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HAL Id: halshs-00536314 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00536314 Submitted on 15 Nov 2010 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Les paradoxes du changement organisationnel Véronique Perret To cite this version: Véronique Perret. Les paradoxes du changement organisationnel. Le paradoxe : Penser et gérer autrement les organisations, Ellipses, pp.253-297, 2003. halshs-00536314

Les paradoxes du changement organisationnel

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Page 1: Les paradoxes du changement organisationnel

HAL Id: halshs-00536314https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00536314

Submitted on 15 Nov 2010

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinée au dépôt et à la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publiés ou non,émanant des établissements d’enseignement et derecherche français ou étrangers, des laboratoirespublics ou privés.

Les paradoxes du changement organisationnelVéronique Perret

To cite this version:Véronique Perret. Les paradoxes du changement organisationnel. Le paradoxe : Penser et gérerautrement les organisations, Ellipses, pp.253-297, 2003. �halshs-00536314�

Page 2: Les paradoxes du changement organisationnel

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Chapitre 10

Les paradoxes du changement organisationnel

Véronique Perret

Paru Dans V. Perret et E. Josserand (2003), Le paradoxe : penser et gérer autrement les organisations, 253-297, Paris : Ellipses.

Que peuvent avoir en commun cette réflexion philosophique d’Héraclite « rien n’est, tout devient »,

cette pensée sur l’évolution de la société de Guiseppe Tomasi di Lampedusa « si nous voulons que tout

continue, il faut d’abord que tout change », cette vision de la condition humaine de Serge Moscovici

« les êtres cherchent à se conserver, ils débouchent sur le changement » ou encore cette expression

de bon sens populaire « plus ça change, plus c’est la même chose » ? Ces propos évoquent tous le

rapport paradoxal que le changement entretient avec la permanence. Si le changement peut être

considéré comme objet et source de paradoxe c’est qu’effectivement il ne peut se concevoir et se

construire que dans un rapport étroit avec son contraire : la permanence.

Dans le domaine du management des organisations, la conception et le traitement du couple

permanence-changement a connu des évolutions que l’on peut ici retracer brièvement en trois périodes.

Dans une première étape, le changement devient un thème majeur de la théorie des organisations

lorsqu’est abandonné l’idée de pouvoir construire et mettre en place un modèle de gestion définitif et

universel pour garantir la compétitivité de l’entreprise. La gestion, pendant un temps envisagée comme

la recherche et la mise en place de modèles universels pouvant répondre de manière définitive aux

problèmes de l’organisation (suivant les principes du modèle taylorien), s’est peu à peu orientée vers la

recherche des conditions d’adaptation des organisations. Grâce aux travaux de l’école de la

contingence et de l’école systémique, ce principe est devenu un élément essentiel pour assurer la

compétitivité et la pérennité de l’entreprise. Le changement devient une préoccupation majeure car il

est posé comme un enjeu majeur pour l’entreprise. Dans cette première étape de la réflexion sur la

relation permanence-changement on passe d’une conception du modèle idéal prônant stabilité et

permanence à une conception de la gestion où le changement devient un élément nécessaire au bon

fonctionnement de l’entreprise.

La seconde étape de la relation permanence-changement va soulever une autre interrogation.

Page 3: Les paradoxes du changement organisationnel

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À la question de la nécessité du changement se substitue, en effet, la question de la capacité à changer

de l’organisation. Sur ce point la littérature apportera des réponses contradictoires qui seront

alimentées par les débats entre une conception «déterministe» du changement et une approche

«volontariste» des mécanismes de transformation des organisations. La conception déterministe du

changement organisationnel insiste sur le caractère inflexible de l'organisation et voit dans la structure,

le système, la culture des facteurs de rigidité et d'inertie qui tendent à préserver l'organisation des

changements. Cette conception déterministe met l'accent sur les facteurs de permanence de

l'organisation et voit dans les pressions de l'environnement (les facteurs externes) le principal moteur

des transformations organisationnelles. Cette vision de l'organisation a donné naissance aux travaux

des théoriciens de la sélection naturelle (Aldrich, 1979) et à ceux de l'écologie des populations (Hannan

et Freeman, 1984) qui envisagent la dynamique organisationnelle essentiellement dans le sens d'une

action de l'environnement sur l'organisation. Cette approche conçoit les entreprises essentiellement

comme des entités passives, ou plutôt réactives aux stimuli de l'environnement, les réactions étant

fortement structurées par le contexte environnemental. S'opposant à cette vision, l'approche

«volontariste» met en évidence le rôle prépondérant des choix stratégiques, c’est-à-dire de l'acteur,

comme facteur de transformation de l'organisation. L'action intentionnelle acquiert un rôle central dans

les capacités de l'organisation à répondre à son environnement externe et les facteurs internes

deviennent les réels moteurs de la dynamique organisationnelle. Ainsi les tenants de la théorie du choix

stratégique (Andrews, 1971 ; Child, 1972) sont les premiers à insister sur le rôle crucial des membres

clés de l'organisation. Cette perspective d'endogénéité attribue les sources du changement de

l'entreprise aux actions et aux choix stratégiques des managers (Child, 1972) et/ou aux processus de

décisions associés à ces actions et ces choix (Bower, 1970). Les théoriciens de l'Organization

Development (OD) (Beckard, 1975 ; Burke, 1982), qui représentent un courant important de la littérature

sur le changement, développent cette conception volontariste et délibérée mettant le leader au centre

du processus de changement.

Cette seconde étape inscrit la relation permanence-changement dans la problématique plus large des

capacités d’action intentionnelle sur un système social complexe. L’action intentionnelle de changement

soulève en effet de manière cruciale ce problème dans la mesure où l’organisation, dans ses

dimensions systémique et humaine, développe de nombreuses résistances et pose de nombreuses

contraintes au changement. La tâche qui incombe à l’acteur doit se comprendre et s’évaluer au travers

de sa capacité à mettre en œuvre le changement de manière efficace, c’est-à-dire de manière à aboutir

à des résultats les plus proches possibles des objectifs fixés. À l’instar de Machiavel (1980) qui

soulignait déjà en son temps «qu’il n’y a rien de plus difficile, de plus risqué, de plus dangereux à

Page 4: Les paradoxes du changement organisationnel

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conduire que d’initier un nouvel ordre des choses», de nombreux travaux soulignent les difficultés

inhérentes à la conduite d’un processus de changement. Le changement passe alors, dans cette

seconde étape, du statut de solution à celui de problème de gestion. Les difficultés de l’action

intentionnelle de changement ont pour sources les différentes composantes du contexte organisationnel

(comme l’histoire de l’organisation, ses structures et ses systèmes de gestion, sa culture ou son

système de pouvoir) qui, en développant des résistances importantes, peuvent freiner, voire faire échec

au changement. La conduite du changement s’exprime alors sous la forme d’un dilemme dont les

termes peuvent s’exprimer de la manière suivante : le changement délibéré est nécessaire, sa conduite

volontaire est indispensable mais le système sur lequel on cherche à agir crée des résistances et des

inerties difficiles voire impossibles à contourner. Ce dilemme d’une «impossible nécessité » du

changement organisationnel est cependant, d’abord traité de façon dichotomique. Cette dichotomie

s’est exprimée, comme on l’a vu, de manière diverse dans la littérature au travers d’oppositions comme

action / contexte ; acteur / système ; structure / stratégie…

La troisième étape de la relation permanence-changement constitue le cadre théorique dans lequel

s’inscrivent nos propos. Elle invite à concevoir la nature paradoxale des pôles de permanence et de

changement et à reconnaître leur complémentarité au même titre que leur opposition. Nous rejoignons

ici les critiques faites à l’égard des conceptions volontariste et déterministe du changement qui ont

tendance à nier le paradoxe et à rejeter, par ce biais, les mécanismes générant la dynamique

organisationnelle (Ford et Backoff, 1988 ; Van de Ven et Poole, 1988). Cette invitation suggère que

permanence et changement sont les deux faces d’une même pièce et qu’elles peuvent être expliquées

comme les effets d’un même processus d’action sociale. À ce titre, la conception du changement

organisationnel proposée ici se situe dans la mouvance des travaux théoriques invitant à mettre l'accent

sur la nature paradoxale apparente des organisations et leur management (Martin et al., 1983 ; Quinn

et Kimberly, 1984 ; Bartunek, 1988 ; Quinn et Cameron, 1988). Ces travaux montrent la nécessité de

concevoir ensemble les dimensions communément considérées comme contradictoires et soulignent,

comme ceux issus d’autres champs théoriques (Barel, 1979 ; Dupuy, 1982 ; Balendier, 1993), la

dimension paradoxale des systèmes organisés.

L’approche paradoxale semble particulièrement éclairante pour comprendre le changement

organisationnel. En effet, comme le souligne Gharajedaghi (1982), la prise en considération des

paradoxes organisationnels (intégration-différenciation ; collectivité-individualisme ; permanence-

changement…) permet de sortir du concept de l’organisation en tant que système statique. Ces

tendances opposées fournissent les tensions sous-jacentes permettant le changement et l’organisation

peut alors être conçue comme un système dynamique qui porte en lui les germes du changement.

Page 5: Les paradoxes du changement organisationnel

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Notre travail propose une modélisation qui souligne la nature duale du changement organisationnel

(partie 1) et identifie les différents paradoxes inhérents à la conduite de ce processus (partie 2). La

réflexion proposée ici s’appuie sur les principaux résultats d’une recherche empirique menée dans un

travail antérieur (Perret, 1994). Ces résultats, ancrés dans le contexte particulier d’une unité de

production d’EDF (le Centre Régional de Paris1), ont été élaboré suivant une démarche qualitative

d’étude de cas longitudinale sur une période de trois ans. Au cours de cette période nous avons

recueilli de nombreuses données sur ce changement de grande ampleur conduit par Serge Yanis, le

responsable du centre. Les méthodes qualitatives mises en œuvre ont permis de répondre aux

exigences de description du contexte et de mise à jour des représentations des acteurs. Des méthodes

comme l’observation, l’entretien, l’étude documentaire nous ont servi à appréhender de manière aussi

complète et profonde que possible la complexité du contexte dans ses différents niveaux (acteurs -

dirigeant - unité – organisation) ; ses différentes dimensions (actions - événements – représentations) ;

ses différentes temporalités (passé - présent – futur). Outre cet important travail de recueil de données

visant à appréhender les dimensions processuelles et contextuelles du changement, le dispositif

méthodologique mis en place a permis un processus cyclique et interactif de traitement et d’analyse de

ces données qualitatives afin de produire des propositions théoriques reliées aux données empiriques.

Ce travail de condensation et de présentation des données a donné lieu à la rédaction d’un cas dont ce

chapitre offre un résumé en annexe.

Les résultats de ce travail empirique servent d’architecture à cet article. Ils fondent les propositions

théoriques présentées dans la première partie. Ils sont également à l’origine des différents couples

paradoxaux exposés dans la deuxième partie. Pour permettre une lecture plus aisée nous avons fait le

choix, dans le corps du chapitre, de présenter les données sous la forme de quatre encadrés offrant

une lecture thématique du cas. Ces différents encadrés visent à mettre en regard de nos propositions

théoriques les éléments empiriques dont elles sont issues et de favoriser ainsi :

i L’explicitation de ces propositions en en offrant une double mise à jour : théorique d’une part en

s’appuyant en particulier sur la littérature antérieure ; empirique, d’autre part, en les exposant

dans les termes et les dimensions contextuelles des acteurs du terrain.

1 Pour des raisons de confidentialité, certaines informations concernant le cas ont été anonymés. Ainsi le nom de l’unité (CRP) et des services ainsi que le nom des principaux acteurs de ce changement sont fictifs. Les situations que le cas relate ainsi que les propos des acteurs retranscrits dans ce travail sont, par contre, totalement réels.

Page 6: Les paradoxes du changement organisationnel

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ii L’évaluation de la portée de ces propositions. Ces propositions s’appuient sur une étude de cas

unique et longitudinale menée grâce à un dispositif méthodologique permettant la collecte de

données qualitatives variées sur trois dimensions clés :

a. Les représentations des acteurs impliqués dans le processus de changement par des

entretiens semi-directifs auprès de 72 personnes situées à tous les niveaux de la

hiérarchie.

b. Les différentes étapes du programme de changement par l’étude des documents de

travail et les supports officiels de ce programme ; par la participation à certaines

phases clés du programme (réunions de direction, stages de formation, opérations de

communication…) ; par des entretiens ouverts avec les principaux acteurs impliqués

dans le pilotage (membres de la direction, consultants).

c. Le contexte institutionnel, organisationnel et historique du changement par une étude

historique de la documentation interne concernant le fonctionnement de l’unité ; par

l’étude des journaux et ouvrages portant sur l’histoire d’EDF ; par des entretiens semi-

directifs avec des acteurs sur l’avant et l’après changement.

Si ce chapitre a été écrit avec le souci de ne pas rendre obligatoire la lecture de l’annexe, celle-ci est

cependant un support indispensable aux encadrés afin de permettre l’étayage de nos propositions pour

deux raisons essentielles :

i. Les encadrés ne fournissent pas les dimensions contextuelles (organisationnelle,

institutionnelle, historique) du changement étudié. L’annexe permet de situer le programme de

changement dans ce contexte et donc de soutenir notre proposition que le changement doit se

comprendre comme un processus de transformation d’un et dans un contexte donné.

ii. Les encadrés offrent des lectures du cas orientées par les thématiques paradoxales mises à

jour par notre travail de recherche. Cette focalisation, nécessaire à l’illustration de nos

propositions, masque cependant la complexité du cas en ne fournissant, à chaque fois, qu’une

vision parcellaire. L’annexe permet de positionner ces différentes dimensions en en soulignant

l’enchevêtrement tant synchronique que diachronique.

Dans la mesure où il s’agit d’un cas unique, les propositions exposées ici ne peuvent pas prétendre à

une forte validité externe. Cependant la généralisation théorique de l’action intentionnelle de

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changement que nous proposons revendique une forte validité interne et offre des résultats dont les

apports principaux sont :

i. D’une part, d’enrichir la compréhension d’une problématique complexe (l’action intentionnelle

de changement) grâce à la densité des données mobilisées et aux interprétations qui en sont

proposées.

ii. D’autre part, d’offrir au lecteur, au travers de la narration du cas, des outils de comparaison

(similitudes /divergences) par rapport à d’autres situations.

iii. Et enfin, si ce n’est d’abord, de contribuer à l’objectif de cet ouvrage en montrant la pertinence

et la richesse du paradoxe comme outil de compréhension de situations organisationnelles et

de pratiques gestionnaires.

Partie 1. La nature duale du changement organisationnel

Le changement intentionnel de grande ampleur conduit par Serge Yanis au CRP nous permet

d’appréhender la complexité de la conduite d’un tel processus dans un système complexe socialement

construit. Quelles peuvent-être les logiques sous-jacentes à cette conduite ? Comment s’organise-t-

elle ? Quelles en sont les contraintes ? Souhaitant apporter des réponses à ces questions, nous avons

été amené à prendre des distances par rapport à une vision trop manichéenne de la problématique

permanence / changement. Le lien que l’on peut établir dans ce cas entre l'action du pilote de

changement et le contexte organisationnel correspond plus à une logique dialectique en termes de et /

et qu'à une logique formelle en termes de soit / soit (Burrell & Morgan, 1979). La logique dialectique

nous invite à concevoir ce lien comme une interaction réciproque du contexte et de l’action, de la

permanence et du changement. L’action intentionnelle de changement ne peut être comprise qu’en

prenant en considération le jeu réciproque qui se joue entre ces deux pôles qui se définissent

mutuellement par leur constante interaction (Crozier & Friedberg 1977 ; Giddens 1984). La séparation

entre une conception volontariste du changement mettant l'accent sur la nature délibérée de l'action du

leader et une conception déterministe insistant sur le caractère non intentionnel du processus doit être

écartée au profit d'une vision qui englobe dans une même logique les aspects déterministes et

volontaristes de l'action du leader. Afin de permettre le changement, l’action du leader vise à structurer

le contexte organisationnel en vue de le transformer, mais elle est, dans le même temps, structurée par

ce contexte. Cette vision de la relation contexte - action nous permet de mettre en évidence la nature

duale du changement qui est à la fois une action sur un contexte et dans un contexte organisationnel

Page 8: Les paradoxes du changement organisationnel

7

donné. Pour rendre compte de cette dynamique nous serons conduit, dans un premier temps, à

proposer un modèle qui rend compte de ces deux logiques. Les caractères complémentaire et

contradictoire de ces deux logiques seront mis en évidence dans un second temps afin de soutenir

notre proposition que l’action intentionnelle de changement s’entend comme la gestion de tensions

paradoxales.

1.1 Le modèle Démarcation / Appui

Conceptualiser la nature duale du changement organisationnel nécessite un cadre d’analyse dans

lequel coexiste deux logiques d'action apparemment contradictoires. Ces deux logiques, que nous

avons baptisé logique de démarcation et logique d'appui, supposent une reconnaissance des

interactions réciproques entre l'action et le contexte que l’on peut définir de la manière suivante :

- Le changement intentionnel vise à agir sur un contexte organisationnel et cherche à le transformer.

L’action de changement se conçoit alors dans une logique de démarcation.

- Le changement intentionnel ne peut agir qu’en fonction d’un contexte organisationnel donné auquel il

doit se conformer et s’adapter. L’action de changement se conçoit alors dans une logique d'appui.

Cette conceptualisation est représentée dans le schéma 1, nous nous attacherons à sa suite à décrire

les grands principes qui régissent ces deux logiques.

Page 9: Les paradoxes du changement organisationnel

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Schéma 1 : Le modèle Démarcation-Appui

LA LOGIQUE DE DÉMARCATION La logique de démarcation repose sur la nécessité d’intervention et la reconnaissance d’une capacité

d’agir sur l’organisation en vue de la modifier pour assurer son efficacité et sa pérennité. Cette prise de

conscience d’une nécessité d’agir et cette reconnaissance d’une capacité d’action peut être rattachée

au rôle et aux qualités du leader. L’action du leader, dans une logique de démarcation, se caractérise

par deux éléments essentiels : sa nature distinctive et sa conduite délibérée.

La nature distinctive de l'action de démarcation tient au fait qu'il s'agit de mettre en place un

changement c'est-à-dire d'établir une différence dans le temps entre un état (1) à l'instant t0 et un état

(2) d'organisation à l'instant t1. Le changement organisationnel se concrétise au travers d'éléments

tangibles comme une modification de structure ou de systèmes de gestion mais également au travers

d'éléments plus intangibles comme la modification des systèmes politiques et culturels sous-tendant les

logiques d'action. Il doit également se lire au travers des changements de représentation qu'il nécessite

et/ou qu'il engendre.

Cette démarcation pourra s'accomplir de diverses manières soit par l'intensité, la profondeur des actions

mises en oeuvre, soit, certains changements le nécessitent, en remettant en cause la nature même des

actions communément utilisées et en en proposant de nouvelles. L'action de démarcation pourra alors

s'évaluer par sa différence en termes de degré et/ou de nature avec l'action passée. Dans le cas du

CRP, la démarcation s’accomplit au travers du programme de changement qui, par les objectifs qu’il

vise et les valeurs qu’il véhicule, se démarque clairement des objectifs et des valeurs prévalent

jusqu’alors dans l’organisation. La dimension créative que suppose tout projet de changement émane

Logique de démarcation

Résistances au

changement

Logique d’appui

Perte d’intentionnalité

Action de nature

distinctive

Conduite “délibérée”

Action de nature

cohésive

Conduite “émergente”

Page 10: Les paradoxes du changement organisationnel

9

avant tout de l'homme qui porte en lui les capacités régénératrices de l’organisation. Dans le cas du

CRP, le changement est largement incarné par son chef de centre, Serge Yanis. Son discours

volontairement en rupture, ses actions symboliques sur le système politique et culturel (cf. annexe) font

de lui l’homme du changement au CRP et le démarque à n’en pas douter par rapport au passé. Il faut

cependant que celui-ci ait le pouvoir de faire entendre cette voix «dissonante». L'action de démarcation

se caractérise donc par une conduite délibérée.

La conduite délibérée s’inscrit dans une logique où la situation de décision est de nature anticipée plutôt

que de nature émergente, elle met clairement en évidence l'intervention de l'homme et sa décision

d'action sur l'organisation. La conduite délibérée nécessite que le pilote dispose d'un certain temps pour

intervenir, ou du moins qu'il se le donne. Le temps que le leader s’accorde permet de qualifier la

conduite délibérée par sa référence claire à un état donné que l'on cherche à modifier. Elle s'exprimera

au travers d'une plus ou moins grande formalisation, au travers d'un processus de planification plus ou

moins rigide et évolutif permettant d'expliciter les insatisfactions procurées par un état (1) et les moyens

à mettre en oeuvre pour parvenir à un état (2). Dans le cas du CRP, cette conduite délibérée s’est

traduite en particulier dans la refonte des organigrammes ou le passage au système d’agences des

unités opérationnelles. Ces actions, qui partent d’une volonté délibérée de Serge Yanis ont été mises

en place suivant une démarche planifiée qui correspond en grande partie à la description qu’en donne

Pettigrew ( 1985) : 1- Prise de conscience du problème (cette prise de conscience doit avant tout

reconnaître la nécessité du changement). 2- Connaissance et compréhension du problème (cela

implique qu'il ne faut pas de précipitation entre la prise de conscience et la planification du

changement). 3- Planifier et agir. 4- Stabiliser le changement. Ces 4 étapes identifient bien la nature de

la conduite du changement dans une logique de démarcation.

La conduite délibérée est souvent marquée par des actions qui, employant les modalités de l'injonction,

de l'imposition, du décret, visent à créer un changement en rupture avec le contexte organisationnel.

Cependant, cette modalité d’intervention ne peut se concevoir en dehors du contexte dans lequel elle se

développe. Le contexte organisationnel est en effet capable de développer des contraintes importantes.

Les résistances au changement de l'organisation se posent comme une limite à la logique de

démarcation d'autant plus que sa nature différenciée et son caractère délibéré sont des éléments

susceptibles d'attiser ces résistances. Le pilote ne peut agir en dehors du contexte dans lequel il opère,

il ne peut pas concevoir de pousser «jusqu'au bout» une logique de démarcation sans risquer de se voir

opposer des résistances liées aux remises en cause générées par le changement et l'arbitraire d'un

projet qui cherche à s'imposer. Dans le cas du CRP, les résistances sur la refonte de l’organigramme,

les difficultés à faire fonctionner les agences sur des notions de concurrence ont obligé Serge Yanis à

Page 11: Les paradoxes du changement organisationnel

10

aménager, ralentir, voire transformer son projet de changement. Cela l’a conduit à développer

conjointement une autre logique qui visait à s'appuyer sur le contexte.

LA LOGIQUE D'APPUI

La logique d'appui souligne la nécessité pour le leader d'insérer sa démarche dans le contexte dans

lequel il agit afin que son action soit acceptée et appropriée. Deux caractéristiques du contexte

organisationnel peuvent expliquer les éléments essentiels de la logique d'appui.

La première caractéristique renvoie au problème des résistances au changement que l'organisation est

en mesure d'opposer au projet. Les freins au changement nécessitent de la part du leader le

développement d'actions de nature cohésive. Cette première caractéristique de la logique d'appui

correspond à la nécessité de conserver une certaine «cohérence», une certaine « identité » avec le

contexte afin que celle-ci puisse être assimilée et intégrée. Le changement organisationnel ne sera

effectif que lorsqu'il aura été accepté à tous les niveaux concernés de l'organisation. Les résistances au

changement rappellent au leader qu'il ne suffit pas que le changement soit décrété pour que celui-ci

prenne force de loi dans l'ensemble de l'organisation. Au-delà de la prise de conscience d'une capacité

et d'une volonté de changement, le leader doit s’assurer de l’institutionnalisation et de la pérennisation

de son projet. La nature distinctive du changement et la rupture qu'il représente risque de se heurter à

des résistances fortes permettant ainsi d'éviter des remises en cause vécues comme trop douloureuses

ou jugées trop arbitraires. Le maintien d'une certaine cohésion de la démarche de changement avec le

contexte organisationnel est ainsi nécessaire car une trop forte rupture avec les schémas connus et les

logiques d'action installées n'est souvent ni politiquement, ni culturellement acceptable. Serge Yanis est

parfaitement conscient de cette nécessité. Ainsi s’assure-t-il dès le départ de l’appui de supporters forts

tant au niveau local que vis-à-vis de ses propres supérieurs. L’inscription de son projet dans la

continuité de la politique générale d’EDF relève également de cette préoccupation.

Le maintien d'une certaine cohésion est garante de l'acceptabilité du projet, elle oblige le pilote à se

plier aux conditions imposées par le contexte. Elle le contraint cependant parfois à perdre l'intention

transformatrice d'origine. Serge Yanis souhaite être un pionnier au sein de la structure EDF, mais il sait

également qu’il ne peut sortir totalement du cadre que cette structure lui impose. Cette logique

confronte le leader au risque de perdre en partie la nature distinctive du projet au travers de compromis

visant à le rendre acceptable. Dans cette configuration, le leader reste soumis et dépendant du

contexte, l'appui lui est nécessaire pour pouvoir légitimer son action et nécessite donc de prendre en

compte les dimensions politique et culturelle du contexte dans lequel se déroule le projet de

changement. La logique d'appui met en avant les qualités de convictions, de patience et d'engagement

Page 12: Les paradoxes du changement organisationnel

11

à long terme du leader. La gestion politique du changement au CRP (cf. annexe) démontre bien la

nécessité d’une telle démarche, le risque étant toujours présent de ne pas parvenir à s'assurer de la

protection suffisante et de voir le projet abandonné ou rejeté.

La logique d'appui ne doit pas se concevoir uniquement comme une logique de mobilisation de court

terme mais également comme une démarche qui vise une véritable appropriation des acteurs qui, en

transformant leurs comportements et leurs attitudes, vont donner vie et réalité au changement dans

leurs interactions quotidiennes. L'action du leader ne peut se révéler efficace que si elle quitte le

domaine de l'imposition, fusse t-elle basée sur l'utilisation judicieuse d'outils comme le management

symbolique par exemple, pour s'implanter de manière effective dans la quotidienneté des interactions.

Ces modifications d'attitudes et de comportements reposent sur un processus long et en partie

individuel. Celui-ci semble plus facile à accomplir au travers de processus d'expérimentation qu'au

travers de processus extrêmement volontariste de type réformateur (Sainsaulieu, 1987).

L'expérimentation permet de provoquer d'autres représentations et, à terme, de créer de nouvelles

formes d'interactions progressivement expérimentées comme fiables et durables. La nécessité pour le

leader de donner une réalité collective au projet de changement l'oblige à s'appuyer sur l'organisation

dans le sens de «compter sur» ou encore «se reposer sur» des processus qui échappent en partie à sa

volonté et son action. Les techniques du volontariat et de l’expérimentation privilégiées dans le

changement au CRP reposent sur cette nécessité. Cependant, si Serge Yanis peut impulser des

processus d'expérimentation, favorisant ainsi l'appropriation des acteurs, il ne peut en revanche

totalement guider et contrôler les résultats de ces processus, ni les mécanismes de contagion qui

permettront la diffusion du projet à l'ensemble de l'organisation. De la seconde dimension de la logique

d’appui découle donc une incertitude et une imprévisibilité des résultats des actions menées. Dans un

système complexe on ne peut totalement anticiper les chaînes d'action - réaction – rétroaction. Ces

caractéristiques conduisent le pilote à adopter une conduite “émergente” qui laisse aux éléments du

contexte un certain ascendant dans la réalisation du changement par rapport à l'action purement

délibérée.

La logique d’appui nécessite pour le leader d'abandonner en partie la paternité du projet de

changement, le risque encouru est cependant de voir le projet se transformer au gré des

expérimentations et des appropriations locales. Les résultats peuvent être alors très différents des

objectifs attendus. La logique d’appui pose ainsi la perte d’intentionnalité et les difficultés de contrôle du

projet comme un problème majeur de la conduite du changement.

1.2 Démarcation – Appui : deux logiques complémentaires et contradictoires.

Page 13: Les paradoxes du changement organisationnel

12

La conceptualisation de la nature duale du changement, sous la forme des logiques de démarcation et

d’appui, intègre dans un même cadre d'analyse des éléments souvent traités de manière séparée dans

la littérature. La démarche de changement de Serge Yanis au CRP met en évidence la coexistence de

ces deux principes d'action et nous permet de révéler la conjonction de ces deux logiques. L’une tient à

rompre avec le contexte organisationnel qui conduit à maintenir l'organisation en l'état plutôt que de

favoriser sa régénération. L’autre s'appuie sur ce contexte organisationnel car il est le seul capable de

fournir la dynamique nécessaire à la réalisation de son projet. La première logique confronte Serge

Yanis aux rigidités et aux résistances, la deuxième tend à y palier en prenant le risque de lui faire perdre

l'intentionnalité de son action. Cette modélisation de la complémentarité des forces opposées comme

essence même de tout processus dynamique, permet de symboliser de manière simple ce que nous

identifions comme la dialogique2 de la conduite du changement. Les logiques de démarcation et d’appui

ne sont pas simplement des logiques différentes, ni même divergentes. Elles doivent s’entendre comme

des logiques antagonistes qui pour se concilier et atteindre leurs buts sont condamnées à intégrer leur

dimension paradoxale et non viser à réduire leurs contradictions (Vincent, 1993).

L'appréhension simultanée des logiques contradictoires du changement nous conduit à interroger les

modèles classiques de conduite du changement. Ces modèles, qu’ils s'appuient sur une approche de la

conduite en termes politiques (Quinn, 1980 ; Mintzberg, 1983), managériaux (Burke, 1982 ; Bennis et

Nanus, 1985 ; Kotter, 1996) ou encore en termes d'apprentissage (Sainsaulieu, 1987 ; Pascale, 1990)

ne semblent pas en mesure de prendre pleinement en compte les tendances paradoxales qui

gouvernent la conduite du changement3.

Afin de mieux comprendre les problèmes spécifiques auxquels la nature paradoxale du changement

confronte le leader, nous proposons, dans la deuxième partie, d’identifier et d’éclairer au travers du cas

du CRP, les paradoxes que le leader doit gérer dans le cadre de sa conduite du changement.

2 Le principe de la dialogique énoncé par Morin qui peut être définit comme «l'association complexe (complémentaire, concurrente, antagoniste) d'instances, nécessaires ensemble à l'existence, au fonctionnement et au développement d'un phénomène organisé» (Morin, 1986: 98). Cependant en différence avec le principe dialectique qui considère les forces en jeu comme en contradiction, la dialogique met en évidence le fait que les oppositions apparentes (action / contexte ; changement / stabilité) sont complémentaires et interdépendantes et non contradictoires. Des oppositions complémentaires sont celles dans lesquelles l'activité d'un pôle est différente mais visiblement en rapport avec l'activité de l'autre pôle (Bateson, 1979). Cela ne veut pas dire qu'une chose est elle même et son contraire mais qu'une chose existe par la vertu de sa nécessaire relation avec un contraire apparent (Smith, 1984). C'est ainsi que l'on peut dire que les oppositions apparentes gèrent par spécifications mutuelles (Goguen & Varela, 1979). 3Une lecture de la littérature sur le changement organisationnel au travers de ces conceptions : Modèle managérial - Modèle politique - Modèle de l'apprentissage est proposée par Perret (1994).

Page 14: Les paradoxes du changement organisationnel

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Partie 2. Les paradoxes de la conduite du changement

Les difficultés de conduite du changement au CRP peuvent-elles être analysées comme la résultante

des habituelles « résistances au changement » ? Les résistances au changement développées au CRP

et les difficultés de conduite qui en découlent peuvent évidemment être étudiées selon cette grille

« classique » dont la littérature s’est fait largement l’écho. De nombreux travaux se sont effectivement

attachés à montrer la variété des sources de résistances (cognitive, psychologique, psychanalytique,

systémique…) et des objets (résistance aux raisons, aux finalités, aux modalités de changement…) ; la

diversité des niveaux de résistances (individuelle, collective, organisationnelle) et de leurs expressions

(retrait, passivité, attentisme, opposition, contournement…)4.

Si ces différentes dimensions sont des explications souvent pertinentes, elles restent partielles et les

difficultés rencontrées par Serge Yanis au CRP relèvent, selon nous, d’une problématique plus globale

de gestion de tensions paradoxales. Nous nous attacherons à mettre en évidence cette proposition en

identifiant les conflits qu’engendrent la coexistence des logiques de démarcation et d’appui à quatre

niveaux de la conduite du changement : 1. Sa nature, 2. Sa dynamique, 3. Ses modalités et finalement,

4. Son leader.

Nos propos nous conduirons à soutenir l’idée que la conduite du changement se révèle une activité

particulièrement délicate dans la mesure où elle peut-être définie comme « la gestion dans le temps et

dans l’espace de logiques paradoxales ».

2.1 La nature paradoxale de l’action de changement : Altérité — Identité

La coexistence des logiques de démarcation et d’appui renvoie à la nature paradoxale de tout

changement et soulève inévitablement la question de sa définition. Lorsque l’on parle de changement

organisationnel, de quoi parle-t-on effectivement ?

Pour répondre à cette question on peut, dans un premier temps, partir de la définition du changement

proposée par Van de Ven et Poole (1988 : 36) « le changement organisationnel est une observation

empirique sur les différences dans le temps d’un système social ». Comme le souligne cette définition,

le changement est d’abord une différence ou un ensemble de différences. Ce premier élément renvoie

4 Pour une présentation des différentes approches sur les résistances au changement, on pourra en particulier consulter Pemartin (1987) ou Aubert et al. (1997).

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à la dimension d’altérité dont tout changement est porteur. Le changement c’est d’abord le caractère de

ce qui est autre, que cet autre soit qualifié de nouveau, d’étrange ou de simplement…différent. La

logique de démarcation est porteuse de la dimension d’altérité du changement. Elle porte en elle les

forces de la distinction, de la différence dont l’action a besoin pour être qualifiée d’action de

changement.

La définition de Van de Ven et Poole laisse en suspend une question importante concernant le

changement : changer par rapport à quoi ? Dire d’une chose ou d’une personne qu’elle a changé

suppose d’établir une différence par rapport à ce qu’elle était auparavant. En d’autres termes c’est

établir un rapport avec son identité. Ceci n’est pas sans rappeler la définition que Mélèse (1979) donne

du changement : « le changement ne prend forme que sur le fond sur lequel il se dessine ». On peut

entendre cette définition comme l’impossibilité de définir le changement en dehors de l’objet auquel il

s’applique. Cette dimension de l’identité est intrinsèquement comprise dans la définition du

changement, elle permet de qualifier son ampleur, sa force, son importance. Plus le changement

touche à ce qui constitue l’identité, plus le changement peut être qualifié d’important, de profond.

Le débat ne peut être engagé ici, faute de place, sur les diverses conceptions de ce qui constitue

l’identité d’une organisation. Nous retiendrons, à la suite de nombreux auteurs, que l’organisation

possède une identité5 et que c’est cette identité qui est en jeu dans le processus de changement

organisationnel. La logique d’appui est porteuse de la dimension identitaire du changement. Elle

évoque la nécessité de définir et conduire le changement en rapport avec l’identité de l’organisation.

Elle souligne également la difficulté, voire l’impossibilité de changer en dehors de ce qui constitue cette

identité comme le souligne Feldman en évoquant les limites de la plasticité de la culture d’entreprise au

changement :

« La culture conduit à un certain type d’actions possibles qui rendent certaines tentatives de changement, ou réactions au changement probables dans une situation donnée. (…) Mais aucune organisation ne peut changer totalement et complètement dans ses moindres détails. Ceci est impossible parce que les dirigeants n’auraient aucune possibilité d’estimation sans quelques références basées sur leur expérience passée. Ainsi le changement organisationnel est toujours un changement partiel » (Feldman, 1986 : 587-603)

La conduite du changement se révèle une activité délicate dans la mesure où elle nécessite de gérer la

relation complexe qu’entretiennent altérité et identité. Pour ceux qui sont en charge de conduire le

changement, cette relation se traduit par la recherche d’un délicat équilibre qui peut s’exprimer de la

façon suivante : Comment être différent… sans être effrayant ? Le rapport complexe qu’entretiennent

5 Le terme d’identité organisationnelle est employé par quelques auteurs (Reitter et Ramanantsoa, 1985). La notion qui est abordée ici sous ce terme renvoie cependant à une idée qui est plus souvent baptisée culture organisationnelle (Smircich, 1983 ; Allaire et Firsirotu, 1984 ; Schein, 1985) ou parfois également structure profonde (Gersick, 1991).

Page 16: Les paradoxes du changement organisationnel

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altérité et identité, les représentations paradoxales que la coexistence de ces deux dimensions

engendrent, confronte le pilote du changement à des questions concernant ce sur quoi il doit intervenir

pour faire réellement changer les choses et ce sur quoi il peut intervenir sans risquer l’échec ou le rejet.

Le cas du CRP et en particulier la question du service public, au cœur de ce projet de changement,

permet d’incarner cette problématique comme le développe l’encadré 1.

Encadré 1 : Le changement au CRP ou comment devenir un autre en restant le même UNE ENTREPRISE À L’IDENTITÉ FORTE

L’ensemble des valeurs véhiculé par le modèle EDF représente un facteur de cohésion très fort qu’il paraît difficile d’attaquer sans provoquer des résistances importantes comme le souligne ce membre de l’Etat Major du CRP : «Les agents d'EDFdans leur ensemble y compris son Etat Major constituent une population qui pendant X années a été tournée vers le passé. Il y a une culture du passé qui a été idéalisée. Évidemment s'attaquer à cela n'est pas la bonne solution. Il est donc nécessaire de faire avec, les gens idéalisant tellement ce passé que si vous vous référez à lui vous aurez toujours l'image de quelqu'un qui cherche à le démolir». Ces valeurs s’inscrivent dans la mission de service public de l’entreprise, elles sont garanties en interne par le statut.

UN CHANGEMENT D’ORGANISATION LÉGITIME…

Le changement au CRP correspond à une nécessité que beaucoup d’agents comprennent et dont ils partagent les enjeux. La compétitivité et la pérennité de l’entreprise passe, selon eux, par le changement. Assurer les performances de l’entreprise dans un environnement en mutation, marqué par l’ouverture des frontières européennes et l’évolution technologique, justifie les changements en cours comme le soulignent ces propos recueillis auprès d’agents du CRP : « Il faudra faire d’énormes efforts individuels et collectifs pour se tenir au progrès, avec la compétitivité des pays européens, il faudra que l’on change mais c’est en train de changer.» ; « EDF est encore engluée dans la paperasserie, travailler un peu comme le privé, éviter la hiérarchie très lourde c’est nécessaire pour préparer l’Europe. J’estime que c’est vital, Yanis c’est le premier pas vers la décentralisation, si on ne fait pas ça on va en crever. ».

…DANS LE CADRE DE SON IDENTITÉ

L'ouverture du marché européen marque la prise de conscience d'une concurrence extérieure et amène à réfléchir sur l'efficacité de l'organisation, les notions de rentabilité et de clientèle trouvent une justification dans ce cadre. Cependant les agents n'abandonnent pas pour autant la conception qu'ils ont de la mission de l'entreprise profondément ancrée dans la notion de service public. Les propos qui suivent soutiennent cette vision du changement : «Le changement, je trouve cela très bien. Je suis le premier à reconnaître qu'il fallait secouer la poussière administrative et apporter une modernisation de nos façons de travailler. À termes cela est nécessaire si l'on veut répondre à la demande des clients. C'est important de responsabiliser les gens, cela permet de comprendre mieux les choses. Ça donne une idée de combien on coûte, de combien on peut se vendre, de comment on peut agir pour être plus rentable. Cette évolution va dans le bon sens. Ça permet de doter l'entreprise d'une vision commerciale dont elle a besoin pour répondre à ses clients. Il faut faire des efforts et des efforts sont faits, c'est logique, c'est bien ressenti car nous sommes des commerçants même si nous sommes des commerçants particuliers car nous sommes un service public».

Le service public est un élément central de l’identité de l’entreprise, il peut être conçu comme un moteur du changement comme le laisse entendre cet agent de maîtrise : « La culture profonde c’est la notion de service public, tant qu’on ne touche pas à cette notion, ça ne pose pas de problèmes. La force c’est cette fédération derrière le service public, la direction n’a pas à chercher ailleurs l’élément fédérateur du changement, les gens sont prêts à s’investir pour ça, c’est inimaginable ». Les réformateurs en sont tout à fait conscients et Serge Yanis entend bien s’appuyer dessus pour mettre en place son action : « On a une culture de service public forte qui soude les agents et qui est un facteur de motivation très important. Il ne faut pas la remettre en cause, il faut s’en servir comme levier ». La difficulté est cependant d’identifier quels sont les changements qui, au nom du service public, seront acceptés et appropriés par les agents et ce qu’ils n’acceptent pas d’abandonner.

UN CHANGEMENT ENTRE ALTÉRITÉ ET IDENTITÉ

Les discours et actions de changement autour de la notion de client ont recueillis un écho très favorable chez les agents du CRP et ont engendré une participation et une implication fortes. Par exemple les opérations « portes ouvertes », actions de communication externe lancées et instituées dès la deuxième année du programme de changement, ont dès le départ bien fonctionné et ont suscité la participation active d'une majorité d'agents du CRP. Le discours des agents est révélateur des leviers de cette adhésion : la nécessité de la prise en compte du client est vécue comme essentielle et celle-ci doit se faire dans les deux sens : rencontrer les clients pour mieux connaître leurs besoins mais également pour que ceux-ci connaissent mieux l’entreprise et les compétences des gens qui y travaillent.

Le programme de changement au CRP affichait également ouvertement un objectif de résultat que Serge Yanis expose en ces termes : « l’objectif de changement est de passer d’une culture de moyens à une culture de résultat pour, à termes, pouvoir faire autre chose, faire plus vite, faire moins cher, dans le but d’un meilleur service à la clientèle ». Ce discours, et les actions entreprises en son nom, n’ont pas connu la même adhésion auprès des agents. En effet, cette volonté, bien que clairement affichée, semble avoir du mal à trouver un cadre légitime dans lequel s'exercer. L'introduction des notions de résultat et de coût est passée par une sensibilisation au coût et s'est exprimée par la délégation de la gestion des budgets à des niveaux plus bas. Cette démarche n’a cependant pas conduit aux résultats escomptés

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comme le souligne Serge Yanis : «Il y a un embryon de discours qui vient. On parle beaucoup de résultat mais on ne dit pas quel résultat ? On évolue un peu, le discours évolue un peu mais on s'arrête là. C'est bien de parler de résultat, c'est encore mieux de savoir comment on arrive au résultat. S’il faut faire un bilan de la situation, on ne peut pas dire qu’aujourd’hui la notion de coût soit intégrée ».

Le programme de changement se heurte ici à des résistances qui tiennent à la volonté de préserver certaines caractéristiques attribuées à la notion de service public. Les notions de coût et de profit sont perçues comme contradictoires avec la mission de l'entreprise. Leur introduction signifie l'abandon d'une logique d'intérêt général et de service public non conciliable avec la logique de profitabilité. « Il faut qu’EDF reste EDF, il ne faut pas que ça devienne une source de profit ou de rentabilité. Ils délaissent l’entretien du réseau, ce n’est pas bon pour la clientèle. Dès lors qu'on met l'accent sur l'aspect commercial ça change tout dans les relations. Sa vocation première c'est de répondre aux besoins de la nation. Aujourd'hui il y a des nouvelles orientations qui se mettent en place et qui remettent en cause l'entreprise publique, les aspects financiers dénaturent complètement la mission initiale. C'est en contradiction flagrante avec la culture des agents, c'est très mal vécu».

Les nouvelles orientations sont alors analysées comme profondément opposées aux valeurs de l’entreprise. Les orientations humanistes et commerciales du programme de changement impliquent la reconnaissance individuelle et la valorisation des résultats. Ces valeurs sont vécues comme opposées à la culture issue du modèle fondateur qui repose sur la défense des effectifs, la culture de moyens, le refus de substituer les notions de profit et de rentabilité aux dépens de la notion de service public, la défense des acquis et du statut. Attaquer trop ouvertement ces dimensions constitue une révolution qui conduit à des résistances fortes et à un sentiment de manipulation néfaste à l’épanouissement du programme de changement comme le laisse entendre cet agent : « La direction n’est pas franche, c’est un amalgame de bêtises pour nous faire passer la pilule. Quand on va le découvrir ça sera trop tard, ça sera la fin du statut. Le statut fixait les règles du jeu, on veut aujourd’hui le supprimer car il est ressenti comme un carcan, mais que veulent-ils en faire, un torchon de papier ? ».

2.2 La dynamique paradoxale de l’action de changement : Révolution — Évolution

Une simple différence ou un ensemble de différences ne suffit pas à définir le changement. Dans leur

définition Van de Ven et Poole (1988) introduisent la notion de temps pour signifier que le changement

est également un processus et qu’il doit être analysé comme tel. Cette dimension est essentielle et elle

soulève des questions quant à la dynamique de ce processus.

Le changement est avant tout un processus, conduire le changement suppose donc de piloter un

processus dont les modalités ne sont pas simples à définir comme le suggère en particulier les deux

questions suivantes : Peut-on, d’une part, identifier avec précision les moments clés où le changement

démarre et où il s’achève ? Faut-il, d’autre part, agir rapidement et fermement pour combattre l’inertie et

éviter l’enlisement dans les habitudes et les routines passées, ou faut-il, au contraire, procéder de

manière lente et progressive afin de permettre l’appropriation et l’institutionnalisation du changement ?

Ces questions cruciales de la conduite du processus de changement ne trouvent ni dans la littérature,

ni dans la réalité de réponses simples et univoques. Les nombreux travaux sur ce thème révèlent plutôt

le caractère contradictoire des préconisations qui sont faites en la matière. Concernant le premier

questionnement, les théoriciens de l’OD défendent l’idée que le changement peut-être conçu de

manière évènementielle et séquentielle. Le changement est alors conçu comme un phénomène discret

et parfaitement identifiable de la vie organisationnelle, fait d’étapes successives selon le modèle

lewinien de type gel-dégel-regel. Pour d’autres auteurs qui défendent une vision plus processuelle

comme Pettigrew (1985), le changement ne peut être identifié comme une entité distincte de la vie

organisationnelle. On ne peut lui attribuer ni commencement, ni fin précis.

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Concernant le second questionnement, certains auteurs défendent l’idée que la crise et le sentiment

d’urgence sont des éléments essentiels de la réussite du changement (Pascale, 1990) et que celle-ci

doit être utilisée comme un levier (Kotter, 1996). Il convient pour cela de permettre au changement de

se concrétiser rapidement en mettant en œuvre au plus vite des actions dont les résultats pourront être

visibles. Pour d’autres, par contre, le changement se diffuse plutôt selon un processus incrémental

(Quinn, 1980, Mintzberg, 1983) flexible et expérimental, composé d’étapes et d’aménagements qui

visent à prendre en compte les sensibilités et les « susceptibilités » du contexte.

Ces recommandations prises une à une, semblent toutes justifiées et très opératoires. Elles conduisent

cependant, si on les examine ensemble à préconiser au pilote du changement de procéder à la fois vite

et lentement, d’agir dans le même temps de manière brutale et subtile, de planifier et de laisser faire le

processus en adoptant une forme de “flexibilité rigide” comme le suggère Haren (1998). En d’autres

termes il est demandé à ceux qui ont en charge de conduire le changement tout à la fois de mener une

révolution et d’accompagner l’évolution de l’organisation. Ce paradoxe du temps peut être mieux

compris si l’on examine les tensions qu’engendrent la coexistence des logiques de démarcation et

d’appui. Le rapport paradoxal que le changement entretient avec le temps peut se décomposer en deux

sous-éléments plus précis reliant le passé, le présent et le futur.

En examinant le rapport que le changement entretient avec le passé nous constatons que la logique de

démarcation se définit par la nécessité et dans la capacité à rompre avec le passé. La logique

d’appui, pour sa part, conduit à la nécessité de se reposer sur le passé pour permettre le changement.

Rompre avec le passé semble une évidence pour tout réformateur. Le changement commence, comme

nous l’avons définit, lorsque peuvent être énoncés les éléments de distinction avec le passé qu’il est

souhaitable de mettre en place. Identifier et énoncer les caractéristiques de l’organisation qu’il convient

de changer constitue un acte de rupture qui émane généralement d’un homme ou d’un petit groupe

d’hommes car, comme le souligne Reitter (1991 : 37), « l’organisation s’est façonnée en réponse aux

impératifs du passé, elle est sur des rails et, d’elle-même, elle ne saurait changer ». Pour permettre de

lutter contre cette “inertie”, il peut être nécessaire d’agir fortement, brutalement. Cependant cet acte de

rupture, si il est trop brutal, trop révolutionnaire, peut conduire à de fortes résistances. La logique

d’appui nous rappelle que la rupture ne peut se faire totalement en dehors et/ou contre ce qu’est

l’organisation. Cela conduit le pilote à agir de manière lente ou tout au moins prudente. Cette nécessité

est clairement identifiée par l’un des réformateurs du CRP qui l’énonce de la manière suivante : « Se

reporter au passé n'incite pas à changer. Si vous vous référez au passé vous aurez l'image de

quelqu'un qui cherche à le démolir (…) c'est pour cela qu'il est nécessaire d'avoir une rupture totale.

L'ambiguïté c'est qu'il ne faut pas se donner l'image de casser le passé mais il faut une rupture totale ».

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Le passé rythme donc le changement sur deux tempos différents. Force, rapidité et détermination pour

rompre avec l’inertie et se démarquer suffisamment. Conforme à ce rythme, la réussite du changement

réside en partie dans la capacité du leader à imposer la nécessité de transformation de l’organisation,

et à conduire celle-ci vers un état jugé plus satisfaisant.

Prudence, patience et flexibilité pour favoriser l’acceptation et la pleine appropriation du changement,

est le second tempo du changement. En effet, la capacité transformatrice de l’organisation réside

également dans des mécanismes qui tiennent de la « construction sociale » des acteurs et qui

échappent en partie à l’intentionnalité du leader. Face à ces deux impératifs, l’action de changement

doit être à la fois l’expression d’une volonté délibérée et la reconnaissance d’une subordination de cette

volonté à des processus échappant en partie à l’intention.

Dans le même temps, le processus de conduite doit tenir compte du rapport que le changement

entretient avec le futur. Là encore les deux logiques antagonistes s’affrontent et se complètent. La

logique de démarcation suppose, par sa nature distinctive et sa conduite délibérée, que le futur se conçoit. La logique d’appui pour sa part, repose sur l’idée que le futur se construit.

C’est deux façons d’appréhender le futur nécessitent des actions et des manières de procéder très

différentes.

De manière classique, on attend du pilote de changement qu’il soit capable d’énoncer clairement les

objectifs à atteindre et les moyens d’y parvenir. De nombreux auteurs identifient l’élaboration d’une

vision et la planification des actions pour parvenir à cette vision comme les tâches essentielles du

pilotage du changement. Kotter (1996) en particulier identifie le défaut de vision comme l’une des

principales causes d’échec des projets de changement. Dans cette logique, le changement peut être

pensé en termes de fin souhaitée, les étapes pour y parvenir peuvent être planifiées et les résultats

peuvent être évalués. Cependant cette conception très cadrée du changement est en partie contrariée

par les surprises que recèlent tout processus socialement construit. La dynamique organisationnelle

repose sur un mariage toujours particulier de délibéré et d’émergent avec lequel les pilotes doivent

composer. La logique d’appui en est l’expression. Le rythme de l’appropriation des acteurs, des

compromis politiques et des phénomènes émergents au cours du processus rendent le futur

difficilement prévisible. La logique d’appui met en avant l'imprévisibilité et l'incertitude comme élément

essentiel du devenir organisationnel. Le dirigeant doit définir et dresser les contours d'un changement

qu'il n'est totalement ni en mesure de connaître ni de maîtriser. Il devient nécessaire, comme le

soulignent Dauphinais et Price que le pilote accepte lui-même et fasse accepter la devise de Ruydart

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Kipling « il est mieux de voyager que d’arriver ». Cette tâche est difficile et il est assez délicat de faire

admettre à des dirigeants lancés dans un programme de changement « qu’il n’existe pas de sommet de

montagne à atteindre et qui permettrait au chef d’entreprise qui grimpe dessus d’affirmer : -“Mission

accomplie!” et ceci car nul ne sait exactement en quoi consiste cette mission si ce n’est qu’il s’agit plutôt

d’une quête permanente, d’un effort constant pour dégager le sens de ce voyage sans fin » (Dauphinais

et Price, 1998 : 198).

Dirigeant révolutionnaire conduisant un changement finalisé et planifié ou ‘passeur’ éclairé de

l’évolution permanente de l’organisation ? Ce n’est pas à un choix mais bien à un paradoxe que la

dynamique du changement confronte les acteurs engagés dans un tel processus. L’encadré 3 ci-

dessous propose une lecture contextuelle de la complexité de cette dynamique.

Encadré 2 : « Il faudrait conduire la révolution du CRP comme une évolution ». DE LA RÉVOLUTION POUR ROMPRE AVEC LE PASSÉ…

C’est le terme même de révolution qui est utilisé à de nombreuses reprises, que ce soit par les agents ou par les réformateurs, pour caractériser le changement au CRP. Serge Yanis justifie cette approche par le fait que c’est la seule qui puisse faire prendre conscience de la nécessité du changement. L’action rapide et brutale, rompant de manière radicale avec les valeurs et les pratiques issues du passé, est essentielle pour démontrer que le changement est nécessaire et possible. Comme il le défend, « Face à une structure qui a une très grande cohérence et qui est donc inscrite dans la durée, la seule solution qui puisse être envisagée parfois c'est le coup de pied dans la fourmilière. Le système que l’on veut mettre en place c’est une toute autre philosophie et cela implique une période nécessaire de discontinuité, de rupture, voire même de chaos. Il faut des chocs pour que ça bouge, il faut déstabiliser les gens pour permettre le changement au niveau culturel.». Certains agents ne sont pas loin de partager cette conviction comme le laisse entendre cette femme agent de maîtrise dans une unité administrative du CRP « Peut être que c’est la solution pour faire bouger les choses, il faut aller vite, il faut violer les gens. Le problème c’est que tant que vous ne secouez pas les gens, qu’ils ont la sécurité, ils ne bougent pas. C’est un système où l’on vivait tranquillement sur des acquis, pour changer la mentalité il fallait réagir et frapper fort. ». Détruire les anciens repères, casser les habitudes apparaissent donc comme des actions nécessaires mais cette phase chaotique, conçue comme une phase temporaire comme le souligne le chef de centre, n'est pas uniquement génératrice d'une dynamique positive. Engendrer le chaos en s'attaquant aux valeurs fondatrices de sens et de cohérence conduit certes à une visibilité et à une sensibilisation au projet de changement mais engendre en même temps un sentiment de destruction peu propice à l’appropriation du projet comme le souligne cet agent d’exécution : « Il y avait besoin de faire le ménage mais ça va un peu vite, je ne pense pas que ce soit une bonne chose car les gens sur le terrain ne savent plus où ils sont. Il y a un très gros flottement, on ne sait plus qui fait quoi, le sentiment de ras-le-bol dans ce changement vient beaucoup de la rapidité des choses. C’est très rapide, trop rapide pour que l’on ait le temps de comprendre et d’assimiler ce qui se passe.».

Le renouveau attendu de cette rupture brutale n'est pas simple à obtenir, en particulier lorsque le changement est perçu comme une destruction. Les réformateurs en sont conscients et au processus de changement révolutionnaire, ils juxtaposent un processus plus incrémental, ne visant plus à détruire le passé mais cherchant à construire l'avenir. C'est bien la nécessité de juxtaposer l'évolution à la révolution auxquels sont contraints les réformateurs du CRP comme le laisse entendre très explicitement ce membre de l’Etat Major :« Évidemment ce que nous souhaiterions c’est que dans cinq ans ça apparaisse comme une révolution mais que dans la pratique ça se passe comme une évolution »

…À L’ÉVOLUTION POUR CONSTRUIRE LE FUTUR.

Le maintien d’une certaine continuité est une exigence exposée à de nombreuses reprises par Serge Yanis et son équipe. Cette exigence relève de plusieurs nécessités.

Tout d’abord les conditions politiques du CRP ont imposé aux réformateurs une démarche prudente. Comme le souligne Serge Yanis, il est important de ne pas aller à l’affrontement si l’on ne peut pas gagner. Ne pas présenter trop de différences, trop d’aspérités avec les anciens modes de fonctionnement est, au départ, un moyen de contourner les opposants au changement. Ainsi, par exemple, la réforme souhaitée de l’organigramme n’a pas été expérimentée lors des premières restructurations, comme c'était au départ l'intention de Serge Yanis, compte tenu des fortes réactions qu'elle a engendré. Elle n'a été mise en place que plus tard dans les agences commerciales. L'expérimentation dans des zones localisées a permis une certaine maîtrise politique en s'assurant au fur et à mesure le soutien de supporters et en évitant les conflits ouverts qu’un projet plaqué globalement sur l'ensemble de la structure aurait pu engendrer. Au projet « usine à gaz », a été préféré une approche plus partielle et plus « individualisée » en fonction des conditions et des caractéristiques de chaque unité.

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D’autre part, la démarche incrémentale semble indispensable à l’appropriation individuelle et à l’émergence d’une dynamique collective de changement comme le souligne ce membre de l’équipe de direction : « La déstabilisation nécessite un grand coup mais il ne faut pas que ça aboutisse à un changement trop radical car sinon les gens ne suivront pas. Il faut employer la technique des petits pas. Le changement doit être intégré, approprié par les agents. ». La technique de l'expérimentation permet d'avoir au sein de l'organisation des laboratoires de tests visant à évaluer la faisabilité des projets tant au niveau technique que social. Elle permet ainsi une démarche d'apprentissage en permettant des ajustements et des modifications plus faciles à mettre en œuvre lorsqu'elles ne concernent que de petites zones clairement identifiées.

La logique politique et la logique d’apprentissage ont donc justifié l’emploi d’une démarche de changement incrémentale au sein du CRP qui s’est traduite par diverses expérimentations (sur la structure, l’organigramme, la décentralisation des budgets et de la gestion des ressources humaines, la communication interne et externe…), basées sur le volontariat et nécessitant la prise d’initiative à tous les niveaux de la hiérarchie. Cette technique des petits pas semblait justifiée au regard des objectifs de maintien de la paix sociale et des exigences d’acceptation et d’appropriation collective du changement. Elle n’est cependant pas exempte de tout défaut pour conduire efficacement un changement d’envergure comme celui du CRP.

LES ÉCUEILS DE LA DÉMARCHE

Le premier écueil peut être associé à ce qui fait, pour une part, la vertu de cette démarche, à savoir sa lenteur. La nécessité de progresser lentement et prudemment peut conduire à du découragement, une perte de conviction et une décrédibilisation notamment de la part des personnes qui se sont impliquées dans le projet comme nous le rapporte cet agent de maîtrise d’une unité opérationnelle du CRP : « Cette réforme au départ a été bien présentée, on a tous joués le jeu mais c’est long, la mise en place est très longue, les gens vont se dégoûter, et les jeunes vont partir ailleurs. C’est vrai que pour s’investir dans des tâches nouvelles c’est difficile, il faut faire par étapes, il faut du temps. On nous laisse cette liberté mais pour la concrétisation c'est très long. Il y a des mentalités qui sont ancrées depuis 30 ans, il ne faut pas croire que ça va changer en 5 ou 6 ans. C'est très long pour faire bouger les choses. La discussion c'est bien mais ça n'aboutit pas toujours aux actes». La lenteur peut alors favoriser le repli vers un certain conformisme, les anciennes pratiques présentant toujours l’avantage d’avoir fait leurs preuves, comme le souligne un agent d’exécution : « Les gens ne sont pas opposés à prendre des responsabilités mais il faut assurer le travail quotidien. Il y a une masse de boulot qui ne permet pas d’aller faire d’autres choses à côté. La priorité doit rester le travail ». Le parcours paraît alors bien long, et les techniques employées pas toujours susceptibles de changer vraiment les choses comme le laisse entendre cet agent de maîtrise : « Tout ce changement est très intéressant, c'est bien joli, on parle mais est ce que c'est vraiment mis en place. On parle de communication mais une fois sur le lieu de travail les gens se referment. Ils reprennent leurs anciennes habitudes. Chacun sait dire oui mais pour mettre en pratique il faudrait que les mentalités évoluent, il y a du travail ».

La seconde difficulté tient à la nature même d’un processus qui vise avant tout à modifier les représentations pour permettre l’émergence et l’apprentissage au niveau individuel et collectif de nouveaux modes de fonctionnement. Le changement est alors appréhendé comme une construction progressive mêlant l'intentionnalité des hommes en charge de conduire le projet et l'émergence de situations naissant de l'appropriation des acteurs en charge de le faire vivre. Il n'y a pas de « deus ex machina » en la matière comme le souligne ce membre de l’Etat-Major : «Il faudrait construire un modèle de remplacement mais on ne sait pas (…) Le modèle CGT est un modèle simple, le problème c'est que je vois que la réponse à ce modèle sera compliquée. L'environnement nous impose de créer un nouveau modèle, si on ne le crée pas on aura des problèmes sociaux terribles. Mais peu de monde aborde ce sujet. (…) On peut simplement dire que la réponse sera plus compliquée, l'homme y sera plus important.». L’absence de finalité clairement identifiée engendre de nombreuses anxiétés et remettent profondément en cause la carte des pouvoirs prévalant dans l’organisation comme le laissent entendre ces différents propos d’acteurs : «Tout changement amène des inquiétudes, il faut qu'on ait des idées précises sur où l'on va, il faut que ce soit bien expliqué. Mais ici les choses n'ont pas été pensées, on fait au coup par coup, on fait au fur et à mesure qu'on avance. Ce n'est pas bon, on a ouvert une porte à double battant sur un tunnel tout noir.» ; « Vu ce qui se passe aujourd'hui on ne peut pas prévoir l'évolution mais est ce que ça serait une bonne chose de le dire ? Si on savait ce que l'on allait devenir est ce que ça changerait les choses ? Le fait qu'on ne nous le dise pas c'est sûrement volontaire, c'est un peu une partie d'échecs, on ne fait pas de vagues, il y a des choses que l'on ne peut pas dire directement car sinon on arrive à des choses conflictuelles et la situation est bloquée. Par contre ça laisse un flou ».

Le caractère manipulatoire de ce type d'action semble alors prendre un ascendant particulier dans les représentations des acteurs ce qui semble peu propice à l'émergence d'une réelle appropriation du projet comme le laisse entendre ces diverses appréciations. «Pour l'entreprise il y a du souci à se faire. S'ils font le changement comme à l'heure actuelle, petits bouts par petits bouts, ça sera difficile à empêcher. Ils font ça par grignotage, les gens ne s'en rendent pas compte, ils ne se sentent pas concernés». ; «J'ai connu à EDF un esprit service public, c'est en train de se perdre. Les agents ne trouvent pas ça normal. On sent que c'est amené par étapes. Je pense qu'il y aura une réaction si il y a trop d'atteintes mais maintenant ce n'est pas franc, il y a tellement de petits trucs qui arrivent». Il n’échappe pas aux acteurs que la conduite incrémentale se justifie tout autant par des raisons politiques que dans une logique d’apprentissage et les rejets que peuvent faire naître ce sentiment de manipulation constituent une difficulté supplémentaire du processus de changement.

2.3 LES MODALITÉS PARADOXALES DE LA CONDUITE DU CHANGEMENT : AUTORITÉ — AUTONOMIE

Par modalité de conduite du changement nous identifierons ici ce qui relève du style et du mode de

management adoptés pour piloter le processus. On peut en effet se poser la question de savoir quelles

sont les modalités les plus efficaces en la matière, celles-ci ayant fait l’objet de recommandations

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contradictoires dans la littérature. Faut-il agir selon un mode autoritaire afin d’imposer à l’organisation

dans son ensemble la vision, le projet, qui n’appartient nécessairement au départ qu’à un homme ou un

petit groupe ? Les conceptions selon lesquelles 1) le projet de changement ne peut voir le jour et

s’épanouir que s’il bénéficie du soutien et de la protection des plus hauts dirigeants de l’organisation

(Kanter, 1983 ; Pettigrew, 1985) ; 2) tout processus de changement doit obligatoirement impliquer les

niveaux hiérarchiques supérieurs (théoriciens de l’OD) tendent à confirmer que l’autorité (ici

hiérarchique) joue un rôle essentiel à la réussite du changement. L’autorité6 dans le processus de

changement est nécessaire pour impulser, canaliser, légitimer et contrôler le processus. En effet, sans

l’expression de l’autorité, rattaché au rôle de la hiérarchie, le changement semble voué à l’échec. Seule

l’autorité peut commander, imposer le changement face à l’inertie organisationnelle, elle a pour rôle de

donner l’ordre du changement, elle a pour tâche de le légitimer et elle doit également en assurer la

maîtrise. La nature distinctive et la conduite délibérée de la logique de démarcation renvoient à ces

nécessités. Cependant pour paraphraser un célèbre mot de Michel Crozier, le dirigeant sait bien que

« l’on ne change pas l’organisation par décret ». Faire naître, au-delà de la mobilisation, une réelle

appropriation du changement au niveau collectif passe par des processus d’implication et

d’apprentissage difficiles à imposer, à plaquer de l’extérieur. La logique d’appui renvoie à cette

problématique. Comment faire naître l’adhésion ? Comment faire en sorte que le changement soit

approprié par les acteurs ? Après avoir préconisé le « management participatif » et après en avoir

éprouvé ses limites7, la littérature et les pratiques organisationnelles convergent aujourd’hui vers une

modalité de conduite qui repose sur l’autonomie. L’autonomie est préconisée comme une alternative

aux modes d’organisation centralisés, autoritaires et bureaucratiques peu à même de générer

changement et apprentissage (Goshal & Bartlett, 1999). Elle correspond « à l’établissement de ‘micro-

souverainetés’ dans la mise en œuvre locale du travail (…) et vise à favoriser la prise de décision locale

au niveau où émergent les problèmes spécifiques à traiter » (Everaere, 2001 : 16). L’autonomie est un

mode de fonctionnement qui se justifie au regard d’une conception du “changement non finalisé” qu’il

convient d’impulser plutôt que de décréter. Comme le souligne Everaere, dans la perspective de

l’autonomie l’accent est mis sur la capacité de chacun (individu et collectif) à prendre en charge lui-

même un champ local de complexité. Ainsi la problématique de la conduite passe de la participation :

6 Que l’on peut définir à la suite du dictionnaire Larousse comme « le droit ou le pouvoir de commander, de se faire obéir ». L’ordre et l’imposition sont les modalités concrètes d’expression de l’autorité. 7 Le management de type participatif a été préconisé par de nombreux auteurs pour conduire le changement et en particulier par les théoriciens de l’OD qui prônent la supériorité de ce mode de management, mieux à même que la coercition, selon eux, de répondre à la nécessité d’impliquer l’ensemble des acteurs. De nombreuses critiques ont été formulées à l’égard de ce type de management (Crozier & Friedberg, 1977, Joffre & Kœnig, 1985, Pettigrew, 1985) et les limites des effets manipulatoires de la logique de participation ont été souvent dénoncées (Stephenson, 1975 ; Morgan, 1989).

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comment faire participer les acteurs au processus ? À la problématique de la coordination : comment

assurer la cohérence globale d’un système au sein duquel une multitude de pouvoirs locaux de

décisions sont distribués ou répartis localement ? (Everaere, 2001 : 17).

Nous partageons avec Everaere l’idée qu’il convient de ne pas caricaturer l’autonomie et qu’il est

nécessaire de la distinguer de l’indépendance notamment (agir seul sans tenir compte des autres).

Nous concevons ainsi que l’autonomie admet des contraintes. Il convient de souligner cependant son

caractère antinomique avec l’autorité. Le problème essentiel réside alors dans « cette dialectique

résultats (imposés) – moyens (librement organisés) qui déterminent la portée et les limites de

l’autonomie dans le travail » (Everaere, 2001 : 20). Dans le cadre de la réflexion sur les modalités de

conduite du changement, les difficultés qu’engendrent la proximité paradoxale de l’autonomie et de

l’autorité résident à la fois dans ce subtil équilibre à atteindre qu’évoque Everaere et dans les moyens

de mettre en œuvre ces principes de fonctionnement. Ce sont là des difficultés auxquelles est confronté

le leader et qui révèlent toute la complexité de sa tâche. Il doit en particulier chercher à répondre à deux

questions.

Tout d’abord il s’agit de s’interroger sur les moyens à sa disposition pour ordonner l’autonomie.

L’autonomie possède une dimension réflexive que l’on peut définir comme une « autorité donnée à soi-

même ». Il est difficile de l’imposer de l’extérieur sans prendre le risque de soumettre les individus à une

injonction paradoxale8. Sans même aller jusqu’à cet extrême, elle peut du moins être vécue comme une

« fausse autonomie » pour reprendre les termes de Terssac et Maggi (1996) :

« Il y a une demande de la part de l’encadrement pour que les exécutants adoptent des comportements d’adaptation au contexte. C’est donc une fausse autonomie, puisqu’elle est d’une part ‘encapsulée’ dans les blancs laissés par les règles de contrôle(…). Il s’agit d’une fausse autonomie car est d’autre part demandée aux exécutants par l’encadrement, donc prescrite » (Terssac et Maggi cités par Everaere, 2001 : 22).

D’un autre côté, un processus d’autonomisation « trop » réussi peut également conduire à de sévères

difficultés pour le pilote du changement. Celui-ci est alors confronté à la question du ‘contrôle’ de l’autonomie. L’appropriation locale nécessite en contrepoint l’expression d’une autorité globale. Les

moments et les modes d’expression de cette autorité ne sont pas simples à définir dans un processus

de conduite du changement. Selon quelles modalités et quel tempo énoncer ces principes de

cohérence globale lorsqu’on accompagne la construction d’un changement collectif qui échappe en

partie aux volontés délibérées ? Cela ne peut se faire ni trop rapidement afin d’éviter de tuer l’initiative,

ni trop tardivement sous peine d’engendrer un sentiment de manipulation.

8 Les principes et les effets de l’injonction paradoxale développés en particulier par les travaux de Watzlawick et al. (1975) sont exposés par Yvonne Giordano dans le chapitre 4 de cet ouvrage.

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La bonne distance entre autorité et autonomie constitue en ce sens une des tensions paradoxales du

management du changement. Si celui-ci doit, dans l’idéal, permettre le fonctionnement harmonieux de

l’organisation « appréhendée comme une unité d’actions plurielles devant nécessairement converger

vers un but commun » (Everaere, 2001 : 26), il repose sur des modalités paradoxales qui peuvent

engendrer tout autant la suspicion que l’harmonie comme le suggère l’expérience de changement au

CRP (encadré 3).

Encadré 3 : « Soyez acteurs !»

Au CRP l'autonomisation des acteurs et la reconnaissance de leur rôle central dans le processus ont fait partie, dès le départ, du discours et des actions de changement. Serge Yanis a ainsi mis en place des espaces d’expression (ouverture des journaux internes à l’expression directe des agents, organisation d’opérations de communication interne baptisées Carrefour), programmé des temps et des lieux de formation et d’apprentissage (stages Agents/Acteurs), et engagé un processus de décentralisation (agences commerciales) et de délégation des responsabilités (gestion des budgets et des ressources humaines) en utilisant les techniques de l’expérimentation localisée et les principes du volontariat. Ces mesures reposaient sur la conviction que 1) la réussite du changement initié reposait avant tout sur l’autonomisation des acteurs et que 2) cette autonomisation ne pouvait être que le fruit d’une démarche personnelle et volontaire de chacun. Ces mesures ne se sont cependant pas révélées sans ambiguïtés. Elles ont été à la source de représentations et de positionnements pour le moins contrastés à l’égard du changement de la part des nombreuses personnes impliquées dans le processus. Les modalités de changement adoptées au CRP ont confronté Serge Yanis et son équipe à des difficultés qui se sont exprimées dans les représentations des acteurs de deux manières assez différente. Elles renvoient cependant, toutes deux, à la nécessaire cœxistence d’autorité et d’autonomie dans la conduite du changement.

DE LA DIFFICULTÉ DE « DONNER L’ORDRE » DE L’AUTONOMIE…

Dans une organisation hiérarchisée et de grande taille comme le CRP, il est difficile de faire passer un discours crédible sur l’autonomie. En effet, celui-ci est inévitablement filtré par les représentations de la carte des pouvoirs prévalant dans l’organisation comme le laisse entendre cet agent de maîtrise: «L'autonomie et la responsabilisation comme on nous en parle dans les stages Agents / Acteurs c'est un problème, il faudrait qu'ils commencent par nous dire où l'on doit aller. Ils ne nous donnent pas les buts recherchés, si c'était clair ça passerait mieux». La disparition de l'organigramme et la disparition des règles écrites sont particulièrement vécues comme une source de chaos plutôt que comme une libéralisation des contraintes qui pèsent sur les individus :« Avant l’organisation était bien définie, on présente un truc un peu flou, ça fait peur » ; «J'ai beaucoup de liberté dans mon travail, je n'ai pas de compte à rendre, c'est parfois à l'excès, je suis seul devant les responsabilités. Parfois on est sans garde fou, c'est à l'individu de garder ses limites. J'aimerais qu'on contrôle un peu plus précisément ce que je fais».Certains analysent ces attitudes de repli comme l’expression des peurs et des remises en causes qu’engendrent la demande d’un comportement autonome comme l’évoque ce cadre : «Les arguments sont que la décentralisation se concrétise par un désengagement de l'encadrement qui se décharge sur les plus bas échelons. L'impression c'est que plus personne ne dirige, que c'est le bordel. Évidemment l'ancien système était beaucoup plus sécurisant, on se reposait sur les échelons au-dessus, ça se traduit par un refus de prendre des initiatives. Avant c'était beaucoup plus confortable, un raisonnement purement technique c'est beaucoup moins dérangeant». D’autres (parfois les mêmes) soulignent le caractère paradoxal de cette demande. Les messages du type « soyez acteurs ! », véhiculés à l’occasion des séminaires de formation et des opérations de communication, résonnent comme des injonctions auxquelles il semble difficile d’adhérer. Par exemple les stages Agents/Acteurs, ont été largement ressentis comme un lieu de diffusion du discours officiel ne permettant pas l'émergence d'une pensée ou d'un comportement autonome. Développer un discours sur la nécessité d'être de réels participants du processus et imposer le cadre et la nature de cette participation a pu être considéré comme une l'injonction paradoxale. Cela a conduit à une décrédibilisation de l'action comme le laisse entendre ce cadre du service administratif : «Les stages, les carrefours c'est une chose importante car ils donnent la possibilité de s'exprimer et pour aboutir il faut que les gens soient partants. On change l'état d'esprit des gens, on ne peut avoir un résultat valable que si les gens sont partants. Mais tout le monde ne le fait pas, les gens se sentent plus contraints que partants. Beaucoup ne s'expriment pas dans ce cadre, il peut être ressenti comme une contrainte. Le problème c'est qu'on nous force un peu à y aller et dès l'instant où l’on oblige ils ne sont pas d'accord. Les gens n'ont pas envie de participer, ils viennent avec réticence. Ça permet à la direction de prendre le pouls, mais ça ne change rien».

Les modalités choisies pour véhiculer ce discours sont à ce titre souvent remises en cause, par exemple par ce responsable d’une unité commerciale. «L'utilisation systématique et obligatoire de techniques de communication ne vise pas une responsabilisation des gens, elle vise avant tout à donner une culture générale uniforme. Elle vise à avoir des gens totalement en phase avec les objectifs de la direction. On ne sait pas très bien faire la frontière entre la communication, l'information et la manipulation ; le danger est là». L’autonomie est alors vécue comme un discours manipulatoire, ce sentiment est d’ailleurs renforcé par les difficultés de mise en acte de ce discours. Ce point fait surgir la deuxième difficulté à laquelle s’est trouvé confronté Serge Yanis et son équipe.

…A LA NECESSITÉ DE « METTRE DE L’ORDRE » À L’AUTONOMIE.

Le discours sur l’autonomie s’est trouvé à plusieurs reprises décrédibilisé par les difficultés de sa mise en acte, les suspicions de manipulation se sont trouvées alors confirmées. La mise en acte pose le problème de l’hétérogénéité des pratiques et des attitudes liées à

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l’appropriation localisée. Elle fait également naître des volontés et des attentes qui ne semblent pas toujours possible (ou souhaitable) de réaliser. Dans le cas de la restructuration initiée dans les unités opérationnelles du CRP, certaines nouvelles agences commerciales ont assez rapidement bien fonctionné (en particulier celles composées essentiellement de volontaires) et elles se sont mises à revendiquer une autonomie plus grande. Ces revendications n’ont cependant pas trouvé d’écho favorable auprès des pilotes du changement et elles ont donc engendré des insatisfactions importantes comme en témoignent ces différents acteurs volontaires dans cette restructuration : «Maintenant on est une petite boutique, on gère notre boutique, nous sommes des chefs d'entreprise. C'est l'esprit du changement, mais le problème c'est que l'autonomie n'est qu'apparente. S'il n'y a rien au bout, je ne sais pas si les gens vont rester motivés bien longtemps. À un moment ça va bloquer si l'on ne nous donne pas les moyens les gens vont se démobiliser. Les avantages gagnés risquent d'être perdus» ; «Les promesses faites par le CRP étaient : allez-y, foncez, vous aurez les moyens de vos ambitions, elles n'ont pas été tenues. C'est déconcertant, ça engendre des conflits avec les agents car on promet des choses qu'on ne peut pas tenir. L'avenir dépendra des moyens dont je disposerai. J'ai plein d'idées intéressantes, il y a un potentiel intéressant à aller chercher, mais il faut pour cela qu'on me laisse les moyens de le faire» ; «La nouvelle orientation c'est une chose, j'étais volontaire pour partir dans l'agence, ça me plaisait. Mais “quitter EDF” est un discours qui est resté au niveau du concept. L'agence a été présentée comme une PME mais on est loin de ça, on manque d'autonomie, on nous a complètement oublié». Cette dynamique, que les pilotes perçoivent comme un danger d’engrenage du « toujours plus », doit être canalisée sans pour autant casser les dynamiques amorcées. C’est cependant un risque réel comme le laissent entendre ces divers propos : «On nous écoute quand même un peu plus mais il y a des décisions que l'on ne peut pas prendre (…) Aujourd'hui on nous fait croire au dialogue mais il ne faudrait pas qu'on nous dise : on vous a écouté maintenant c'est comme ça. Si ensuite on nous impose c'est perdre son temps à discuter». ; « On discute des journées entières pour aboutir à ce que le patron veut. Ça ne donne pas vraiment l’impression que l’on nous prend en compte » ; « C’est vrai que parfois on se sent un peu coincé dans ce changement. C’est bien de pouvoir participer mais on devrait être plus associé aux réunions sur la politique de la direction. Il faudrait que l’on participe davantage à la prise de décision. C’est de l’autonomie dirigée. Etre acteur c’est très bien mais encore faut-il connaître les buts» ; «On veut faire disparaître le taylorisme mais je ne suis pas sûr que ce ne soit pas un autre taylorisme. Toute la partie stratégique reste bien l'apanage de la direction, il n'y a pas de déhiérarchisation, l'agent est vraiment un acteur, pas un metteur en scène. La hiérarchie ne disparaît pas, elle est de plus en plus présente sous couvert de communication».

L'autonomisation engendre un certain nombre d'attentes qui touchent aux pouvoirs et aux règles du jeu qui prévalent dans l'organisation et qui ne peuvent être modifiés que si le leader accepte de perdre une certaine maîtrise et un certain contrôle sur le processus. Ce dilemme est d'ailleurs clairement par ce cadre : «Ce qui me plaît c'est d'avoir un certain niveau d'autonomie mais je ne l'estime pas suffisant. D'un autre côté ça peut être une faiblesse pour l'organisation de laisser trop d'autonomie car il est vrai qu'en donnant les moyens aux gens, ils ne font pas toujours attention aux dépenses, ça peut partir dans tous les sens. Ça devient vite incontrôlable».

2.4 LES FIGURES PARADOXALES DU LEADER : DÉMIURGE – SOCRATE

L’analyse des paradoxes du changement met en évidence les difficultés particulières qui s’attachent au

rôle du leader, et plus largement à tous ceux à qui incombe la responsabilité de conduire un processus

intentionnel de transformation.

Les logiques complémentaires et contradictoires de démarcation et d’appui sont incarnées, orchestrées

et entre-tissées par les hommes en charge de conduire le changement et en particulier par le leader.

L’ambivalence des rôles dont il est porteur peut être symbolisée par deux figures qui s’opposent et se

complètent : le Démiurge et Socrate.

La figure du Démiurge emprunté à Platon, qui en fait “l’architecte du monde”, symbolise la logique de

démarcation qui impose au leader un rôle essentiel, de visionnaire et de décisionnaire. Comme nous

l’avons vu, cette figure est essentielle tant pour des raisons symboliques (incarner la volonté de

changement), politique (légitimer les possibilités de changement) que gestionnaire (décider et organiser

sa mise en œuvre).

La littérature a largement contribué à imposer la supériorité de ce modèle de leadership dans la

conduite du changement. À l’instar de « héros » comme Lee Iaccoca chez Chrysler ou de Jack Welch

chez General Electric (Tichy et Sherman, 1993), le changement de l’organisation repose en grande

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partie sur des hommes aux qualités particulières (Mac Kensie et al., 1996). Ces « transformational

leaders » (Burns, 1978) se distinguent des managers (Nanus, 1992 ; Kotter, 1990) ou des

« transactionnal leaders » (Burns, 1978 ; Bass, 1985 ; Tichy et Devanna, 1986) en particulier par leur

talent visionnaire et leur charisme. Cette sur valorisation de la figure démiurgique conduit à une

personnification forte du changement, le leader prend alors l'image d'un homme capable d'imposer sa

volonté et d'accomplir ce que l'organisation en elle-même ne peut pas. Cette figure impose la

domination de la logique de démarcation dans la conduite du changement comme en témoignent les

quelques exemples présentés dans le tableau 1 ci-dessous.

Tableau 1 : Figure démiurgique et logique de démarcation dans la littérature

RÔLE DU LEADER : LA FIGURE DÉMIURGIQUE

Nature distinctive de l’action Conduite délibérée

Tichy, N. et Sherman, S. (1993), Control Your Destiny or Someone Else Will, Currency Doubleday.

• Réveiller l’entreprise en lui faisant prendre la mesure de ses faiblesses, des défis à relever et des ajustements

nécessaires

• Élaborer une vision pour l’entreprise qui soit simple mais ambitieuse

• Combattre la résistance en prenant le contrôle de la formation et des médias internes et en éliminant les

irréductibles

• Promouvoir de nouveaux modes de travail en mettant en place des groupes d’amélioration des processus à tous

les niveaux de l’entreprise

Grouard, B. et Meston, F. (1993), L’entreprise en mouvement : Conduire et réussir le changement, Dunod

• Définir la vision : Fixer l’objectif du changement et les grandes lignes des moyens à mettre en œuvre

• Mobiliser : Créer une dynamique de changement auprès des salariés en validant les enjeux définis dans la vision

et en définissant les principaux axes d’amélioration associés.

• Piloter : Définir et conduire l’ensemble des actions qui permettront de guider le processus de changement pour

en assurer le meilleur déroulement.

• Concrétiser : Mettre en œuvre le changement, en matérialisant la vision dans la réalité opérationnelle

quotidienne, en changeant les structures, les façons de faire, les attitudes, la culture…et générer les résultats

économiques et qualitatifs escomptés.

Kotter, J. (1996), Leading Change, Harvard Business School Press

• Créer un sentiment d’urgence

• Développer une vision

• Communiquer la vision

• Lever les obstacles au changement

• Démontrer des résultats à court terme

• Bâtir sur les premiers résultats pour accélérer le changement

La sur valorisation de la figure démiurgique occulte cependant d’autres facettes du rôle du leader dans

le changement. Kotter (1996) indique bien dans ses préconisations de conduite du changement la

nécessité pour le leader d’assurer les tâches identifiées dans le tableau 1 mais il souligne également

qu’il lui incombe de favoriser l’implication, d’encourager la prise de risque et d’assurer

l’institutionnalisation du changement. Kotter omet toutefois de souligner les antagonismes de ces

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différents rôles. On peut faire la même critique à Grouard et Meston (1993) qui prônent, sans en

analyser les contradictions, comme clés du succès tout à la fois que le leader soit capable de définir

une vision, mobiliser, piloter et concrétiser le changement d’une part (cf. tableau 1) mais aussi de

catalyser, faire participer, former et coacher, gérer les aspects émotionnels d’autre part. Ces dernières

tâches relèvent selon nous d’une logique plus cohésive que distinctive et nécessitent une conduite plus

émergente.

Les dimensions collectives et temporelles du leadership du changement s’inscrivent dans une logique

d’appui et renvoient à ce que nous baptiserons la figure socratique du leader. La dimension

collective du leadership de changement repose sur l’idée que le changement ne peut se concrétiser

que si le projet dépasse le cadre du décret. Ceci suppose une réelle implication collective et impose au

leader un rôle d'institutionnalisation du changement. La dimension temporelle du leadership intègre

l’idée que le changement ne pourra prendre sa dimension organisationnelle que si le projet est en

mesure de survivre au-delà de la présence de son initiateur, cette dimension renvoie au rôle de

pérennisation.

Finalement, comme le soulignent très bien certains travaux (Pettigrew, 1985 ; Kanter, Stein et Jick,

1992), le changement ne peut totalement être maîtrisé et les forces à l’œuvre dépassent bien souvent

la marge de manœuvre du leader. On est alors obligé de s’éloigner de la conception démiurgique du

leadership qui, en se focalisant sur l'intervention de l'homme, à tendance à confondre changement de

l'organisation et volonté de changement de son initiateur. Au contraire, dans une logique d’appui, il

s'agit de faire porter la dynamique de changement non pas par l'homme mais par l'ensemble de la

collectivité afin que ce soit l'organisation dans son ensemble qui se transforme et que le changement

survive à son initiateur. Comme le souligne Heifetz (1994), le rôle du leader n’est pas de montrer la

voie mais d’amener progressivement un groupe aux intérêts variés à transcender ses multiples intérêts

pour adhérer à un programme d’action commun. Le rôle du leader est peut être alors plus proche du

maïeuticien, méthode par laquelle Socrate amenait ses interlocuteurs à découvrir les vérités qu’ils

portaient en eux-mêmes sans le savoir. Si cette figure socratique semble bien loin du positionnement

habituel du dirigeant, elle reflète cependant quelques-unes des qualités essentielles du pilotage des

processus d’apprentissage. Permettre à la collectivité de prendre conscience de sa capacité de

changement, favoriser l’émergence et la construction de représentations nouvelles suppose que le

leader ne joue plus un rôle central, il n'est pas celui qui change les choses mais celui qui révèle que les

choses peuvent changer.

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Doit-on réconcilier ces deux visions du leadership et les modes de conduite qui s’y rattachent afin de

parvenir à une meilleure compréhension du processus de conduite du changement organisationnel ?

La littérature nous inviterait plutôt à les distinguer :

• selon le type de changement à mettre en œuvre, comme pour Chavel (2000) qui préconise

l’efficacité à court-terme du “mercenaire” pour des ajustements locaux ; l’expertise de

concepteur du “bâtisseur” pour conduire des réformes ; les qualités relationnelles du

“séducteur” pour initier des mutations ou encore les talents visionnaires du “prophète” pour

mener une restructuration ;

• ou selon les tâches assignées à chacun, comme pour Kotter (1990) qui propose de distinguer

les managers dont le rôle est de gérer la complexité et les leaders qui ont pour tâche de gérer

le changement. Ces deux rôles ne peuvent être joués par les mêmes personnes, et le réel défi

pour l’organisation est de combiner un leadership fort et un management fort.

Ces réponses nous semblent insatisfaisantes car elles masquent la complexité de la tâche qui incombe

au leader. Le cas du CRP (voir encadré 4) révèle l’ambivalence des rôles tenus par le pilote du

changement. Les figures démiurgique et socratique coexistent et une approche paradoxale permet de

comprendre les nécessités de cette coexistence et les difficultés qui s’y rattachent. La conduite

ambivalente du changement suppose pour le leader de reconnaître et d’accepter les tensions

paradoxales du changement organisationnel. Il doit alors être en mesure de gérer dans l’espace9

(niveau local/niveau global) et dans le temps (tout au long du processus) les dimensions d’altérité et

d’identité, de révolution et d’évolution, d’autorité et d’autonomie dont le changement est porteur comme

le résume la figure 2.

9 La gestion spatiale du changement suppose l’intervention sur et à des niveaux différents qui nécessitent des logiques d’action propres. La différenciation de ces niveaux peut être faite sous les termes génériques de local et global. Ces termes peuvent cependant renvoyer à des couples ago-antagonistes (voir chapitre 1 de cet ouvrage) différents : individuel / collectif ; service / département ; unité pilote / ensemble de l’organisation… Pour une réflexion sur les stratégies paradoxales articulant différents niveaux on pourra consulter le chapitre 7 de cet ouvrage.

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Figure 2 : La conduite ambivalente du changement

Encadré 4 : « Un chef de centre Démiurge ou Socrate? »

La personnalité et le parcours du Chef de centre ont indéniablement contribué à positionner Serge Yanis comme une sorte de démiurge du changement au CRP. Son charisme, son parcours antérieur, ses talents de communication, ses prises de positions atypiques notamment en termes politiques, ont contribué à construire l'image d'un homme de changement comme le laisse entendre cet agent de maîtrise : « chez nous, l’événement clé c’est l’arrivée de Yanis, c’est lui qui a mis en place ce changement. Les changements ici sont très marqués par la personnalité de notre chef de Centre». Nombreux sont ceux qui reconnaissent la nécessité d’avoir une telle figure démiurgique pour permettre le changement. Sans cette volonté marquée, rien n’aurait pu avoir lieu à en croire un des cadres d’une unité de production « quand le chef de centre est venu, il faut reconnaître qu’il a mis un coup de pied dans la fourmilière. Il a été là pour beaucoup, on n’aurait jamais pu prendre l’initiative sans lui, il y a certaines choses qui doivent venir d’en haut. Dans une maison comme la notre qui est très hiérarchisée, quand la tête ne bouge pas, rien ne bouge. En URSS s’il n’y avait pas eu Gorbatchev rien n’aurait bougé, ici c’est pareil ».

Figure démiurgique au CRP, Serge Yanis a été amené à se positionner très visiblement dans le projet, à prendre en partie à son compte cette volonté de changement et à centrer le changement autour de sa personne. Concevoir le changement comme centré autour d’un homme fait partie des conceptions que Serge Yanis aime à véhiculer par les références fréquentes dans son discours à des personnes clés symbolisant le changement. On peut évoquer les références à G. Besse pour ses actions chez Renault, les analogies constantes avec l'URSS de Gorbatchev dont le chef de centre se sert pour qualifier les changements du CRP. Ces comparaisons sont relayées par ses collaborateurs comme le laisse penser l'anecdote du portrait de Gorbatchev offert pour sa première année de poste. Dans le cadre de ses actions au CRP, Serge Yanis a pris à son compte la volonté de changement en véhiculant dès son arrivée une image d'innovateur, en énonçant clairement ses convictions et ses aspirations pour le CRP, en prenant rapidement des mesures visant à mettre le changement en œuvre. Serge Yanis se vit et est perçu par beaucoup comme celui par qui le changement arrive. Ce positionnement le conduit à être très visible et très présent. Par exemple, et rompant ici avec les habitudes passées, Serge Yanis met en place toute une série d’occasions de rencontres avec son Etat Major d’une part en instaurant des réunions hebdomadaires et d’autre part avec l'ensemble des agents. Le chef de centre assiste systématiquement à la dernière journée des stages de formation comme les stages de management participatif, les stages Agent/Acteur, les stages jeunes embauchés…Il y prend la parole, répond aux questions, réitère à ces occasions ses positions et ses volontés. Serge Yanis définit lui-même son rôle comme un rôle de propagande. Il instaure rapidement de nouveaux moyens de communication comme “les carrefours” où il est très présent, ou comme le nouveau journal de direction où il diffuse des articles rappelant les nouveaux objectifs, faisant état des avancées de l'action menée…Cette visibilité à un risque qui peut être interprété comme de servir ses intérêts plutôt que ceux de l’organisation, remettant en cause ainsi la légitimité du changement et la capacité d’appropriation par les acteurs comme l’évoque les propos de cet agent d’exécution « Quand un chef de centre arrive, il cherche à marquer. Il décentralise si c’etait centralisé et inversement. Souvent les nouveaux chefs ont un esprit critique très, trop rapidement. Ils se sentent obliger de changer, peut-être pour montrer qu’ils existent, sûrement parce que ce sont des carriéristes. Avec Yanis ça a été la même chose. En l’espace de peu de temps on a vu tout l’Etat Major changer. Pour certains c’est un vent de folie, c’est un changement énorme parce que l’on parle beaucoup de cela en ce moment mais c’est un peu un pétard mouillé, Yanis passera, moi je resterai. De toute façon il n’est là que pour 3 ans». Cette focalisation importante sur sa personne rend également délicate la pérennisation du changement comme le souligne ce cadre « Si Yanis s’en va c’est grave. Il faudrait qu’il réussisse à ce que ce ne soit pas uniquement son changement, je l’espère mais j’ai des craintes. J’espère qu’il aura suffisamment marqué les gens mais les gens ne sont pas mûrs pour être libre ». Serge Yanis est conscient de ces dérives et ces dangers possibles. Il prend rapidement des mesures qui soulignent sa volonté de faire prendre conscience de la nécessaire implication de tous. Serge Yanis est conscient que le changement ne prendra réellement forme que lorsque les acteurs s'approprieront réellement la démarche et prendront le changement à leur compte. Comme il l’exprime lui même « le changement court sinon le danger de faire naître des pratiques ritualisées plutôt que profondément appropriées et notre volonté de voir l’organisation se transformer réellement risque de demeurer un vœu pieux ». Cette prise de conscience conduit Serge Yanis à se dégager de la

Altérité

LOGIQUE DE DÉMARCATION

ALTÉRITÉ

Etre différent… RÉVOLUTION

Le changement se conçoit

AUTORITÉ Le changement

s’ordonne

FIGURE DÉMIURGIQUE

LOGIQUE D’APPUI

IDENTITÉ

sans être effrayant ÉVOLUTION

Le changement se construit

AUTONOMIE Le changement

s’approprie

FIGURE SOCRATIQUE

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responsabilité qu'il porte et du contrôle qu'il exerce sur le projet. Ainsi lors des comités de direction (techniques et sociaux), il fait acte de présence mais se donne pour ligne de conduite de ne pas intervenir et de laisser les différents membres des comités prendre l’initiative de conduire les réunions et de définir les ordres du jour. Cette modalité de gestion renvoit à la conception de l'organigramme qu'il souhaite mettre en place et où il explique qu'à terme « si tout se passe bien je n'ai plus rien à faire ». La délégation des pouvoirs de signature instaurée rapidement dans le processus est également présentée comme le moyen de parvenir à cette réelle décentralisation avec la disparition du pôle central de décision. Si Serge Yanis prône le rôle d'initiateur du changement il marque également la volonté de disparaître derrière lui et de faire en sorte que le changement émane de l'organisation elle-même. Ce message est relayé à de nombreuses occasions et semble entendu comme le laisse penser les déclarations de cette agent de maîtrise au service administratif du CRP « On nous dit bien que c’est nous qui détenons les clés, qu’il n’y a pas de recettes toutes faites, qu’il faut que l’on décide nous mêmes ».

Cependant cette position d'écoute et de retrait trouble beaucoup et confronte Serge Yanis à des problèmes que ce cadre d’une unité fonctionnelle du CRP synthétise de la manière suivante : «C'est sûr que le changement a été mal ressenti notamment au niveau de la hiérarchie. Yanis donne des moyens mais ne dit pas comment s'en servir. Il donne le feu vert, mais ne dit pas comment faire. Après il ne faut pas qu'il s'étonne que ça parte dans tous les sens. Les gens ont du mal à comprendre, ils souhaiteraient que les choses qu’on leur demande soient beaucoup plus concrète, qu’ils n’aient qu’à appliquer la solution. Pour la plupart des gens, le rôle du patron c'est d'imposer, à partir du moment où il a pris une décision il doit le faire savoir. Avec Yanis ce n'est pas le cas. Est-ce que ça veut dire qu'il ne sait pas où il va ? Est ce que ça veut dire qu'il ne joue pas cartes sur table ? En tout cas tant que l'on ne sait pas où l'on veut en venir on ne fera pas bouger les gens». Ne pas cadrer s’est prendre de le risque de voir le changement se développer dans des directions non souhaitées, c’est également prendre le risque de ne pas tenir le rôle que l’on attend de lui et de voir le changement s’arrêter.

Conclusion

L’analyse empirique du changement organisationnel nous permet de mettre en évidence la nature

paradoxale de ce processus. Le changement doit se comprendre comme un processus complexe et

socialement construit de transformation d’un et dans un contexte organisationnel donné. Sa conduite

doit se concevoir comme la mise en œuvre simultanée des logiques antagonistes de démarcation et

d’appui. Cela pose alors le problème de la gestion de ces logiques d’action. Quelles sont les

caractéristiques et les difficultés de l’action définie en ces termes ? Quelles conséquences engendre-

elle pour les différents acteurs du changement ? De quels moyens disposent-ils pour y faire face ? Une

conception paradoxale du changement oblige à remettre en cause les visions classiques des difficultés

de l’action intentionnelle de changement. Cette recherche propose en particulier de substituer la notion

d’ambivalence à la notion classique de résistance au changement, modifiant ainsi substantiellement

l’analyse des difficultés et des modalités de conduite du changement.

Dans un précédent travail (Perret, 1998) nous avons exposé les sources potentielles de créativité et de

changement de l’ambivalence. Loin d’être toujours pathologique, l’ambivalence est de toute façon un

postulat psychologique essentiel pour comprendre les représentations et les comportements des

acteurs dans un changement au même titre qu’elle se révèle indispensable pour appréhender le

comportement des institutions sociales et de la condition humaine en général (Smelser, 1998).

Cependant, si une posture ambivalente du leader semble être nécessaire pour conduire le changement,

celle-ci peut se révéler d’une part difficile à mettre en œuvre et d’autre part contre productive dans ses

effets.

Page 31: Les paradoxes du changement organisationnel

30

La mise en œuvre d’une conduite ambivalente peut être particulièrement difficile dans la mesure où elle

oblige à une fréquentation étroite du paradoxe. Si celui-ci peut paraître intellectuellement attrayant, il

est, dans le réel, un puissant générateur d’angoisse et de stress psychologique. Dans le milieu

professionnel en particulier l’ambiguïté et le conflit de rôle10 sont des facteurs importants de stress et de

burnout (O’Driscoll et Beehr, 1994 ; Leithwood et al., 1996). La confrontation du paradoxe oblige à

développer une complexité cognitive et une complexité comportementale (Quinn, 1984 ; Denison et al.,

1995) qui vont à l’encontre des modèles couramment admis de la rationalité (Perret, 1998).

La mise en œuvre d’une conduite ambivalente est ainsi difficile car contre intuitive, elle se révèle

également parfois contre productive.

Derrière les figures démiurgique et socratique du leader se cache souvent, comme nos différents

encadrés l’évoquent, une troisième figure : celle de Machiavel. Mener conjointement des actions dans

une logique de démarcation et dans une logique d’appui expose le leader à deux écueils :

Le premier est d’être perçu essentiellement comme un manipulateur. La tentation est grande en effet,

pour les acteurs soumis à des injonctions apparemment paradoxales comme soyez acteurs !, de

résoudre ce dilemme en considérant l’injonction comme essentiellement rhétorique et manipulatoire.

Face à la nature complexe de l’action à mener, le second danger pour le leader réside dans la tentation

de réduire sa conduite à l’unique jeu subtil de la ruse machiavélique pour garantir son succès. Si la

victoire politique ne saurait être écartée de l’évaluation de la réussite d’un projet de changement, le

succès de celui-ci repose également sur la participation et l’appropriation collectives dont la figure

machiavélique s’accommode mal. En inspirant plus la méfiance (voire la défiance) que la confiance, le

leader machiavélique n’est plus porteur que de ses propres intérêts et échoue alors à ses tâches

d’institutionnalisation et de pérennisation du changement.

La conduite ambivalente du changement est une tâche difficile, elle se révèle cependant indispensable

pour répondre à la complexité des enjeux stratégiques et organisationnels des entreprises. Ce chapitre

en expose la nature et les difficultés, le chapitre 7 de cet ouvrage propose quant à lui d’en identifier les

leviers et les outils.

Bibliographie

10 L’ambiguïté de rôle peut se définir comme le manque de clarté au sujet des tâches à accomplir et des objectifs à atteindre (O’Driscoll et Beehr, 1994). Le conflit de rôle implique des demandes contradictoires formulées en même temps et liées à des ressources inadéquates (Bass, 1990).

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Annexe : Un changement de grande ampleur au sein du Centre Régional de Paris d’EDF

L'évolution de l'environnement d’EDF la conduit cette entreprise à affirmer de plus en plus clairement à partir du début de la décennie 90 une politique de changement autour de deux axes : d’une part effectuer une modernisation de l’entreprise en réussissant son tournant commercial, d’autre part mobiliser le personnel autour des nouveaux enjeux. Les dirigeants d’EDF présentent ces deux axes comme des enjeux conjoints plutôt que hiérarchisés. Ces orientations imposent des changements stratégiques, structurels et culturels qui impliquent des réponses spécifiques et encore largement expérimentales pour l’entreprise. Le changement engagé de manière plus ou moins affirmée suivant les unités cherche avant tout à fournir à l’organisation une capacité de réponse originale dans un contexte dont la complexité condamne les tentatives d'anticipation et de planification trop rigide.

Le changement au CRP se situe dans cette logique générale de transformation et cherche à effectuer sa modernisation en concrétisant le tournant commercial amorcé depuis une quinzaine d’années et mobiliser son personnel autour des nouveaux enjeux qui se présentent à elle en termes d’internationalisation et de diversification. Le CRP a été choisi comme site pilote pour une expérimentation du changement sur une période de trois ans. Le projet proposé porte sur deux volets visant pour l'un à une modification de la culture de l'unité avec le passage d'une culture de moyens à une culture de résultats, l'autre volet se traduisant par une modification des modes d'organisation du travail visant à substituer la notion de client à celle d'usager dans les comportements des agents. L’objectif des réformes est en partie axé sur la prise d'autonomie, d'initiatives et de responsabilités de la part de l'ensemble des agents. Les modifications engagées au CRP se sont faites dans la plupart des cas grâce au volontariat et sur la base de l'expérimentation.

Pour mener à bien ce projet Monsieur Serge Yanis est nommé à la tête du CRP et occupera les fonctions de chef de centre pendant trois ans. Pour conduire ce changement il disposera, durant ces trois années, de l'aval de ses supérieurs qui mettront à sa disposition un budget annuel exceptionnel de 7 millions de francs.

LE PILOTE DU CHANGEMENT

Suivant un déroulement de carrière assez classique, Serge Yanis alors âgé de 45 ans dispose à la base d'une formation d'ingénieur. Il occupait auparavant les fonctions de chef de centre dans un autre Centre Régional. À son arrivée au CRP Serge Yanis se présente avec la ferme intention de piloter un changement d'envergure. Sa personnalité va avoir un impact important sur la nature et les modalités du changement entrepris. Déjà connu pour ses idées et ses méthodes de travail novatrices, il s'est bâti une réputation d'homme de changement. Il compte bien mettre à profit l'expérience qu'il a acquise dans sa charge précédente et dès les premiers jours il affiche de manière très claire sa volonté d'être l'initiateur de réformes importantes dans l'unité. Il réunit les responsables et les N° 2 des filières technique, opérationnelle et administrative pour leur faire part de sa volonté d'engager une action de transformation profonde et pour former un collège de direction. Il s'adresse ensuite très rapidement à l'ensemble du personnel et aux organisations syndicales a qui il fait part de sa conception de sa mission au sein du CRP.

Le message est entendu et est ressenti comme une rupture importante, Serge Yanis se révèle différent dans son discours et dans son comportement. Serge Yanis aime raconter, à titre d'anecdote, que quelques uns des membres de son Etat-Major lui ont offert, quelques mois après sa prise de fonction, un portrait de Gorbatchev qu'il conserve dans une des armoires de son bureau. Il est d'ailleurs assez fréquent que l'on fasse des comparaisons avec les événements survenus dans l'ex URSS pour illustrer l'ampleur et la nature des transformations entreprises dans l'unité.

LE PROGRAMME DE CHANGEMENT

Au cours des rencontres des premiers mois avec le personnel, Serge Yanis. expose le programme de changement qu'il compte mettre en place et qu'il veut être plus une philosophie qu'un réel plan d'action qui suivrait des phases prédéterminées. Cette philosophie s’exprime au travers d’un slogan « Exister Plus et Servir Mieux » qui sera véhiculé dans les nombreuses occasions de communication et de formation qui accompagneront le changement.

EXISTER PLUS

« Exister plus » concerne le corps social. Autour de ce thème vont se développer certaines modifications de la structure et des systèmes de gestion. Dès son arrivée par exemple Serge Yanis affiche sa volonté de modifier l'organigramme. Le discours officiel diffusé pour justifier cette action met en évidence les barrières à l'épanouissement d'une organisation trop rigide et trop taylorienne. Cependant Serge Yanis est conscient qu’il ne peut pas toucher à l’organigramme dans un premier temps : « Sur le plan du fonctionnement l'organisation était très hiérarchique, très centralisée. Ici en tout il y avait 6 niveaux hiérarchiques, je n'en voulais que 2. Ce n'était pas évident. Au départ il est évident qu'il n'était pas question que je touche à l'organigramme, il ne faut pas présenter au départ trop d'aspérités, trop de différences».

Dans un premier temps donc, Serge Yanis ne mènera pas des actions trop directes sur la structure, notamment sur l'organigramme, en partie car le CRP avait connu dans son histoire récente un conflit social assez important qui nécessitait, selon lui, d'agir de manière prudente. La première tentative effectuée six mois après sa prise de fonction sur une unité technique échouera. Ce n’est que dans le cadre de la restructuration de l’activité opérationnelle, deux ans après son arrivée, qu’il pourra expérimenter son innovation en termes d’organigramme.

Délégation — Décentralisation

Avant de mettre en place cette refonte, il était nécessaire qu'il y ait, de la part de l'encadrement, une bonne compréhension des objectifs, ainsi qu'une capacité à gérer autrement les ressources humaines. L’ensemble du personnel d'encadrement, sur une période de près de

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deux ans, a reçu une formation aux méthodes de management. Il semblait clair pour Serge Yanis que l’encadrement devait développer un vocabulaire commun et s’approprier cette nouvelle conception du management avant de mettre en place la structure à proprement parler. Un système de délégation des pouvoirs de signature ainsi qu’une décentralisation de la gestion budgétaire et de la gestion du personnel, jusqu’à présent effectué par les services centraux, visant à apporter une autonomie et une responsabilisation des différentes unités et donner les moyens de sa mise en œuvre, ont cependant été mis en place dès le départ.

Cette réforme a permis d'allouer, jusqu'aux niveaux les plus bas et de manière généralisée dans les différents services, un pouvoir de signature et d'augmenter les sommes attribuées à chaque unité. Une consultante externe impliquée dans le programme de changement évoque cette innovation managériale de la manière suivante : «Yanis a fait des innovations au niveau du management. Par exemple le dernier niveau hiérarchique s'est vu confier le budget d'achat pour l'année en cours. Petit à petit le pouvoir a été pris par les agents de maîtrise, ils ont repris confiance en eux. La démarche a été de demander à chacun des chefs d'équipe combien il voulait, c'est allé de 0 à 40 000 francs, il n'y a pas eu d'homogénéïté. Yanis a délégué les pouvoirs de signature mais il n'a pas imposé de remontée d'information. Le risque c'était la dérive. La politique c'était de dire on s'en fout, quand ils verront qu'ils ont mal utilisé ils reviendront naturellement à une norme».

Dans les deux années qui ont suivies un certain nombre d'expériences locales a pu être réalisé grâce aux nouveaux budgets mis à la disposition des agents des différentes unités. Ce processus d’expérimentation c’est révélé porteur de nombreuses expériences locales mais il s’est également révélé long et coûteux comme le souligne ce responsable d’une des unités techniques du CRP : «Les gens ont mis plus d'un an avant de savoir qu'ils pouvaient dépenser. Le problème c'est que les ingénieurs étaient blancs, ils n'avaient pas de connaissance de la gestion budgétaire, pas d'idées sur l'attribution des promotions. La boutique était complètement figée. Il a fallu deux ans et demi à 3 ans pour qu'un système de 200 personnes maîtrise les problèmes de personnel ; les problèmes de gestion ; qu'il acquiert la connaissance de certaines règles élémentaires ; qu'il amorce la notion de prévision. Pendant ce temps il faut accepter de payer la mauvaise gestion. Pour cette seconde année de mise en place on a demandé aux niveaux supérieurs d’encadrement d’être plus impliqués dans l’élaboration des budgets pour aider à revenir aux normes ». Ce processus nécessite donc d’être cadré comme le confirme le contrôleur de gestion du CRP : « Les actions de décentralisation des tâches et de budget doivent faire l’objet d’un audit. Cette opération a conduit à des gaspillages car le processus était largement incontrôlé. ».

Communication

La dimension humaine est donc au centre du processus de changement entamé au CRP. L'objectif des réformes est en partie axé sur la prise d'autonomie, d'initiatives et de responsabilités de la part de l'ensemble des agents. Pour permettre la réalisation de cette priorité, un programme de communication a été mis en place qui se conçoit autour de la priorité suivante : «L'écoute devra être considérée comme la première des priorités. L'écoute pour connaître les aspirations du corps social, l'écoute pour appréhender la perception par les agents des réalités de l'Entreprise, l'écoute pour valoriser la créativité du plus grand nombre, l'écoute pour communiquer». Très rapidement sont développés divers supports de communication (Journal de la direction, Journal d’expression des salariés, plaquettes, réseau vidéotexte…) Ces différents supports se font l’écho, de manière régulière, d’informations concernant les initiatives prises par les agents du CRP, relayant ainsi le thème de l’autonomie développé lors des séminaires de formation « Agent/Acteur » organisés depuis l'arrivée de Serge Yanis. Ces opérations visent à véhiculer et diffuser la philosophie du changement en promouvant les nouvelles orientations et en faisant travailler les salariés sur des thèmes concernant le CRP. Ce type d'action semble tout à fait convenir à la personnalité du chef de centre que l'on pourrait définir comme un homme de communication. Il privilégie dans la plupart des cas les contacts directs, les rencontres publiques où il peut s'exprimer et diffuser son message de manière orale, forme de communication qu'il préfère à l'écriture. «Pour s'occuper de la gestion du CRP j'ai créé deux comités. Un comité social constitué des responsables des différentes unités pour gérer la dimension humaine, un comité technique constitué des N°2 des unités pour gérer les activités techniques. Dans ces comités, on lance des idées, des points de vue, ils travaillent sur des problèmes donnés, ils décident et je ne passe jamais derrière. Donc mon travail consiste surtout à m'occuper de la propagande».

SERVIR MIEUX

Faisant, quant à lui, écho à la volonté de modernisation d'EDF nécessaire à la réalisation du tournant commercial, le slogan « Servir Mieux » reflète la finalité vers laquelle doit tendre l'institution. «Servir mieux se traduit aujourd'hui par vendre plus, vendre mieux, vendre ailleurs, vendre autre chose. Les 4 V sont des objectifs d'une entreprise commerciale confrontée à la concurrence. La culture, presque exclusivement technique encore aujourd'hui, vingt ans après le tournant commercial, doit intégrer cette dimension commerciale. Le Client constitue la référence universelle». Ce tournant commercial est, selon Serge Yanis d'autant plus important à effectuer dans les Centre Régionaux que le personnel a, jusqu'à présent, été peu sensibilisé aux problèmes de la vente. Déclinée à l'activité du CRP cette volonté de modernisation s'est traduite par un certain nombre d'actions.

Restructuration

Le CRP va mener dans cette logique une restructuration de son activité opérationnelle. Cette activité englobe deux métiers et deux missions différents qui connaissent deux évolutions très différentes également. Elles sont devenues assez difficiles à gérer et posent des problèmes d'ajustement en termes de moyens. Une activité « Energie » qui se confronte à une stagnation de sa croissance et une activité « Service » qui a un fort potentiel de croissance. La structure très centralisée ne répond plus aux besoins d'une activité extrêmement évolutive.

La nouvelle structure est conçue selon le principe de deux organisations différentes permettant de se doter des moyens spécifiques aux deux types d'activité. Il est prévu d'effectuer dans un premier temps la restructuration de l'activité « Service » sous forme d'agences commerciales délocalisées et décentralisées. La volonté de Serge Yanis est de solliciter la participation des agents à cette restructuration. Il a donc choisi de se baser sur le volontariat pour constituer le personnel des nouvelles agences. Le volontariat laisse le libre choix aux agents de partir s'installer dans une des agences ou de rester au siège. Pour encourager le volontariat des mesures d'incitations ont été prises en publiant des postes attractifs en termes d'évolution pour les nouvelles agences et en termes de promotion, notamment pour ceux

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acceptant de prendre en charge la responsabilité des agences. Dans les agences les relations avec le client sont modifiées dans la mesure où chaque agence, gérant un portefeuille de clients déterminés, doit pouvoir répondre à l'ensemble de leurs besoins. De personnes spécialisées sur certains services et répondant à l'ensemble de la clientèle, on passe à des unités techniquement polyvalentes représentant l'interlocuteur privilégié et unique pour le client. Cette restructuration vise à accroître la souplesse d'intervention et améliorer la qualité de prestation pour le client qui a en face de lui un seul interlocuteur. Elle permet également d'attribuer à chaque agence des objectifs de résultats. Elle doit permettre aussi d'avoir une structure comparable à la concurrence, laissant envisager la possibilité d'offrir, à termes, leurs services à d'autres clients que les unités EDF-GDF. L’année suivant la mise en place des agences, l'unité « Service », déficitaire auparavant devenait bénéficiaire.

En termes de gestion du personnel, cette restructuration a été l'occasion pour la direction d'appliquer de manière expérimentale certains principes de management notamment en ce qui concerne la conception d'un organigramme sans fiche de fonction.

Communication et formation

Diverses démarches ont été entreprises dès l’arrivée de Yanis pour « créer l’ambiance d’une entreprise commerciale, développer la perception du client et la connaissance des applications de l’électricité et de son coût ». Des espaces communs ont été aménagés comme des espaces publicitaires. Les journaux et le réseau vidéotexte s’est fait le relai d'informations sur la politique commerciale, la clientèle, les succès commerciaux, les tarifs…

Le changement visait également une responsabilisation de tous les agents afin d'assouplir les rouages de l'entreprise et permettre des réactions plus autonomes et donc plus rapides. De nombreux outils de communication ont, là encore, été mobilisés. Au total un budget annuel de 8 millions de francs a été consacré aux opérations de formation et de communication spécifiques au programme de changement.

Des stages « Culture de l’action » ont été mis en place, relayant les stages « Agent/Acteur ». Ces stages, à l'instar des autres, se sont d'abord adressés aux ingénieurs et cadres dirigeants puis, dans un second temps, aux responsables des entités élémentaires (équipes, agences, section, postes de contrôle) et enfin aux agents de chaque entité élémentaire et ce toutes filières confondues.

Dans la même logique de développement d'une « culture client » il était également nécessaire de travailler l'image externe de l'organisation. C'est dans ce cadre que se sont mises en place des actions de communication externe. Cette politique s'est concrétisée par la création de panneaux d'explication sur les chantiers par exemple, ou par les opérations « portes ouvertes ». Parties au départ de la volonté d'avertir le public des risques de l'électricité après l'accident mortel d'un enfant survenu dans un poste technique du CRP, les opérations portes ouvertes ont, par la suite, eu lieu environ une fois par an. L'organisation de ces manifestations s’est faite en grande partie à l'initiative des équipes. Ces opérations s'adressant à l'ensemble de la population sont devenues un lieu d'information du public sur les activités du CRP.

LA DIMENSION POLITIQUE DU CHANGEMENT AU CRP

Loin d'être implicite et sous-jacent au processus, le changement est au contraire ouvertement abordé en termes de pouvoir par Serge Yanis. La dimension politique constitue un axe primordial de l'opération dans laquelle le chef de centre a engagé le CRP. D’une manière générale le changement conduit au CRP a été rythmé par les nécessités d'une gestion politique qui visait à faire accepter les réformes sans résistance ni conflits majeurs. Les rapports de pouvoir s'expriment historiquement au CRP comme à EDF en général par des mouvements de grève. La gestion des conflits est une des tâches des responsables hiérarchiques et les chefs de centre en particulier, sont en partie évalués sur leur capacité à maintenir la paix sociale. Toute réforme doit prendre en compte la menace de mouvements sociaux et adapter son rythme en fonction de cette menace. Dans ce cadre trois logiques d’action ont été adoptées :

Il était tout d'abord nécessaire pour Serge Yanis de constituer un groupe suffisamment fort de supporters. L'appui de sa direction était un préalable nécessaire, mais il était tout aussi indispensable qu'il puisse trouver des appuis efficaces au niveau local. La constitution de l'Etat Major relève de cette démarche. Lors des premières réunions, Serge Yanis expose clairement que la première étape du changement sera de « rendre l’entreprise gouvernable. À EDF il y a deux axes, la direction et les syndicats ; les deux sont liés et on ne peut les dissocier. Avant de faire de la gestion, il faut rendre l'entreprise gouvernable». Ce discours qualifié de libéral, que le chef de centre n'hésite pas à tenir notamment face aux partenaires syndicaux est jugé direct et assez atypique de la culture EDF par ses proches collaborateurs comme le laisse entendre cette déclaration d’un membre de l’Etat-Major : « Avant les grands patrons se demandaient qui prenait les décisions à EDF. Il y avait une combinaison d'un manque de décision politique par rapport à une détermination technique très forte. Quand j'ai vu Monsieur Yanis qui était capable de prendre des décisions, qui ne refusait pas de prendre le pouvoir, avec des orientations humanistes qui permettaient une adéquation entre les ambitions professionnelles et personnelles, alors les portes ne pouvaient que s'ouvrir les unes après les autres ». Les relais de l’action ne pouvaient cependant pas s'arrêter aux seuls chefs de sous-unités. Il était nécessaire d'avoir également l'appui de la hiérarchie intermédiaire pour que le message et les applications se diffusent au plus près du terrain. Serge Yanis a ainsi veillé à ce que l'encadrement soit fortement impliqué dans le programme de changement grâce aux actions de formation mais également grâce aux tâches qui leur étaient confiées. Cette démarche constitue la première mesure visant à former un groupe de direction suffisamment fort sur lequel il pouvait s'appuyer pour véhiculer et mettre en place le changement.

Il était nécessaire dans le même temps d'identifier et d'amoindrir les opposants. La première opération de communication « Carrefour », a permis dans une certaine mesure de prendre la température et d'adapter les actions en évitant les conflits trop importants. Le premier signe de rétablissement des rapports de pouvoir en faveur de la direction a été, pour le chef de centre, l'échec relatif de l'appel de la CGT au boycott de ce premier « Carrefour ». Pendant la période de changement, le CRP a connu quelques conflits, mais globalement les cadres partagent le sentiment que Serge Yanis a réussi à inverser le rapport de force avec les organisations syndicales comme le souligne ce responsable : «Auparavant dans les périodes troublées, de grèves notamment, on s'apercevait que la maîtrise du réseau échappait à la direction. C'était très mal vécu par le chef de centre et les chefs de service. Le quotidien était issu de : comment négocier, comment contourner la CGT ? Aujourd'hui la situation a évolué, la préoccupation n'est plus : comment vais-je faire pour gouverner l'entreprise ? (…) Ce qui est acquis aujourd'hui c'est que l'Etat Major pense sans se poser la question CGT». Pour régler les situations porteuses de tensions, l’expérimentation et le volontariat ont été privilégiés comme dans le cas de la restructuration de l’unité opériationnelle « Service » qui a

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donné lieu à des négociations pendant près d’un an, autant pour des raisons stratégiques et managériales que politiques comme le laisse entendre ce propos « La réforme « Service » a conduit a délocaliser les agents sur le territoire. Officiellement c’était pour permettre le rapprochement avec les partenaires, officieusement, c’était pour régler le problème social ».

Il fallait enfin développer des actions afin de convaincre et rallier les indécis. Nombreuses sont les opérations de communication qui visaient dans une certaine mesure ces objectifs. La philosophie humaniste diffusée comme un objectif prioritaire, les marges de liberté fournies par la sollicitation d'initiatives de nature diverses, la volonté de donner l'occasion aux agents de s'exprimer à de nombreuses reprises et au travers de nombreux supports avaient pour objectif de permettre et même d'inciter les agents à se positionner par rapport aux réformes. Lutter contre l'indifférence et l'inertie était une démarche perçue comme nécessaire pour parvenir au changement. Les techniques d'expérimentation et le volontariat cherchaient également à impliquer les agents dans le processus de changement et à réduire les résistances passives et l'attentisme par rapport aux réformes. Ces méthodes ont eu un rôle symbolique non négligeable en montrant aux agents que le changement était possible, en quelque sorte que le système laissait faire et acceptait et, en s'appuyant sur les expériences déjà menées, montrer que ça marchait et qu'il y avait plus à gagner qu'à perdre comme le développe ce responsable d’une unité technique : «Avant la responsabilité n'existait pas car tout acte était sans conséquences, ça n'engendrait pas la motivation. Aujourd'hui les gens bousculent les choses et le système ne réagit pas, on s'aperçoit que l'on n'est pas aussi cloisonné, que l'on s'enfermait peut être un peu tout seul. Le système s'écroule sur lui-même. Aujourd'hui la responsabilité est encore diluée mais il y a de plus en plus de gens qui prennent des degrés de liberté».

La gestion politique du processus de changement tient en partie à la spécificité de l'organisation caractérisée par une histoire forte et très présente auprès de la plupart des agents. La nationalisation et le statut restent des faits marquants de l'histoire de l'entreprise. Pour beaucoup d’entre eux ces éléments ont une connotation affective : c'est la concrétisation du rêve d'un homme, Marcel Paul ; c'est la constitution d'une entreprise répondant aux besoins de tous dans un souci d'égalité ; c'est le redressement de la France d'après guerre… Le statut d'EDF est souvent rattaché à la constitution de l'entreprise qui se voulait la réalisation d'une société égalitaire. La volonté de modifier les valeurs et les pratiques issue de ce modèle culturel est également à la source des actions menées au sein du CRP.

LA DIMENSION CULTURELLE DU CHANGEMENT AU CRP

La conviction de Serge Yanis est que les objectifs de modernisation et de mobilisation du changement qui doivent se mettre en place au CRP nécessitent une nouvelle culture. Les nouvelles logiques ne peuvent pas être appropriées par la structure et traduites dans les comportements et pratiques organisationnels sans une modification des croyances, des valeurs et des mentalités partagées de l'organisation. Cette volonté d'agir sur la culture est affichée par les réformateurs par des slogans du type :- Passer d'une culture de moyens à une culture de résultats - Substituer une culture d'entreprise à la culture de l'organisation syndicale majoritaire. Ces nouvelles logiques modifient notablement la place de l'individu dans l'organisation. De nombreuses actions présentées précédemment peuvent être analysées comme des moyens de développer la créativité et l'initiative à tous les niveaux de la structure. Des actions spécifiques ont cependant été développées qui visaient particulièrement à faire prendre conscience de la nécessité d'une modification culturelle. Les séminaires Agent/Acteur, qui ont concernés l’ensemble du personnel du CRP durant les deux premières années du programme de changement avaient comme objectif principal de développer le volet social de la réforme. L'objet de ces séminaires est exposé ainsi par Serge Yanis : «Lorsque l'on veut agir sur la culture au départ il faut l'afficher. C'est ce que l'on a fait dans ces séminaires, on affiche un tryptique. Le thème Agent-Acteur relaie le slogan Exister plus. On affiche également la stratégie d'ouverture sur l'extérieur, c'est nécessaire de savoir ce que l'entreprise fait, ça aide à modifier la culture. Le troisième thème c'est le client, c'est la raison d'être de l'entreprise». Des discours volontairement « atytiques » sur le statut, les organisations syndicales ou le salaire au mérite ; des actions très symboliques sur l'organigramme ou dans les organismes paritaires sont représentatifs d’une volonté de la part de Serge Yanis de créer une rupture avec les représentations couramment admises dans l’organisation. Cette rupture devait cependant être gérée de manière prudente comme le soulignait alors un des membres de l’Etat Major : «La déstabilisation nécessite un grand coup mais il ne faut pas que ça aboutisse à un changement trop radical car sinon les gens ne suivront pas. Le changement doit être intégré, approprié par les agents. Évidemment ceci s'accompagne d'une baisse de productivité, de difficultés. J'espère qu'on arrivera à remonter la pente sans en laisser derrière. Ce sont des espoirs.». D’autre part, miser sur l'initiative et la créativité, sur l'autonomisation des unités et l'individualisation des comportements favorise l'émergence d'une hétérogénéité qu'il devient nécessaire de canaliser. C'est dans ce souci que les réformateurs du CRP défendent l'idée que la phase inévitable de chaos doit être provisoire et que le rôle du manager est également de gérer la phase de fermeture du système.

La forte présente de Serge Yanis dans ce programme de changement était selon lui nécessaire pour permettre le changement. Cependant dans une telle démarche il est indispensable, au-delà d'une lisibilité forte du projet, qu'il y ait une appropriation réelle et continue de la part d'une grande majorité pour que ces nouvelles représentations puissent devenir crédibles et partagées. Serge Yanis s’est donc attaché à combattre la perception de place centrale que certains lui attribuaient dans le changement et insistait à de nombreuses reprises sur la nécessité de s'effacer derrière le projet. Il mesure en effet les dangers d'une trop grande focalisation sur l'homme au détriment d'une appropriation réelle du projet. Ce risque semble cependant présent à l’esprit de ses collaborateurs qui peu de temps avant son départ évoquaient cette éventualité en ces termes : « Si Serge Yanis disparaît c’est grave. Même s’il réussit à faire que ce ne soit pas que son évolution, c’est quand même lui qui l’incarne. Je ne connais pas beaucoup de gens capables de faire ce qu’il fait. La plupart des membres de l’encadrement je ne les sens pas mûrs pour être libres ».