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ACTUALITÉ Les marcheuses de l'antiracisme Peu après que Le Pen et ses supporters racistes aient gagné 10 % des voix aux élections législatives en France, le Québec formait, début mai, son propre comité SOS Racisme. Après «Touche pas à mon pote!», «Touche pas à mon-ma chum!» ? Lancé en France, le mouvement SOS Racisme est en train de s'étendre en Europe, porté, beaucoup plus qu'on ne le croit, par de jeunes femmes comme Ryma Sellami. Par Hélène Sarrasin LA VIE EN ROSE 0 mai 1986

Les marcheuses de l'antiracisme

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Page 1: Les marcheuses de l'antiracisme

ACTUALITÉ

Les marcheusesde l'antiracisme

Peu après que Le Pen et ses supporters racistes aient gagné 10 % des voixaux élections législatives en France, le Québec formait, début mai, sonpropre comité SOS Racisme. Après «Touche pas à mon pote!», «Touchepas à mon-ma chum!» ? Lancé en France, le mouvement SOS Racisme esten train de s'étendre en Europe, porté, beaucoup plus qu'on ne le croit,par de jeunes femmes comme Ryma Sellami.

Par Hélène Sarrasin

LA VIE EN ROSE

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on, les Françaises et les Fran-çais ne peuvent plus se faired'illusions. Aux élections du 16mars dernier, le Front national,le parti d'extrême droite deJean-Marie Le Pen, raflait 10 %des voix, confirmant ainsi uncourant minoritaire mais réel ausein de l'opinion publique: le

I refus de l'autre, l'intolérance.Parallèlement à la montée de cette forma-

tion politique, pour qui la France a importéses problème en ouvrant ses frontières, s'estdéveloppé un mouvement qui, après un anseulement, présente des lettres de noblesseassez impressionnantes. SOS Racisme, unmouvement de masse comme on n'en avaitpas vu depuis 1968, fait la une des journauxfrançais et voit son porte-parole HarlemDésir reçu à l'Elysée. Son exemple fait tached'huile dans plusieurs pays occidentaux etmême au Québec où l'on assiste ces jours-ciau lancement d'un comité SOS1.

Comment la France, longtemps reconnuecomme terre d'asile, et aujourd'hui très divi-sée, s'orientera-t-elle? Par ailleurs, l'exem-ple français démontre qu'aucune sociétén'est à l'abri du racisme.

C'est dans cette optique que se tient àMontréal, les 2,3 et 4 mai, le Forum organi-sé par l'Union française et l'Association dé-mocratique des Français-es à l'étranger. Lacommunauté française veut alerter ses mem-bres face à la situation tant en France qu'ici.En collaboration avec le Mouvement qué-bécois pour combattre le racisme et SOS Ra-cisme Canada, les associations françaisess'intéressent donc à l'immigration et au ra-cisme au Québec. Après avoir examiné au-tant les politiques d'immigration que le vécude groupes spécifiques (femmes, jeunes, au-tochtones) dans différents milieux (écoles,travail), on devrait pouvoir élaborer des re-commandations et des lignes de conduite.Au nombre des groupes participants, il y a leCollectif des femmes immigrantes. Et parmiles personnes dont l'apport au Forum seraprécieux, on note Mme Juanita Westmore-land-Traoré, présidente du Conseil québé-cois des communautés culturelles et de l'im-migration et Harlem Désir, un des fonda-teurs de SOS Racisme France2.

L'automne dernier, une délégation deSOS Racisme France était de passage àMontréal, dont faisait partie Ryma Sellami,responsable de la Commission jeunesse del'association. C'était l'occasion idéale d'ensavoir plus sur l'organisme et sur la situationparticulière des filles d'immigré-e-s en Fran-ce. Âgée d'à peine 20 ans, Ryma estmaghrébine comme la plupart des filles im-pliquées dans SOS Racisme.

D'un succès à l'autreL'association a été fondée en 1984 par un

petit groupe de copains et de copines quivoulaient réagir à ce qu'ils et elles considé-raient comme une «banalisation» du racismedans leur pays. La montée du Front natio-nal, qui désigne les immigré-e-s comme res-ponsables de la crise économique et qui ali-mente les campagnes de haine contre lescommunautés issues de l'immigration, les a

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aussi incité-e-s à tirer la sonnette d'alarme.Car, dit Ryma, «la jeunesse vivait quelquechose de différent».

L'objectif était de créer une organisationde masse et de trouver un moyen par lequeltoutes et tous se sentiraient impliqué-e-s.Une fille a lancé l'idée d'un macaron. C'estle maintenant célèbre «Touche pas à monpote!», qui signifie, au fond: «Attention! Ce-lui-ci n'est pas un étranger, c'est quelqu'unqui ne m'est pas indifférent, c'est mon ami-eque tu touches.» Pas moins dedeux millionsde macarons ont été venduwfilRju'à mainÇrnant. JLT

Parallèlement, des con§?s SOS Racismesont nés partout en France: on en compte300 dans tout l'Hexagone. La Hollande,l'Allemagne, la Suisse, la Beldj^ue, le Dane-mark, la Suède et l'Italie ont emboîté le pasen créai» leurs propres cornues. Suite à desattentat» racistes, SOS a aussi lancé des motsd'ordre et appelé à des manifestations: «Ara-bes à Menton, juifs à Paris, c'est toujoursnos potes qu'on assassine.» Chaque fois, les

"""tit été nombreuses.par cet enthousiasme, l'idée d'or-

ganiser une immense fête s'est mise à ger-mer. Une nuit blanche en couleurs. Place de laConcorde, le 15 juin 1985, a réuni 24 artistes(dont trois femmes seulement), toutes natio-nalités confondues, qui ont chanté gratuite-ment leur espoir en un monde de tolérance.Durant 12 heures, plus de 400 000 person-nes se sont pressées pour les entendre sansqu'on rapporte le moindre incident.

Après la fête, on craignait une retombée.L'ascension de SOS semblait si rapide, com-ment maintenir un tel rythme? Mais SOS acontinué sur sa lancée. Des jeunes, appelé-e-s les «voyageurs de l'égalité», sont parti-e-sdans différents pays européens. Leur mis-sion: aller voir comment se déroulaient l'in-tégration, les rapports entre les différentescommunautés, et comment se débrouillaientles comités SOS locaux.

Au retour des messagèr-e-s, l'automnedernier, SOS organisait une marche un peuspéciale. Deux colonnes de scooters devaientsillonner la France durant 45 jours avant derevenir sur Paris pour un immense rassem-blement à la Bastille. Au long du trajet, lesparticipant-e-s des colonnes ont rencontréles comités locaux et ont fait signer une char-te par laquelle les signataires (on a sollicitéprioritairement les élu-e-s, les fonctionnairesde police et les magistrats) s'engageaient àfaire respecter les cinq principes suivants: ledroit d'aimer et d'exister librement, le droitde circuler librement et d'être traité-e avecéquité par la police et par la justice, le droitde choisir librement son lieu de résidence, ledroit de s'exprimer librement, c'est-à-direde voter, le droit au travail et à la dignité. Lamarche est arrivée à Paris comme prévu ledimanche 8 décembre. Un autre succès. Cethiver, SOS s'attaquait à un autre dossier,l'apartheid sud-africain, et organisait unsommet en mars, à Paris.

La faute aux médiasRyma était à la lère réunion de SOS Ra-

cisme mais je n'ai jamais entendu parlerd'elle. Quelle est la place des femmes à SOS?

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Elles sont partout, mejfît^Kyma: elles sontrésorière, secrétaire, weeupent du journal(sous l'oeil attentif d'un directeur), voientaux relations avec l'extérieur, son attachéesde presse du président Harlem Désir.» C'estvraujpicède mon inKjjÉÉutrice, ces postessqdTJÏè moindre Vwbtme. Mais ce n'est pasune question de sexisme à l'intérieur de l'or-ganisation. «Si les garçons s'expriment da-vantage en public, c'est qu'ils en ont plusl'habitude et n'hésitent pas à s'imposer. Ce

t pas notre cas.» (Tiens, tiens.)yma m'explique qu'au début SOS a bien

essayé de nommer d'autres porte-parole queHariem Désir et, parmi eux, des femmes.Afin de montrer que SOS était un groupe etnon le fait d'une personne, aussi extraordi-naire soit-elle. Mais les gens, la presse enparticulier, ont été vexés de ne pas pouvoirs'adresser directement à Harlem. Fatima,Ryma, Tima se sont donc lassées. De toutefaçon, pour elles, l'important était que l'onparle du travail réalisé par SOS, pas que l'onparle d'elles. Les garçons placés dans lamême situation se sont davantage imposés(tiens, tiens). Pour Ryma, le problème vientsurtout des médias et de leur culte du héros.

Touche pas à ma copineLes initiateurs-trices, les dépositaires et

les signataires de la charte de SOS Racismeont fait le serment de rendre publique et dedénoncer chaque expression directe ou indi-recte, chaque manifestation raciste, antisé-mite, sexiste, xénophobe, antihomosexuelleet discriminatoire, d'agir et de soutenir touteaction en faveur de l'égalité entre les hom-mes et les femmes.

Pourtant, SOS a un macaron uniquementmasculin. En France, le «Touche pas à monpote» a été distribué dans toutes les cou-leurs. Je fais remarquer à Ryma qu'ici, auQuébec, on aurait probablement fait deuxversions: «Touche pas à mon pote» et «Tou-che pas à ma copine». Ryma hoche la tête:«Je sais qu'ici, dans les articles, on écrit:chacun, chacune et qu'on parle de travail-leuses et travailleurs. On est malheureuse-ment beaucoup moins sensibles à cela enFrance. Quand on a décidé de faire le badge,on a seulement pensé à l'aspect marketing.Mon pote, ça correspondait à quelque chosedans l'imaginaire.»

SOS travaille-t-il sur la question des fem-mes? «Oui. On a trop peu de moyens, ce-pendant, pour faire toute la recherche qu'onvoudrait. Mais on est en liaison avec lesgroupes de femmes. On est de tous les collo-ques, les meetings. J'étais à Nairobi cet été.»J'ai pourtant peu entendu des problèmesspécifiques des filles face au racisme. «Il fautbien voir, m'explique Ryma, que SOS estune association composée de jeunes, souventmême très jeunes. Et le vécu des jeunes,c'est qu'on n'enseigne pas ta langue mater-nelle à l'école, que ce soit l'arabe ou le portu-gais, et que ton jeune frère Mohamed risqued'être assassiné comme le petit Saïd. SOS adonc réagi davantage sur des points commeceux-là. À la limite, poursuit Ryma, je diraisque les filles sont moins touchées par le ra-cisme.»

Selon elle, en effet, la situation n'est ex-

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trêmement difficile que pour les femmesplus âgées: «Déjà, quand on est étranger,trouver un boulot n'est pas facile. Alorsquand on est femme en plus, souvent anal-phabète... Mais c'est différent pour les jeu-nes filles. Pour les Maghrébines, par exem-ple, ce qui est vraiment dur c'est d'avoir à sebattre contre les traditions familiales: en tantque femmes, elles n'ont pas le droit à la pa-role, elles sont soumises au père, au frère, aucousin et sont seules responsables des tra-vaux ménagers. Mais cette lutte qu'ellesmènent dès l'enfance dans leur milieu lespousse à s'affirmer davantage et à s'accro-cher à leurs études...»

On remarque que les garçons, à 20 ans,ont abandonné la classe avant elles et sontaussi plus désespérés. Dépositaires, commetoutes les femmes, de la culture et des tradi-tions, ces filles ont le défi de réaliser unejonction entre les deux mondes qu'elles cô-toient. Le monde de leurs parents avec saculture et sa religion, et le monde dans le-quel elles aimeraient s'intégrer mais qui seferme à elles justement parce qu'elles appar-tiennent à cette communauté qui ne veut pasdisparaître.

Des pieds et des oreillesCe qui caractérise SOS Racisme, c'est son

style, que certain-e-s ont qualifié de pragma-tique plutôt qu'idéologique. Contrairementà des associations comme la Ligue des droitsde l'Homme, qui défend des grands princi-pes et se prononce sur plusieurs sujets, SOSréagit au jour le jour sur des dossiers limités,toujours dans la perspective d'interpellerl'opinion publique. Ainsi, le jour où un Ara-be se fait tuer, SOS se mobilise. C'est danscette optique que l'association tient à avoirdes comités locaux partout. «Une organisa-tion qui n'a pas de pieds, pas d'oreilles, pasde correspondants, ne peut rien faire si cen'est des actions générales qui tombent dansl'oubli dès le lendemain», m'expliqueRyma.

On sait qu'en France, au fond d'apparte-ments où l'on étouffe leurs cris, des petites

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Ryma Sellami

filles d'origine africaine sont victimes de mu-tilations sexuelles. Ces actes ne sont pas ra-cistes à proprement parler, mais ce sont desactes discriminatoires (de torture, en fait) àl'égard du sexe féminin. J'ai donc demandéà Ryma si SOS pensait intervenir là-dessus.«Assurément, on condamne les mutilationssexuelles. Mais la spécificité de SOS est dene pas dénoncer en général. Et le problèmedes mutilations, c'est qu'elles sont cachées.Les filles mutilées n'iront jamais en parler.»

J'insiste: «Mais si une mère se présentechez vous en disant que la famille a décidéd'exciser sa petite fille le dimanche suivant?»La réponse ne se fait pas attendre: «On réa-gira». Une telle position de SOS aurait sûre-ment, en France, un impact énorme.

La vie devant ellesChez les jeunes, les garçons sont donc

plus ouvertement victimes de racisme queles filles. Leurs frères sont assassinés, pas el-les. Ils abandonnent leurs études, pas elles.Ils se découragent, pas elles. En fait, c'est

par le sexisme qu'elles sont davantage mena-cées. Un sexisme latent qui, même quand el-les réussissent à faire des études, les menacetoujours. Si elles ont la chance d'être aguer-ries, car elles se battent depuis l'enfancepour leurs droits, sont-elles assurées pourautant de l'avenir dont elles rêvent? Sur lemarché du travail, comment les recevra-t-on? Quelles relations établiront-elles avecleurs compagnons, fils d'immigré-e-s ounon?

Une chose est certaine: les «beurettes3» nesont pas prêtes à se laisser faire. L'automnedernier par exemple, les filles de SOS réagis-saient à un dossier sensationnaliste sur la fé-condité des immigré-e-s paru dans le FigaroMagasine4 . Elles fondaient une commissionféministe et déclaraient: «Nous aurons desenfants quand nous les voudrons.» Avec uneannexe bien maghrébine: «Nous ne sommespas des lapines .»

Comme dirait Emile Ajar, elles ont «la viedevant elles», les beurettes.

1/ SOS Racisme Canada était lancé à Montréalle 2 mai. SOS Québec aurait peut-être été plusapproprié pour un comité qui travaillera essen-tiellement dans la communauté québécoise.Plus d'informations au 274-2812.2/ Plus d'informations concernant le Forumsur le racisme auprès de l'Union française:(514)845-5195.3/ «Beurettes»: on appelle «beurs» ou «beuret-tes» les enfants d'immigré-e-s arabes qui ont lacitoyenneté française.4/ En novembre 1985.5/ À lire, pour le plaisir de voir magnifique-ment décrite une bande de jeunes commeRyma, Bastienne, de Victoria Thérame (Éd.Flammarion, Paris, 1986). Dans une banlieueparisienne pauvre et fortement peuplée d'im-migré-e-s, des jeunes s'organisent pour défen-dre leurs copines et copains, arabes ou non,molesté-e-s et violé-e-s par une bande devoyous fascistes bien français. Ça rappelle Prin-temps au parking, de Christiane Rochefort; c'estplein d'adolescentes courageuses et féministes,et c'est brûlant d'actualité.

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