le collectif et non seule-ment l’individu et sur la maîtrise des outilsintellectuels pour passer de la mémoire àl’histoire. Cela suppose, précisait-il, d’entrerdans « un deuxième âge de la culture, celui deson âge historique, celui de l’ouverture parrapport à l’événement », celui du passage del’avènement à l’événement qu’il faut mainte-nant déchiffrer. On voit le paradoxe : pour yarriver, il faut substituer l’interrogation his-torique à la réception d’un patrimoine, laconstruction du sens à la mémorisation des repères, la construction d’une consciencecitoyenne à celle de ses divers groupes d’ap-partenance, la construction d’une mémoirehistorique pour faire contrepoids auxdiverses mémoires collectives qui nous habi-tent et nous empêchent de développer unidentitaire social fort. Mais ce ne sont pas les

22 Ministère de l’Education, Se souvenir et devenir. Rap-port du Groupe de travail sur l’enseignement de l’histoire,Gouvernement du Québec, 1996, p. 4.23 François Dubet, « Pourquoi va-t-on à l’école ?»,Sciences humaines, n° 76, 1997, p. 21.24 Idem. p. 24.25 Ministère de l’Education, Se souvenir et… (1996), idem.

26 Patrick Rateau et Michel-Louis Rouquette, « Hier estaujourd’hui. Deux exemples d’actualisation des souve-nirs, pp. 97-106. Dans Laurens, Stéphane et NicholasRoussiau (dir.), La mémoire sociale. Identités et Repré-sentations Sociales, Presses de l’Université de Rennes,2002, p. 98.27 Fernand Dumont, Le lieu de l’homme, Montréal,Bibliothèque québécoise, 1994.

166 Le cartable de Clio, n° 4

seuls obstacles à la cohésion sociale qu’ap-porterait la construction d’une identitécitoyenne. L’environnement culturel danslequel s’inscrit la vie démocratique actuelleest aussi en cause.

La ‘culture de l’instant’, un frein à la construc-tion de l’identitéNous avons déjà, ailleurs 28, fait état des effetssocialement paralysant de la disséminationde ce que nous avons appelé la « culture del’instant » où l’individu, centré sur lui-même, est occupé à vivre l’instant, dépourvude tout sens de la continuité historique etpeu intéressé par la postérité. Nous y avonsmontré combien, dans un tel contexte socio-culturel, l’identité était difficile à construireparce qu’elle dépendait fortement de la pos-sibilité pour l’individu d’établir certainescontinuités bien inscrites dans la durée etdans la mémoire. Nous y avons aussi fait res-sortir le rôle déterminant des mass media eten particulier de la télévision dans la dissé-mination de cette dérive culturelle. En fait,soulignait Jansen il y a une quinzaine d’an-nées, la télévision « impose […] une structuredu temps et limite la dynamique sociale inter-personnelle. Il n’y a plus de conversations, plusd’écoute mutuelle, plus de vie privée, plus d’in-timité ni sens partagé d’une communauté » 29.L’individu devant l’écran est atomisé, isoléde tout groupe d’appartenance autre que lacatégorie sociologique des téléspectateurs etle groupe cible dont il fait partie commeconsommateur.

Parce qu’elle introduit un changement sub-stantiel dans le régime d’historicité démo-cratique 30, cette culture de l’ici-maintenantrend difficile la construction et le maintiende l’identité sociale au profit d’une dilutiondans des identités éphémères, fragmentées etfragiles. Rifkin souligne, par exemple, que lesjeunes

« qui ont grandi face à un écran d’ordina-teur et passent une bonne partie de leurtemps dans des environnements simulés etdes forums de discussion sur le NET [ont]tendance à développer ce que les psycho-logues appellent des « personnalités mul-tiples ». Il s’agit de modes de consciencefragmentaires et éphémères qu’ils utilisentpour négocier leur identité provisoire sur lesréseaux ou dans les univers virtuels qu’ilsfréquentent à tel ou tel moment. Certainsobservateurs s’inquiètent de ce phénomèneet craignent que les membres de cette géné-ration n’en viennent à ne plus percevoir laréalité que comme une succession incohé-rente de modules narratifs et récréatifs.Leur absence d’enracinement dans desexpériences de socialisation durables et sta-bilisatrices et leur faible capacité de concen-tration à long terme risque de les priver ducadre de référence cohérent qui pourraitleur permettre d’interpréter et de s’adapterau monde. » 31

Comment l’individu et les collectivités peu-vent-ils assurer l’indispensable construction

28 Robert Martineau, « La classe d’histoire contre la dic-tature du présent », Traces, vol. 40, n° 3 mai-juin, 2003,pp. 14-23.29 Sue C. Jansen, Censorship. The Knot that Binds Powerand Knowledge, New York, Oxford University Press,1988, p. 21.

30 [La vie démocratique] « ne peut s’épanouir que dans letemps, il lui faut affronter le présent dans la réalité dumoment […]. Il lui faut s’enrichir dans la durée, et sur-tout penser dans la durée. C’est-à-dire à la fois assumer lepassé, […] si lourd et conflictuel soit-il, et évaluer aumieux les enjeux de l’avenir» : Jean Chesneaux, Habiter letemps, Paris, Fayard 1996, p. 260.31 Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès. Survivre à l’hypercapi-talisme, Paris, Ed. de la Découverte/Boréal, 2000, p. 22.

Les didactiques de l’histoire 167

de l’identité qui les lie et, conséquemment,assure le maintien du système social lorsqu’ilssont «envahis, submergés par un patrimoineproliférant, qui n’est plus d’aucune façonconstitutif d’une identité commune, mais sefragmente en une multitude d’identités locales,professionnelles, catégorielles donc chacuneexige d’être respectée et cultivée» 32 ? De façonplus spécifique, comment construire uneidentité civique dans un contexte d’hétérogé-néité socioculturelle et de rupture du régimed’historicité propice à la vie démocratique?

3. LES STRATÉGIES IDENTITAIRES :UN ESSAI DE THÉORISATION

Il faut rappeler que l’identité sociale, et toutparticulièrement l’identité politique, repo-sent sur un système de représentations men-tales partagées par une collectivité à cer-taines conditions et dans certains contextesfavorables. C’est dire qu’elle ne peut fairel’économie des savoirs de référence qui luisont associés et des compétences civiquesdans lesquels ils prennent sens, ce qui posenécessairement la question des facteursconstitutifs de cette identité mais aussi celledes stratégies identitaires.

Lorsque l’on suppute les facteurs les plus sus-ceptibles d’influencer la construction del’identité sociale des individus, de jouer unrôle de « liaison » et de contribuer à l’en-semble du système, quatre éléments ressor-tent d’une analyse de la littérature scientifiquemenée par Chebel 33: ce sont la socialisationpolitique, la prise de conscience, l’autorité et

le leadership, et certaines prédispositions oufacteurs conjoncturels.

L’identité politique serait d’abord l’aboutis-sement de la socialisation politique, c’est-à-dire de l’influence directe du milieu, notam-ment de la famille qui, comme nous l’avonsmontré ailleurs, constitue le terreau premierde l’identification et est relayée par l’écoleoù, à cet égard, la classe d’histoire joueraitun rôle particulièrement significatif 34.

L’identité sociale serait aussi le produit chezl’individu d’une conscientisation s’effec-tuant non pas par insights mais « par paliers,schèmes après schèmes, quotidiennement aucontact de la réalité » 35 et l’amenant progres-sivement à la conscience collective et même àla conscience sociale. On peut penser parexemple que le contact avec diverses situa-tions vécues ou représentées via les massmedia stimule chez l’individu la mobilisa-tion d’opérations classificatoires de situa-tions, de figures identitaires, de causes, deprojets ou d’idées auxquels il s’identifie etqui le définissent progressivement.

L’autorité et le leadership constituent aussides facteurs non négligeables, certains indivi-dus étant particulièrement sensibles au cha-risme ou au pouvoir d’influence de leadersou de personnes en situation d’autorité et quiimposent aux autres des repères identitaires.

En outre, certains facteurs caractériels etconjoncturels tels la langue, la culture, la reli-gion ou la conscience de classe prédispose-

32 Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil,1996, pp. 302-303.33 Malek Chebel, op. cit, pp. 132-140.

34 Voir Luce Brossard, «Le professeur d’histoire : une res-source précieuse pour l’éducation à la démocratie », Viepédagogique n° 74, sept-oct. 1991, pp. 22-27.35 Malek Chebel, op. cit., p. 136.

168 Le cartable de Clio, n° 4

raient les individus à se reconnaître commefaisant partie d’un groupe et ne faisant paspartie d’autres collectivités.

A s’en tenir à cette taxinomie sommaire, oncomprend mieux à quel point l’école peutfavoriser la construction de l’identité socialepuisqu’elle est en fait le seul agent identitairecommun à tous les citoyens qui doivent obli-gatoirement la fréquenter, quels que soientleur lieu d’origine, leur milieu social leurculture ou leur d’appartenance. En outre,dans ses fondements mêmes, l’école démo-cratique peut aussi être le lieu encore pos-sible d’une construction raisonnée de l’iden-tité sociale dans un univers où s’affrontenten permanence les mémoires collectives desgroupes et où dominent souvent les tac-tiques identitaires faisant plutôt appel àl’émotion, à la passion, en invoquant parexemple la tradition ou en faisant valoir l’au-thenticité (celle du ‘vrai’ Québécois… celledu Canadien ‘pure laine’…) et en stigmati-sant corollairement l’inauthenticité desautres.

Devant le souhait du nouveau Programmede formation de l’école québécoise que laclasse d’histoire devienne un lieu privilégiéde construction de l’identitaire social, il estdonc légitime de se demander à quelleenseigne stratégique elle loge dans l’actuali-sation de ce mandat, quelles approchespédagogiques y sont mises de l’avant, quelsrapports au savoir y dominent et consé-quemment quels types de représentationsdes rapports sociaux et de l’identité elle per-met de construire chez les élèves.

4. L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE ET LA CONSTRUCTION DE L’IDENTITÉ CITOYENNE

Parmi les fonctions sociales de l’histoire leplus souvent évoquées, la fonction identi-taire semble être l’une des plus anciennes etdes plus constantes. L’histoire « s’est d’abordappliquée à doter les regroupements humainsd’identité, de cohésion et de sens collectif » 36.Traditionnellement, elle permettait dedépeindre le collectif comme une entiténaturelle, ayant un caractère et une destinéeparticulière. Empreinte d’une vision roman-tique, elle servait avant tout à rappeler auxindividus le parcours de leurs ancêtres tantôtdans ses triomphes tantôt dans ses deuils. Lepassé marquant la singularité d’une collecti-vité, il était donc générateur d’identité. Ensomme, le rapport au passé, à la tradition,aux origines, servait à légitimer l’existence dela collectivité et l’histoire s’en faisait l’agent.

Du point de vue de l’histoire scolaire, cettemission était traditionnellement bien inscritedans les programmes d’études, tels celuid’Histoire du Canada de 1959 par exemple,où les thèmes retenus portaient autant sur lesorigines des canadiens-français que sur lecaractère distinctif de cette communauté.Quant au maître de classe, sa pédagogiedevait rester centrée sur une narration propreà « frapper l’imagination, [et] à toucher lescœurs… » 37. Somme toute, cet enseignementdevait permettre le développement d’unidentitaire largement national et patriotique,tout en étant aussi le véhicule d’une éducation

36 Emilio Florescano, « La fonction sociale de l’histoire »,Diogène, n° 168, 1994, p. 44.37 Surintendant de l’instruction publique, Programmesd’études des écoles élémentaires : Histoire du Canada,Gouvernement du Québec, 1959, p. 483.

Les didactiques de l’histoire 169

morale. Aussi, souligne Laville, « l’appareildidactique de cet enseignement était simple,une narration de faits choisis : momentsmémorables, étapes tournantes, grands personnages, événements symboliques et, àl’occasion, quelques mythes gratifiants. » 38

Or, nouveau contexte oblige, le rôle attendu del’histoire scolaire dans la construction de l’iden-titaire social des jeunes a sensiblement évoluédepuis quarante ans 39. A titre d’exemple,le nouveau programme d’histoire invite lesenseignants non seulement à la construc-tion de la conscience sociale et citoyenne desélèves, mais suggère en outre qu’elle « reposesur une perception raisonnée de son identité,une adhésion lucide à des valeurs… » 40.

En fait, l’évolution de la réalité démogra-phique et sociale du Québec a progressive-ment imposé ce nouveau paradigme identi-taire depuis quelques décennies. Toutefois,malgré cette reconnaissance officielle de lafonction identitaire de l’enseignement del’histoire, le traitement pédagogique de cettedernière demeure encore largement impli-cite, à la discrétion des enseignants et destratégies dont on peut se demander si ellespeuvent réellement permettre l’actualisationde ces visées civiques qui reposent, avouons-le, davantage sur la construction de l’iden-tité que sur sa transmission.

4.1 L’identité sociale entre transmission etconstruction

Un rapide examen de la littérature scienti-fique sur la question des pédagogies les plussusceptibles de favoriser la construction del’identité sociale via la classe d’histoire noussuggère diverses approches, dont les troisexemples suivants 41 : a) l’assimilation desréférences ou encore l’«affiliation», c’est-à-dire la mémorisation des éléments constitu-tifs du récit et l’assimilation de sa trame his-torique ; b) l’« identification», par exemplelors d’un jeu de rôle, où l’élève peut claire-ment s’identifier à un personnage historique,s’en servir comme modèle identificatoire ; c)le jeu successif «d’ouverture et de fermeture»où, par le biais de débats ou de discussions,l’élève peut remettre en question sescroyances et ses conceptions dans la confron-tation à l’autre. Il semble par ailleurs quemalgré l’évocation, dans les ouvrages didac-tiques, de stratégies identitaires aux allures etaux fondements différenciés, la réalité de laclasse s’avère beaucoup plus linéaire.

Si, à l’instar de Ségal, on convient, à proposde l’enseignement de l’histoire, qu’« il n’y estplus question de leçons du passé qui dicteraientles choix politiques d’aujourd’hui, mais de lanécessité d’une solide culture historique pourcomprendre les données des problèmes et lesdifférences entre les situations, les peuples, lescultures » 42, il semblerait toutefois, globale-ment, qu’existe encore partout une forte pré-gnance de la narration, de l’exposé magistral.L’enseignant y est un «raconteur» d’histoire,

38 Laville, Christian, « A l’assaut de la mémoire collec-tive. Discours et pratiques de l’histoire scolaire au tour-nant du XXIe siècle. », Traces, vol. 38, n° 4, 2000, p. 18.39 Voir à ce propos Robert Martineau, « Du patriote aucitoyen éclairé… L’histoire comme vecteur d’éducationà la citoyenneté », dans Robert Comeau et BernardDionne (dir.) A propos de l’histoire nationale, Sillery,Editions du Septentrion, 1999, pp. 37-43.40 Ministère de l’Education, Le programme de formationde l’école québécoise, 1er cycle : le domaine de l’universsocial, Gouvernement du Québec, 2003, p. 2.

41 Tirés de André Jacob, « La participation démocra-tique », dans APEIQ, Education et formation à la citoyen-neté. Guide de références, Montréal, 2002, pp. 71-92.42 André Ségal, « L’éducation par l’histoire » dans Fer-nand Dumont et Yves Martin (dir.), L’éducation, 25 ansplus tard et après ? Québec, IQRC, 1990, p. 245.

170 Le cartable de Clio, n° 4

dans un registre nécessairement plus émotifet très enraciné dans un espace national. L’ap-prentissage de l’histoire y est perçu commeune expérience sensitive.

Par ailleurs, on rencontre parfois des ensei-gnants dont les stratégies sont davantagetournées vers l’universel et misent sur lecomparatisme dans une perspective d’édu-cation à la citoyenneté. Par exemple cellesinvitant l’élève à construire lui-même unrécit, celles favorisant l’apprentissage de ladémarche historique ou d’autres impliquantdes discussions et des échanges de point devue en groupes, ainsi que le recommande leConseil supérieur de l’éducation lorsqu’ilsoutient, par exemple, que l’enseignement del’histoire du Québec et du Canada devait« intégrer des confrontations d’idées et d’inter-prétations des événements » et être le lieu de« l’apprentissage de la délibération, du débat,de la prise de la parole régulée » 43. Toutes cesstratégies devant mener à la construction derepères et de valeurs sont par ailleurs néces-sairement plus centrées sur l’activité del’élève, sur l’exercice de sa raison et le déve-loppement de son autonomie réflexive.

Une question surgit alors, et elle animedepuis quelques mois nos activités derecherche : dès lors que sont utilisées, defaçon concomitante dans diverses classesd’histoire, des stratégies à dominante plutôtémotive et d’autres à dominante plutôtrationnelle, quelle est l’influence de l’emploirespectif de l’un et de l’autre registre sur laconstruction de l’identité sociale des jeunes,étant admis que dans les deux cas, l’ensei-gnement de l’histoire s’inscrit dans le cadredes visées d’un même programme d’études ?

4.2 Deux systèmes d’apprentissageCe problème des stratégies pédagogiquesidentitaires et du registre (émotif ou ration-nel) dans lequel elles s’inscrivent demeure-rait oiseux s’il ne rejoignait pas certains desfondements mêmes de l’apprentissage chezl’humain et conséquemment chez les jeunes.Les recherches récentes sur la cognitionmontrent en effet que les individus seconstruisent des catégories mentales servantnon seulement au traitement de l’informa-tion, mais aussi à la constitution de repèressociaux. Ainsi, Esptein et ses collègues 44 ontmontré que les individus utilisent essentiel-lement deux systèmes de traitement de l’in-formation : un système d’apprentissageexpérientiel et un système d’apprentissagerationnel. Ces deux systèmes fonctionnentparallèlement, avec des dominantes selon lessituations et selon les individus. Le moded’apprentissage expérientiel est basé sur l’ex-périence vécue tandis que le mode rationnel,plus lent, se caractérise par une appréhen-sion distanciée et critique des événements.Ainsi, on peut penser que les individus et,par conséquent les élèves de la classe d’his-toire, utilisent constamment ces deux procé-dés d’analyse et de gestion de l’information.Les travaux d’Esptein ont aussi montré queles individus se réfèrent plus spontanémentau système d’apprentissage expérientiel.

Cette théorie des deux modes dominantsd’apprentissage est intéressante à mettre enlien avec la construction de l’identité socialeen classe d’histoire. Ainsi, en mode expérien-tiel, l’élève effectue une lecture de la réalitévalidée par des croyances implicites le condui-

43 Conseil supérieur de l’éducation, op. cit., p. 44.

44 Samuel Epstein et al., « Irrational Reactions to Nega-tive Outcomes : Evidence for Two Conceptual Systems »,Journal of Personality and Social Psychology, vol. 62, n° 2,1992, pp. 328-339.

Les didactiques de l’histoire 171

sant, dans sa quête identitaire, à un traitementrapide de l’information menant à une actionou un jugement immédiat. Dans le secondcas, l’élève situé en mode rationnel procède àune lecture plus critique, et donc nécessaire-ment plus lente, de la réalité au fil d’unedémarche de justifications logiques, doncd’opérations de traitement de l’informationmenant à une action ou à un jugement dif-féré. Corollairement, on pourrait aussi croire,à l’instar de certains travaux 45, que dans unevisée de construction identitaire, un enseigne-ment à dominante plus émotive sollicite lemode expérientiel des élèves alors qu’unenseignement à dominante plus rationnellemobilise plutôt un mode plus réflexif deconstruction de l’identité, et que dans chaquecas, l’identité qui en est le produit pourraitêtre tout aussi différenciée. C’est en tout casl’hypothèse centrale d’une recherche présen-tement en cours 46, et qui, en réalité, voudraittenter d’illustrer un postulat cher auconstructivisme, à savoir que des rapports dif-férents au savoir génèrent potentiellement desrapports sociaux tout aussi différents.

Le postulat de l’existence de deux registresdominant l’enseignement de l’histoire n’est

pas non plus sans fondements épistémolo-giques. Il rejoint d’une part les conclusionsdes travaux de Jerome Bruner qui postulaitl’existence de deux modes génériques d’ap-préhension de la réalité par les humains, etqu’il désignait de «narratif» et de «paradig-matique» 47. Il rejoint aussi un débat récur-rent au sein de la discipline historique, à pro-pos des modes respectifs de la mémoirecollective et de l’histoire dans la constructionde représentations du passé, et conséquem-ment dans celle de l’identitaire social. Le tra-vail amorcé par Halbwachs 48 a sensiblementcontribué à explorer cette opposition. « Enschématisant l’opposition introduite par Halb-wachs, souligne Volger, la mémoire collective sesituerait entièrement du côté du vécu, de l’af-fectif, du subjectif, avec un déroulement dutemps en flux continu, alors que l’histoire seraitun savoir abstrait, une construction rationnelledu temps et découpée en périodes, privilégiantles changements et les discontinuités » 49. Enoutre, selon Nora, en mobilisant une dialec-tique du souvenir, la mémoire collectivedemeurerait vulnérable à la manipulationpuisque, dans son entreprise de représenta-tion du passé, elle opère toujours une sélec-tion de faits qui sont à l’avantage du groupedont elle fournit les repères identitaires. Al’opposé, en s’attardant à l’élucidation descauses et des conséquences, aux évolutions età la continuité temporelle, l’histoire s’offrecomme une entreprise rationnelle, critique,« qui se met en devoir de traquer en elle ce qui

45 Voir notamment Paul A. Klaczynski, « Analytic andHeuristic Processing Influences on Adolescent Reaso-ning and Decision-Making », Child Development, vol.72, n° 3, 2001, pp. 844-861. De même que certainsouvrages portant sur les styles cognitifs, notamment :Maurice Elias et al., Promoting social and emotional lear-ning. Guidelines for Educators, Alexandria, Associationfor supervision and curriculum development, 1997 ;Carolyn Mamchur, A teacher’s guide to cognitive typetheory & learning style, Alexandria, Association forsupervision and curriculum development, 1996.46 Chantal Provost, L’enseignement de l’histoire et la fonc-tion identitaire: étude des procédés de formation de l’identitécollective. Recherche en cours dans le cadre des exigencesde la Maîtrise en Histoire (didactique), Université duQuébec à Montréal, 2003-2004.

47 Voir notamment Jerome Bruner, «Narrative and Para-digmatic Modes of Thought », dans Learning and Tea-ching : the Ways of Knowing, Yearbook of The NationalSociety for the Study of Education, 1985, pp. 97-115.48 Voir Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de lamémoire, Paris, Albin Michel, 1994 et La mémoire collec-tive, Paris, Albin Michel, 1997.49 Jean Volger, Pourquoi enseigner l’histoire à l’école ?Paris, Hachette, 1999, p. 8.

172 Le cartable de Clio, n° 4

n’est pas en elle, se découvrant victime de lamémoire en faisant effort pour s’en délivrer[…] Elle consiste à s’emparer des objets consti-tués de la tradition […] pour en démontrer lemécanisme et reconstituer au plus près lesconditions de leur élaboration.» 50

Nous pensons qu’il y a là matière à uneréflexion didactique de fond. Si, en effet,comme le souligne Laville, « c’est à l’écolequ’est confiée en priorité l’identité nationale etdans l’école, à l’enseignement de l’histoire toutparticulièrement » 51, l’atteinte des viséesidentitaires portées par les programmesd’études pourrait donc être largement fonc-tion non seulement des stratégies pédago-giques utilisées par les enseignants mais aussidu registre dominant (émotif ou rationnel)que leurs enseignements sollicitent. A l’école,précise Lautier 52, l’histoire s’apprend selonun double mouvement : une compréhensionnaturelle s’apparentant à la mémoire et unemise à distance s’apparentant à l’histoire.Dans le cas d’une compréhension naturelle,la pensée demeure plus spontanée (chaude)basée sur l’émotion et les images. Ce typed’apprentissage conduit à un rapport plusintime au passé et implique un sentiment deresponsabilité, c’est-à-dire un devoir demémoire face aux prédécesseurs. Or, dans lecas de la compréhension par la mise à dis-tance, l’individu doit effectuer un travail cri-

tique et une démarche plus scientifique dansson rapport au passé qui conduit à uneforme de décentration, de distanciation avecle passé, donc non seulement à des rapportsdifférents au savoir mais potentiellement,pensons-nous, à une socialisation et uneidentification différenciées.

4.3 Les registres de l’enseignement del’histoire à l’épreuve de la rechercheempirique

Au-delà de ses fondements théoriques dontnous venons d’expliquer quelques éléments,l’hypothèse retenue dans le cadre de nos tra-vaux exploratoires en cours trouve certainesassises empiriques. L’analyse comparative desrésultats de deux recherches récentes sur l’effetdes stratégies pédagogiques utilisées dans lecontexte d’un cours d’histoire nationale ausecondaire servira à illustrer notre propos. Ils’agit d’une première enquête menée parHamer 53 aux Etats-Unis en 1999 et uneseconde, conduite encore plus récemment parMcCully et son équipe54 en Irlande. Non seu-lement ces recherches visaient à décrire lespratiques enseignantes mais aussi à en évaluerle résultat auprès des élèves, d’où notre intérêt.Dans le premier cas ont été examinées par lechercheur les caractéristiques d’une approchedite ‘folklorique’ de l’enseignement de l’histoirenationale, ses finalités ainsi que les résultatsobtenus auprès des élèves. L’«approche folklo-rique» soutient que le propre répertoire de récitspersonnels de l’enseignant constitue un facteurnon négligeable d’identification pour les élèves.

50 Pierre Nora, « Entre Mémoire et Histoire. La problé-matique des lieux ». Dans Les lieux de mémoire. I. LaRépublique, Paris, Gallimard, 1984, p. xxi.51 Christian Laville, « Le loup et le clocher : Histoire etenseignement de l’histoire au Canada XIXe-XXe siècle »,dans François Audigier et al. (dir.), Enseigner l’histoire etla géographie, un métier en constante mutation. Paris,A.N.D.P, 1992, p. 10.52 Nicole Lautier, « Les enjeux de l’apprentissage de l’histoire », Perspectives documentaires en éducation, 53,2001, pp. 5-11.

53 Lynne Hamer, « A folkloristic approach to understan-ding teachers as storyteller », Qualitative studies in edu-cation, vol. 12, n° 4, 1999, pp. 363-380.54 Allan McCully et al., « Don’t Worry, Mr. Trible, WeCan Handle It ». Balancing the Rational and the Emo-tional in the Teaching of Contentious Topics, TeachingHistory, n° 106, 2002, pp. 6-12.

Les didactiques de l’histoire 173

Notons qu’à ce titre, cette approche renvoie lelecteur à d’autres études en éducation s’étantattardé aux implications d’un discours per-sonnel sur la construction des savoirs 55.

Dans la seconde recherche, McCully et sescollègues se sont penchés sur les activitésd’une classe d’histoire où dominaient l’en-quête et le traitement d’informations ainsique la considération et la confrontation deplusieurs points de vue sur un épisode

controversé de l’histoire nationale irlan-daise 56.

L’analyse comparative des résultats rapportésdans les deux cas sous l’angle des stratégiespédagogiques, des finalités éducatives pour-suivies et des résultats de cet enseignement apermis d’établir les premières assises empi-riques de la recherche en cours et d’orienter laconstruction des outils de collecte d’informa-tions. Le tableau suivant en résume l’essentiel :

55 Voir notamment Jay Lemke, « Personal Narrative andAcademic Discourse: Tools for Making Meaning », Libe-ral Education, vol. 78, 1992, pp. 28-33.56 Il s’agit de l’Insurrection de Pâques, dont l’enjeu étaitl’autonomie de l’Irlande face à l’Angleterre.

Recherchesource

Une classe d’histoire nationale aux Etats-Unis(Hamer, 1999)

Une classe d’histoire nationale enIrlande (McCully et al., 2001)

Registredominant

Emotif Rationnel

Stratégiepédagogique

L’approche « folklorique »Description de la tâche de l’enseignant :1. L’enseignant consacre la période de cours à un exposé

oral.2. L’enseignant utilise ses propres expériences personnelles

(discours personnel).3. Use de familiarité avec l’expérience personnelle des

élèves.4. Etablit des liens avec des événements récents.5. Médiation de plusieurs types d’histoire : (des genres nar-

ratifs : légendes, expériences personnelles, anecdotes).

L’approche « Present to past to present »1. Exposé oral de l’enseignant, visionner

extrait film et lire des critiques dans lesjournaux. But : explorer la notion d’inter-prétation.

2. Visionner 2 extraits film et remplir untableau comparatif,discussion en groupe.

3. Recherche sur CD-Rom, activité d’en-quête en équipe.

4. Rédaction d’un essai et prise de positionsur une question.

Finalités éducatives

L’enseignant: l’enseignement est perçu comme une perfor-mance, un dialogue de genres narratifs et des différentesfonctions communicatives (répétition, analogie). L’ap-proche narrative devrait être intégrée au curriculum.L’apprenant: intégrer son histoire personnelle et locale àl’histoire nationale, surtout en milieu pluriethnique. Distin-guer les genres narratifs (esprit critique).

L’enseignant: un arbitre neutre, guide, pré-sente et oriente les activités. Il assure unepartie des exposés théoriques.L’apprenant: face à un sujet controversél’élève doit développer son objectivité, sonesprit critique. Développer une compréhen-sion historique supportant ses valeurs culturelles et politiques.

Résultats de cet enseignement

Les « histoires » racontées par l’enseignant ne sont pas per-çues comme faisant partie de la discipline historique.Le passé : des émotions, des souvenirs, la perceptionhumaine (de l’ordre de la mémoire). Les élèves se rappellentdavantage des anecdotes de l’enseignant.L’histoire, est un ensemble de dates et de faits à apprendrepar cœur. Elle s’apprend à l’école et dans les livres. Elle estdétachée de l’expérience humaine et des émotions.

Les élèves affirment avoir pu se former uneopinion, mais la réaction émotive face àl’événement demeure.Les élèves reconnaissent qu’ils ont réfléchi,sans changer totalement leurs positions dedépart, ils constatent une ouverture.Meilleure compréhension des enjeux duprésent.

174 Le cartable de Clio, n° 4

manifestent une ouverture non perceptibledans leurs conceptions de départ, sans quetoutefois ait été occultée dans le cours de leurdémarche la dimension affective.

La comparaison des deux cas de figuredécrits par Hamer et McCully, et qui illus-trent éloquemment la réalité de la polarisa-tion des registres dans les stratégies pédago-giques utilisées par les enseignants d’histoire,laisse à penser d’une part qu’une connais-sance plus fine des effets réels sur laconstruction de l’identité sociale des élèvespourrait apporter un éclairage important surl’actualisation des visées de constructionidentitaire des programmes d’histoire 57.Mais, d’autre part, elle suggère en mêmetemps que la connaissance par l’enseignantde la dominante émotive ou rationnelle quianime sa pratique pédagogique et surtout del’effet potentiel respectif de chacun de cesregistres sur la construction de l’identitésociale des jeunes peut constituer des savoirsprofessionnels essentiels, dans la mesure oùla réflexion sur de telles questions s’arrimeaux préoccupations de la présente réformeéducative en cours au Québec.

Dans la recherche de Hamer, l’enseignantconsacre la période entière à raconter unehistoire largement alimentée par ses expé-riences vécues. Il y a donc un fort investisse-ment personnel de l’enseignant dans sonpropre discours qui colore le récit historiqueofficiel au moyen de mythes, de légendes etd’anecdotes. Du point de vue de la formationidentitaire, l’objectif visé est qu’à l’image del’enseignant, l’élève puisse investir sa proprehistoire personnelle de l’histoire nationaleaméricaine. L’élève doit créer sa place dans letemps et dans l’espace par le récit. A terme,les élèves ayant été soumis à ce type d’ensei-gnement se reconnaissent davantage dans lesanecdotes personnelles de l’enseignant quedans l’histoire officielle, celle de leur manueld’histoire. Ce faisant, il s’opère aussi un cli-vage entre le passé, perçu ici par les élèvescomme un bagage de souvenirs et d’émo-tions et l’histoire, détachée de l’expériencehumaine et généralement perçue comme uncontenu à apprendre par cœur. Les repères del’identité sociale prennent ici leur sourcedans le discours personnel de l’enseignant.

La recherche de McCully et son équipes’étale sur plusieurs rencontres. Essentielle-ment, par des activités d’enquête et de traite-ment de l’information, par la considérationde plusieurs opinions sur le thème à l’étude,par des discussions et par l’invitation àprendre position, l’enseignant cherche àdévelopper une pensée critique chez lesélèves. D’un point de vue identitaire, on viseà développer une compréhension historiquedes événements et, par là, amener les élèves àrevoir leurs valeurs et leurs croyances poli-tiques à la lumière du questionnement effec-tué. Au terme de leur démarche, il appert queles élèves ont pris conscience de leur propreprocessus de réflexion. Ils ont pris position et

57 De tels travaux ne sont pas sans rappeler les préoccu-pations de Ronald W. Evans sur la pratique des ensei-gnants d’histoire et ses répercussions sur la visionqu’ont les jeunes de la société et du devenir collectif. Cedernier avait en effet constaté que parmi divers stylesd’enseignement, les deux types ayant le plus d’impactsur la conception des élèves de l’histoire du collectif etdes enjeux sociaux correspondaient à l’enseignant« raconteur d’histoires » et l’enseignant « scientifique ».

Les didactiques de l’histoire 175

CONCLUSION

Très peu de recherches ont été menées sur lelien entre l’enseignement de l’histoire et laconstruction de l’identité sociale, et encoremoins sur les pratiques et stratégies pédago-giques qui pourraient lui être favorables.Pourtant, les colloques, débats et publica-tions sur la problématique de l’identité dansle contexte de la mondialisation n’ont pasmanqué depuis vingt ans. Au-delà des idéesreçues sur la fonction identitaire tradition-nelle de l’histoire, la recherche en cours, dontil a été fait état dans ce texte, veut insister surla prise en compte des nouveaux contextesdans lesquels s’inscrit cette question, surl’examen des registres – donc des rapportsau savoir – qui en dominent les pratiques etles rapports sociaux qu’ils induisent poten-tiellement sous la forme de profils identi-taires. Ce faisant, elle veut rappeler que sil’identité collective est à la fois sujet et objetde l’histoire, l’enseignement de l’histoire enest le vecteur privilégié de construction endémocratie.

176

Dès le lendemain des attentats de Casa-blanca, le 16 mai 2003, le système éducatifmarocain a été la cible de nombreuses cri-tiques notamment en matière d’éducationreligieuse (pour son esprit d’intolérance, sadéficience en matière de formation intellec-tuelle critique, etc.). Il faut préciser ici que laréforme de ce système est en cours, à l’excep-tion de l’enseignement supérieur, et ne com-mencera à entrer en vigueur que cette année.

Il y a plus de deux ans, interpellant, sur lescolonnes d’un quotidien marocain, les res-ponsables de l’Education Nationale qui s’en-gageaient alors dans la réforme de notre sys-tème éducatif, je soulignais que « larationalité que développe la fonction critiquede l’histoire est le meilleur antidote contretoutes les formes d’extrémisme», et, emboîtantle pas à Christian Laville et Robert Martineau(1998), j’appelais à un enseignement de l’his-toire qui prenne en charge les deux fonctionséducatives, identitaire et critique, de façon à :

« préparer l’élève à devenir un citoyenouvert au changement, un citoyen militantpour la démocratie, un citoyen maîtrisantla pensée critique, un citoyen capable demise en perspective, un citoyen ouvert sur

QUELLES RÉALITÉS DIDACTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIENNE DANS L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE AU MAROC?

MOSTAFA HASSANI IDRISSI, FACULTÉ DES SCIENCES DE L’EDUCATION, RABAT 1

les autres, un citoyen qui construit sonidentité et choisit ses appartenances, uncitoyen apte à se libérer ou à se ressourcer dela mémoire » (Hassani, 2001).

Aujourd’hui, plus que jamais, le citoyen dontle Maroc a besoin pour consolider la démo-cratie et la modernité « n’est pas tant celui quisait que celui qui pense et qui peut mettre àcontribution les ressources de ses connaissancesdans d’autres situations que celles des appren-tissages scolaires. Ce qui est formateur, c’estd’apprendre à penser l’histoire, comme le fontles historiens » (Martineau 1999, p. 23). La« partition majeure » de l’histoire ne se jouepas dans les savoirs historiques mais dansleur mode de construction, c’est-à-dire dansla pensée historienne.

Exercer l’élève à une telle pensée, c’est déve-lopper chez lui trois compétences :– celle d’interroger les faits sociaux dans

une perspective historique ;– celle de construire des réponses argumen-

tées ;– celle de construire une conscience citoyenne

éclairée.

Qu’en est-il alors de cette pensée historienneet de ces compétences dans l’enseignementsecondaire au Maroc ? Notre investigationvise à évaluer l’importance de la pensée his-torienne aussi bien en classe que dans les

1 Communication donnée à la Conférence de la SociétéInternationale pour la Didactique de l’Histoire, Tutzing,15-18 Septembre 2003.

Le cartable de Clio, n° 4 – Quelles réalités didactiques de la pensée historienne au Maroc? – 176-192

Les didactiques de l’histoire 177

manuels et les textes officiels qui oriententl’enseignement de l’histoire au Maroc auniveau du cycle secondaire.

La distinction des trois niveaux de sollicita-tion de la pensée historienne en classe d’his-toire faite par Robert Martineau et ChantalDéry (2002, p. 117) guidera notre lecture :

– un premier niveau où les activités d’initia-tion à la pensée critique se traduisent pardes exercices ponctuels pouvant donnerlieu à une démarche d’apprentissage ; maisl’absence de problème et de raisonnementécarte toute démarche historique ;

– un deuxième niveau où les activités d’ini-tiation à des habiletés liées à la pensée his-torique se traduisent par des tâches ou desexercices ponctuels d’apprentissage. Cesactivités, souvent morcelées, font appel àdes habiletés intellectuelles associées autravail de l’historien. La démarche d’ap-prentissage est possible sans raisonementni problème ;

– un troisième niveau où les démarches de« raisonnement historique » visent à ame-ner les élèves à résoudre des problèmeshistoriques en suivant le cheminement dela pensée historique : du problème auxquestions, aux hypothèses, à la collecte dedonnées dans des sources critiquées, autraitement avec la perspective du temps, àune conclusion.

Par ailleurs, nous tenterons, à la fin de notreinvestigation, d’éclairer cette lecture parl’évolution sociopolitique du Maroc. C’estqu’avec Pierre-Philippe Bugnard, nous par-tageons l’idée qu’il y a une corrélation entreniveaux de sollicitation de la pensée histo-rienne et degrés de démocratisation de lasociété en question :

« Plus les finalités de la société dans laquellese tient l’école seront profanes, libérales,démocratiques… plus les plans d’étudeschercheront à y développer les niveaux de lapensée autonome et critique ; plus les finali-tés seront attachées aux valeurs autori-taires, hiérarchiques, d’ordre… plus ils prô-neront l’inculcation de valeurs et de savoirsstandardisés en privilégiant les niveaux dela mémorisation et de l’application. Bienévidemment, la poursuite de finalités cri-tiques passe par l’appréhension de savoirsétablis et socialement agréés. Tout simple-ment, cela ne constitue pas la fin en soi del’instruction. » (Bugnard, a).

Aussi notre interrogation sur les réalitésdidactiques de la pensée historienne dansl’enseignement secondaire au Maroc est-elleune manière de nous interroger sur lesoptions de la société marocaine d’aujour-d’hui, tiraillée entre tradition et modernité,entre autoritarisme et démocratie.

I. LES INSTRUCTIONS OFFICIELLES (I. O.)

L’enseignement de l’histoire au Maroc aconnu, au niveau du cycle secondaire, troisréformes curriculaires significatives : celle de1973, celle de 1987 et celle de 2002 dont l’ap-plication commence à peine. Quelle évolu-tion les Instructions Officielles en matière depensée historienne reflètent-elles ?

A. La réforme de 1973 est la plus importanteque l’enseignement de l’histoire ait connuedepuis l’indépendance du Maroc en 1956. Elles’inscrit dans les efforts d’aménagement desprogrammes pour faire de l’école au Marocune école marocaine. Aussi la préoccupationessentielle de la réforme est-elle plus d’ordre

178 Le cartable de Clio, n° 4

identitaire que d’ordre pédagogique. Ainsi,l’objectif majeur de la réforme est d’élaborer« un programme d’enseignement d’histoiregénérale vu sous l’angle marocain» et non pas«une version marocaine de programmes euro-péens» (Hassani, 1984).

Les Instructions Officielles qui accompa-gnent les programmes d’histoire en 1973 ontfait l’objet d’un examen critique dans denombreuses études. Reprenons brièvementleur analyse du point de vue de la questionqui nous préoccupe.

Les I.O. de 1973 fixent des « objectifs péda-gogiques » très ambitieux pour les leçonsd’histoire : elles contribuent activement à laformation intellectuelle et morale ; ellesdéveloppent les concepts de temps ; édu-quent à la mémoire ; s’appuient sur l’espritd’observation et de critique ; forment l’espritscientifique par le développement de l’espritd’objectivité, d’abstraction et de relativité ;développent l’aptitude à l’analyse, la compa-raison la déduction, etc.

Aucune logique ne fonde la classification deces objectifs. Sous l’influence de la pédagogiepar objectifs, les premières recherches maro-caines en didactique de l’histoire ont soumisces I.O. à une critique rigoureuse relevantson « vocabulaire vague et imprécis devantlequel l’enseignant risque d’être totalementdésorienté » (Tamer, 1981, p. 79), vocabulairequi ne s’appuie sur aucune définition opéra-tionnelle aidant à leur identification et à leurévaluation. L’éclairage épistémologique del’histoire et les apports récents de la didac-tique nous conduisent aujourd’hui à direque c’est l’absence de référence à unedémarche historienne problématisante quiprive ces objectifs d’un référent susceptible

de structurer et d’ordonner les opérationsintellectuelles dans le sens d’une construc-tion de l’histoire.

Mais que prévoient ces I.O. pour parvenir àces objectifs ?

Pour les atteindre, les I.O. de 1973 tablentd’abord sur « les leçons d’histoire ». Celles-ci« contribuent activement à… ». Les vertuspédagogiques semblent intrinsèques ausavoir : il suffit d’enseigner pour former. Ellestablent ensuite sur les enseignants pour« éveiller la pensée des élèves, développer leurintelligence, les habituer à l’observation pré-cise, à la déduction abstraite, à la critiquesaine et au travail organisé en adoptant lesméthodes pédagogiques actives » (I.O., 1973).

Mais en quoi consistent ces méthodes selonles I.O. ? Elles sont d’abord définies par leurcontraire : « en aucun cas la leçon d’histoire nedoit se transformer en une énumération dedates, d’évènements, de statistiques et de nomsde personnages ou de pays que les élèvesoublient vite ». La leçon ne doit : « nullementprendre l’allure d’un monologue ou d’uneconférence que les élèves écouteraient passive-ment » (I.O., 1973). Elles sont ensuite défi-nies par un certain nombre de caractéris-tiques : le recours au « dialogue » et à« l’échange » avec les élèves pour les faire« participer à la conduite de la leçon » et àl’élaboration du résumé, ainsi que pour leurpermettre d’exprimer leurs opinions ;l’adoption d’une méthode interrogative quiprenne appui sur ce que les élèves savent ousur des documents, « chaque fois que l’occa-sion le permet ».

Ainsi quelle(s) conception(s) de l’apprentis-sage les I.O. de 1973 véhiculent-elles ?

Les didactiques de l’histoire 179

A première vue, on décèle dans ces instruc-tions des ingrédients puisés dans l’empi-risme (rôle important du professeur dansl’organisation du savoir), l’idéalisme (réfé-rence à ce que savent les élèves) et leconstructivisme (rôle médiateur du profes-seur dans la dialectique qu’il veut établirentre élève et savoir). Mais un examenapprofondi nous permet de dire que c’est lanature de la connaissance à laquelle on veutaboutir qui permet de trancher cette ques-tion. Les I.O. de 1973 véhiculent, en fait, unethéorie descriptive de la connaissance quiappelle en priorité une conception empiristede l’apprentissage et la mobilisation d’unepédagogie essentiellement transmissive, ouau mieux une pédagogie de la découverte. Iln’y a pas une intention clairement expriméede faire apprendre, par la pratique, ladémarche historienne. L’objet de l’apprentis-sage est toujours le « programme-contenu »,détaillé par les textes et les manuels officiels.Le dialogue ou les documents éventuels sontsollicités pour s’assurer que les élèves assimi-lent ce savoir auquel ils participent.

En conclusion, nous pouvons dire que lesI.O. de 1973 se placent au mieux au premierdes trois niveaux de sollicitation de la penséehistorienne en classe d’histoire : un premierniveau où les activités d’initiation à la penséecritique se traduisent par des exercices ponc-tuels pouvant donner lieu à une démarched’apprentissage mais où l’absence de pro-blème et de raisonnement écarte toutedémarche historique.

B. La réforme de 1987, réaménagée en 1994,introduit la Pédagogie Par Objectifs (P.P.O.)dans l’enseignement secondaire au Maroc.Cette introduction a été précédée, depuis lesannées 70, par des séjours de formation d’un

certain nombre de didacticiens marocains,au Canada et en Belgique notamment, à unmoment où la P.P.O. avait le vent en poupedans ces pays. Elle a également été précédéepar des cycles de formation de professeurs etd’inspecteurs de l’enseignement secondaireà la Faculté des Sciences de l’Education ouau Centre de Formation des Inspecteurs deRabat. Elle semble surtout répondre auxbesoins suscités par la réforme des examensdu baccalauréat passant d’un examenunique, au terme des études secondaires, àplusieurs sessions d’examens associées à descontrôles continus tout au long du secondcycle de l’enseignement secondaire.

Ce besoin de gestion des examens a été à l’ori-gine, nous semble-t-il, de cette réforme et desI.O. qui la traduisent. Celles-ci reflètent claire-ment les principes de la P.P.O. tels qu’HenriMoniot (1993, p. 126) les a énumérés :

– une prévision exhaustive de l’enseigne-ment, allant des objectifs les plus géné-raux aux objectifs les plus spécifiques,qu’ils soient d’ordre cognitif, affectif oupsychomoteur ;

– une rigueur dans l’énoncé des objectifsgénéraux, spécifiques ou opératoires ;

– l’élaboration d’une gestion pédagogiquecohérente ;

– la définition explicite des objectifs.

L’apport principal des I.O. de 1987, c’estqu’elles ne considèrent pas les vertus intel-lectuelles de l’enseignement de l’histoirecomme intrinsèques au savoir historique,mais plutôt comme le résultat d’une posturedidactique que tout enseignant doit oudevrait adopter : « Entre les grandes finalitésde l’histoire à haute altitude et le projet unpeu trop court de tout simplement « traiter le

180 Le cartable de Clio, n° 4

programme », il y a un espace de choix, d’in-tentions, d’attentions : à la faveur de telleséquence, qu’est-ce que je vais plus particuliè-rement viser, pourquoi, et comment vais-jem’y prendre pour rendre cette intention effi-cace et sa réalisation manifeste, commentvais-je enchaîner au mieux mes diverschoix ? » (Moniot, 1993, p. 131).

Les orientations pédagogiques des I.O. de1987, nettement plus étoffées que celles de1973, semblent soucieuses d’aider les profes-seurs à organiser leur travail depuis la défini-tion des objectifs jusqu’à l’évaluation de leurréalisation. Cela se traduit-il pour autant parune sollicitation plus grande de la penséehistorienne ?

Les I.O. de 1987, et surtout celles de 1994,soulignent l’importance des documents his-toriques dans l’enseignement de l’histoire :« ils favorisent une présence active de l’élèvequi devient de ce fait partie prenante dansl’enseignement-apprentissage ; ils rapprochentl’élève du contexte historique étudié et lui per-mettent de comprendre le vocabulaire et lesmentalités de l’époque ; ils permettent à l’élèvede s’exercer à des opérations intellectuellesimportantes dans le cadre de l’analyse, la syn-thèse et l’évaluation, et offrent au professeur lapossibilité de concrétiser des objectifs opéra-tionnels développant chez l’élève les compé-tences évoquées» (I.O., 1994). Elles rappellentau professeur la démarche d’explication detextes historiques tout en précisant la néces-sité d’instrumentaliser ces textes en fonctiondes objectifs opérationnels, ou des habiletésintellectuelles, programmés dans une leçondonnée.

L’usage des documents historiques est égale-ment sollicité pour contourner la difficulté

des élèves à comprendre le passé et lesconcepts historiques trop abstraits. Néan-moins cet usage est toujours au service de laleçon : pour établir le dialogue avec les élèves,pour en déduire des informations de laleçon, pour compléter les informations de laleçon, pour illustrer et argumenter et enfinpour évaluer le travail des élèves et leur degréd’assimilation.

Avec les I.O. de 1987 ou de 1994, il apparaîtqu’il y a une volonté manifeste de rationali-ser le travail de l’enseignant et de le rendreplus soucieux d’atteindre des objectifs. Unrapide recensement de ces objectifs révéle-rait cependant qu’ils relèvent davantage ducognitif que de l’affectif ou du psychomo-teur. Tout l’arsenal pédagogique mobilisé apour souci principal que l’élève soit, à l’issuede l’année scolaire, capable de connaître leséléments du programme. N’allons pas jus-qu’à répéter avec Moniot : « Tant de cheminapparent pour être resté, en fait, au point dedépart ! » (1993, p. 129).

Même si le programme-contenu reste lapréoccupation essentielle de cette P.P.O., lesmoyens pour y parvenir changent et leseffets sur l’apprentissage ne peuvent êtreidentiques à ceux d’une pédagogie transmis-sive. Aussi, il nous apparaît que les I.O. de1987, comme celles de 1994, se situent audeuxième niveau de sollicitation de la pen-sée historienne : un deuxième niveau où lesactivités d’initiation à des habiletés liées à lapensée historique se traduisent par destâches ou des exercices ponctuels d’appren-tissage. Ces activités, souvent morcelées,font appel à des habiletés intellectuellesassociées au travail de l’historien. Ladémarche d’apprentissage est possible maissans « raisonnement » ni problème.

Les didactiques de l’histoire 181

C – La dernière réforme, celle de 2002, encours d’application, a été précédée et prépa-rée par la Charte Nationale d’Education etde Formation émanant de la CommissionSpéciale Education et Formation (2000) etpar le Document Cadre sur les Choix et lesOrientations Pédagogiques. Le fruit de cetteréforme est venu sous la forme d’un curricu-lum qui déclare se démarquer des pro-grammes-contenus précédents, adopter l’ap-proche par compétences, se référer à l’apportde la didactique d’histoire et à son épistémo-logie et développer l’autonomie des appre-nants en les mettant dans des situations deconstruction de la connaissance et d’acquisi-tion d’habiletés. Mais quelles innovationsapporte-t-il en matière de sollicitation de lapensée historienne ?

Soulignons tout d’abord que, pour la pre-mière fois, les I.O. font référence à « la didac-tique d’une discipline qui reflète le renouvelle-ment épistémologique que connaît l’histoiresavante dans son objet, ses outils et ses conceptsstructurants ». Elles appellent à «organiser laconnaissance historique de façon à ce quel’apprenant puisse la comprendre, l’acquériret l’utiliser dans de nouvelles situations». Ellesrappellent que l’histoire est une discipline quinécessite « le recours à la raison et la maîtrisedes ressorts de la pensée historienne». C’estpourquoi, indiquent les I.O. de 2002, il fautmettre l’accent «davantage sur le processus deproduction de la connaissance historique quesur le produit de cette connaissance et favoriserl’autonomie de l’apprenant par l’acquisitiondes outils méthodologiques pour questionnerl’histoire avec un esprit critique».

Un tableau sur les composantes de l’histoireéclaire le lecteur sur les grands domaines decette discipline, ses concepts structurants, sa

méthode, ses moyens d’expression et sesproduits. Arrêtons-nous à la méthode histo-rique. Elle est définie comme le processusadopté pour l’étude d’une partie de la réalitédu passé et ce, à travers l’identification, l’ex-plication et la synthèse.

L’identification est définie comme un pro-cessus qui donne du sens aux données histo-riques, contribuant ainsi à les décoder et àles comprendre.

L’explication, quant à elle, est considéréecomme un processus d’interprétation desdonnées historiques qui met en valeur lesrégularités, les tendances, les corrélations etles mouvements profonds.

La synthèse, enfin, est présentée comme leprocessus par lequel on identifie une relationentre la partie et la totalité ou le contraire, etaussi par lequel on passe du particulier augénéral.

Ces trois opérations intellectuelles sont pré-sentées ensemble, l’une après l’autre, maissans aucun lien entre elles. Cette désarticu-lation s’explique par l’absence de touteréférence à la problématique dans cetableau. Aussi le processus de constructionde la connaissance historique n’y apparaît-ilpas.

Pourtant, la référence à certains aspects de laproblématique n’est pas absente du curricu-lum de 2002.

D’abord, au niveau des objectifs généraux del’enseignement de l’histoire, les I.O. de 2002fixent des objectifs liés aux outils d’acquisi-tion de la connaissance dont celui d’interro-ger l’histoire :

182 Le cartable de Clio, n° 4

– développer les habiletés de la pensée critique ;

– la précision dans l’observation et l’exploi-tation des documents par le moyen d’uneméthode rigoureuse ;

– l’acquisition des outils méthodologiquespour interroger l’histoire ;

– la capacité d’analyse, de choix et d’organi-sation des données historiques.

Ensuite, l’exposé des compétences termi-nales est centré exclusivement sur des com-pétences d’ordre méthodologique, dontcelles qui consistent à poser un problème :– acquérir des concepts historiques ;– aptitude à poser un problème à résoudre

à partir d’une situation historique et àsélectionner les informations pertinentes ;

– aptitude à contextualiser des sources, à lesanalyser et à les critiquer à partir d’unequestion ;

– aptitude à pratiquer la méthode historiquepour étudier des événements historiquessous l’angle des concepts structurant ladiscipline.

Les objectifs généraux et les compétencesterminales présentent la méthode historiquede façon plus complète que ne le fait letableau sur les composantes de l’histoire.Remarquons toutefois que l’hypothèse n’estmentionnée à aucun moment.

Par ailleurs, le curriculum d’histoire quicouvre trois niveaux de l’enseignement (pri-maire, collège et lycée) présente pourchaque année un programme en troisvolets : compétences, contenus, stratégiesd’enseignement-apprentissage. Les compé-tences d’ordre méthodologique font l’objetd’une attention manifeste mais de façonfragmentée.

Certes, dans l’esprit des concepteurs du cur-riculum d’histoire de 2002, il est toujoursquestion de pensée historienne mais celle-ciest-elle pour autant «réductible à ses élémentsconstitutifs » ? Nous partageons avec RobertMartineau et Chantal Déry un avis contraire.En effet :

«A quoi bon poser des questions si on n’a pasl’intention d’y répondre? Pourquoi formulerdes hypothèses qui ne serviront pas? Peut-onaccepter des faits non attestés par des docu-ments? Pourquoi faire la synthèse de don-nées historiques que l’on n’a pas cueilliesdans le cadre d’une problématique ? Quefaire avec un thème d’étude non «probléma-tisé », sinon d’en mémoriser les connais-sances factuelles qui lui sont associées ? »(2002, p. 118).

La pensée historienne est une compétencequi exige une pratique globale. La maîtrised’une telle compétence ne peut être le résul-tat automatique d’activités intellectuelles« fragmentées et décontextualisées ».

Que conclure à propos des I.O. de 2002 ?Sommes-nous au niveau trois de la sollicita-tion de la pensée historienne ou simplementau niveau deux ? Il apparaît nettementqu’avec ces I.O., nous sommes au niveau leplus élevé en matière de sollicitation de lapensée historienne dans l’histoire des curri-culums marocains. Mais, l’approche globalefaisant défaut, nous pensons placer ces I.O. àun niveau intermédiaire entre le deux et letrois : un troisième niveau où les démarchesde « raisonnement historique » visent à ame-ner les élèves à résoudre des problèmes his-toriques en suivant le cheminement de lapensée historique. C’est-à-dire du problèmeaux questions, aux hypothèses, à la collecte

Les didactiques de l’histoire 183

de données dans des sources critiquées, autraitement avec la perspective du temps, àune conclusion.

Nous constatons donc une réelle évolutiondes I.O. de 1973 à 2002 en matière de sollici-tation de la pensée historienne. Cette évolu-tion conduira-t-elle à des changements auniveau de l’écriture des manuels d’histoire etde la pratique de l’histoire en classe ? Il estencore tôt pour répondre à cette question.Les nouveaux manuels ne commenceront àparaître qu’à partir de l’année 2004. Les I.O.de 2002 ne sont pas encore diffusées et nepeuvent avoir un quelconque impact sur lapratique des enseignants. Aussi nous rési-gnons-nous à étudier ce qui existe, et nonpas ce qui ne tardera pas à exister, tant auniveau des manuels qu’au niveau de la pra-tique en classe.

II. LES MANUELS D’HISTOIRE

Commençons par l’examen des manuelsd’histoire.

Il est certain que les premiers manuels d’his-toire du Maroc indépendant sont desmanuels qui ont été publiés sous l’égide duMinistère de l’Education Nationale (MEN)après le processus d’arabisation que l’ensei-gnement de cette discipline a connu audébut des années 70.

Toutefois à la veille de cette arabisation (findes années 60 et début des années 70), etpour pallier l’absence de manuels, un groupede professeurs de l’enseignement secondaireet supérieur, Français et Marocains, a prisl’initiative de doter les professeurs et lesélèves de deux types d’ouvrages didactiques :

des Cahiers d’histoire pour les classes du pre-mier cycle et des Recueils de textes pour lesclasses du second cycle.

L’analyse de ces ouvrages offre un intérêtindéniable pour la compréhension del’orientation didactique prise par les pre-miers manuels officiels qui ont accompagnél’arabisation de l’enseignement de l’histoire.

Au premier cycle, le Cahier d’histoire estconçu par ses auteurs pour être « un guide,l’occasion pour chaque maître d’effectuer avecses élèves un travail vivant de réflexion et deméthode, premier but en définitive de l’ensei-gnement de l’histoire ». Le Cahier d’histoireprésente chaque leçon en deux pages : la pagede droite vise à «apporter aux élèves l’essentielde ce qui doit être connu et compris. Ce« résumé »… les dispense en même temps de ladictée d’un tout autre résumé » ; la page degauche, réservée aux documents, veut rendrepossible « un enseignement vivant et concret »et ce, en montrant aux élèves « la matièrevivante de l’Histoire en mettant à leur disposi-tion des petits textes simples et faciles à lire ».En dispensant le professeur de dicter unrésumé aux élèves, les auteurs des Cahiersd’histoire veulent laisser plus de temps « auxidées peu à peu découvertes dans le dialogue etla collaboration continuelle professeurs-élèves », idées que l’élève retrouve « parfaite-ment rédigées » dans la page de droite (2e et 3e

A.S., 1970-1971).

Au second cycle, les Recueils de textes veulent« initier l’élève à une véritable explication detexte méthodique et formatrice pour l’esprit ».Par ces recueils, les auteurs visent trois buts :– « pallier pour l’élève le manque de manuel

en lui apportant pour chaque grandepériode de l’histoire la trame des princi-

184 Le cartable de Clio, n° 4

paux événements par des introductionsgénérales à chaque chapitre et particulière-ment à chaque groupe de textes. L’élève pos-sède ainsi grâce à quelques phrases une vuesynthétique de tel ou tel événement, de telou tel phénomène historique, une vue syn-thétique que viendra expliquer et analyserle cours du professeur ;

– apporter pour chaque chapitre et chaquegrande idée une documentation importantesouvent difficile à réunir. La présence decette documentation permettra d’illustrerles cours ; le professeur se rappellera tou-jours en effet qu’un texte, même très bref,vaut souvent beaucoup mieux que de longsdéveloppements magistraux ;

– initier l’élève à la lecture, à la compréhen-sion de textes et de document divers, luimontrer en somme ce qu’est la science his-torique ; comment elle se fait, comment ellese construit. » (1970)

Quel usage sera-t-il fait de ces textes et de cesdocuments ? « Quelquefois, il s’agira seule-ment d’illustrer un cours : un texte même trèsbref vaut souvent beaucoup mieux que delongs développements magistraux. Le plus sou-vent, le texte sera le support du cours, il enconstituera l’armature et en donnera les lignesdirectrices. Le cours ne saurait pour autantdisparaître totalement : « des vues d’ensembleavec mise en place d’une trame de faits » res-tant toujours nécessaires, afin d’empêchertoute confusion ou verbalisme ». (1969)

Il ressort de cette présentation que lesCahiers d’histoire et les Recueils de textes assi-gnent à l’enseignement de l’histoire unefonction essentiellement critique, « une fonc-tion de réflexion et de méthode » par l’initia-tion de l’élève à « ce qu’est la science histo-rique ; comment elle se fait, comment elle se

construit ». Cette initiation, inspirée de laméthode positiviste, est cependant centréesur l’explication de textes historiques plutôtque sur la résolution de problèmes histo-riques. Il en ressort aussi qu’aucune réfé-rence à la fonction identitaire n’apparaîtdans ces premiers ouvrages didactiquesd’histoire.

Avec l’arabisation de l’enseignement de l’his-toire sont publiés les premiers manuels offi-ciels. Il serait fastidieux d’analyser dans ledétail tous les manuels qui ont été publiésdepuis. Nous pensons pouvoir émettre à leursujet deux ordres d’observations générales :l’un concernant la légitimité scientifique desconnaissances qu’ils transmettent dans lechamp scolaire ; l’autre concernant la perti-nence de leur démarche didactique pour lesobjectifs à atteindre (Hassani, 1983 et 1996).

La légitimité scientifiqueEn ce qui concerne la première exigence,soulignons que la transposition didactiquene puise dans l’histoire savante que ce quis’adapte aux impératifs d’éducation civique.Les multiples recherches sur l’histoire duMaroc, apparentées souvent à la nouvellehistoire, n’ont pas trouvé beaucoup d’échodans ces manuels où le national et le poli-tique continuent à l’emporter sur le social, leculturel et… l’universel. La transpositiondidactique se révèle ainsi perméable à l’idéo-logie et à l’imaginaire (l’histoire savante n’enest pas exempte). Cela se traduit par :

– l’occultation des discordances et des inco-hérences qui ne vont pas dans le sensd’une vision homogène de l’histoirenationale ;

– une polarisation et une fixation de laconscience sur tout ce qui peut reconsti-

Les didactiques de l’histoire 185

tuer dans l’imaginaire l’unité nationale, cequi peut signifier aux élèves leur apparte-nance à un ensemble cohérent, uni, réelle-ment ou illusoirement, par un dénomina-teur commun ;

– par la prééminence du récit descriptif surle discours explicatif. Il a été relevé dansune récente étude (Akki, 2003, p. 128),que le dispositif explicatif auquel recou-rent les manuels d’histoire au Maroc dif-fère selon qu’il s’agisse de l’histoire occi-dentale ou de l’histoire nationale etarabo-musulmane. Dans le premier cas,l’explication est souvent d’ordre écono-mique et social, installée dans les longuesou moyennes durées. Dans le second cas,l’explication est davantage d’ordre poli-tique et événementiel.

La pertinence de la démarche didactiqueEn ce qui concerne la seconde exigence, lemanuel d’histoire ne reflète aucune penséepédagogique élaborée. Il ne s’inscrit pas dansles programmes qui stipulent pourtant l’in-térêt à dépasser le simple apprentissage deconnaissances factuelles. Christian Laville(1984) a bien décrit ce genre de manuels :aéré de quelques documents, chaque cha-pitre d’histoire du manuel est construit surun récit central, un récit didactique en soi,mais un récit achevé et préétabli, « comme unprêt-à-porter que l’élève endosserait » selonune belle métaphore de A. Gérard et RainerRiemenschneider (1994, p. 706). Cette miseen scène pédagogique semble attribuer auxconnaissances factuelles des vertus intellec-tuelles et civiques intrinsèques. En fait, lesseuls apprentissages qu’elle dicte sont : laparaphrase et la mémorisation. L’élève peuten retirer une connaissance historique fac-tuelle, mais pas la capacité de développerune pensée critique et autonome.

Il y a là une déficience manifeste en matière deformation intellectuelle et de préparation àl’autonomie de pensée. Ce n’est pas que lesdocuments écrits, statistiques, cartographiquesou iconographiques manquent (depuis ledébut des années 90, sous l’influence de lapédagogie par objectifs, ils sont plus nombreuxet accompagnés de quelques questions); maisc’est leur usage qui pose problème. Ils ne sontpas là pour construire une/des version(s) del’histoire, mais pour légitimer « la versionautorisée » (Riemenschneider, 1994, p. 2)véhiculée par le récit du manuel, un récitenfermé dans des certitudes, fermé à «la plu-ralité des points de vues et des jugements portéssur le passé » (Gérard et Riemenschneider,1994, p. 706), un récit qui ne permet pas àl’élève d’aboutir à un jugement personnel enconfrontant des opinions divergentes.Comme le note Pierre-Philippe Bugnard:

« Un texte rationnel […] fût-il respectueuxdes règles de l’argumentation, ne sauraitassurer inéluctablement l’exercice de l’intel-ligence critique. Il n’y a guère de formationintellectuelle façonnée au seul contact d’uncorpus transposé de la science homonyme.Il n’y en a d’ailleurs pas davantageconstruite à l’écoute exclusive, même atten-tive, d’une démonstration magistrale. Ons’illusionnerait à escompter de telles praxisautre chose qu’une mémorisation aléatoireou qu’une reproduction approximative.Tout au plus une forme d’instruction à réfé-rence normative. » (Bugnard, b)

III. LA CLASSE D’HISTOIRE

Si la réalité didactique en matière d’enseigne-ment de l’histoire est relativement aisée à cer-ner à partir d’un corpus écrit, des programmes

186 Le cartable de Clio, n° 4

d’études et des manuels, la réalité de la classeest plus difficile à appréhender surtout qu’il nenous a pas été possible d’observer directementcette classe à la lumière de la sollicitation de lapensée historienne. En effet l’analyse que nousexposons ici émane d’une observation indi-recte sur la base d’une trentaine de rapportsd’inspecteurs. Ils nous ont été remis par troisinspecteurs travaillant dans deux villes duMaroc, Safi et Settat. Leur grille d’observationcomporte essentiellement deux volets : unvolet descriptif de la prestation du professeuret un volet évaluatif de cette prestation débou-chant sur des orientations à l’intention duprofesseur. Les deux volets mettent l’accent surle contenu historique de la leçon, la méthoded’enseignement et les moyens didactiques misen œuvre.

Quant à nous, pour l’analyse de ces rapports,nous avons cherché à prendre la mesure desdifférentes composantes de la pensée histo-rienne en classe d’histoire en nous référantau cheminement de la pensée historienne(voir à ce sujet, en annexe, les différentescomposantes de cette pensée historiennetelles que nous les avons résumées à partird’une étude en cours).

Pour un complément d’information nousnous sommes également appuyés sur deuxétudes que nous avons encadrées cetteannée à la Faculté des Sciences de l’Educa-tion de Rabat: l’une sur l’explication histo-rique (Akki, 2003), l’autre sur la périodisa-tion historique (Sahod, 2003) en classed’histoire.

Nous ne prétendons nullement saisir la réa-lité de la classe d’histoire dans sa complexité,mais seulement dégager quelques grandestendances qui caractérisent l’acte d’enseigner

l’histoire dans certains établissements duMaroc.

A. La première tendance, c’est la quasi-absence de problématique dans uneleçon d’histoire.

Cette question semble être un souci pour lesinspecteurs. Sur la trentaine de rapports exa-minés, il n’y a même pas 10 % des profes-seurs qui se soucient de poser un problèmeet de formuler des questions (Akki et Sahod,2003). Aucun ne va jusqu’à émettre une oudes hypothèses. Pour près du quart desenseignants observés, il y a le souci de cernerun problème dans ses trois dimensions(sociale, spatiale et temporelle) mais sansposer de question, ni émettre d’hypothèse.Enfin, pour la majorité des enseignants, lesdeux tiers environ, la leçon commence parune introduction affirmative et non pasinterrogative, une introduction-récit, sou-vent puisée dans le manuel, annonçant lesgrandes lignes de la leçon.

B. La deuxième tendance, c’est la relativefréquence de l’utilisation des documents.

Les documents utilisés sont assez variés, pui-sés presque toujours dans les manuels, maisce sont les textes et les cartes historiques quisont les plus sollicités. Cette pratique s’ex-plique par les recommandations répétées desI.O. et des inspecteurs, ainsi que par le soucide nombreux professeurs de faire participerles élèves à l’élaboration de savoirs histo-riques.

C. La troisième tendance, c’est la prédomi-nance des questions narratives et des-criptives sur les questions explicatives.

Les questions narratives et descriptives pré-dominent. Elles représentent 77 % de l’en-semble des questions recensées (Akki, 2003,

Les didactiques de l’histoire 187

p. 173). Il s’agit souvent de questions fer-mées qui versent dans l’identification del’événement et le récit des éléments leconcernant : quoi, qui, quand, où, com-ment ? Les questions explicatives, par contre,ne représentent que 23 %. Elles sont assezouvertes et s’interrogent sur les causes del’événement, les relations entre ces causes etla signification de l’événement dans le pro-cessus historique en tant que changementou continuité : pourquoi, comment, dansquel contexte, quelles évolutions possiblessi…, quelle signification ? (Akki, 2003,p. 169). Toutes ces questions sont posées parles professeurs chez qui on n’observe nulsouci d’apprendre aux élèves à « se poser desquestions ». Les inspecteurs ne semblent pass’en soucier.

Il y a pourtant dans le recours fréquent auxdocuments une intention manifeste de déve-lopper chez les élèves une aptitude à mani-puler quelques outils méthodologiques deshistoriens. Cette manipulation nécessite tou-tefois du temps et de la méthode d’appren-tissage. Or, la contrainte du programme-contenu semble entraver une telle démarche ;d’autre part les manuels ne comportent pasde séquences méthodologiques favorisant untel apprentissage. Aussi l’usage des docu-ments en classe sert-il plus à illustrer le coursqu’à solliciter réellement la pensée histo-rienne: 30 % seulement des documentsconstituent le point de départ d’uneréflexion explicative, le reste sert une expli-cation préétablie.

C’est que la « méthode » des enseignants,expositive ou interrogative, a essentiellementpour but de faire acquérir des connaissancesentièrement définies à l’avance en fonctiond’un programme précis.

D. La quatrième tendance découle de ce quiprécède : le savoir transmis l’emportesur le savoir construit.

Ainsi, le fait de ne pas poser de problème audébut du cours dispense d’une synthèse quilui apporte une réponse. Cependant, touteforme de synthèse n’est pas absente. Les pro-fesseurs exercent parfois les élèves à organi-ser des informations selon un principe chro-nologique ou causal, à intégrer un élémentnouveau aux connaissances déjà acquises…mais la synthèse sollicitée n’est jamais uneréponse globale à un problème posé.

La transmission de la connaissance l’em-porte sur sa construction. Ce qui, en matièrede conceptualisation, se traduit par la défini-tion des concepts, non par leur pratique ; or,c’est la pratique des concepts qui en donne lamaîtrise en tant qu’outils d’investigation, declassement ou de comparaison. Sans elle, onen reste à des synthèses préétablies qui annu-lent tout effort d’interprétation. Cette ten-dance a été relevée en ce qui concerne lapériodisation. Les professeurs recourent àdes périodes préconstruites, puisées dansune doctrine ambiante que reflètent lesmanuels officiels qui constituent la référenceobligée pour les concepteurs de sujets d’exa-mens, plus centrés sur le contenu que sur laméthode (Sahod 2003, p. 152).

CONCLUSION :LES RÉALITÉS DIDACTIQUES ENTREL’ÉCLAIRAGE SOCIOPOLITIQUE ET L’ÉCLAIRAGE ÉPISTÉMOLOGIQUE

Un examen rapide de l’évolution sociopoli-tique du Maroc aiderait sans doute à com-prendre l’évolution du degré de sollicitationde la pensée historienne dans l’enseignement

188 Le cartable de Clio, n° 4

secondaire. L’évolution vers une plus grandesollicitation de cette pensée, observée entrela réforme de 1973 et celle de 2002, est corré-lative au processus de démocratisation qu’aconnu le pays depuis les dernières années durègne du roi Hassan II.

Avec cette réforme, le courant moderniste,pour qui l’enseignement est d’abord unmoyen d’accroître l’efficacité des secteurséconomiques par un enseignement ouvertsur le monde et les valeurs universelles desdroits humains, semble gagner du terrainface au courant traditionaliste, pour qui l’en-seignement est avant tout un problèmed’identité nationale qu’il faut retrouver parun retour aux sources arabo-islamiques dela culture marocaine (Dalle, 2001, p. 49).

Dans les années 60, l’option modernisteétait soutenue par le pouvoir pour contrer leparti de L’Istiqlal, conservateur et ferventpartisan de l’arabisation immédiate. Cettepolitique s’appuyait sur une élite formée àl’école moderne et sur une forte coopérationfrançaise.

A la fin des années 60 et aux débuts desannées 70, suite notamment aux tentatives decoups d’Etat, l’option traditionaliste a trouvéune forme d’expression par l’opération« Ecoles coraniques » qui avait pour but descolariser quelques milliers d’enfants privésd’enseignement, ainsi que par l’arabisationdes programmes et la «marocanisation» desenseignants. Une telle politique n’a pas man-qué de rallier au pouvoir les nationalistesproches de l’Istiqlal et le courant conserva-teur et religieux (Dalle, 2001, p. 57). L’arabi-sation s’est accompagnée d’un renforcementdes contenus religieux dans les programmeset d’une « éradication des cours d’histoire et

surtout de philosophie européenne au sein desétablissements secondaires marocains» afin de« saper les fondements idéologiques de lacontestation gauchiste » (Vermeren, 2002,p. 320). Ce que l’on appelle au Maroc « lesannées de plomb », c’est-à-dire les annéesd’autoritarisme, ont été également les annéesdu recul de la pensée rationnelle, ce qui n’apas du tout favorisé l’exercice de la penséecritique en classe.

Dès les débuts des années 90, une réellevolonté de démocratisation de la vie poli-tique au Maroc s’est accompagnée du désirde réformer le système éducatif. Mais lesaspirations à la modernité et à la démocratiedes uns se sont heurtées au conservatismethéocratique des autres. Cela n’a pas man-qué d’avoir des répercussions au niveau desprogrammes scolaires dans lesquels secôtoient ou se neutralisent le profane et lereligieux, la critique et la doxa.

La pertinence des propos de Pierre-PhilippeBugnard, cités en introduction, se vérifiedonc au Maroc comme ailleurs. Cependant,si la démocratie est une condition nécessaireà l’exercice de la pensée historienne dans lesétablissements scolaires, elle n’est pas nonplus suffisante, comme le démontre RobertMartineau pour le Canada dans sa thèse sur« l’échec de l’apprentissage de la pensée histo-rique à l’école secondaire » (1999).

Aussi est-il à craindre, dans le cas du Maroc,que la pensée historienne reste peu présenteen classe d’histoire, malgré la réforme de2002. Pour que cette pensée soit exercée enclasse, il faudrait revoir bien des choses, lesprogrammes d’études, les manuels, les condi-tions de travail des enseignants et des élèves…et en premier lieu la formation (initiale et

Les didactiques de l’histoire 189

continue) des professeurs chez qui il faudraitdévelopper une claire perception des fonde-ments épistémologiques d’une didactique dela pensée historienne.

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190 Le cartable de Clio, n° 4

Le cheminement de la pensée historienne peut être schématisé et décomposé en six étapesdont l’ordre n’est pas nécessairement chronologique :

1. La problématique est la première étape de ce cheminement. Elle consiste à transformerun objet d’étude en un problème historique à résoudre. L’établissement d’une problé-matique passe par les étapes suivantes :

a) Poser un problème : cela consiste à définir une situation ou une évolution historiquequ’on veut expliquer et donc à formuler la question à laquelle on veut répondre. Lesdimensions spatiale, temporelle et sociale délimitent l’itinéraire et l’échelle del’étude.

b) Formuler des questions : il s’agit ici de décomposer le problème posé en une série dequestions auxquelles il est possible d’apporter une réponse au vu des documents dis-ponibles.

c) Emettre des hypothèses : cela signifie envisager des réponses possibles aux questionsposées en attendant de les vérifier par des faits à partir des documents disponibles.

A N N E X E

Synthèse

Société

Problème

Conceptualisation

Matérielles

SourcesElaborées

ExplicationIdentification

Mémorielles

Problématisation

TempsHypothèsesQue

stion

s

ConceptualisationConc

eptua

lisati

on

Espace

Les composantes de la pensée historienne(éléments d’une étude en cours)

Les didactiques de l’histoire 191

2. L’heuristique, ou documentation, est un passage obligé dans la démarche historienne :pas de documents, pas d’histoire.

a) Importance du document : le document est une source d’information et un élémentde preuve qui permet d’étayer ou de réfuter un point de vue en s’appuyant sur desfaits.

b) Diversité des sources :

• sources mémorielles ;

• sources matérielles : non marquées et marquées (figuratives, écrites, sonores) ;

• sources élaborées.

Le questionnement optimise l’exploitation des documents. L’historiographie dépend àla fois des documents et de la problématique.

3. L’identification, ou critique historique, est l’étape qui permet, à l’aide des documentsdisponibles, d’identifier les faits selon leur intelligibilité, leur pertinence et leur validité.

a) L’intelligibilité des faits passe d’abord par celle des documents. Comprendre etcontextualiser les documents permet de saisir les faits exprimés ou dissimulés dansces documents.

b) La pertinence des faits par rapport au problème posé suppose une sélection et uneévaluation de ces faits.

c) La validité des faits retenus pour confirmer ou infirmer les hypothèses requiert lacritique des sources d’information.

4. L’explication. L’histoire ne se contente pas de décrire le changement social, elle l’ex-plique également. Si l’identification est soucieuse de produire des faits, l’explication sepréoccupe de définir et de hiérarchiser les facteurs du changement.

Expliquer un événement équivaut à répondre à la question : pourquoi tel fait ou telautre s’est-il produit ? Selon le sens donné à la question « pourquoi ? », deux types deréponses sont possibles :

• si la question « pourquoi ? » signifie « pour quelle raison ? » la réponse s’attelle à indi-quer les facteurs qui ont contribué à produire l’évènement. Il s’agit là d’une explica-tion factorielle soumise à un classement et à une hiérarchisation ;

• si la question « pourquoi ? » signifie « dans quel but, à quelle fin ? », sa réponse se pré-occupe d’indiquer le but que se proposaient d’atteindre les acteurs sociaux par desactions définies. Il s’agit d’une explication motivationnelle recourant à la contex-tualisation et à l’évaluation de l’action par la manipulation du temps.

192 Le cartable de Clio, n° 4

5. La synthèse de l’historien, comme toute autre synthèse, désigne deux choses à la fois :

• elle est processus de liaison, de classement, de comblement des lacunes…

• elle est aussi le résultat, partiel ou global, de la démarche historienne, sous une formeappropriée.

Dans la synthèse, comme processus de liaison et comme produit final de ce processus,intervient l’argumentation de l’historien pour faire valider sa réponse au problèmeposé.

6. La conceptualisation est présente tout au long du cheminement de la pensée histo-rienne.

• Elle guide l’investigation.

• Elle permet de se distancier des sources.

• Elle permet l’analyse.

• Elle permet de transformer l’offre chaotique des sources en un ensemble ordonné etstructuré.

• Trois concepts clés :

– le temps: pour mesurer et dater ainsi que pour périodiser, structurer et hiérarchiser;

– l’espace : pour localiser, interpréter et comme échelle d’observation ;

– la société : observée selon un découpage spatial, sociologique ou sectoriel.

• L’adéquation des concepts au réel passe par trois démarches :

– l’historisation ou la contextualisation ;

– la distanciation par rapport aux modèles ;

– le contrôle du raisonnement analogique.

193

INTRODUCTION

Au Chili, la réflexion sur les manuels sco-laires n’en est qu’à ses débuts. S’il est vraiqu’il existe certains travaux sur le thème del’évolution du programme d’enseignementde l’histoire, et sur la manière dont cette évo-lution s’exprime dans les manuels scolaires,il n’existe cependant pas d’espace de débats,qui réuniraient des points de vue différents,provenant de disciplines comme la pédago-gie et la didactique.

Pendant longtemps, les caractéristiques dutexte scolaire ont été livrées aux préférencesde leurs auteurs et des maisons d’édition. Lesauteurs, avant tout préoccupés d’écrire et derespecter les contenus prescrits par les pro-grammes d’étude, ne s’intéressaient guère ausupport didactique. Par ailleurs, les éditeursrivalisaient entre eux sur des critères gra-phiques et esthétiques, pour essayer derendre leurs livres plus attractifs que ceux deleurs concurrents. Longtemps, les « textesofficiels » du Ministère de l’éducation n’ontpas été soumis à de larges débats avec desspécialistes. Ce n’est que depuis trois ouquatre ans que cette situation commence àchanger.

L’intensité actuelle du débat sur les textesscolaires est due, en premier lieu, à laréflexion existante sur la question des curri-

culums. Cette réflexion a été motivée parune profonde réforme des curriculums qui aeu lieu au Chili, dans le cadre d’une réformeéducative plus large.

En second lieu, ce débat a été alimenté parl’existence d’une nouvelle politique publiquerelative à la production de textes scolaires.Depuis quelques années, le Ministère del’Education a invité les maisons d’édition àparticiper à des concours, visant à produiredes textes, que le Ministère offre ensuite gra-tuitement aux élèves de l’enseignement pri-maire et secondaire. Ces concours publicssont soumis à des critères de référence quiorientent la production de ces textes, tantdans leurs aspects formels que curriculaireset pédagogiques.

Enfin, le débat est aussi stimulé par le désirde connaître les résultats de l’usage de cestextes scolaires, ce qui donne lieu à des pre-mières évaluations, même si elles sont encorerares et très générales.

Sur la base de ce qui précède, j’ai structurécet article en quatre points :

1. La réforme curriculaire chilienne et sesdéfis.

2. Le nouveau curriculum pour l’histoire etles sciences sociales de l’enseignementsecondaire.

LES MANUELS D’HISTOIRE AUJOURD’HUI ET DEMAIN : L’EXEMPLE DU CHILI

PEDRO MILOS, UNIVERSITÉ DE SANTIAGO, CHILI

Le cartable de Clio, n° 4 – Les manuels d’histoire aujourd’hui et demain : l’exemple du Chili – 193-208

194 Le cartable de Clio, n° 4

3. La politique officielle en matière de pro-duction de textes scolaires.

4. Une proposition de textes de transition.

I. LA RÉFORME CURRICULAIRECHILIENNE ET SES DÉFIS

Au niveau international, dans plusieurs pays,la réforme des curriculums soumet les poli-tiques publiques d’éducation à de multiplesdéfis à cause des changements qu’elles impli-quent (Hargreaves ; Lieberman ; Fullan &Hopkins, 1998).

Les sociétés actuelles imposent à l’éducationdes générations à venir des exigences nou-velles, qui se rapportent à l’acquisition desavoirs plus complexes et plus solides, que lesjeunes devraient maîtriser en terminant leurcycle scolaire. Il en résulte des transforma-tions significatives dans le processus d’ensei-gnement et, dès lors, de profonds change-ments curriculaires, qui affectent toutes lesdimensions de savoir-faire des enseignants.Ces changements soulèvent, notamment, laquestion de la compréhension et de la maî-trise des nouvelles manières de mettre enœuvre le programme et de gérer la dimen-sion didactique de l’enseignement. La gestionde l’évaluation cohérente des apprentissagesattendus et la discussion sur les nouvellesméthodes didactiques, qui devraient accom-pagner ces nouveaux processus éducatifs,sont des questions étroitement liées à cetteévolution.

Le Chili n’a pas échappé à la complexité deces processus de changement. La réforme ducurriculum scolaire, associée à d’autresinnovations du système éducatif, a déclen-ché un ensemble de dynamiques dans le

champ de la mise en œuvre des curriculumsdont il convient de tenir compte quand onréfléchit au rôle des textes scolaires.

1. Caractéristiques du nouveau projet curriculaire

Pour bien comprendre l’essentiel du nou-veau curriculum qui oriente l’éducation pri-maire et secondaire au Chili, il faut d’abordidentifier et caractériser les deux niveauxprincipaux du projet curriculaire actuel.

Le cadre curriculaireLe premier niveau est celui du cadre curricu-laire. Ce cadre légal a été décidé de manièreconsensuelle, après un processus de consul-tation de divers acteurs de la société chi-lienne, en particulier les acteurs du systèmeéducatif.

Sa structure est appelée à remplir une fonctiond’articulation et d’orientation du savoir-faireéducatif: il s’agit d’une sorte de «carte de navi-gation», qui définit les grands traits du projetsans préciser l’itinéraire précis (Pinto et al.,2001). Le cadre curriculaire définit les «objectifsfondamentaux verticaux » et les « contenusminimaux obligatoires » de chaque secteur etniveau du curriculum, ainsi que les «objectifsfondamentaux transversaux » communs.

Le nouveau cadre curriculaire de l’enseigne-ment secondaire chilien considère commeobjectifs fondamentaux «les compétences et lescapacités que les élèves doivent avoir acquises auterme des différents niveaux de l’enseignementsecondaire, et qui constituent les finalités orien-tant l’ensemble de l’enseignement-apprentis-sage» (Mineduc, 1998, p. 7). Le curriculumpropose de développer ces compétences à tra-vers les différents secteurs curriculaires, dansla perspective d’une éducation pour la vie.

Les didactiques de l’histoire 195

Ainsi, un des principes qui soutient le cadrecurriculaire est que «chaque homme et femmedoit pouvoir se développer comme personne libreet socialement responsable, tout en étant compé-tente dans les domaines de la citoyenneté et dutravail» (Mineduc, 1998, p. 3).

Par ailleurs, les contenus minimaux obligatoiressont entendus comme «l’ensemble des savoirsconceptuels et des capacités pratiques (connais-sances et savoir-faire procéduraux), que les élèvesdoivent assimiler, et qui sont considérés, danschaque secteur et sous-secteur, comme nécessairespour atteindre les objectifs fondamentaux». Cescontenus regroupent trois grandes catégoriesd’apprentissage : les connaissances, les capa-cités et les attitudes (Mineduc, 1998, p. 8).

Le programme d’étudeLe second niveau du nouveau curriculum estcelui des programmes d’étude, par secteur etpar niveau, qui doivent être en harmonie avecle cadre curriculaire, et qui peuvent être éla-borés tant par les établissements scolaires quepar le Ministère de l’Education. Ainsi, les pro-grammes sont les instruments qui donnent dela consistance à la relation entre les objectifs

du cadre curriculaire et les apprentissages desélèves. Théoriquement au moins, les établisse-ments ont, autant que le Ministère, la possibi-lité d’intervenir dans cette médiation.

Cependant, une analyse de la politique deproduction curriculaire, réalisée dans lesannées nonante, a révélé la faible importancede ce que l’on appelle la «flexibilité curricu-laire », c’est-à-dire la production de pro-grammes d’étude par les écoles et les lycées(Pinto et al., 2001). Ce constat se reflète dansle nombre des établissements qui ont présentédes programmes d’étude propres dans l’un oul’autre niveau ou secteur éducatif : ils n’étaientpas plus de 15%, et la majorité d’entre euxprovenaient d’écoles primaires (Sandoval,1999; Bellei, 2001; Meza et al., 2002).

Dans les faits, ce sont donc les programmesélaborés par le Ministère de l’Education quiont majoritairement orienté le processusd’apprentissage et d’enseignement au Chili.Ces programmes ont en général une struc-ture similaire. En ce qui concerne l’enseigne-ment de l’histoire et des sciences sociales, elleest par exemple la suivante :

Composantes Description

Présentation Indique les propos et le sens du programme.

Objectifs fondamentaux Enonce les objectifs de l’enseignement.

Objectifs fondamentaux transversaux Propose des orientations quant à la manière d’exprimer les objec-tifs fondamentaux transversaux à ce niveau de l’enseignement.

Cadre synoptique Propose un schéma général d’organisation des contenus en uni-tés et le temps nécessaire pour les traiter.

Apprentissages transversaux attendus Enonce les capacités, communes à tous les niveaux, que devraientacquérir les élèves.

Unités d’apprentissage Organise les contenus disciplinaires et les relie aux solutionsdidactiques adéquates à leur traitement (éventuellement, dessous-unités peuvent être explicitées).

Structure générale des programmes d’histoire et de sciences sociales

196 Le cartable de Clio, n° 4

2. Les défis imposés par la réforme curriculaire

Les défis de la réforme éducative au Chilidans les années nonante se situent au moinsà deux niveaux :• d’un côté, ils résultent de l’intention de

modifier les pratiques de l’enseignementdans le but d’introduire une pédagogie detype constructiviste, génératrice de com-pétences chez les élèves ;

• de l’autre, ils manifestent une volontéd’actualiser les connaissances dans lesdiverses disciplines (voir Mineduc, 1998).

Ainsi, les changements dans le curriculum sesont produits dans un contexte marqué pardes exigences de connaissances plus com-plexes qu’il a fallu affronter en proposant desmodifications importantes tant au niveau dela pédagogie qu’à celui des disciplines. Undéfi majeur, voire trois défis majeurs.

Premier défi : la compréhension du nouveaucurriculumQu’il s’agisse de proposer des programmespropres aux établissements scolaires oud’élaborer des programmes au sein duMinistère, dans un cas comme dans l’autre,les enseignants doivent approfondir « l’archi-tecture » du cadre curriculaire.

Comme l’ont d’ailleurs signalé des profes-sionnels du Ministère de l’Education, il estindispensable « de comprendre clairement larationalité, la logique, les présupposés épistémo-logiques, psychologiques, sociaux et culturelsqui sous-tendent le cadre curriculaire» ; ce n’estque «depuis une telle compréhension qu’il estpossible de flexibiliser le Cadre, tout en conser-vant le sens de son architecture» (Magendzo,1998, pp. 44-45). En effet, comprendre lastructure de la connaissance dans chaque sec-teur et sous-secteur est un prérequis de base

Pour chaque unité, un ensemble de composantes est spécifié :

• présentation du sens de l’unité,

• contenus généraux à travailler,

• apprentissages attendus pendant le traitement de l’unité,

• activités génériques et exemples : on y distingue des contenusspécifiques et des activités didactiques proposés pour tra-vailler chaque unité,

• instructions à l’enseignant : dans certains cas, on suggère depetites orientations relatives à des topiques à prendre enconsidération pour la réalisation des activités proposées.

Annexes Elles sont de deux types :

• des exemples orienteurs permettant de construire des évalua-tions cohérentes pour les contenus et les activités didactiques ;

• des documents et informations qui peuvent être utiles pourtravailler les contenus du programme.

Bibliographie Références bibliographiques générales qui peuvent servir àl’orientation de l’enseignant.

Les didactiques de l’histoire 197

pour parvenir à réformer le curriculum. Cequi implique certainement la diffusion desprincipes de la réforme éducative et leur assi-milation par les acteurs du système.

La caractéristique prédominante de la mise enœuvre du curriculum, au cours des dernièresannées, a été l’interaction entre le cadre curri-culaire, les programmes et les enseignants et,plus spécifiquement, la tension entre la pres-cription et la flexibilité curriculaires.

A notre avis, les enseignants, dans leur majo-rité, se sont vus confrontés à la nécessité demettre en œuvre des programmes élaboréspar le Ministère, sans connaître ni com-prendre clairement les fondements, lescaractéristiques et les implications du cadrecurriculaire. Les professeurs sont pris entrela prescription et la flexibilité ; ainsi, demanière stéréotypée, leurs réactions sont lessuivantes :• attitude « naïve et besogneuse » de ceux

qui font leur possible pour « appliquer »les programmes ;

• préjugés négatifs et attitude « réticente »de ceux qui résistent à l’innovation et auchangement ;

• et, plus rarement, attitude « d’appropria-tion critique » de ceux qui parviennent àcontextualiser les programmes pour lesadapter à leur réalité et à les traduire selonleur expérience professionnelle.

Les progrès d’un usage approprié, autonomeet réflexif du curriculum seront sans doutelents, du moins aussi longtemps qu’il n’y aurapas de changement substantiel au niveau dela compréhension du cadre curriculaire, del’actualisation disciplinaire et de la réformedes pratiques pédagogiques. La productionde textes scolaires devra également prendre

en charge, consciemment, ce premier défi,pour tenter de le surmonter.

Deuxième défi : de nouvelles approchespédagogiques et didactiquesLes principaux défis de la réforme curricu-laire quant à la modification des pratiques,concernent la promotion d’une pédagogieconstructiviste, génératrice de compétencespour les élèves. Cela exige, entre autreschoses, une actualisation des connaissancesdisciplinaires des enseignants et le dévelop-pement de nouveaux modèles didactiques.Dans la perspective d’une pédagogieconstructiviste, il convient d’intégrer lessolutions didactiques dans un modèle quiarticule, d’une part, une conception discipli-naire cohérente avec les développements dela compétence des élèves, d’autre part, uneméthodologie de travail en classe, apte à pro-mouvoir la réflexion, l’analyse et la mobilisa-tion critique des connaissances par les élèves,à partir des différentes thématiques propo-sées dans les programmes.

Parmi les éléments constitutifs du modèledidactique, on peut considérer :• la conception de la discipline, avec ses exi-

gences conceptuelles, procédurales et atti-tudinales ;

• la conception de l’apprentissage, surlaquelle repose le savoir-faire en classe ;

• et les composantes pédagogiques relativesaux contenus, aux stratégies d’enseigne-ment et d’apprentissage, à la fonction duprofesseur, à la gestion de la classe et auxévaluations.

Les choix que les enseignants font pour cha-cun de ces éléments se fondent sur leurspropres conceptions relatives à l’apprentissageet aux finalités éducatives qu’ils attribuent à la

198 Le cartable de Clio, n° 4

discipline qu’ils enseignent (Quinquer, 1997).C’est au niveau des programmes d’étudeproposés par le Ministère que le modèledidactique se trouve exprimé de la manièrela plus explicite. Voyons ce que nous disentces programmes à propos des propositionsdidactiques et méthodologiques. Troischoses principalement :• les programmes d’étude cherchent un

équilibre entre l’apprentissage par récep-tion et l’apprentissage actif ;

• la modalité de travail est de préférencegroupale, sans exclure pour autant le tra-vail individuel : on considère que les deuxsont complémentaires ;

• les expériences d’apprentissage doiventtenir compte tant de l’interaction entrepairs que des matériaux didactiques, desnouvelles technologies, ainsi que dumonde social qui entoure les élèves(Magendzo, 1999, pp. 49-52).

Cela dit – considérant que dans la logique deproduction curriculaire en vigueur, les pro-grammes peuvent offrir une large variété desolutions didactiques en rapport avec lesobjectifs fondamentaux et les contenusminimaux obligatoires des cadres curricu-laires –, les propositions didactiques des pro-grammes du Ministère ne peuvent pas êtreconsidérées comme « prescriptives ». Il s’agitseulement d’un ensemble de solutions quin’épuisent pas toutes les possibilités de créa-tion de nouvelles stratégies d’enseignementet d’apprentissage de la part des établisse-ments scolaires et de leurs enseignants.

Ce second défi, celui de répondre aux exi-gences pédagogiques et didactiques du nou-veau curriculum, et d’actualiser les concep-tions disciplinaires, doit, lui aussi, êtreassumé dès l’élaboration et la production de

textes scolaires. Il faut tenir compte des pro-grammes d’étude, mais en allant au-delà deceux-ci dans l’explicitation d’un modèledidactique.

Troisième défi : assumer l’approche d’une formation basée sur les compétencesIl s’agit d’un aspect central de la réforme, dansla mesure où la proposition curriculaire s’ap-puie, en termes d’objectifs et de propositionséducatives, sur le développement des «com-pétences» utiles aux sujets, tant pour leur viequotidienne que pour leur insertion sociale,économique et politique. C’est pourquoi,dans le cadre curriculaire, les objectifs fonda-mentaux verticaux et les contenus minimauxobligatoires ont été définis dans une perspec-tive de développement de compétences.

Promouvoir et développer une approche parles compétences est un défi qui constitue unevéritable « révolution » dans les pratiquesd’une bonne partie des enseignants, parcequ’elle entraîne des changements profonds,tels que :• considérer les « savoirs » comme des res-

sources à mobiliser ;• travailler régulièrement en partant de la

résolution de problèmes ;• créer et utiliser de nouveaux moyens

d’enseignement ;• négocier et gérer la réalisation de projets

avec les élèves ;• adopter une planification flexible et indi-

cative ;• mettre en œuvre et expliciter un nouveau

contrat didactique ;• pratiquer une évaluation formative en

situation de travail ;• s’orienter vers une moins grande compar-

timentation entre les disciplines (Bos-man, Gerard et Roegiers, 2000, p. 36).

Les didactiques de l’histoire 199

L’option d’un développement des compé-tences modifie considérablement l’objet del’évaluation. Celle-ci doit être davantageorientée vers « la manière dont l’élève exploite,mobilise et intègre un ensemble de savoirs et decapacités pour résoudre une situation pro-blème ». Le mode d’évaluation consistera,dans ce cas, – à l’instar de la méthodologiepour le développement des compétences – àprésenter à l’élève « une situation d’intégra-tion de savoirs » et à évaluer, plutôt que lesrésultats, sa capacité à mobiliser des res-sources pour y parvenir (Bouhon et Dam-broise, 2002, p. 21). Cette nouvelle manièred’évaluer doit impliquer, évidemment,autant le professeur que ses élèves (Depoveret Noel, 1999).

La volonté de produire des changementseffectifs dans les pratiques d’enseignement,en vue de les adapter à des apprentissagesconçus en termes de compétences, obligen’importe quel système éducatif à réfléchir àtrois questions importantes : le curriculum,l’évaluation des résultats des élèves et lestextes scolaires (Roegiers, 2000, p. 123).

II. LE NOUVEAU CURRICULUM POUR L’HISTOIRE ET LES SCIENCESSOCIALES DE L’ENSEIGNEMENTSECONDAIRE

Etant donné la nature et les caractéristiquesdes connaissances concernées dans ledomaine de l’histoire et des sciences sociales,certains aspects du nouveau projet curricu-laire revêtent une importance toute particu-lière. Il s’agit, notamment, de la manière demettre en relation les objectifs fondamen-taux et les contenus minimaux obligatoires,ainsi que leurs conséquences pour l’usage du

nouveau curriculum et pour les contenusdes programmes d’étude.

1. La prééminence des objectifs fondamentaux sur les contenus minimaux obligatoires

Le débat sur la mise en œuvre de la réformecurriculaire dans le secteur de l’histoire etdes sciences sociales s’est centré sur la ques-tion de l’extension des programmes. Cepoint, qui a pratiquement monopolisé toutela discussion, illustre bien, à notre avis, ce quin’a pas été bien compris du projet de nou-veau cadre curriculaire en relation avec lesprogrammes d’étude.

Les contenus minimaux obligatoires sontincompréhensibles et inutiles s’ils ne se réfè-rent pas aux objectifs fondamentaux dechaque domaine d’apprentissage. Cette affir-mation revêt une importance plus grandeencore dans le champ de l’histoire et dessciences sociales. Selon le nouveau cadre cur-riculaire, dans notre discipline, il ne s’agitplus de « remplir le programme », de « voirtoute la matière ». Persister dans cette voierelèverait d’une conception de l’enseigne-ment et de l’apprentissage qui sépare absolu-ment les contenus conceptuels et les conte-nus procéduraux et comportementaux.

Le grand changement qu’introduit le nou-veau curriculum, comme je l’ai déjà dit, estde concevoir les résultats attendus à chaqueniveau comme des compétences qui suppo-sent l’intégration de ces trois dimensionsdu savoir. Les objectifs fondamentauxconsistent précisément en cela : ce sont lescompétences que les élèves doivent avoiracquises à la fin de leurs études. Les conte-nus minimaux sont, par conséquent, cesconnaissances spécifiques dont on pense

200 Le cartable de Clio, n° 4

que l’apprentissage permet d’atteindre lesobjectifs fondamentaux.

La logique du nouveau cadre curriculaire estentièrement différente. Les contenus mini-maux tirent leur sens – aussi bien pour lesélèves que pour les professeurs – de leur rela-tion avec des objectifs fondamentaux. Etceux-ci sont notamment les suivants :• «identifier les grandes étapes de l’histoire de

l’humanité » ;• connaître les traits fondamentaux et les

principaux processus qui marquent cha-cune de ces étapes ;

• « disposer d’une vision d’ensemble de l’his-toire du monde occidental, qui permetteune meilleure compréhension du présent etde son historicité » ;

• « comprendre que la connaissance histo-rique se construit sur la base d’informa-tions provenant de sources primaires et deleur interprétation » ;

• comprendre, en même temps, que lesinterprétations des historiens diffèrententre elles (Mineduc, 1998).

Par exemple, les objectifs fondamentaux ducours d’histoire de la seconde année dusecondaire sont les suivants :

1. Connaître le processus historique de forma-tion de la nation et de l’Etat chiliens, en com-prenant aussi l’historicité de la réalité sociale ;

2. Reconnaître les différentes formes d’organisa-tion politique et économique, l’évolutionsociale et les expressions culturelles qui ontmarqué l’histoire nationale ;

3. Evaluer l’insertion du Chili dans un contextehistorico-culturel plus large, celui de l’Amé-rique Latine ;

4. Identifier les traits distinctifs de l’identiténationale chilienne, grâce à une connaissanceet une compréhension de l’histoire du Chili ;

5. Valoriser la diversité des apports et desinfluences qui ont donné forme à l’identiténationale, et les manifestations actuelles decette diversité ;

6. Se reconnaître comme héritiers et parties pre-nantes d’une expérience historique communequi s’exprime en termes culturels, institution-nels, économiques, sociaux et religieux ;

7. Comprendre la pluralité de causes quiexplique les processus historiques ; identifierles éléments de continuité et de changement,selon les divers temps historiques ;

8. Comprendre que la connaissance historique seconstruit sur la base d’informations provenantde sources primaires et de leur interprétationhistoriographique, et que ces interprétationsdiffèrent entre elles, reconnaissant ainsi qu’ilpeut exister différents points de vue contrastésà propos d’un même problème ;

9. Exposer, débattre et défendre des idées, avecun souci d’argumentation et de respect, et syn-thétiser des informations historiques en élabo-rant des essais ;

10.Explorer l’historicité du présent grâce aurecueil de témoignages historiques qui fontpartie de l’environnement immédiat (les restesarchéologiques, les témoignages artistiques etdocumentaires, les coutumes traditionnelles,les constructions, les sites et les monumentspublics) et aux récits des personnes apparte-nant à une communauté.

2. La sélection des contenusLa sélection des contenus sera possible dans lamesure où les avancées dans le développementdes objectifs fondamentaux le permettront.

Les rythmes des élèves et des professeurs peu-vent varier et varient effectivement d’une réa-lité à une autre. Il existe des facteurs circons-tanciels qui peuvent favoriser ou freiner ledéveloppement d’un curriculum ; il existeaussi des méthodes didactiques différentes quipermettent d’avancer selon des rythmes diffé-rents. Nous ne pouvons donc pas prétendre

Les didactiques de l’histoire 201

établir des contenus de programmes quisoient adéquats et valides.

Les textes scolaires, dans le secteur de l’his-toire et des sciences sociales, devraient, parconséquent, tenir compte également de cesparticularités pour ne pas toujours privilé-gier les contenus.

III. LA POLITIQUE OFFICIELLE EN MATIÈRE DE PRODUCTION DE TEXTES SCOLAIRES

Comme nous l’avons dit dans l’introduc-tion, l’existence d’une politique publiquedestinée à produire des textes scolaires a étél’un des facteurs qui a favorisé la réflexionsur ce thème. En outre, cette politique acontribué à élever les niveaux de qualité de laproduction de ce genre de textes dans notrepays. Il s’agit non seulement d’une politiquede régulation des aspects économiques etmatériels de cette production, mais aussid’établissement de normes et de standardspédagogiques clairs. C’est pourquoi nousallons présenter maintenant les fondementsde cette politique, ses caractéristiques et sesconséquences pour la production de textes.

1. Les fondements de la politique de production de textes

La promotion par le Ministère de l’Educa-tion d’une politique spécifique de produc-tion de textes d’étude, destinés tant à l’ensei-gnement primaire que secondaire, indiquebien l’importance pédagogique que l’auto-rité publique accorde aux textes scolaires. Eneffet :

«La justification d’une politique de produc-tion de textes d’étude pour les élèves repose

sur l’idée que le livre de textes constitue lesupport matériel principal du curriculum,c’est-à-dire ce qui doit être enseigné etappris. » (DIPRES, 2003, p. 1).

Cette politique s’appuie sur les résultats desrecherches internationales en éducation, quiconfirment l’importance des textes scolairescomme outils pédagogiques essentiels, dansle cadre de la grande diversité actuelle desressources éducatives et pédagogiques.

Au Chili, dans le contexte démocratique pos-térieur à 1990, cette politique se fonde égale-ment sur des orientations plus générales dela politique éducative de l’Etat :

« Cette politique générale a pour butd’augmenter substantiellement les occa-sions d’apprentissage offertes aux élèvespar le système scolaire, et de diminuerainsi systématiquement les failles dans ladistribution sociale des résultats que celui-ci produit. Les politiques d’éducationinaugurées en 1990 considèrent qu’un desprérequis fondamentaux des résultatsrecherchés par le système scolaire, tant enqualité qu’en équité, est l’augmentationsubstantielle de la couverture et de la qua-lité des ressources de l’apprentissage, etque, parmi ces ressources, les textesd’études (ainsi que les réseaux d’ordina-teurs, les bibliothèques et le matérieldidactique) occupent une place centrale »(DIPRES, 2003, p. 3).

Nous sommes donc en présence d’une poli-tique qui valorise fortement la qualité destextes d’étude comme supports fondamen-taux des processus d’apprentissage et deleurs acquis, et qui en fait un outil actif del’intervention éducative.

202 Le cartable de Clio, n° 4

à l’échelle nationale à charge des denierspublics ».

Concrètement, à partir de 1991 et pendanttoute la dernière décennie du XXe siècle, l’ef-fort des pouvoirs publics n’a cessé d’aug-menter, afin de doter tous les élèves de textesscolaires. On remarquera surtout, dans ceteffort, la croissance de la couverture de l’en-seignement primaire, qui a atteint 100 % en1996 ; à partir de 1997, la distribution detextes destinés à l’enseignement secondaire aconduit à une couverture totale trois ansplus tard et à « l’augmentation considérabledu nombre de titres disponibles pour lesmatières et les domaines du curriculum quibénéficient de cet appui ».

En termes opérationnels, le «Programme deTextes» conçoit et met en œuvre un ensemblede processus : adjudication, évaluation desoffres, choix des projets, octroi des contrats,distribution…

Il est intéressant de constater que le proces-sus d’adjudication obéit à des normes que lespostulants doivent respecter. Mais que cesont les professeurs et les directions d’éta-blissement qui choisissent finalement les tex-tes à utiliser.

3. Les orientations pour la production des textes

Les termes de référence que le Ministère éla-bore, et qu’il impose aux maisons d’éditionqui participent à des concours publics, spéci-fient la relation que les textes scolaires doi-vent avoir avec le cadre curriculaire. Concrè-tement, le Ministère fournit des critères pourl’élaboration, qui seront ensuite utilisés pourl’évaluation des propositions.

2. Les caractéristiques et les résultats decette politique

Sur cette base, le Ministère de l’Education apoursuivi une politique existant au Chilidepuis les années 1940 : la distribution gra-tuite de textes scolaires aux élèves.

A partir des années 1990, cette politique a étéaccentuée, augmentant la couverture de ladistribution :• en quantité d’élèves (atteignant la totalité

des écoles subventionnées par des fondspublics, c’est-à-dire 90 % de la populationscolaire) ;

• en quantité de niveaux et de degrés cou-verts ;

• en quantité de disciplines curriculairesconcernées.

De manière complémentaire, les efforts ontégalement été orientés vers l’amélioration dela qualité des textes distribués. Cette politiquepublique se traduit par l’existence d’un «Pro-gramme de textes scolaires» 1, qui répond àl’objectif général de «fournir gratuitement auxélèves et aux professeurs des écoles subvention-nées du pays l’outil principal dont disposent lessystèmes scolaires du monde pour soutenir l’apprentissage : le texte scolaire».

Les objectifs spécifiques de ce programmeconsistent notamment à « veiller à ce qu’il yait le plus grand choix possible pour les éta-blissements, entre des textes qui satisfassent lesexigences de qualité, qui soient adéquats aucadre curriculaire national, et à des prix quipermettent leur acquisition et leur distribution

1 Le « Programme de textes scolaires » est l’un des pro-grammes de l’Unité « Curriculum et évaluation » (UCE)du Ministère de l’Education du Chili qui s’occupe despolitiques concernant la production et la distributiondes textes scolaires. Ce n’est pas une publication.

Les didactiques de l’histoire 203

De manière plus précise, pour l’élaborationde textes dans le secteur de l’histoire et dessciences sociales pour l’enseignement secon-daire, les orientations générales signalentque le texte devra :• être conçu comme un matériau d’étude qui

appuie l’apprentissage des contenus et ledéveloppement des objectifs de formation;

• être rigoureux et ne présenter aucuneerreur dans les concepts, les informationsfournies et les activités proposées ;

• traiter de contenus actualisés et présenterles différentes visions de la réalité queproposent les spécialistes ;

• rechercher une vision intégrée de la réa-lité sociale et incorporer les apports desdiverses disciplines qui constituent ledomaine des sciences sociales ;

• relier les contenus avec la réalité et lemilieu dans lequel vivent les élèves, et lesmotiver à la participation et à l’engage-ment social ;

• faire ressortir l’essentiel plutôt que l’ac-cessoire ;

• communiquer l’information par diversmoyens ;

• offrir des instructions précises qui per-mettent d’affronter avec rigueur le travailde recherche ;

• incorporer des informations provenantde sources primaires dans le récit central,de manière à ce qu’elles puissent être tra-vaillées avec les élèves (MINEDUC,Requisitos que deben cumplir los textos deestudio…)

Si nous analysons les orientations ministé-rielles en matière de textes scolaires, nouspouvons constater que, s’il est vrai qu’ellesrecommandent de relier les objectifs de for-mation et les contenus minimaux obliga-toires, elles tendent cependant à donner la

prépondérance aux contenus sur les objectifs.Cela peut s’observer, par exemple, au niveaudes programmes d’études : lorsqu’il faut pré-senter un cadre synoptique d’une annéed’étude, on construit le cadre à partir descontenus conceptuels et des informations his-toriques à traiter. Cela s’observe aussi parl’importance plus grande accordée aux cri-tères chronologiques pour structurer le pro-gramme, qu’au développement des capacités.Concrètement, on parle d’«apprentissage descontenus minimaux obligatoires» et d’«accom-plissement des objectifs de formation », don-nant ainsi l’impression que le premierconduirait au second.

Les indications du Ministère insistent biensur la question des attitudes et des valeursliées au nouveau curriculum, et cette ques-tion est aussi posée au niveau des pro-grammes d’étude. De même, elles oriententméthodologiquement vers un apprentissagesignificatif et contextualisé, basé sur la moti-vation, l’intérêt et les connaissances préa-lables de l’élève.

Dans le domaine de l’histoire et des sciencessociales, certains aspects particuliers sontencore précisés : l’importance de travaillersur des visions différentes de la même réalité,à partir de diverses interprétations historio-graphiques ; la nécessité de privilégier l’essen-tiel plutôt que l’accessoire, ce qui implique lasélection des contenus ; l’usage de différentstypes d’information et le recours à dessources primaires ; le renforcement de lacapacité de recherche et d’analyse.

Finalement, il faut souligner que les instruc-tions du « Programme de textes » ne mettentnullement l’accent sur une perspective dedéveloppement de compétences, telles que

204 Le cartable de Clio, n° 4

nous les avons définies antérieurement. Ils’agit là d’une lacune, qui s’ajoute aux défis,déjà énoncés, liés au nouveau curriculum.

IV. UNE PROPOSITION DE TEXTES DE TRANSITION

L’expérience dont nous parlons ici est encoreembryonnaire. Elle ne remonte pas à plus dequatre ans, et nous l’avons réalisée avec uneéquipe de jeunes auteurs et une maisond’édition, «Mare Nostrum», récemment ins-tallée au Chili (même si elle avait acquis uneexpérience en Espagne).

Jusqu’à présent, cette expérience a produitdeux textes destinés à l’enseignement secon-daire, pour le premier et le second niveaux.Nous travaillons maintenant pour le troi-sième niveau. Cette proposition consiste enun texte pour l’élève et un guide pour le pro-fesseur. La maison d’édition travaille, enmême temps, avec une autre équipe, pourproduire des textes destinés à l’éducationprimaire.

D’un point de vue académique, certains desmembres de ce groupe d’auteurs participentaussi à une équipe plus large, qui vise à réali-ser une expérience de formation de profes-seurs d’histoire et de sciences sociales,actuellement en fonction : il s’agit d’undiplôme en didactique de l’histoire et dessciences sociales.

Pourquoi parler d’une proposition de transi-tion ?

Parce que nous croyons que la dimension desdéfis que soulève le nouveau cadre curricu-laire nous oblige à passer, avec une certaine

prudence, de la réalité des pratiques actuellesà celle des pratiques souhaitées. Il faut donctrouver le moyen de faire avancer la plusgrande partie des enseignants, qui ne sontpas à la pointe de l’innovation, qui n’ont pasles ressources matérielles et professionnellesqui leur permettraient d’assimiler le change-ment didactique et pédagogique attendu.

Voyons maintenant quelles ont été les orien-tations qui ont guidé notre proposition, sescaractéristiques concrètes, en examinant lastructure tant du texte destiné aux élèves quedu guide du professeur. Nous termineronsensuite par une évaluation par rapport auxdéfis du nouveau curriculum et des possibi-lités qu’engendre le Programme de textes sco-laires du Ministère de l’Education.

1. Les orientations des textes scolairesLa proposition de textes scolaires que nousavons élaborée reprend les orientationspédagogiques contenues dans les pro-grammes d’étude du Ministère de l’Educa-tion. De sorte qu’elle répond aux exigencesdu nouveau cadre curriculaire, assumant lamédiation réalisée au niveau du programmed’étude. Cette option répond à la volonté decontribuer à renforcer les modèles didac-tiques qui permettent un accomplissementeffectif du cadre curriculaire.

Un des aspects importants de notre projetconsiste à relever le défi d’atteindre les objec-tifs de formation définis pour ce domainecurriculaire de l’éducation secondaire. Ils’agit donc de textes qui, pour chaque unité,cherchent à créer des situations pédago-giques qui permettent d’articuler et d’inté-grer ces trois composantes : connaissances,capacités et attitudes. Et ce, en accordant lapriorité, comme le suggèrent les nouveaux

Les didactiques de l’histoire 205

programmes, à l’acquisition de certainescapacités ou habiletés, qui seront fondamen-tales pour le développement de futures com-pétences, ainsi que pour les processus d’in-sertion sociale et professionnelle des jeunes.

2. La structure du texte destiné à l’élèveLes textes sont structurés sur la base de blocsthématiques, qui rendent compte des conte-nus minimaux proposés par les programmesdu Ministère, et d’unités didactiques, quidéveloppent les contenus minimaux en rap-port avec les objectifs de formation, tant ver-ticaux que transversaux.

Les blocs thématiquesChaque bloc débute par une double pageinitiale destinée à présenter les unités qui yseront abordées ainsi que leurs objectifs, et àmotiver les étudiants.

Le corps du bloc, dont la structure sera pré-sentée plus loin, est constitué d’un nombrevariable d’unités didactiques.

Chaque bloc s’achève par un appendiceconstitué d’un projet de recherche. A cer-tains niveaux s’incorpore également une sec-tion destinée aux méthodes et aux tech-niques d’analyse sociale.

Les unités didactiquesChaque unité débute par un plan conceptuelqui dessine la structure du contenu essentieltraité dans l’unité. Ensuite, normalement,suivent quatre sections :

• Découverte : cette section a pour but dedévelopper une activité d’introduction,présentée sous la rubrique «pratiquons»,qui mobilise directement les étudiants etleur permet de se sensibiliser aux contenus

principaux de l’unité. Le but est que cetteactivité ou série d’activités se constitue enune expérience commune de référence.

• Connaissances : section qui présente lescontenus spécifiques de l’unité abordéspar les divers thèmes, les concepts et les« activités appliquées » d’analyse, deréflexion, de recherche et autres. Danscertains cas, on propose aussi des activitéscomplémentaires, avec des exigences plusgrandes d’intégration, en relation avec lescontenus conceptuels et procéduraux.

• Analyse : section dont le but est de mettreles étudiants en contact direct avec lesdocuments écrits et graphiques, ou quiutilise des procédés propres aux sciencessociales. Cela, au moyen d’un laboratoirede sciences sociales, constitué de diverstypes d’ateliers, selon le niveau. Ainsi, enpremière année, il s’agit d’un atelier d’ana-lyse des sources ; en seconde année, d’unatelier de sources et autres interprétationshistoriographiques ; en troisième année,d’un atelier d’application de concepts etde méthodes interdisciplinaires.

• Auto-évaluation et ressources : il s’agitd’une section de « sortie », par laquelle setermine l’unité, utilisant une double pagequi offre à l’étudiant une activité d’auto-évaluation et une synthèse des ressourcesen rapport avec les contenus de l’unité.

3. La structure du guide destiné au professeur

Ce guide a été conçu comme un matérielcomplémentaire au texte de l’étudiant etcontient surtout un commentaire, des sug-gestions et une application des contenus etdes activités présentées dans le livre. Ce

206 Le cartable de Clio, n° 4

guide fait référence pour chaque bloc etunité qui compose le texte de l’étudiant, sui-vant sa structure.

Les unités font par contre l’objet d’un com-mentaire plus détaillé, selon les modalitéssuivantes :• une page introductive, dans laquelle sont

exposés les objectifs et les contenus dechaque unité ;

• quatre paragraphes (apartados) detravail :– explication de l’unité : ce paragraphe

propose des orientations pour le travailavec l’élève sur l’unité didactique.Quand cela convient, on offre au pro-fesseur des propositions de structura-tion de l’unité, à travers diversesséquences et un ordre d’exposé descontenus. C’est au professeur, cepen-dant, qu’il revient d’élaborer son propreordre de présentation, en se basant surles alternatives qui lui sont proposées.On expose aussi des orientations à pro-pos des activités et surtout, une explica-tion détaillée de chaque paragraphe,épigraphe et point qui forment l’unitédidactique du texte de l’étudiant ;

– matériel du professeur : il s’agit dematériaux instrumentaux qui peuventservir d’appui à l’explication desconcepts ou au développement des acti-vités et des travaux. Ce sont des docu-ments de divers types : théoriques,conceptuels, graphiques, techniques detravail et autres. Ces matériaux ne sontpas proposés pour toutes les unités, maisseulement pour celles qui en ont besoin;

– évaluation de l’unité : on présente,finalement, une page contenant uneproposition d’évaluation que le profes-seur peut présenter directement aux

élèves. On inclut aussi les solutions auxquestions contenues dans l’évaluationde l’unité ;

– bibliographie : des références biblio-graphiques sont proposées au profes-seur, en rapport avec les contenus dechaque unité.

4. La portée et les limites de la propositionpar rapport aux défis du nouveau curriculum

Souvenons-nous des trois défis énoncés lorsde l’analyse du nouveau curriculum : lanécessité pour les professeurs de com-prendre l’architecture du nouveau cadre cur-riculaire, celle de renforcer la rénovationpédagogique et l’actualisation des disciplinesen proposant des nouveaux modèles didac-tiques et celle de comprendre en profondeurles implications d’une formation basée surles compétences.

Souvenons-nous aussi que le « Programmede textes » ne parvient guère à s’harmoniseravec les exigences du nouveau curriculumparce qu’il continue à privilégier les conte-nus minimaux au détriment des objectifs deformation et qu’il ne tient pas assez comptedu développement des compétences.

Rappelons-nous enfin que notre référenceprincipale, au moment de produire lestextes, a été les programmes élaborés par leMinistère que nous avons commentés ci-dessus.

EN GUISE DE CONCLUSIONDans ce contexte, revenant à notre idéed’une proposition de textes de transition, ilnous semble possible de mettre en évidenceles aspects suivants de notre projet :

Les didactiques de l’histoire 207

1. Les textes respectent les grandes distinc-tions thématiques et chronologiquesexposées dans les programmes, évitantainsi une perte d’énergie entre la propo-sition ministérielle de programmes etles textes scolaires. Ces grandes distinc-tions sont celles qui fondent la défini-tion des blocs qui sont présentés dansles textes.

2. On renonce cependant à une alternativeplus radicale, qui consisterait à adopterune structure des textes basée sur uneapproche par les compétences, et quisupposerait, par exemple, d’organiser lescontenus en fonction de ces compé-tences, sans respecter nécessairement unordre chronologique thématique.

3. L’entrée dans chaque unité comportetoujours une activité qui engendre unesituation stimulant la motivation et lamobilisation des connaissances prévues.Ce qui produit une expérience partagée,qui servira de base pour les réflexionspostérieures.

4. C’est au niveau de chaque unité didac-tique que la proposition cherche à pro-duire une relation entre les objectifs et lescontenus, par le moyen d’un traitementdes contenus conceptuels et informatifs,constamment en lien avec la réalisationd’activités d’application et avec des situa-tions où ces contenus sont intégrés avecdes capacités et des attitudes.

5. Les objectifs de formation sont une réfé-rence permanente, qu’il s’agisse deconstruire des activités, de sélectionnerdes contenus ou de renforcer le dévelop-pement des capacités.

6. Le « laboratoire de sciences sociales »constitue l’espace didactique pour renfor-cer les capacités nécessaires aux différentescompétences attendues. On insiste ici surl’expérimentation, la mobilisation et l’in-tégration des capacités et des contenus ensituation significative d’apprentissage.

7. Tout au long du texte, au fur et à mesureque l’on avance dans les unités didac-tiques, on a recours à des situations oudes activités qui mènent les élèves à inté-grer des connaissances et des capacitésapprises au cours des unités antérieures.

8. Les projets qui clôturent chaque blocsont conçus comme des situations-pro-blèmes, qui obligent à mobiliser – demanière individuelle ou en équipe – unensemble de ressources diverses.

9. Le guide du professeur est conçu commeun instrument de développement et deformation professionnelle, renforçantchez les maîtres la compréhension dumodèle didactique proposé, son lien avecle cadre curriculaire et les programmes,ainsi que la familiarisation avec unelogique de compétences.

10. La proposition actuelle devrait évoluervers des textes qui se situent plus claire-ment dans une perspective de dévelop-pement des compétences, ce critère deve-nant la référence centrale pour déciderde sa structure, de ses contenus et de sesmodes d’évaluation. Cette possibilitédépendra, en partie, du succès qu’aurontles textes actuels.

208 Le cartable de Clio, n° 4

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209

Depuis le Décret Missions 2 de juillet 1997, lemonde éducatif francophone belge a entre-pris une vaste mutation pédagogique. Dansson article 25, ce décret précise en effet que lesobjectifs de formation développés à l’écolesecondaire devront être énoncés en termes de«compétences». Aussi, dès le courant de l’an-née 1999, le Parlement de la Communautéfrançaise a voté une série de décrets établis-sant, pour chaque discipline enseignée, unréférentiel de compétences terminales et desavoirs requis dont les élèves doivent avoir lamaîtrise à la fin du cursus secondaire. Ensuite,chaque réseau d’enseignement3 a adapté ses

programmes de manière à les rendreconformes à ces référentiels de compétences,désormais revêtus d’une valeur légale.

S’agissant de l’enseignement libre catho-lique, le programme d’histoire de la Fédéra-tion de l’Enseignement secondaire catho-lique (FESeC) a donc fait l’objet d’uneréécriture en profondeur. Publié en 2000, unnouveau programme est entré en applica-tion en septembre 2001 en 3e et 5e année, enseptembre 2002 en 4e et 6e année 4.

Sur deux points fondamentaux, celui desfinalités et celui des méthodes, ce programme

APPRENDRE L’HISTOIRE À L’HEURE DES COMPÉTENCESREGARD SUR L’ENSEIGNEMENT DE L’HISTOIRE EN COMMUNAUTÉFRANÇAISE DE BELGIQUE

JEAN-LOUIS JADOULLE, UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN, LOUVAIN-LA-NEUVE 1

Le cartable de Clio, n° 4 – Apprendre l’histoire à l’heure des compétences – 209-221

Où en est l’enseignement de l’histoire en Communauté française de Belgique, à l’aube desannées 2000 ? Quelles options didactiques le marquent ? Quelles interrogations le traver-sent ? … Il ne saurait être question, dans le cadre de cette contribution, de répondre defaçon exhaustive à ces questions trop ouvertes. Nous nous limiterons à présenter lesgrandes lignes de la réforme de l’enseignement de l’histoire qui mobilise l’attention depuisplusieurs années et un certain nombre d’interrogations que cette réforme suscite ou qui luisont contemporaines.

1 Professeur à l’Université catholique de Louvain, Unité dedidactique et de communication en histoire, Place Cardi-nal Mercie 14, 1348 Louvain-la-Neuve, +32 10 47 48 94,[email protected] Décret définissant les Missions prioritaires de l’Enseigne-ment fondamental et de l’Enseignement secondaire et orga-nisant les Structures propres à les atteindre, juillet 1997.3 Enseignement public de la Communauté française, ensei-gnement libre confessionnel, enseignement des communeset des provinces, enseignement libre non confessionnel.

4 Dans l’enseignement libre confessionnel ou enseigne-ment catholique, l’histoire s’enseigne durant les quatredernières années de l’enseignement secondaire de transi-tion général et technique.Au premier degré (1re et 2e année,12-14 ans), les élèves se voient proposer un cours d’étudedu milieu qui intègre les approches historiques, géogra-phiques et socio-économiques. Par contre dans l’enseigne-ment public de la Communauté française, l’histoire s’en-seigne durant les six années du secondaire, de 12 à 18 ans.

210 Le cartable de Clio, n° 4

se situe dans la ligne des programmes anté-rieurs.

• Il confirme le choix d’orienter l’enseigne-ment de l’histoire vers la compréhensiondu présent en faisant découvrir aux élèvesles racines et la genèse du monde contem-porain. Le cours d’histoire demeure conçusur la base d’un parcours chronologiqueorganisé autour d’un certain nombre demoments-clés 5. Il doit permettre aux élèvesde découvrir les grandes étapes de l’his-toire de l’Occident dans le monde.

• Il confirme l’importance décisive desméthodes actives et du recours au docu-ment pour enseigner l’histoire.

Le nouveau programme d’histoire comportenéanmoins un certain nombre d’accentsnouveaux.

• Conformément au référentiel de compé-tences et de savoirs requis décrété par leParlement, il précise un certain nombrede concepts que les élèves doivent êtreprogressivement capables d’utiliser pourappréhender des situations nouvelles.

• De même, il précise aux enseignants lescompétences dont les élèves doivent avoirla maîtrise à la fin de chaque année etdétermine leur niveau de complexité de latroisième à la sixième année 6.

• L’exercice et l’évaluation de ces tâchesexigent la mise en place de situations

d’apprentissage et d’évaluation d’un typenouveau, appelées situations d’intégra-tion. Leur nouveauté réside essentielle-ment dans la complexité, relative et pré-cisément balisée 7 :

– des informations ou de l’ensembledocumentaire: l’élève doit pouvoir dis-tinguer dans un ensemble de documentsles informations utiles et parasites ;

– de la tâche qui nécessite l’exploitationou la mobilisation de savoirs et desavoir-faire et pas seulement un savoirredire ou un savoir refaire.

• Enfin, le nouveau programme s’efforced’outiller davantage les enseignants demanière à les aider à évaluer de manièrevalide et fiable les compétences de leursélèves. Il promeut l’évaluation formativeet l’auto-évaluation.

Vue sous l’angle des processus d’apprentis-sage, la nouveauté essentielle de ce pro-gramme réside donc dans la promotiond’une pédagogie de l’intégration, c’est-à-dire d’une pédagogie qui vise à apprendreaux élèves à intégrer ou exploiter, mobili-ser, combiner, utiliser dans des situationsnouvelles les connaissances préalablementapprises 8.

Si cette approche constitue une réelle nou-veauté pour les enseignants d’histoire, elle sesitue néanmoins dans la ligne d’évolution dela didactique de l’histoire.

5 Ceux-ci sont définis comme des périodes, des étapes oudes phénomènes essentiels de l’histoire de l’Occident.Cfr.FESeC, Histoire – Formation historique, Bruxelles,2000, p. 15.6 Ibid., pp. 24-27.

7 Ibidem.8 Xavier Roegiers & Jean-Marie De Ketele, Une pédago-gie de l’intégration. Compétences et intégration des acquisdans l’enseignement, Paris-Bruxelles, De Boeck, 2000,p. 22.

Les didactiques de l’histoire 211

Bref regard rétrospectifJusqu’au début des années 1970, les pro-grammes d’histoire et les pratiques restentdominés par le modèle de l’empreinte 9, lequelenvisage l’acte d’apprendre comme un acte detransmission-réception. Ce modèle se carac-térise, du côté de l’enseignant, par un soucid’adaptation et d’organisation structurée del’exposé, et du côté de l’élève, par une exi-gence d’écoute et un travail de copie puis demémorisation. S’il recourt à des matériauxextérieurs, l’enseignant les emploie essentiel-lement pour soutenir l’attention de l’élève etillustrer son exposé. Il s’agit d’apprendre «parexposition claire du contenu du programme,patiente si besoin, qui fait empreinte, référenceou livraison, et qui s’aide d’un souci de motiva-tion à l’amont, et de l’effort de mémorisation,qui complète et qui aide l’empreinte, à l’aval» 10.

A la fin des années 1960 et au début desannées 1970, les programmes d’histoireparaissent tourner le dos à ce modèle 11. L’in-fluence de la pédagogie par objectifs, le dis-cours sur les méthodes actives et, dans lemonde plus strictement historien, les travauxde quelques pionniers sur l’exploitation dudocument en classe d’histoire 12 orientent les

conceptions de l’apprentissage vers un nou-veau modèle : celui du discours-découverte 13.On pourrait le résumer comme suit :

Le professeur délimite d’abord, pourchaque séquence d’apprentissage, lessavoirs et savoir-faire qu’il désire que sesélèves exercent et s’approprient. Les savoirssont articulés par l’enseignant sous laforme d’une synthèse, organisée chronolo-giquement, thématiquement et/ou logi-quement. L’enseignant procède ensuite parpetites unités de connaissances, chaqueétape de la synthèse préétablie étant «mas-quée» et devant être découverte par l’élèveau terme d’une activité qui suppose, le plussouvent, le traitement de quelques docu-ments et donc l’exercice des savoir-fairepréalablement choisis par l’enseignant. Laséquence d’apprentissage se déploie doncpas à pas, les élèves mettant au jour la syn-thèse pré-construite par le professeur.Confronté régulièrement à des documents,l’élève est invité à exercer un certainnombre de savoir-faire, lesquels doivent luipermettre de mettre au jour les connais-sances ou les savoirs précisément attenduspar l’enseignant.

Le discours-découverte manifeste donc lapromotion, à l’avant-plan de la didactique

9 Voir Joseph Stordeur, Enseigner et/ou apprendre. Pourchoisir nos pratiques, Paris–Bruxelles, De Boeck, 1996.10 Henri Moniot, Didactique de l’histoire, Paris, Nathan,1993, p. 145.11 Voir Jean-Louis Jadoulle, Trente-cinq années de pro-grammes d’histoire dans l’enseignement secondaire fran-cophone, dans Histoire et Enseignement, 45e année, 1995,n° 3, pp. 1-6. Le même glissement paraît sensible enFrance. On consultera notamment les deux numérosspéciaux consacrés, en 1967, par les Cahiers pédago-giques : L’enseignement de l’histoire, dans Cahiers péda-gogiques, 22e année, n° 65-66, janvier–février 1967.12 Voir notamment Martial Chaulanges, Essai sur le rôleet l’emploi du texte dans l’enseignement de l’histoire,Paris, 1961 ; Paul Maréchal, Initiation à l’Histoire par ledocument. Expériences et suggestions, Paris, 1956-1962,

3 t. et Paul Maréchal, L’Histoire en question, les voies édu-catives. Carnets de pédagogie pratique, 2e éd., Paris, 1973.13 Voir Jean-Louis Jadoulle, Apprendre ou se mettre enprojet ? Réflexions au départ d’une expérience de pédago-gie du projet en classe du secondaire, dans Histoire etEnseignement, 44e année, 1994, n° 1, pp. 15-17 et Jean-Louis Jadoulle, Matériaux audiovisuels et enseignementde l’histoire : perspectives didactiques, dans Paul DeTheux & Jean-Louis Jadoulle (dir), Daens… De l’écran àla classe. Exploitation didactique d’un film de fiction his-torique en classe d’histoire, Louvain-la-Neuve, Unité dedidactique de l’histoire de l’U.C.L., 1995, p. 71.

212 Le cartable de Clio, n° 4

de l’histoire, du projet de mise en activité del’élève, lequel se voit reconnu au rang d’ac-teur de son apprentissage, de « découvreur »de ses connaissances, en tout cas d’un dis-cours préétabli sur l’histoire. Cette mise enactivité se concrétise dans l’exercice dessavoir-faire, lesquels doivent faire émerger lesavoir ou les connaissances préalablementidentifiées et organisées par l’enseignant. Sice modèle a été clairement promu dans lesprogrammes des années 1970-1980 et dansla formation initiale des enseignants, onmanque malheureusement d’études qui per-mettent de prendre la mesure de sa pénétra-tion dans le concret des classes. La questionse pose, notamment, d’évaluer dans quellemesure la primauté du modèle de l’empreintea été entamée.

Il convient toutefois de souligner que, par-delà leurs différences 14, les modèles de l’em-preinte ou du discours-découverte participentd’une même conception de la connaissance,celle d’un savoir objectif distinct de l’appre-nant, connaissances produites par l’histoire,énoncées et consignées dans les monogra-phies, les revues et les manuels scolaires :connaissances factuelles ou notionnelles,repères spatio-temporels, procédures d’ana-lyse de tel ou tel document, savoir-faireméthodologique propre ou non au travail del’historien…

Qu’il soit à exposer (modèle de l’empreinte) oubien à masquer et à découvrir (discours-décou-verte), le savoir demeure essentiellement vucomme un donné. Dans les deux cas égale-ment, la réussite de l’apprentissage est d’abordfonction de la qualité du travail de sélection etde présentation des connaissances. Que ce soitsous la forme de l’exposé ou de la redécou-verte, cette présentation incombe d’abord àl’enseignant. Elle demande de lui une maîtrisedes contenus à enseigner et une capacité à lesorganiser et à les dévoiler selon un rythmeadapté à l’âge de l’apprenant.

Vers une nouvelle conception du savoir ?Il est une autre manière d’approcher lesavoir. Savoir est d’ailleurs à la fois un subs-tantif et un verbe. Savoir, c’est aussi mettreen œuvre une démarche… pour savoir,c’est-à-dire pour comprendre. La secondeconception considère donc moins le savoircomme un donné objectif, préalable à l’acted’apprendre, que comme le fruit – provi-soire et situé – d’une démarche d’apprentis-sage, un savoir approprié, désormais dispo-nible – avec plus ou moins d’efficacité – àl’état d’instrument de connaissance, d’outilpour analyser, comprendre… Dans cetteperspective, définir les savoirs à enseignerne signifie pas seulement s’interroger sur cequi est à apprendre, mais aussi sur lesdémarches dont l’apprenant doit se mon-trer capable une fois qu’il aura appris.Diverses, les réponses à cette questionorienteront, de manières différentes, lechoix des démarches à mettre en œuvre enphase d’apprentissage.

Le déplacement du regard porté sur le savoir– donné objectif à apprendre ou savoir-res-source, fruit de l’apprentissage – conduitdonc à poser la question essentielle de

14 Et elles ne sont pas minces, que l’on observe simple-ment la teneur du travail préparatoire de l’enseignantou le type d’activité attendue de l’élève. Pour uneapproche plus circonstanciée de ces deux modèles péda-gogiques, voir Jean-Louis Jadoulle, Vers une didactique« constructiviste » ?, dans Jean-Louis Jadoulle & Paul DeTheux (dir.), Enseigner Charlemagne, (Coll. Apprendrel’histoire ?, n° 2), Louvain-la-Neuve et Bruxelles, Unitéde didactique de l’histoire – Média Animation, 1998,pp. 73-85.

Les didactiques de l’histoire 213

l’usage qui sera fait de ce qui est appris etdonc, inévitablement, des objectifs de l’éva-luation. La réponse à cette question dépenddes finalités assignées à l’enseignement del’histoire ? S’agit-il de demander à l’élève – etd’espérer pour lui, dans sa vie future, celled’étudiant ou de citoyen – de savoir-redireen d’autres mots, s’il s’agit d’un savoir quis’énonce, ou de savoir-refaire c’est-à-dired’appliquer, s’il s’agit d’un savoir-faire ? Oubien s’agit-il plutôt ou aussi d’apprendre àl’élève des outils et des démarches suscep-tibles de l’aider à comprendre le monde quil’entoure? Les finalités affichées dans les pro-grammes d’histoire depuis une trentained’années ne laissent pas de doute. Aussi, est-ce la seconde voie que les concepteurs dunouveau programme d’histoire ont choisie.Le choix des pouvoirs publics de refonderl’enseignement sur le paradigme des compé-tences offrait, du reste, une occasion privilé-giée. En effet, le fait de considérer lesconnaissances (savoir et savoir-faire) nonplus comme un objet à transmettre et à assi-miler (savoir redire, savoir refaire) mais biencomme une ressource individuelle dontl’élève doit être capable de se servir est aucœur de la nouvelle approche en termes decompétences.

Développer des compétences suppose doncde définir, de manière relativement précise,les démarches ou les situations auxquelles lesélèves doivent être confrontés et face aux-quelles il leur incombe de démontrer leurmaîtrise des connaissances (savoir et savoir-faire) préalablement acquises. L’évaluation sefondant désormais sur l’aptitude de l’élève àmobiliser ses connaissances dans des situa-tions précises, l’enseignant est invité à faireune place centrale à l’exercice de cesdémarches.

Apprendre des compétences en classe d’histoireLe concept de compétence est l’objet d’ap-proches qui ne sont pas toujours conver-gentes. Dans le champ de l’éducation 15, il faitl’objet de deux types de lectures différents.Analysant un certain nombre de pro-grammes d’enseignement, Jean-Marie DeKetele identifie deux conceptions qui y sontà l’œuvre, l’une « faible », l’autre « forte » 16.La première voit dans la compétence uneforme de capacité intégrative générale (savoirécrire, savoir observer, savoir analyser, etc.)dont le développement, telle une lame defond, suppose un incessant exercice à traversdes situations les plus multiples et les plusdiverses. Les premiers socles de compé-tences 17 énoncés en 1994 pour l’ensemble del’enseignement fondamental et secondaire,en Belgique francophone, relevaient de cettepremière acception. Plusieurs programmes,promulgués depuis l’année 2000, à la suitedu Décret-Missions, s’inscrivent dans cetteperspective, nous semble-t-il. La deuxième

15 Les travaux en sciences de l’éducation, qui fondent lesnôtres, sont ceux qui font référence dans le monde fran-cophone, à savoir Jacqueline Beckers, Développer et éva-luer des compétences à l’école : vers plus d’efficacité etd’équité, Bruxelles, Labor, 2002 ; Philippe Joannert,Compétences et socio-constructivisme : un cadre théo-rique, Paris – Bruxelles, De Boeck, 2003 ; Philippe Perre-noud, Construire des compétences dès l’école, Paris, ESF,1997 ; Xavier Roegiers & Jean-Marie De Ketele, Unepédagogie de l’intégration. Compétences et intégration desacquis dans l’enseignement, Paris-Bruxelles, De Boeck,2000.16 Jean-Marie De Ketele, Renouvellement des formesd’évaluation des apprentissages, dans Gérard Figari &Mohammed Achouche (éd.), L’activité évaluative réin-terrogée. Regards scolaires et socioprofessionnels, Paris –Bruxelles, De Boeck, 2001, p. 42.17 Cfr Ministère de l’éducation de la Communauté fran-çaise (1994). Socles de compétences dans l’enseignementfondamental et au premier degré de l’enseignement secon-daire, Bruxelles.

214 Le cartable de Clio, n° 4

lecture inscrit, au cœur de la compétence, ledescriptif d’un type particulier de situation.Etre compétent, se définit toujours, danscette perspective, par rapport à un type ouune famille de situations.

La même alternative est reprise par XavierRoegiers et Jean-Marie De Ketele, pour qui lesconcepteurs de programmes ont le choixentre deux approches, l’une de type généra-liste ou longitudinal, l’autre de type plus situa-tionnel ou opérationnel 18. Dans le premier cas,l’enseignant vise d’abord et avant tout le déve-loppement de connaissances générales outransversales. Celles-ci constitueront des res-sources de premier ordre pour résoudre dessituations complexes, mais la résolution de cetype de situations ne fait pas l’objet d’unapprentissage systématique et sa maîtrise n’estpas exigée. Par contre, dans l’optique opéra-tionnelle, l’apprentissage est directement ciblésur le développement de la capacité des élèvesà réinvestir, dans des situations relativementcodées, les connaissances apprises. Tout enplaidant pour « un équilibre judicieux entreune acquisition de connaissances soigneuse-ment sélectionnées, un développement de capa-cités, transversales par nature, et un développe-ment de compétences, plus ciblées, centrées surle réinvestissement en situation d’acquis de toustypes […]» 19, ces auteurs semblent toutefoisplaider, particulièrement au fur et à mesureque l’élève avance dans sa scolarité, pour uneapproche de type situationnel. En effet, « lescapacités elles-mêmes se développent d’autantmieux que les élèves ont été confrontés à dessituations pointues, c’est-à-dire qu’ils ont eul’occasion d’exercer des compétences» 20.

S’appuyant sur une distinction proche (com-pétences virtuelles vs compétences effectives),Ph. Jonnaert opte également pour cetteseconde approche, critiquant au passage lescurricula en vigueur en Communauté fran-çaise de Belgique qui ont été écrits, selon lui,« comme si les compétences pouvaient êtredécontextualisées. [Ces] programmes propo-sent une série de compétences mais aucund’eux n’évoque les situations ou les classes desituations qui en permettraient le développe-ment chez l’élève» 21. Et de poursuivre :

« S’agit-il encore de compétences dans cecas ? […] Il serait plus pertinent de consi-dérer les compétences virtuelles […]comme [un] artefact qui donne aux nou-veaux programmes d’études un air de déjà-vu. Ces référentiels de compétences vir-tuelles ressemblent dangereusement auxtraditionnelles listes d’objectifs établiesdans les classiques programmes d’étudespar objectifs. Mais c’est un mal nécessaire.A l’intérieur de ces balises, l’enseignant, telun véritable ajusteur de programme,adapte ces référentiels à l’unique réalité quiest la sienne : ses élèves. Tout le travail del’enseignant consiste alors à créer des situa-tions à l’intérieur desquelles ses élèvespourront construire des compétenceseffectives qui seront plus ou moins prochesdes compétences virtuelles décrites dansles programmes. C’est donc à travers lacréation de situations que l’enseignantajuste les référentiels de compétences vir-tuelles. […]. Les compétences effectivessont alors le résultat de la mobilisation, dela sélection, de la coordination, de la miseen œuvre et des nombreux ajustements des

18 Xavier Roegiers & Jean-Marie De Ketele, Une pédago-gie de l’intégration…, op. cit., pp. 96-99.19 Ibid., p. 99.20 Ibid., p. 98.

21 Philippe Joannert, Compétences et socio-constructi-visme…, op. cit., p. 39.

Les didactiques de l’histoire 215

ressources utiles pour le traitement destâches dans une situation donnée ou dansune classe de situations » 22.

Si les deux perspectives se côtoient et sonttoutes deux légitimes, l’optique généraliste apour principal inconvénient, de notre pointde vue, de laisser à l’enseignant l’entière res-ponsabilité de la détermination des situa-tions dans lesquelles les compétences serontexercées et évaluées. Cet état de choses noussemble introduire une très grande variabilitéentre les attentes d’un enseignant à l’autre,voire entre les situations soumises à l’élève àfin d’apprentissage et d’évaluation. Aussi,nous a-t-il paru important, dans le cadre dunouveau programme d’histoire, de préciserles familles de situations attenantes à chaquecompétence et, partant, d’opter pour uneapproche plus situationnelle. A la suite deXavier Roegiers et Jean-Marie De Ketele, lacompétence a donc été définie comme l’apti-tude de l’élève à mobiliser, dans un type desituation déterminé, un ensemble de savoirset de savoir-faire, préalablement appris 23.Cette définition s’organise autour de deuxaxes essentiels. Le premier précise l’ambitionde la nouvelle approche : apprendre à l’élèveà intégrer les connaissances apprises. Lesecond précise les conditions dans lesquelles

chaque compétence doit être exercée et éva-luée : il concerne la question, essentielle à nosyeux, des situations. Nous devons cette insis-tance aux travaux de Jean-Marie De Ketele etXavier Roegiers.

Intégrer les connaissances apprisesSi elle suppose la maîtrise de savoirs et desavoir-faire, l’ambition de la nouvelleapproche est, non plus seulement d’exercerchez l’élève l’aptitude à savoir redire/savoirrefaire des connaissances isolées, mais del’amener, face à un certain nombre de situa-tions-problèmes, à identifier puis à exploiterde front les connaissances utiles pour réaliserla tâche qui lui est demandée. Pour que cetteintégration ait effectivement lieu, la situationproposée doit revêtir un niveau de complexitésuffisant. Cette complexité doit amener l’élèveà mobiliser des connaissances de différentstypes, déclaratif, procédural, conditionnel.

Pour l’amener à la maîtrise de ces types dedémarche, l’apprenant doit y avoir étéconfronté à plusieurs reprises. Ces diffé-rentes occasions constitueront autant demoments où il lui sera possible de découvrirle profil exact des différentes situations dontil doit avoir la maîtrise au terme de l’appren-tissage. L’enseignant doit donc veiller à ceque chaque situation didactique soit suffi-samment nouvelle (sinon la démarche miseen œuvre relèvera davantage du savoir redireou du savoir refaire) mais aussi suffisam-ment proche de celles qui lui ont déjà étéproposées.

Faire face à des types de situationsLa notion de situation apparaît donc cen-trale dans l’approche par les compétences :être compétent, c’est, dans un certain nombrede situations disciplinaires précisément

22 Ibid., pp. 39-40.23 Cette définition en rejoint plusieurs, notamment celledu Décret-Missions et celle de Xavier Roegiers et Jean-Marie De Ketele : « Aptitude à mettre en œuvre unensemble organisé de savoirs, de savoir-faire et d’attitudespermettant d’accomplir un certain nombre de tâches »(d’après le Décret définissant les missions prioritaires del’Enseignement Fondamental et de l’Enseignement Secon-daire et organisant les Structures propres à les atteindre,juillet 1997, p. 90) ou « la possibilité, pour un individu, demobiliser de manière intériorisée un ensemble intégré deressources en vue de résoudre une famille de situations-problèmes » (Xavier Roegiers et Jean-Marie De Ketele,Une pédagogie de l’intégration…, op. cit., p. 66).

216 Le cartable de Clio, n° 4

identifiées, être capable de réaliser une tâchequi suppose l’intégration de ressourcesdiverses. Sur le plan pédagogique, le choixd’inscrire au cœur de la compétence la réfé-rence à une famille de situations se justifie, ànos yeux, de trois manières.

L’absence de définition claire et précise dessituations dans lesquelles chaque compétencedoit être entraînée et évaluée n’oblige pas àrenoncer au projet même de développer descompétences, c’est-à-dire d’apprendre auxélèves à intégrer et transférer leurs connais-sances. Il faut toutefois en relever les limites :

• La première concerne – en supposantmême acquis un référentiel d’énoncé decompétences sans descriptif de situations– le défaut d’explicitation des situationsdans lesquelles chaque compétence seraévaluée. Ce déficit ne permet pas à l’ensei-gnant d’assurer une équivalence suffisanteentre les différentes situations didactiquesproposées à l’élève. A nos yeux, l’énoncédu type de situation dans lequel chaquecompétence doit être apprise s’imposedonc d’abord pour des raisons strictementdidactiques : il constitue le gage de latransparence du contrat pédagogique quedoivent nouer élèves et enseignant.

• La cohérence entre les diverses situationsdidactiques nous paraît également indis-pensable afin de donner aux élèves letemps de découvrir puis de mettre enœuvre un certain nombre de démarchesfondamentales de la discipline histo-rienne. Comment pourrait-il y parvenir –et d’abord s’engager sereinement sur cettevoie – si, sans cesse, les conditions danslesquelles il doit attester de sa compétencese modifient ?

• Enfin, à supposer même que le professeursoit suffisamment outillé pour préciser lecontexte dans lequel chaque compétencesera exercée, comment assurer, en l’ab-sence de descriptif fin de situations, lacohérence entre ce qui est attendu d’uneclasse à l’autre, d’une année à l’autre… ?

Explicites pour l’enseignant, les différentessituations dans lesquelles l’élève devra mon-trer sa compétence ont d’autant plus dechances d’être équivalentes les unes par rap-port aux autres. Elles devraient donc deve-nir, d’autant plus vite, familières à l’élève.Cette familiarité suppose la présence d’uncertain nombre de paramètres que l’élèvedoit pouvoir retrouver d’un contexte àl’autre. Le détail et le profil concrets dechaque situation assureront néanmoins unenouveauté suffisante : si elles devenaientidentiques, l’exercice de la compétence setransformerait en effet, rapidement, en unsimple savoir refaire. Sa complexité garantiraégalement le caractère intégratif de ladémarche demandée à l’élève. En l’appré-hendant seul et en réalisant la tâche deman-dée, celui-ci fournira à l’enseignant lesindices de sa maîtrise de la compétence.

Ces choix et cette approche de la notion decompétence – intégrer les connaissancesapprises et faire face à des types de situations –fondent les énoncés qui ont été retenus àl’intention de l’enseignant d’histoire et de sesélèves. Le tableau ci-dessous en rappelle lateneur essentielle 24.

La première compétence a pour objectifd’apprendre à l’élève à énoncer des questions

24 Pour un aperçu plus détaillé de la manière dont lapédagogie de l’intégration peut être mise en œuvre dans

Les didactiques de l’histoire 217

l’enseignement de l’histoire à l’école secondaire, nousrenvoyons le lecteur à nos principaux travaux : Jean-Louis Jadoulle & Mathieu Boudon (dir.), Développer descompétences en classe d’histoire, (Coll. Apprendre l’his-toire ?, n° 3), nouv. éd., Louvain-la-Neuve, Unité dedidactique et de communication en histoire de l’U.C.L.,2003 ; Mathieu Boudon & Catherine Dambroise, Eva-luer des compétences en classe d’histoire, (Coll. Apprendre

l’histoire ?, n° 4), Louvain-la-Neuve, Unité de didactiqueet de communication en histoire de l’U.C.L., 2001 etJean-Louis Jadoulle, Mathieu Bouhon & Agathe Nys(dir.), Conceptualiser le passé pour comprendre le présent.Conceptualisation et pédagogie de l’intégration en classed’histoire, (Coll. Apprendre l’histoire ?, n° 7), Louvain-la-Neuve, Unité de didactique et de communication enhistoire de l’U.C.L., 2004.

C1 Enoncer un ensemble organisé de questions de recherche pertinentes et originales

• En fonction d’un objet de recherche lié à unmoment-clé.

• Sur la base de l’analyse d’un ensemble de docu-ments :– d’un genre déjà rencontré,– suffisamment fiables par rapport à l’objet de

recherche,– comportant des paradoxes, des contradictions,

des divergences entre eux et/ou avec des infor-mations apprises.

• En mobilisant un concept qui soit– un réel outil de compréhension de l’objet de

recherche,– un réel outil d’investigation de la documentation.

Au troisième degré : possibilité de proposer une listejustifiée de quelques références bibliographiques.

C3 Répondre à une question de recherchesous forme d’un texte de synthèse

• En fonction d’une question de recherche liée à unmoment-clé.

• Sur la base d’un ensemble de documents – d’un genre déjà rencontré,– suffisamment fiables par rapport à l’objet de

recherche,– comprenant des informations pouvant être

mises en relation entre elles et/ou avec desconnaissances apprises.

• En mobilisant un concept qui soit :– un réel outil de compréhension de l’objet de

recherche,– un réel outil d’investigation et de documentation.

C4 Communiquer des savoirs préalablementappris sous forme d’une ligne du temps,d’un schéma, d’un tableau, d’un plan,d’un « poster »

• Des savoirs préalablement appris et en rapportavec un moment-clé.

• Du matériel (documents…) pour fabriquer levecteur de communication.

• Une situation de communication étant déterminée.

D’après FESeC, Histoire – Formation historique, Bruxelles, 2000.

C2 Identifier les documents pertinents et,pour une trace du passé au moins, énoncerles raisons de s’y fier ou de s’en méfier

• En fonction d’un objet de recherche lié à unmoment-clé.

• Sur la base d’un ensemble de documents :– d’un genre déjà rencontré,– pertinents et non pertinents par rapport à l’ob-

jet de recherche,– posant des problèmes de critique.

• Sur la base d’informations relatives au contextede production des documents.

Enoncé abrégé des compétences en histoire

218 Le cartable de Clio, n° 4

Par synthèse, on entend la mise en relationd’informations provenant de différentessources 26. La synthèse se distingue donc du« résumé », lequel se définit comme une opé-ration de contraction au départ d’une seulesource d’information. Au départ d’une ques-tion de recherche, l’élève sera donc confrontéà un ensemble de ressources documentaires(suivant les années : informations fourniespar l’enseignant ou traces du passé ). L’exer-cice de cette compétence suppose aussi lamobilisation d’un concept. De la 3e à la 6e

année, l’élève sera progressivement amené àénoncer lui-même le plan de sa synthèse et àidentifier lui-même le concept à mobiliser.Autant la deuxième compétence supposequ’un ou plusieurs documents posent desproblèmes critiques, autant il paraît préfé-rable, dans le cadre de la troisième compé-tence, d’éviter d’inclure dans le corpus docu-mentaire des matériaux qui posent trop dequestions critiques. Rassemblés autour d’unobjet ou d’une question de recherche nou-veaux pour l’élève, ils devront plutôt lui per-mettre d’établir des liens, de comparer, dedégager des permanences et des ruptures,des changements ou des synchronismes et ceen vue de la synthèse à établir.

La quatrième compétence porte sur l’aptitudede l’élève à transposer des informations préa-lablement apprises sous forme d’un plan,d’un tableau, d’une ligne du temps ou d’unschéma. Ces informations auront été préala-blement apprises ou seront fournies par l’en-seignant. Celui-ci veillera, dans ce cas, à ce quel’élève ait eu la possibilité réelle de se lesapproprier. Pour que cette compétence soitune réelle compétence de communication, il

sur base de l’analyse d’un ensemble docu-mentaire et en mobilisant un des conceptsétudiés auparavant. La sélection par l’ensei-gnant des documents doit donc être l’objetde la plus grande attention : rassemblésautour d’un thème ou d’une question derecherche nouveau, les informations qu’ilscontiennent doivent pouvoir être confrontésentre elles ou avec d’autres, préalablementapprises, et être éclairées par la mobilisationd’un des concepts préalablement étudiés. Dela 3e à la 6e année, l’élève sera amené pro-gressivement à organiser lui-même les ques-tions qu’il se pose et à identifier le conceptpertinent. Au 3e degré, la démarche se com-plète par la recherche de quelques référencesbibliographiques susceptibles d’apporter deséléments de réponse. L’important est moinsla qualité intrinsèque des ressources docu-mentaires que les éléments apportés parl’élève pour justifier son choix.

La deuxième compétence vise à rendrel’élève capable d’identifier, parmi unensemble de documents et en fonction d’unobjet ou d’une question de recherche, la oules trace(s) du passé 25 pertinente(s) et d’enévaluer la crédibilité. Pour ce faire, il dispose,à propos de chaque document, d’informa-tions fournies par l’enseignant et/ou d’ins-truments de travail adaptés à son âge et quipeuvent le renseigner sur les différentstémoins, leurs options, le contexte danslequel ils ont témoigné, leurs intentions etleur(s) destinataire(s)…

La troisième compétence a pour finalitéd’apprendre à l’élève à rédiger une synthèse.

25 Le terme désigne ce que les historiens appellent aussiles sources, témoignages des hommes du passé, paropposition aux travaux postérieurs ou avis d’experts.

26 Voir notamment Daniel Armogathe, La synthèse dedocuments, Paris, Bordas-Dunod, 1988.

Les didactiques de l’histoire 219

importe également que le contexte de la com-munication (destinataire…) soit un mini-mum identifié. L’intention n’est toutefois pasd’apprendre à l’élève à moduler son langage etson message en fonction du contexte de com-munication mais plutôt de lui apprendre àtransposer et à communiquer des informa-tions dont il a, au préalable, la maîtrise. Cettecompétence se distingue donc sensiblementde la précédente qui doit porter sur unequestion de recherche nouvelle, vise d’abord àévaluer la qualité du traitement de l’informa-tion et n’utilise, comme vecteur de communi-cation, que l’écrit. L’importance accordée, aumoment de l’évaluation, à la qualité de larédaction doit être sensiblement moindre quecelle qui est attribuée à la qualité de la mise enrelation et de l’organisation des éléments issusde différentes sources. Par contre, l’évaluationde la quatrième compétence portera demanière privilégiée sur la qualité de la com-munication à travers quatre vecteurs de com-munication précis : le plan, le tableau, la lignedu temps et le schéma.

Pour aider les enseignants à :• identifier les ingrédients ou les leviers

pour concevoir des situations d’intégra-tion en grand nombre,

• assurer l’isomorphisme ou l’équivalenceentre les différentes situations d’apprentis-sage et d’évaluation proposées aux élèves,

• construire une progression dans ce qui estattendu des élèves de la 3e à la 6e années,…

…chaque énoncé de compétence a été assortid’un descriptif des principales conditionsdans lesquelles chaque compétence doit êtreapprise et évaluée. Ces conditions précisent latâche à réaliser, l’objet sur lequel elle doitporter, le type de matériaux à disposition del’élève et le type de ressources cognitives àmobiliser. Ces conditions constituent autant

de paramètres que l’enseignant est invité àrespecter quand il élabore une situation d’in-tégration. Elles déterminent les contours dela famille de tâches ou famille de situationspropre à chaque compétence. Leur énoncé estdonc intrinsèque à la définition de chaquecompétence 27.

Bilan et interrogationsOn ne dispose malheureusement pas d’infor-mations fiables sur la manière dont cetteréforme est mise en œuvre par les enseignants.Trop impressionnistes, les données glanées de-ci de-là, notamment au gré des nombreuxmodules de formation qu’assure notre Unitéde didactique et de communication en his-toire, ne permettent pas de dégager des lignesde force crédibles. Par contre, en avril 2001, soitcinq mois avant la mise en application du nou-veau programme, les enseignants d’histoireont été sondés par nos soins et nous avonsainsi pu prendre le pouls de leurs réactions.

Cette enquête concernait également les pro-fesseurs de français, mathématiques, scienceset étude du milieu 28. Parmi l’ensemble de cesenseignants, ceux d’histoire sont les plusnombreux (43,61 %) à considérer le pro-gramme comme très neuf. C’est aussi parmiles enseignants d’histoire que l’on trouve laplus faible proportion de personnes satisfaitesou très satisfaites par le nouveau programme

27 Pour plus de détails sur ces familles de situations,voir Jean-Louis Jadoulle & Mathieu Bouhon (dir.),Développer des compétences en classe d’histoire…,op. cit., pp. 112-113. Ce tableau recompose celui publiédans FESeC, Histoire - Formation historique, Bruxelles,2000, pp. 24-27.28 Soit 12 697 enseignants sondés, dont 2040 ontrépondu. Soit un taux de participation de 16,07 %. Lecours d’étude du milieu s’enseigne au premier degré dusecondaire et comporte une approche intégrée (histoire,géographie, sciences sociales) de milieux différents.

220 Le cartable de Clio, n° 4

(48%). Le degré de satisfaction ou d’insatis-faction semble donc lié au sentiment de nou-veauté que suscite la lecture 29 du programmemais aussi à l’impression de difficulté àl’heure de mettre en œuvre la nouvelleapproche. Ainsi, c’est aussi chez les ensei-gnants d’histoire que prévaut le plus l’impres-sion d’une réforme complexe à mettre enœuvre et lourde de nombreuses remises enquestion.

Développer des compétences en classe d’his-toire : oui mais comment ? Les principalesinterrogations des enseignants concernentessentiellement quatre aspects : les motifs decette réforme et l’acception du terme com-pétence, l’évaluation des acquis des élèves, laplanification des apprentissages et la concep-tualisation. Les publications que nous avonsréalisées 30 s’efforcent de répondre à cesinterrogations et de donner aux enseignantsà la fois des repères théoriques et, surtout,des pistes concrètes et des scénarios didac-tiques dont la plupart ont été testés au préa-lable en classe 31.

Mais cette réforme suscite également desquestions qui la débordent. Elles concernentessentiellement les finalités de l’enseignementde l’histoire, la place et la forme qu’il convientd’accorder à la chronologie, l’importance et le

choix des contenus à enseigner. Ces troisquestions, qui ont forcément partie liée, dessi-nent trois chantiers importants auquel didac-ticiens et enseignants d’histoire auront àœuvrer durant les années voire les décenniesqui viennent. On se bornera à en esquisserquelques accents.

Pourquoi enseigner l’histoire ? Depuis ledébut des années 1970, l’enseignement del’histoire est ordonné à la compréhension duprésent. Répétée inlassablement, cette affir-mation en forme de plaidoyer n’a guère sus-cité de réflexion en profondeur sur les conte-nus qu’il convient d’enseigner. Or, si tant estque l’apprentissage de l’histoire doive priori-tairement – et non exclusivement – fourniraux élèves des clés pour comprendre lemonde actuel, les contenus que les manuelscharrient ne se justifient sans doute pas tousavec la même vigueur. Quels contenus ensei-gner ? Et d’abord : quel présent expliquer ?Quels enjeux contemporains la pratique del’histoire en contexte scolaire est-elle suscep-tible d’éclairer ? Et sur un plan plus fonda-mental encore : quel regard l’historien peut-ilapporter en propre sur le monde contempo-rain, notamment par rapport aux « expertsdu présent » que sont les spécialistes dessciences humaines?

Tenté de-ci, de-là, le projet d’emboîter demanière plus étroite compréhension du pré-sent et enquête dans le passé des sociétéshumaines amène l’enseignant à revisiter biendes axiomes, et notamment celui qui veutqu’enseigner ou apprendre l’histoire, c’estsuivre le fil du temps. Il convient à cet égardde rappeler que le projet que nous partageonstous, comme professeurs d’histoire, de don-ner à nos élèves une vision chronologiquestructurée du passé renvoie à une conception

29 Rappelons que ce sondage a été fait alors que les ensei-gnants disposaient du texte du nouveau programmemais n’avaient pas encore eu à le mettre en œuvre dansle concret de la classe.30 Jean-Louis Jadoulle & Mathieu Bouhon (dir.), Déve-lopper des compétences…, op. cit. ; Mathieu Bouhon &Catherine Dambroise, Evaluer des compétences…,op. cit., et Jean-Louis Jadoulle, Mathieu Bouhon &Agathe Nys (dir.), Conceptualiser le passé…, op. cit.31 Ces travaux ont également débouché sur la mise enchantier d’une nouvelle collection de manuels d’histoiredont nous assurons la direction et dont la publicationest prévue pour juin 2005.

Les didactiques de l’histoire 221

de l’enseignement de l’histoire située dans letemps. Jusqu’il y a trois ou quatre siècles, ceprojet n’était pas de mise. De plus, il n’a guèrefait l’objet d’une évaluation. Une recherchelongitudinale en cours dans notre Unité etrelative aux acquis culturels des élèves auterme de leur scolarité obligatoire (18 ans)devrait apporter des données précieuses.Quid, en effet, de l’effectivité et de la péren-nité de ce bagage culturel chronologiquementorganisé ? Et quid de l’efficacité des modesclassiques d’enseignement de la chronologiequi se caractérisent notamment par le soucid’enseigner le passé en en respectant scrupu-leusement l’agencement chronologique?

Les expériences que nous avons tentées nousfont plutôt penser qu’à force d’enseignerl’histoire dans l’ordre du temps, celui-cidemeure presque impalpable pour les élèves.Elles nous suggèrent qu’il y aurait sans doutebeaucoup à gagner, en terme de maîtrise dutemps, à subvertir davantage l’ordre chrono-logique et, notamment, à manier régulière-ment la rétrospection. Ici aussi, un champ derecherches et d’expérimentations nouvelless’ouvre. Sur le plan épistémologique, ellespourraient se fonder sur le fait que la chro-nologie ne préexiste pas au travail de l’histo-rien mais constitue un de ses outils de com-préhension principaux. Pourquoi en serait-iltout à fait autrement en classe d’histoire ?S’avancer sur cette voie permettrait peut-êtrede réconcilier apprentissage de l’histoire etcompréhension du présent, par exemple enproposant aux élèves, autour de questions etd’enjeux actuels, une série d’enquêtes actives,d’abord juxtaposées, ensuite progressivementenchâssées. De telle sorte qu’il serait peut-êtrepossible de marier développement des com-pétences, apprentissage de la chronologie,découverte d’un certain nombre de repères

culturels et ce tout en rencontrant la finalitéassignée à l’histoire scolaire : fournir auxcitoyens de demain les clés de compréhen-sion de la société actuelle.

222 Le cartable de Clio, n° 4 – Il feudo di Graines – 222-242

Partendo da una ricerca storico-archivisticadel 1997 sulla comunità di Ayas 1 (il feudo diGraines corrispondeva all’alta Valle d’Ayas),col seguente percorso s’intende proporreun’attività didattica laboratoriale che miraalla formazione di alcune competenze speci-fiche nello studio della storia medievale.

L’avvio dell’attività è di tipo ludico, poichépresenta una situazione finale (l’atto conclu-sivo di una lunga lite intercorsa tra gli abati e iconti – loro vassalli – a proposito di una riven-dicazione di diritti signorili sul feudo diGraines), da cui trarre alcuni indizi per proce-dere alla ricerca dei documenti che provano ilmancato rispetto dei diritti feudali. Si procedequindi a ritroso nel tempo e si evidenziano imomenti salienti del rapporto tra le due isti-tuzioni, individuando le cause della contesa.Tale ricerca può essere condotta da duegruppi, ciascuno dei quali assume il ruolo diuno dei contendenti, oppure da coppie diallievi. Questi sono guidati all’acquisizionegraduale, ma significativa, di alcune concet-tualizzazioni proprie della storia dell’Europafeudale, quindi facilmente esportabili ad altricontesti storico-geografici con periodizzazionidifferenti. Nel caso del feudo di Graines, il rap-porto feudale durò più di cinque secoli (dal1263 al 1782), attraversò quindi grandi tras-

formazioni sociali e politiche, rimanendo tut-tavia inalterato nella sua forma originariaprettamente medievale. Le vicende del feudovedono intrecciarsi tre forze politiche moltosignificative : da un lato l’Abbazia di Saint-Maurice d’Agaune nel Vallese svizzero, chevanta diritti e possedimenti anche nella vicinaValle d’Aosta da tempi molto antichi ; segue lafamiglia Challant, che, proprio nel XIII secolo,riceve l’investitura del feudo di Graines e, nelcorso del XV secolo, ottiene il titolo comitaledai duchi di Savoia e può estendere il suopotere su gran parte della Valle e su territorilimitrofi ; infine i Savoia che sul feudo diGraines avranno un peso non indifferente,specialmente nei casi di dubbia legittimitànella successione al titolo di conte di Challant,e che in ultima istanza possono decidere lesorti dei propri vassalli, siano essi gli abati diSaint-Maurice o i conti di Challant.

ObiettiviComprendere l’utilità delle fonti per la rico-struzione storica :• Selezionare i documenti in base alla tema-

tizzazione• Ricavare informazioni dirette e per infe-

renza• Schedare le informazioni e riorganizzarle

in conoscenze complesse• Acquisire l’abitudine alla critica e al con-

trollo delle fonti

IL FEUDO DI GRAINES: LE RAGIONI DI UNA LUNGA CONTESA TRA L’ABBAZIA DI SAINT-MAURICE E I CONTI DI CHALLANTPERCORSO DI RICERCA STORICO-DIDATTICA SU FONTI ARCHIVISTICHE PER LA SCUOLA SECONDARIA

(TRA GIOCO INVESTIGATIVO E RICOSTRUZIONE STORICA)

MARIA VASSALLO, ASSOCIAZIONE CLIO’92, TORINO

1 Maria Vassallo, Il cuore antico di Ayas. Documenti d’archivio dal XIII al XVIII secolo, Aosta 1997.

Les didactiques de l’histoire 223

Sviluppare sensibilità e interesse nei con-fronti del patrimonio archivistico :• Individuare i luoghi della conservazione

dei documenti• Decodificare le sigle convenzionali della

collocazione archivistica• Riconoscere alcune tipologie di docu-

mento

Evidenziare le caratteristiche del sistema feu-dale :• Interpretare le vicende del feudo di Grai-

nes• Riconoscerne gli elementi costitutivi• Individuare mutamenti e permanenze

nella storia del feudo

Utilizzare le conoscenze apprese in un altrostudio di caso.

ConcettualizzazioniFeudoInvestituraReconnaissance/ConsegnamentoTributoAffrancamento

Dossier (fonti e strumenti)Si propone una serie di documenti riprodottifotograficamente (dall’originale) e accompa-gnati da un ampio regesto commentato.

• Documenti1005, 14 febbraio, Agaune1263, 28 luglio, Agaune1282, 13 dicembre, Chatillon1338 – 1429, Agaune1400, 30 settembre, Antagnod1424, 15 agosto, ThononS.D. (1442 circa), Saint-Maurice

1455, 26 febbraio, Annecy1658, 10 agosto, Saint-Maurice1727, 20 dicembre, Torino

• CarteLes Etats de Savoye et de Piémont (J.B. Nolin, Paris), 1691La Valle d’Aosta

• SchedeIl feudo di Graines e l’Abbazia di Saint-MauriceLe reconnaissances feudaliL’affrancamento dei censi

• Schede archivistiche• Lettere S.D. (1780 circa) : stralcio• Immagini

Il castello di Saint-Martin de GrainesL’Abbazia e il borgo di Saint-Mauriced’Agaune

AttivitàSono dieci sequenze graduate per difficoltà :gli esercizi possono essere svolti individual-mente o in piccolo gruppo (interessante ilconfronto !) ; prevedono attività sul tempo ele durate, sullo spazio, sui testi e sui docu-menti.

1. Lettura delle lettere che si scambiaronol’abate Cocatrix e il conte di Challant nel1780. Ciascun gruppo o allievo/a sceglie ilpersonaggio in cui immedesimarsi.

2. Ricerca di indizi utili : a) per ricostruire lastoria dei rapporti tra l’Abbazia e il feudodi Graines ; b) per capire le ragioni dellacontesa di cui si parla nelle lettere.

3. Costruzione di uno schedario (per la rac-colta di informazioni e prima riorganiz-zazione dei contenuti dei documenti).Vedi : Scheda archivistica nel dossier.

224 Le cartable de Clio, n° 4

4. Discussione : a) quale gerarchia esiste trai personaggi e le istituzioni da essi rappre-sentate ? b) Su quali principi si fonda ?Costruzione di un grafico per la rappre-sentazione del fenomeno.

5. Analisi del dossier : a) selezione dei docu-menti che ad una prima lettura sembranoinerenti al tema e quindi utili a svilupparegli indizi (non tutti i documenti sono per-tinenti) ; b) collocazione su un asse tem-porale delle date dei documenti selezio-nati ; c) lettura della scheda Il feudo diGraines e l’Abbazia di Saint-Maurice ; d)eventuale correzione e completamentodell’asse temporale.Domande : Nel documento 1727, 20dicembre è riportato l’elenco delle investi-ture che i feudatari di Graines ricevetterodagli abati di Saint-Maurice ; quali di que-ste sono presenti nel dossier? Dove si pos-sono trovare quelle mancanti ? Che cosas’intende per investitura? In quale docu-mento del dossier viene descritta la ceri-monia d’investitura ? A quale proposito ?

6. Lettura di carte : Il documento 1658, 10agosto elenca i beni appartenenti al feudodi Graines. Individuare sulla carta del1691 le località di Graines e di Saint-Mau-rice. Sulla carta attuale della Valle d’Aostaevidenziare tutte le altre località citate, inparticolare : Challant – Verrès – Montjo-vet – Antey – Valtournenche – Gressoney.

7. Rappresentazione grafica di un testodescrittivo : dopo aver tradotto dal latinomedievale il passo (nello stesso docu-mento del 1658) in cui si descrive la con-sistenza del feudo, rappresentare con gra-fico/disegno la tipologia dei beni elencati.Sono riconducibili ad un’unica categoria ?

8. Lettura della scheda Le reconnaissancesfeudali e schedatura del documento 1263,28 luglio. Domande : A quanto ammontail servizio annuale ? Quando deve esserepagato il placito di 40 soldi ?Nel dossier di fonti vi è un documento(schedare) in cui si fa riferimento ad unacontroversia relativa al castello di Saint-Martin de Graines, a causa della mancatareconnaissance. Che cosa afferma il docu-mento ?

9. Rilettura della lettera del conte di Chal-lant all’abate Cocatrix : nella corrispon-denza tra i due contendenti il conte evi-denzia scarso interesse nei confronti delfeudo di Graines. Come si spiega taleatteggiamento ? Inoltre il conte annunciauna prossima disposizione del re chemodificherà sostanzialmente i rapportitra persone e istituzioni. Di quale provve-dimento si tratta ? In che cosa consiste ?Vedi : Scheda L’affrancamento dei censi.

10. Problematizzazione : rileggendo i docu-menti si possono evidenziare i momenti dicrisi nel rapporto plurisecolare che tenneunite le due istituzioni. Semplificando, leragioni della contesa sono riconducibili atre tipologie: ereditarietà del feudo in lineamaschile – mancato atto di reconnaissance– riduzione demaniale da parte dei Savoia.Cercare nel dossier i documenti che trat-tano tali argomenti : dove sono statiemessi? In quale archivio sono conservati?Qual è la loro segnatura archivistica?

A questo punto, è possibile ricostruire ingrandi linee la storia dei rapporti tra i duecontendenti, che è rappresentabile come ani-mazione, dialogo tra le due parti, oppurecome testo storiografico riepilogativo.

Les didactiques de l’histoire 225

Partant d’une recherche historique et archi-vistique de 1997 sur la communauté d’Ayas(le fief de Graines était situé dans la hauteVallée d’Ayas), le parcours didactique pré-senté ici entend proposer une activité delaboratoire d’histoire visant à l’acquisitionde quelques compétences qui sont spéci-fiques à l’étude de l’histoire médiévale.

La nature de ces activités est de type ludiquepuisqu’une situation finale (qui met fin à unelongue polémique entre les abbés et lescomtes – qui sont leurs vassaux – à proposd’une revendication de droits seigneuriauxsur le fief de Graines) permet de tirerquelques indices pour la recherche de docu-ments qui prouvent un non-respect de droitsféodaux. On procède donc en remontantdans le temps pour mettre en évidencequelques moments saillants du rapport entreles deux institutions, en identifiant les raisonsdu litige. Cette recherche peut être effectuéepar deux groupes assumant chacun le rôle del’un des protagonistes du conflit, ou par descouples d’élèves. Ils sont alors amenés àacquérir progressivement des concepts signi-ficatifs concernant l’histoire de l’Europe féo-dale, mais facilement transposables à d’autrescontextes historico-géographiques liés àd’autres périodisations. Dans le cas du fief deGraines, le rapport féodal a duré plus de cinqsiècles (de 1263 à 1782), il est donc passé à

travers de grandes transformations politiqueset sociales, même s’il s’est maintenu sous saforme purement médiévale. L’affaire du fief avu se confronter trois forces politiques trèssignificatives : d’un côté, l’Abbaye de Saint-Maurice d’Agaune, dans le Valais suisse, quirevendiquait des droits et des possessionsdans la proche Vallée d’Aoste depuis destemps très anciens ; puis, la famille Challant,qui a reçu l’investiture du fief de Graines auXIIIe siècle, a obtenu du duc de Savoie, auXVe siècle, le titre comtal et a ainsi pu étendreson pouvoir sur une grande partie de la Val-lée et de ses territoires limitrophes ; enfin, lesducs de Savoie, dont le poids sur le fief deGraines n’est pas négligeable, en particulierquand la légitimité de la succession du titrede comte de Challant n’est pas évidente, etqui peuvent décider, en ultime instance, dusort de leurs propres vassaux, autant les abbésde Saint-Maurice que les comtes de Challant.

ObjectifsComprendre l’utilité des sources pour lareconstruction historique :• Choisir des documents en fonction des

thèmes traités• En tirer des informations, directement ou

par déduction• S’habituer à la critique et au contrôle des

sources

LE FIEF DE GRAINES : LES RAISONS D’UN LONG LITIGE ENTRE L’ABBAYE DE SAINT-MAURICE ET LES COMTES DE CHALLANTUN PARCOURS DE RECHERCHE HISTORICO-DIDACTIQUE SUR DES DOCUMENTS D’ARCHIVES

POUR L’ÉCOLE SECONDAIRE (ENTRE INVESTIGATION LUDIQUE ET RECONSTRUCTION HISTORIQUE)

MARIA VASSALLO, ASSOCIATION CLIO’92, TURIN

226 Le cartable de Clio, n° 4

Se sensibiliser et s’intéresser au patrimoinearchivistique :• Identifier les lieux de conservation des

documents• Décoder les sigles conventionnels de la

conservation des documents• Reconnaître certains types de documents

Mettre en évidence les caractéristiques dusystème féodal :• Interpréter le litige autour du fief de

Graines• En reconnaître les éléments constitutifs• Identifier les changements et les perma-

nences à travers l’histoire du fief

Utiliser les connaissances acquises dans uneautre situation d’étude historique

Concepts mobilisésFiefInvestitureReconnaissanceTributAffranchissement

Dossier (sources et instruments)Une série de 10 documents où il est questiondu fief de Graines, de 1005 à 1727Une carte des Etats de Savoie et de Piémontde 1691 et une carte de la Vallée d’AosteTrois fiches explicatives :• Le fief de Graines et l’Abbaye de Saint

Maurice• Les reconnaissances féodales• L’affranchissement des censUn fichier archivistiqueDes extraits de lettres non datées (1780 envi-ron) de l’abbé Cocatrix et du comte de Challant

Deux images du bourg de Saint-Maurice etdes ruines du château de Saint-Martin deGraines

ActivitésElles consistent en une dizaine de séquences,par ordre de difficulté : les exercices peuventêtre accomplis individuellement ou en petitsgroupes (suscitant des échanges intéres-sants) ; ils comprennent des activités sur letemps et les durées, l’espace, les textes et lesdocuments.

1. Lecture des lettres que s’échangèrentl’abbé Cocatrix et le comte de Challant en1780. Chaque groupe ou élève choisit lepersonnage auquel il va s’identifier.

2. Recherche des indices utiles : a) pourreconstruire l’histoire des rapports entrel’Abbaye et le fief de Graines ; b) pourcomprendre les raisons du litige dont ilest question dans les lettres.

3. Construction d’un fichier archivistique(pour la récolte d’informations et unepremière réorganisation des contenus desdocuments).

4. Discussion : a) de quels rapports de hiérar-chie prévalent entre les personnages et lesinstitutions qu’ils représentent; b) de quelsprincipes sont à la base de ces rapports.

5. Analyse du dossier : a) choix des docu-ments qui semblent inhérents au thèmeaprès une première lecture et sont suscep-tibles de contenir des indices (tous lesdocuments ne sont pas pertinents) ; b)placement sur une ligne du temps desdocuments sélectionnés ; c) lecture de lafiche Le fief de Graines et l’Abbaye de

Les didactiques de l’histoire 227

Saint-Maurice ; d) corrections et complé-ments éventuels de la ligne du temps.Questions : le document du 20 décembre1727 mentionne la liste des investituresque les feudataires de Graines reçurentdes abbés de Saint-Maurice ; lesquelles,parmi elles, sont-elles présentes dans ledossier ? Où pourrait-on trouver cellesqui manquent ? Qu’est-ce qu’on entendpar le terme investiture ? Dans quel docu-ment du dossier la cérémonie d’investi-ture est-elle décrite ? A quel propos ?

6. Lecture des cartes : le document du10 août 1658 dresse la liste des biensappartenant au fief de Graines. Identifiersur la carte de 1691 les localités de Grai-nes et de Saint-Maurice. Mettre en évi-dence sur la carte de la vallée d’Aosteactuelle les autres localités citées, en parti-culier Challant, Verrès, Montjovet, Antey,Valtournenche, Gressoney.

7. Représentation graphique d’un textedescriptif : après avoir traduit du latinmédiéval l’extrait (du même documentde 1658) où est décrite la consistance dufief, représenter sur un graphique et dessi-ner les différents types de biens dont il estquestion. Peuvent-ils être ramenés à uneseule catégorie ?

8. Lecture de la fiche Les reconnaissances féoda-les et prise en compte dans le fichier du docu-ment du 28 juillet 1263. Question: à com-bien s’élève le service annuel? Quand doitêtre payée la sentence de 40 sous? Dans ledossier de sources, il y a un document (àmettre en fiches) qui fait référence à un litigerelatif au château de Saint-Martin de Grai-nes,à cause d’un manque de reconnaissance.Qu’est-ce qui est affirmé dans ce document?

9. Relecture de la lettre du comte de Challantà l’abbé Cocatrix : dans la correspondanceentre les deux protagonistes, le comte faitpreuve de peu d’intérêt à l’égard du fief deGraines. Comment expliquer une telleattitude ? Par ailleurs, le comte annonceune prochaine décision du roi qui modi-fiera substantiellement les rapports entrepersonnes et institutions. De quellemesure s’agit-il ? En quoi consiste-t-elle.Voir la fiche L’affranchissement des cens.

10. Problématisation : en relisant les docu-ments, on peut mettre en évidence lesmoments de crise dans le rapport plurisé-culaire entretenu par les deux institu-tions. En simplifiant, les raisons du litigepeuvent être ramenées à trois types :l’hérédité du fief par transmissionmasculine ; l’absence d’un acte de recon-naissance ; la réduction domaniale par lesducs de Savoie. Chercher dans le dossierles documents qui traitent de ces problè-mes : où ont-ils été émis ? Dans quellesarchives sont-ils conservés ? Quel est leurmarquage dans les archives ?

A ce stade du parcours, il est possible dereconstruire les grandes lignes de l’histoiredes rapports entre les deux parties et de lesreprésenter comme une animation, un dia-logue entre les protagonistes, ou sous laforme d’un texte historique récapitulatif.

Une telle séquence pédagogique pourrait êtretransposée dans un autre contexte, pour uneautre situation litigieuse, par exemple avec desdocuments en français. [N.d.t.]

Traduction : Charles Heimberg

228 Le cartable de Clio, n° 4

D O C U M E N T S

1005, 14 febbraio. Agaune

Scambio tra Burcardo, arcivescovo di Sion e Anselmo,vescovo di Aosta, di terre site in Valle d’Aosta

AASM 52, 1, 1

Anselmo, vescovo di Aosta, dona all’Abbazia di Saint-Maurice alcuni diritti sulla località chiamataOpolengis (Oppligen), nel Cantone di Berna, che egli ha ereditato dalla madre Aaldui, in cambio diuna terra di proprietà dell’Abbazia di Saint-Maurice confinante con i possedimenti di quest’ultima,ovvero un manso in Breianto, un altro in Paliano, il terzo in Adulgiano, il quarto in Rosiano, il quintoin Ragiano, il sesto in Bibiano con le rispettive pertinenze e un prato in Sparaveria 1.

1263, 28 luglio. Agaune

Godefroid, signore di Challant e visconte di Aosta, ricono-sce di tenere in feudo dall’abate di Saint-Maurice ilcastello di Graines, la montagna chiamata Palasina, leterre di Vollon, la montagna detta Soremont e la monta-gna di Fontesin con tutte le decime spettanti. Il signore diChallant deve per detto feudo un servizio annuale di 20 soldi di Susa e 40 soldi di placito ad ogni cambiamentodi vassallo.

AST, Duché d’Aoste, II, 1

I. Le località citate nel documento sono state identifi-cate da Duc, Histoire de l’Eglise d’Aoste, t. I, Châtel Saint-Denis, 1909, p. 270 con un antico villaggio di Saint-Pierre (Breianto), Pallein (Paliono), Roisan (Rosiano),Bibian (Bibiano), Paravère (Sparaveria).

Les didactiques de l’histoire 229

1282, dicembre 13. Châtillon

Sentenza arbitramentale di Aimon di Challant,vescovo di Vercelli, e di Pierre di Challant, arci-diacono di Sion, sulle controversie insorte traBoniface di Challant ed Ebal, visconte d’Aosta,loro fratelli per l’eredità paterna.

Boniface dovrà avere su questa eredità 70 monete di Aosta, di cui metà parrocchia di Ayas e i suoi« revenus » e metà sui « revenus » di Cly, di Verrès, ecc.

AST, Duché d’Aoste, II, 2

1338, 26 dicembre. Agaune

L’abate di Saint-Maurice emette quietanza a favore di Pierre, Boni-face, Jean e Jacquemet, signori di Montjovet, per la somma di 20 soldidi servizio annuo e di altri 40 soldi di placito dovuti per il castello diSaint-Martin de Graines, di cui rinnova l’investitura.

AHR, Fondo Challant, 221, I, 6

1429, 19 luglio. Agaune

Transazione tra l’abate di Saint-Maurice e Francesco, conte di Chal-lant, sulla controversia relativa al castello di San Martino, dellamontagna di Palasina, delle terre di Vollon, montagna di Soremont,a causa della non presa investitura.

AST, Duché d’Aoste, II, 16

I visconti di Challant e i loro discendenti fecero regolarmente, adogni cambiamento di vassallo, atto d’omaggio agli abati che si sus-seguirono a Saint-Maurice, fino al 1429. Dopo questa data il feudo di Graines ritornò all’ammini-strazione diretta dell’Abbazia poiché il conte Francois di Challant non aveva più tenuto fede ai patti,non avendo pagato il placito di 40 soldi alla morte del padre Iblet e il servizio annuale di 20 soldinegli ultimi nove anni.L’investitura venne concessa dopo che il conte ebbe presentato le sue scuse ed ebbe versato 200 fiorini.Tale somma servì ad acquistare una croce che è custodita tuttora nel tesoro dell’Abbazia.

230 Le cartable de Clio, n° 4

1400, 30 settembre. Antagnod

Il curato di Ayas rivendica l’appartenenza di un« situm » e « chesale », confinante per tre particon la via pubblica e da un lato col cimitero diSan Martino di Ayas, alla chiesa di Ayas, controPietro Borbey, il quale sostiene, appellandosi adun atto d’infeudazione – datato 1393, 20 mag-gio –, di averli ricevuti in feudo per 2 soldi di ser-vizio annuale e 4 soldi di placito.

1424, 15 agosto. Thonon

Il duca di Savoia, Chiablese e Aosta, AmedeoVIII, erige in Contea la baronia di Challant contutte le terre, domini ad essa spettanti e concedela dignità comitale a Francois, primo conte diChallant.

S.D. (1442 circa). Saint-Maurice d’Agaune

L’abate ed i canonici di Saint-Maurice si consultano sulla questione dell’ereditàdei beni appartenuti al conte Francois di Challant, morto senza figli maschi.

AST, Duché d’Aoste, II, 30

Si tratta di un lungo testo argomentativo in cui i monaci affrontano unproblema nuovo insorto nei rapporti tra l’Abbazia e la famiglia dei conti diChallant. Il documento non datato, ma presumibilmente di poco poste-

riore alla morte di Francois, riporta in apertura la serie di ricognizioni e investiture che si erano sus-seguite dal 1263 fino alla richiesta d’investitura avanzata sia dalle figlie del conte Francois che daglialtri nobili dei rami collaterali della famiglia Challant. I dubbi dei monaci agaunensi permangono sudue questioni fondamentali : il monastero può riappropriarsi di tutte le ragioni del feudo a causadella morte dell’ultimo vassallo, escludendo la possibilità che le figlie ereditino i beni del conte ; dinorma le donne non hanno diritto alla successione di feudi, ma nell’investitura di Francois era dettochiaramente che i suoi successori potevano essere di entrambi i sessi.La consultazione prende in esame tutti gli aspetti giuridici del caso fino a concludere che l’abate puòincorporare il castello di Graines con tutte le sue pertinenze nei possedimenti del monastero,precludendo quindi a tutti i possibili eredi la successione nel feudo.

Copia del 1728 della Titulatio Comitatus Cha-landi.

AASM 52, 1, 8

Il documento è redatto dal notaio Jacobus cleri-cus de Antagno.

AHR, Fondo Ayas, II, 3

La pergamena su cui è redatto il documento fuutilizzata per la rilegatura del Registre des criesde la paroisse d’Ayas dell’anno 1613.

Les didactiques de l’histoire 231

1455, 26 febbraio. Annecy

Il duca di Savoia cede all’Abbazia di Saint-Maurice i diritti signorilisulle parrocchie di Ollon e Vouvry (Chablais) e sulla valle di Bagnes incambio del feudo di Graines.

AST, Duché d’Aoste, III, 5

Il fascicolo comprende :– l’atto di permuta tra il duca di Savoia e l’abate di Saint-Maurice ;– le patenti di conferma e approvazione del contratto del 15 ottobre 1456;– altre patenti concernenti lo stesso contratto.

1658, 10 agosto. Saint-Maurice d’Agaune

Il conte Carlo Emanuele Madruzzo di Challant consegna il feudo di Saint-Martin de Graines all’abate di Saint-Maurice.

AASM 52, 1, 19 bis

Il documento riporta in modo particolareggiato la consistenza del feudoe i relativi confini. Estratto del documento :Stefano Bertolini, dottore in diritto e procuratore speciale del conte diChallant, si presenta al cospetto di Joanne Jodoco Quarterio, abate di Saint-

Maurice, per chiedere debita ac solita investitura, come è stata richiesta con procura scritta dalnotaio di Trento, Antonio Begundellium, il 5 giugno 1658.Alla presenza di alcuni canonici dell’Abbazia e dell’abate di Saint-Maurice, il procuratore del contedi Challant riconosce di tenere in feudo il castello di Graines con tutti i diritti e pertinenze, oltre allemontagne, terre e decime, item merum mixtum imperium et omnimodam iurisdictionem, pascuacommunia, nemora nigra et aquas ipsarumque discursas, parrochias, villas et villagia, possessiones,domus, prata, vineas, atque terras, homines fidelitates feudatarios, censuarios, tallias, census, servicia,placita, tributa, clamas et banna, tutto ciò che il conte ha e può avere nella castellania e mandamentodi Saint-Martin de Graines e nei seguenti confini : torrente o riaux Do Myex dalla parte del castellodi Challand ai confini con la parrocchia di Verrès nella parte inferiore e dal torrente sopracitato finoal territorio di Montjovet e da qui fino alla giurisdizione di Antey e Val Tournanche ad occidente e daqui fino al Vallese – parrocchia di Praborgne – e fino al territorio della Valle di Gressoney nella partesuperiore e fino al dominio e giurisdizione dei signori Vallesia ad oriente, eccetto i feudi ricevuti dalconte di Challant e dai suoi predecessori direttamente dal duca di Savoia nelle Alpi di Challant,ovvero in Aventina, Cuinea e Nannaz.Il servizio annuale per detto feudo di Saint-Martin de Graines ammonta a 20 soldi segusini e 40 soldi di placito in mutacione vassalli da pagarsi annualmente nella festa (invernale) di San Martino.L’atto viene stipulato nella chiesa di Saint-Maurice d’Agaune coram magno altari.

232 Le cartable de Clio, n° 4

1727, 20 dicembre. Torino

Vittorio Amedeo, re di Sardegna, di Cipro e Gerusalemme, duca diSavoia, Monferrato e d’Aosta e principe di Piemonte, concede all’a-bate di Saint-Maurice d’Agaune l’investitura del castello di Saint-Martin de Graines e di tutte le sue pertinenze per permettere allostesso abate di ricevere a sua volta atto di omaggio e fedeltà daparte del conte Georges-Francois di Challant.

AHR, Fondo Challant, 211, II, 8

Per provare l’attribuzione dei diritti all’Abbazia si citano i docu-menti di precedenti reconnaissances e investiture : del 4 ottobre1338, del 28 maggio 1360, del 1390 (da quale resta rifferita altradel 1263), l’atto di remissione della caducità del 19 luglio 1429 colconsegnamento del 5 settembre 1437, l’investitura del 29 settem-bre 1563, le raconoscenze del 21 agosto 1615, del 3 settembre1634, del 5 luglio 1641, del 5 giugno 1658, l’investitura del 18luglio 1661, altro consignamento del 6 ottobre 1672, gli atti dellalite tra il procuratore generale del Regno, l’abate e i canonici e ilconte di Challant.

A fronte delle considerazioni esposte nel documento è stato dichia-rato il detto Conte di Chialant tenuto a passare la raconoscenzadomandata da detto abbate e canonici per detto Retrofeudo.

Così il canonico Claret, procuratore dell’Abbazia, si sottopose al rito feudale dell’investitura: … et insegno di vera investitura si è rimessa al detto canonico Claret … la spada nuda in mano, e fatto l’abbracciamento secondo al solito, …; et così per causa di detta investitura detto canonico Claretti procuratore toccatosi a’ forma de Religiosi il petto ha giurato il dovuto omaggio, e fedeltà.

Les didactiques de l’histoire 233

Carte des Etats de Savoie et du Piémont, 1691

Valle d’Aosta attuale

234 Le cartable de Clio, n° 4

Il castello di Saint-Martin de Graines

L’abbazzia e il borgo di Saint-Maurice

Les didactiques de l’histoire 235

Il feudo di Graines e l’Abbazia di Saint-Maurice d’Agaune

Il territorio di Ayas (Valle d’Aosta), per lunghissimo tempo, fece parte del feudo di Graines.

Il feudo, che prese il nome dal castello di Saint-Martin de Graines (oggi nel Comune diBrusson), dipendeva dalla prestigiosa Abbazia di Saint-Maurice d’Agaune (Vallese).

L’abbazia venne fondata nel 515 da Sigismondo, re di Borgogna, che volle così ricordare ilmartirio di san Maurizio.

Da allora, e ininterrottamente fino ad oggi, la presenza dei religiosi ha caratterizzato il luogo di Saint-Maurice.

Nel monastero venne stabilita la regola, nuova per l’Occidente, della « laus perennis » :nove gruppi di monaci, provenienti da diverse regioni del regno, furono incaricati di can-tare giorno e notte una lode perpetua.

Centro religioso e politico di primaria importanza, ricevette, sin dalla sua fondazione,numerose donazioni ; godette anche di ampi privilegi, sia reali che pontifici.

L’abbazia venne ricostruita e ampliata più volte nel corso di 1.500 anni di storia : a Bur-cardo, figlio del re Corrado e fratello uterino di Anselmo, vescovo di Aosta, si deve la rico-struzione dell’XI secolo, di cui oggi rimane a testimonianza la torre romanica.

Tra i possedimenti abbaziali vi erano anche alcune terre della Valle d’Aosta che potrebberoessere comprese tra le più antiche proprietà dell’abbazia : Elevaz, Morgex, una torre adAosta e due altre località che gli storici non sono sicuri di avere identificato : Lagona(Licone ?) e Gizorolis (Chezerola ?).

Tra l’XI e il XIII secolo la politica fondiaria dell’abbazia portò gradualmente a privilegiarei possedimenti vicini ed a scambiare le terre più lontane. Nella Valle d’Aosta tutte le pro-prietà citate precedentemente scompaiono dalla documentazione senza lasciare tracce chepermettano ipotesi sulla loro fine.

Tuttavia un nuovo possedimento fa la sua comparsa nel XIII secolo : il feudo di Graines.

Nel 1263 il feudo venne ceduto alla famiglia Challant che già governava la bassa valled’Ayas e dimorava nel castello di Villa Challand.

La comunità di Ayas, insieme a quella di Brusson, venne pertanto a trovarsi assoggettataalla famiglia signorile più prestigiosa della Valle d’Aosta, i cui membri furono primavisconti d’Aosta e in seguito conti di Challant.

S C H E DA 1

236 Le cartable de Clio, n° 4

Secondo il costume medievale, Godefroid, visconte di Challant, rese omaggio all’abate e almonastero di Saint-Maurice per il castello di Graines e s’impegnò a pagare un censoannuale di 20 soldi di Susa e 40 soldi di placito ad ogni cambiamento di vassallo.

Tale contratto legò la famiglia Challant agli abati di Saint-Maurice per circa 500 anni. Nonmancarono momenti di tensione e di rottura del rapporto : nella prima metà del XVsecolo, essendo morto Francois, conte di Challant e signore di Montjovet, senza discen-denza maschile, l’abate di Saint-Maurice, Michel Bernardi, considerò il feudo di Grainesconfiscato. Nel 1455 procedette allo scambio col duca di Savoia : il feudo di Graines incambio dei diritti che il duca vantava nelle signorie abbaziali di Chablais (Ollon e Vouvry)e della valle di Bagnes.

Lo scambio fu confermato l’anno seguente dal duca.

Con René, quinto conte, si ripresentò lo stesso casus belli che si era verificato alla morte diFrancois : anch’egli morì senza figli maschi legittimi e quindi decise di lasciare tutte le suesostanze, che per altro egli aveva accresciuto notevolmente così come era aumentato il pre-stigio della famiglia Challant, alla primogenita Philiberte.

Costei, incurante dei costumi a cui dovevano attenersi le giovani d’alto rango e delle altecariche a cui era stata destinata, compromise il suo futuro di contessa con una fuga d’amore.

Nel testamento del 1557 René di Challant diseredò Philiberte e al suo posto istituì eredeuniversale la secondogenita Isabelle, la quale andò in sposa a Jean Fréderic Madruzzo, dellanobile casata di Trento, che divenne il sesto conte di Challant.

Fino al XVII secolo, le reconnaissances (consegnamenti del feudo) dei conti di Challant sisusseguirono abbastanza regolarmente. Ma a partire dal 1659, l’abbazia ebbe sempre piùdifficoltà a far rispettare i propri diritti di fronte al Patrimoniale di casa Savoia, che a piùriprese ridusse il feudo di Graines a demanio.

Gli abati avviarono quindi un processo contro il conte di Challant ed i Savoia che si concluseil 26 ottobre 1782, allorchè il feudo di Challant venne ceduto al re di Sardegna in cambio diuna rendita annuale di 400 lire. Per compensare la perdita del feudo, il re accordò all’abateGeorges Schiner ed ai suoi successori il titolo di conte e, a titolo personale, la Grande Crocedell’Ordine dei santi Maurizio e Lazzaro.

Al termine della disputa giuridica, gli archivi dell’abbazia dovettero trasmettere i titoli diproprietà e le reconnaissances più antiche al nuovo proprietario. Da allora, l’abbazia diSaint-Maurice perse ogni legame con la Valle d’Aosta.

Les didactiques de l’histoire 237

Le reconnaissances feudali

Uno spaccato della realtà produttiva di Ayas ci viene fornito da una serie di documenti cheavevano già in origine la funzione di controllo delle rendite fondiarie : sono, a partire dalXIV sec., le reconnaissances che i privati dovevano prestare al feudatario che li aveva inves-titi in qualche proprietà. Secondo il costume medievale, il rapporto feudale si impostavasulla concessione di diritti su beni (investitura) in cambio dell’atto di omaggio e fedeltà edel consegnamento (reconnaissance) che impegnava il consegnatario ad un certo numerodi prestazioni o tributi (redevances).

Le redevances più comuni consistevano in un censo annuale, da pagarsi in denaro oppurein capponi, pernici o altro, generalmente in corrispondenza di una festività religiosa. Suifondi più vasti e ricchi gravava una rendita annuale che veniva corrisposta in natura (fru-mento, segala, ecc.), oppure in denaro. Ai tributi sopra descritti in genere si aggiungevanoil placitum, somma da pagarsi in caso di morte del signore o di cambiamento delle parti,come conferma dell’atto d’infeudazione, e la prestazione di omaggio/fedeltà.

L’infeudato, col capo scoperto e le mani giunte, giurando sui Vangeli, si dichiarava homodel signore, si obbligava ad obbedirgli e servirlo, a difenderlo e ad aiutarlo e ad esserglifedele.

In cambio, il signore prometteva di mantenere la persona o la collettività infeudata nelfeudo e di difenderli contro chiunque. 1

Le reconnaissances, o consegnamenti, costituiscono una fonte inesauribile di dati sull’econo-mia locale: dalla consultazione di questo tipo di atti si apprende, oltre al nome dei contraenti,la localizzazione del fondo concesso in feudo, il nome dei confinanti, la sua resa in termini diquantità di prodotto ricavabile (…unam peciam terre estimatam circa …quartanate terre,oppure …eminate terre, o …secatorum prati, unum pratorum, … sestarium, ecc.)

Si possono trarre informazioni sulle famiglie, sulla loro distribuzione sul territorio, oltre adati inerenti alla toponomastica, all’uso del territorio, alla estensione dei campi e alle colture.

Il fondo agricolo, negli atti di reconnaissance, è descritto con il temine assai generico dipezza di ..., cui fa seguito l’indicazione d’uso del fondo, ossia prato, quando si tratta di des-tinazione a pascolo o foraggio ; terra, quando il fondo è coltivato, pur non precisandone iltipo di coltura.

Le redevances feudali sono espresse, nel caso dei documenti esaminati, in denari e soldi,oppure fiorini, con esplicito riferimento alle monete in corso nella Valle d’Aosta, oppure,ma più frequentemente, nei secoli XVI e XVII, in natura.

S C H E DA 2

1 Cf. Orphée Zanolli, Lillianes, vol. I, Aosta, 1985.

238 Le cartable de Clio, n° 4

Il termine reconnaissance indica anche il registro, chiamato talvolta grosse o livre-terrier, sucui il notaio trascriveva gli atti di consegnamento, e, allo stesso modo, il documento cheveniva rilasciato alle parti.

I consegnamenti divennero la base del sistema fiscale in uso nei secoli successivi, poichè dallereconnaissances derivarono i cottets o libri di censi e i registri delle égances, che riportavanoper ciascun contribuente i tributi da pagarsi al signore sulla base delle rendite feudali, oppurele tailles, imposte dai sindaci delle singole comunità.

Alla fine del XVII secolo si ebbero i primi cadastres che fornivano il censimento delle proprietà nei territori signorili 2.

2 Cf. Lin Colliard, L’Archivio Storico della Valle d’Aosta, Aosta, 1991.

Les didactiques de l’histoire 239

S C H E DA 3

L’affrancamento dei censi

In vista di una perequazione fiscale e per colpire gli evasori venne istituito « il primoCatasto generale delle terre valdostane per una ripartizione delle imposte proporzionalealla vastità dei beni fondiari e alle stime dei rendimenti dei terreni ». 1

La Royale Délégation nel 1773, nell’ambito della riorganizzazione amministrativa e fiscaledella Valle d’Aosta, si occupò della complessa questione dell’affrancamento generale deicensi, per permettere alle Comunità ed ai particuliers di liberarsi delle servitù feudali,pagando una somma convenuta.

Il provvedimento riguardò anche Ayas, che ancora una volta venne accomunata nelle dis-posizioni alla Comunità di Brusson, essendo entrambi territori compresi nel mandamentodi Graines.

Non mancarono controversie sia per la quantificazione del costo dell’affrancamento, siaper i tempi in cui il pagamento doveva essere effettuato.

Con un atto del 16 gennaio del 1775 il Consiglio Comunale di Ayas si oppose al conse-gnamento presentato dal Commissario Cauvin alla Royale Délégation ; a questo atto diprotesta seguirono numerose ordinanze, lettere, dichiarazioni tendenti a sostenere i dirittidei contendenti.

In una prima fase furono gli esattori della Comunità di Ayas a contrapporsi ai Commu-niers, rappresentati dal Consiglio Comunale, pressati com’erano dal conte che da costoropretendeva un immediato pagamento dei censi, anche per gli anni precedenti.

Di fronte alle difficoltà nella ricomposizione della causa, gli Intendenti e il conte stesso ela-borarono diversi progetti di affrancamento. Uno dei progetti di Convenzione, datato 23 agosto 1786, prevedeva la rinuncia da parte del conte Francois-Maurice di Challant a tuttii diritti sul feudo di Graines, riservandosi soltanto le droit de Baguette, celui de Chasse et dePeche, le Greffe, les Amandes et Confiscations ainsi que celui des Minieres… 2. Le Comunità diAyas e Brusson, secondo tale progetto avrebbero pagato rispettivamente la somma di lire14.000 e 18.000 con l’interesse del 3,5% a decorrere dal 1° gennaio dell’anno successivo.

La Sentenza della Royale Chambre des Comptes 3, del 17 agosto 1792, chiuse definitiva-mente la vicenda con l’approvazione del contratto di affrancamento dei censi avvenuto trail conte Francois-Maurice di Challant e le Comunità di Ayas e Brusson.

1 Cf. Marco Cuaz, Fra Stati Sabaudi e Regno d’Italia in « Le Regioni-La Valle d’Aosta », Torino, 1995.2 AHR, Fondo Challant, 158, I, 213 AHR, Fondo Challant, 159, I, 39

240 Le cartable de Clio, n° 4

L E T T E R E

S.D. (1780 circa). Torino

Memorie dell’abate Cocatrix, canonico e procuratore dell’Abbazia di Saint-Maurice

AHR, Fondo Challant, 221, 23/L

L’abate Cocatrix scrive al conte di Challant una lettera in cui chiede che vengano rispettatigli accordi e i doveri di vassallaggio che intercorrono tra il conte e l’abbazia, e precisamente :

– poiché il conte non ha preso né richiesto investitura, né ha fatto omaggio e reconnais-sance al cambiamento di ogni signore, né ha pagato i tributi e i placiti stipulati, deveprendere investitura e passare reconnaissance in conformità alle precedenti e in parti-colare a quella del settembre 1565 ;

– deve cedere i censi ricevuti dal 1753 al 1780 compreso e pagare il servizio annuo di 7 lire16 soldi 6 denari e 1/3 per ogni anno e due placiti di 15 lire, 13 soldi e 2/3 ;

– poiché l’abate si è recato appositamente a Torino per concludere l’affare, Cocatrixchiede un rimborso spese ;

– inoltre ricorda al conte che quando si riceve investitura si usa donare una somma, disolito di 100 ducati. I conti di Challant sono sempre stati generosi e gli abati suoi pre-decessori hanno lasciato loro la libertà di sostituire la somma in denaro con l’offerta diun ornamento per la chiesa ;

– Cocatrix si dice anche disponibile ad accogliere la domanda d’investitura a Torino,anziché a Saint-Maurice, come sarebbe consuetudine ; s’impegna a produrre i titolirichiesti all’Abbazia di Saint-Maurice d’Agaune e a renderli noti al conte.

S.D. (1780 circa). Torino

Il conte di Challant risponde alla lettera dell’abate Cocatrix in forma di « memoire »AHR, Fondo Challant, 221, 23/L

La risposta del conte di Challant è altrettanto articolata e puntuale di quella del suo inter-locutore.

Il conte sostiene che :

– l’investitura del feudo di Graines non può aver luogo se prima non avviene la stessainvestitura nei confronti dell’abate da parte del Re ;

– il conte non ha difficoltà a prendere l’investitura, ma desidera prendere visione di quelladel 1565 e intende riferirsi a quella del 1263, essendo suo arbitrio la scelta dell’investitura;

Les didactiques de l’histoire 241

– il conte soddisferà la richiesta dei censi solo per cinque anni, anzichè i sette richiesti ;

– non intende contribuire alle spese per il viaggio a Torino, poichè è risaputo che l’abatesi è recato a Torino per ricevere la Grande Croix dell’Ordine dei Santi Maurizio e Lazzaro e la piccola per ciascuno dei canonici dell’Abbazia dalle mani e per grazia speciale del Re ;

– la pretesa di ottenere 100 ducati in dono secondo le consuetudini è del tutto arbitraria.

Il conte si sofferma anche su alcune considerazioni che riguardano la gestione degli archividell’Abbazia, facendo intuire che esistono delle reali difficoltà nella presentazione deidocumenti, specie quelli più antichi, che attestino il possesso di Graines tra i beni del-l’Abbazia.

Inoltre aggiunge che non si affretterà a prendere l’investitura per feudi che, a conti fatti,risultano essere più un aggravio che una fonte d’entrate : non vi è che una miniera di rameesaurita, non vi sono titoli comitali (è una semplice signoria) ; non si trovano giudici chevogliano esercitare nel mandamento ; i processi criminali sono innumerevoli, guardie eprocuratori fiscali, aggiunti ad altre spese, costano più di 400 lire (?).

E, se ciò non bastasse, il Re ha disposto l’affrancamento dei censi per le comunità soggettea regime feudale. Di ciò deve occuparsi l’Abbazia, conclude il conte, quasi a volersi sottrarre ad un altro gravosissimo ed inderogabile impegno.

242 Le cartable de Clio, n° 4

A R C H I V I O S I M U L AT O

Scheda di registrazioneDocumento n.

Sede di conservazione : ________________________________

Segnatura archivistica : ________________________________

N.B. I documenti raccolti nel dossier provengono da archivi diversi :AASM Archivio dell’Abbazia di Saint-Maurice d’AgauneACA Archivio Comunale di AyasAHR Archivio Storico Regionale di Aosta

Descrizione del contenuto

Data ______________________ Luogo ______________________________________

N.B. Nel caso in cui la data non è identificabile si usa la sigla S. D. (Senza Data)

Soggetto che emette il documento __________________________________________

Destinatario ___________________________________________________________

Titolo del documento (sovente nella didascalia della riproduzione)

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Regesto/Sintesi _________________________________________________________

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Lingua (italiano, francese, latino, ecc.) _______________________________________

Ambito di pertinenza (amministrativo, urbanistico, ecc.)_________________________

Annotazioni/Quesiti

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La citoyenneté à l’école

Le cartable de Clio

Le cartable de Clio, n° 4 – Pièges et défis de la diversité culturelle et de sa pédagogie – 245-252 245

La question de l’introduction à l’école d’uneéducation à la diversité, de formations multi-culturelles ou d’une pédagogie antiracisterevêt une grande actualité. La volonté de pro-mouvoir ce type d’enseignement s’accom-pagne de l’idée que la composition de plus enplus hétérogène de nos sociétés représente undéfi majeur. Celui-ci se pose pour les uns aunom de l’enrichissement culturel que nouspourrions gagner en tirant parti de la pluralitéet du dialogue entre cultures. Pour les autres, ilse pose au nom de la cohésion sociale, de latolérance, ou encore de la lutte contre leracisme. Mais que ce soit en termes de valori-sation de la différence culturelle et du «métis-sage culturel» ou dans la visée de combattre leracisme et de promouvoir la tolérance, les pro-jets appelés à répondre à ce défi ne sont pasexempts de certains pièges. Dans le premiercas, le risque tient à la définition même de cequ’est la diversité, dans la mesure où elle sup-pose une approche des groupes susceptible deles essentialiser, de les enfermer dans leurs par-ticularités et d’occulter ainsi les rapports asy-métriques qui les caractérisent. Dans lesecond, le risque est de tomber dans le doublepiège de la moralisation et du manichéismequi mine la notion sensible et controversée deracisme. Ces difficultés peuvent être mieuxappréhendées si l’on se penche sur certainesambiguïtés qui s’attachent au vocabulaire de ladiversité et sur les jugements de valeur quevéhiculent les termes de racisme ou de xéno-

phobie. Je me propose de les considérer avecun regard critique, et je suggérerai que le défique pose la construction d’une société plura-liste se laisse mieux appréhender par unensemble de concepts qui peuvent se révéleraptes à dépasser ces ambiguïtés et ces limita-tions. Ces concepts pourraient être représentéspar la triade: connaissance – méconnaissance –reconnaissance.

CONNAISSANCE ET SUBSTANCES

En ce qui concerne la connaissance, une idéecourante est de considérer que la diffusion del’information la plus fidèle possible à la «réa-lité» d’un groupe pourrait venir à bout despréjugés que l’on se forme. A la limite, il s’agi-rait de remplacer un contenu faux par uncontenu juste. Or cela suppose une définitiondes groupes qui peut être en décalage avec lessignifications diverses que les membres atta-chent à leur appartenance, faire abstraction deleurs identifications multiples, ou encorenégliger la relativité, voire l’absence, de leuridentification. En effet, les thèmes du multi-culturalisme et de la diversité culturelle ren-voient à une vision du social où coexistent desgroupes différents. Bien que suggérant la ren-contre et l’échange avec l’Autre, ces termessont susceptibles de renvoyer à une représen-tation substantielle des groupes qui risque deles figer dans leur différence sans prendre en

PIÈGES ET DÉFIS DE LA DIVERSITÉ CULTURELLE ET DE SA PÉDAGOGIE

MARGARITA SANCHEZ-MAZAS, UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES

246 Le cartable de Clio, n° 4

compte les processus d’identification desacteurs eux-mêmes. La recherche et la théoriepsychosociale (Tajfel & Turner, 1979; Turner,Hogg, Oakes, Reicher, & Wetherell, 1987; Azzi& Klein, 1998) montrent que la constitutionmoderne des groupes d’appartenance ou deréférence procède en grande partie d’un mou-vement du sujet vers le groupe, par lequel il«s’auto-catégorise», même lorsque le groupeauquel il s’identifie se définit selon des critèresétablis de l’extérieur, y compris par l’Etat(Schnapper, 2002). Les individus d’une mêmeorigine culturelle disposent d’une grande lati-tude pour s’y reconnaître ou s’y écarter.

C’est ainsi que l’anthropologue Jean-LoupAmselle (1999) questionne les concepts de dif-férence culturelle et de métissage, inséparables,selon lui, d’une problématique des substances.«Qu’il s’agisse de préserver l’identité culturelledes groupes – celle des Maghrébins, des Africains,des Chinois ou des Turcs – ou de les faire fusion-ner avec la population française, il est nécessairede définir ces groupes au préalable, donc de lesconstruire en tant que tels» (p. X). Il plaide pourpermettre aux acteurs d’opérer des choixd’identification qui leur conviennent en leurlaissant, en particulier, la possibilité de ne paschoisir. «Le droit des minorités, c’est aussi derenoncer à leur culture, et il ne faudrait pas queles dominants aient la possibilité de choisir à leurplace le type de culture ou de langue qui est censéleur convenir » (ibid.). L’auteur en conclutqu’une politique sociale plus active, mixantsocialement les groupes et faisant disparaîtreles frontières et les barrières entre eux est plusappropriée qu’une politique multiculturellepour résoudre les problèmes de racisme.

Ceci nous amène à un deuxième point concer-nant le thème du multiculturalisme, celui dessources de différenciation irréductibles au

«culturel». En considérant les groupes dans cequi leur est spécifique, l’approche centrée surla différence tend à remplacer les relations parles substances (Moscovici & Hewstone, 1984).Or c’est dans les modalités de leurs rapportsque les membres de groupes déterminés assi-gnent des significations à leurs appartenances.La thématique de la différence occulte ainsicelle de l’inégalité et des rapports de pouvoirqui marquent la coexistence de communautésde diverses origines, en particulier dans lespays d’immigration. Les divisions binaires dutype Nous/Eux, autochtones/allochtones,nationaux/étrangers, majorité/minorité, quitraversent ces contextes, risquent en fin decompte d’être masquées par une approche entermes de diversité culturelle.

CADRES DE RÉFÉRENCE

Il importe donc de ressaisir ces dualités pourchercher à établir leur mode de constitution.Celui-ci par exemple relève ou non du droit.Ainsi, le rapport nationaux-étrangers s’ancredans le politique et pose une ligne de démar-cation juridique en termes de droits, tandisque le rapport selon la culture dominante etles cultures minoritaires mobilise avant toutdes valeurs. Dans les contextes d’immigration,les registres du droit et de la culture s’articu-lent dans les représentations sociales que lesmembres de la majorité se forment au sujetdes minorités. En effet, «le droit, s’il est l’ex-pression d’une société, le reflet de ses valeurs,contribue aussi à structurer les rapports sociaux,à modeler les représentations collectives. Et cettedialectique entre le juridique et le social fait dudroit le point de passage obligé pour non seule-ment connaître mais comprendre la conditionfaite aux étrangers dans la société» (Lochak,1985, p. 7).

La citoyenneté à l’école 247

Cependant, cette dialectique concerne aussi,dans les contextes d’immigration, les minori-tés ayant accédé au statut de citoyens. En effet,l’accès à la citoyenneté est en général assortide certaines obligations culturelles qui sontvariables selon les modèles normatifs retenuspar les différents pays pour l’octroi de la natio-nalité (Koopmans & Kriesi, 1997). Outre lecritère classique du jus solis ou du jus sangui-nis, on a des variantes plus ou moins exclu-sives des critères formels et des critères cultu-rels pour l’accès à la citoyenneté. La France,par exemple, jusqu’à une date récente, avait unaccès ouvert sur le plan formel – la nationalitépar naissance sur le territoire à laquelle s’estsubstituée la demande expresse de devenirfrançais – mais plus fermé sur le plan culturel.Ce qui signifie qu’une personne a pu avoiracquis la nationalité sans pour autant êtreconsidérée comme un citoyen à part entière sielle est perçue comme étant plus conforme àsa culture d’origine qu’à celle du pays d’ac-cueil. La culture « autre » peut à l’extrêmedevenir le support à partir duquel sont ques-tionnés (du moins sur un plan symbolique)les droits formels acquis, le naturalisé n’ayantpas fait preuve des allégeances culturellesrequises. Les discours qui portent sur l’«immi-gration» comme catégorie indistincte mobili-sent souvent les registres culturel et juridique,ce qui favorise l’application de la qualitéd’étranger, y compris aux nationaux issus del’immigration.

DÉPASSER LES OPPOSITIONS EN MIROIR

Dans la mesure où de nombreuses popula-tions d’origine immigrée sont des nationaux,le registre culturel devient fort prégnant. Ilrenvoie à la communauté de valeurs, à l’idée

qu’une société se fait d’elle-même et de sa cul-ture. C’est bien à partir de ce cadre de réfé-rence que les diverses approches des minori-tés, la « connaissance » que les gens en ont,peuvent être éclairées. Ce qui ne signifie nulle-ment qu’à l’intérieur d’une nation, au-delà dumodèle normatif en vigueur, il y ait unehomogénéité dans les représentations du«Nous». Dans une recherche menée en Bel-gique sur les représentations de la citoyenneté,nous avons observé que certains répondantsadoptaient un cadre de référence de type «eth-nique», en donnant à la citoyenneté une signi-fication en termes de racines, de traditions,tandis que d’autres en avaient une vision pluscivique/politique, concernée par des droits etdes valeurs démocratiques (Sanchez-Mazas,Van Humskerken & Casini, 2003). Mais quel’on adopte l’un ou l’autre de ces cadres, laprobabilité est forte que l’on percevra et jugeral’autre, et spécialement le minoritaire, en fonc-tion de la manière dont on définit le Nous. Etsi une communauté est conçue davantage entermes politiques et en référence à des prin-cipes universels favorables à l’inclusion, il estencore possible d’exclure les minorités au nomde l’idée selon laquelle elles n’y souscriventpas, ce qui se retrouve par exemple dans le casde l’Islam (Condor, 2004). A chaque fois, cequi devrait être recherché, c’est bien les enjeuxd’affirmation d’une identité par la comparai-son sociale (Festinger, 1954/1971), par la dési-gnation, en négatif du Nous, des caractéris-tiques attribuées à l’Autre (Jodelet, à paraître;Sanchez-Mazas & Licata, à paraître). La socio-logue Michèle Lamont (2002) a ainsi comparédes travailleurs aux Etats-Unis et en France etmontré que les premiers recourent à un réper-toire moral issu de l’éthique protestante pourjuger les Noirs, tandis que les seconds réagis-sent aux immigrés en se référant principale-ment à des contenus culturels et religieux.

248 Le cartable de Clio, n° 4

Le questionnement de son propre cadre deréférence serait dès lors un premier pas versl’ouverture à la différence dans la mesure où ilpermettrait de décrypter l’utilisation dedimensions contraires à celles que l’on s’au-toattribue et de révéler par là la difficultéd’appréhender ce qui est non pas inverse, maisdifférent. Dans leur perspective éducativemisant sur une pédagogie du conflit, Eck-mann et Eser Davolio (2002) donnent unexemple de situation pratique où les opposi-tions entre Nous et les Autres peuvent êtrequestionnées en contexte « multiculturel ».Ainsi, à la question de l’identité religieuseadressée à une audience culturellement com-posite, il ne manque pas de personnes affir-mant ne pas en avoir. Vient alors l’interroga-tion sur ce qu’elles s’imagineraient de faire,notamment en famille, le jour de Noël dansun contexte culturel où il n’est nullement fêté.A partir de là, la notion de religieux peut êtrediscutée en lien avec les traditions, les habi-tudes, la question de la transmission auxenfants de références, non nécessairementempreintes de foi chrétienne, mais puisantdans le christianisme comme fonds culturel.

CONNAISSANCE ET MÉCONNAISSANCE

S’il importe d’explorer les contenus à partirdesquels se construit l’altérité, il convient ausside s’intéresser aux mécanismes par lesquelsune activité d’appréhension de l’Autre produitune connaissance qui est aussi méconnais-sance. Dans la théorie des représentationssociales (Moscovici, 1976), deux processus,l’ancrage et l’objectivation, rendent compte decette équation. L’ancrage consiste à placer lenouveau dans les catégories de pensée quenous possédons et sert ainsi à «se familiariseravec l’étrange ». L’élaboration de l’altérité

renvoie à un processus psychosocial deconstruction à partir de ce qui est connu etd’exclusion par le recours à des dimensionsinversées puisées dans ce terrain connu. Quantà l’objectivation, elle revient à transformer unesignification abstraite en image concrète quise prête à la communication, laquelle est à lafois située là où se forment les représentationset vers ce à quoi elles sont destinées. L’associa-tion étroite entre image et signification, leurindissociation dans la représentation, rendparadoxalement possible leur dissociationdans la communication. Ainsi, par exemple,l’image du Noir aux Etats-Unis est si étroite-ment associée à la signification du pauvre quitire des avantages du Welfare (Etat provi-dence), parce qu’il ne veut pas travailler, que laseule évocation du Welfare suffit à activerl’image du Noir sensé l’incarner (Gilens,1999). Il en va de même avec d’autres signifi-cations, telles que la criminalité (Sanchez-Mazas, 2004a). En vertu de ces associations, lesprofessionnels des médias diffusent eux-mêmes les images correspondant à la signifi-cation et les politiciens peuvent évoquer lestermes renvoyant à la signification pour fairepasser des messages où la référence racialen’est pas explicite mais implicite (Mendelberg,2001). Il y a donc alimentation du stéréotype,voire création de nouveaux stéréotypes, dansl’espace médiatique. Les chercheurs s’accor-dent à dire que les stéréotypes se caractérisentpar la généralisation et la simplification dumonde social qu’ils opèrent (cf. Bourhis &Leyens, 1994). Il importe cependant de souli-gner cet aspect moins souvent retenu qui estcette association automatique entre contenuet image, leur interchangeabilité, car il est cru-cial dans la société médiatique.

Toutefois, les stéréotypes représentent desconnaissances largement partagées mais non

La citoyenneté à l’école 249

pour autant consensuelles. S’ils sont familiersà tous, tous ne les approuvent pas. Autrementdit, les stéréotypes sont à dissocier des préju-gés (Devine, 1989). Or, les premiers, indépen-damment des préjugés que peuvent avoir lespersonnes au niveau de leurs attitudesconscientes, peuvent être activés de manièrenon consciente, automatique, et guider lesconduites. C’est l’emprise inconsciente dustéréotype qui est à incriminer dans les pra-tiques de discrimination informelle qui peu-vent prendre un caractère systématique dansles procédures de recrutement, d’orientationscolaire, etc., phénomène auquel on donne lenom de «racisme institutionnel» (De Rudder,Poiret, Vourc’h, 2000). En raison de ces pra-tiques induites par le stéréotype, un groupeentier ou un nombre important de sesmembres se retrouvent dans des positionsdésavantagées en fonction d’un critère«racial», ou «culturel». Ceci nous amène àreconsidérer la question de la réalité desgroupes, ainsi que la proposition d’Amselleévoquée ci-dessus, concernant la suppressiondes barrières entre les groupes.

LES DÉNIS DE RECONNAISSANCE

Une perspective propice à dépasser uneapproche des groupes, en particulier desminorités, en termes de substance est celle dela philosophie de la reconnaissance, formuléepar Honneth (2002) dans la filiation deHegel. Elle permet aussi un second dépasse-ment, celui de considérer les attitudes de rejetde l’Autre comme des réactions purementpsychologiques de peur ou de haine, traver-sant les époques et se retrouvant égalementen tous lieux. Tout d’abord, cette perspectiveinvite à regarder les rejets et exclusions d’uneminorité comme des dénis de reconnaissance

à partir de la manière dont s’accorde lareconnaissance au sein même de la majorité(Sanchez-Mazas, 2004b). Ainsi, les phéno-mènes de « racisme » et de « xénophobie »contemporains peuvent être situés dans lamodernité et distingués de ceux qui ont pré-valu dans les sociétés prémodernes. Ces der-nières accordaient droits et estime selon lescodes d’honneur propres à chaque ordredans lequel les individus étaient insérés, tan-dis que la reconnaissance moderne voit sedissocier une reconnaissance juridique entermes de droits et une reconnaissancesociale en termes d’estime.

En distinguant déni de droits et déni d’estime,on peut mieux identifier le mode d’exclusiondont font l’objet les minorités au sein d’unesociété, ce qui permet du même coup de com-prendre le type de «racisme» qui est à l’œuvre.Ainsi, la privation de droits, lorsque ceux-cisont définis sur des bases universalistes,appelle des justifications aptes à préserver cetuniversel juridique. C’est pourquoi, parexemple, la privation des droits citoyens desNoirs américains s’est traduite par un racisme«biologique», alléguant leur moindre huma-nité. On peut comprendre également lerecours à un registre «éthique» pour juger lesNoirs, une fois que ceux-ci ont acquis l’égalitédes droits. Le racisme biologique survit alorsde manière marginale, ce qui amène les psy-chologues sociaux à distinguer racisme ancienou «manifeste» (fondé notamment sur l’idéede la suprématie de la race blanche) et unracisme moderne ou « voilé » (marqué parexemple par l’utilisation d’arguments nonmarqués racialement pour discriminer laminorité) (Pettigrew & Mertens, 1993). Onpeut également rendre compte, à la lumière dela notion de reconnaissance, du type de dénisdont se voient affectées les populations immi-

250 Le cartable de Clio, n° 4

grées ou d’origine immigrée. Ici, un déni dedroits se justifie par le critère national et l’accèsdes immigrés à la sphère de l’estime sociale leslivre à des jugements posés en termes de cul-ture. D’où sans doute l’émergence récente dece qui est appelé le «racisme différentiel» ou«culturaliste».

LA CONSTRUCTION HISTORIQUE DES RAPPORTS ENTRE GROUPES

Une notion centrale dans l’approche de lareconnaissance considère également ladimension diachronique, celle de l’évolutionhistorique de la lutte pour la reconnaissance.Les transformations dans le phénomène duracisme, les nouveaux visages qu’il acquiert,sont tenus pour être en grande partie le résul-tat des luttes pour la reconnaissance de la partde la minorité, auxquelles répond la majorité.Ainsi, la pérennité du phénomène raciste etses mutations peuvent être rapportées auxinteractions entre groupes majoritaire etminoritaire, en vertu desquelles un conflit estreconduit sur un autre plan et ouvre de nou-veaux dénis, mais aussi de nouvelles perspec-tives pour la reconnaissance. Les minoritéspeuvent ainsi être regardées non plus entermes substantiels, mais en partant de leurmode de constitution (déni de droits ou d’es-time), des aspirations qu’elles formulent oudes réponses institutionnelles données à cesaspirations (par exemple sous forme d’actionaffirmative). Aujourd’hui, si le multicultura-lisme est à l’ordre du jour, c’est aussi parceque les aspirations à la reconnaissance cultu-relle se multiplient. Une manière d’y répondreest alors de donner la parole aux minoritaires,afin qu’ils fassent valoir leurs exigences en lessoumettant à la discussion. Donner la parolereprésente une piste privilégiée pour contrer

les stéréotypes car cela permet de faire appa-raître le pluralisme qui traverse le plus sou-vent les minorités. Dès lors, l’ouverture d’es-paces de discussion et de débat permet deconcilier deux exigences, celle d’éviter la sub-stantialisation des groupes et celle de respec-ter les choix identitaires des individus. Enoutre, lorsqu’ils impliquent des enjeux com-muns dans les contextes pluriculturels, lesespaces de débat peuvent susciter des rappro-chements, des alliances, ne recoupant pasnécessairement les « identités culturelles», etfavorisant par là leur «décrispation» autantque leur reconnaissance.

IDENTIFIER LES «RACISMES»

Un troisième apport de l’approche de lareconnaissance concerne plus directementl’éducation antiraciste, voire l’enseignementdu phénomène raciste en classe d’histoire. Sil’époque moderne a inauguré l’universel juri-dique, une distinction possible entre les diffé-rents racismes qui se sont développés sous lesformes de l’esclavagisme, du colonialisme, del’eugénisme et de l’antisémitisme, en particu-lier dans sa version nazie qui est la plusextrême, est rendue possible en examinant lerapport à cet universel qui les sous-tend.Ainsi, comme l’avance Taguieff (1987), dansle racisme colonialiste ou esclavagiste, l’uni-versel est préservé, mais incarné dans le Nous,et la «race» (inférieure) est assignée à l’Autre.En revanche, le nazisme nie l’universel juri-dique et en vient par là à nier l’universelanthropologique (cf. Arendt, 1952/1982) : la«race» (supérieure) est placée dans le Nousqui doit être purifié de l’Autre. D’un côté leNous est général et l’Autre particulier, d’unautre côté le Nous est particulier et l’Autre,incarné par le « Juif cosmopolite », serait le

La citoyenneté à l’école 251

général. Dans les formes qu’elle revêt aujour-d’hui, la dialectique entre le particulier et legénéral pourrait être un critère permettant dedistinguer les positions de repli sur la commu-nauté, qui encensent le Nous de manière eth-nicisée, de celles qui stigmatisent certainesminorités, le plus souvent en tenant leur culture pour impropre à la démocratie, aunom de l’universel démocratique incarné dansle Nous. Il s’agit là encore de partir de cadresde référence, pour identifier les logiques quisont tendanciellement éliminatrices (le renvoides «immigrés») ou tendanciellement domi-natrices (l’assimilation culturelle des «immi-grés»). Le recours aux catégories d’universa-lisme et de particularisme (ou d’« auto- ethétéro-racisation, d’après la distinction deTaguieff) devrait s’avérer ici propice à unecomparaison historique.

REMARQUES CONCLUSIVES

Le défi du multiculturel comporte aussi despièges. Le terme de différence peut alimenterune «racialisation» en contribuant à réifierles cultures, ceci notamment à la faveur duparadigme émergeant de «choc des civilisa-tions» (Huntington, 2000). Le terme de cul-ture conduit, quant à lui, à occulter les rap-ports de pouvoir et la configuration en termesde majorité/minorité qui les caractérise. Uneperspective historique qui recoure auxnotions de cadre de référence et de sphères dereconnaissance peut contribuer à dépasser àla fois une vision téléologique de l’histoire duracisme et une approche substantielle desgroupes interdisant leur propre définition. Enmême temps, la connaissance que la psycho-logie sociale peut apporter quant aux méca-nismes impliqués dans la formation, le main-tien et la création de stéréotypes autorise une

approche non culpabilisante des attitudesenvers les minorités et des images que l’ons’en forme. Dans la mesure où les pratiques dedéni sont le plus souvent largement nonconscientes, mais néanmoins prévalantes,dans les sociétés dites multiculturelles, il s’agitde pointer la responsabilité de la majoritédans la genèse même des minorités, de leursconditions en termes de droits et d’estime,ainsi que de leur mode d’expression. Ainsi, lescorrectifs aux inégalités qui sont concédés ducôté des minorités, par exemple en termesd’action affirmative, peuvent être complétésen visant une des sources de leur perpétua-tion, qui se situe du côté de la majorité. Plutôtqu’une culpabilisation individuelle, l’accentmis sur les mécanismes inconscients qui sontà l’œuvre face aux minoritaires, agissant leplus souvent par cumul de cas individuels etde manière subreptice, va dans le sens d’uneresponsabilisation collective.

Dès lors, les visées éducatives devraient éviterprincipalement deux écueils, celui de projetersur les autres un cadre de référence universa-liste homogénéisant et celui d’expliquer toutedifférence perçue en fonction de la culture,masquant ainsi toute autre source de varia-tion. Enfin, le défi pédagogique majeurconsiste à établir les conditions d’une com-munication sociale fondée sur des repèrespartagés mais respectueuse des identités. Cedéfi vise à concilier l’éducation à la diversitéet l’éducation à la citoyenneté, au sens de laformation aux pratiques argumentatives quesuppose le débat démocratique plutôt que dela présentation de principes abstraits décon-textualisés. Il concerne aussi le passage d’unesociété tolérante, qui consent à l’existence demodes de vie concurrents, mais n’accordeaucune valeur à cette diversité, à une sociétépluraliste, voire métissée, qui valorise les

modes de vie concurrents et les dialoguesqu’ils peuvent susciter, et estime que leurexistence est une chose importante, quandbien même on n’aurait pas le désir de lesadopter (Margalit, 1999).

252 Le cartable de Clio, n° 4

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Le cartable de Clio

L’histoirede l’enseignement

255Le cartable de Clio, n° 4 – L’orthographe et la dictée: problèmes de périodisation d’un apprentissage – 255-264

L’ORTHOGRAPHE ET LA DICTÉE : PROBLÈMES DE PÉRIODISATION D’UN APPRENTISSAGE (XVIIe-XIXe SIÈCLES)

PIERRE CASPARD, SERVICE D’HISTOIRE DE L’ÉDUCATION, INRP-CNRS, PARIS

On suivra volontiers Pierre-Philippe Bugnardlorsqu’il affirme qu’une périodisation cor-recte de l’histoire des faits et idées éducativespeut permettre aux enseignants actuels demieux comprendre leur propre pratique 1.Cela vaut peut-être plus particulièrementpour l’histoire des disciplines scolaires, qui ale plus directement rapport avec le métierqu’ils exercent au quotidien. Les hasardsd’une enquête en cours sur l’histoire de Neu-châtel nous conduiront donc à esquisser icila périodisation d’un apprentissage spéci-fique à la discipline aujourd’hui appelée« français » 2, mais intéressant aussi tous lesenseignements recourant à l’expressionécrite : celui de l’orthographe, une attentionétant plus particulièrement accordée à unexercice qui en a longtemps été embléma-tique : la dictée.

Les historiens qui se sont intéressés à l’his-toire de l’école française à l’époque contem-poraine ont consacré à cet apprentissage destravaux remarquables et qui ont fait datedans l’histoire des disciplines scolaires 3. Il en

ressort que « l’enseignement de l’ortho-graphe est, au XIXe siècle, un nouveau venudans l’école primaire française » 4. L’exercicede la dictée lui-même ne remonte pas plushaut que le début de ce siècle, alors qu’iloccupera ensuite une place majeure, tantdans les examens du brevet d’instituteursque de ceux du certificat de fin d’études pri-maires, mobilisant à cet effet une énergieconsidérable de la part des formateurs et desenseignants. Cet enseignement, devenu sys-tématique, a aussi suscité l’invention d’unegrammaire, la «grammaire scolaire», spécifi-quement conçue pour servir à l’enseigne-ment de l’orthographe et permettre auxenfants de résoudre les principales difficultésqu’elle présente. Il a également eu une consé-quence inédite dans l’histoire de la languefrançaise, dont il a figé l’orthographe, quijusque-là ne cessait d’évoluer. Enfin, la dictéea attiré l’attention des ethnohistoriens del’école française. Elle a pu être décritecomme une sorte de rite sacré, l’instituteur

1 Pierre-Philippe Bugnard, « Périodiser l’histoire del’éducation pour situer sa propre pratique » in Le car-table de Clio, n° 3/2003, pp. 303-316.2 Sur ce que peut historiquement recouvrir la dénomi-nation de cette discipline, voir Chervel André, L’ensei-gnement du français à l’école primaire. Textes officiels.Tome I : 1791-1879. Paris, INRP et Economica, 1992,368 p.

3 André Chervel, Et il fallut apprendre à écrire à tous lespetits Français. Histoire de la grammaire scolaire. Paris,Payot, 1977, 306 p. ; Jean-Claude Chevalier & SimoneDelesalle, La linguistique, la grammaire et l’école, 1750-1914. Paris, A. Colin 1986, 368 p. ; André Chervel &Danièle Manesse, La dictée : les Français et l’orthographe,1873-1987. Paris INRP et Calmann-Lévy, 1989, 287 p.La monumentale Histoire de la langue française de Ferdinand Brunot (1905 ss.) consacre également despages très documentées à ces questions.4 André Chervel & Danièle Manesse, op. cit., p. 111.

256 Le cartable de Clio, n° 4

dictant apparaissant comme le grand-prêtred’une religion d’Etat : la langue de la Patrie,ou français national, dont l’orthographedevait susciter, jusque dans son arbitraire etses bizarreries, une révérence absolue. 5

Ces conclusions fortes sont aujourd’hui lar-gement admises, mais gagnent à être situéesdans une triple perspective. La première estcelle d’une généalogie qui prenne sérieuse-ment en compte les siècles qui ont précédél’instauration de l’enseignement élémentaireobligatoire. Or, la dictée d’orthographe y aété mal perçue, notamment parce que cetexercice pouvait alors porter un nom diffé-rent et polysémique : celui de thème. Laseconde est géographique. Les historiens del’enseignement du français langue mater-nelle se sont peu intéressés à comparer lespratiques observables dans des pays franco-phones aux systèmes socio-politiques diffé-rents. De ce point de vue, la comparaison –qui ne sera que suggérée ou implicite, dans lecadre de cet article – entre la France et le paysde Neuchâtel qui lui est immédiatement voi-sin, peut conduire à quelques conclusionsintéressantes pour l’histoire de cet enseigne-ment dans l’un et l’autre pays.

Enfin, une vigilance particulière doit êtreportée aux barrières institutionnelles qui ris-quent de circonscrire indûment le champ del’observation. L’histoire des disciplines sco-laires privilégie naturellement les sourcesémanant des institutions d’enseignement,notamment publiques. Mais apprentissageset enseignements de toutes sortes ont tou-

5 Patrick Cabanel, La République du certificat d’études.Histoire et anthropologie d’un examen (XIXe-XXe siècles).Paris Belin 2002, 320 p. Voir aussi : Renée Balibar, L’insti-tution du français. Essai sur le colinguisme des Carolingiensà la République. Paris, PUF, 1985, 421 p.

jours été pratiqués, à des degrés variablesselon les lieux et les époques, en dehors desstructures de l’enseignement formel, ce dontl’historien des disciplines doit tenir compte.C’est à la variété du dispositif d’apprentis-sage et d’enseignement de l’orthographe quel’on s’attachera plus particulièrement ici,pendant les deux siècles qui ont précédé lapromulgation par l’Etat neuchâtelois de lapremière loi (1850) imposant un pro-gramme obligatoire aux écoles élémentairesdu pays. Pour l’historien qui observe la vieculturelle et sociale de Neuchâtel à l’époquemoderne, sans privilégier a priori aucunesource ni aucune institution 6, un apprentis-sage de l’orthographe apparaît en effet dansau moins cinq types de pratiques, mettant enjeu une pluralité d’acteurs : l’enseignementdispensé par les écoles communales, les pen-sions et pensionnats privés, les leçons parti-culières, les précepteurs et gouvernantes,l’autodidaxie familiale. Dans la longuedurée, les différents éléments du dispositifprésentent des rapports de renforcement oude substitution qui inscrivent la périodisa-tion de cet apprentissage dans un entrecroi-sement d’échelles de temps, dont on doits’efforcer de prendre aussi précisément quepossible la mesure.

1. LES ÉCOLES COMMUNALES

L’orthographe s’enseigne dans les écolescommunales, dont le réseau s’est beaucoupdensifié dans le courant du XVIIe siècle.

6 L’étude qui suit repose sur le dépouillement de nom-breuses sources, privées et publiques, conservées auxArchives de l’Etat de Neuchâtel et dans d’autres dépôtsou bibliothèques du canton. Elles sont trop nombreusespour être détaillées dans le cadre de cet article, qui veutsurtout proposer quelques pistes de réflexion.

L’histoire de l’enseignement 257

Dans toutes ces écoles, les programmes sontarrêtés par les assemblées de communiersqui décident, par un vote, des objets d’ensei-gnement que devront assurer les régents,entrant parfois dans le détail de la pédagogieà mettre en œuvre. L’orthographe et lethème (dictée) d’orthographe y apparaissenttrès tôt. La première mention s’observe dansle programme des premières classes du col-lège de Neuchâtel, en 1673, mais les termesemployés ne laissent pas penser qu’il s’agissed’une innovation : la pratique prescrite estdonc vraisemblablement antérieure. L’ensei-gnement de l’orthographe se répand ensuitedans les écoles villageoises. Dès le demi-siècle suivant, plus de la moitié l’ont inscriteà leur programme, et c’est le cas de la quasi-totalité d’entre elles dans la seconde moitiédu XVIIIe siècle ; nombre de règlements met-tent l’accent sur les bienfaits attendus d’unepratique fréquente de la dictée, qu’ils pres-crivent explicitement aux régents.

La question est posée du sens que peut avoirla dictée d’orthographe à une époque oùcette dernière est loin d’être fixée. On sait eneffet que les meilleurs auteurs, pour ne pasparler des scripteurs ordinaires, adoptent desgraphies très fluctuantes. Mais l’enseigne-ment de l’orthographe au XVIIe siècle, voireau siècle suivant, n’a pas exactement lesmêmes visées qu’ultérieurement. Ce qui estalors en jeu, c’est de pouvoir écrire d’unefaçon qui soit compréhensible à un lecteurquelconque, c’est-à-dire que les phrases et lesmots aient du sens, sans prêter à la confusion,au doute, ou, comme le dit Descartes en1638, « à l’ambiguïté et aux équivoques » :séparation correcte des mots, distinction deshomonymes, des temps ou des modes, ponc-tuation, figurent parmi les objectifs d’unapprentissage orthographique qui laisse une

large place aux innombrables variations degraphie auxquelles se prête la langue fran-çaise.

L’orthographe est donc substantiellementliée à l’apprentissage de l’écriture, dont elleest « l’âme », pour reprendre l’expressiond’un maître-écrivain en 1667. D’où les deuxgrandes voies d’apprentissage empruntéesjusqu’au XVIIIe siècle : le recopiage attentifde textes écrits ; l’écriture sous la dictée. Dansle premier cas, la norme orthographique estdonnée par le texte (manuscrit ou imprimé)à recopier ; dans le second, par le modèledont dispose celui qui dicte, quelle que soitla qualité de l’orthographe de ce modèle, s’ilest de son invention (cf. Documents 1 et 3).Même dans un contexte général d’ortho-graphe mal fixée, il y a donc bien une ortho-graphe – et une seule – à laquelle l’élève estprié de se conformer dans les circonstancesprécises où se fait son apprentissage.

Reproduire exactement ce modèle met enjeu des capacités qu’on aurait tort de mépri-ser : observation, attention, mémoire et, infine, intelligence. L’exercice offre par ailleursl’appréciable avantage d’autoriser une éva-luation chiffrée de ces capacités, reposantsur un simple décompte des fautes com-mises. D’où le rôle qu’a très tôt joué la dictéecomme outil d’évaluation des élèves, dansleur classement comme dans leur progrès.Au XVIIIe siècle, elle figure parmi lesépreuves régulièrement présentes à l’exa-men général (« visite de l’école ») que faitsubir aux élèves en fin d’année une déléga-tion de communiers. Au collège de Neuchâ-tel, elle porte le nom de « thème à changerde place » lorsqu’en dépend le rang de l’élèvedans la classe (qui change chaque quinzaineou chaque mois), ou de « thème de promo-

258 Le cartable de Clio, n° 4

tion » lorsqu’elle concourt à déterminer lepassage dans la classe supérieure.

Mais dans le courant du XVIIIe siècle, unenouvelle venue fait son entrée dans les écolescommunales : la grammaire française. Elleest présente dans 4 % seulement des pro-grammes en 1701-1750, mais 16 % en 1751-1800 et 47 % en 1801-1826 ; en 1849, elle estenseignée dans la totalité des écoles du pays.L’enseignement de l’orthographe et la pra-tique de la dictée s’en trouvent modifiés. Lapremière ne s’apprend désormais plus seule-ment «par routine» ou «par l’usage», c’est-à-dire à force de recopiage attentif, mais, selon lemot d’ordre mille fois répété au XVIIIe siècledans tous les domaines d’apprentissage, «parprincipes ». Les principes sont ici ceux quedonne la grammaire et les règles qu’elleénonce. Les régents d’école, mais aussi lessimples particuliers, font un usage croissantdes grammaires, qu’elles soient importées deFrance comme celles de Restaut (1739) et deWailly (1759), gros succès de librairie enSuisse romande; élaborées et éditées sur placepar des instituteurs neuchâtelois commeSimonin, du Landeron (1793), ou J.U. Vau-cher, de La Chaux-de-Fonds, dont le Systèmenouveau d’orthographe (1797) se présentecomme une « nouvelle méthode simple etfacile pour étudier la grammaire» ; ou encore,selon une pratique répandue, compilées etbricolées par des enseignants dans des cahiersmanuscrits qu’ils ne destinent qu’à l’usage deleur école, au grand dam des parents d’élèves,d’ailleurs, lorsque le maître change, et avec luiles règles de grammaire enseignées…

De son côté, le contenu des textes proposés endictée évolue. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, ilest essentiellement empreint de morale (cf.document 2). Dans la première moitié du

XIXe siècle se multiplient les textes d’applica-tion grammaticale. Ils peuvent être composésde phrases détachées, suivant l’ordre du coursde grammaire, ou de textes suivis, choisispour que les principales difficultés grammati-cales s’y rencontrent, et notamment lesgrands must que sont l’accord du participe, ladistinction entre quelque et quelle que, à et a,on et ont, etc. Des recueils de dictées, d’unedifficulté progressive, commencent à êtrepubliés à cet effet, tel le Nouveau système del’orthographe française, confirmé par 121thèmes choisis et analysés de H.F. Jacot, institu-teur au Locle (2e éd., 1805), qui, comme sontitre l’indique, sert aussi de support à l’analysegrammaticale. Ce n’est qu’un peu avant lemilieu du XIXe siècle qu’un troisième type detexte commence à être également proposé endictée : le texte littéraire dont on attendqu’outre ses vertus orthographiques, il initieles enfants au beau style et à la poésie.

A cette époque, la Direction de l’éducationpublique neuchâteloise, tout nouvellementcréée par la loi de 1850, commence à délé-guer des observateurs à chacune des tradi-tionnelles visites d’école de fin d’année, cequi nous vaut un bilan exhaustif de la place,des modalités et des résultats de l’enseigne-ment de l’orthographe, de la grammaire etde l’analyse logique et grammaticale. Lejugement qu’ils portent sur ces branchesd’enseignement est nuancé, mais globale-ment favorable, les principales critiquesconcernant le défaut de méthode de certainsmaîtres et l’hétérogénéité constatée d’uneécole à l’autre. Le rôle de l’Etat sera dès lorsd’unifier autant que possible, en les amélio-rant, les pratiques d’enseignement orthogra-phique et grammatical que la demande desfamilles avait suscitées, commune par com-mune, depuis deux siècles.

L’histoire de l’enseignement 259

D O C U M E N T 1

L’ORTHOGRAPHE, DE LA COPIE À LA DICTÉE (1722)

Dans son Traité de l’éducation des enfants, publié à La Haye en 1722, Jean-Pierre de Crousaz,« professeur de philosophie et mathématique à Lausanne », préconise un mode d’apprentissagequi fait se succéder deux procédés classiques : la copie et la dictée. Il s’agit à la fois d’apprendrel’orthographe d’usage et l’orthographe grammaticale, fondée sur la connaissance d’un mini-mum de règles.

« Pendant que les enfants auront encore besoin d’apprendre à bien peindre 1, un bon écrivain 2 leurdonnera des thèmes de 3, de 4, de 6 lignes. Ils pourront recommencer le même plus d’une fois, enmettant de l’intervalle entre les reprises ; mais à condition que chacune sera plus parfaite que laprécédente. Ces thèmes seront composés de mots à l’orthographe desquels on manque le plus fré-quemment. On leur en fera après cela décrire 3 de quelques livres imprimés. Enfin, on leur en dic-tera ; mais on les dictera fort lentement. On corrigera leurs fautes d’orthographe, on les leur feradécrire au net 4, et un thème suivant sera composé de mots sur lesquels il faudra observer les mêmesrègles dont on se sera servi pour les corriger des fautes du précédent ». (Tome I, pp. 259-260).

1 Bien former leurs lettres.2 Un homme ou une femme ayant une belle écriture.3 Recopier.4 Recopier le texte corrigé.

D O C U M E N T 2

UNE DICTÉE À L’ÉCOLE (1792)

Copie du Theme écrit le 19 me MarsL’année 1792 jour de la visite de l’Ecole de Boveresse. 5 fautes

L’education doit avoir pour objet principal de former le caractère par la connoissance, l’amour etla pratique de la vetu. Les moyens du succès, sont l’enseignement, la correction et le bon exemple.L’enseignement donne de justes idées et trace le chemin qu’on doit suivre, la correction sert àvaincre l’indocilité ; le bon exemple est une instruction vivante qui conduit heureusement le pen-chant à l’imitation donne du courage et des forces. Par moy François Louis Barrelet de Boveresse.L’année 1792.

Le thème d’orthographe fait partie, avec l’écriture et l’arithmétique, des épreuves écrites que lesdélégations de communiers viennent faire passer aux élèves, lors de la traditionnelle visite del’école qui se déroule en général à la fin du semestre d’hiver. L’auteur de cette dictée, fils d’unpaysan de la petite commune de Boveresse, et qui deviendra lui-même faiseur d’outils, a treizeans lorsqu’il l’écrit. Il y a commis cinq fautes lors de la visite, comme il le rappelle lui-même,mais sa copie au net est impeccable, à part une coquille (« vetu »), et quelques fautes d’accentet de ponctuation. L’emploi des majuscules, en revanche, est conforme aux usages (flous) del’époque. On comparera avec les copies de thèmes, plus anciennes, citées infra.

260 Le cartable de Clio, n° 4

2. PENSIONS, LEÇONS, PRÉCEPTORAT

L’offre et la demande de compétences ortho-graphiques se rencontrent également danstrois formes de contrats qui, comparés àceux qui lient les communes aux régentsqu’elles salarient, peuvent être considéréscomme purement privés.

L’orthographe s’enseigne d’abord dans lespensions. Les maîtres de pension peuventêtre des pasteurs et des régents, très nom-breux à accueillir à leur domicile quelquesenfants – jusqu’à 5 ou 10 – pour faire leurinstruction, mais aussi de véritables petitsentrepreneurs en éducation à la têted’« écoles particulières », de « pensionnats »ou d’« instituts » où quelques dizainesd’élèves sont instruits par un ou plusieursmaîtres ou maîtresses. Quelle que soit leurtaille, ces pensions et pensionnats connais-sent une extraordinaire prolifération durantle XVIIIe siècle, à Neuchâtel comme dans lereste de la Suisse occidentale. Au début duXIXe siècle, les instituts de Montmirail (Neu-châtel), Yverdon (Vaud) ou Hofwill (Berne)ne sont que les plus connus d’une familleextrêmement nombreuse où, pour le seulpays de Neuchâtel, des dizaines d’établisse-ments pratiquent ce qu’on a pu appeler« l’industrie des pensionnaires ».

Le XVIIIe siècle voit également la multiplica-tion des leçons particulières, données audomicile de l’élève ou à celui de l’enseignant,dans une très large gamme de matières quiva de la lecture à l’escrime et de l’allemandau dessin. Elles peuvent être individuelles oucollectives, chaque élève ne payant alorsqu’une fraction du tarif horaire ; elles peu-vent également prendre la forme d’un coursrégulier, s’adressant alors à un auditoire plus

vaste. On observe, à la fin du siècle, une plé-thore de « donneurs de leçons » dans tous lesgenres. Enfin, le préceptorat est une formed’enseignement qu’on ne saurait négliger.Précepteurs et gouvernantes n’officient, biensûr, que dans les familles aisées. Mais iln’existe pas de radicale solution de conti-nuité entre eux et les « bonnes » ou « fillesd’enfants », voire même avec les simples ser-vantes, qui travaillent dans les familles plusmodestes, et dont est souvent attenduequelque contribution à l’instruction desenfants les plus jeunes.

A la différence des écoles communales, lefaible degré d’institutionnalisation de ce mar-ché éducatif, autant que son caractère protéi-forme, interdisent de mesurer exactementl’évolution de la place qu’y a tenue l’enseigne-ment de l’orthographe. Les petites annoncesparues dans la presse fournissent cependantun indicateur intéressant. Quelque six centsnuméros de La Feuille d’avis de Neuchâteldépouillés entre 1760 et 1847 proposent à lafois des publicités pour les pensions (environ200), des offres ou demandes de leçons parti-culières (300) et des offres ou demandes deplaces de précepteurs et gouvernantes (100).Elles précisent le plus souvent le ou les objetsd’enseignement proposés ou demandés.L’abondant corpus qui en résulte – près de1600 mentions de matières ou objets d’ensei-gnement – permet ainsi non seulement d’éva-luer la place qu’y occupe la mention de l’or-thographe, mais d’en esquisser l’évolution.

S’agissant de pensions, le sens de l’évolution,tel qu’il apparaît dans le tableau ci-après, estclair : la mention de l’orthographe connaîtun déclin exactement parallèle à celle del’écriture ; l’affichage de leurs apprentissagesrespectifs témoigne encore, vers 1780, des

L’histoire de l’enseignement 261

pratiques anciennement observées, mais quisont en voie d’abandon rapide dès le débutdu siècle suivant. Inversement, la montéecorrélative du français et de la langue fran-çaise, dont on précise à l’envi qu’ils serontenseignés « par principes », « selon les vraisprincipes » ou « dans toute leur pureté »,sous-entend manifestement un enseigne-ment de l’orthographe, mais désormaisinséré dans un ensemble plus vaste, quiinclut notamment la grammaire, l’analyselogique et l’analyse grammaticale. Affichéesassez massivement en tant que telles autourde 1819 (41% des pensions promettent alorsde les enseigner, proportion proche de cellequ’on observe dans les écoles communales en1801-1826), ces trois matières disparaissentensuite totalement des annonces pour n’êtreplus suggérées qu’au travers des notions de«principes» et de «pureté» de la langue.

Sur un mode mineur, cette double évolutions’observe d’une façon analogue dans lesoffres et demandes de leçons particulières etdans le panel des compétences attendues desprécepteurs et gouvernantes : entre le débutet le milieu du XIXe siècle, la place de l’écri-ture et de l’orthographe y passe de 14 à 2 %environ, celle du français et de la langue

française de 10 à 18 %. Au total, l’observa-tion du marché éducatif privé confirme lar-gement celle de l’enseignement communal,malgré quelques-unes de ses particularitésles plus notables : public en moyenne plusâgé (11 à 16 ans environ, au lieu de 6 à 16ans) et d’un niveau social plus élevé ; moded’affichage différent (plus séducteur, moinsanalytique) que celui des règlements d’écolescommunales.

3. DICTÉES À DOMICILE

La dictée est si étroitement liée aujourd’hui àl’institution scolaire qu’on a peine à imagi-ner pour elle un autre cadre. On observepourtant qu’au moins depuis le XVIIIe siècle,il n’était pas rare que cet exercice fût pratiquéen famille. Les conseils donnés par J.P. deCrousaz, en 1722, s’adressent indifféremmentaux enseignants, aux précepteurs ou auxpères de famille (cf. document 1). A la mêmeépoque, on possède effectivement diverstémoignages (1713, 1720, etc.) d’un appren-tissage de l’orthographe et de la pratique dela dictée au sein de familles de laboureurs etd’horlogers neuchâtelois. Au milieu du siècle,c’est un paysan des Montagnes qui dicte desthèmes d’orthographe à un jeune Mulhou-sien venu chez lui apprendre le français : lerythme de ces dictées est rien de moins quejournalier, entre décembre 1751 et mai 1752.Il les lui fait dater et recopier au net dans un«registre», afin que son instituteur mulhou-sien puisse constater, à son retour, les progrèsqu’il a faits. Dans les années 1800, on voit lacélèbre Isabelle de Gélieu, fille et femme depasteur, rédiger un recueil de dictées à l’in-tention de ses enfants. Elles consistent enfragments d’un abrégé d’histoire qu’elle acomposé à partir de la lecture de divers

MENTION DE L’ORTHOGRAPHE DANS LE CURRICULUMPROPOSÉ PAR LES PENSIONS (1760-1847)

c. 1780 c. 1819 c. 1830 c. 1845

Ecriture 66 % 55 % 38 % 21 %Orthographe 47 % 38 % 8 % 7 %Français etlangue française 3 % 29 % 57 % 75 %

______ ______ ______ ______N 21 78 26 29

N = Nombre d’annonces précisant au moins l’une des matièresproposées. Les années de référence indiquées sont celles quisont médianes aux périodes 1760-1799,1814-1823,1829-1832et 1843-1847, qui ont fait l’objet d’un dépouillement.

262 Le cartable de Clio, n° 4

sir à cès égards. » En même temps, la gramma-ticalisation de l’apprentissage orthographiqueapparaît déjà très clairement, à travers certainsdes textes qu’il dicte, comme dans la recom-mandation qu’il fait à ses enfants de se procu-rer et de lire des grammaires, celles de De LaTouche (Amsterdam, 1696) et de Palairet(Berlin, 1764) notamment. Message reçu parl’un de ces enfants qui, apprenti horloger, pro-clame en 1773 que « la simple lecture de lagrammaire accoutume insensiblement à prati-quer les régles d’un stile passablement élégantou il entre un peu de logique naturelle… ».L’irruption de l’orthographe grammaticaledans les familles apparaît donc comme tout àfait synchrone avec celle que l’on peut obser-ver dans les écoles communales, dans laseconde moitié du siècle.

* * *

Comparée au cas français, la périodisationde l’apprentissage de l’orthographe à Neu-châtel présente un apparent paradoxe. D’unepart, le souci semble en avoir été plus préco-cement et plus largement répandu qu’enFrance, dans ses intrications successives avecl’apprentissage de l’écriture et de la gram-maire. En revanche, une fois sa scolarisationsolidement organisée dans l’un et l’autrepays, au milieu du XIXe siècle, son impor-tance dans les programmes et dans les exa-mens y a été bien moindre, comme entémoignent la place relativement modeste del’épreuve de dictée dans les coefficients dubrevet d’instituteurs instauré à Neuchâtel en1850, ou son absence dans l’examen desrecrues organisé, au niveau de l’ensemble dela Confédération, à partir de 1875.

Ce double décalage tient essentiellement auxrôles respectivement joués par la demande

ouvrages : la dictée sert donc aussi de moyend’apprentissage ou d’imprégnation de savoirsdivers, fonction qu’elle n’a jamais cessé et necessera jamais d’exercer.

Dans le cas du paysan des Montagnes neu-châteloises, déjà évoqué, on possède un excep-tionnel ensemble de dictées que lui-même etsa femme ont fait passer à deux de leursenfants entre 1765 et 1768 7. Au total, ce sontprès de deux cents textes qu’ils leur ont dictés.Ils privilégient nettement la morale, qu’ellesoit empruntée aux auteurs présents dans labibliothèque paternelle, ou, plus souvent,improvisée en fonction du comportement desenfants. Loin derrière viennent des textes reli-gieux, littéraires, parfois un peu légers (sur lacoquetterie et l’inconstance des femmes,notamment), mais aussi des règles et exercicesde grammaire, qui représentent 7% du totaldes textes dictés (cf. document 3).

Ces dictées familiales reflètent assez bien cer-taines des caractéristiques de l’apprentissageorthographique à cette époque charnière queconstituent les années 1750-1770. D’un côté,l’apprentissage de l’orthographe est encoreétroitement lié à celui de l’écriture. Commel’écrit en 1767 le paysan à l’un de ses enfants,alors absent du domicile familial : «Rien ne meferois un si grand plaisir que si vous pouviezréussir dans la belle écriture, avec l’ortografqui doit l’accompagner. Ne vous épargné n’yfraix, n’i veilles, n’i tems, n’i argent pour réüs-

7 Sur cette éducation – orthographique, notamment –, voir:Hugues Scheurer, «Education, morale et idées politiques denégociants horlogers (fin XVIIIe-début XIXe siècle)» inMusée neuchâtelois, janvier 1994, pp. 23-48; Pierre Caspard,«Pourquoi on a envie d’apprendre. L’autodidaxie ordinaireà Neuchâtel (XVIIIe siècle)» in Histoire de l’éducation,mai 1996, pp. 65-110; idem, «Les changes linguistiquesd’adolescents. Une pratique éducative, XVIIe-XIXe siècle»,Revue historique neuchâteloise, janvier 2000, pp. 5-85.

L’histoire de l’enseignement 263

D O C U M E N T 3

TROIS DICTÉES À LA FERME (1766-1767)

Teme du 18e Xbre 1766

Quelque bien que vous aye fait a une femme Quelque longtems quelle ait mangé du pain et du selavec vous votre cadavre apre votre mort nest encore dans la terre quelle songe aprendre un autreMari.

Teme du 29 Xbre 1766

Les suisses sont bons hommes de Guerre et de travail propres a suporter toutes sortes dincommo-dites au reste fidelles a ceux quil entreprenent de servir, si bien que les plus grand Princes d’Europerecherchent leur alliance.Et quand meme ils ne sont dordinaire propre aux lettres pour avoir lEsprit grossier ressentantlapreté des Montagnes Si est ce que quand ils se mettent daprofondir une chose, ils la concoivent fortbien et font sortir de Grands personage d’Entre eux. Ils sont peut adonnez au trafic, et ne se souss-cient des délices etrangers mais sont fort sujets au vin.

Tême du 7e Fevrier 1767

Pluriel

Nous travaillions vous travaillés ils travaillent fort peu quand ils etaient jeunes, nous travaillionsvous travailléz ils travaillent beaucoup plus à cette heure nous travaillerons vous travailleres ils tra-vailleront à lavenir car il y à aparance qu’un tems va venir que la necessité obligera plusieurs à sedonner au travail.

Cet échantillon de thèmes dictés à deux de ses fils, âgés de 14 à 15 ans, par un paysan de laChaux-de-Fonds, témoigne d’un apprentissage soutenu de l’orthographe au domicile familial.Leur longueur, de quelques lignes seulement, correspond aux recommandations de J.P. deCrousaz. Pour le reste, ils souffrent manifestement d’un défaut de méthode : absence de pro-gressivité dans la difficulté, choix de textes peu cohérent et, surtout, vigilance insuffisante surla correction des fautes. Ces « copies au net », portées sur un cahier après avoir été théorique-ment corrigées par les parents, contiennent encore un nombre important de fautes d’usage etde grammaire. Elles témoignent donc aussi sur le niveau orthographique du père, qui rappelle,dans une lettre de 1768, que c’est de son propre père, laboureur, « que jay receu leccon de lec-ture, d’écriture, d’hortographe d’aritmetique, nayant eu d’autre ecole francoise jusqu’à l’age de14 ans ».

264 Le cartable de Clio, n° 4

sociale et par l’Etat dans l’un et l’autre pays. ANeuchâtel, la langue et son orthographe ontessentiellement été un outil de communica-tion dans l’économie d’échanges et la sociétéde services qui a commencé à s’imposer, plustôt qu’en France, en moyenne 8, à la fin del’époque moderne. La demande d’ortho-graphe et de grammaire a donc cherché plusprécocement et plus massivement à se don-ner les moyens – publics ou privés – de sesatisfaire. En revanche, le surinvestissementpolitique dont la langue a été l’objet dans laFrance post-révolutionnaire, comme expres-sion et instrument de l’unité nationale, adonné à la question de l’orthographe uneimportance qu’elle n’avait pas lieu d’avoir aumême degré dans un pays fédéral et multi-lingue comme la Suisse 9. Même appliqué àdes espaces culturels et linguistiques voisins,voire communs, le travail de périodisationdes disciplines scolaires fait apparaître lanécessité de les ancrer dans les contextessocio-économiques et politiques où elles ontspécifiquement pris naissance.

8 Du point de vue éducatif, il est clair que la « France »n’est au XVIIIe siècle qu’une moyenne fictive entre dessituations régionales très contrastées, alors que Neuchâ-tel est un petit pays beaucoup plus homogène. Sa com-paraison avec Montbéliard ou la Franche-Comté, parexemple, ne révélerait pas, en terme d’instruction,d’écarts aussi considérables que ne le laissent entendreles jugements souvent portés sur la France d’AncienRégime, en général.9 Sur ce contraste, il faut lire en parallèle : Michel de Cer-teau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une politique de lalangue. La Révolution française et les patois. Paris, Galli-mard 1975 320 p. ; Jean-François Chanet, L’école républi-caine et les petites patries. Paris, Aubier, 1996, 428 p. etDenis Lacorne, Tony Judt (Dir.), La politique de Babel.Du monolinguisme d’Etat au plurilinguisme des peuples.Paris, Karthala, 2002, 348 p., qui comprend notamment :Uli Windisch, «Multiculturalisme et plurilinguisme: lecas suisse», pp. 227-253.

Le cartable de Clio, n° 4 – Architecture et pédagogie avant l’instruction publique – 265-278 265

ARCHITECTONIQUE D’UN COLLÈGEPOUR L’ÉLITE 1

Significations de l’implantationLa Compagnie de Jésus, premier ordre ensei-gnant de la Contre-Réforme, privilégie l’im-plantation urbaine de collèges d’humanités.Les classes moyennes réclament l’accès à laculture écrite que l’imprimerie propage. Lespédagogues inventent une méthode capablede gérer de gros effectifs sans multiplier lenombre des maîtres par une division en«classes», subdivisées en groupes de capaci-tés, du moins au début, susceptibles d’assurerune progression dans l’enseignement : laméthode simultanée, faite d’explicationsmagistrales, d’exercices et d’examens pourdes volées d’élèves du même âge enseignéesdans un même local, la « classe ». Danschaque ville non dotée d’une université, les

Etats protestants, grâce aux sécularisations,fondent une académie et les Etats catholiquesun collège qu’ils confient à un ordre ensei-gnant, à la Compagnie de Jésus, le plus sou-vent, laquelle tiendra plus de 500 établisse-ments au tournant du XVIIIe siècle, danstoute l’Europe. 2

La recherche actuelle, en renouvelant la visiontraditionnelle du collège d’Ancien Régimeorganisé en espace clos, fermé aux dyna-miques de la ville, montre plutôt que cesconstructions monumentales étaient conçuespour s’intégrer à l’espace de la cité, pour ymarquer la place nouvelle accordée à la péda-gogie. 3 Mais que le collège ouvre, comme par

ARCHITECTURE ET PÉDAGOGIE AVANT L’INSTRUCTION PUBLIQUE

PIERRE-PHILIPPE BUGNARD, UNIVERSITÉS DE FRIBOURG ET NEUCHÂTEL

Sans doute les murs des écoles transcendent-ils les courants pédagogiques. Pour autant, laquestion des rapports entre architecture scolaire et pédagogie ne va pas de soi. A Fribourg,deux établissements édifiés l’un aux XVIe et XVIIe siècles pour l’enseignement supérieur, lecollège Saint-Michel, l’autre au début du XIXe siècle pour l’enseignement élémentaire,l’école du Père Girard, montrent pour chacun des ordres pédagogiques comment les chosesse réglaient avant que l’instruction ne soit publique.

1 D’après « Les humanités à Saint-Michel, “lieu demémoire” pédagogique » in Lieux de mémoire fribour-geois, Actes du colloque des 7-8 octobre 1994, Annales fribourgeoises LXI/LXII 1994-1997, Fribourg, Fragnière /Publication de la Société d’histoire du canton de Fribourg,1997, pp. 265-292.

2 Adrien Demoustier, « Les Jésuites et l’enseignement àla fin du XVIe siècle » in Ratio studiorum. Plan raisonnéet institution des études dans la Compagnie de Jésus. Edi-tion bilingue latin-français, Paris, Belin, 1997, pp. 13-15.3 Voir Stéphane Van Damme, « Sociabilité et cultureurbaines. Le rôle du collège de la Trinité à Lyon (1640-1730) » in L’établissement scolaire. Des collèges d’huma-nités à l’enseignement secondaire, XVIe-XXe siècles,n° spécial de la revue Histoire de l’éducation (dirigé parMarie-Madeleine Compère et Philippe Savoie), Paris,INRP, Service d’histoire de l’éducation, 2001, p. 79.

266 Le cartable de Clio, n° 4

panorama de la capitale 7 cantonale un édi-fice à haute valeur symbolique, parmi lesplus significatifs de la cité avec la collégiale(cathédrale depuis 1925), l’hôtel de ville, lachancellerie, l’académie de droit, l’hôpital,l’arsenal ou le grenier. Détail révélateur,dans son ouvrage sur Saint-Michel rédigépour l’Exposition nationale de 1914, le Rec-teur Jaccoud intitule le chapitre consacréaux bâtiments du collège : « Le Monu-ment », avec un « M » majuscule. Le desseinest manifeste de signifier la dimension d’unédifice dont la fonction historique, exal-tante, apparaît digne de mémoire. Canisiuslui-même, le fondateur, estime qu’on netrouverait pas dans toute la France un col-lège aux bâtiments d’allure si « grandiose etsomptueuse » 8. Bref, il est bien à l’image des500 collèges que les jésuites édifieront surtout le Vieux continent. « Ce vieux Collègevers lequel nos yeux ne se lèvent jamais sansune douce émotion » 9, disent de lui ceux quiy sont passés. L’imposant ensemble collégialmatérialise l’idée d’une formation intellec-tuelle de « l’élite » dont la position socialeest anticipée par celle du lieu de son ins-

exemple au XVIIIe siècle, son observatoire,ses cabinets de curiosité ou sa bibliothèqueet donc participe à la vie culturelle environ-nante ne suffit pas à en faire un établisse-ment pédagogique pleinement moderne, ausens où l’entendent les pédagogues de laRenaissance ou le courant progressiste desLumières. Que les professeurs s’adonnent àl’astronomie d’un observatoire pour lequelStéphane Van Damme ne relève à Lyonqu’un engouement « relatif » 4, collectionnentles curiosités naturelles pour une mise enscène ludique à visée pédagogique 5 ouacquièrent le Discours de la méthode pour enréserver la lecture de morceaux choisis enacadémies, n’implique pas forcément undéveloppement de l’esprit critique chez leursélèves. Cela est d’ailleurs une autre histoire.Concentrons-nous ici sur la logique de l’es-pace adoptée par les nouveaux collèges desTemps modernes.

En effet, au sein même de la ville, le collègeconstitue désormais un référentiel 6. Saposition culturelle ne le cède en rien à saposition géographique chaque fois que l’es-carpement du terrain peut en favoriser lelien. A Fribourg justement, campé sur lacolline du Belsex, le « beau rocher » vrai-semblablement, le collège profile dans le

4 Stéphane Van Damme, op. cit., p. 83.5 Comme l’ont montré pour Lyon : Marcel Chaboud,«Les sciences et leur enseignement à Lyon avant la Révo-lution» in : Education et pédagogie à Lyon de l’Antiquitéjusqu’à nos jours (Guy Avanzini, dir.), Lyon Centre lyon-nais d’études et de recherches en sciences de l’éducation1993, pp. 111-128 ; Pierre De Vregille, L’observatoire de laTrinité de Lyon, 1565-1794, Bruxelles, Polleunis, 1906.Bibliographie citée in Van Damme, op. cit., p. 82.6 Ainsi, les jésuites du collège de la Trinité à Lyon « ontcherché à acquérir, dans la ville, un monopole dans lareprésentation des savoirs », explique Stéphane VanDamme in op. cit., p. 86.

7 Selon Montesquieu (Cahiers) : « C’est la capitale quisurtout fait les mœurs des peuples » et Reynold reconnaît,qu’à Fribourg, c’est bien « la République (qui) estl’œuvre de la Ville » (De Reynold Gonzague, Fribourg,Lausanne, Marguerat, 1946, p. 6).8 Cité sans indications de sources par : Strub Marcel,« Le Collège Saint-Michel » in Les monuments d’art etd’histoire du Canton de Fribourg, T. III, La Ville de Fri-bourg. Les monuments religieux (deuxième partie), Bâle,Birkhäuser, 1959, p. 147. Plus exactement, Canisiuss’était étonné dans une lettre de protestation au Visi-teur de l’Ordre qu’un Collège puisse être aussi impo-sant et aussi coûteux, ce qui restait contraire, selon lui,à la vertu de pauvreté. Jean-André Marquis, Le CollègeSaint-Michel de Fribourg (Suisse). Sa fondation et sesdébuts 1579-1597, Thèse lettres, Fribourg Editions,Saint-Paul, 1969, p. 132.9 Auguste Schorderet, « Le Collège Saint-Michel » inAnnales Fribourgeoises, VI/1918, p. 50.

L’histoire de l’enseignement 267

truction 10. En Suisse romande, cette pos-ture dominante marque l’importance dulieu d’application le plus prestigieux d’unmagistère pédagogique éminemmentconfessionnel, autant pour les anciennesacadémies protestantes – Genève (actuelCollège Calvin), Lausanne (actuel Gymnasede la Cité), voire Neuchâtel (ancienne Mai-son des classes) – que pour les fondationscatholiques de la contre-réforme – Porren-truy (actuel Lycée cantonal), Sion (ancienCollèges des Jésuites) et donc Fribourg(actuel Collège Saint-Michel) –.

Et si chaque établissement nouveau est édifiébien en vue, du moins autant qu’il est pos-sible eu égard à la configuration des lieux,son emplacement est aussi choisi de façon àce qu’il borde la cité, dos à la campagne. A

10 « Elite » au sens où l’entend encore le recteur Jaccoudlorsqu’il définit la clientèle de son Collège, en 1914 : lesélèves qui se destinent aux « professions libérales » parune formation secondaire aux humanités. Sur la longuedurée du Collège, on voit les rejetons de la « classe diri-geante », les hautes strates fribourgeoises ou françaises,en particulier pendant la période du Pensionnat (1818-1847), laisser peu à peu la place aux fils de leurs œuvres,armature d’une nouvelle « classe dominante ». Pour lecas français, voir Christophe Charle, Les élites de laRépublique 1880-1900, Paris, Fayard, 1987, en particu-lier : I, « De la classe dirigeante à la classe dominante ».

Fribourg, on amarre Saint-Michel «au grandair, en plein soleil, en face de vastes hori-zons » 11. L’implantation relève ici d’une pré-occupation hygiéniste. Un site résolumentmoderne, relativement à la tradition descouvents médiévaux et de leurs écoles,implantés à même la rue, confinés dansl’étroitesse du maillage urbain, ou alors àl’écart, au bord d’une falaise, au fond d’unvallon… En conséquence, site convoité, peuimporte que le terrain du collège soit acquisau prix fort 12 pourvu qu’il s’inscrive dansune perspective rehaussant sa fonction, celled’un maître des savoirs et d’un directeur desconsciences. Une citadelle qui déclasse lesiège de la puissance publique, toujoursconfiné à l’emplacement du château fort desducs fondateurs, plus bas, au cœur du vieuxbourg.

D’un seul coup d’œil sur le panorama de laville, on s’aperçoit qu’une des clés du pouvoirest désormais dans la pédagogie, imposée duhaut d’« une forteresse [qui] semble comman-der à tout ce qui l’entoure », observait le Père

11 Ainsi que l’observe le recteur Jaccoud (Jean-BaptisteJaccoud, Notice sur le Collège Saint-Michel, Fribourg,Imprimerie Saint-Paul, 1914, p. 29).12 Jean-André Marquis, op. cit., pp. 126-127.

Fribourg vu du sud.Gravure de l’atelier Jeremias Wolff. Le collège occupe la position la plus élevée. (Fribourg, Bibliothèquecantonale, vers 1724). In Marcel Strub, op. cit., T. I, La Ville de Fribourg. Plan et aspect de la ville, pp. 70-71.

268 Le cartable de Clio, n° 4

Girard 13. Selon Reynold, c’est « la Cité desétudes au-dessus de la Cité du gouverne-ment » 14, haut Quartier latin dont les facultésdes sciences humaines de l’Université renfor-ceront la fonction au XXe siècle. Ainsi, enconfiant la formation de l’élite aux soldats duChrist, les «princes» du pays font de leur reli-gion un enjeu de leur politique. L’esprit d’en-treprise, pour plusieurs siècles, se cristallisedans l’investissement confessionnel, autourd’une volonté inébranlable d’emprise nor-mative sur les esprits. On sait qu’en Europe,la Réforme catholique se double d’uneContre-Réforme dont les bastions sont descollèges, nouveaux fers de lance d’un combatidéologique se substituant à la croisade les

armes à la main. Pour la civilisation, c’est uneforme d’adoucissement des mœurs, un relatifprogrès. Et pour rendre manifeste l’agent dece progrès, sa symbolique monumentale estclairement affichée au fronton du paysage.

Plan et fonctionsDu site qui inscrit le prestige de l’édifice dansla géographie urbaine, il faut aller au plan dontla structure en révèle les fonctions. Conformé-ment aux canons du célèbre «modo nostro»15

leur imposant de concevoir chaque établisse-ment comme un cloître, une école et un lieude culte distincts, les architectes jésuitesouvrent les classes du bâtiment des cours (ou

13 Explication du Plan de Fribourg, dédié à la jeunesse decette ville, pour lui servir de première leçon de géographie,Lucerne, Meyer, 1827, p. 56.14 Gonzague de Reynold, Fribourg, Lausanne, Margue-rat, 1946, p. 15.

Collège Saint-Michel. Plan parterre. Dressé et gravé en 1661 (Fribourg, Archives de l’Etat) in MarcelStrub, op. cit., Bâle, Birkhäuser, 1959, p. 138 (1-4 : voir p. 273).

15 Le code de construction « selon notre façon (de pro-céder)» basé sur le modèle du Collège Romain construiten 1560, code que les architectes jésuites devaient res-pecter pour placer les collèges en situation d’appliquerles prescriptions de la Ratio studiorum. Voir Jean Val-lery-Radot, Le recueil de plans d’édifices de la Compagniede Jésus conservé à la bibliothèque de Paris, Rome, 1960.

1 N2

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L’histoire de l’enseignement 269

«gymnase») sur la façade nord-est, ce qui per-met de préserver la quiétude des jardins inté-rieurs sur lesquels donnent la maison desPères (ou «collège»), l’appartement du rec-teur, les salles conventuelles (bibliothèque,réfectoire…). L’église, elle, est excentrée afinde ménager pour la ville un accès indépendantaux offices et à la prédication.

Selon Brigitte Pradervand-Amiet, l’angle obtusformé entre l’aile nord et l’aile est de Saint-Michel permettrait au soleil de pénétrer plusdirectement dans les bâtiments. 16 En réalité,dans l’aile est de Saint-Michel, celle du gymnaseoriginel, ce sont les corridors qui reçoivent lesoleil et non les salles de classes dont les fenêtresdonnent sur le versant opposé. En pédagoguesavertis, les jésuites orientent le bâtiment decours de façon à protéger le travail des élèves durayonnement direct, ennemi de l’ergonomiescolaire. Bien que le choix du site réponde glo-balement à une préoccupation de type hygié-niste, on l’a dit, le plan du Collège doit aussiprivilégier le fonctionnel. Ainsi, l’église monu-mentale, placée au sud pour qu’on puisse yaccéder directement de la ville sans que lesentrées séparées par le collège et le gymnase nesoient contrariées, fait ombrage l’après-midiaux bâtiments conventuels. Par ailleurs, ce sontles fondations d’un bâtiment préexistant quiont très vraisemblablement déterminé lefameux angle obtus entre les ailes nord et est,comme le montre la grande vue coloriée deGrégoire Sickinger (1582) où apparaît encorela «maison forte» originelle, implantée sur l’axesud-est/nord-ouest du futur gymnase17.

Pradervand-Amiet suggère par ailleurs quele plan adopté pour l’Académie de Lausanne,dotée également d’un angle obtus entre sesdeux ailes principales, aurait été repris à Fri-bourg pour Saint-Michel : hypothèse rendueplausible par la proximité des deux villes,soutient l’auteur, d’autant plus que les archi-tectes de Fribourg ne sont « probablementpas » jésuites – supposition reprise de l’histo-rien d’art Marcel Strub –, 18 car ils n’auraient« probablement pas » pu s’inspirer d’une réa-lisation protestante. Encore une fois, vainepétition de principe puisque les deuxensembles, s’ils procèdent, du moins peut-on le supposer, d’une même perspectivehygiéniste et d’une même symbolique d’im-plantation, découlent d’une architectonique

16 Brigitte Pradervand-Amiet, L’Ancienne Académie deLausanne. Innovation et tradition dans l’architecture sco-laire du XVIe siècle, Etudes et documents pour servir àl’histoire de l’Université de Lausanne XV, Lausanne,1987, pp. 83, 99.17 Fribourg, Musée d’Art et d’Histoire. 18 Op. cit., p. 136.

Fenêtres des salles de classe. Façade N-E dugymnase (1586)La perspective hygiéniste des Temps modernes selit dans l’architectonique : la façade du gymnase,édifié «au grand air», s’ouvre sur l’horizon visiblede la colline où il est implanté, tandis que l’orien-tation N-E garantit une luminosité optimum, sansque la lumière solaire directe n’entrave le travailscolaire et sans que la masse d’un bâtiment opposéne la réduise. En somme, un endroit protégé quine soit pas fermé, aéré qui ne soit pas battu par lesvents et éclairé qui ne soit pas inondé de lumière !Photo in Louis Maillard, Voyages en Pays de Fribourg, Genève, Roto-Sadag, 1934, p. 88.

270 Le cartable de Clio, n° 4

propre, la paternité des plans de Saint-Michel ayant par ailleurs été formellementattribuée aux fils de saint Ignace 19.

Quant au plan intérieur et au décor, leurrôle est d’illustrer la pédagogie des lieux,d’en fixer la finalité dans les esprits,d’éveiller les sens à une intériorisation de sesmessages plastiques, conformément au cultede l’image que développe l’Eglise à laContre-Réforme. Une pédagogie édifiantedonc, relayée dans la classe par les humani-tés de la Ratio studiorum. Dans l’aile ouestreliant le corps central à l’église, la portemajestueuse de l’appartement du recteurcirconscrit le siège du magistère à partir del’étage noble. Du Père jésuite au directeurecclésiastique d’après la proscription de1848, hormis une brève période de transi-tion, le recteur gouverne son Collège entoute autonomie, en accord avec la philoso-phie politique et sociale de l’Etat. Et la pre-mière représentation de la légitimité d’unsystème centré sur la personnalité de sonchef charismatique apparaît tout autour dela porte marquant son point d’ancrage.Dans le hall solennel, une galerie de por-traits mêle le souvenir des fondateurs auxgrands tableaux de la vie du Christ. A partirde ce premier étage névralgique, les repré-sentations des grandes figures essaimentcomme en autant de cercles concentriquesdans les corridors, la salle à manger des pro-fesseurs, les chapelles et bien sûr l’immenseéglise rococo. A elle seule, celle-ci représentetout un lieu de mémoire de l’édificationcatholique, avec de nombreuses reproduc-tions plastiques des protagonistes de la pro-pagande des jésuites, jusqu’aux somptueusesstatues d’argent du trésor de la Grande

19 Voir la thèse de Jean-André Marquis, op. cit., p. 127.

Congrégation latine20: l’archange saint Michel(tableaux, fresques, statue du trésor), saintIgnace (tableaux, buste du trésor) à qui estdédiée une chapelle, les trois Pères fondateurs(le prévôt Schneuwly, le nonce Bonomio, le pèreCanisius), ainsi que les jésuites qui se sont dis-tingués dans le monde21. Partout, des Autoritésproposées à l’édification des générations de col-légiens, tel le frêle de Reynold, tantôt animéd’une curiosité admirative pour les dix-neuftableaux de la vie de saint Ignace, tantôt agitéd’une ferveur mêlée d’effroi pour la grandefresque de saint Michel terrassant Lucifer 22.

Incontestablement, le champion du panthéonde Saint-Michel, c’est Pierre Canisius : grandstableaux au corridor du premier étage ainsiqu’au chœur de l’église – où le saint est repré-senté par Wuilleret prêchant urbi et orbi, faceau pape, à l’empereur, aux rois, au patriciat dela cité et au peuple –, chambre mortuairetransformée en chapelle, buste du Bienheu-reux commentant les Ecritures sur la placed’entrée du Collège – au pied duquel se tirentsouvent les photos de classes –, tombeau aucentre du chœur avec des restes transférés en1625, châsse des reliques conservées dans lachapelle rotonde, de la béatification (1865) àla canonisation (1925), puis transférée auchœur. Le Collège baigne dans le climat decette représentation édifiante : partout, le rôledu réformateur catholique est glorifié, inscritaux murs du Collège-Monument.

20 Vouée au culte marial, elle encadrait les étudiants desannées supérieures dans les œuvres de charité. En dépit denombreuses vicissitudes, elle est toujours active à l’heureactuelle. Voir Yvan Andrey, Ad Majorem Dei Gloriam. Letrésor de la Grande Congrégation latine et la pharmacie duCollège Saint-Michel de Fribourg, Fribourg, Musée d’Art etd’Histoire, catalogue de l’exposition de 1990, 83 pp.21 Tel le Père Jacques Gaschoud, célèbre missionnaire àConstantinople au XVIIIe s.22 Gonzague de Reynold, Mes Mémoires, Genève, Edi-tions Générales, t. II, 1960, pp. 224-226.

L’histoire de l’enseignement 271

Pupitres à deux places des petites classes de St-Michel 23

Un mobilier et un matériel scolaires analogues auprimaire pour la petite part des élèves voués auxétudes longues dès l’âge de onze ans.

A l’origine, dans les petites classes, l’espace étaitquadrillé : places pour ceux qui font du latin(devant), qui écrivent (plus haut), qui lisent (decôté) ; places pour les élèves d’origine modeste (àdistance), pour les nouveaux ; banc d’infamie oudes ignorants (en vue, à l’écart)… 24

23 Photo in Louis Maillard, op. cit., p. 88.24 Voir Roger Chartier, Marie-Madeleine Compère,Dominique Julia, L’éducation en France du XVIe auXVIIIe siècle, Paris, SEDES, 1976, p. 119.

25 Ibid., p. 89.26 Henri Meylan, «L’Université» in Encyclopédie illustréedu Pays de Vaud, tome 5. Les Institutions ou Le Pouvoir chezles Vaudois, Lausanne, 24 Heures, 1974, p. 185 (photoMarcel Imsand).

Mobilier et géographie de la classe de collège

fonctionne comme auditoire pour des cours detype académique. « L’agitation de 1968 n’a pasfait disparaître ici plus qu’ailleurs les cours excathedra », souligne d’ailleurs Henri Meylan. Lagéographie scolaire de la salle, induite par lemobilier, aurait un effet de préservation des rela-tions pédagogiques de type transmissif, facteurnon négligeable du maintien de la tradition fron-tale-magistrale voire de son renforcement. EnFrance par exemple, le ratio ex cathedra/exercice,qui était de 1 à 2 au XIXe siècle, s’est mêmeinversé au tournant du XXe siècle, consacrant leprimat de la transmission orale sur le traitementde l’information.

Bancs d’auditoire des grandes classes dans uncollège catholique et une académie protestante.A gauche, cours de philosophie à St-Michel dansl’entre-deux-guerres 25. A droite, cours de droit àl’ancienne Académie de Lausanne (actuel gym-nase de la Cité) au début des années 1970 26.A St-Michel, la chaire attend encore la lectio bre-vis du dominicain. A la Cité, la chaire n’a plusd’affectation pédagogique. Elle est conservéecomme témoin d’une pratique surannée et élé-ment d’un auditoire protégé au même titre que lebâtiment de l’Académie. Sinon, quelle que soit latradition confessionnelle, catholique ou protes-tante, quand les bancs sont préservés la salle

272 Le cartable de Clio, n° 4

Caspard note de son côté, en avançant lemoment de l’inversion, une «montée en puis-sance du cours magistral» au XIXe siècle déjà,avec une parole professorale qui tend à se faire« envahissante », alors que ce qui domineencore au XVIIIe siècle, c’est bien une «péda-gogie de l’exercice» auquel les élèves consa-crent le plus clair de leur temps, dans les col-lèges comme à Polytechnique où les exercicesoccupent jusqu’à 80% du temps des élèves, audébut du XIXe siècle28. Toujours est-il que lasalle de classe rectangulaire meublée de bancsfaisant face au pupitre d’où vient l’explicationou la correction, que la primauté soit accordéeà la parole ou à l’exercice, est fondamentale-ment un local conçu pour les pédagogiesfrontales et dont la norme a scellé l’architec-tonique des constructions scolaires.

A l’instar de Saint-Michel de Fribourg, telssont donc les « Monuments » que les Etatsconfessionnels dédient à la pédagogie nais-sante de ce qui deviendra, au tournant duXIXe siècle, l’ordre pédagogique du secon-daire, partout en Europe, pour l’édification degénérations enclassées en volées, rationnelle-ment. On a ainsi créé une géographie et unearchitecture du lieu d’éducation, servantesd’une pédagogie prescrite pour sortir l’élèvede sa sauvagerie et le mouler dans la culturedes humanités classiques, référence de l’ordrearistocratique puis de la bourgeoisie avide debénéficier d’une même distinction des classesroturières. La géographie fonctionnelle de telscollèges, leur implantation symbolique,l’orientation de chacune des ailes relative-ment à sa destination propre et au lien qu’elle

28 Voir Travaux d’élèves. Pour une histoire des perfor-mances scolaires et de leur évaluation. 1720-1830 (dir.Pierre Caspard), n° spécial de la revue Histoire de l’Edu-cation, Paris, INRP, 46/1990 (Pierre Caspard, « Intro-duction », p. 2).

Dans ce cadre architectonique, une géographiede classe rationnelle (alignement des pupitresou des bancs) sert la finalité d’une pédagogiefrontale, l’explication, transmise oralement,passant dans la copie d’examen par le truche-ment d’une prise de notes ou d’un exercice.L’explication est donnée, elle n’est donc pasproposée sous la forme d’informations brutesà traiter directement par les apprenants. Dansce contexte, l’examen classique est d’ailleursbien une épreuve de restitution d’un savoir,corrigée par son dispensateur, non un travailde transfert dans une situation nouvelle.

La méthode, dite simultanée ou «magistrale»depuis que la pédagogie de la parole a surclasséla pédagogie de l’exercice, au XIXe siècle,renforce même la rigueur du rangement desélèves en «classes» (volées d’âges homogènestravaillant simultanément), de l’attitude magis-trale frontale (marquée par une position supé-rieure de l’orateur) et de la discipline d’écoute.

En fait, la configuration en salle de classe a étéconçue pour une pédagogie de l’exercice com-plétant celle de l’explication magistrale.Antoine Prost observe que le cours magistral,communément associé à ce qu’on désigneaujourd’hui sous l’appellation «méthode tra-ditionnelle», n’émerge vraiment qu’à la fin duXIXe siècle. Auparavant, l’horaire des lycéescomprenait sept à huit heures d’étude pourseulement quatre heures de cours, un rapportde deux à un en faveur du travail individuel(sous forme d’exercices: restitution des copies,lecture des meilleurs travaux, commentaires,corrections, donnée du devoir suivant…) quise renverse en faveur de l’explication magis-trale, au cours du premier XXe siècle27. Pierre

27 Antoine Prost, Eloge des pédagogues, Paris, Seuil, 1985,pp. 21-22.

L’histoire de l’enseignement 273

semble, avec les chapelles et l’église. La classeconstitue en effet un héritage parmi les plusinaltérables peut-être de l’histoire de l’édu-cation, au même titre que la propension àproférer le savoir, à « faire le programme » ouà sélectionner une élite. Comme telle, rec-tangle de 30 places d’élèves rangés pourl’exercice et la réception de la parole magis-trale, un côté destiné à faire entrer la lumièrenaturelle, elle servira d’archétype aux locauxd’enseignement voués à la méthode simulta-née-frontale jusqu’au XXe siècle, quel quesoit le ratio ex cathedra/exercice adopté.

entretient avec l’ensemble, tout ce système designifications et de cohérences n’a guère sur-vécu à l’augmentation des effectifs. Avec lasecondarisation de masse, dans le secondXXe siècle, chaque corps de bâtiment est peu àpeu colonisé par les salles de classe, la portéedu site effacée par les effets de l’urbanismemoderne.

Quant à la « classe », justement, socle archi-tectonique primordial de la pédagogierationnelle, elle constitue un des rares élé-ments qui survivront intégralement à l’en-

Vue générale du collège Saint-Michel de Fribourg, prise du nord-est (vers 1940) 29

1. Gymnase (salles de classe, 1585-1586)2. Collège (bâtiment des pères, salles conventuelles… 1586-1596)3. Aile administrative (appartement du recteur, économat, bibliothèque… 1659-1661)4. Eglise des jésuites (1604-1613), baroquisée (1756-1765)5. Lycée (1829)6. Internat (première moitié du XXe siècle)

29 Photo aérienne des années 1940 in Marcel Strub,op. cit., p. 137.

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274 Le cartable de Clio, n° 4

L’ÉMERGENCE D’UNE ARCHITECTUREPOUR LE PRIMAIRE

On peut donc parler d’un archétype, unarchétype qui ne sera pas sans influence surles constructions de l’ordre du primaire, àl’évidence, mais un archétype dont lescanons rendront la copie, eu égard à la spéci-ficité des pédagogies, relativement malaisée.D’ailleurs, dans l’ordre du primaire, ce nesont pas les réalisations pilotes s’efforçant detrancher avec le plan de la classe tradition-nelle organisée en colonnes de pupitres quiont manqué. Ainsi, l’école des garçonsconçue et réalisée à Fribourg pour l’applica-tion d’une pédagogie coopérative et démo-cratique, dans les premières années duXIXe siècle, par le Père Grégoire Girard 30.Une construction particulièrement intéres-sante puisque dans cette même petite cité desix ou sept mille âmes en 1800, deux concep-tions philosophiques et sociales opposées dela pédagogie (éducation de l’élite aux huma-nités, éducation populaire à la leçon dechoses) vont précisément engendrer deuxarchitectoniques scolaires spécifiques.

Et d’abord, pour l’école des garçons conçuepar Girard, pas de position solennelle sur leshauts de la ville. Tout au contraire, un empla-cement sans envergure pour une bâtisse querien ne permet de distinguer dans le pano-rama urbain, presque à l’abri du regard s’iln’était sa sobre façade néoclassique ressortantd’un rang de maisons plus communes de

l’étroite et sombre rue des Chanoines, à l’op-posé de l’ample et prestigieuse Grand-Rue.En fait, conçue pour tous les élèves de la ville,y compris les petits va-nu-pieds des ruesdéshéritées, l’école du Père Girard peut pas-ser pour ce qu’on appellera plus tard, à la findu XIXe siècle, un «palais scolaire». Là résidesa vraie grandeur. Non pas dans la noblessed’un programme d’humanités réservé auxrejetons des familles aisées, mais dans unearchitecture mise au service des apprentis-sages, sans considération de l’origine socialedes élèves, dans un style plutôt réservé auxgrands édifices de la république 31, voire auxhôtels patriciens de la Grand-Rue. La Kna-benschule de Girard, eu égard à la modestie età l’inconfort des locaux réservés jusqu’ici àl’école primaire, c’est un véritable édificepour les enfants du peuple, conçu intégrale-ment pour eux, un cadre digne et fonctionnelpour une pédagogie de l’alphabétisation demasse, un cadre marquant par sa façade etson vestibule l’émancipation que l’école pro-met aux plus démunis.

Une école conçue pour le rythme des élèvesen 1819Parmi les innombrables expériences qui sesont efforcées depuis le XVIe siècle de renou-veler la « classe » comme lieu d’éducation etcomme méthode pédagogique, celle deGirard conduite à Fribourg entre 1804 32 et

30 L’abondante littérature consacrée depuis un siècle etdemi au Père Girard vient d’être couronnée par unethèse consacrée plus particulièrement à la contextuali-sation du concept d’école pour tous élaboré par le grandpédagogue suisse. Voir Paul Birbaum, Pater GregorGirards Konzeption der Volksschule aus Schulgeschichtli-cher Perspektive, Bern, Peter Lang, « Explorationen. Stu-dien zur Erziehungswissenschaft », 2002.

31 Ainsi, le lycée (1829) sera édifié dans le même style dixans après l’école des garçons de Girard. Il complétera lacité des études, au sommet symbolique de la ville oùtrône déjà l’ensemble monumental de St-Michel.32 1819 pour la mise en fonction du nouveau bâtimentde l’école des garçons édifiée par Girard. J’ai déjà eul’occasion de présenter la méthode propre à l’architec-ture de l’école du Père Girard, présentation réadaptée icipour la comparaison avec la géographie scolaire d’uncollège jésuite, dans la même ville. Voir « Girard et le“cycle pédagogique”. Anthologie de l’application du

L’histoire de l’enseignement 275

1823 présente l’avantage d’offrir les sourcesdirectes pour un examen des liens entre l’ar-chitecture scolaire et la pédagogie pourlaquelle elle a été conçue, c’est-à-dire pourobserver comment fonctionnait le principedes groupes de niveaux 33. En fait, la traditiondu système « classe » en groupes de capaci-tés, développée dès le XVe siècle, avec unmaître coordonnant les efforts d’élèves tra-vaillant par niveaux, est restée vivace, ici oulà 34. En particulier dans les collèges, laméthode simultanée a souvent réduit le sys-tème originel à une volée rangée et instruitefrontalement. Avec les plans d’étudesmodernes, tel celui que Diderot rédige dansles années 1770, l’étude des choses réclameun examen fait d’observation et d’exercice,sans se payer de mots, les élèves œuvrant ensynergie. Le renouveau ou l’émergence detels plans d’études commande par ailleursune géographie de la classe conditionnantdes relations sociales et pédagogiques plusouvertes et interactives.

Plan d’une école girardine 35

Lorsqu’il aborde la question du « Matériel del’école », Girard décrit plus précisémentencore le « local » idéal pour l’application de

son mode « graduel », dans l’édifice qu’ilréussit à faire construire à Fribourg sur sespropres plans, en 1819. 36 (Voir pages suivantes)

En 1907, après diverses utilisations, le bâti-ment qui abritait aussi la salle des assembléesbourgeoisales, au rez-de-chaussée, sera fina-lement transformé en maison de justice,fonction qu’il occupe toujours à l’heureactuelle.

Ainsi, la « gradation » girardine, forme decycle pédagogique avant la lettre en quelquesorte, a pu s’épanouir à Fribourg durant cinqans, de 1819 à 1823 37, au sein d’une architec-ture créée pour répondre, dans l’idéal, auxexigences de l’école pour tous, primaire etpré-secondaire (hormis la filière latine). Unearchitecture qui rompt avec le canon dessalles de classe dévolues à la méthode simul-tanée, avec des élèves assignés à leur placepour répondre aux impératifs du magistèrefrontal. Mais voilà, une frange réactionnaireinfluente du patriciat local, peu encline àaccepter un risque d’évasion sociale par uneinstruction répandue jusqu’aux élèves ensabots, réussit à retourner l’évêque et l’opi-nion. L’école est transformée pour un autreusage, Girard expatrié, les jésuites rappelés.L’architecture de la leçon l’emporte sur cellede l’exercice.

concept dans la longue durée » in Père Grégoire Girard(1765-1850). Son œuvre, sa pensée pédagogique, sonimpact (Fritz Oser ; Roland Reichenbach, dir.), Fribourg,Editions universitaires, 2002, pp. 31-47.33 Décrits notamment par Gabriel Mützenberg, Grandspédagogues de Suisse romande, Lausanne, L’Age d’homme,1997, pp. 78-80.34 Comme vient de le montrer une remarquable étudeconsacrée aux pédagogies pratiquées notamment dans lecouloir rhénan au siècle des lumières. Voir Loïc Chalmel,Réseaux philanthropinistes et pédagogie au 18e siècle, PeterLang, «Exploration. Education: histoire et pensée», 2004.35 In Centenaire du Père Girard. Fête du centenaire del’appel du Père Girard à la charge de Préfet des Ecoles primaires de la Ville de Fribourg, 18 juillet 1905, FribourgSaint-Paul, 1906, p. 63.

36 Marcel Strub, op. cit., pp. 339-345.37 L’efficacité de l’école girardine fait sa réputation. Onaccourt pour assister au prodige: voir un élève de condi-tion modeste lire, écrire, calculer, parler une langueseconde, raisonner… Percevant le risque de déclassementsocial, un patriciat au petit pied met aussitôt fin à l’expé-rience et rappelle les jésuites. Voir Marie-Thérèse Weber,La pédagogie fribourgeoise du Concile de Trente à Vatican II.Continuité ou discontinuité ?, Peter Lang, «Exploration.Pédagogie: histoire et pensée», 1997, pp. 119-122.

276 Le cartable de Clio, n° 4

Une gravure souvent reproduite dans la littérature consacrée à l’enseignement mutuel en Europe s’avèreparticulièrement précieuse pour une telle observation, le « Plan d’une école girardine », publiée initiale-ment en Suisse, vraisemblablement, dans la revue d’une société d’entraide zurichoise 38. Représentationidéale de l’enseignement mutuel des écoles de Londres et Paris – d’après un ouvrage original de JosHamels – avec des classes à 8 pupitres et 8 cercles pour 64 à 70 élèves, la gravure suggère le principe defonctionnement d’une école élémentaire à 6 pupitres et 6 cercles, à Zurich, au début du XIXe siècle, toutcomme à Fribourg chez Girard, à la même époque. Les deux grandes salles de classe que Girard planifiepour l’application de sa méthode, dans son école de Fribourg, font près de 19 m de long sur plus de 8 mde large 39. En fait, pour des raisons de lisibilité, la scène ne montre que quatre niveaux de grammaire,pratiqués par les élèves assis, et quatre niveaux de mathématiques (le dernier divisé en deux), avec lesélèves réunis en cercles, en fonction d’une géographie de la classe et d’une architecture scolaire dont lesprincipes ont donc été édictés par Girard lui-même 40.

38 Zürcherische Hülfsgesellschaft (Nr. XX. Neujahr 1820(Anlage). Fribourg, BCU, ms 481.41.16. Cabinet desmanuscrits, Papiers Grégoire Girard Db-24 (inventaire,Paul Birbaum & Joseph Leisibach), pièce aimablementcommuniquée par Stéphanie Dauster, Université deRouen (traduction de Pierre-Philippe Bugnard).39 Pour l’enseignement mutuel de type lancasterien (oùles élèves ne se déplacent pas), la norme est approxima-tivement de un demi-m2 par élève, soit par exemple,

pour un local de 9 m sur 5, 70 élèves. Voir Bally, Guide del’enseignement mutuel, Paris, Colas, 1819. Apparem-ment, Girard avait prévu d’avantage de place pour sesélèves et son école comptera jusqu’à 200 élèves pourdeux grandes salles de 19 m sur 9 m.40 Eléments architecturaux d’après Marcel Strub, « Laville de Fribourg (…) » in Les Monuments d’art et d’his-toire du canton de Fribourg, Bâle, Birkhäuser, 1964, t. 1,pp. 339-345.

L’histoire de l’enseignement 277

Explication de la gravure

« …à savoir une école de garçons de huit classes. La première ou plus jeune des classes s’ins-

talle au premier rang, à proximité de la place du maître ; la troisième, la cinquième et la sep-

tième restent également aux pupitres ; les quatre autres passent aux hémicycles ; on voit la

deuxième, au fond de la salle, la quatrième et la sixième, le long de la plus longue paroi, la

huitième, aux deux côtés du bureau du maître, partagée en deux groupes. Les classes à

numéros pairs (2, 4, 6, 8) se déplacent avec celles à numéros impairs (1, 3, 5, 7) ce qui per-

met aux élèves-moniteurs d’être plus à l’aise aux pupitres. »

«Aux pupitres, on écrit de mémoire ; dans les cercles, on calcule. La première classe écrit des

lettres séparées et des très petites syllabes ; la troisième des mots simples, la cinquième des mots

plus complexes, la septième se livre à un exercice d’orthographe. Un moniteur est occupé à cor-

riger, tandis que les garçons lui présentent leurs tablettes. Dans les cercles, la deuxième classe

s’exerce au panneau des unités ; à l’aide des chiffres mobiles, la quatrième recopie la façon

dont l’exemple présenté a été calculé, pour plus sûrement s’en imprégner, la sixième s’entraîne

au calcul mental, la huitième avec des exemples dans des nombres imposés. Pour donner au

moniteur de la sixième classe une explication sur quelque chose, le maître a confié la huitième

classe à laquelle il enseignait à deux élèves, et ceux-ci poursuivent.»

278 Le cartable de Clio, n° 4

41 Elévation méridionale, plan parterre (salle bourgeoi-siale), salles de classe aux étages in Marcel Strub,op. cit., p. 339.

« Matériel de l’école

(Dans) les écoles villageoises, le local est ici lapremière chose. Il doit être assez étendu pour quetous les élèves puissent être assis, avoir devanteux une tablette, derrière eux un intervalle pourla libre circulation et, tout autour, des alléesassez larges pour établir les cercles qu’exige lemécanisme de l’enseignement gradué et mutuel.Le local doit être suffisamment éclairé pour queles élèves y voient partout et ne se gênent pas lavue. Il faut enfin qu’il soit très aéré, pour qu’ilsoit sain.C’est vous dire, Messieurs, qu’il s’agit de renon-cer à tous nos emplacements actuels et d’enconstruire partout de nouveaux. […] »

Afin de donner la place nécessaire à la réalisationde son mode mutuel – l’enseignement des élèvespar les élèves au sein d’une « gradation » du pro-gramme et non simultanément –, Girard réclameet obtient des moyens considérables du Conseild’Etat fribourgeois, « enthousiaste » d’après leprotocole de délibération du Conseil municipalde 1816, avec le soutien de l’évêque. Les plans del’école des garçons de Fribourg sont de la mainmême de Girard. « Le plan de l’édifice est sorti del’école même, qui seule pouvait avoir tout le senti-ment de ses besoins», explique le pédagogue-archi-tecte. Le sobre et majestueux édifice néo-classiqueest alors trouvé « simple et beau » par les contem-porains. Ici, l’architecture scolaire est bien conçuepour servir une pédagogie des apprentissages,tout comme les jésuites avaient réussi, parexemple à Saint-Michel, à placer l’architecture auservice du système « classe » et de la méthodesimultanée, dès la fin du XVIe siècle.

L’école des garçons (Fribourg, 1819) 41

Le cartable de Clio, n° 4 – Insegnamento della storia nella scuola dell’obbligo del Cantone Ticino – 279-295 279

Nell’ambito delle celebrazioni del bicentena-rio della nascita del Cantone Ticino, l’AltaScuola Pedagogica di Locarno ha organizzatolo scorso 26 agosto una giornata di studiodedicata al tema Storia raccontata, storia inse-gnata: percorsi nella didattica della storia 1.

Il testo che qui si propone riassume l’inter-vento degli esperti per l’insegnamento dellastoria nella Scuola media e si articola in tredistinti momenti.

– Il primo, di carattere generale, prende inesame la necessità di dotare la scuola pub-blica di adeguati strumenti di testo. Sindall’inizio dell’ottocento si pose il pro-blema di scegliere i contenuti dell’insegna-mento in funzione sia della preparazionedei docenti, sia delle finalità generali dellascuola. Per i testi di storia, l’accento vennemesso sulla formazione civica e patriot-tica, a scapito anche della «scientificità»del racconto storico. Con lo scopo di for-mare l’identità del futuro cittadino, forteera l’esigenza di elaborare manuali scrittida autori ticinesi in grado di esaltare lepeculiarità della storia cantonale, nell’am-bito di quella svizzera. Le prospettive poli-tiche e culturali cambiarono radicalmente

INSEGNAMENTO DELLA STORIA E FORMAZIONE DEL CITTADINO TRA OTTOCENTO E NOVECENTO NELLA SCUOLA DELL’OBBLIGO DEL CANTONE TICINO

ANGELO AIROLDI, ROSARIO TALARICO E GIANNI TAVARINI, ESPERTI DI DIDATTICA DELLA STORIA

PER LA SCUOLA MEDIA, BELLINZONA

dal secondo dopoguerra e l’insegnamentodella storia si staccò sempre più dalleimplicazioni morali e si fece più attento siaal rinnovamento storiografico, sia ai nuoviindirizzi della didattica.

– Il problema dell’identità ticinese e svizzeraviene messo in risalto nel secondo inter-vento con alcuni accenni al dibattito cheanimò la cultura ticinese nel periodo fra ledue guerre sul senso di appartenenza allaNazione elvetica. I programmi scolasticidel 1959, attuando i principi sanciti dallalegge votata dal Gran Consiglio l’annoprecedente, permettono di cogliere ilsenso di continuità rispetto all’epoca pre-cedente, propugnando la formazionemorale e patriottica dell’alunno, ma anchemomenti di apertura verso nuove pro-spettive didattiche. Le profonde modificheintervenute negli anni Settanta sono som-mariamente delineate con alcuni accennialle più recenti proposte contenute nelPiano di formazione per l’insegnamentodella storia nella Scuola media.

– Il percorso si conclude con una rapidaanalisi di alcuni manuali di storia, tra ipiù diffusi nelle scuole ticinesi. L’intento èquello di cogliere i notevoli cambiamentiintervenuti nell’ambito della didattica,evidenziando il registro narrativo con cuiveniva esposta la materia, l’evoluzione

1 Alcuni contributi sono stati pubblicati in Scuola Tici-nese, n° 261, marzo-aprile 2004.

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degli apparati didattici (illustrazioni,esercizi, letture… tutti comunque protesiverso un’educazione morale e patriottica)e il dibattito pedagogico attorno allemodalità d’insegnamento.

1. UN MANUALE PERL’INSEGNAMENTO DELLA STORIA ?

Quando nel 1830 nacque di fatto la scuolaticinese, dopo gli infruttuosi tentativi dell’El-vetica con la legge del 1804, gli obiettivi cheStefano Franscini, promotore e fondatoredella scuola pubblica, perseguiva miravanoad introdurre e diffondere la «civiltà dellebuone maniere» e l’apprendimento del saperleggere e far di conto.

Già nel 1828 nel suo Della pubblica istruzionenel Cantone Ticino, Franscini proponeva di:• stabilire un elenco di testi idonei;• istituire un controllo governativo sull’o-

perato dei maestri e delle municipalità;• provvedere alla formazione metodologica

dei maestri, dopo averne verificato la pre-parazione culturale.

Qualche anno più tardi, quando già era con-sigliere di Stato, annotava nella sua Svizzeraitaliana del 1837 a proposito dei libri di testo:

«la legge e il regolamento ne parlano ; mafinora non vi si è provvisto se non coll’adot-tare interinalmente libri già in uso nelpaese e fuori. Niuno di essi è ancora adope-rato generalmente nelle scuole ; giacché perla debole e imperfetta sorveglianza avvieneche si tolleri l’uso quasi esclusivo di libriinintelligibili per la scolaresca.»

Problemi, quelli individuati dal Franscini, digrande attualità ancora oggi.

Stabilire dei libri di testo e la loro idoneità pergli scolari significa individuare le conoscenzeche la scuola pubblica deve insegnare, con laconsapevolezza che il sapere scolastico èdiverso da quello della cultura colta. I libri ditesto devono essere idonei per gli scolari,adattarsi cioè alle loro capacità di compren-sione ; essere «intelligibili». Oggi, dopo quasidue secoli di scuola pubblica e di continuaricerca in campo pedagogico e didattico,conosciamo bene la differenza tra saperecolto e sapere scolastico, così come ci sonochiare le loro diverse finalità 2.

Allora come oggi è importante sapere a chispetta il compito di stabilire quali debbanoessere i libri di testo idonei, cioè cosa e comeinsegnare. Il potere politico ? Una commis-sione di esperti ? Gli insegnanti ?

E’ questo un nodo centrale dell’insegna-mento, e in modo particolare dell’insegna-mento della storia che, a differenza di altrediscipline, fa riferimento esplicito a ben pre-cisi valori. Quale storia deve essere insegnatae studiata ? A quali valori far riferimento ? Ilproblema dei contenuti da insegnare è sem-pre stato un problema fondamentale cherisponde a esigenze di natura politica primaancora che di natura pedagogica e didattica el’insegnamento della storia si è sempre pre-stato a perseguire finalità in larga parte estra-nee al suo statuto di scienza.

Ma questo sforzo di individuare cosa e comeinsegnare potrebbe essere vanificato se, paral-lelamente, non si prevedesse un «controllo

2 Sergio Guarracino e Dario Ragazzini, L’ insegnamentodella storia : operazioni storiografiche e operazioni didat-tiche, Firenze, 1991.Ivo Mattozzi, «Storia insegnata: la formazione del‹prof›», I Viaggi di Erodoto, n° 23, 1994.

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governativo sull’operato dei maestri e dellemunicipalità», come già appunto diceva Fran-scini. Quindi non solo cosa insegnare maanche controllare chi insegna e ciò che vieneinsegnato.

Il controllo può esercitarsi evidentemente siasui contenuti sia sulle modalità di insegna-mento, ma è soprattutto il primo aspetto che,da sempre, ha preoccupato le autorità politi-che e ha fatto a lungo discutere. Ad esempionell’Ottocento se era relativamente sempliceaccordare all’insegnamento della storia unsignificato patriottico e morale – già nel rego-lamento del 1832 si prevedeva in seconda ele-mentare tra le materie di insegnamento«doveri del cittadino verso la patria» – inevi-tabile era invece lo scontro sui valori da tra-smettere, e quindi sull’interpretazione storicadi molti avvenimenti.

E questa lotta, per tutto l’Ottocento e oltre, siconcentrò attorno al ruolo della religionenella formazione dell’allievo. Per renderseneconto basterebbe confrontare la prolusionedel 1852 per l’inaugurazione 3 del Liceo diCarlo Cattaneo, in cui sosteneva la necessitàdi applicare con rigore il metodo scientifico,esaltava l’insegnamento della storia comedisciplina di grande valore formativo del cit-tadino e ricordava il valore «militante» dellalibertà («la filosofia dei sudditi non è la filoso-fia dei liberi ; voi siete liberi, ma che vi giova lalibertà del pensiero se non avete pensieri»?)con quella del sacerdote Giovan Battista Gia-nola 4, insediato alla cattedra di filosofia e sto-ria nel 1877, dopo la presa del potere da parte

3 Carlo Cattaneo, «Prolusione al corso luganese di filosofia»in Carlo Cattaneo, Sulla riforma dell’insegnamento super-iore nel Ticino, Caneggio, Stamp. Della Frontiera, 1984.4 Felice Rossi, Storia della scuola ticinese, Bellinzona,1959, pp. 204-205.

dei conservatori di Gioacchino Respini, in cuisosteneva di «opporsi in ogni maniera alle vociliberticide degli schiamazzatori di libertà ; dichiarire e fulminare i controsensi di chi si fapaladino dell’indipendenza intellettuale».

Non solo il nuovo governo sostituì docentiinaffidabili (non si può essere radicali e rima-nere al servizio di un governo conservatore –Respini in Gran Consiglio 1878 –), ma si pre-murò anche di sostituire i libri di storia patriadi orientamento radicale come il diffusoAlexandre Daguet, Storia abbreviata dellaConfederazione svizzera (1869) con altri diispirazione cattolica o scritti da sacerdoticome, per le scuole elementari, JosephA. Scheuwly, Nozioni elementari di storia sviz-zera (1885), il quale liquidava la rivoluzionefrancese come una «funesta rivoluzione» cheaveva provocato in Europa soltanto un gene-rale scompiglio 5.

Selezionare i contenuti dell’insegnamentodella storia è stato per lungo tempo opera-zione più politica che pedagogica: l’esigenzadella politica si è manifestata con più evi-denza nei momenti di crisi o di cambia-mento (politici, economici) dove emerge lavolontà di inculcare nelle giovani genera-zioni un forte attaccamento alla patria, diricercare ed esaltare le radici dell’indipen-denza e dell’identità. Così accadde nellescuole ticinesi tra la fine dell’800 e il primoNovecento, quando, con il desiderio divedere riconosciuto e rafforzato il ruolo delCantone nella Confederazione, si cominciòad abbandonare le traduzioni dal francese edal tedesco e ad elaborare testi scolasticiscritti da ticinesi in cui la storia del Cantone

5 Grazia Cairoli, Libri di scuola ticinesi 1880-1930,Bellinzona, 1992, p. 67.

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appariva in tutta la sua importanza e centra-lità (Angelo Cassina e Eligio Pometta, Qua-dri di storia ticinese, 1923 ; Patrizio Tosetti,La storia della Patria, 1933) e non come sem-plice appendice, spesso incoerente e avulsada ogni logico contesto narrativo, a capitolidi storia svizzera. La piena accettazione diCantone italiano nella Confederazionevenne poi definitivamente compiuta con lamessa in opera della cosiddetta difesa spiri-tuale, voluta nel 1938 dal Consiglio federale,e durante il periodo bellico.

Con la fine della guerra non terminò sola-mente il periodo di isolamento internazio-nale della Svizzera, ma mutarono anche lefinalità educative che la nuova situazioneinternazionale e interna mettevano sul tap-peto. E a partire dagli anni Cinquanta siimposero anche nell’insegnamento obiettivie valori che relegarono in secondo piano lacentralità, per lungo tempo dominante, dellaPatria e del civismo. Il mutamento del qua-dro politico internazionale, caratterizzatodalla guerra fredda, impose i valori dellademocrazia e della collaborazione tra stati,mentre il nemico diventò il comunismo. Inquest’ottica perse d’importanza la storia sviz-zera e ticinese, mentre diventò fondamentalel’area europea, culla di democrazia, progressoeconomico e libertà. La Svizzera non era piùin pericolo e doveva uscire dall’isolamentopolitico, il Ticino entrava nella sua fase diaccentuata e veloce modernizzazione. I ter-mini del problema erano completamentecambiati: argomenti fondamentali non eranopiù la specificità del Ticino e il suo ruolonella Confederazione, o la storia della Patria,ma la nuova Europa con i suoi progressi e isuoi valori, in cui la Svizzera doveva ritrovareun posto di primo piano. I manuali di storiaticinese, gonfi di retorica e patriottismo,

scomparvero dalle aule e la storia svizzeravenne dimenticata o tutt’al più frettolosa-mente ricordata nei suoi atti fondatori.

Ma ad accentuare questo distacco dai mitidella Nazione e della Patria, contribuì anchela volontà delle nuove generazioni di avvici-nare l’insegnamento della storia ai metodidella ricerca e al rinnovamento storiogra-fico. E nel momento in cui gli orizzonticonoscitivi e i metodi di ricerca si dilata-vano, il manuale di storia come fonte prin-cipale dell’insegnamento cominciò ad essererifiutato poiché considerato un veicolo dicontrollo ideologico (manuale di stato !),rigido nella sua impostazione e assoluta-mente inattendibile. Si aprì la stagione deldibattito e della crisi attorno al manuale (inItalia, dove il dibattito fu molto intenso ilproblema venne posto, a metà anni Settanta,in termini molto radicali: il manuale è dise-ducativo perché è fatto male oppure per laragione stessa che è un manuale ? 6) e con-temporaneamente si diffuse la pratica di ela-borare e organizzare in modo autonomo, inclasse, il racconto storico.

La storia nazionale e locale venne pratica-mente abbandonata e il tentativo di ripro-porla attraverso un nuovo manuale «tici-nese» venne massicciamente rifiutato dalcorpo insegnante: «Nessuno mette in dubbioche è necessario considerare anche gli aspetti distoria locale, ma ciò non deve certamente por-tare a enfatizzare le specificità a scapito di unaeducazione storica, che consideri la più ampiarealtà europea» 7.

6 AA.VV., I libri di testo, Roma, 1972.7 Risposta dei docenti di storia della Sme di Chiasso sulprogetto di manuale per le seconde medie, 1985, dattilo-scritto.

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E qual è la situazione attuale ?Nell’epoca della globalizzazione e della crisidello Stato-Nazione, i tempi di una storiarassicurante (quella nazionalpatriottica)sono finiti ; il sapere storiografico si èampliato a dismisura e la complessità del suoinsegnamento è sotto gli occhi di tutti. Leproposte si moltiplicano ed ognuna si fondasu motivazioni spesso condivisibili: inse-gnare la World history, abbandonare la cro-nologia per sviluppare un percorso per temio per progetti, insistere sul presente, metterein rilievo i gruppi tradizionalmente emargi-nati, rivitalizzare l’insegnamento della civica,rivalutare la storia nazionale… Apparechiaro che è semplicemente impossibile dareascolto e mettere in atto tutti questi suggeri-menti, non fosse altro perché il tempo didat-tico a disposizione degli insegnanti nonsupera le 60/65 ore annue ! Ma soprattuttociò rende molto difficile scegliere i principi ei criteri per costruire un programma di sto-ria. All’epoca delle certezze si è sostituita l’e-poca delle incertezze e la responsabilità del-l’insegnante è enormemente aumentata.

Quale storia insegnare allora oggi nellenostre scuole ?

La risposta credo vada cercata nell’esplicita-zione delle finalità dell’insegnamento, stabi-lite dall’autorità politica, e nella preparazionescientifica e didattica degli insegnanti, ricor-dando che, come è stato autorevolmentescritto, se l’insegnamento della storia non èuna fotocopia della ricerca storica, è comun-que un ritratto con evidenti somiglianze.

E i manuali ? Il dibattito sulla loro utilità omeno non è terminato, ma i testi scolasticioggi sono molto diversi da quelli di qualchedecennio addietro. Assomigliano sempre di

più ad ipertesti che contengono fotografie,immagini, tabelle, eserciziari, schede rias-suntive, indicazioni metodologiche, fonti.Non sono più testi con l’unica funzione dinarrare la storia (vecchio modello), ma con-tengono molte parti che rispondono a fun-zioni diverse. Inoltre, a differenza dell’Otto-cento, ormai sono una fonte diinformazione/formazione tra le altre (dos-sier tematici, raccolte di documenti, mono-grafie ad uso scolastico, film, documentaritelevisivi, internet…). Hanno però il vantag-gio di contenere informazioni precise edidatticamente elaborate ; in effetti, quasitutti, per rispettare i criteri di complessità emantenere un corretto rapporto con laricerca storiografica, sono il risultato di unlavoro di équipe formata di diversi specialisti(ricercatori, insegnanti, pedagogisti, grafici,…) ; infine, sempre più spesso, lascianoampio margine ad una programmazionelibera, suggerendo percorsi, materiali, stru-menti, esercizi.

Adottare un manuale e come utilizzarlo (persé, per l’intera classe, regolarmente ?) deveessere di competenza e di libertà dell’inse-gnante. L’importante è saper valutare il testosenza pregiudizi, anche se, a causa propriodella molteplicità di funzioni che un manualepuò esercitare e della diversità di situazionipratiche in cui può essere utilizzato, questaoperazione non sempre è agevole 8. In ognicaso esistono criteri ben precisi, come quellielencati recentemente da una pubblicazionead opera del Consiglio d’Europa, in cui l’autore propone una serie di domande a cuisottoporre criticamente il manuale 9.

8 Henri Moniot, Didactique de l’histoire, Paris, Nathan,1993, pp. 199-208.9 Robert Stradling, Enseigner l’histoire de l’Europe du 20e siècle, Strasburgo, 2001, pp. 279-285.

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Alla fine comunque il buon insegnamentoviene impartito dal buon insegnante e anchein questo caso è di grande attualità la richiestadel Franscini circa l’indispensabilità di provve-dere alla formazione metodologica dei maestri,dopo averne verificato la preparazione culturale.

E’ evidente che una preparazione scientifica epedagogica – didattica è oggi indispensabileper il mestiere di insegnante. Ai tempi delFranscini si superò questa lacuna con i corsidi metodica. Oggi ci sono le università e l’altascuola pedagogica. Ieri come oggi credo siafondamentale trovare un’integrazione tra lecompetenze scientifiche disciplinari e le esi-genze delle nuove teorie pedagogiche, nondimenticando che sia la conoscenza discipli-nare sia quella pedagogica evolvono e nonsono mai definitive. Per favorire al meglioquesto incontro bisogna superare l’opposi-zione, semplicistica, tra trasmissione di conte-nuti / costruzione di competenze a vantaggiodi una rapporto dialettico tra acquisizione dicompetenze e acquisizione di conoscenze,valorizzando la personalità degli insegnanti.Il rapporto educativo, al di là di qualsiasi teo-ria pedagogica, si svolge in classe ed è deter-minato dal rapporto diretto tra insegnante eallievo. Un famoso pedagogista, GiuseppeLombardo – Radice, chiamato a visitarealcune scuole del cantone e a proporre nuovemetodologie di insegnamento, ebbe a scriverenella sua relazione al Dipartimento di pub-blica educazione nel 1935:

«Che cosa possiamo chiedere alla didattica,di fronte alla disciplina che si chiama peda-gogia ? Chiedere che ci dia la formula, laregola? Ma l’insegnare non è l’applicazionedi formule o regole, è un’azione educativache noi possiamo esplicare senz’altro… Ilrito educativo non ha regole fisse, né pro-gramma stabilito per tutti, in astratto, che si

possa sempre adoperare. La regola dipendeda noi, volta per volta» 10.

Riflessione dalla quale non si discosta moltol’affermazione secondo cui «il n’existe pas deprojet de bon enseignement qui, s’il est suivi àla lettre, donnera toujours les résultatsescomptés. Enfin, pour la plupart des ensei-gnants, la question est de savoir comment par-venir, au mieux, à un équilibre effectif etapproprié entre l’apprentissage dirigé par l’en-seignant et celui centré sur l’élève ». Ciò checambia è la data dello scritto: 2001 11.

2. LA COSTRUZIONE DELL’IDENTITÀCANTONALE E NAZIONALE

Nel 1876 veniva ripubblicato il Compendio distoria svizzera ridotto a domande e risposte aduso delle scuole minori ticinesi, del maestroGiuseppe Bianchi. Alla domanda: «Noi sviz-zeri che cosa impariamo dalla Storia dellanostra Patria», l’autore rispondeva nel modoseguente: «Ogni pagina della nostra storia ciapprende fatti gloriosi de’ nostri avi, battagliecombattute per ottenere e sostenere l’indipen-denza e la libertà, azioni eroiche di cittadiniche sagrificarono vita e averi per la santa causadella libertà e azioni generose verso i nemicimedesimi. Lo studio quindi della Storia delnostro paese c’insegna come si deve amare lapatria e le sue istituzioni e difenderle, e comedobbiamo procurare di illustrarla colle nostreazioni.» 12 Le parole del maestro Bianchi e il

10 F. Rossi, op. cit., Bellinzona, 1959, pp. 417-418.11 Robert Stradling, op. cit., p. 213.12 Giuseppe Bianchi, Compendio di storia svizzera ridottoa domande e risposte ad uso delle scuole minori ticinesidal maestro Giuseppe Bianchi, Va edizione riveduta edautorizzata dal Consiglio di Pubblica educazione,Lugano, 1876.

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successo del suo libro evidenziano la convin-zione diffusa tra gli insegnanti – ma anchetra i politici ticinesi sulla funzione didatticadella storia e sulla sua importanza per l’edu-cazione dei futuri cittadini all’amore per lapatria e al rispetto delle istituzioni, anche sela realtà della vita pubblica nell’Ottocento eraben diversa.

Sin dagli inizi della Svizzera moderna si eraposta l’esigenza di far conoscere ed amare laPatria: le autorità della Repubblica Elveticaavevano istituito una festa nazionale dettadel «giuramento civico», sul modello fran-cese, con lo scopo di suscitare un sentimentonazionale svizzero. Tuttavia, con la cadutadell’Elvetica e per quasi tutto l’Ottocento, ilsentimento nazionale si manifestò principal-mente con l’attaccamento al proprio Can-tone. I politici ticinesi si sforzarono di raffor-zare questo senso di appartenenza alla Patriacomune con i programmi scolastici (in spe-cial modo attraverso l’insegnamento dellastoria patria e l’educazione civica) e conmanifestazioni pubbliche. Con decreto del 7 giugno 1831, il Gran Consiglio istituì lafesta nazionale religiosa cantonale, più cono-sciuta come «Festa della Riforma», e scelse laprima domenica di luglio per ricordare lariforma costituzionale dell’anno precedente.

Allo scopo di rafforzare i legami tra i Confe-derati, nel 1832 la Dieta federale designò laterza domenica di settembre quale Festa fede-rale di digiuno e ringraziamento, ma solo nel1899 venne infine decisa la celebrazione diuna festa patriottica svizzera il primo di ago-sto. Per buona parte del secolo, anche le festefederali di tiro, di ginnastica e di canto emusica furono considerate come manifesta-zioni di passione nazionale e adesione ai prin-cipi di libertà e democrazia. Il primo tiro

federale si svolse ad Aarau nel 1824 e il Ticinolo organizzò per la prima volta nel 1883 aLugano, in concomitanza con la prima espo-sizione nazionale di Zurigo e nell’annoimmediatamente successivo all’apertura dellagalleria del San Gottardo. Già in precedenzaerano stati organizzati in Ticino numerosi tirial bersaglio, specialmente dopo la fondazionedella Società dei Carabinieri Ticinesi (avve-nuta nel 1832), espressione del radicalismopolitico. Queste gare si trasformavano in veree proprie feste civiche, con banchetti, brindisie discorsi che esaltavano il sentimentopatriottico e inneggiavano ai valori del libera-lismo e della democrazia. Le celebrazioni sto-riche, con i cortei e le recite in costume che disolito facevano da cornice, come pure le festee i raduni patriottici organizzati dalle societàciviche, costituiscono dei veri e propri riti, attia favorire, con i loro miti e simboli federali, losviluppo di una coscienza nazionale. Nell’a-gosto del 1894 si tenne quindi a Lugano lafesta federale di ginnastica, la prima in Ticinodopo la sua istituzione nel 1832. Anche inquesta occasione non mancò lo sfoggio diretorica patriottica e democratica. Discorsi,opuscoli e articoli di giornale sottolinearonol’importanza di un’attività che, combinandosapientemente sforzo fisico e disciplina, con-tribuiva alla formazione del cittadino. Inevi-tabili risultarono quindi i riferimenti ai prota-gonisti, reali o leggendari, della storia svizzera,autentici difensori della patria contro ilnemico esterno e dei valori repubblicani edemocratici. 13

Per distinguersi dai Confederati, ma ancheper colmare una lacuna che, con qualcheeccezione, metteva in evidenza lo scarsoimpegno militare degli abitanti dei baliaggi

13 Corriere del Ticino, 6 agosto 1894.

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italiani, si pose l’accento su un altro aspettodel passato, ossia la storia della nostra emi-grazione artistica. Lo scrittore FrancescoChiesa, nume tutelare della vita culturalecantonale per buona parte del primo Nove-cento, alla vigilia della prima guerra mon-diale, manifestò con chiarezza il desiderio diautoaffermazione di fronte ad altri cantoni,sentito soprattutto dall’élite culturale:

«Al tempo in cui cessammo di essere sud-diti, i grandi fatti della storia svizzera eranogià compiuti ; nulla noi vi partecipammo,nessun diretto conforto ci è quindi possibileritrarne. […] Consoliamoci: tutto un grancapitolo dell’arte italiana parla d’uomininostri e d’opere nostre. Ivi, e non altrove,possiamo trovare argomenti tali che ci per-mettano di comparire a fronte alta neiritrovi della famiglia confederata […] Ivi leragioni di poter assicurare alla gran madreItalia che in questo lembo di terra lom-barda il genio della stirpe ha continuato persecoli a splendere e ad operare.» 14

Tuttavia, con l’avvento del fascismo e la suaaggressiva politica estera, anche la difesa adoltranza dell’italianità del Ticino contro l’in-vadenza svizzero tedesca ad opera di France-sco Chiesa, appariva alquanto sospetta. Nonmancarono quindi le reazioni da parte diintellettuali ticinesi che manifestarono il loroattaccamento alla patria elvetica, comeArminio Janner che, a partire dagli anniVenti si occupò dei rapporti culturali e poli-tici fra Ticino, Italia e Svizzera, difendendostrenuamente la linea filoelvetica, e spie-gando chiaramente cosa significa essere sviz-zero per un ticinese.

«Per noi ticinesi la patria svizzera non è unarealtà sentimentale, ma una realtà intellet-tuale e morale, e non potrebbe essere altri-menti. Non c’è storia in comune fra ticinesi econfederati, se non cento anni di pacificaconvivenza politica. […] Tale modo d’esseresvizzeri – e cioè svizzeri d’elezione – portaperò con sé, naturalmente, dei pericoli. Se unticinese non può alzarsi fino alla concezioned’un patriottismo puramente ideale emorale, egli è perduto per la Svizzera. Chicrede solo nella propria razza e nella propriacoltura, chi non crede in una possibile frater-nità di popoli diversi entro un unico stato,non potrà mai capire perché il Ticino debbaessere svizzero. Il pericolo dunque pel Ticino,ora che l’Italia è grande e forte, e che può fareuna propaganda nazionalista ardente edattiva, è che i giovani ticinesi perdano a pocoa poco il senso dell’ideale elvetico, e si lascinoattrarre entro le spire di un sentimentonazionale italiano, per il loro entusiasmo gio-vanile meno lontano, meno astratto, piùafferrabile. La possibilità di un qualche foco-laio irredentista esiste già ora nel Ticino, e senon si pensa ai ripari sarà ancora maggiorenell’avvenire. E ciò non tanto per possibilierrori politici da parte svizzera quanto perl’inevitabile forza suggestiva che sulle giovanimenti esercita l’unità linguistica, culturale enazionale dell’Italia.» 15

Mentre il dibattito sul senso di appartenenzaalla Nazione elvetica infiammava il mondoculturale ticinese, negli anni Trenta si impo-sero nella scuola ticinese (e il successo sarebbedurato fino agli anni Sessanta) i libri di storiadella Svizzera di Patrizio Tosetti. I suoi libripresentano aspetti di continuità con i principiche avevano marcato l’insegnamento della

14 Francesco Chiesa, «Ticino e Svizzera, 1914» in AA. VV., Ticino 1798-1998. Dai baliaggi italiani allaRepubblica cantonale, Lugano, Casagrande, 1998. 15 Wissen und Leben, 1925.

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storia nei decenni precedenti. Nella prefa-zione alla Storia della Patria per le Scuole Ele-mentari e Maggiori della Svizzera Italiana, egliesponeva con chiarezza l’intento didascalicoche doveva muovere l’insegnante di storia.

«La storia o è una scuola di civismo, o nonha nessuna ragion d’essere. Se non educasseil futuro cittadino, non sarebbe altro che lavana scienza di cui parla Montaigne. Lastoria deve educare – dicevano già gli anti-chi che essa è maestra della vita – ed è lascuola più vera e più efficace, perché l’edu-cazione deriva dai fatti concreti, semprepresenti nell’animo del fanciullo via via chele classi passano. E così egli, arrivando altermine de’ suoi studi, avrà acquistato saldeconvinzioni intorno ai diritti ed ai doveridel cittadino. Non solo: saprà anche chequesti diritti e questi doveri sono il risultatodell’evoluzione sociale e politica dellanazione.» 16 Più sfumata appariva la pre-sentazione, quasi contemporanea, dellaStoria della Svizzera per le Scuole seconda-rie: «L’autore spera che questo libro, quasiinteramente nuovo, corrisponda ai bisognidelle scuole secondarie (tecniche o reali, gin-nasiali, liceali e normali, in generale di tuttele scuole superiori alle elementari), e cheesso sarà valido strumento di educazionerepubblicana e sociale. La nostra è la storiadi una democrazia, la storia di un popolo, e,meglio, per un periodo abbastanza lungo, diparecchi piccoli popoli che si svilupparonoparallelamente e poi si unirono in una solae grande famiglia per il soddisfacimento diun alto e comune desiderio di libertà e diprogresso. Nessuna storia è perciò più bella epiù nobile ; ed i nostri giovani la devonoconoscere a fondo per ammaestramento e

guida nell’opera di civiltà a cui dovrannodomani dedicare le loro forze, in continua-zione ed a perfezionamento dell’opera degliavi: dovere grande e imperioso in unademocrazia che ha coscienza del proprioavvenire.» 17

La legge della scuola del 1958, pur conser-vando gran parte dell’ordinamento scola-stico del passato, riunì in un unico testonumerose modifiche legislative adottatenegli anni precedenti. I programmi varati dalConsiglio di Stato l’anno seguente permet-tono di cogliere il senso di continuitàrispetto all’epoca precedente, propugnandola formazione morale e patriottica dell’a-lunno, ma anche momenti di apertura versonuove prospettive didattiche. Nella scuolaelementare, la storia è «materia a un tempo diprecisione e di fantasia, la storia va ricostruita,nella scuola elementare, nello stesso modo incui i poeti antichi creavano l’epopea. La leg-genda, la tradizione, il racconto popolare sonopreziosi non solo per l’alto significato spiritualeche racchiudono e che il fanciullo non riceve-rebbe da una esposizione storica rigidamentesistematica, ma per il loro valore didattico».18

Nella scuola maggiore, il maestro è invitato anon trascurare «i riferimenti alla vita locale.[…] I caratteri fondamentali della democra-zia e delle autonomie regionali presentate nel-l’ordinamento politico e amministrativo delcomune, del patriziato e della parrocchia intesicome parti di un’unica comunità. Il diversoinserimento nella Lega delle terre oggi for-manti la Svizzera con particolare riguardo aquelle ticinesi». 19

16 Patrizio Tosetti, La Storia della Patria per le Scuole Elementari e Maggiori della Svizzera Italiana, Bellinzona,1933.

17 Patrizio Tosetti, Storia della Svizzera per le Scuolesecondarie, Bellinzona, 1930.18 Programmi per le scuole elementari, maggiori e di eco-nomia domestica del Cantone Ticino, Bellinzona, 1959.19 Ibid.

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Alla fine degli anni Sessanta il movimento gio-vanile, iniziato nei campus delle universitàamericane, interessò gran parte del mondooccidentale e si manifestò anche in Ticino,presso la Magistrale di Locarno dapprima e inseguito al Liceo di Lugano. La rapida diffu-sione delle idee grazie ai nuovi mezzi di comu-nicazione e la crescita economica con il conse-guente diffuso benessere avevano minato iprincipi su cui poggiavano anche le istituzionidelle democrazie occidentali. La democratiz-zazione della società, la richiesta di personalepiù istruito e più preparato a tutti i livelli, ildiritto alla formazione scolastica e professio-nale portarono al prolungamento dell’obbligoscolastico per tutti i giovani ticinesi e all’istitu-zione di quattro nuovi licei. Anche l’insegna-mento della storia e l’educazione civica nellescuole risultarono condizionati da questimutamenti radicali: con l’introduzione dellostudio d’ambiente l’insegnamento della storiatradizionale scomparve dalla scuola Elemen-tare; nella scuola Media un radicale rinnova-mento soprattutto di carattere didattico emetodologico si è accompagnato ad una par-ziale modifica dei contenuti trattati che, dopoalcune correzioni di rotta, hanno trovato illoro assetto – per il momento definitivo – conle più recenti proposte contenute nel Piano diformazione disciplinare.

3. RAPIDI PERCORSI TRA I MANUALI DI STORIA TICINESI

Storia svizzera o ticinese ?Nel 1916 Brenno Bertoni, difensore dell’ita-lianità del Ticino e sostenitore dello studiodella storia nazionale, scriveva nell’Educatoredella Svizzera italiana:

«La storia svizzera che ci interessa maggior-mente è quella della fine del XVIII secolo, e

di tutto il XIX, la storia cioè che noi abbiamocontribuito a fare ed in cui abbiamo scrittodelle pagine ben più alte di quelle dei Can-toni fondatori […]. Storia svizzera, maesposta principalmente nei periodi in cui noivi abbiamo preso parte, lasciando che adaltri periodi più s’interessino i cantoni che lihanno vissuti […]. La nostra storia,insomma, dev’essere soprattutto quella chenoi abbiamo contribuito a fare.» 20

A distanza di qualche anno, all’indomani delprimo conflitto mondiale, le autorità fede-rali, valutando in modo preoccupato il «fos-sato linguistico» ticinese che la guerra avevacontribuito ad acuire, osservavano:

«Il Ticino non sembra aver saputo o potutoformare per i suoi bambini e i suoi giovaniinsegnanti di valore. I salari ridicoli pagatiagli insegnanti non attirano nessuno e ci sitrova costretti a fare appello a Ticinesi di cul-tura civica e intellettuale spesso insufficienteo a Italiani che non sono evidentementeadatti per formare dei piccoli Svizzeri.» 21

Quale passato insegnare ai giovani ? Se risul-tava un fatto acquisito che la storia comemateria scolastica doveva formare il senti-mento nazionale e patriottico e contribuire adefinire un’identità culturale, la questionepareva essere piuttosto problematica in que-gli anni difficili in cui tale identità parevaminacciata e messa a dura prova. Su cosa sifondava la storia dei Ticinesi ? Come parteci-parono alle vicende elvetiche che per lungotempo furono un’esperienza estranea oppure

20 Brenno Bertoni, «Dell’insegnamento della storia nelleScuole ticinesi», Educatore della Svizzera Italiana, 1916,n° 2, p. 20.21 Paola Bernardi-Snozzi, «Dalla difesa dell’italianità alfilofascismo nel Canton Ticino (1920-1924)», ArchivioStorico Ticinese, n° 95-96, p. 466.

L’histoire de l’enseignement 289

la storia dei dominatori ? Come innestarearmoniosamente la storia cantonale sultronco di quella nazionale ? Il dibattitoinfluenzò inevitabilmente i libri scolasticiticinesi 22, che in ogni caso si attennero a unasorta di lealismo federale, accogliendo un’im-postazione elvetista.

Alla storia insegnata si chiedeva ancora for-mazione del senso civico, attaccamento alleistituzioni, ma anche educazione morale, inparticolare grazie agli esempi di virtù, dicoraggio e di grandezza d’animo che prove-nivano dal passato. Una storia quindi fatta dicertezze, raccontata spesso con toni enfatici equasi eroici e che comportava un apprendi-mento acritico e un’adesione incondizionataai valori proclamati.

In Ticino la difficoltà di raccordare la storiacantonale e quella federale è ben testimoniataanche dall’evoluzione che i libri di testoconobbero tra Ottocento e Novecento. Innan-zitutto, a differenza da quanto praticato oggi,chi scriveva i manuali non erano degli storici,ma degli uomini di scuola, autori spesso ditesti didattici e sussidiari per altre discipline.Ad esempio Giovanni Nizzola fu professoreginnasiale, ispettore scolastico e direttore dellescuole di Lugano. Tradusse il libro del profes-sore Alexandre Daguet Storia abbreviata dellaConfederazione svizzera (1869), con l’aggiuntadi capitoli di storia cantonale. GiovanniMarioni, autore delle Nozioni elementari distoria ticinese dai primi tempi ai nostri giorniad uso delle scuole (1895), fu insegnante eispettore scolastico. Il giornalista e docenteLindoro Regolatti scrisse un Manuale illu-

strato di storia svizzera in due volumi (1915-16) e Patrizio Tosetti, maestro, ispettore edirettore scolastico, è l’autore de La storiadella Patria (1933) in 2 volumetti ; opera chefu in uso fino agli anni Cinquanta.

Se nel XIX secolo circolarono nelle aule sololibri di storia svizzera (spesso dal caratterefortemente ideologico) e traduzioni di testiin uso in altri cantoni, come ad esempioquello citato del professore AlexandreDaguet, o del professore William Rosier, sucui i traduttori ticinesi avevano appiccicatoin modo spesso artificioso pagine di storiacantonale, nel periodo successivo si impo-sero libri scritti interamente da Ticinesi,come i manuali di Lindoro Regolatti e Patri-zio Tosetti, nei quali la storia ticinese fun-geva spesso da filo conduttore. E non man-carono testi di sola storia ticinese comequello già menzionato di Giovanni Marioni.

«Torna difficile – spiegava l’autore nellaprefazione – studiare la storia del Ticinoincastonata in quella della Svizzera, poiché,fatta la eccezione per il tempo delle guerrede’ Confederati al di qua delle Alpi, nonv’ha nesso di sorta tra la storia degli Svizzerie la nostra del 1400 e dopo, solamente quelnesso che lega le vicende di un servo conquelle di un padrone lontano e temuto.» 23

La didatticaL’insegnamento della storia patria e delle virtùmorali, così come lo si deduce dai manuali era,forse inevitabilmente, sbilanciato sul senti-mento. I contenuti miravano a colpire il cuore,le emozioni e le passioni, a stimolare la fanta-sia dei giovani discenti, meno il raziocinio e la

22 Sui libri scolastici ticinesi si veda la bella ricerca diGrazia Cairoli, Libri di scuola ticinesi 1880-1930. Imma-gini, problemi, identità di una regione in un genere lette-rario particolare, Bellinzona, 1992.

23 Giovanni Marioni, Nozioni elementari di storia tici-nese dai primi tempi ai nostri giorni ad uso delle scuole,Bellinzona, 1895.

290 Le cartable de Clio, n° 4

riflessione critica. Nel testo di civica Frassineto(1932) Brenno Bertoni così presentava l’in-tento cui si era attenuto:

«Ho cercato di conseguire l’educazione delsentimento civico, coltivando nel cuore del-l’allievo il naturale amore al suo paese, lanaturale inclinazione al bene, il naturaleaborrimento del male. Mi sono ingegnatodi inspirare nell’animo del giovinetto unideale semplice ma bello di ciò che dev’es-sere il suo comune, la sua valle, lo stato dicui sarà il futuro cittadino e difensore.» 24

Prevalsero così nei manuali di storia il rac-conto tradizionale e la narrazione leggenda-ria. La materia era sovente esposta con toniquasi epici ; gli autori assumevano sempreuna chiara posizione rispetto ai fatti narrati,esprimevano netti giudizi, enfatizzavanovalori e virtù, davano spazio alle battaglie ealle gesta dei grandi personaggi e addiritturasconfinavano nel fantastico e nel suggestivo,con vere forzature rispetto alla ricerca storio-grafica e alla ricostruzione scientifica. Nelprogramma scolastico del 1879 si invitava ilmaestro ad insegnare la storia «con formaaneddotica e descrittiva»; e ancora negli anniVenti del Novecento un pedagogo raccoman-dava di «presentare ai fanciulli fatti abbastanzainteressanti, abbastanza precisi, suggestivi, perprovocare utili riflessioni, per suscitare nell’a-nimo delle emozioni, o semplicemente per evo-care nell’immaginazione forti visioni». 25

Forniamo alcuni esempi. Nell’edizione del1875 della Storia svizzera pel popolo e per lescuole di Giuseppe Curti, la vicenda diGuglielmo Tell era rappresentata come una

scena teatrale, nella quale i vari personaggidialogano con un eloquio piuttosto impro-babile e difficilmente comprensible per ungiovane dell’obbligatorietà scolastica. Emer-gono comunque i valori del presente: amorpatrio, coraggio, odio per la tirannia.

«Gualt. Avo, non ginocchiarti dinanzi a quelmaligno. Io non ho paura. Il padre che saprendere l’augello a volo, fallirà il colposopra il capo del suo Gualtierino?Verner Stauf. Non t’inspira pietà, signore,l’innocenza del fanciulletto?Curato. Pensa che ti guarda un Dio, a cuirenderai conto di questa barbara azione.Ghessler. Legatelo sotto a quel tiglio.Gualt. Che bisogno di legarmi? Io non temo.Coraggio, o padre: il tuo colpo è sicuro. Dionon farà trionfare cotesto mostro d’inferno.Tell. Gente, indietro ! Largo!… Ahimè! Lamano mi trema, mi si fa scuro dinanzi agliocchi… (volgendosi al Gessler). Assolvimidal colpo. Eccoti il mio petto: trapassalo collatua spada!Ghessler. Non la tua vita ; il colpo vogli’io.Tell. Si faccia (prende la mira).Ulrico Rudenz. Signor balivo. Or non andraipiù innanzi. A troppa dura prova hai giàmesso l’indole rispettosa di questa gente !Ghessler. Parla quando sarai domandato, otaci.Ulrico Rudenz. Io voglio, io posso parlare.Questa è mia patria, e qui la tua autoritànon arriva a tanto.» 26

Nel libro di testo del professore AlexandreDaguet tradotto in italiano da Giovanni Nizzola, la battaglia di Morgarten combat-tuta nel 1315 viene narrata nel seguentemodo.

24 Brenno Bertoni, Frassineto, Letture di educazionecivica : ad uso delle scuole maggiori e della 3a ginnasialedel cantone Ticino, Bellinzona, 1933, p. 9.25 Educatore della Svizzera Italiana, 1920, p. 99.

26 Giuseppe Curti, Storia svizzera pel popolo e per lescuole, Lugano, 1875, p. 41.

L’histoire de l’enseignement 291

«Il duca Leopoldo I d’Austria, secondoge-nito di Alberto, fe’ proposito di vendicarsi diciò ch’egli chiamava la ribellione dei Vald-stetti. Verso il S. Martino del 1315, si riuni-rono a Zugo per suo ordine 10.000 uomini,i quali improvvisamente si diressero versoMorgarten, alle porte del Cantone di Svitto.Il duca tenevasi tanto sicuro della vittoria,che aveva già seco molte corde per legare econdor via il bestiame dei vinti, e fors’ancheper appiccare i ribelli.»

Per parte loro i Confederati si prepararonoallo scontro:

«Erano 1.300, di cui 400 d’Uri e 300 d’Un-tervaldo. Cinquanta banditi, ai quali l’esi-lio rendeva ancor più cara la patria, chie-sero e ottennero il favore di versare per essail loro sangue».

Come sappiamo l’esito della battaglia fufavorevole agli «Svizzeri» e così si conclude ilracconto:

«Anche i nobili caddero a mucchi, e Leo-poldo sfuggì a stento la sorte de’ suoi, egiunse a Winterturo la sera di quel mede-simo giorno, pallido, abbattuto e collamorte nell’animo. L’armata austriacaaveva perduto a Morgarten 1.500 uomini,il fiore della nobiltà ; mentre i Confederatinon ebbero a deplorare che 16 dei loroprodi.» 27

Spesso, come detto, la narrazione dei fattistorici perseguiva anche obiettivi di educa-zione morale. Forniamo un ultimo esempio:Patrizio Tosetti nel suo Storia della Patria del1933 riporta l’episodio di una visita dell’impe-ratore Carlo Magno ad una scuola dell’epoca.

27 Alexandre Daguet, Giovanni Nizzola, Storia abbreviatadella Confederazione svizzera, Lugano, 1893, pp. 64-65.

«Si racconta che un giorno, entrato nellascuola annessa al suo palazzo, volle che gli fos-sero presentati i compiti degli allievi ; equando li ebbe letti e si fu accorto che i lavoridegli alunni poveri erano molto ben fatti,mentre erano fatti assai male quelli dei figlidei nobili, ordinò che venissero collocati allasua destra gli alunni diligenti, e poi disse loro:«Grazie, amici miei. Voi avete seguito i mieiconsigli e ne sarete ricompensati: diventeretevescovi e conti e sarete ricoperti d’onori».Poscia, voltosi verso gli alunni negligenti eguardatili con un cipiglio assai irritato, disseloro in tono di minaccia: «Quanto a voi, gio-vani orgogliosi, che avete trascurato lo stu-dio per i divertimenti, sappiate ch’io nonfaccio nessun conto della vostra nobiltà edelle vostre vesti. Se non scoterete da voil’infingardaggine con un lavoro perseve-rante, non otterete mai nulla da re Carlo». 28

Una conferma della volontà di privilegiareun registro narrativo, spesso anche fanta-stico, nell’insegnamento della storia è datadal fatto che il libro del professore WilliamRosier, tradotto da Tosetti e che si imposecome testo unico per le scuole ticinesi a par-tire dall’anno scolastico 1906/07, sarebbestato pochi anni più tardi criticato perchéritenuto difficile e troppo scientifico ; e inparticolare si lamentò la mancanza del rac-conto leggendario e morale.

Come veniva insegnata la materia ? Non èfacile rispondere a un tale quesito, ma si puòcercare di individuare qualche aspetto deldibattito pedagogico vivo in Ticino soprat-tutto nei primi anni del Novecento. Il pro-gramma cantonale del 1894 metteva in

28 Patrizio Tosetti, La storia della Patria…, op. cit., vol. 1,pp. 25-26.

292 Le cartable de Clio, n° 4

guardia dallo studio mnemonico e dal«metodo puramente espositivo da parte delmaestro». Francesco Gianini, docente dididattica presso la scuola Normale maschile,parlava nel 1904 di «insegnamento monco,arido, senza legami, senza vita, senza morale,senza scopo, consistente nello studio pura-mente mnemonico». Denunciava la praticafrequente delle dettature, che a suo avviso,andavano «assolutamente bandite dallescuole» e un uso passivo e pedissequo delmanuale.

«In molte scuole difatti si obbligano gliallievi a studiare parola per parola il libro ditesto o qualche compendio manoscritto ;molti docenti credono che lo scolaro, il qualereciti più velocemente ed imperturbabil-mente la sua lezione, sia quello che imparimeglio la storia.» 29

Che le cose dovessero spesso svolgersi così,sembra confermato non solo dai rapportidegli ispettori scolastici, ma pure da un volu-metto del maestro Giuseppe Bianchi dalsignificativo titolo Compendio di storia sviz-zera ridotto a domanda e risposta ad uso dellescuole minori ticinesi del 1876. Probabilmentedi sussidio ai manuali, questo testo esponevala materia in forma catechistica e tale daincoraggiare uno studio passivo e a memoria.Leggiamo ad esempio nel primo capitolo:

«Della Storia della Svizzera o Storia Patria.D. Che cosa è la Svizzera?R. La Svizzera, anticamente Elvezia, è unpaese montagnoso, posto quasi al centrod’Europa.D. Che cosa è la Storia della Svizzera?R. La Storia della Svizzera è la narrazionedei fatti che riguardano questa nazione.

D. Perché noi la diciamo anche StoriaPatria?R. Noi la diciamo anche Storia Patria per-ché la Svizzera è la nostra Patria.» 30

Contro un tale procedere didatti e ispettoriinvocavano un insegnamento più attivo econcreto, che parlasse al discente e lasciasseun segno nel suo animo e invitavano i mae-stri a non limitarsi ad una pedante letturadei testi, ma a vivacizzare il racconto e a trac-ciare alla lavagna per essere ricopiate sulquaderno le carte geografiche, teatro degliavvenimenti. Ma l’insegnamento della storiadoveva procedere pure per «gradi o per cir-coli». Occorreva pensare a una parte prope-deutica che considerasse i fatti educativilegati alla vita familiare (nascite, nozze, lutti,anniversari) ; alla vita del villaggio (feste reli-giose e patriottiche) ; alle biografie di uominiillustri, per poi avviare una fase «diretta» conun insegnamento relativamente compiuto.In linea col metodo pestalozziano, anche perla didattica della storia si auspicò un orienta-mento più concreto e oggettivo, conforme auna visione della scolarità obbligatoria legataalla vita pratica e non al sapere astratto. Ilmetodo oggettivo avrebbe dovuto favorire lapresa di contatto dell’allievo con la realtà chelo circondava e a supporto di una tale impo-stazione si raccomandavano le lezioni all’a-perto, il lavoro manuale e il disegno.Costante doveva inoltre essere lo sforzo difar partecipare gli alunni, di stimolare le lororiflessioni e i loro interventi sulle principalitematiche storiche che avrebbero fornitoottime occasioni di scrittura e componi-mento. Questa attenzione al vicino e al localefavorì lo studio della storia della propria

29 Francesco Gianini, Lezioni di storia ticinese e svizzera e digeografia astronomica, IIIa ed., Bellinzona, 1901, pp. 3-5.

30 Giuseppe Bianchi, Compendio di storia svizzera…, op.cit., pp. 4-5.

L’histoire de l’enseignement 293

presentazione Giuseppe Motta ricordava che«l’immagine è il mezzo più efficace per far pas-sare dall’occhio alla mente impressioni dure-voli e per eccitare la curiosità intellettuali» edesponeva poi la sequenza dei disegni, ricer-cando un nesso stretto, quasi indissolubile,con la storia ed i valori elvetici.

«La storia del Ticino, senza risalire fino all’e-poca romana, s’intreccia agli avvenimentipiù grandiosi della storia universale, così, peresempio, alle calate dei Longobardi e deiFranchi nelle terre d’Italia ; si riannoda aiprimi moti d’indipendenza che sollevaronola Svizzera primitiva, così mediante la rivoltadella Leventina contro il dominio di OttoneVisconti, tra il 1290 e il 1292, data del primoPatto federale ; s’innesta con la partecipa-zione dei Leventinesi alla battaglia di Gior-nico, nel 1478, sulle lotte armate che contrad-distinguono l’Epoca detta eroica della storiasvizzera; s’illumina della gloria purissima deinostri artisti che, nel Rinascimento e piùtardi, creano capolavori d’architettura e discoltura in tutti i paesi d’Europa; s’accendedelle vampe della Rivoluzione francesequando, nel 1798, i ticinesi invocano ed esi-gono dai Cantoni confederati la libertà sviz-zera; s’innalza a divenire un fattore di libera-zione per un grande popolo lungamenteoppresso quando il Ticino, divenuto auto-nomo, concede asilo ai profughi che prepa-rano l’unità d’Italia; s’intreccia di nuovo agliavvenimenti più grandiosi della storia uni-versale, quando i militi ticinesi chiamatisotto le armi con tutti gli altri militi svizzeri,dal 1914 al 1918, si levano a custodire l’inco-lumità e la neutralità della Confederazionemoderna, durante la terribile procella dellaguerra mondiale.» 32

regione e del proprio cantone ; e ciò avvennein sincronia con i dibattiti relativi all’identitàticinese, con la necessità di disporre di libridi testo specifici per le scuole ticinesi, conl’accentuazione della dimensione cantonalerispetto a quella federale.

Gli apparati didatticiVerso la fine del XIX secolo compaiono neimanuali le illustrazioni. Spesso questa atten-zione alle immagini è già dichiarata neltitolo, come nella Storia illustrata della Sviz-zera di Rosier del 1906.

«L’illustrazione – sottolineavano gli autori– ebbe […] specialissime cure. Le numeroseincisioni (oltre 40 per il solo CantoneTicino), le carte in nero e a colori, i ritratti,che mettono per così dire, la storia inazione, faciliteranno la comprensione deltesto e contribuiranno a render più chiaro eduraturo il ricordo degli avvenimenti, comepure degli uomini che maggiormente furondi lustro al paese.» 31

Un’operazione interessante dal profilo delleimmagini furono i Quadri di storia ticinesedel pittore Angelo Cassina con i commenti ele didascalie di Eligio Pometta, pubblicati nel1923. Cassina realizzò venti tavole che raffi-guravano momenti ritenuti significativi dellastoria dei Ticinesi dall’alto medioevo finoalla prima guerra mondiale. Tra questi, oltrealle vicende belliche, diede spazio al genioartistico ticinese, presentato come una sortadi tradizionale specificità delle genti dellaSvizzera italiana. La funzione didatticaveniva così interamente affidata all’illustra-zione e furono pure riprodotte delle copie ingrande formato da affiggere in aula. Nella

31 William Rosier, Patrizio Tosetti, Storia illustrata dellaSvizzera, Bellinzona, 1906, p. V.

32 Angelo Cassina e Eligio Pometta, Quadri di storia tici-nese, Bellinzona, 1923.

294 Le cartable de Clio, n° 4

Anche i manuali di Lindoro Regolatti e diPatrizio Tosetti danno molto spazio alle illu-strazioni: accanto ai disegni e alle riproduzionispesso molto fantasiosi e irreali compaiono lefotografie di monumenti, personaggi illustri,reperti archeologici. Le carte storiche, infine,aumentano di numero e assumono unagrande importanza.

I libri di testo di storia prevedevano puredelle esercitazioni e nel tempo riservaronospazi sempre maggiori a queste attività voltea coinvolgere maggiormente gli scolari nelprocesso di studio e di apprendimento. Pro-cediamo anche in questo caso con alcunerapide esemplificazioni. Nel libro di storiasvizzera di Giuseppe Curti del 1855 è con-templata una parte di «Quesiti per comodo deimaestri, per esercizio o compito ; da eseguireprima oralmente e col libro aperto ; poi perscritto e il libro chiuso». Si tratta di domandeper saggiare la comprensione dei contenuti eche rinviano direttamente ai vari capitoli incui era organizzata la materia. Fanno parte diquesta sezione anche gli «esercizi storico-morali». Così, ad esempio, si dà la consegnadi trovare nel testo sia «esempi degni di lode od’imitazione», come l’amor patrio, il corag-gio, l’amore per lo studio, il timore di Dio; sia«vizj da biasimare e fuggire». Il manuale siconclude con una serie di «esercizi grammati-cali» grazie ai quali l’allievo «non solamentes’impossessi delle forme grammaticali, maanche […] trovi occasione di meglio impadro-nirsi delle cognizioni storiche, geografiche,morali» 33. Lo scolaro è chiamato, per esem-pio, ad individuare nei primi sei capitoli ventinomi comuni e dieci di persona, paese, città,fiumi, ecc.

Troviamo un’impostazione interdisciplinarepiù ardita nel Sommario di storia Patria per lescuole elementari della Svizzera Italiana diLindoro Regolatti, edito nel 1896. Alla finedi ogni capitolo sono previste esercitazioniper la lingua italiana, basate su composizioniscritte riguardanti argomenti storici, masempre caratterizzate da un intento morale oideale. Nella sezione relativa alle guerre deiprimi Confederati si suggeriscono i seguentititoli: «Datemi uno o più esempi della crudeltàdei balivi» ; oppure «Provate con degli esempiche l’unione fa la forza». Seguono poi esercizidi aritmetica: «Quanti anni passarono dallaformazione della Confederazione alla Legadegli otto cantoni ?» ; e ancora: «Nella batta-glia di Laupen morirono circa 3.000 guerrierinemici ; se ogni cavaliere occupasse mq 0.785,quale sarebbe la superficie del terreno copertodai morti ?» 34

Infine, nel manuale di Patrizio Tosetti La Sto-ria della Patria per le scuole elementari e mag-giori della Svizzera Italiana, del 1933,appaiono puntualmente a conclusione diogni capitolo esercitazioni di vario genere, cherichiedevano diverse abilità agli allievi. L’au-tore distingue tra attività di educazione civicae morale con delle proposte tematiche dadiscutere in classe oralmente o per iscritto ;compiti come composizioni, disegni, descri-zioni di immagini, resoconti di gite scolasti-che ; e, a volte, di lavoro manuale. Alla finedella sezione relativa alle popolazioni preisto-riche che popolarono la Svizzera, si sottoponeagli allievi la seguente consegna: «Con stecco-line costruire una piccola capanna lacustre.» 35

34 Lindoro Regolatti, Sommario di storia Patria per lescuole elementari della Svizzera Italiana, Locarno, 1896,pp. 18-19.35 Patrizio Tosetti, La Storia della Patria…, op. cit., vol. 1,p. 15.

33 Giuseppe Curti, Storia svizzera per le scuole del popolo,Lugano, 1855, pp. 170-171.

L’histoire de l’enseignement 295

disimpegno o l’assenza della scuola su que-sto fronte ? Forse ad appropriarsi della storianazionale potrebbero essere coloro che nehanno una visione nazionalistica e anchenostalgica, che si ergono a fedeli custodi diun patrimonio comune e lo usano strumen-talmente per accreditare scelte ideologiche epolitiche conservatrici e che, peggio ancora,inclinano facilmente verso la demagogia.

Questo libro di testo, che ebbe una duraturafortuna, accoglieva i postulati pedagogicidella scuola attiva e concreta, capace di valo-rizzare la partecipazione e il coinvolgimentodegli scolari, anche attraverso la manualità ele attività pratiche, così come erano previstinei programmi di insegnamento per le ele-mentari del 1915 e delle maggiori del 1923.

Alcune considerazioni conclusiveA partire dagli anni Cinquanta e Sessantatramontò l’era dei manuali patriottici emorali sotto la spinta di nuovi stimoli poli-tici e culturali. Fu in particolare criticata l’ar-retratezza dell’impostazione e dei contenutirispetto agli sviluppi della storiografia e fupuntato l’indice contro il carattere nozioni-stico, moralistico e nazionalistico che si ini-ziò ad avvertire come una forma di anacro-nistico indottrinamento ideologico. Neimanuali dell’ultima generazione, solita-mente compilati da storici, si è decisamenteridotta la distanza rispetto ai risultati dellaricerca storiografica. Inoltre la storia nazio-nale e patriottica ha lasciato il campo aquella europea e generale o ne è stata assor-bita, a tal punto che oggi gli spazi per stu-diare temi di storia svizzera e ticinese si ridu-cono sempre più e si limitano a momentiquasi episodici. Infatti se il tempo orarioassegnato allo studio della storia è rimastopressoché invariato, sono invece mutate lefinalità della disciplina e si sono dilatati gliargomenti, le attività dedicate alla metodolo-gia, le attitudini che si vogliono formarenegli allievi. E ciò pone costantemente aldocente il problema delle scelte.

Ma aver marginalizzato la storia nazionale,cantonale e locale, e quindi una riflessionecritica su questo passato, potrebbe a suavolta comportare un pericolo: chi colmerà il

Le cartable de Clio

Les annonces,comptes rendus

et notes de lecture

Les annonces, comptes rendus et notes 299

De la recherche à l’enseignement : penser lesocial, n° hors série d’Histoire & Sociétés.Revue européenne d’histoire sociale, Paris,Alternatives Economiques, 2004, 80 pages.

C’est à la présence de l’histoire sociale dansl’enseignement secondaire qu’est consacré cenuméro spécial de la revue Histoire & Sociétés.Il réunit diverses contributions d’historiens etde didacticiens issues d’une journée d’étudessur L’histoire sociale dans l’enseignement secon-daire en Europe, tenue lors des Rendez-vous del’Histoire de Blois en octobre 2003 :– Michel Pigenet, L’histoire sociale en question ;

perspectives et enjeux– Patrick Garcia, Historiographie et enseigne-

ment de l’histoire– Christiane Kohser-Spohn, Histoire sociale et

enseignement scolaire de l’histoire en Allemagne– Paolo Giovannini, Sociologie et histoire :

quelles convergences aujourd’hui ?– Laurent Albaret, La place de l’histoire sociale

dans l’enseignement de l’histoire médiévale– Marc Deleplace, Nouveau programme, nou-

velle lecture de l’« ère des révolutions » ?– Rafael Valls, L’histoire sociale dans les manuels

d’enseignement secondaire en Espagne– Charles Heimberg, L’apprentissage du lien

social et des solidarités.

Les articles s’adressent aux enseignants et abor-dent des sujets à l’échelle européenne. Analy-sant les instructions officielles, les programmeset les manuels scolaires – ce qui, soit dit en pas-sant, ne reflète peut-être pas ce qui se passe réel-lement dans les classes et devrait être complétépar des enquêtes sur le terrain –, ils montrentque l’histoire sociale est en perte de vitesse dansl’enseignement, au profit des domaines poli-tique et culturel. Convaincus que l’approchesociale de l’histoire, la connaissance de l’organi-sation des sociétés, des rapports de pouvoir etdes combats des individus et des groupescontribue au développement de l’esprit critiqueet à la formation citoyenne des élèves, ils tententde comprendre pourquoi les cours d’histoire la

réduisent à la portion congrue. Ils interrogentnotamment les liens et la distance entre larecherche scientifique et l’école, puisque l’his-toire a toujours eu vocation à être enseignée,comme l’explique l’un des articles.

En France, dans l’enseignement de l’histoiremédiévale une large place est encore et tou-jours accordée au récit politique, aux grandshommes et aux événements, en complet déca-lage avec l’historiographie, qui a vu se dévelop-per dès les années 1970 une approche socialevariée, avec des objets d’étude comme la viequotidienne, la parenté, la sexualité, la margi-nalité, les femmes,… Pour l’époque moderneen revanche, c’est plus en répercussion avec larecherche, orientée vers un renouvellement del’approche politique, que la part de l’histoiresociale est minorée dans l’enseignement,comme le montre l’exemple de la Révolutionfrançaise, que l’on expliquait il y a 20 ans par lamontée de la bourgeoisie, alors qu’on invoqueaujourd’hui l’affirmation du modèle politiquede la démocratie libérale.

En Espagne et en Allemagne, la situation est dif-férente. Depuis une trentaine d’années, même sile politique reste prédominant, l’histoire sociales’est accrue dans les manuels – surtout pourl’Antiquité et le Moyen Age et moins pourl’époque contemporaine – et les contenus del’enseignement se sont diversifiés. Mais cetteévolution réjouissante a connu en Espagne unbrusque revirement à la fin des années 1990 :sous la pression du parti conservateur ont étéédictés de nouveaux programmes, revenant àdes contenus plus rigides, basés sur la chrono-logie, les faits et les grands personnages histo-riques, avec une diminution de l’histoirecontemporaine. Le risque de ce genre de retouren arrière s’explique notamment par le grandécart inconfortable que doivent accomplir lesmaîtres entre d’une part leur formation acadé-mique, plutôt traditionnelle et privilégiant lepolitique, domaine où ils se sentent les plus sûrset qui leur confère davantage de prestige

300 Le cartable de Clio, n° 4

puisque les élèves y sont les moins compétents,et d’autre part les innovations pédagogiques. Ladiscipline doit donc s’émanciper des concep-tions traditionnelles si elle veut trouver tout sonsens, qui est de contribuer « à relativiser lanature des valeurs et des institutions sociales duprésent en démontrant leur caractère de construc-tions humaines…» (p. 68).

C’est particulièrement par le biais de l’histoiresociale, qui met en évidence la pluralité despoints de vue et des intérêts et permet de com-prendre la construction du lien social et des soli-darités, que peut s’exercer la fonction citoyennede l’enseignement de l’histoire, à laquelle ondoit toutefois prendre garde de ne pas réduirecette discipline en faisant fi de la contextualisa-tion historique. Les auteurs remettent en ques-tion l’a priori qui veut que l’histoire sociale soitplus difficile à enseigner et proposent unedémarche investigatrice, où l’élève doit êtreamené à réfléchir au changement, aux tempora-lités ; tout en prenant en compte les usagespublics de l’histoire, on le sensibilisera à lapériodisation, de même qu’à la comparaisonentre les époques, comme le préconisait déjàSeignobos en 1906 : « On devra donc [lui]demander de comparer les hommes ou les chosesde chaque époque avec les hommes et les chosesanalogues d’un autre temps ou d’un autre pays.»(p. 17); en effet, la richesse d’une approche com-parée n’est plus à démontrer, surtout depuis queles divisions entre sociologie et histoire se sonteffacées au profit d’un rapprochement qui ouvreaujourd’hui des perspectives stimulantes, per-mettant l’étude des liens entre le passé et le pré-sent, entre les événements historiques et les pro-cessus sociaux, entre l’action individuelle et lesinstitutions et processus de transformationsociale. C’est ainsi que les jeunes pourront seconcevoir et se situer comme acteurs dans le col-lectif et construire les valeurs du lien social, de lasolidarité et de la justice.

Valérie Opériol,Cycle d’orientation et Collège de Candolle, Genève

Kurt Messmer, « Anmerkungen aus derDeutschweiz zur Westschweizer Revue “LeCartable de Clio” », in revue Traverse. Ver-mittlung von Geschichte – La transmission del’histoire. Irène Hermann ; Jonas Römer(Hg.), vol. 32, 2/2004, pp. 130-138.

Dans la dernière livraison de Traverse consacréeà la transmission de l’histoire (voir la table desmatières ci-dessous), Kurt Messmer, didacticiende l’histoire au « Pädagogisches Zentrum » deLucerne, propose une très intéressante réflexionsur ce qu’il appelle un Röstigraben de la didac-tique de l’histoire… qui n’aurait en fait aucuneraison d’exister.

Je résume d’abord l’article de façon très libre.La Suisse alémanique compte essentiellement surson grand frère du nord, non seulement pour sesmanuels d’histoire du secondaire II mais aussipour ses quatre revues de didactique de l’his-toire. Le problème c’est que dans les revues alle-mandes, en ce qui concerne l’histoire helvétique,il n’est fait allusion qu’à des questions secon-daires. Dès lors, la seule révolution libérale quin’est pas traitée dans les cahiers spéciaux de l’an-née anniversaire 1998 par exemple, c’est celle del’Etat fédéral de 1848! La faute en incombe auxhistoriens et didacticiens suisses, tant de la partiealémanique que de la partie latine. Car il existebien un Röstigraben de la didactique de l’histoire.L’exemple le plus flagrant est celui du canton deFribourg qui cultive deux concepts, un pour cha-cune de ses parties linguistiques, la partie aléma-nique travaillant de concert avec les six cantonsdu Sonderbund emmenés par Lucerne, césurequi justement remonte, encore une fois, à 1848(1845). Pourtant, de chaque côté de la Sarine,par-dessus ce fossé, on reste uni. La Suisse desenseignants d’histoire est bien coupée en deux,sans compter une sorte de Chiantigraben avec laSuisse italophone!

Or depuis bientôt trente ans se tiennent autourd’un Bodenseekreis des Journées de didactiquede l’histoire avec une orientation internatio-

Les annonces, comptes rendus et notes 301

nale mais suivies presque exclusivement pardes participants en provenance des régionsd’expression allemande de l’Europe. Et si l’onsonde la production courante de didactique del’histoire en Allemagne, on s’apercevra que lestravaux issus de la sphère d’expression fran-çaise y sont ignorés. Kurt Messmer ne chercheen aucune manière à jeter la pierre aux autreset se remet aussi en question. Il voit cependantun nouvel exemple de l’érection de la frontièredes langues en barrière dans la création duCartable de Clio, traduit en un joli « Der Schul-sack der Frau Clio », revue au sein de laquellepratiquement tout est axé sur des contribu-tions en français ou traduites de l’italien.

Au sein du relativement mauvais classement dela Suisse dans le domaine de l’éducation à lacitoyenneté en comparaison internationale, lesrégions française et italienne fournissent demeilleurs scores que la partie allemande, et lavente des premiers tomes du DHS marchemieux en Suisse romande qu’en Suisse alle-mande. Qui s’étonnera dès lors qu’une revuecomme Le Cartable de Clio démarre enRomandie ? La revue est animée par un bureaude quatre historiens didacticiens et elle bénéfi-cie d’un réseau international de correspon-dants mais dont aucun ne provient des mondesgermanique ou anglo-saxon.

Et ce qui frappe particulièrement Kurt Mess-mer, c’est l’appel de la revue aux historiens uni-versitaires pour qu’ils se préoccupent desusages publics de l’histoire et de la transmis-sion de la discipline, notamment dans l’ensei-gnement, sachant que s’il y a une nouvelle édu-cation et une nouvelle histoire, une nouvelledidactique de l’histoire peine à émerger. Juste-ment, bien des historiens se sentent plus quejamais sollicités pour descendre de la tourd’ivoire des recherches savantes et apporterleur contribution à la compréhension du passéjusque dans la société, rappelle Messmer. Lessciences historiques ne se dénigreraient nulle-ment en poursuivant une telle finalité. Ce serait

plutôt une occasion de démontrer leur effica-cité, en toute indépendance.

Suit la présentation des sept rubriques de larevue, ainsi que de l’approche compréhensiveet structurelle en neuf propositions affichéesdans le numéro 1, une approche jugée enphase avec celle préconisée également dansl’espace allemand, approche que revendiquaitd’ailleurs déjà le didacticien allemand Ebe-ling… en 1965 (pour le primaire ?) ! Dans lemonde germanique, on parle maintenant dedeux compétences clés. Celle de la reconstruc-tion : à partir des matériaux bruts et en usantde méthodes de travail spécifiques à l’histoire,les élèves peuvent se mettre à donner sens àune histoire qu’ils construisent en autonomie.Inversement, par une déconstruction à partird’une histoire rationnelle, les élèves peuventdévelopper leur capacité à l’analyse, une capa-cité à la déconstruction d’autant plus pré-cieuse que, une fois leur cursus scolaire achevé,ils n’auront plus d’autre alternative que d’êtreconfrontés à une histoire « finie ». La rédactiondu Cartable de Clio a donc opté, poursuitMessmer, pour une approche recouvrant lesdeux conceptions. Ainsi, permettre aux élèvesd’entrer dans les grandes questions à différentsniveaux, selon la formulation du Cartable deClio, recoupe tout à fait les préoccupations duprojet international de recherche FUER Ges-chichtsbewusstsein (Förderung und Entwick-lung von reflektiertem und -selbst-reflexivemGeschichtsbewusstsein).

Et Kurt Messmer de se réjouir que les principesaffichés par Le cartable soient ensuite réelle-ment transposés. En particulier dans la livrai-son de 2002 avec cinq contributions jugées« stimulantes », dont un exemple particulière-ment « convaincant » pour l’approche dedéconstruction, en ce sens qu’il fournit auxélèves les versions contrastées en provenancedes sept collections suisses de manuels d’his-toire (donc y compris alémaniques) sur laquestion des relations de la Suisse avec le

302 Le cartable de Clio, n° 4

En ce qui concerne le Bodenseekreis également,les didacticiens de la Suisse française participentaux Journées d’histoire de Blois (où Le cartablede Clio tient un stand et un forum), ainsi qu’auxJournées françaises des didactiques de l’His-toire-Géograhie. Des terreaux précieux pour laréflexion disciplinaire ou didactique, journéesauxquelles les participants affluent quasi exclu-sivement de la francophonie.

En fait, si le Cartable a lancé l’idée d’une nou-velle didactique de l’histoire, c’est bien parcequ’à l’origine, la revue dépendant d’un grouped’étude des didactiques de l’histoire affilié auWBZ/CPS de Lucerne, donc centré sur lesecondaire II, il apparaissait assez clairementque dans les établissements préparant à lamaturité, la didactique avait relativementmoins renouvelé les pratiques qu’aux autresniveaux d’enseignement.

Finalement, les premiers contacts noués avec legroupe alémanique de didactique de l’histoiredu WBZ, en particulier avec sa présidenteactuelle, Christiane Derrer de Zurich, les articlesconsacrés par le Cartable aux manuels aléma-niques, comme l’a souligné Kurt Messmer, aulancement du concours suisse d’histoire «Histo-ria» ou à l’enseignement comparé entre gym-nase hessois et lycée français, montrent un Rös-tigraben dépassé en ce qui concerne les points devue entre régions culturelles. Pour autant, celasignifie-t-il que les cultures d’enseignement del’histoire fonctionnent à l’identique ? Pour ensavoir plus, il faudrait répondre à l’appel decoopération lancé par Kurt Messmer, ouvrir Lecartable de Clio, et aussi peut-être «ein aleman-nischen Schulsack der Frau Clio», aux contribu-tions des pays anglo-saxons. Avec le risque deproduire une revue dont l’ancrage régional neconstituerait plus un caractère, voire unerichesse.

Pour la rédaction du Cartable de Clio :Pierre-Philippe Bugnard,

Universités de Fribourg et Neuchâtel

IIIe Reich durant le Second conflit mondial.Mais la formule d’une nouvelle histoire ensei-gnée n’est-elle pas dépassée ? Certains histo-riens sont devenus prudents avec l’acception« nouvelle » qu’ils associent au mouvement de68 (en fait, la nouvelle histoire, pour l’écolefrançaise, remonte au moins aux années 1940).Messmer présente alors les caractéristiquesd’une histoire enseignée plus concrète et plusglobale, à l’occasion d’un tournant sans doutemoins marquant que celui des années 1970mais qui se laisse maîtriser. «Chapeau» au Car-table de Clio, conclut Kurt Messmer, quiconstate que les questions de didactique seposent finalement de la même manière dechaque côté du Röstigraben et qu’en fait lesSuisses latine et alémanique poursuivent desbuts analogues. Et de lancer en français unappel à la coopération du Léman au Bodenseeet de Bâle à Lugano !

L’article mérite un prolongement.

L’analyse de Kurt Messmer réjouira les ensei-gnants romands et tessinois. L’hommage qu’ilrend au Cartable en montrant que l’initiatived’une revue de didactique de l’histoire enSuisse revient aux Latins sera apprécié à sa justevaleur. Nous nous rendons compte à notre tourcombien nous fonctionnons, à notre façon, dela même manière… sans le savoir. La Roman-die aussi est tournée vers son grand frère (del’ouest) qui lui fournit pour le secondaire II lesmanuels qu’elle ne produit pas et qui lui pro-pose les revues de didactique de l’histoirequ’elle ne… rédigeait pas, tout comme l’Alle-magne pour la Suisse alémanique. A cela prèsque la France ne produit qu’une seule revue dedidactique de l’histoire (celle, prolixe, de lapuissante association des professeurs d’His-toire-Géographie, mais qui est plutôt unerevue d’histoire tout court), si l’on fait excep-tion des nombreuses publications spécifiquesdes centres de recherche en didactique ratta-chés aux IUFM ou à l’INRP. Et il en va demême pour la Suisse italienne.

Les annonces, comptes rendus et notes 303

Traverse, table du volume 32Schwerpunkt

Roger Sablonier: Schweizergeschichte: ein Sonderfall?

Charles Heimberg : Comment communiquer l’his-

toire, la transmettre et la faire construire à l’école?

Interview mit Heinz Horat (von Jonas Römer): Ver-

mittlung durch Inszenierung. Das historische Museum

als «Depot» und Schauspieler als «Lagerführer»

Jeanne Pont, Irène Herrmann, Jonas Römer: Quand

l’histoire s’expose. Transmission et mise en scène du

passé dans les musées d’arts et d’histoire genevois

Evgenija Kolomenskaja : Russie : Un présent aux

passés pluriels

Irène Herrmann: L’histoire entre Eltsine et Poutine.

La vision du passé dans le discours politique russe

Boriana Panayotova: Les limites des transformations

possibles au récit scolaire d’histoire nationale en

Bulgarie

Frédéric Demers: Fiction sérielle et conscience histo-

rique dans le Québec d’aujourd’hui

Gerald Munier: Geschichte im Comic. Können erns-

thafte historische Themen auch in Form von Bilderges-

chichten behandelt werden?

Debatte:

Peter Kamber: Hitler als «Charismatiker»? – «Zwei-

ter Dreissigjähriger Krieg?» Zur Kritik an Hans Ulrich

Wehlers «Deutscher Gesellschaftsgeschichte»

Kurt Messmer: Der geschichtsdidaktische Röstigra-

ben. Anmerkungen aus der Deutschschweiz zur West-

schweizer Revue «Le cartable de Clio»

Aldo Schiavone, L’histoire brisée. La Romeantique et l’Occident moderne, Paris, Belin,2003 (édition originale : 1996), 287 pages.

Jérôme Baschet, La civilisation féodale. Del’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris,Aubier, 2004, 565 pages.

L’enseignement de l’histoire se doit de tenircompte de l’évolution de la recherche et des nou-veaux travaux des historiens. Il est même sou-haitable que, d’une manière générale, il sache sefonder sur les œuvres de ces historiens, même lesplus récentes, et en présenter la substance.

Depuis que l’histoire est enseignée, sa présen-tation repose invariablement sur les quatre oucinq « grandes vieilles » de la périodisation, laPréhistoire, selon les cas, puis la succession del’Antiquité, du Moyen Age, des Tempsmodernes et de l’Epoque contemporaine. Cetteconstruction est souvent donnée à voir commeune évidence linéaire et l’histoire enseignée n’aguère l’habitude de la discuter ou d’en montrerl’origine. Deux ouvrages récents nous permet-tent pourtant, aujourd’hui, d’engager d’utilesréflexions sur cette thématique.

Dans L’histoire brisée, Aldo Schiavone repose laquestion du déclin de la civilisation antique etde son lien réel avec la modernité. Pourquoicette civilisation a-t-elle dû s’éteindre et tom-ber ainsi en ruines ? Pourquoi la civilisationmoderne a-t-elle dû s’affirmer en se référant àl’Antiquité ? Et surtout, cette référence « conti-nuiste » était-elle vraiment pertinente ?

En réalité, l’analyse précise de cette civilisationantique, romaine en particulier, mène l’auteurà mettre en évidence le fait qu’elle était fort dif-férente des représentations que l’on s’en estfaites beaucoup plus tard. Il souligne en parti-culier que les classes dominantes de ce temps-là, celles qui nous ont produit l’essentiel destraces qui ont rendu possible le travail histo-rique, vivaient dans un sentiment de bien-êtrequi était dépourvu de toute aspiration à amé-liorer leur sort, ce qui découlait de la percep-tion des limites indépassables du monde. Celaétant, nous dit Schiavone, « si la civilisation

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gréco-romaine, a pu se laisser si durablementenfermer par les modernes dans un modèle deperfection coupé des réalités de la vie, si nous enavons conservé si longtemps cette vision selonlaquelle la politique, les savoirs, les passions, lescaractères, les arts, les institutions semblaient secristalliser dans le vide d’un pur jeu de formes, sicette culture continue à donner d’elle la repré-sentation enchantée d’une perfection stylistiquesuspendue en dehors de l’histoire », c’est là un« isolement trompeur ». En effet, il y avait alors« une sorte d’espace mort de la civilisationhumaine », il y avait « un trou noir de la vie collective » constitué par la vie matérielle et productive.

De fait, ces élites des temps anciens n’avaientpas de pensée économique et Cicéron ne man-quait pas de mépriser « les gains de tous les sala-riés dont c’est la peine et non pas l’habileté qu’onpaie ». Mais ce continent caché, pas même dotéd’une terminologie dans les langues grecque etlatine, ne pouvait l’être qu’au prix de la servi-tude du plus grand nombre. Le prestige de lacivilisation dépendait de l’esclavagisme, c’est-à-dire de la multitude de ceux qui devaient tra-vailler, le plus souvent dans des conditionsépouvantables. De leur côté, les savants del’Antiquité n’ont jamais cherché à remédier àcette situation, ils n’ont pas inventé demachines, ils n’étaient surtout en quête d’au-cune utilité matérielle et immédiate au bout deleurs réflexions. Dans un récit de Plutarque, onvoit par exemple Archimède céder exception-nellement à son refus de la concrétisation deses plans parce que sa ville de Syracuse étaitassiégée et que ses machines pouvaient lancerdes projectiles et repousser les navires ennemis.

L’idée moderne d’un retour à l’époque clas-sique était donc une affaire de représentations.C’était la quête d’une supériorité supposée,mais qui reposait sur d’autres bases, ou sur unmalentendu. « La révolution de la modernitéeuropéenne a été avant tout la suppression de lalimite : non seulement des obstacles qui avaient

bloqué la civilisation antique, mais de la naturemême de la limite comme barrière infranchis-sable, de la cyclicité comme destin ». La référenceà l’Antiquité n’était donc que partielle, elle sejouait des limites au niveau de l’espace commeà celui du temps et de l’horizon d’attente, elles’accompagnait de l’émergence d’une véritablepensée économique. La croissance et la mon-dialisation n’ont pas été inspirées par le passéantique.

« Nous savons aujourd’hui ce qui allait advenir,quelle catastrophe s’apprêtait à dévorer cemonde», note Schiavone au début de son étude.Or, sa réflexion sur la réalité des liens entre lesanciens et les modernes reste discrète surl’époque médiévale. Alors qu’un ouvrage dumédiéviste Jérôme Baschet renverse justementla perspective et nous propose une thèse auda-cieuse : c’est dans la civilisation féodale et sonprolongement au cours de l’époque moderneque se trouve la source de cette dynamiqueoccidentale qui a fait conquérir, dominer etsouffrir le Nouveau Monde en y transportantune bonne part de son univers mental. C’est laféodalité qui a fait naître le capitalisme. C’estdonc aussi de cette civilisation féodale, et passeulement de l’Antiquité qu’elle se représentait,que la modernité s’est inspirée, peut-être sansle savoir, ou sans vouloir le savoir.

Le livre de Baschet prolonge un cours universi-taire donné à un public mexicain. Dans unepremière partie, il propose une synthèse chro-nologique des grandes périodes de cette civili-sation féodale européenne, non sans décons-truire au passage quelques stéréotypes inventéspar l’historiographie nationale du XIXe sièclecomme par exemple une vision dépréciative dela fragmentation féodale ou l’insistance sur unestagnation de cette société que les faits neconfirment pas. Il décrit les obligations réci-proques et les rapports de domination qui ontrégi le féodalisme. Il montre aussi le rôle del’Eglise, l’institution dominante de cette sociétéféodale, celle qui lui a donné une perspective

Les annonces, comptes rendus et notes 305

d’unité et une dimension impériale. Uneseconde partie plus thématique, et très stimu-lante, met l’accent sur des aspects fondamen-taux comme les cadres temporels, la structura-tion spatiale, les rapports de parenté ou le rôledes images. L’ouvrage est d’ailleurs parseméd’illustrations, au sens plein du terme, c’est-à-dire de documents iconographiques quiconcrétisent les affirmations d’un auteur quiest un fin analyste de l’imagerie médiévale.

« Nous sommes des nains posés sur les épaules degéants, mais nous voyons plus loin qu’eux ».Cette formule de Bernard de Chartres, auXIIe siècle, évoquait très subtilement les pen-seurs du passé et l’immense héritage qu’ilsavaient laissé tout en suggérant, ce qui étaitparticulièrement rare au Moyen Age, que ceuxdu présent pourraient les dépasser. Les histo-riens comme Jacques Le Goff ou JérômeBaschet qui plaident pour l’idée d’un longMoyen Age qui aurait duré jusqu’au XVIIIe,voire au XIXe siècle, s’intéressent notamment àla manière dont les hommes d’alors ont perçule temps, le passé et son champ d’expérience,l’avenir et son horizon d’attente. Ils font mêmevaloir que de réformes en renaissances, lesmouvements d’idées de l’époque dite «moderne»ont prolongé ceux de l’époque médiévale en seprévalant d’un retour au passé, c’est-à-dired’un retour « à la pureté perdue de la règle origi-nelle ». Ce n’est ainsi qu’au XIXe siècle que l’onévoquera, notamment avec Karl Marx, desrévolutions dont la poésie se situerait dansl’avenir, dans un avenir de progrès encorejamais imaginé.

Au cours du Moyen Age, le futur terrestre del’humanité devait être en principe une répéti-tion de l’expérience passée, « mais l’attente d’unhorizon neuf [était] projeté dans l’eschatologie »,c’est-à-dire dans la fin du monde, au Jugementdernier. L’existence de cet horizon d’attente,fût-elle si religieusement connotée, constituaitdès lors un fait nouveau eu égard à son absencechez les hommes de l’Antiquité. Parmi beau-

coup d’autres commentaires, informations etanalyses, l’ouvrage de Jérôme Baschet nousaide aussi à mieux percevoir la spécificité de ceque nous projetons aujourd’hui dans l’avenir,des espoirs de progrès, bien sûr, mais égale-ment, davantage encore en ce nouveau siècle,l’appréhension d’une régression sociale etintellectuelle déjà observée au cours de l’his-toire et malheureusement toujours possible.

Charles Heimberg, Institut de Formation des Maîtres (IFMES), Genève

Loïc Chalmel, Réseaux philanthropinistes etpédagogie au 18e siècle, Berne, Peter Lang,« Exploration. Education : Histoire et pensée »,2004, 270 pages.

On ne s’est plus guère avisé, depuis FerdinandBuisson et son célèbre dictionnaire de 1911, del’importance des réseaux, quasi européens, quides établissements d’éducation philanthropi-nistes aux Loges maçonniques, en passant par unassociationnisme intellectuel et privé actif, diffu-sent et appliquent les plans d’études modernesen gestation entre Comenius et Rousseau.

Alliant analyses comparatives et traitement desources, l’ouvrage démarre sur un récit : ledéroulement d’un examen public en 1776organisé au Philanthropinum de Dessau (Anhalt).Il s’agit de démontrer l’efficacité de la méthodephilantropiniste issue de la théorie éducative de

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Basedow dont la genèse et la diffusion consti-tuent un des objets centraux de cette passion-nante étude. L’examen débouche d’ailleurs surun concert de louanges. Les visiteurs ébahiss’aperçoivent qu’en classe hétérogène des enfantsde 7 ou 8 ans instruits depuis une année et demiepeuvent parler couramment français et latin! Telest le résultat d’une vision pédagogique quiconditionne la progression des apprentissagespar une formation des maîtres de qualité. Lesmaîtres reçoivent d’ailleurs du prince de Anhaltle titre de professeur… mais pas les moyensfinanciers qu’ils escomptaient de leur démons-tration. Performante, la pédagogie ne peut guèreespérer plus qu’un éloge et c’est sans doute ce quifait qu’elle peine à le rester sans discontinuer.

Alors, d’où vient une méthode aux résultatsapparemment si probants ? Loïc Chalmel, pro-fesseur des Universités et fondateur du Conseilscientifique du musée Oberlin de Waldersbachen Alsace, fait justement l’histoire pionnièred’une modernité pédagogique qu’il circonscritau « couloir rhénan » tout au long duquel secroisent au XVIIIe siècle reliquats d’huma-nisme, lumières et Aufklärung, piétismes, ratio-nalisme critique ou mysticisme irrationnel,Sturm und Drang et romantisme… au nomd’une «Réforme» susceptible de conduire à laRévolution. Quatre jeunes maîtres, regroupésautour de Basedow à Dessau, dans ce quideviendra le Philanthropinum, décident deconsacrer leur vie à mettre en valeur le capitalhérité de Rousseau. Ils feront bien plus que cela.En alliant théologie et pédagogie, ils raniment laflamme de la didactique en rejetant la religionrévélée au profit d’une religion naturelle (ce quientraîne d’aborder l’environnement de façonempirique) et en proposant un apprentissage deslangues en immersion et en interdisciplinarité(ce qui conduit à faire d’élèves compris partoutles prosélytes d’un homme nouveau: religieux etphilanthrope. D’ailleurs est-ce dissociable ?).

L’expérience conduite par le grison Planta, pré-sentée au cœur de l’ouvrage, est à ce titre

symptomatique : examiner méthodiquementles vérités divines afin d’éradiquer la supersti-tion, enseigner les langues anciennes etmodernes en formant des classes cosmopolites,éduquer à la citoyenneté (pour reprendre l’éti-quette d’un concept actuel) en instituantl’école en République dont les discours et lajustice sont rédigés et rendue en quatre languespar les élèves, réaliser des collections qui per-mettent d’utiliser les langues, cultiver le chantpopulaire éducatif ou pratiquer les exercicesphysiques… tout concourt dans le séminairede Haldenstein à expérimenter les préceptes del’Emile et à constituer un espace pionnier desprincipes philanthropinistes.

Sinon, impossible de faire état de toutes lesinfluences qui ont concouru au modelage de laméthode recherchant l’harmonie entre les for-mations de l’esprit, du corps et du cœur,modernité qui sera d’ailleurs aussi celle de Pes-talozzi. Chalmel souligne à juste titre que laméthode illustre des « nouveautés » souventattribuées à l’éducation nouvelle : éducation àla citoyenneté et à l’environnement, éveil del’intérêt de l’enfant au monde et à la nature,apprentissage précoce des langues vivantes, uti-lisation des médias (l’image en tant que substi-tut à toute réalité hors de portée visuelle de laclasse), correspondance scolaire, développe-ment des habiletés manuelles et artistiques…Mais n’est-ce pas déjà un programme que n’au-rait pas même renié un Mathurin Cordier, lemaître de Calvin ?

Finalement, la méthode philanthropiniste, cen-trée sur des élèves enseignés par des maîtresouverts à l’articulation théorie-pratique, neréalise-t-elle pas l’utopie intemporelle de cos-mopolitisme moral, intellectuel et pratique ?L’échec politique du mouvement (l’Ecole Nor-male de l’An III préférera abreuver les futursinstituteurs de la Nation de pensées savantesplutôt que de les former au modèle philanthro-piniste du compagnonnage) ne doit pas occulterles réussites pédagogiques que le mouvement

Les annonces, comptes rendus et notes 307

enregistre au-delà même du couloir rhénan etla flamme des pédagogies naturelles qu’il trans-met ainsi jusqu’à l’éducation nouvelle.

Pierre-Philippe Bugnard,Universités de Fribourg et Neuchâtel

Danièle Périsset Bagnoud, Vocation : régent,institutrice. Jeux et enjeux autour des Ecolesnormales du Valais romand (1846-1994), SionVallesia, Archives de l’Etat du Valais 2003,thèse FAPSE, Université de Genève, 454 pages.

Ce n’est pas à proprement parler l’histoire sui-vie des 150 volées de régents et d’institutricesdes Ecoles normales de Sion dont la mission, àl’origine, était de maintenir la vallée en l’état,d’enrayer l’exode des montagnes et de préser-ver l’ordre rural-chrétien, moyennant unemodeste évasion sociale villageoise, à l’issued’une sélection acquise au prix d’une dictée àmoins de six fautes. Même si tout cela apparaîtdans la clôture de l’internat, de la conditiond’institutrice ou de l’état de régent, à traversune évolution qui conduit ce corps enseignant,par les transformations de l’Ecole normale, dela précarité matérielle et sociale à une forma-tion universitaire consolidant son accession à laclasse moyenne. D’ailleurs, les textes exhumésrécemment pour les 150 ans des revues péda-gogiques valaisannes montrent que ces mis-sionnaires laïques ont fait plus que de donner

des leçons de choses édifiantes ou de se confi-ner dans les méthodes traditionnelles.

En fait, il s’agit bien de l’histoire d’une institu-tion et donc, en respect des canons inhérentsau genre, d’une chronique basée sur dessources administratives, suivies au fil du temps,à la recherche du moment où il se passe enfinquelque chose. Voilà ce qui est d’abord pas-sionnant, cette incertitude qui contribue àrendre cruciaux tant d’instants croqués dans levif d’une histoire quasi immobile où l’événe-ment réside, une fois les choses installées, dansla régulation, la consolidation, la confirmation,la tranquillité, l’âge d’or, l’équilibre… jus-qu’aux turbulences suscitant des résistancesque seules finalement une révolution écono-mique doublée d’une révolution des mentali-tés, sans doute comme partout, feront céder.Les directions religieuses des Ecoles normalesassistent impuissantes à l’influence croissantedes experts des coordinations romandes pourles méthodes ou les projets éducatifs, perdantrapidement les clés d’un magistère confié,abandonné, protégé et soudain dépassé, avantde se voir asséner le coup de grâce de la trans-formation en institut de formation profession-nelle tertiaire, conforme à l’ère nouvelle.

La problématique à laquelle ne peut échapperune thèse d’histoire, d’histoire de l’éducation,hormis celle d’examiner un pan inconnu ouétrange du passé, c’est celle de la perception deruptures, des phases essentielles d’un change-ment dont tout historien rêvera qu’il soit coper-nicien. Dans cette belle édition des Archives del’Etat du Valais d’une thèse soutenue à la FAPSEde l’Université de Genève (direction PhilippePerrenoud), les ruptures apparaissent plutôt auterme de la chronique, logiquement, puisque ledécoupage adopté est linéaire, pour un récitconstruit par qui en connaît d’avance la fin : unessai de cogestion, l’abandon des ancrages agri-cole et ménager, ainsi que de l’internat obliga-toire, la laïcisation de la direction et du person-nel enseignant, la mixité, l’instauration de la

308 Le cartable de Clio, n° 4

formation professionnelle. Au terme de cettepatiente mise en scène, on assiste donc à lamutation majeure que l’institution héroïne dutravail subit de facto vers 1970 : la révolution dela laïcisation prévue de jure depuis 1848 aumoins, décalage révélateur des résistances valai-sannes. La thèse démarre d’ailleurs sur unexcursus autour de « tradition» et «modernité»qui emprunte davantage à la littérature sociolo-gique voire anthropologique qu’à celle dessciences historiques, d’où son intérêt. Et si deprime abord on peut se sentir privé d’uneréflexion sur la modernité de la pédagogie auregard des Temps modernes et donc sur sa post-modernité au regard de notre propre contem-poranéité, les champs pédagogique et didac-tique n’étant pas traités de front, sans doute parun défaut d’archives, l’omission apparaîtensuite moins cruelle. Est-ce cela qui expliquepourquoi la bibliographie tranche avec lesrègles de l’archivistique historienne, deux destrois rubriques, celles consacrées aux sources,révélant par ailleurs une discrétion peu com-mune eu égard à l’ampleur de la transposition?Louable en revanche l’effort de typologie ini-tial, prétexte à une présentation des systèmesnormaliens francophones, en fonction durégime politique – confessionnel ou laïque –des Etats, et le classement – attendu – du Valaisdans la catégorie des pays à majorité politiqueet confessionnelle stable.

Le destin des Ecoles normales de Sion, celle desrégents et celle des institutrices, se lit donc aurythme de la société valaisanne, ce qui va fina-lement de soi puisqu’il est démontré qu’ellessont intrinsèquement liées. Durant le premierdemi-siècle au moins, il y a un paradigmevalaisan du ghetto catholique en Suisse protes-tante, où, indépendamment de la majoritégouvernementale, le facteur religieux estsublimé et où l’école de la démocratie chré-tienne, par ses instituteurs liges, est chargée desouder un canton de bourgeoisies et de com-munes en le préservant des dangers extérieurs :d’abord la centralisation radicale protestante et

le libéralisme, ensuite la révolution sociale et lebolchevisme. Cela tient tant que la « société tra-ditionnelle » tient, c’est-à-dire tant que « lesenjeux sociaux rejoignent ceux du système édu-catif », soit jusqu’au tournant des années 1970.La périodisation est pertinente. Dans le pre-mier demi-siècle de son histoire, l’Ecole nor-male sert à conforter le clergé et l’Etat dansl’installation de la démocratie représentative.Puis, avec l’industrialisation et la laïcisationmontantes sinon menaçantes, elle commence àjouer le nouveau rôle qui lui est dévolu etqu’elle tiendra un siècle durant : perpétuer latradition (circonscrite à la culture catholique)« créée dans un dessein politique ». On songeraitvolontiers, dans ce cas de figure, au conceptd’invention de la tradition émis par Hobs-bawm, au sein duquel l’Ecole normale pourraitalors figurer comme lieu de mémoire, aux rôlesque l’historiographie anglo-saxonne a repérépour l’élite soumise aux humanités classiquesou l’historiographie française pour celle confi-née à la pédagogie « normale ». Mais ce n’estmanifestement pas l’approche choisie et on nesaura donc pas en quoi l’abandon de la fonc-tion séminariale de l’Ecole normale et de saclôture d’autoreproduction, au profit d’uneHEP tertiaire à laquelle auront accès des bache-liers, tient à la démocratisation des études, à la mutation d’une école ségréguant en deux cultures deux humanités inégales socialement…D’autres chantiers pourraient donc nourrirencore la thèse. Les «ouvertures» proposées enconclusion, comme il sied à toute bonne problé-matique, vont d’ailleurs dans ce sens. J’en for-mulerais quelques unes en fonction desappoints les plus urgents. D’abord les contenus,tirés d’une culture décrétée par les élites canto-nales si l’on suit la conclusion, quels sont-ils plusexactement? S’il s’agit de la culture que le corpsenseignant est «chargé d’inscrire définitivementdans l’habitus de chaque jeune Valaisanne etValaisan», on aurait beaucoup à apprendre del’impact des savoirs enseignables que recèlentpar exemple abécédaires ou livres de lecture,voire des savoirs enseignés et appris que révèle la

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boîte noire des copies d’élèves quand elles sontconservées. Qu’a-t-on dit aux normaliens dupremier livre de lecture unique à 100 illustra-tions introduit en 1904? A-t-il exercé l’influencede son homologue du Tour de la France par deuxenfants dans l’inculcation par l’image et le textedes valeurs rurales au sein des leçons de choses?La littérature administrative qui sert de sourcequasi exclusive, apparemment, n’en dit rien.Traiter la question serait examiner la pertinencedu postulat de la reproduction, posé plus quedémontré. Mais s’il s’agit de la culture enseignéeau corps enseignant, comment apprécier l’effetde textes classiques dictés sur la formation intel-lectuelle de normaliens? Cela suffit-il à faire une« culture générale » susceptible de contrasteravec l’illettrisme des recrues? S’agit-il de simplesnotions d’humanités primaires auxquelles tien-nent des marianistes ou des ursulines, et dont ilfaudrait encore mesurer la nature et la portée,ou d’une heuristique ouvrant un accès à la cul-ture scientifique et aux sciences humaines? Laréférence à un concept clé de l’histoire de l’édu-cation, celui du passage de l’école en deux ordresséparés et réservés à celle en trois degrés succes-sifs pour tous, permettrait de repérer la placeque les mentalités, les structures institution-nelles ou les acteurs prennent dans l’évolutionde l’alphabétisation de masse à la démocratisa-tion des études. Tant que la culture de l’ordre duprimaire n’est pas étroitement circonscrite, lerôle qu’elle joue dans ce qui finalement auraitpu être une histoire des mœurs ne saurait méca-niquement découler de la fameuse «reproduc-tion». Pourquoi l’histoire de l’éducation, depuisun tiers de siècle que l’explication est… repro-duite, n’apporterait-elle pas sa pierre à la cri-tique bourdieusienne en soumettant les critèresde la permanence aux temporalités longues quiscandent les états de chose perçus par les cou-rants sociologiques?

Dans l’immense éventail des aspects présentés,il faut au moins encore signaler le beau cha-pitre du « long fleuve tranquille » consacré àl’école normale des institutrices sur la durée

d’un siècle, un pan d’étude de genre, théma-tique, le seul qui rompt avec le tropismelinéaire, ainsi qu’un symbole habilement sug-géré : celui de la mutation scolaire accompa-gnant la mutation de la société. Signe tangibledu primat de l’économie sur l’éducation(l’autre renversement copernicien, peut-être,avec celui de la laïcité), c’est en effet la nouvelleécole d’ingénieur qui investit les beaux bâti-ments édifiés pour l’Ecole normale des garçonsdans les années 1950 sur une position presti-gieuse, au sommet de la ville, à une époque oùle magistère scolaire s’inscrivait encore au fron-ton du panorama de la capitale. En consé-quence, les deux anciennes sections en déclind’effectifs sont regroupées dans l’ancienneEcole normale des filles, sur un site effacé maiscommode. Autant de transferts qui sonnent leglas des congrégations enseignantes… à la find’un siècle qui avait commencé avec leur exodevers les cantons suisses catholiques, notam-ment, sous l’effet des lois de laïcisation de laIIIe République !

Pierre-Philippe Bugnard,Universités de Fribourg et Neuchâtel

Le Dictionnaire historique de la Suisse : outilpédagogique ?

Le cartable de Clio, joli nom pour une revuetraitant de l’enseignement de l’histoire ! Le Dic-tionnaire historique de la Suisse (DHS) y trou-vera-t-il sa place ? Autant l’avouer tout de suite,les bons trois kilos de chaque volume donne-raient des maux de dos aux écoliers et étu-diants qui le porteraient dans leur sac à dos.Plus sérieusement, comment le DHS pourrait-il être employé lors de leçons d’histoire ? Uneprésentation de l’ouvrage montrera ses qualitéset ses limites pédagogiques.

Lorsque le projet d’un nouveau dictionnairehistorique a pris forme dans les années 1980,son but était de remplacer l’ancien Dictionnaire

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historique et biographique de la Suisse (DHBS),publié de 1921 à 1934, et de mettre à disposi-tion d’un large public un ouvrage de référencetenant compte de l’historiographie récente.Outre les historiens, professionnels ou ama-teurs, il devait aussi être accessible à toute per-sonne intéressée par le passé de la Suisse. Per-sonnellement, j’ai toujours pensé que le lecteurtype du DHS serait l’étudiant préparant unséminaire.

Cette ambition a pour conséquence que lestextes doivent être les plus clairs possible et évi-ter le jargon, ce qui est encore facile dans ledomaine historique. Cela entraîne aussi queleur longueur a volontairement été limitée, lamajorité des notices tenant sur un tiers ou unedemi-colonne.

Douze volumes et trois éditionsVu l’ampleur du sujet, l’histoire du territoire dela Suisse actuelle de la Préhistoire au début duXXIe siècle, les initiateurs du projet ont prévuun dictionnaire en douze volumes. Ceux-ci neseront pas de trop pour présenter tout ce quitouche à l’histoire de l’homme (on écarteral’histoire de la terre, sauf quelques articles spé-cifiques comme les glaciations). En effet, outreles domaines traditionnels de l’histoire poli-tique et institutionnelle, le DHS touche à l’his-toire économique et sociale, ainsi qu’à celle desidées et des mentalités. Comme Térence, nouspourrions dire que « rien de ce qui est humainne [nous] est étranger. »

L’ancien DHBS avait paru en deux éditions,l’une française et l’autre allemande. Pour desraisons culturelles et politiques, le DHS sorten trois éditions, la troisième étant l’italienne.A ces trois, il faut encore ajouter un volume enrumantsch-grischun, le Lexicon istoric gri-schun (LIR). Chaque article du DHS est écritdans l’une des trois langues et traduit dans lesdeux autres, l’allemand comptant environ70 % de textes originaux, le français 25 % etl’italien 5 %.

Quel contenu ?Le DHS est un dictionnaire alphabétique, lepremier volume commence donc par la lettre Aet le dernier se terminera par la biographie duthéologien bernois Friedrich Ferdinand Zyro. Ilcomprend des biographies (la majorité desarticles, environ 22 000 entrées), quelquesarticles consacrés à l’histoire d’une famille, desarticles géographiques et des articles théma-tiques.

Les biographies sont en général courtes, quinzeà vingt lignes. Un nombre restreint de person-nalités a droit à 35 lignes et une poignée d’entreelles à 70 lignes. Dans ce dernier cas du reste, lavie elle-même forme une partie seulement dutexte, le reste étant réservé à l’historiographie.Ces biographies sont rédigées selon un schémaassez contraignant ce qui doit permettre despoints de comparaison d’une personne àl’autre. Elles présentent l’individu et sa famille,son origine sociale, sa formation et sa carrière.Les liens avec les autres membres de la famillequi figurent aussi dans le dictionnaire sontindiqués par des renvois, sans oublier laparenté maternelle. Il est possible ainsi de repé-rer des réseaux familiaux (des dynasties desavants par exemple), mais aussi des « hommesnouveaux ». Il est probable que les biographiesseront les textes les plus consultés du DHS. Lechoix de ces personnalités a été fait par larédaction centrale avec la collaboration de prèsde deux cents conseillers scientifiques, respon-sables soit de l’histoire d’un canton, soit d’unthème précis (musique, militaire, droit, etc.).Politiciens, savants, théologiens, syndicalistes,grands commis de l’Etat, féministes, artistes,médecins, ingénieurs et bien d’autres ont leurentrée. La condition pour figurer dans le DHSest, outre une certaine notoriété, d’être néavant 1936 (ou alors être décédé, conseillerfédéral ou Prix Nobel). Ces petits textesdevraient permettre au lecteur de se faire rapi-dement une idée d’un personnage, ce qui peutséduire des professeurs ou des étudiants pres-sés. Il faut ajouter que, dans la mesure du

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possible, l’article est complété par une biblio-graphie qui donne des pistes pour en savoirplus. C’est donc une porte d’entrée utile pourtoute personne devant se renseigner sur unindividu. Les articles sur les familles sont enprincipe une synthèse et non une énumérationde noms. Peu nombreux, ils sont censés donnerl’essentiel, de la première mention de l’ancêtreà l’extinction éventuelle, en insistant sur le rôlesocial, la fortune, les alliances.

Les articles géographiques sont un peu plus de3000. Leur choix fut le plus simple, puisque larédaction a décidé de prendre en compte tousles cantons, toutes les communes, d’y ajouterquelques sites archéologiques, des cours d’eau,des montagnes et des cols ayant joué un rôlehistorique, sans oublier tous les pays actuelsavec lesquels la Suisse entretient ou a entretenudes contacts. Comme pour les biographies, unschéma a été imposé aux auteurs pour quetoutes les époques soient traitées de manièreéquitable, que les différents aspects de la vielocale soient représentés. L’histoire d’unerégion pourrait ainsi être étudiée en consultantles notices des communes qui la composent.Quant aux textes sur les cantons, les plus longsdu DHS, ils sont de petites monographies dequelques dizaines de pages, enrichies encored’une abondante bibliographie. Les textes surles Alpes et le Jura permettent d’aborder unerégion sous divers angles, en négligeant lesfrontières cantonales.

Les articles thématiques enfin forment unepart importante du dictionnaire. Quelque 3000entrées dont une majorité fait une demi, uneou deux colonnes. La variété des thèmes a faitque le choix a été difficile et long. Si certainssujets s’imposaient (les deux conflits mondiauxet la crise pour le XXe siècle), d’autres étaientmoins évidents de prime abord. La rédaction aretenu par exemple les partis politiques et lessyndicats. Toutes les institutions sont présen-tées en détail, non seulement statiquementcomme le ferait un manuel d’instruction

civique, mais aussi dans leur profondeur tem-porelle : parlement, gouvernement, adminis-tration, principales fonctions publiques, tantau niveau fédéral que dans les cantons ou lescommunes. Ce type d’articles, accompagnés degraphiques ou de tableaux détaillés, devraitrendre service aux utilisateurs scolaires, maîtreset élèves. Les institutions antiques (civitas, colo-nia), médiévales et modernes ne sont pasoubliées. Le droit avec par exemple des articlessur la codification, les peines, le droit pénal,civil, privé) est un chapitre important, que l’ontrouve assez groupé dans les éditions françaiseet italienne (droit, diritto), mais éparpillé dansplusieurs volumes dans l’édition allemande, lalangue imposant bien sûr certaines contraintes.L’histoire économique et sociale, peu traitéedans les ouvrages anciens, est abondante dansle DHS. Secteurs et branches, entreprises, pro-duits, agents énergétiques, ont leur place, del’économie ancienne à la plus récente. Lesmouvements sociaux (troubles d’AncienRégime, grèves et autres), les groupes de pres-sion, les populations marginales sont évoquéesdans des dizaines de notices, des renvois per-mettant de circuler du général au particulierou vice-versa. La culture n’est pas la parentepauvre avec des articles sur tout ce qui toucheaux religions et à la vie religieuse, aux arts, àl’école, aux mentalités, aux idéologies. Que l’ons’intéresse aux dominicains en Suisse ou aumouvement dada, on trouvera quelques lignes,en l’occurrence environ 150 pour les premierset 50 pour le second. Des tableaux (donnéeschiffrées, parfois listes de noms) sont considé-rés comme faisant partie du texte (chiffres depopulation, nombre d’élus au Parlement fédé-ral pour les principaux partis par exemple).

L’illustrationLe dictionnaire, qui a reçu en 2004 l’un des prixdes plus beaux livres décerné par l’Office fédéralde la culture, est largement illustré. Mais cetteillustration n’est pas là seulement pour « fairejoli». Bien au contraire, elle complète les textes,précise ou éclaire certains points. Elle a aussi une

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fonction compensatrice : si un article traitantd’un sujet valable pour toute la Suisse a privilé-gié exagérément une région linguistique, ellepermet de corriger le tir en choisissant l’image

dans une autre partie du pays. Les reproductions(portraits, vues, objets, scènes) sont un supportpédagogique varié. Pourquoi ne pas traiterd’une votation en étudiant une ou des affiches

EMPLOI (CRÉATION D’)Majoritairement socialiste depuis les élections de 1933, la municipalité de Lausanne met en chan-tier de grands travaux urbains pour donner du travail aux chômeurs. De 1936 à 1937, la réalisa-tion des bains publics de Bellerive répond à cet objectif, les autorités décidant même «d’interdirel’emploi de pelleteuses mécaniques en considération de l’état du marché du travail».

Chantier du grand bassin de la plage de Bellerive à Lausanne en 1937 (Musée historique de Lausanne,album de l’entreprise Losinger).

Les annonces, comptes rendus et notes 313

qui lui sont consacrées? La rédaction iconogra-phique a largement utilisé ce genre d’illustra-tions et l’exercice ne devrait pas être trop diffi-cile à organiser. L’accent a été aussi mis sur lesphotographies, images parlantes dès la fin duXIXe siècle : familles endimanchées, travailleursmis en scène, gymnastes en ligne sont des docu-ments à ne pas négliger. Les reproductions per-mettent aussi de rendre hommage aux artistes,plus ou moins connus, dans des articles qui nesont pas systématiquement ceux de leur vie.

De nombreuses cartes sont données pour lesarticles géographiques, en particulier pour ceuxtraitant des cantons et des villes. C’est ainsi quele développement urbain est illustré dans deuxvoire trois cartes pour chaque grande ville, dunoyau primitif à l’agglomération actuelle. Adéfaut des professeurs d’histoire, ceux de géo-

graphie humaine devraient pouvoir en faireleur miel. Des infographies (nombre d’élèvespar classe ou d’heures de travaux ménagerspour citer deux cas récemment produits parl’équipe iconographique) enrichissent les pagesdu DHS. Les institutions cantonales d’AncienRégime sont systématiquement données, ce quifavorisera à la fois l’étude des différences, maisaussi des ressemblances entre cette mosaïqued’Etats. Le dictionnaire favorise une meilleureconnaissance des autres cantons.

L’avancement des travauxLe DHS est né en 1988 sous le parrainage del’Académie suisse des sciences humaines et dela Société générale suisse d’histoire (depuis2002, Société suisse d’histoire). Le volume 3sort de presse en automne 2004 et le douzièmedevrait paraître vers 2012. L’entreprise est donc

ÉCONOMIE DE GUERRE

Durant la Première Guerre mondiale, les hangars des grands dirigeables (zeppelins) de Lucernesont utilisés pour stocker la paille (Archives fédérales, Berne, FS, E.27 1.Weltkrieg).

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de longue haleine. Depuis ses débuts, elle a vuse multiplier le nombre de collaborateurs à larédaction centrale (les équipes française et alle-mande sont basées à Berne, l’équipe italienne àBellinzone) et celui des auteurs croître au fildes années. Actuellement, plus de 2000 histo-riens, professionnels ou amateurs éclairés, ontfourni des articles au dictionnaire, sans parlerde plus de 200 conseillers scientifiques et dequelques dizaines de traducteurs, dont le tra-vail est vital pour une entreprise trilingue.

La liste des entrées était prête dans ses grandeslignes en 1991, les premiers articles ont été

commandés cette même année, les traductionsont suivi, le tout étant géré par une équipe adhoc de personnel administratif. En 1998, laFondation Dictionnaire historique de la Suissepubliait sur Internet les articles disponibles. Lesite (www.dhs.ch) est gratuit, mais il se limiteaux textes et aux tableaux, les illustrations étantréservées pour le moment à l’édition impri-mée. Le premier volume est sorti en automne2002 et la rédaction devrait poursuivre aurythme d’un volume annuel. De fait, ce tomeest triple et cela représente chaque annéequelque 2500 pages à relire pour le petit groupeinterne de la rédaction centrale, les éditeurs

ÉLITESConstruite sur le modèle des anciens cycles représentant les cycles de la vie, appelés aussi théâtresdu monde, la caricature se moque du cursus honorum qui mène de l’avocat-journaliste auconseiller fédéral et qui s’achève avec la direction d’une banque ou d’une compagnie de cheminde fer. Quelques rimes accompagnent le dessin pour souligner l’utilité des relations socialesnécessaires à une telle carrière.

Caricature stigmatisant les nouvelles élites, parue dans le Postheiri du 12 juillet 1873 (Universitäts-bibliothek Basel).

Les annonces, comptes rendus et notes 315

(Schwabe à Bâle pour l’édition allemande,Attinger à Hauterive pour la française et Dadòpour l’italienne) relisant leur propre volume.Le DHS est pour le moment incomplet et c’estson plus grand défaut pour être un outil péda-gogique efficace. Il est clair que le jour où tousles volumes seront sortis, son utilisation dansles écoles sera beaucoup plus évidente. A la finde l’opération « livres », il est prévu de conti-nuer à mettre à jour la version électronique,d’en faire une banque de données pour l’his-toire suisse, qui sera vraisemblablement l’ins-trument privilégié dans les écoles. Unerecherche « full-text », pour le moment impos-sible, est encore de la musique d’avenir, maiselle est bien évidemment indispensable et faci-litera l’emploi de l’ouvrage pour un travail sco-laire. Le site Internet s’enrichit chaque mois ;de nouveaux articles sont introduits, au moinsdans leur version originale. C’est ainsi que legrand article Arbeiter (ouvriers) peut êtreconsulté avant la parution du volume 8 enfrançais. Quoi qu’il en soit, la richesse ducontenu du dictionnaire, sa variété, l’effort devulgarisation fait pour le rendre lisible par leplus grand nombre possible, devraient être desatouts pour lui permettre de trouver sa placedans les bibliothèques des gymnases, voire desécoles secondaires.

Lucienne Hubler,rédaction française du DHS, Berne

L’histoire orale à l’écoleCours du Groupe d’Etude des Didactiques de l’Histoire (GDH) des 12-14 mai 2004

à Genève

EXTRAITS D’UN RAPPORT D’UNE PARTICIPANTE EUROPÉENNE

Le séminaire a mis l’accent sur l’importance del’histoire orale au niveau de l’historiographieaussi bien que de la didactique.

L’histoire orale, qui se nourrit de la mémoire

biographique et culturelle, permet de donner laparole à un certain nombre de catégoriessociales (les femmes, la classe ouvrière, lesmasses populaires, les immigrés) qui ne sontpas suffisamment présentes dans la reconstruc-tion de l’histoire et d’enrichir, par là même, leregard critique de l’historien.

Il y a une distinction entre l’histoire et lamémoire : alors que la mémoire signifie expé-riences, particularismes et donc pluralité, l’his-toire est quête d’unité, recherche d’une thèse quipuisse aider à résoudre les conflits de la mémoire.Il se pose par conséquent le problème de la véritéhistorique et de la crédibilité de l’histoire orale.En réalité, face au témoin, il ne faut pas parler devérité mais de sa vérité (et de ses émotions),puisque son témoignage est la façon dont il avécu les événements et dont il revit ses souvenirs.C’est en quelque sorte la vérité de la mémoiretransportée jusqu’au moment du témoignage(ainsi, dans le témoignage d’un homme qui a faitla guerre, il y a à la fois l’histoire des hommes dansla guerre et l’autoreprésentation de cet hommeface à l’expérience de la guerre au moment où ilraconte son expérience). Il faut donc inclure lestémoignages dans l’histoire, réconcilier lamémoire et la reconstruction historique, définirl’historicité des témoignages personnels.A traversl’histoire orale, on doit s’interroger sur le régimed’historicité de l’expérience personnelle et surl’impact personnel des événements historiques:l’histoire orale a donc un statut épistémologique.Du point de vue didactique, l’histoire orale estaussi un outil très important, puisqu’elle sert àmodifier la fausse représentation que les élèvesont de l’histoire comme « une chose sérieusefaite par les grands hommes ». Elle fait naîtrechez les élèves le sens du doute, essentiel pourla recherche, elle les aide à reconstruire le pré-sent par le passé. La mise en activité des élèvesest pour moi l’aspect le plus important de lapratique de l’histoire orale à l’école : ils doiventtout d’abord prendre contact avec le mondeadulte et rencontrer d’autres personnes (il y adonc un enrichissement relationnel), ils doivent

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ensuite gérer les données recueillies et lestransformer en récit, que ce soit un texte écrit,une vidéo ou un hypertexte. De cette manière,les élèves apprennent à comparer (à constaterdes points communs et des différences pouréclairer le présent par le passé), à périodiser (àétablir des successions et des ruptures poursaisir la complexité des temps et des durées), àdistinguer (l’histoire de ses usages, pour saisirles interactions entre la mémoire et l’histoireet la présence du passé dans la culture et lesmédias) ; tout cela leur permet de déconstruirel’histoire et de la reconstruire de façon problé-matisée et critique. En outre, étant donné quela pratique de l’histoire orale à l’école s’ap-plique à l’histoire locale, les élèves peuventprendre conscience du fait que la micro-his-toire est étroitement liée à la macro-histoire.Ils ont aussi l’occasion de redécouvrir la pra-tique de la narration de la part des parents etdes grands-parents (ce qui s’est désormaispresque perdu) et de reconstruire l’histoire deleur famille. L’éloignement des élèves de l’his-toire est sans doute dû au fait que l’histoire àl’école n’a que des données à leur offrir ; la pra-tique de l’histoire orale constitue au contraireun véritable processus d’apprentissage et dematuration leur permettant de créer eux-mêmesdes sources, de comprendre les événements etde construire ainsi leurs savoirs.

Martina Rudes,enseignante, Trieste

History Education and SocietyConference of the History Educators

International Research NetworkSt Martin’s College, Ambleside, UK

Nadine Fink, Philippe Haeberli,François Audigier, Université de Genève

Du 12 au 18 juillet 2004, nous avons participé àune université d’été sur le thème d’un ensei-gnement de l’histoire construit à partir de la

visite de sites historiques, puis à une conférenceinternationale sur le thème « enseignement del’histoire et société ». Nous proposons iciquelques réflexions issues de ces journées et lesmettons en lien avec nos propres recherches etpratiques.

Rappelons au préalable que l’enseignement del’histoire est régi par un «National curriculum»qui est commun à l’Angleterre et au Pays deGalles, mais différent de ceux de l’Ecosse et del’Irlande. Ce curriculum, décidé et défini lorsqueMadame Thatcher était premier ministre, met-tait fin à l’autonomie quasi totale des établisse-ments scolaires en matière de programmesd’enseignement. Il s’agissait donc d’une formede centralisation augmentant le contrôle desautorités centrales sur le système éducatif. Samise en œuvre est contrôlée par des inspec-teurs qui œuvrent dans de véritables cabinetsprivés. Ce curriculum est organisé en quatrepaliers (Key stage) correspondant aux dixannées de l’enseignement obligatoire. L’histoireest une matière obligatoire entre les âges de 5 et14 ans, soit l’école primaire et le secondaireinférieur. Pour les classes suivantes, l’histoireest une matière à option. Il n’y a donc de curri-culum obligatoire que pour les trois premierspaliers de l’école obligatoire.

Pour chaque «Key stage», le curriculum com-porte une brève présentation des thèmes, ouunités d’étude, comportant des choix possibleset une liste d’éléments clés. Parmi les premiers,citons par exemple pour le «Key stage 2» (7-11ans) « Life in Tudor times » ou « AncientGreece» ou encore «Local history» ; parmi leséléments clés, citons par exemple pour le même«Key stage» : «Chronology», « Interpretationsof history», «Historical enquiry». Si les thèmesd’étude se font plus précis au «Key stage» sui-vant, les éléments clés restent les mêmes maisleur contenu est plus complexe. Des indicationsconcernant les «performances» que les élèvesdoivent atteindre aux différents niveaux(années) complètent thèmes et éléments clés.

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Les contenus proposés attribuent une trèsgrande importance à ce qui concerne l’histoirede la Grande-Bretagne tout en laissant, dans ledétail, une large marge d’initiatives aux ensei-gnants. Entre les thèmes et les éléments clés, onretrouve une différence, opposition et/ou com-plémentarité, bien connue entre les contenusd’enseignement au sens de connaissances sur lepassé et des savoir-faire ou capacités plus larges.Remarquons également, pour ce qui suit, l’im-portance accordée, dès les classes du primaire, àla diversité des interprétations et à l’enquête his-torique. L’université d’été avait pour but demontrer aux participants de quelle(s)manière(s) on pouvait prendre au sérieux cesdeux derniers éléments. Il resterait à confrontercurriculum officiel, pratiques conseillées et pra-tiques effectives, d’une part entre eux, d’autrepart avec les résultats des élèves aux évaluations.Comme pour l’inspection, des évaluations sontconçues et proposées par des officines exté-rieures aux établissements, assurant par là, enprincipe, une certaine « objectivité » dans lamesure des performances des élèves.

1re partieUniversité d’été

En conformité avec les orientations du «Natio-nal curriculum», au moins avec une partie deses indications, les organisateurs ont choisid’insister sur le contact avec les traces du passé,depuis les objets jusqu’aux textes en accordantune grande place aux monuments et restesbâtis, sur la pratique du questionnement etdonc de l’enquête, sur l’importance accordéeaux réactions, points de vue et curiosités desélèves.

Par exemple, nos interlocuteurs ont insisté surle choix pédagogique de l’histoire « tactile » :l’objet et ce qu’il évoque comme entrée dansl’histoire, comme élément déclencheur (curio-sité, étrangeté, rôle de la vue et du toucher, etc.)et comme initiateur d’une posture d’enquête(questionnement, recherche, etc.). Les visites

avec les élèves sont conduites dans cette idée del’enquête historique : on attend de la confron-tation de l’élève avec les traces du passé (« evi-dence ») une posture de questionnement et derecherche qui est assimilée à celle de l’histo-rien : rechercher l’information, se questionner,comparer, mettre en relation, contextualiser.Travailler à partir des traces incomplètes dupassé doit permettre aux élèves de développerleur imagination et de comprendre que nousne pouvons que proposer des interprétationsdu passé et non des vérités définitives.

Accompagnés par des formateurs d’enseignantsdu St Martin’s College, nous avons visité plu-sieurs sites historiques qui constituent des sup-ports d’enseignement pour les écoles anglaiseset qui sont principalement utilisés à l’école pri-maire. Nous avons généralement pu rencontrersur place la personne responsable du dévelop-pement de ressources pédagogiques et discuteravec elle des pratiques scolaires lors des visitesde classes. En revanche, nous n’avons obtenuque peu ou pas d’informations sur les pratiquesscolaires qui précèdent ou qui suivent la visite.D’autre part, la pluralité des acteurs-organisa-teurs de ces visites (enseignants, formateurs,responsables pédagogiques, sans compter lesdifférents types d’institutions pouvant gérer unmême site) ne rende pas la tâche facile poursuivre le parcours général de l’élève.

Ces pratiques s’apparentent en bien des pointsà celles que l’on peut trouver ailleurs notam-ment en relation avec les études dans le milieudit local. Par exemple pour la Suisse, nous ren-voyons le lecteur à la présentation de la visitedu site de Châtillon-sur-Glâne publiée dans len° 1 du Cartable de Clio par Pierre-PhilippeBugnard. Une des particularités réside ici dansles nombreux moyens didactiques dont bénéfi-cient les enseignants anglais et leur caractèreapparemment systématique. Les sites histo-riques, qu’ils appartiennent à la collectivité ou,très souvent, à des propriétaires privés, sontgérés par différents organismes, eux aussi pri-

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vés ou étatiques ; ceux-ci non seulement gèrentles sites, mais disposent également de servicespédagogiques pour la mise en place de pro-grammes spécifiques pour les écoles : sortiesscolaires avec accompagnement didactique,mises à disposition d’objets originaux ou deleur reconstitution, mises en scène du passé(jeux de rôle costumés, histoires racontées etjouées, etc.), publications diverses, etc. Mais, icicomme ailleurs, ces pratiques sont toutefoisrendues difficiles par les problèmes de respon-sabilité des enseignants face aux élèves : nom-breux sont ceux qui ne sortent plus de leurclasse, afin d’éviter les risques d’accident. A laquestion du coût des sorties, notamment lesfrais de transport, il nous a été répondu que lesparents payaient et que c’étaient aux ensei-gnants de convaincre ces derniers de l’impor-tance et de l’intérêt de ces visites.

A propos des sites visités

– Le mur d’Hadrien (122 ap. J.-C.). Reliant surplus de 120 km la mer du Nord à l’est et le portde Carlisle à l’ouest, ce mur constitue la frontièrela plus septentrionale de l’Empire romain (cf.photo ci-après). Il est présenté comme une fron-tière entre le monde romain et les peuples «bar-bares ». Nous visitons les vestiges les mieuxconservés à Walltown Crags, le musée militaireromain, puis le fort romain de Vindolanda, quicomporte également un musée et un champ defouilles. Une jeune bénévole nous permet detenir des objets qui viennent d’être trouvés :chaussure romaine (cf. photo ci-contre), broche,morceaux de poterie. Récemment, plusieurs cen-taines de tablettes de cire retraçant la vie du régi-ment basé au fort y ont été retrouvées ce quiconstitue un document exceptionnel sur ledéploiement de l’armée dans l’Empire romain.

Au pied du mur, l’« education officer » nousparle des activités conçues pour les élèves. Ellenous donne un exemple qui relève de l’« his-toire tactile» et qui rencontre beaucoup de suc-cès auprès des élèves : on leur demande de

poser les mains sur les pierres, de fermer lesyeux et d’imaginer en silence les périodes dontles pierres ont été témoins. Ce pouvoir laissé àl’imagination et à la créativité personnelle estaussi caractéristique de nos visites.

– Dove Cottage. Dove Cottage est la maison oùle poète romantique William Wordsworth arésidé de 1799 à 1808 avec sa femme et sa sœur,maison transformée aujourd’hui en musée sursa vie et son œuvre. De plus, sa sœur a tenu unjournal nous permettant de mieux connaître la

Les annonces, comptes rendus et notes 319

vie quotidienne à l’époque. A côté du musée,un atelier pédagogique où l’on pratiquenotamment l’« histoire tactile » a été installé.

La visite de Dove Cottage met en lumière l’his-toire de personnages célèbres, la constitutiond’une mémoire collective autour de grandesfigures de l’histoire littéraire anglaise. Elle sedistingue sur ce point des autres sites qui nesont pas présentés comme rattachés à un per-sonnage particulier.

Dove Cottage illustre la volonté générale d’ins-crire l’élève (le visiteur adulte aussi) dans unenvironnement reconstitué du passé. Tout aulong de la visite, le mobilier et l’agencementnous sont présentés sinon comme originaux, dumoins comme fidèles à ce que devait être la mai-son des Wordsworth au début du XIXe siècle.

La visite de Dove Cottage par les élèves estlibre. Ils ne reçoivent aucune consigne précise,leurs pas ne sont pas guidés par des questions,mais ils sont invités à parcourir la maison dansun esprit de découverte totale, tout en notantce qui frappe leur esprit.

L’atelier pédagogique est construit essentielle-ment autour d’objets – parfois authentiques,parfois reproduits – provenant de l’époque deWordsworth sans lui avoir personnellementappartenu. La reproduction d’une lettre deMary Wordsworth, la sœur du poète nous estprésentée. Elle étonne par la combinaison, surune même page, d’une écriture horizontale,habituelle, et d’une écriture verticale. Ledéchiffrage de cette écriture est un premierexercice ; les raisons de leur présence permet-tent d’aborder des questions – que l’on attenddes élèves – telles l’éloignement des offices pos-taux, la rareté de certains biens, comme lepapier, aujourd’hui communs… Mais le travailconcerne moins les documents écrits (assezpeu représentés dans les visites et discussions)que les objets. Nous touchons là une des carac-téristiques de l’histoire tactile. On ne se rend

pas au musée uniquement pour voir, mais aussipour toucher, pour manier des objets. Ainsi,l’atelier est l’occasion de manier des objetsdomestiques et du quotidien datant du XIXe

siècle (fer à repasser, trident, balance à poids,arrêt pour charrette, etc. ; cf. photo ci-dessous).

Ces objets opèrent comme éléments déclen-cheurs dans le questionnement des élèves et laposture recherchée d’enquêteur. On attend desélèves qu’ils questionnent les utilisations del’objet à partir du maniement de celui-ci etqu’ils prennent conscience des liens entre lepassé et le présent. L’exercice n’est pas simple :l’objet du passé représente le support aveclequel interroger ce passé et faire le lien avecdes objets du présent, eux-mêmes absents. Ilrequiert des capacités de projection et de com-paraison avec ces objets absents. L’étrangeté dupassé est bien là ; elle va de l’objet insolite quin’est plus utilisé aujourd’hui (trident) à l’objetqui a pris une forme bien différente (balance àpoids). C’est aussi l’occasion de faire de l’éty-mologie ; l’origine du fer à repasser s’expliquepar la manière dont on chauffait le fer pourrepasser.

– Sizergh Castle. Comme beaucoup de châ-teaux, celui-ci est la propriété d’une famillearistocratique ; la famille Stricklands en est pro-priétaire depuis près de 800 ans et l’habiteencore aujourd’hui. L’accent est mis sur lacontinuité familiale matérialisée par l’accumu-lation sur près de huit siècles de portraits defamille (peintures, puis photos), d’objets et demobilier. Le chêne du mobilier est un symbole

320 Le cartable de Clio, n° 4

fort de cette continuité : on le retrouve aussibien dans la table du XIIe que dans la chaise duXVIIIe siècle. L’impression de continuité s’opèreau détriment des différences de contexte etd’époque. L’élève pourrait même penser que lavie n’a pas beaucoup changé entre le XIIIe siècleet aujourd’hui (seules les photographies témoi-gnent d’une évolution). Cette insistance sur lacontinuité étonne d’autant plus que les objets setransforment : quel sens donner à une chaise duXIIIe restaurée au XVIIe siècle ? Ajoutons qu’àl’une de nos questions sur ces difficultés chro-nologiques, il nous est répondu que la chrono-logie est prise en compte, que certaines data-tions sont données aux élèves, mais que ce n’estpas une priorité de ces visites.

– Brougham Castle. Ce château médiéval duXIIe siècle, rénové au XVIIe siècle par sa pro-priétaire avant d’être laissé à l’abandon, estaujourd’hui en ruines. Ainsi, même pour nous,il est bien difficile d’imaginer ce qu’il devait

être quand il était château fort 1 ; cela doit l’êtreencore plus pour des élèves. Seules quelquesmurailles peu imposantes, une tour évidée et àmoitié détruite ainsi qu’une partie de l’entréedu château subsistent. Cette dernière nous estprésentée comme l’intérêt principal de la visite.Notre guide nous met dans la peau de celui quidécouvre pour la première fois l’endroit et

nous demande d’imaginer le système dedéfense mis en place. A partir de trous dans lesplafonds, d’ouvertures rectangulaires au som-met des portes d’entrée, de la présence dedoubles voûtes, nous devons, comme les élèves,nous questionner, chercher à comprendrecomment fonctionne l’ingénieux systèmedéfensif mis en place. Au-delà des difficultéspour donner du sens aux objets matériels liés àla construction – par exemple : comment ima-giner que dans cette ouverture rectangulaire setrouve une herse à vocation défensive ? –,d’autres difficultés se présentent aux élèves,liées elles aux actions qui s’y produisaient, parexemple : comment imaginer que depuis cestrous on lançait du liquide bouillant, des pro-jectiles ? Une représentation préalable de cequ’est une herse ou de ce que représentent desmâchicoulis semble incontournable. Il en va demême pour les autres vestiges, notamment ledonjon évidé où se déroulait une grande partiede la vie de ceux qui résidaient au château : ilreste bien peu de traces pour s’imaginer et sereprésenter la vie au sein du château. En visi-tant le château de manière libre et en laissants’exprimer les élèves, on semble nier la néces-sité de connaissances préalables. Mais, làencore, à une de nos questions, notre « educa-tion officer » nous répond que l’on fait l’hypo-thèse que les élèves savent déjà des « choses »sur le Moyen Age, en particulier sur les châ-teaux. C’est sur ce support supposé et appa-remment peu soumis à un travail préparatoireque se développe un travail d’enquête et dedécouvertes sur le terrain, travail qui doitdéboucher sur les apprentissages des élèves. Or,nous savons pourtant qu’un chercheur nes’aventure jamais dans l’étude d’un objet sansavoir préalablement fait l’état de la question eten avoir étudié le contexte.

– Long Meg and her daughters. Le plus grandcercle de pierres (67) du nord de l’Angleterre,remontant à la période néolithique. L’absenced’informations ou de textes datant de lapériode de ces cercles de pierres rend la visite

1 Il est pourtant, d’après les documents distribués, undes châteaux médiévaux les mieux conservés de Cum-bria (région des Grands lacs où se déroulent les visites).

Les annonces, comptes rendus et notes 321

de ce site singulière. Elle est appréciée par lesenseignants dans la mesure où l’absence desources rend la plupart des interprétationsrecevables. L’imagination des élèves est aupouvoir. Ils expérimentent ainsi la natureinterprétative et non immuable de la sciencehistorique. Ainsi, plusieurs savants ont élaboréau fil des siècles diverses théories géométriquespour expliquer la construction particulière dece cercle imparfait. Ces théories ont toutefoisété invalidées depuis 1970, à partir de l’inter-prétation de photographies aériennes quimontrent l’existence d’un second cercle. Maisles connaissances s’arrêtent là ; et le mystère deces cercles laisse libre court à diverses interpré-tations.

Quelques réflexionsLe processus d’enquête mis en place pour lesélèves prend appui sur la recherche d’« evi-dences » (sources, preuves). Confronter lesélèves avec des traces du passé est le point dedépart du questionnement. C’est son question-nement qui transforme les traces en sources. Lemur du château médiéval, le soulier du soldatromain, le meuble du XVIIe siècle, le fer àrepasser du XIXe siècle, etc., sont autant d’ob-jets censés susciter la curiosité et la réflexiondes élèves à propos du passé. La question despré-requis nécessaires pour interpréter unesource est curieusement peu ou pas abordée,comme si la trace parlait d’elle-même et fonc-tionnait comme preuve. Or, pour qu’une tracedevienne source et révèle du contenu, il fautpouvoir la questionner ; pour la questionner, ilfaut avoir un certain nombre de connaissancespréalables. Ainsi, les élèves reçoivent peu ou pasd’indications d’ordre contextuel sur le châteaude Sizergh : la dépendance seigneur-vassaux,l’organisation de la vie sociale, militaire, poli-tique de l’époque. Nous nous sommes interro-gés sur le danger qu’une telle visite donne l’im-pression que les gens vivaient en vase clos àl’intérieur des murs, sans comprendre ce quipouvait motiver la construction même d’un

château fort. Mais, ces remarques et réflexionsméritent prudence car nous n’avons pas pu dis-poser d’informations précises sur ce qui est faiten classe, avant et après la visite des sites. Peut-être la contextualisation est-elle systématique-ment introduite par l’enseignant, peut-être,également, comme le montrent d’autresenquêtes ailleurs, que ces visites donnent lieu àdes approches et des travaux très différentsselon les choix des enseignants et les dispositifsqu’ils mettent en place.

Ce manque de références aux contextes et à cer-tains acteurs s’explique peut-être aussi par l’ab-sence de traces. Seules les bâtisses en pierrerésistent – partiellement – à l’épreuve du temps.Les maisons médiévales des paysans construitesen bois ont disparu depuis longtemps. Ainsi, àl’instar des sources écrites, les restes encorevisibles aujourd’hui permettent avant toutd’évoquer l’histoire des élites.

Au cours de ces visites et des discussions qui lesont accompagnées, nous nous sommes interro-gés sur les questions d’identité nationale. L’im-portance que nos interlocuteurs accordent àl’histoire sur place, à l’expression des percep-tions, des intérêts et des idées des élèves, à cequ’ils associent à une introduction à l’enquêtehistorique, semble avoir éloigné une réflexionplus explicite sur cette dimension de l’enseigne-ment de l’histoire. Or, tous les sites visités parti-cipent, de fait, d’une identité exclusivementanglaise, et non pas britannique. D’ailleurs, cer-taines personnes en marge de la conférence quisuivait ont fait remarquer cette possible évolu-tion, elle-même accentuée par l’existence d’un«National curriculum» qui n’est pas communaux différentes composantes du Royaume-Uni.Même le mur d’Hadrien marque – à quelqueskilomètres près – une frontière géographiqueentre une Angleterre au passé romain et uneEcosse d’ascendance « barbare ». On ne peutmanquer de s’interroger sur les implications,chez les élèves britanniques, d’un tel marquageidentitaire.

322 Le cartable de Clio, n° 4

2e partieConférence internationale

Contrairement à nos attentes à l’issue de cespremières journées, il n’y eut guère de liensentre les visites de sites que nous avons effec-tuées et les contributions de la conférence inter-nationale. En effet, aucune communication n’aporté sur les apports d’un tel mode d’enseigne-ment, sur ce que les enseignants ou les élèves endisent. Certes les participants venaient de diffé-rentes régions du monde, de l’Amérique latine àl’Afrique du Sud, de l’Amérique du Nord àl’Asie du Sud-Est, avec évidemment une trèsforte participation britannique (anglaise ?),mais même ces derniers n’ont quasiment jamaisfait référence à ces pratiques d’enseignement.Les présentations ont couvert plusieurs théma-tiques : la rénovation des curriculums d’his-toire ; les rapports de l’histoire à l’identité ; lesméthodes d’enseignement et d’apprentissage ;les conceptions que se font de l’histoire lesenseignants, les enseignants en formation, lesadolescents et les enfants. Il ne s’agit pas de pré-senter ici l’ensemble des communications 2,mais de relever quelques préoccupations quifont écho aux interrogations traversant les dif-férents numéros du cartable de Clio. Nous enchoisissons deux.

Les questions de raisonnement et de consciencehistorique sont au cœur de plusieurs recherchesprésentées lors de la conférence. Il s’agit de défi-nir les composantes d’un raisonnement denature historienne, telles que contextualiser,questionner et argumenter à l’appui de docu-ments, etc., et d’évaluer si les élèves réinvestis-sent les outils acquis à l’école dans d’autressituations de la vie en société. Cela pose la ques-tion fondamentale des liens entre l’enseigne-ment de l’histoire et la société. En effet, quels

liens peut-on tisser entre les modes de penséehistoriens tels qu’ils sont introduits à l’école(récit, interprétation, explication, preuve, etc.)et l’idée que l’histoire sert à comprendre le pré-sent et à agir sur le futur? Quelle est la part dessavoirs et compétences acquis en dehors de laclasse ? Car nul doute que l’apprentissage ne seréalise pas uniquement au sein de l’école : l’élèvese forge bien des représentations du passé et desmanières de l’appréhender à travers les médias,les récits familiaux, les livres, etc.

Les relations entre l’enseignement de l’histoireet l’éducation à la citoyenneté n’ont pas été unthème spécifique de telle ou telle contributionmais ont surgi de manière vive durant lesmoments de débat. Un des participants, sou-tenu par une partie de l’assistance, s’est élevéavec vigueur contre l’idée que l’histoire contri-bue à la formation citoyenne. Pour lui, l’his-toire n’a pas à former des démocrates. L’his-toire est une science qui étudie le passé et n’apas de finalités politiques. Le travail de l’histo-rien ne saurait être soumis à une telle injonc-tion. D’autres voix se sont élevées pour affir-mer que d’une part le travail de l’historienn’est en rien indépendant de la société danslaquelle il vit, de ses valeurs, des choix qu’il faiten termes de problématiques, d’objets d’études,etc., d’autre part que l’histoire est présente àl’école pour répondre à des finalités de forma-tion sociale et que celles-ci incluent, dans nossociétés démocratiques, la formation démo-cratique et à la démocratie. Ce débat a aussiporté, par voie de conséquence, sur les rela-tions entre présent et passé(s). Ainsi, pour cer-tains, même si l’histoire est un questionne-ment du présent posé au passé, plusexactement aux traces qui subsistent du passéavec leurs pleins et leurs vides, l’histoire étudiele passé alors que la citoyenneté concerne leprésent et l’avenir. Des affirmations, commecelles qui disent que la connaissance du passéest nécessaire pour comprendre le présent,sont le plus souvent vides de sens. Etudier lepassé avec les élèves consiste avant tout à les

2 La version écrite d’un grand nombre de présentationsest disponible sur le site de la conférence : www.heir-net.org. Certaines d’entre elles seront publiées dans leInternational Journal of History Learning, Teaching andResearch.

Les annonces, comptes rendus et notes 323

faire entrer dans des mondes qui n’existentplus et non à présenter ces mondes comme desintroductions, des portes vers celui dans lequelils vivent. Il va de soi que ce point de vue, enopposition avec une des principales justifica-tions et légitimations de la présence de l’his-toire dans l’enseignement obligatoire, a étéaussi vivement combattu. Restent posés, àapprofondir et à étudier, le sens de ces for-mules, les relations entre passé(s) et présent etla manière dont les élèves sont introduits à laconnaissance des sociétés d’aujourd’hui. Surces différents points le débat n’est pas clos ; lesera-t-il un jour ?

L’enseignement de l’histoire comme dialogueinterculturel : présentation du colloque de laSIDH de Rabat en septembre 2004

L’accélération des multiples mutations, sou-vent accompagnées de conflits politiques etmilitaires, que connaît aujourd’hui le mondeaurait-elle des soubassements civilisationnelset culturels ?

Si la vision simpliste du « choc des civilisa-tions » fige et amalgame faussement des réalitéscomplexes, diversifiées et en évolution, nouscroyons qu’il en existe une autre, celle quiprône un discours rationnel dénonçant la vio-lence et œuvrant pour le dialogue entre lesindividus et les peuples de tous horizons pourl’instauration de la paix.

A ce titre, le rôle que tous les intellectuels,conscients de l’importance de l’enjeu, peuventjouer dans la propagation et le rayonnement deces idéaux de paix n’est plus à démontrer. Ilspeuvent peser sur les événements en agissant, dediverses manières et en toutes occasions, notam-ment au niveau des organisations internatio-nales, telles que l’UNESCO, au niveau nationalet régional par le biais des ONG locales. Danscette perspective, on mesure le rôle crucial quedoit jouer l’éducation.

Le Maroc, de par son histoire et sa situationgéographique, est interpellé par ces change-ments qui secouent le monde, et cela d’autantplus qu’il a dû faire face en mai 2003 à des actesde terrorisme à Casablanca.

C’est dans ce cadre que l’on peut considérerque la mise en œuvre de la Réforme de l’Edu-cation et de la Formation constitue un réelengagement du Maroc à s’inscrire dans le mou-vement des mutations qui traversent le monde.

Dans ce contexte, les universitaires marocains,à l’instar de leurs homologues à travers lemonde, sont appelés à s’investir dans un véri-table débat pour apprécier la validité de toutnouveau programme scolaire quant à sonadhésion aux valeurs de modernité et d’ouver-ture sur d’autres cultures.

Dans les turbulences de notre époque, l’ensei-gnement de l’histoire joue un rôle prépondé-rant, puisqu’il lui incombe non seulement dedévelopper l’esprit critique, mais aussi de véhi-culer les valeurs et les grands principes qui doi-vent régir les relations humaines. Pour atteindreses objectifs, le cours d’histoire doit répondre àsa mission pédagogique d’apprentissage enayant pour exigence le développement d’unesprit critique qui préserve l’individu desdiverses formes de manipulation et le doted’une double capacité :

1. Se situer et se mouvoir dans des identitésmultiples.

2. S’ouvrir aux autres dans leurs différences.

C’est pour participer à l’ancrage de ces valeursque le Groupe de Recherche en Didactique del’Histoire EduClio de la Faculté des Sciences etde l’Education de l’Université Mohammed V-Souissi, de Rabat, en collaboration avec laSociété Internationale pour la Didactique del’Histoire (SIDH), a organisé un colloqueinternational du 22 au 25 septembre 2004 surle thème suivant : « Rencontre de l’histoire et

324 Le cartable de Clio, n° 4

rencontre de l’Autre : l’enseignement de l’his-toire comme dialogue interculturel ».

En plus de permettre à des spécialistes, venusdes quatre coins du monde, de se rencontrer etd’approfondir le débat, cette manifestationscientifique visait aussi à consolider l’image duMaroc en tant que pays d’ouverture et de dia-logue d’autant plus que les membres de laSIDH ne se sont encore jamais rencontrés dansun pays du Sud.

Les travaux de ces trois jours se sont articulésautour des axes suivants :

1. Ethnocentrisme : perception de Soi2. Stéréotypes : perception de l’Autre3. Rencontres : approches pour une meilleure

connaissance de Soi et de l’Autre. Expé-riences actuelles et suggestions pour le futur.

Il a également été prévu de consacrer unedemi-journée aux travaux de deux ou trois ate-liers et quelques interventions à l’historiogra-phie marocaine depuis l’indépendance. Enfin,une demi-journée a permis aux participants devisiter quelques sites historiques de l’une desvilles impériales du Maroc : Rabat.

Mostafa Hassani Idrissi,coordinateur d’EduClio et membre de la SIDH

Les annonces, comptes rendus et notes 325

Une proposition pour des voyages d’études à Auschwitz et Cracovie

La Shoah a certainement été l’un des événements les plus cruels du XXe siècle, un événement qui

n’a pas seulement marqué toute l’Europe, mais qui a eu une influence considérable sur l’histoire du

monde.

« Quand je réfléchis sur les conséquences traumatiques d’Auschwitz, je m’étonne de penser plus au

futur qu’au passé», a dit Imre Kertesz, prix Nobel de littérature. Essayons alors d’apprendre pour

le futur !

C’est bien dans ce but que la « Fondation pour l’Education à la Tolérance » (SET selon l’intitulé

en allemand) s’est uni avec la Loge B’nai B’rith de Zurich pour mettre à disposition des fonds

qui sont destinés à subventionner des voyages à destination d’Auschwitz et Cracovie. Les béné-

ficiaires de ces voyages devraient être des groupes d’enseignants qui souhaiteraient approfon-

dir cette problématique historique. Nous voudrions offrir la possibilité de se confronter per-

sonnellement avec l’un des lieux où se sont déroulés les crimes contre l’humanité les plus

tragiques et les plus atroces. Les enseignants nés après la Seconde Guerre mondiale pourraient

ainsi recevoir sur place - avec leurs yeux et leurs sentiments - des informations qui les aideront

à traiter le sujet en classe.

Un vingtaine d’enseignants de gymnase en provenance de la Suisse allemande ont déjà bénéfi-

cié de cette proposition et en sont revenus profondément touchés. Cette expérience leur a été

d’une grande utilité pour leur enseignement de la Shoah et leur travail pédagogique.

Nous nous adressons donc à celles et ceux qui, en Suisse romande, seraient susceptibles d’orga-

niser un tel voyage en bénéficiant d’une subvention. C’est avec plaisir que nous pourrions leur

faire partager nos expériences, leur fournir une documentation ainsi que des contacts avec des

enseignants ayant participé à des voyages passés.

Il existe à Auschwitz même un Centre de rencontres qui offre, à proximité, des logements conve-

nables, à des prix favorables, ainsi qu’une médiathèque très complète. Sur place, des moniteurs

spécialisés sont aptes à fournir toutes les informations utiles.

Pour tous renseignements, il est possible de me contacter à l’adresse électronique suivante :

[email protected]

Erika Gideon, vice-présidente SET

Site Internet : www.set-toleranz.ch

326 Le cartable de Clio, n° 4

La Journée de la mémoire du 27 janvier 2005et l’exposition Histoire et mémoire :

la Suisse pendant la Seconde Guerre mondialeMusée national suisse – Château de Prangins

du 4 novembre 2004 au 30 janvier 2005

Le 27 janvier 2005, jour du soixantième anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau, les pays membres du Conseil de l’Europe célébreront la Journée de la mémoire de l’Holo-causte et des crimes contre l’humanité. La Suisse s’y associera pour la deuxième fois.

A cette occasion, les enseignants d’histoire sont sollicités pour aborder le thème de la Shoah etdes génocides du XXe siècle avec leurs élèves. Plus généralement, les écoles sont invitées à rendrevisibles ces faits tragiques de l’histoire humaine et à encourager le travail de mémoire.

En Suisse, le souvenir des faits tragiques de la Seconde Guerre mondiale nous ramène à la crisede ces dernières années, à la mise en cause du récit traditionnel et dominant de l’histoire de l’attitudedes autorités et des élites suisses à l’égard du régime national-socialiste. Il est par conséquent primordial d’interroger les apports et conclusions des travaux de la Commission indépendante d’experts Suisse – Seconde Guerre mondiale (CIE), ladite Commission Bergier, du nom de son président, Jean-François Bergier.

Ces années de débats ont également motivé de nombreux témoins à s’exprimer. Les témoignagesrécoltés dans le cadre du projet Archimob portent d’ailleurs autant sur le déroulement de la guerre etl’attitude des autorités que sur la vie quotidienne.

Du 4 novembre 2004 au 30 janvier 2005, le Musée national suisse – Château de Pranginsaccueillera une exposition temporaire exceptionnelle, intitulée Histoire et mémoire : la Suisse pendantla Seconde Guerre mondiale. Elle sera constituée à la fois de l’exposition qui a fait suite aux publica-tions du Rapport Bergier, encore inédite en Suisse romande, et d’une partie significative de l’exposi-tion Archimob, « L’Histoire c’est moi… » qui est actuellement présentée un peu partout en Suisse.

Le caractère exceptionnel de cette exposition, comme l’indique son titre, c’est le fait qu’elle per-mettra de confronter l’étude de documents à l’écoute de témoignages, de montrer leurs contradic-tions, mais aussi leurs interactions possibles. Qu’elle favorisera ainsi la réflexion et le débat à partird’une série de constats sur les faits de l’histoire. Ce qui rendra possible un travail de mémoire fondésur l’histoire, mais aussi sur la diversité des points de vue et des expériences du passé.

L’exposition a été prolongée jusqu’à fin janvier 2005 afin de permettre aux enseignants de la visi-ter avec leur classe dans la perspective de la Journée de la mémoire du 27 janvier. Elle se terminerapar une conférence-débat, le dimanche 30 janvier à partir de 16h, sur le thème Que reste-t-il du Rap-port Bergier ? Comment est-il perçu parmi les jeunes ? Qu’en sera-t-il à l’avenir ? Ce qui devrait êtrel’occasion d’un échange entre des élèves, des enseignants, des historiens et des personnalités de la viepublique.

Charles Heimberg

Musée national suisse-Château de Prangins Tél. 022 994 88 90 ou 022 994 88 931197 Prangins Fax 022 994 88 98www.musee-suisse.ch e-mail : [email protected]

Heures d’ouverture : 10 h-17 h., du mardi au dimanche (pour les classes, accès possible le lundi surdemande préalable)Fermé le 25 décembre, 1er et 2 janvier. Prix d’entrée : Fr. 7.– (AVS, AC, AI : Fr. 5.– ; enfants : gratuit jusqu’à 16 ans). Entrée et visites commentées gratuites pour les classes.

Les annonces, comptes rendus et notes 327

Je, nous et les autres :l’histoire enseignée entre identité et altéritéCours de perfectionnement organisé par le GDH (Groupe d’étude

des didactiques de l’histoire de Suisse romande et du Tessin)

2005 a été déclarée par le Conseil de l’Europe « Année européenne de la citoyenneté par l’éducation ».C’est l’occasion d’aborder un des fondements éthiques de la notion de citoyenneté : l’altérité, et d’in-terroger l’histoire enseignée, qui participe sans conteste à cette pédagogie de l’Autre.

L’histoire très « européocentrée » des programmes scolaires devrait en effet poser des questions fon-damentales aux enseignants: quelle image de l’Autre l’histoire véhicule-t-elle ? Comment percevoirpar exemple le monde arabe, plus spécifiquement le monde musulman, ou le monde africain sousl’angle de la différence culturelle ?

Les journées de formation proposées cherchent à soulever cette problématique, à la travailler sous leregard de personnes ressources et d’intervenants spécialistes. Conférences et projections de docu-mentaires alterneront avec des ateliers thématiques permettant aux participants de confronter leursreprésentations et leurs pratiques.

Public cible enseignant-e-s d’histoire ou de sciences humaines de tous lesordres d’enseignement.

Langue français

Intervenants NICOLAS BANCEL, Université de Paris XI-Orsay ; GILLES BOËTSCH,Directeur de recherche au CNRS ; MATHIEU RIGOUSTE, Institut dumonde arabe, Paris (liste provisoire).

Organisation CPS-GDH, Groupe d’étude des didactiques de l’histoire de Suisseromande et du Tessin

Responsable PHILIPPE HEUBI, CH-1412 Valeyres-sous-UrsinsTél. : 024 4351677 ; e-mail : [email protected]

Dates mercredi 11 mai à vendredi 13 mai 2005

Lieu Rolle, Centre de formation et de séminaire Le Courtil

Inscriptions auprès du Centre suisse de formation continue des enseignantssecondaires (CPS, Lucerne).Tél. : 041 2499911 ; fax : 041 2400079 ;e-mail : [email protected]

Site Internet www.wbz-cps.ch

Programmes et inscriptions www.palette.ch

Frais d’inscription CHF 300.– ; à ne verser qu’après avoir reçu les documents concer-nant le déroulement du cours.

Délai d’inscription 7 mars 2005

Le cartable de Clio ne pourra exister dans la durée que grâce à la fidélité

de ses lecteurs

• qui sont invités à participer aux débats menés dans la revue ;

• qui s’inscrivent pour les prochaines parutions, au prix de 20 francssuisses l’exemplaire (13,50 ).

Nous remercions les départements de l’instruction publique ou de

l’éducation des cantons romands qui ont bien voulu encourager ce

projet par des achats collectifs des premiers volumes.

Les numéros 1, 2 et 3 sont toujours disponibles auprès de l’éditeur, au

même prix.

Pour recevoir la parution annuelle du cartable de Clio, vous pouvez vous

inscrire auprès de :

Editions LEP

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