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R.I.D.C. 3-2007 LES RELATIONS PÉCUNIAIRES ENTRE ÉPOUX Cinquante ans après l’entrée en vigueur du Code du statut personnel tunisien Lotfi CHEDLY « Aucune innovation n’est impossible à mettre en route puisque l’on trouve dans tous les milieux des éléments favorables a priori. Aucune innovation n’est facile à agréer par l’ensemble d’un milieu parce que partout on rencontre des opposants et des attentistes. » André Demeersman, La famille tunisienne et les temps nouveaux, MTE, 1972, p. 433. Le Code du statut personnel tunisien révèle une audace et un courage du législateur qui a supprimé la polygamie, instauré le divorce judiciaire et prévu de manière générale un régime tendant vers une égalité des sexes au sein de la famille. Cette audace ne se retrouve pas relativement aux relations pécuniaires entre époux (charges du mariage et biens), où le législateur avait été très classique en laissant subsister des règles inégalitaires ou formellement égalitaires. Voulant parachever la réforme, le législateur est intervenu. Concernant les charges du mariage, l’évolution certaine vers l’égalité est incomplète. De plus, elle a conduit à des incohérences… De même, on assiste concernant les biens des époux à une constance du principe de séparation des biens. Des prémices d’évolution existent, puisqu’en 1998, le législateur tunisien a instauré un régime facultatif de communauté des biens. Agrégé en droit, directeur du Département de droit privé et des sciences criminelles à la Faculté des sciences juridiques politiques et sociales de Tunis.

LES RELATIONS PÉCUNIAIRES ENTRE ÉPOUX 50 ans après l’entrée en vigueur du CSP tunisien

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Publication de Lotfi Chedly, agrégré en droit.

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R.I.D.C. 3-2007

LES RELATIONS PÉCUNIAIRES ENTRE ÉPOUX

Cinquante ans après l’entrée en vigueur du Code du statut personnel tunisien

Lotfi CHEDLY∗

« Aucune innovation n’est impossible à mettre en route puisque l’on trouve dans tous les milieux des éléments favorables a priori. Aucune innovation n’est facile à agréer par l’ensemble d’un milieu parce que partout on rencontre des opposants et des attentistes. » André Demeersman, La famille tunisienne et les temps nouveaux, MTE, 1972, p. 433.

Le Code du statut personnel tunisien révèle une audace et un courage du législateur

qui a supprimé la polygamie, instauré le divorce judiciaire et prévu de manière générale un régime tendant vers une égalité des sexes au sein de la famille. Cette audace ne se retrouve pas relativement aux relations pécuniaires entre époux (charges du mariage et biens), où le législateur avait été très classique en laissant subsister des règles inégalitaires ou formellement égalitaires. Voulant parachever la réforme, le législateur est intervenu. Concernant les charges du mariage, l’évolution certaine vers l’égalité est incomplète. De plus, elle a conduit à des incohérences… De même, on assiste concernant les biens des époux à une constance du principe de séparation des biens. Des prémices d’évolution existent, puisqu’en 1998, le législateur tunisien a instauré un régime facultatif de communauté des biens.

∗ Agrégé en droit, directeur du Département de droit privé et des sciences criminelles à la

Faculté des sciences juridiques politiques et sociales de Tunis.

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L’étude de droit tunisien est menée de manière comparée avec les nouveaux droits marocain et algérien de la famille, qui se révèlent sur certains points plus audacieux que leur homologue tunisien…

The Tunisian Personal Status Code reveals an audacity and a courage of the

legislator who abolished polygamy, founded the judicial divorce and envisaged in a general way a system tending towards an equality of the sexes within the family. This audacity relatively does not exist in the pecuniary relations between spouses (expenses of marriage and goods), where the legislator had been very traditional by keeping rules which are inegalitarian or formally egalitarian. In order to complete the reform, the legislator intervened. Concerning the expenses of marriage, the unquestionable evolution towards equality is incomplete. Moreover, it led to discrepancies... Also, we notice, concerning the property of spouses, a constancy of the principle of separation of goods. The beginnings of evolution exist since in 1998, the Tunisian legislator founded an optional mode of community of goods.

The study of Tunisian law is undertaken in comparison to the new Moroccan and Algerian family laws, which appear, on certain points, more audacious than their Tunisian counterpart....

Lorsqu’on s’apprête à visiter le Mausolée du Président Habib Bourguiba, on lit à la porte d’entrée : ici gît Habib Bourguiba, libérateur de la femme et édificateur de l’État tunisien moderne1. Ainsi dans l’œuvre de Bourguiba, l’édification de l’État moderne est associée à la libération de la femme. Cette association n’est pas fortuite : la modernité de l’État passe d’abord par la modernisation des structures familiales, « noyau dur »2 de la société, laquelle ne peut se réaliser lorsque la femme, épouse, fille, mère, grand-mère, petite fille, est opprimée, et ses droits diminués.

Telle était clairement la situation de la femme tunisienne avant l’indépendance, et précisément avant la promulgation par un décret du 13 août 1956 du Code du statut personnel3, fierté et pierre angulaire de la Tunisie moderne… Avant cette date, la femme souffrait de sa condition inférieure, inconciliable avec la « dignité »4 humaine et de manière générale

1 Sur l’œuvre décisive du Président Habib Bourguiba dans l’édification de l’Etat tunisien moderne, V. Habib Bourguiba et l’établissement de l’Etat national : Approches scientifiques du Bourguibisme, Actes du premier congrès international qui s’est tenu du 1er au 3 décembre 1999, Etudes réunies et préfacées par A. TEMIMI, Publications de la Fondation Temimi pour la recherche scientifique et l’information, Zaghouan, avril 2000.

2 H. FULCHIRON, « La famille face à la mondialisation », in La mondialisation du droit, Travaux du CREDIMI, vol. 19, Litec, 2000, p. 479 et s., spéc. p. 481.

3 Décret du 13 août 1956 portant promulgation du Code du statut personnel (JORT n° 104 du 28 déc. 1956). D’après l’article 2 de ce décret de promulgation les dispositions du CSP n’entreront en vigueur qu’à compter du 1er janv. 1957.

4 S. BOURAOUI, « Du droit de la femme à la dignité humaine », in Mélanges en l’honneur de Mohamed Charfi, CPU, 2001, p. 431 et s.

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avec les droits de l’Homme : les privilèges masculins marginalisaient la place de la femme dans la famille, patriarcale, et dans la société ; la polygamie était permise ; la femme ne pouvait consentir à son mariage que par l’intermédiaire de son tuteur matrimonial, qui avait sous conditions le pouvoir de l’obliger à se marier en vertu du droit du jabr ; l’homme avait la possibilité de répudier son épouse, qui ne pouvait, qu’avec des restrictions énormes, demander devant le juge le divorce ; la tutelle était un privilège masculin appartenant au père… Cette situation privilégiée de l’homme se traduisait dans les relations personnelles et pécuniaires entre époux, par l’élévation de ce dernier au rang de chef de famille, de pilier de la famille, qui devait sur la base de la Qiwama5, entretenir (Nefaqa) son épouse, laquelle était dans la majorité des cas cloîtrée dans la maison, passive et dépendante ; en matière successorale, cela se traduisait aussi par le fait qu’en principe la femme avait des droits inférieurs de moitié à ceux de l’homme placé dans un même rang successoral6.

Le Code du statut personnel a, de manière révolutionnaire7, bouleversé cette situation et remis en cause les privilèges et « les acquis » masculins et ce en alliant modernité et Islam8, compris dans son esprit évolutif et libérateur9. En réformant profondément le Droit de la famille, le législateur de 1956 a jeté les bases modernes de l’État tunisien, ce qui explique que la doctrine estime, sans hésitation, que ce Code n’est pas une loi ordinaire, mais qu’il forme avant même la Constitution du 1er juin 1959 la véritable Constitution de la Tunisie10 : il a permis de révolutionner les structures

5 Cette notion a été traduite du Coran (Qawamùn) par « Droit de regard ». Traduction du

verset 34 de la Sourate les femmes (verset reproduit infra), Le Coran, traduction par S. MAZIGH, pp. 109-110, Publication de la Maison Tunisienne de l’édition.

6 Cf. pour plus de développements, M. CHARFI, « Droits de l’Homme, Droit musulman et Droit tunisien », RTD 1953-1983, p. 405 et s, spéc. p. 408 et s.

7 Cf. Y. BEN ACHOUR, Introduction générale au Droit, CPU, 2005, p. 154 : l’auteur considère que la promulgation du CSP constitue « une vraie révolution juridique ».

8 M- H. CHERIF, « Les origines du CSP et les circonstances de sa promulgation : de la naissance nationale à l’essor international », Contribution in Colloque sur le CSP : de la naissance nationale à l’essor international, Tunis 19 juil. 2006, coll. « Études parlementaires » n° 9, p. 23 et s. (en arabe).

9 K. MEZIOU, « Femmes et changement, le Code du statut personnel et ses réaménagements, une stratégie du changement par des réformes juridiques », in Femmes et changement, CREDIF, 1999, pp. 29 à 53. V. dans le même sens M. TALBI, Plaidoyer pour un Islam moderne, Cérès éd. Coll. « Enjeux », 1998, p. 63 et s ( surtout pp. 66-67) où l’auteur appelle à une lecture dynamique du texte sacré, en suivant l’esprit du texte on découvrirait le « vecteur orienté » de l’évolution voulue par le Coran. L’auteur estime que l’égalité des sexes est « l’intention profonde de l’Islam » (p. 137). V. du même auteur et dans le même sens : « Faut-il corriger les femmes en les frappant ?, Lecture historique de la sourate I, versets 34 et 35 » in Revue du Maghreb arabe, n°182 et 183, Tunis 1989 (en arabe).

10 Cf. en ce sens par exemple, M- H. CHERIF, « Les origines du CSP et les circonstances de sa promulgation : de la naissance nationale à l’essor international », Contribution in Colloque sur le CSP : de la naissance nationale à l’essor international, Tunis 19 juil. 2006, coll. « Études

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familiales et sociales, en particulier en introduisant une dynamique d’émancipation de la femme, en tant que fille, mère et surtout en tant qu’épouse11. Le modèle de la famille patriarcale musulmane est ébranlé par des modifications en profondeur telles que « l’abolition » de la polygamie et l’exigence d’un divorce nécessairement judiciaire12.

Cinquante ans après son entrée en vigueur, ce Code demeure révolutionnaire dans le monde arabe et musulman. En attestent les réformes récentes introduites récemment dans les pays du Maghreb arabe : Maroc13 et Algérie14. Ces pays qui ont pris pour modèle le droit tunisien15 n’ont pas pu l’égaler dans son élan réformateur. C’est ainsi et pour ne s’arrêter qu’aux mesures phares du Code du statut personnel que si la polygamie est clairement interdite et abolie en droit tunisien depuis 195616, elle demeure admise, quoique restreinte, dans les droits marocain17 et algérien18. De

parlementaires », n° 9, p. 24.(en arabe). Les bases constitutionnelles du CSP deviennent clairement affirmées dans l’article 8 de la Constitution après la modification constitutionnelle du 27 oct. 1997. V. l’analyse en ce sens de M- H. CHERIF, L’Ordre public familial, Les manifestations, CPU 2006, p. 158 et s. (en arabe).

11 K. MEZIOU, « Tunisie, Mariage, filiation », in Juris-Classeur Droit comparé, 1997, fasc. 1, spéc. n° 7, p. 5.

12 K. MEZIOU, « Pérennité de l’Islam dans le Droit de la famille », in Le statut personnel des Musulmans. Droit comparé et Droit international privé, Bruxelles, Bruylant, 1992, p. 247.

13 Au Maroc, un Code de la famille a été adopté par la loi n° 70-03 n°1.04.22 du 12 Hijja 1424 (3 fév. 2004), Bulletin officiel n° 5184 du 5 fév. 2004, p. 417 et s. ; version française : Bulletin officiel, n°5358 du 2 Ramadan 1426 (6 oct. 2005), p. 667 et s. V. sur cette loi M-C. FOBLETS et J-Y. CARLIER, Le Code marocain de la famille, Incidences au regard du Droit international privé en Europe, Bruxelles, Bruylant, 2005 ; F. SAREHANE, « Le nouveau Code marocain de la famille », Gaz. Pal., 3-4 sept. 2004, p. 1 ; F. LAROCHE-GISSEROT, « Le nouveau Code marocain de la famille : innovation et archaïsme », Rev.dr.int.et dr.comp., 2005, p. 335 et s.

14 Le Code de la famille algérien (Loi n°84-11 du 9 juin 1984, J.O.R.A., n° 24 du 12 juin 1984) a connu une réforme importante par l’ordonnance n°05-02 du 27 fév. 2005, (loi d’approbation n°05- 09 du 4 mai 2005, J.O.R.A., n° 43 du 22 juin 2005). V. sur cette réforme, K. SAÏDI, « La réforme du Droit algérien de la famille : pérennité et rénovation », RIDC 1-2006, p. 119 et s.

15 K. SAÏDI, ibid, spéc. p. 151 ; K. MEZIOU, « Du bon usage du Droit comparé : à propos du Code de la famille marocain et de la réforme algérienne de 2005 », in Mélanges Yadh Ben Achour, à paraître.

16 V. l’article 18 al 1 et 2 du CSP qui dispose : « La polygamie est interdite. Quiconque, étant engagé dans les liens du mariage ou aura contracté un autre avant la dissolution du précédent, sera passible d’un emprisonnement d’un an et d’une amende de 240.000 francs ou de l’une de ce deux peines seulement, même si le nouveau mariage n’a pas été contracté conformément à la loi… ».

17 Dans le nouveau Code marocain, la polygamie est extrêmement restreinte, elle est soumise à autorisation du juge, de même l’époux peut renoncer à la polygamie. Il n’empêche qu’elle demeure permise, même si elle est soumise à autorisation du juge, laquelle n’est donnée que sous réserve de respect de conditions rigoureuses. V. en ce sens les articles : 40 du Code qui dispose : « La polygamie est interdite lorsqu’une injustice est à craindre envers les épouses. Elle est également interdite lorsqu’il existe une condition de l’épouse en vertu de laquelle l’époux s’engage à ne pas lui adjoindre une autre épouse. » ; art. 42 : « En l’absence de condition par laquelle l’époux s’engage à renoncer à la polygamie, celui-ci doit s’il envisage de prendre une autre épouse, présenter au Tribunal une demande d’autorisation à cet effet. La demande doit indiquer les motifs objectifs et

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même, si en Tunisie les causes du divorce, nécessairement judiciaire19, sont devenues égalitaires entre les époux depuis 195620, avec une consolidation des droits de l’épouse au gré des réformes successives21, les droits de l’épouse, relativement à la dissolution du mariage, même s’ils ont été améliorés sensiblement demeurent moindres par rapport à ceux de l’époux dans les droits marocain22 et algérien23, dans lesquels l’égalité n’est pas encore atteinte24.

L’importance du Code du statut personnel tunisien consiste dans la dynamique de réformes engagées : c’est que le législateur était conscient, tout en engageant les réformes les plus importantes25, du caractère extrêmement sensible des changements en matière de statut personnel, matière liée solidement à la religion26. Aussi les réformes27, n’ont pas été exceptionnels justifiant la polygamie et doit être assortie d’une déclaration sur la situation matérielle du demandeur ».

18 Cf. art. 8 nouveau du Code de la famille algérien qui dispose : « il est permis de contracter mariage avec plus d’une épouse dans les limites de la Shari’a si le motif est justifié, les conditions et les motifs d’équité réunies et après information préalable des précédentes épouses. L’une et l’autre peuvent intenter une action judiciaire contre le conjoint en cas de dol ou demander le divorce en cas d’absence de consentement ». Selon K. SAÏDI, art. préc., p. 131 : « l’article 8 nouveau… a innové en faisant du juge l’arbitre du désir du mari ».

19 L’article 30 du CSP dispose : « Le divorce ne peut avoir lieu que par-devant le Tribunal. » 20 L’article 31 (modifié par la loi n°81-07 du 18 février 1981) dispose : « Le tribunal prononce

le divorce : 1°) en cas de consentement mutuel des époux ; 2°) à la demande de l’un des époux en raison du préjudice qu’il a subi ; 3°) à la demande du mari ou de la femme… ».

21 Infra. 22 Même si une restriction de la répudiation existe, par l’exigence de l’intervention du juge

( un rôle de contrôle, avec une tentative obligatoire de conciliation), la répudiation demeure en Droit marocain en principe un privilège de l’époux. Cf. M-C. FOBLETS et J-Y. CARLIER, op.cit, p. 58 : « En treize articles, le Code de la famille traite de la répudiation unilatérale (talak) qui est en principe l’apanage exclusif du mari, sauf si celui-ci « a consenti le droit d’option à l’épouse » (art.89) ».

23 Cf. en ce sens, K. SAÏDI, art. préc., p. 23, n°5 : « … ni la polygamie, ni la répudiation n’ont été supprimées. Elles ont été entourées de contraintes procédurales qui n’affectent nullement leur essence ».

24 Cf. A. MEZGHANI, « Quelle tolérance pour les répudiations ? », R.I.D.C. 1-2006, p. 61 et s, spéc. p. 63 : « A la notable exception de la Tunisie qui, y a mis fin depuis 1956, les pays arabes ont maintenu aussi bien la répudiation que la polygamie. L’aménagement de certaines modalités dans son exercice n’est pas suffisant pour considérer qu’à la répudiation s’est substituée une véritable procédure de divorce ». D’ailleurs, il serait intéressant de relever que le droit marocain antérieur à la réforme de 2004 a été, et à maintes reprises, évincé par le juge tunisien pour contrariété à l’ordre public au sens du Droit international privé, au motif qu’il ne traite pas de manière égalitaire l’homme et la femme notamment en matière de divorce. V. en ce sens : Trib. 1ère inst. de Tunis, jugement du 19 avril 1977, RTD, 1- 1977, p. 91, note A. MEZGHANI ; JDI, 3, 1979, p. 652, chron. M. CHARFI ; Cass. civ. n°17297 du 16 juin 1987, Bull. civ. 1987, p. 223.

25 Supra. 26 Contrairement aux droits algérien et marocain, on ne trouve nullement dans le Code du

statut personnel tunisien une référence en cas de lacune au droit musulman qui s’appliquerait de manière subsidiaire. V. en droit tunisien, avec une critique de la jurisprudence tunisienne qui résiste et interprète parfois autrement le silence de la loi : A. MEZGHANI, « Réflexions sur les relations du Code du statut personnel avec le Droit musulman classique », RTD 1975 (2), p. 53 et s.; S. BEN

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présentées28, selon certains, comme étant en rupture avec l’islam, mais en rupture avec une lecture sclérosée de celui-ci, et un retour aux véritables sources de l’islam, qui ont été obscurcies par la fermeture de la porte de l’Ijtihad à partir du quatrième siècle de l’Hégire. Aussi, même si avec le Code du statut personnel « seul l’État dit le Droit »29, ce dernier n’est pas dit en rupture avec l’islam et les autorités de l’État tentent toujours en « disant » le Droit de ne pas avoir une « voix » discordante par rapport à celle de l’islam, même si la première est épurée de certaines interprétations dépassées proposées par les Fuqahas (les jurisconsultes musulmans)30.

Cette volonté des pouvoirs publics de ne pas choquer la société tunisienne de l’époque, par un droit en totale rupture avec la tradition explique que le législateur « évaluant avec précision ses possibilités d’action, sa marge de manœuvre… »31 n’a pas cru nécessaire en 1956 d’instaurer une égalité parfaite entre l’homme et la femme32, mais seulement de lancer la dynamique d’évolution en jetant les bases essentielles (principe de monogamie, nécessaire consentement de la femme au mariage, divorce judiciaire etc..).

Le caractère inachevé de la réforme se ressentait en particulier relativement à la réglementation des effets du mariage, que ce soit relativement aux rapports personnels des époux ou leurs rapports pécuniaires. Le modèle de la famille patriarcale, même s’il a connu certains HALIMA, « Le droit musulman dans la jurisprudence en matière de statut personnel », in Mélanges offerts au Doyen Sadok Belaïd, CPU Tunis, 2004, p. 51 et s. (en arabe). V. infra on va citer des exemples de cette jurisprudence qui recourt au Droit musulman en tant que source formelle du Code du statut personnel en permettant de combler les lacunes de ce dernier en matière successorale. V. en Droit marocain, l’art. 400 du nouveau Code qui dispose : « Pour tout ce qui n’a pas été expressément énoncé dans le présent Code, il y a lieu de se référer aux prescriptions du Rite Malékite et/ou aux conclusions de l’effort jurisprudentiel (Ijtihad), aux fins de donner leur expression concrète aux valeurs de justice, d’égalité et de coexistence harmonieuse dans la vie commune que prône l’Islam ».

En droit algérien, l’art. 222 du Code de la famille du 9 juin 1984 n’a pas été modifié. Cet article dispose : « En l’absence d’une disposition dans la présente loi , il est fait référence aux dispositions de la Chariâa ».

27 Cf. en ce sens la conférence de presse du ministre de la Justice du 13 août 1956 à l’occasion de la promulgation du CSP., in M. H. CHERIF, Les lois du statut personnel et civil en Tunisie, Bib. T. Kacem, 1987, pp. 293-299 (en arabe).

28 Cf. A. MEZGHANI, « Réflexions sur les relations du code du statut personnel avec le Droit musulman classique », RTD, 1975, 2, p. 53.

29 K. MEZIOU, art. préc., JCD comparé, fasc. n° 1, n° 6, p. 5. 30 La doctrine distingue l’Islam divin, qu’on découvre en revenant aux sources et en particulier

au Coran et l’Islam humain, qui est l’œuvre des fuqahas et qui peut être dépassé. Cf. en ce sens, M. CHARFI, « Islam, laïcité, démocratie », Rev. de la psychologie de la motivation, 2000, n° 29, p. 122 et s., spéc. p. 122.

31 K. MEZIOU, Pérennité…art. préc., p. 251. 32 Cf. sur ce point les critiques de S. BOURAOUI, « La constante inégalité entre les sexes ou

de l’antinomie entre droit interne et conventions internationales », RTD 1983, p. 425.

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aménagements, du fait surtout de l’abolition de la polygamie, a été en grande partie reproduit : le mari étant chef de famille, devait entretenir son épouse et en contrepartie cette dernière lui devait obéissance. Aussi, les obligations des époux n’étaient pas réciproques, la prééminence du mari était claire, même si elle conduisait à plus de devoirs33.

C’est en particulier « les rapports patrimoniaux » qui sont restés « fortement marqués par le droit musulman »34. Cela se ressent d’abord dans le fait que le législateur ait gardé certaines institutions héritées du Droit musulman malgré leur effectivité douteuse, en particulier la dot35. La fixation d’une dot est exigée comme condition de validité du mariage, conformément au rite malékite par l’article 3 du Code36. S’il n’a pas acquitté la dot, le mari ne peut contraindre son épouse à la consommation du mariage (art. 13 al. 1er). Mais, si le mariage a déjà été consommé la femme devenant simplement créancière ne peut qu’en réclamer le paiement. La doctrine a critiqué le maintien par le Code du statut personnel de la dot en estimant que de nos jours il devient « artificiel »37. C’est surtout par souci de respect de la tradition qu’elle est maintenue alors que cette exigence a perdu sa raison d’être du fait de la suppression par le Code de la répudiation et l’instauration d’un divorce judiciaire qui garantit à l’épouse en cas d’abus une indemnisation de son préjudice. L’institution en Droit musulman vise essentiellement à protéger l’épouse en cas de divorce par le versement à son profit d’une somme, restant au cours du mariage sa propriété exclusive. Le paiement différé de la dot prévue fera en pratique office d’indemnité compensatrice du préjudice qu’elle aurait subi. La fixation d’un montant très élevé pour la dot en différant son paiement ferait aussi réfléchir l’époux avant de répudier son épouse, et ainsi la dot avait une grande utilité dans le système musulman, alors que sa raison d’être est douteuse dans le Code du statut personnel.

L’influence déterminante du Droit musulman se ressent aussi en ce qui concerne les charges du mariage : la contribution de l’épouse aux charges du mariage était prévue, mais conçue avant la modification du Code en 1993 comme simplement facultative38, le devoir de « nefaqa » lié à la « qiwama » reste éminemment un devoir et un privilège masculin. L’influence déterminante du Droit musulman se ressentait aussi en matière de biens

33 Cf. infra on va rappeler de manière plus détaillée les obligations respectives des époux. 34 K. MEZIOU, art. préc., JCD comparé, fasc. n° 1, n° 65, p. 12. 35 Qui est d’après l’article 12 CSP « tout bien licite évaluable en argent. Elle appartient à

l’épouse ». Après la modification du 12 juil. 1993, le CSP n’exige plus que le montant de la dot soit sérieux.

36 K. MEZIOU, art. préc., JCD comparé, fasc. n° 1, n° 38, p. 9. 37 Ibid. n° 39, V. aussi du même auteur, « Approche critique du Code du statut personnel », in

Mélanges offerts au Doyen Abdelfattah Amor, CPU 2005, p. 815 et s, spéc. p. 823. 38 Cf. infra.

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matrimoniaux puisque le principe en la matière demeurait le principe de la séparation des biens…

De manière paradoxale, le Code de statut personnel révolutionnaire par son abolition de la polygamie et son instauration de l’égalité en matière de divorce par rapport aux autres textes des pays arabes et musulmans, même ceux adoptés dans ce troisième millénaire (droit algérien et marocain39) se révèle classique sur la question des rapports entre époux et en particulier sur la question des rapports pécuniaires. Les réformes marocaine et, dans une mesure moindre, algérienne paraissent sur certains points plus audacieuses, en instaurant des relations plus équilibrées40. Aussi, une réforme du droit tunisien s’avère nécessaire en la matière.

Les réformes successives du Code du statut personnel, ainsi que l’adoption de textes connexes au Code41, devaient en fait terminer l’œuvre du législateur en parachevant l’édifice : le vecteur de la réforme était tracé dès 1956, dans le sens de la liberté et de l’égalité, la dynamique était déjà lancée… En matière de rapports pécuniaires des époux l’évolution depuis la promulgation du Code du statut personnel ne peut qu’être constatée et saluée42. Seulement le but, l’égalité, n’est pas encore atteint : en matière de charges de la famille (d’aliments), l’évolution vers l’égalité des époux s’est faite de manière incomplète et au prix d’incohérences, tandis que l’évolution entamée relativement aux biens du couple a été freinée par le poids de la tradition.

I. LES CHARGES DE LA FAMILLE : UNE ÉVOLUTION INCOMPLÈTE VERS L’ÉGALITÉ AU PRIX D’INCOHÉRENCES

Au moment de la promulgation du Code du statut personnel, le texte

était parfaitement cohérent relativement aux relations pécuniaires des époux et en particulier en matière de charges de la famille : l’époux, chef de famille, devait entretenir la famille, alors que l’épouse, ne devait d’après

39 Supra. 40 V. en ce sens K. MEZIOU, Du bon usage du Droit comparé …, art. préc. ; v. sur cette

question infra. 41 Seront cités infra. Pour un exposé de ces réformes, cf. M. BEN JAAFAR, « Le CSP, les

modifications essentielles », RJL, n°6, juin 2006, n° spécial à l’occasion du cinquantenaire du CSP, p. 43 et s. (en arabe).

42 Notre objet principal d’étude concerne les rapports pécuniaires entre époux : aussi, nous allons concentrer l’étude sur les rapports pécuniaires au cours du mariage : avant le mariage, des rapports pécuniaires existent (dot, cadeaux entre fiancés...), de même, après le mariage, suite à sa dissolution par divorce ou décès, des rapports pécuniaires existent aussi (indemnités pour préjudice en cas de divorce, successions). L’étude, qui évoquera ces rapports en amont et en aval du mariage de manière incidente sera concentrée sur la période du mariage, pace que c’est dans cette période qu’on peut parler d’époux au sens strict du terme.

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l’interprétation jurisprudentielle que facultativement participer à ces charges. Les modifications successives qui ont touché le Code ont indéniablement conduit à plus d’égalité au sein du couple. On a même assisté à travers ces modifications à l’émergence d’une nouvelle conception de la famille : la famille participative. Ce qui est curieux, c’est que cette nouvelle conception n’a pas remplacé l’ancienne, qui demeure sous-jacente ; aussi, les logiques de la famille patriarcale et de la famille participative coexistent et aboutissent à un régime où l’égalité n’est pas complète. Ces réformes sans parvenir à l’égalité ont en outre introduit de l’incohérence : la logique de la famille patriarcale rivalisant avec celle de la famille participative et associative a abouti à un droit très difficilement lisible et fortement incohérent.

A. - Une évolution incomplète vers l’égalité Dans les relations au sein d’un couple, personnelles ou pécuniaires, une

logique existe nécessairement et explique l’ensemble des règles applicables : un lien certain entre la conception de la famille, l’organisation des rapports personnels des époux et la charge de l’obligation alimentaire existe43.

Ou bien la logique des liens familiaux est une logique de hiérarchie et d’autorité, et alors le schéma est dans l’ensemble connu : le mari, chef de famille, assure en cette qualité la direction de la famille et dispose ainsi du pouvoir de décision, sa femme lui devant obéissance, notamment concernant le choix du domicile conjugal. En contrepartie, sur le plan pécuniaire, il doit en tant que chef de famille entretenir son épouse et l’ensemble de sa famille44. Ce schéma est repris en droit musulman, qui consacre la notion de Qiwama dans le Coran dans la Sourate des femmes45, notion qui implique des privilèges quant à la direction de la famille et des devoirs de protection et d’entretien à la charge du mari. La Qiwama n’implique cependant pas

43 V. sur ce lien, P. BERTHET, Les obligations alimentaires et les transformations de la

famille, préf. J. RUBELLIN-DEVICHI, coll. « Logiques juridiques », Paris, L’Harmattan, 2000. 44 V. sur ce modèle, J. LADJILI, « Puissance des agnats, puissance du père. De la famille

musulmane à la famille tunisienne », RTD 1972, p. 25 et s. V. aussi, A. BEN NASR, La gestion des conflits conjugaux en Tunisie, de l’adaptation à l’innovation, CPU 2004, spéc. p. 133 et s.

45 Dans la Sourate Les femmes, on trouve le verset 34 : « Aux hommes est reconnu un droit de regard sur les femmes ; ce droit est fondé sur les avantages que Dieu a conféré aux hommes, et il fait pendant aux charges de famille qui leur sont imposées. Les femmes vertueuses restent fidèles à leurs époux absents, et maintiennent intact ce que Dieu a prescrit de conserver. Pour celles dont vous craignez l’inconduite, vous pourrez les blâmer, les éloigner de votre couche, les corriger même, si besoin est. Si elles se font soumises, vous ne tenterez plus rien contre elles. Dieu est si haut, si grand ! » in Le Coran, traduit par S. MAZIGH, éd. MTE, pp. 109-110. Pour l’analyse de ce verset, v. Cheikh M. TAHAR BEN ACHOUR, Tafsir Al Tahrir oua al Tanouir, vol. 5, éd. MTE, 1971, p. 37 et s. (en arabe).

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dans ce droit une déviation vers la « dictature » : la notion d’abus de Droit joue normalement ici, et l’époux doit traiter son conjoint avec bienveillance.

Ou alors, la logique est associative, et dans ce cas la logique est une logique d’égalité participative : « les pouvoirs et les devoirs des gens mariés sont parfaitement réciproques ; l’égalité la plus complète règne entre les époux. »46. Dans ce système de bilatéralisation des droits et des obligations, ni le mari, ni la femme ne sont chefs de famille ; par ailleurs aucun d’eux n’a l’obligation d’entretenir l’autre, bien au contraire les deux doivent participer à l’entretien de la famille et aux charges de celle-ci, de manière sinon égalitaire, du moins équitable, à proportion de leurs facultés respectives47.

Si le Code du statut personnel a été révolutionnaire en 1956 sur certaines questions fondamentales - interdiction de la polygamie, divorce judiciaire…- il a été très traditionaliste et très conservateur relativement aux relations entre époux, que ce soit sur le plan des relations personnelles ou pécuniaires : « la politique législative égalitariste ne se retrouve pas dans l’aménagement de la relation conjugale… le législateur perpétue une image de la famille profondément inégalitaire »48. Dans l’ancien article 23 du Code du statut personnel on retrouve en effet le schéma traditionnel de la famille musulmane49, avec quelques petits aménagements : le mari est chef de famille et de ce fait il la dirige, son épouse lui devant obéissance. Les prérogatives du mari comme chef de famille n’empêchent pas qu’il doit traiter son épouse avec bienveillance. Sur le plan pécuniaire la reprise du schéma traditionnel de la famille musulmane se traduit par une obligation d’entretien pesant principalement sur le mari50 à partir de la consommation du mariage, jusqu’à la dissolution de ce dernier et pendant le délai de viduité51. Cette obligation de l’époux implique qu’il assure à l’épouse et aux

46 M. de JUGLART, Cours de droit civil, Régimes matrimoniaux, successions, libéralités, t. II,

5ème éd., Paris, Montchrestien, 1990, p. 99. 47 Cf. en ce sens l’art. 214 du Code civil français, tel que modifié par la loi du 11 juil. 1975.

Sur ce point, cf. ibid. p. 103. 48 K. MEZIOU, Pérennité…,art. préc., p. 257. 49 Sur cette question, v. K. CHERIF et I. MARZOUKI, « Les facteurs socio-culturels

défavorisant les femmes en matière de succession », in La non-discrimination à l’égard des femmes entre la Convention de Copenhague et le discours identitaire, CERP, 1989, p. 301 et s, spéc. pp. 311-314.

50Cf. sur ce point S. BEN HALIMA, « La pension alimentaire de la femme mariée », in La non-discrimination…ibid, p. 285 et s. (en arabe).

51 Le législateur tunisien ne définit pas la consommation du mariage qui est pourtant en application de l’art. 38 la condition d’exigibilité de cette obligation. La jurisprudence a considéré qu’il faut qu’il y ait transport chez le mari, publicité et isolement des époux conformément à la tradition. V. Cass. civ. n° 9294 du 20 fév. 1973, B.C.C. 1973, civ. , t. 1, p. 129.

La jurisprudence se basant sur le rite malékite a admis la notion de consommation juridique (Al dùkhùl al hokmi) et ce lorsque l’épouse assigne par voie d’huissier notaire le mari à consommer le mariage, elle se met ainsi à sa disposition, et de ce fait lorsqu’il refuse la consommation effective

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enfants, conformément à l’article 50 CSP la nourriture, le logement, l’habillement, les soins et tout ce qui est considéré comme nécessaire selon l’usage et la coutume. D’ailleurs, la jurisprudence tunisienne a en la matière consacré la théorie contractuelle du mariage puisqu’elle a ouvert au mari, actionné par son épouse, la possibilité de lui opposer l’exeptio non adempleti contractus, lorsque celle-ci ne respecte pas ses obligations, y compris l’obligation d’obéissance à son époux52, ce qui signifie clairement qu’aux yeux de la jurisprudence obligation d’entretien et obligation d’obéissance sont des obligations réciproques, puisqu’il ressort de l’article 247 du COC que l’exception d’inexécution ne joue que pour les obligations réciproques53.

Le Code tunisien, dès 1956, a quand même innové par rapport au droit musulman classique54 en disposant dans l’article 23 in fine que l’épouse contribue aux charges du mariage si elle a des biens. Cette disposition pouvait servir, si la jurisprudence tunisienne le voulait55, de tremplin afin d’instaurer des relations équilibrées dans la famille et des obligations réciproques entre époux, la femme contribuant proportionnellement à ses ressources56, ce qui aurait abouti, aujourd’hui vu l’égalité dans le travail des

du mariage, il est juridiquement considéré comme l’ayant consommé, ce qui l’oblige à entretenir son épouse. V. Cass. civ. n° 1229 du 15 juil. 1977, RJL, n° 10, 1972, p. 65, Commentaire S. TRIFI., v. aussi, les commentaires de S. BEN HALIMA sous l’arrêt Cass. civ. n° 21420 du 13 déc. 1988, Journal Assabah, des 20,21,22,23,25,26 et 27 mars 1992 (« La consommation du mariage et ses conséquences sur l’entretien de l’épouse et sur la rente » (en arabe)). Cette notion de consommation juridique semble consacrée dans le nouveau Code marocain dans l’article 194 : « L’époux doit pourvoir à l’entretien de son épouse dès la consommation du mariage. Le même droit à pension alimentaire est reconnu à l’épouse qui a convié son mari à consommer le mariage, après la conclusion de l’acte ».

52 Cf. Cass. civ. n° 1210 du 23 fév. 1962, B.C.C 1962, p. 15 : « Si la femme ne se conforme pas à ses obligations envers son époux, elle ne peut l’obliger à l’entretenir conformément au principe selon lequel dans les contrats bilatéraux, l’une des parties peut refuser d’accomplir son obligation jusqu’à l’accomplissement de l’obligation corrélative de l’autre partie » (c’est notre propre traduction de l’arabe). Cette jurisprudence est aujourd’hui dépassée. V. en ce sens, Cass. civ. n° 2796 du 21 déc. 2000, RJL 2002, 1, p. 211.

53 L’article 247 COC dispose : « Dans les contrats bilatéraux, l’une des parties peut refuser d’accomplir son obligation jusqu’à l’accomplissement de l’obligation corrélative de l’autre partie… ».

54 Cf. en ce sens K. MEZIOU, Pérennité…art. préc., p. 258. 55 Souvent la jurisprudence tunisienne interprète les textes de manière traditionaliste. V. en ce

sens, E. de LA GRANGE, « Le législateur tunisien et ses interprètes », RTD 1968, p. 11 et s. Cf. aussi, notre article « Elites et Code du statut personnel en Tunisie » , in Elites, gouvernance et gestion du changement, actes du Colloque organisé par le Gret, la fondation Hanns Seidl et l’UFR des sciences administratives de la Faculté de droit de Rabat en fév. 2002, Paris, éd. L’Harmattan, Gret, 2002, pp. 299-332, spéc. p. 323 et s. V. aussi, M. BOUGUERRA, « Le juge tunisien et le Droit du statut personnel », AJT, n°14, 2000, p. 7 et s.

La jurisprudence tunisienne a aussi innové et interprété les textes de manière moderniste, surtout ces dernières années. V. en ce sens : M. GHAZOUANI, « Quelques impressions sur la jurisprudence en matière de statut personnel », RJL, n°6, juin 2006, n° spécial à l’occasion du cinquantenaire du CSP, p. 91 et s ( en arabe).

56 K. MEZIOU, art. préc., JCD comparé, fasc. N° 1, n° 76, p. 13.

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hommes et des femmes, dans la majorité des cas à une contribution égale ou en tous cas comparable. Au lieu d’adopter une telle interprétation possible, la jurisprudence tunisienne avait au contraire vidé le texte de son utilité en revenant à la tradition la plus pure et en considérant que la participation de l’épouse aux charges de la famille n’est que secondaire et facultative: elle dépend du seul bon vouloir de l’épouse même lorsqu’elle a des biens57… Avec cette jurisprudence se pérennisait le modèle de la famille patriarcale, hiérarchisée, dans laquelle le mari, chef de famille, disposait de privilèges corollairement à son obligation d’entretenir la famille. Ainsi, on assistait à une constance de l’inégalité de la femme, même si en apparence, elle était avantagée par cette inégalité, du fait qu’elle n’était pas obligée de participer aux charges du mariage58.

La situation va changer de manière radicale avec la modification du Code du statut personnel par la loi n°93-74 du 12 juillet 1993 : une évolution certaine vers la notion de famille associative59 se dégage de l’article 23 nouveau in fine : « La femme doit contribuer aux charges de la famille si elle a des biens. ». Ainsi, il devient clair que la contribution de l’épouse n’est plus facultative ; au contraire, celle-ci devient un devoir… un devoir envers la famille. En suivant la règle de l’interprétation selon laquelle « lorsque la loi s’exprime en termes généraux, il faut l’entendre dans le même sens » (art. 533 COC) on ne peut distinguer selon les destinataires de l’obligation de participation de l’épouse du moment qu’ils appartiennent à la même famille, y compris le mari, puisque « la famille se construit d’abord et avant tout sur le couple, sur la copula »60.

Disposer que l’épouse est amenée à contribuer aux charges de la famille de manière obligatoire si elle a des biens, de toute la famille y compris le mari, c’est asseoir des relations basées sur l’entraide réciproque et la solidarité, non sur la hiérarchie : c’est en ce sens que l’article 23 nouveau dispose désormais dans le § 3ème : « Ils (les deux époux) coopèrent pour la conduite des affaires de la famille, la bonne éducation des enfants, ainsi que la gestion des affaires de ces derniers y compris l’enseignement, les voyages et les transactions financières. » Une telle disposition révèle à qui en doute un changement radical de la position de la femme dans le couple : elle devient un « pilier » de la famille, ayant vocation à être égale à son époux en droits et en devoirs. La doctrine tunisienne ne s’y est d’ailleurs pas trompée

57 Cf. en ce sens, par exemple, Cass. civ., n° 6254 du 16 juil. 1968, RJL n° 6 et 7 en 1969, p. 21 ; Cass. civ., n° 5116 du 9 juin 1981, B.C.C. 1981, 2ème vol., p. 141.

58 S. BOURAOUI, La constante… art. préc., p. 425. 59 Cf. J. GUIGA, « Le CSP, et la voie de l’enracinement et de la consolidation » Contribution

in Colloque sur le CSP : de la naissance nationale à l’essor international , Tunis 19 juil. 2006, coll. « Études parlementaires » n° 9, p.81 et s, spéc. p. 92.(en arabe).

60 S. BOURAOUI, « Droit de la famille et relations familiales à la lumière des dernières réformes juridiques », RTD, 1993, spéc. p. 120.

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en affirmant que « dire que la femme participe aux charges du ménage, c’est ouvrir une brèche dans la suprématie du mari »61. On ne peut en effet consacrer une égalité en devoirs avec une inégalité en droits.

D’ailleurs, la modification de l’article 23 CSP en 1993 n’a pas visé uniquement le caractère obligatoire de la contribution de l’épouse : on a assisté logiquement en même temps à une affirmation de la position de l’épouse dans le couple même dans les rapports personnels. C’est ainsi que corrélativement à l’affirmation du devoir de la femme de contribuer aux charges de la famille, on a assisté à la disparition dans le texte nouveau de l’article 23 du « devoir d’obéissance », devoir considéré pourtant par les jurisconsultes musulmans comme le devoir premier de l’épouse, laquelle « ne doit quitter la maison de son mari qu’avec son accord, et ne doit ni se refuser à lui quand elle est pure, ni le trahir dans ses finances ; elle doit se joindre à lui dans la prière, recevoir généreusement ses parents et proches, ne doit pas lui répondre agressivement ; elle doit lui apporter son concours autant que faire se peut »62. Ce devoir d’obéissance s’accompagnait en droit musulman, exceptionnellement et sous des conditions rigoureuses, du droit pour l’époux de corriger sa femme désobéissante… 63.

Cette participation obligatoire de l’épouse aux charges de la famille s’est accompagnée aussi par une affirmation de son rôle en tant que mère et une amplification de ses prérogatives sur ses enfants, à travers notamment l’élargissement de la notion de garde ou de hadhana et le transfert dans certains cas à son profit et au détriment du père de la tutelle ou de la Wilaya64.

L’affirmation de la position de la femme dans la famille corrélativement à l’instauration du devoir de contribuer aux charges du mariage par la bilatéralisation des obligations des époux a dépassé le seul Code du statut personnel pour toucher même le Code pénal. C’est ainsi qu’en 1993 le devoir de fidélité a été parfaitement bilatéralisé : jusqu’en 1968, seule l’épouse adultère était sanctionnée pénalement ; ce n’est qu’avec la modification de l’article 236 du Code pénal par la loi n° 68-1 du 8 mars

61 Ibid, p. 130 62 W. SOULEIMAN AL OUJI, La femme musulmane, Beyrouth, Damas, Dar Al Qalam, 1975,

p. 141, (en arabe). Cité et traduit par F. BELKNANI, « Le mari, chef de famille », RTD, 2000, p. 49 et s., spéc. p. 55.

63 Cf. supra la citation de la Sourate des femmes. La doctrine moderniste lit ce texte coranique de manière évolutive pour affirmer que cette possibilité était permise dans les circonstances sociales de l’époque de la révélation et qu’aujourd’hui une telle correction de l’épouse n’est plus permise. V. dans ce sens M. TALBI, « Faut-il corriger les femmes en les frappant ?, Lecture historique de la sourate I, versets 34 et 35 », in Revue du Maghreb arabe, n° 182 et 183, Tunis 1989 (en arabe).

64 V. pour plus de détails, F. BELKNANI, Le mari…, art. préc., p. 69 et s. M. BEN JAAFAR, « La protection de la mère en Tunisie en droit et en jurisprudence », RJL, n° 8, en 1995, p. 25 (en arabe). A. DENGUIZ, « La tutelle de la mère sur le mineur », RJL, n°8, en 1995, p. 47 (en arabe).

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1968 que l’homme devient aussi passible de sanctions pénales (cinq ans d’emprisonnement et amende). L’inégalité demeurait quand même puisque l’article 207 du Code pénal prévoyait avant son abrogation par la loi n°93-72 du 12 juillet 1993 une circonstance atténuante (5 ans d’emprisonnement seulement) pour le seul époux coupable d’homicide sur la personne de son épouse et de son complice surpris en flagrant délit d’adultère, alors que l’homicide commis dans les mêmes circonstances par l’épouse était puni d’un emprisonnement à vie, sans atténuation aucune…

Ainsi on peut estimer qu’un pas géant vers l’égalité des époux a été franchi par la réforme en 1993 de l’article 23 : la position de la femme s’est consolidée au sein de la famille, cela ne pouvait que passer par une amplification de ses devoirs en particulier relativement aux charges de la famille. La doctrine tunisienne a d’ailleurs insisté sur le fait que le devoir de participer aux charges de la famille était pour l’épouse le « prix » à payer afin « d’acquérir » une place égale à celle de son époux dans la famille…65.

Il est vrai quand même, que cette égalité cohérente avec la logique associative dans le couple n’était pas complète dans le Code même après la modification de 1993 : c’est qu’il appert d’une lecture littérale du texte que l’obligation principale d’entretien pèse sur le mari, ce dernier devant « subvenir aux besoins de l’épouse et des enfants dans la mesure de ses moyens et selon leur état dans le cadre de l’obligation alimentaire », alors que son épouse « doit contribuer aux charges de la famille si elle a des biens » (art. 23 § 3 et 4). Aussi, si on s’arrête au sens littéral du texte l’épouse ne ferait que contribuer aux charges, et encore faut-il qu’elle ait des biens ! On comprend dès lors que l’interprétation la plus probable du texte est celle qui ne met pas l’obligation alimentaire pesant sur l’époux et la contribution obligatoire de l’épouse sur un pied d’égalité66. Si on s’arrête aux mots, le texte est loin d’être égalitaire, puisque le caractère obligatoire de la contribution de l’épouse est conditionné par le fait qu’elle ait des biens. Aussi, il est indéniable que le texte garde la notion de chef de famille, et c’est en tant que tel que l’article 23 lui fait peser l’obligation d’entretenir

65 F. BELKNANI, Le mari…, art. préc., p. 69. L’affirmation de la position de la femme dans

le couple est claire avec la modification du 12 juil. 1993. Même avant le mariage (entre fiancés), l’ancien art. 2 prévoyait en cas de rupture des fiançailles la seule restitution des cadeaux par le fiancé (sous conditions), la loi du 12 juil. 1993, prenant acte du changement de la situation matérielle des femmes qui ont investi le champ du travail, prévoit une égalité totale des deux fiancés quant à la restitution des cadeaux. Désormais, cet article dispose : « Chacun des deux fiancés a droit à la restitution des présents offerts à l’autre sauf rupture de promesse ou stipulation contraire ». V. sur cette question, S. BOURAOUI, Droit…art. préc., p. 124.

66 C’est l’interprétation la plus probable, car normalement c’est le sens littéral qui doit l’emporter en application de l’article 532 du COC : « en appliquant la loi, on ne doit lui donner d’autre sens que celui qui résulte de ses expressions, d’après leur ordre grammatical, leur signification usuelle et l’intention du législateur ».

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son épouse et ses enfants. Une partie de la doctrine estime que le devoir d’obéissance risque de renaître après sa disparition formelle du fait que l’article 23 dispose que « les deux époux doivent remplir leurs devoirs conjugaux conformément aux usages et à la coutume » or « les us et coutumes font (du mari) le chef unique »67.

Cette thèse de la constance de l’inégalité dans le CSP en matière de participation aux charges de la famille même après la réforme de 1993 pourrait s’appuyer sur un argument de droit pénal : la réforme de 1993 n’imposerait à la femme, d’après une partie de la doctrine, qu’une participation « qui reste secondaire car ne peut donner lieu à la mise en œuvre de la répression pénale que l’article 53 bis CSP réserve à l’époux contrevenant à son obligation alimentaire principale »68.

C’est sur ce point que le législateur tunisien a été le moins audacieux, même après les réformes. Le droit marocain nouveau s’avère sur ce point beaucoup plus équilibré et bien plus cohérent. Comme en droit tunisien, le nouveau Code marocain introduit une logique associative dans les relations du couple en disposant dans l’article 51 de droits et de devoirs réciproques des époux et en particulier en insistant dans l’alinéa 3ème sur « la prise en charge, par l’épouse conjointement avec l’époux de la responsabilité de la gestion des affaires du foyer et de la protection des enfants ». Ce qui rend les relations au sein du couple plus équilibrées en droit marocain, c’est que corrélativement à cette logique d’association, il y a eu suppression outre du devoir d’obéissance de l’épouse de la notion archaïque, hiérarchique et inégalitaire de chef de famille. En le faisant, « le législateur marocain écarte une notion clé du droit musulman et un symbole de la famille musulmane… le mari n’est plus prééminent »69. Une telle position du législateur est certainement en avance par rapport à celle du législateur tunisien sur le plan des principes et de la symbolique, puisque la notion de chef de famille est formellement supprimée au Maroc alors qu’en Tunisie elle demeure

67 S. BOURAOUI, Droit…art. préc., p. 131. 68 Cf. F. BELKNANI, Le mari...art. préc., p. 68. L’art. 53 bis al. 1 du CSP dispose :

« Quiconque condamné à payer la pension alimentaire ou à verser la rente de divorce, sera volontairement demeuré un mois sans s’acquitter de ce qui a été prononcé à son encontre, est puni d’un emprisonnement de trois mois à un an et d’une amende de cent (100d.) à mille dinars(1000d.) ».

Ce qui va dans le sens de l’interprétation proposée de M. BELKNANI, c’est que les paragraphes 3 et 4 de l’art. 53 bis ajoutés par la loi de 1993 et qui prévoient une intervention d’un fonds de garantie de la pension alimentaire et de la rente de divorce n’envisagent cette intervention que pour faire face « aux jugements définitifs rendus au profit des femmes divorcées et des enfants issus de leur union avec le débiteur, mais demeurés non exécutés du fait de l’atermoiement de ce dernier ». Ainsi, dans cette intervention le schéma semble classique, l’homme est toujours débiteur et la femme est toujours créancière.

69 K. MEZIOU, Du bon usage du Droit comparé, art. préc.

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consacrée par les textes70. Il n’empêche que le résultat auquel aboutit le droit marocain sur ce point est quasiment le même auquel mène le Droit tunisien, puisque la participation de l’épouse à la gestion des affaires de la famille n’empêche que conformément à la tradition, et même dans ce système, l’obligation principale d’entretien pèse sur le mari d’après l’article 194 de la nouvelle Moudawwana : « l’époux doit pourvoir à l’entretien de son épouse dès la consommation du mariage. Le même droit à pension alimentaire est reconnu à l’épouse qui a convié son mari à consommer le mariage, après la conclusion de l’acte. » Cette dernière disposition, ainsi que d’autres prévues par le nouveau Code marocain71 laissent ce Droit, même si formellement la notion de chef de famille est supprimée, dans le droit fil de la tradition du droit musulman, ce qui justifie l’affirmation par les commentateurs de ce Code que « pour ce qui se rapporte aux obligations alimentaires…le nouveau Code n’innove que par petites touches. Ici et là des modifications sont introduites. Elles n’affectent toutefois pas les principes déjà en vigueur sous le régime de l’ancienne loi. Ceux-ci dans les grandes lignes, continueront par conséquent à régir les relations patrimoniales au sein de la famille »72.

Le souffle évolutif en Algérie n’est pas plus clair. En effet, l’importance de la modification en 2005 de l’article 36, 3° et 4° est indéniable. Cet article a instauré entre les époux « des obligations réciproques fondées sur l’égalité entre eux dans la co-direction matérielle et morale de la famille »73. Désormais, en Algérie, les charges de la famille pèsent sur les deux époux, puisque la contribution de la femme devient obligatoire du moment qu’elle a une fortune personnelle ou un emploi, selon ses facultés financières74. Le législateur algérien a insisté sur la co-direction et la co-gestion des affaires familiales, cela explique qu’au moins sur le plan formel, il n’a pas pérennisé la notion de chef de famille et n’a pas gardé le devoir d’obéissance de l’épouse75. On pouvait déduire de l’abrogation de l’article 37 en ce qui concerne l’obligation d’entretien qui pèse sur le mari que les contributions des deux époux sont devenues pleinement égalitaires. On pouvait se conforter dans ce point de vue par la suppression formelle de la notion de chef de famille et du devoir d’obéissance. Il n’empêche que les commentateurs ne sont pas de cet avis. C’est ainsi qu’un auteur affirme que

70 Supra. 71 Par ex., l’épouse d’après l’art. 102 peut solliciter en justice le divorce en cas de défaut

d’entretien. 72 M-C. FOBLETS et J-Y. CARLIER, op. cit., p. 100. 73 K. SAÏDI, art. préc., p. 133 74 Ibid. 75 Puisque l’art. 39 du Code de la famille de 1984 qui disposait dans son al. 1er que « l’épouse

est tenue de : 1°) obéir à son mari et de lui accorder des égards en sa qualité de chef de famille » a été abrogé par l’ordonnance de 2005 en vertu de l’article 18 de cette dernière.

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« l’absence de disposition particulière sur le travail de l’épouse montre que le mari ne peut pas l’obliger à chercher un emploi. Il est logique de considérer qu’elle apporte sa contribution par le travail domestique qu’elle accomplit dans l’intérêt de la famille. Dans ces conditions, le mari reste tenu de l’obligation d’entretenir l’épouse et les enfants »76. Ce genre d’ambiguïtés qui pérennisent en droit algérien de la famille introduit du scepticisme quant à la portée véritable de la réforme algérienne de la famille que certains commentateurs n’ont pas hésité à qualifier comme un simple « toilettage » qui « reste partiel » : « au nom du respect de l’identité culturelle, on a réussi à bloquer l’évolution du droit de la famille et marqué même sa régression par rapport aux textes antérieurs »77.

Ainsi, que ce soit en Tunisie, en Algérie ou au Maroc, les traditions demeurent très influentes relativement aux rapports pécuniaires des époux.

En Tunisie, la lecture littérale des textes, lecture dominante de ces textes et en dépit des modifications substantielles en 1993 du Code, conduisent à reléguer l’obligation de l’épouse de participer aux charges du mariage à une place secondaire, voire même subsidiaire… Même si cette lecture semble la plus probable, et explique qu’on ait estimé que la modification de 1993 ne constitue qu’une évolution incomplète vers l’égalité des époux, d’autres perspectives d’interprétations du texte ne nous semblent point inenvisageables. La jurisprudence pourrait, certes avec beaucoup de bonne volonté, ne pas s’arrêter au sens littéral du texte, mais interpréter le CSP en suivant son esprit évolutif et l’intention du législateur qui se lit entre les lignes : la méthode du législateur tunisien en matière de statut personnel, n’a-t-elle pas toujours consisté à ménager les susceptibilités quitte à susciter une œuvre créatrice de la jurisprudence ?!78. Aussi, le terme contribution de l’épouse aux charges de la famille pourrait renvoyer, si on adopte une interprétation large du texte, non à une participation secondaire de l’épouse, mais à une conception participative et associative de la famille, où chaque conjoint participe selon ses ressources aux charges familiales, en privilégiant non une égalité arithmétique dans la participation des époux, mais plutôt une solidarité entre eux, laquelle devient un des principes universels du Droit de la famille, une sorte de jus commune familial79.

76 K. SAÏDI, art. préc., p. 133. 77 K. SAÏDI, ibid, spéc. p. 151. 78 E. de LA GRANGE, art. préc. C’est vrai que l’espoir du législateur usant des silences et des

ambiguïtés et attendant que le juge parachève la réforme a souvent été déçu, les juges optant dans la majorité des cas vers une interprétation traditionnelle des textes. Cf. en ce sens, K. MEZIOU, Pérennité… art. préc., pp. 251-252.

79 H. FULCHIRON, « La famille face à la mondialisation », art. préc., spéc. p. 487 : « L’exigence de solidarité apparaît à travers les différentes obligations alimentaires et notamment la Convention de La Haye concernant la reconnaissance et l’exécution des décisions relatives aux obligations alimentaires du 2 octobre 1973 ».

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La lettre du texte, même si elle ne favorise pas une telle interprétation, ne nous semble pas s’y opposer de manière dirimante : le fait que le texte conditionne la participation de la femme par l’exigence qu’elle ait des biens n’est plus aujourd’hui avec l’évolution de la société tunisienne qu’une simple redondance d’une société révolue, la femme travaille aujourd’hui tout comme l’homme. Aussi, l’hypothèse où elle n’aurait pas de biens n’est pas plus probable que celle qui se poserait pour l’homme. D’ailleurs, cette condition, ne correspond-elle pas pour le mari, au moins partiellement, à la disposition prévue dans l’article 39 du code qui prévoit que « le mari indigent ne doit pas d’aliments » ?!80 En outre, estimer à partir du terme « contribution » de l’épouse que sa participation n’est que secondaire ne trouve aucun appui scripturaire sérieux, puisque « le texte n’indique aucunement le régime de cette contribution »81, ni son quantum, ce qui autorise l’interprétation selon laquelle l’obligation d’entretien ou encore la contribution des époux se fait selon leurs possibilités respectives, ce qui réalise sinon une égalité entre les époux, du moins une répartition équitable entre eux des charges du mariage82

Quant à la constance de la notion de chef de famille, qui impliquerait que l’obligation d’entretien pèse toujours de manière principale sur le mari ; l’argument semble de prime abord impressionnant, le texte lui-même disposant que « le mari en tant que chef de famille, doit subvenir aux besoins de l’épouse et des enfants… ». A y voir de près, l’argument ne semble cependant pas absolument contraignant : la doctrine s’accorde aujourd’hui sur le fait que la notion de chef de famille perd considérablement de son importance83, cette notion est envisagée simplement lorsque le législateur évoque l’obligation d’entretien, sans que ce dernier en en tire des conséquences importantes sur le plan juridique. C’est ainsi que le devoir d’obéissance est supprimé : « la connotation

80 Partiellement, car on trouve en doctrine une distinction entre l’époux et l’épouse : cette

dernière si elle n’a pas de biens, n’est pas obligée de travailler pour subvenir aux besoins de la famille, en revanche, le mari ne peut être considéré comme indigent que s’il n’a pas de biens et qu’il ne peut travailler pour en gagner. V. cette interprétation in A. DAOUDI, Les relations entre époux, dialectique de la tradition et du renouveau en Droit tunisien et comparé, CPU 2007, p. 484-485 ( en arabe).

81 K. MEZIOU, art. préc., JCD comparé, fasc. n° 1, n° 76, p. 13. 82 L’absence de précision dans le texte laisse la question de l’interprétation au juge, qui peut

dans une optique moderniste de la famille imposer une égalité des époux relativement aux charges de la famille. Cette interprétation est envisagée comme possible en l’état actuel des textes par : M-H. CHERIF, L’Ordre public familial, La formation, CPU 2006, p. 304 et s. (en arabe).

83 K. MEZIOU, Approche critique…, art. préc., p. 824 . F. BELKNANI, Le mari… art. préc.; H. HAFSA JERIDI, Le chef de famille, DEA, FSJPS, 1993-1994 (en arabe). M-H. CHERIF, L’Ordre public familial, La formation ; CPU 2006, p.158 et s. (en arabe).

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paternaliste n’existe plus »84. Sans devoir d’obéissance, le mari se révèle n’être qu’ « un chef amoindri »85.

On ne peut, non plus, sur la base de la référence par le texte à l’obligation pour les époux de remplir leurs devoirs conjugaux conformément aux us et coutumes estimer que le devoir d’obéissance subsiste86. Des études sociologiques, et des statistiques87, révèlent que la société tunisienne a bel et bien changé et évolué suite à l’instruction des filles et suite au franchissement par les femmes du monde du travail : on a le sentiment encore une fois, qu’en gardant la notion de chef de famille, tout en la vidant de son contenu le législateur tente de faire les réformes nécessaires, tout en les habillant d’habits anciens, tirés de la tradition, afin de ne pas choquer la population88.

Quant à l’argument qui pourrait être tiré de l’article 53 bis, lequel serait réservé à l’époux contrevenant exclusivement, ce qui justifierait que son obligation alimentaire soit l’obligation principale89, il nous semble de l’examen de cet article que rien n’indique que cette sanction s’adresse exclusivement à l’homme : le texte commence par le terme : « quiconque, condamné à payer la pension alimentaire… ». Avant 1993, la participation de l’épouse étant considérée comme facultative, elle ne pouvait être condamnée à payer la pension alimentaire. En revanche, après 1993, et alors que la faculté s’est muée en devoir, rien ne devrait empêcher qu’elle soit condamnée à payer à sa famille une pension alimentaire… Aussi, si on accepte que le texte s’adresse aussi bien à l’époux qu’à l’épouse, il n’est plus possible d’en tirer argument en faveur de l’inégalité des époux.

Sur la base de ces arguments, on appelle à une lecture évolutive du CSP, texte qui évolue vers l’affirmation que les époux deviennent des partenaires égaux devant participer à l’entretien de la famille. Seulement avec cette évolution de 1993, et même si on tenait à la lecture littérale du texte, il fallait réformer non de manière ponctuelle certaines dispositions et en particulier l’article 23, mais de nombreuses autres dispositions du Code, qui devient malheureusement avec cette réforme insuffisante fortement incohérent.

84 K. MEZIOU, ibid, p. 824. 85 F. BELKNANI, Le mari … art. préc., p. 54 et s. 86 Supra. 87 Citées par F. BELKNANI, Le mari… art. préc., p. 60. 88 Cf. ibid, p. 91. L’auteur estime que le législateur se cache derrière un habit d’Arlequin. 89 Argument exposé supra.

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B. - Une évolution au prix d’incohérences

La codification est à la fois un art et une science qui doivent répondre à des exigences précises : « Un Code véritable est une systématisation réussie ne laissant place à aucune controverse, et où toutes les règles, des plus importantes aux plus banales, procèdent de principes immuables et cohérents »90.

L’idée de cohérence est fondamentale pour la codification : les articles d’un Code paraissent comme les notes d’une musique qui doivent s’articuler et s’harmoniser sinon l’ensemble risque d’être désarticulé par les dissonances. Cette affirmation paraît être particulièrement vraie en matière de Droit de la famille, droit qui doit être le plus clair possible afin que les membres de la famille sachent avec certitude leurs droits et leurs obligations et afin que l’ambiguïté ne soit pas cause d’imprévisibilité, ni source de conflits familiaux.

Le Code en 1956 était parfaitement cohérent : la logique qui sous-tendait l’ensemble des règles régissant les rapports familiaux patrimoniaux était une logique hiérarchique et d’autorité qui reprenait le modèle de la famille patriarcale du Droit musulman91 : c’est sur le mari que pesait en tant que chef de famille l’obligation d’entretien de l’épouse et de la famille, la participation de la femme, prévue par l’ancien article 23, n’était que facultative et secondaire92.

Or du moment qu’on touche à une « note » de cette « symphonie » juridique, l’ensemble doit être revu et harmonisé, surtout si la modification est radicale comme cela a été le cas dans la réforme de 1993 du Code du statut personnel : avec l’affirmation d’un devoir de l’épouse de participer aux charges de la famille dans le nouvel article 23, la conception de la famille évolue, et toutes les règles découlant de la logique d’autorité et de hiérarchie doivent être revues afin d’harmoniser l’ensemble.

Le fait que le livre quatre relatif à l’obligation alimentaire n’a été que peu touché en 1993 (art. 37 à 53 bis)93, est de nature à rendre tout le texte « impraticable »94. Nombreuses sont les dispositions qui ne s’expliquent que

90 M. ZINE, « Centenaire de la codification en Tunisie, Le Code des obligations et des

contrats », in La Codification, sous la direction de B. BEIGNIER, éd. Dalloz-1996, p.187 et s., spéc., p.188.

91 M. CHARFI, « Le Droit tunisien de la famille entre l’Islam et la modernité », RTD 1973, p. 11.

92 Cela est cohérent avec l’idée de l’inégalité successorale entre hommes et femmes se trouvant au même degré de successibilité, puisque l’homme a dans la famille, plus de responsabilités que la femme.

93 Sur 19 articles, seuls 4 articles ont été modifiés : les articles 43,44,46 et 53 bis. 94 Cf. en ce sens, K. MEZIOU, approche critique…, art. préc., p. 824.

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par le fait que la participation de l’épouse n’était que facultative95. Sans reprendre tous les textes, il suffit d’illustrer nos propos par deux exemples96.

L’article 41 du Code fournit la première illustration du caractère inconciliable entre le devoir de l’épouse de participer aux charges de la famille et les dispositions du Livre consacré à l’obligation alimentaire. Ce texte dispose : « Si la femme assure sa subsistance de ses propres deniers en attendant de se pourvoir contre le mari absent, elle peut exercer un recours contre lui. » On comprenait avant 1993 que l’épouse qui a des deniers, se fasse rembourser lorsqu’elle assure sa subsistance de ses propres ressources : c’est que sa participation aux frais de la famille, y compris les siens, n’était que facultative. En revanche, et alors qu’elle a des biens, lui permettre de demander de se faire rembourser des frais qu’elle a dépensé pour sa propre subsistance, alors que son mari était absent, paraît tout à fait choquant et totalement contraire au devoir qu’elle a de participer aux charges de la famille.

L’article 53 fournit une seconde illustration du caractère inconciliable entre le devoir de l’épouse de participer aux charges de la famille et les dispositions du Livre consacré à l’obligation alimentaire. Cet article dispose : « Si les créanciers d’aliments sont plusieurs et que celui qui les doit ne peut les leur servir à tous, l’épouse est appelée avant les enfants et ces derniers avant les ascendants ». Cette disposition est choquante, car elle présente l’épouse comme systématiquement créancière d’aliments : or logiquement, en application de l’article 23, si elle a des biens, elle a un devoir de participer aux frais du mariage, devoir qui semble antinomique avec sa qualité comme créancière ; sauf à estimer qu’elle est à la fois créancière à l’égard de son mari et débitrice face à la famille qui est composée avant tout par son mari et ses enfants. Devrait-on opérer alors une compensation entre ces deux qualités, et comment ?! Mais alors, comment comprendre qu’elle puisse passer avant les enfants? Une telle priorité donnée à l’épouse contredit non seulement l’article 23 du CSP, mais aussi, les engagements internationaux de la Tunisie. En effet, dans la Convention des Nations-unies de 1989 sur les droits de l’enfant, ratifiée par la Tunisie97

95 La même remarque semble en fait valable pour les nouveaux droits marocain et algérien,

qui ont peut être sous l’influence du droit tunisien adopté (droit marocain) ou gardé (droit algérien) des règles sur l’obligation alimentaire, inspirées du droit musulman classique, qui supposent que seul le mari est obligé d’entretenir sa famille, y compris son épouse. V. dans le nouveau Code marocain, le Titre III du Livre III intitulé « De la pension alimentaire », et en particulier le chapitre II : « De l’entretien de l’épouse » (art. 194 à 196). V. en Droit algérien, le Titre III du Livre I intitulé : « De la pension alimentaire », lequel n’a pas été modifié en 2005 et qui reprend les règles classiques du Droit musulman.

96Pour plus d’exemples, cf. K. MEZIOU, Approche critique …, art. prec. 97Ratifiée par la loi n°91-92 du 29 nov. 1991. V. Décret n° 91-1865 du 10 déc. 1991, portant

publication de cette Convention (JORT n° 84 du 18 déc. 1991, p.1946).

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on trouve comme principe fondamental, le principe du respect nécessaire de l’intérêt supérieur de l’enfant, formulé en particulier par l’article 3-1° : « Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale »98.

Ces exemples illustrent l’incohérence entre les dispositions du Code en matière d’obligation alimentaire, ce qui explique l’appel de la doctrine pour une mise en ordre du texte, pour une refonte du Code afin de lui redonner son harmonie, mais dans la logique de la famille égalitaire et associative99.

Une telle intervention du législateur semble plus que nécessaire. Néanmoins « l’artillerie » du législateur est lourde : d’ici là le texte s’applique, et il est très important pour la sécurité des familles et la lisibilité du texte que le juge intervienne et interprète les textes de manière qui leur donne un sens logique. Il faut toujours présumer une cohérence du législateur. Le principe premier que le juge doit mettre en œuvre consiste dans le principe exprimé dans l’article 542 COC qui dispose : « les lois ne sont abrogées que par des lois postérieures, lorsque celles-ci l’expriment formellement ou lorsque la nouvelle loi est incompatible avec la loi antérieure ou qu’elle règle toute la matière réglée par cette dernière. » Manifestement, la modification de l’article 23 in fine, qui rend obligatoire la contribution de l’épouse aux charges de la famille est incompatible avec certaines dispositions anciennes régissant la nefaqa. Doit-on les considérer comme implicitement abrogées ? La réponse à cette question est bien difficile et mérite beaucoup de prudence : le juge devra au gré des espèces vérifier qu’il existe vraiment incompatibilité entre l’article 23 nouveau et les dispositions du Livre IV relatives à l’obligation alimentaire et ainsi considérer que ces textes, ou du moins certains de ces textes, sont abrogés. Quant à nous, considérer que par la loi de 1993, l’article 41 ou l’article 53100 ont été implicitement abrogés ne nous choque pas : au contraire, c’est la subsistance de règles totalement incompatibles qui choque surtout dans un Code fondateur du système juridique tunisien101 et dans une matière aussi sensible que les relations pécuniaires entre époux, relations où l’égalité entre époux est fondamentale.

L’incohérence du Code consécutive à l’instauration en 1993 d’un devoir pour l’épouse de participation aux charges de la famille dépasse le livre quatre relatif à l’obligation alimentaire et touche tout le livre neuf

98 V. dans un sens comparable l’art. 5 du Code de protection de l’enfant promulgué par la loi n°95-92 du 9 nov. 1995.

99 K. MEZIOU, Approche critique…art. préc., spéc. p. 825 et s. 100 Supra. 101 Supra.

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relatif aux successions (art. 85 à 152 du CSP). En effet, alors que le Code du statut personnel révèle dans son ensemble un élan réformateur, selon certains révolutionnaire dans un pays musulman, la réglementation des successions a été classique et orthodoxe : il s’agit essentiellement d’une reprise des règles du Droit musulman selon le rite malékite. La précision scripturaire du Coran en la matière imprègne une certaine sacralité sur ces règles, qui conduit à une conception de celles-ci comme « intangibles qui ne peuvent connaître des modifications et auxquelles il convient de se plier… Pour tous, la question successorale relève du dogme »102.

Cette tendance vers l’intangibilité de telles règles se ressent dans la codification des successions dans le Code du statut personnel103, comme dans les codifications marocaine104 et algérienne105 dans l’essentiel des dispositions106.

102 K. MEZIOU, « Approche iconoclaste du Droit des successions », in Mélanges offerts au

Professeur Sassi Ben Halima, Mouvements du Droit contemporain, CPU, 2005, p. 907 et s., spéc. pp. 908-909. Cf. dans le courant qui appelle à une interprétation évolutive des règles du Coran, qui prône une méthode progressive (« lecture dynamique ») dans l’interprétation du texte qui permet si nécessaire de dépasser sa lettre, pour découvrir son esprit et suivre l’évolution qu’il trace vers l’égalité, même en matière successorale : T. EL HADDAD, Notre femme, la législation islamique et la société, traduction française, MTE 1978. Pour une analyse et explication de cette méthode, v. M. TALBI, Plaidoyer pour un Islam moderne, coll. « Enjeux », Cérès éd., 1998, spéc. p. 61 et s.

103 Cf. l’ouvrage de A. MEZGHANI et K. MEZIOU-DORAÏ, L’égalité entre hommes et femmes en Droit successoral, Tunis, Sud éditions, 2006.

104 Dans la nouvelle loi marocaine de 2004, et à l’exception des règles relatives au legs obligatoire (art. 369), le législateur n’a pas touché aux règles se rapportant aux testaments et aux successions. Cf. M-C. FOBLETS et J-Y. CARLIER, op. cit., p. 113. qui écrivent : « Les règles qui limitent la part successorale des filles sont reconduites sans amendement (notamment art. 342 nouveau). Cela vaut également pour le principe qui exclut les non-musulmans de la succession du de cujus musulman… le codificateur marocain… a… maintenu dans sa quasi-intégralité le privilège des agnats… en matière successorale ».

105 L’ordonnance algérienne du 27 fév. 2005 n’a pas, selon les propos du Président de la Commission de réformes, touché aux règles relevant directement de la Chariâ… Déclaration au quotidien d’Oran, 11 juil. 2004, cité par K. SAÏDI, art. préc., p. 121. D’ailleurs, les dispositions du Livre III consacré aux successions (art. 126 à 220) du Code de la famille de 1984 n’ont pas été modifiées par l’ordonnance de 2005.

106 K. MEZIOU, « Etude comparative du Droit de la famille dans les pays du Maghreb », (article à paraître) affirme : « Les législations des trois pays ont été tout comme les autres législateurs arabo-musulmans, fidèles au Droit musulman pour les successions… Aussi, retrouve-t-on dans les législations des trois pays les mêmes concepts, les mêmes distinctions, les mêmes mécanismes, les mêmes modes d’exposition et les mêmes principes. ». Dans certaines de ses dispositions le Code tunisien modifié en 1959 a quand même introduit certaines innovations, par rapport au droit musulman classique, notamment :

- Le legs obligatoire au profit des petits enfants d’un fils ou d’une fille prédécédée. En l’absence de technique de représentation successorale en droit musulman, le legs obligatoire permet d’éviter que les petits enfants ne soient totalement exclus, par le jeu des règles de l’éviction de la succession de leurs grands-parents. Alors que les descendants d’un fils ou d’une fille prédécédé(e) n’héritent normalement pas en présence d’un oncle ou d’une tante, le legs obligatoire permet, sous conditions et dans les limites du tiers de la succession, à ces derniers de recueillir la part qu’aurait

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Or, avec la logique associative introduite dans les relations pécuniaires du couple en 1993, et l’affirmation corrélative de la place de la femme, la coexistence au sein d’un même Code de ces deux corps de dispositions devient difficile tellement la logique qui sous tend ces deux corpus juridiques est différente : alors que les règles régissant les relations patrimoniales au sein du couple révèlent une logique associative, même si elle est encore inachevée, et une conception de la famille essentiellement nucléaire et conjugale, le droit successoral perpétue « la prédominance de la lignée agnatique et les structures tribales et patriarcales »107. La famille telle qu’elle se dégage du droit successoral est essentiellement108 « fondée sur le sang…elle est patrilinéaire et plus particulièrement agnatique, les aceb parents du défunt mâles par les mâles, sont favorisés par rapport aux femmes et aux parents par les femmes »109. Alors que la réforme du droit de la famille en 1993 « respire » l’égalité110, les règles du droit successoral demeurent fortement inégalitaires notamment sur une base sexuelle : c’est ainsi qu’une femme hérite de la moitié de la part qu’hériterait un homme lorsqu’elle se trouve dans un même degré dans l’héritage : fille, petite fille du côté du fils, sœur germaine, sœur consanguine111 ou épouse112, la femme recevra une part amputée de moitié par rapport à l’homme qui se trouve au même degré113.

recueillie leur père ou leur mère s’ils étaient restés vivants. V. pour des dispositions analogues, les art. 369 à 372 du nouveau Code marocain.

- Le Radd est une technique qui permet en l’absence d’un héritier Aceb, et dans le cas où la succession ne serait pas totalement absorbée par les héritiers fardh de répartir entre-eux le reliquat restant au prorata de leurs quotes-parts respectives. Dans l’al. 2 de l’art. 143 bis CSP introduit en 1959, le législateur utilise de manière innovatrice cette technique classique : afin de faire bénéficier la fille ou les filles, la petite-fille de la lignée paternelle à l’infini du retour du surplus, même en présence d’héritiers aceb par eux-mêmes, de la catégorie des frères, des oncles paternels et leurs descendants ainsi que du Trésor.

Sur la base de ces deux modifications, Mme MEZIOU, dans son article approche iconoclaste… art. préc. , plaide pour une remise en cause de l’intangibilité du droit successoral.

107 A. MEZGHANI et K. MEZIOU-DORAÏ, op.cit., pp. 109-110. 108 Puisque le conjoint a sa place. 109 A. MEZGHANI et K. MEZIOU-DORAÏ, op.cit., pp. 109-110. 110 Même si cette égalité n’est pas complète. Cf. supra. 111 Cf. l’art. 119 CSP : « L’agnate par suite de la présence d’autres héritiers est toute femme

qui devient agnate par concours avec un homme : la fille, la petite fille du côté du fils, la sœur germaine et la sœur consanguine. La fille est agnatisée par son frère. Elle héritera conjointement avec lui, soit de la totalité de la masse successorale, soit du reliquat, suivant la règle de l’attribution à l’héritier masculin d’une part double de celle revenant aux femmes… ». V. l’interprétation de cet article in Y. IBN IL HAJ FREDJ IBN YOUSSEF, Les successions charaïques, le legs et le Code du statut personnel, Sousse, Tunisie, Dar El Mizan, 1996, p. 248 et s. (en arabe).

112 Cf. art. 101 et 102 du CSP (seront cités infra) : le mari aura droit à la moitié de la succession de son épouse, alors qu’elle n’a droit qu’au quart de la sienne en cas d’absence de descendance de l’époux prédécédé. En revanche, en présence de descendance, et alors qu’il a droit au quart elle n’a droit qu’au huitième de sa succession.

113 Exceptionnellement, il y a des cas d’égalité entre hommes et femmes de même degré :

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Cet engagement du législateur vers une égalité dans les relations pécuniaires des époux en 1993, qui confirme l’engagement du Code vers l’égalité à travers d’autres règles fondamentales édictées depuis 1956 et affinées au gré des réformes successives, rend les dispositions relatives aux successions totalement inadaptées : dans un même texte on ne peut à la fois avoir un souffle libéral égalitaire et en même temps, quelques articles après, reprendre des règles fortement inégalitaires. Ce hiatus devient aujourd’hui impraticable en droit tunisien, où on ressent une certaine « schizophrénie » dans l’œuvre du législateur. Cette double logique, ce double visage du Code comme le Dieu Janus, fait que toutes les évolutions, mais aussi toutes les régressions demeurent possibles : l’œuvre de modernisation demeurera à jamais fragile tant que l’égalité successorale n’a pas été établie…

D’ailleurs, avec la participation obligatoire de l’épouse aux charges de la famille, les justifications profondes de l’inégalité successorale au détriment des femmes s’estompent. C’est que la règle de l’inégalité successorale puisée du droit musulman114 se justifie selon les jurisconsultes musulmans par un souci d’équité : seul l’homme avait l’obligation d’entretenir la famille, y compris l’épouse, et de ce fait le privilège masculin s’avère en réalité très relatif, puisque la femme n’est pas obligée d’utiliser ses deniers pour entretenir sa famille ; au contraire sa fortune personnelle ne l’empêche pas d’être elle-même créancière d’aliments envers son mari, alors que l’homme a le devoir impérieux d’entretenir sa famille. Il a ainsi besoin pour faire face à ses charges de plus d’argent : l’équité en fait imposerait cette inégalité115 qui ne serait un privilège de l’homme qu’en apparence. L’inégalité dont souffre la femme en Droit musulman en matière successorale est une sorte d’inégalité compensatrice de l’obligation qui pèse sur l’homme de l’entretenir116. Or, du moment qu’elle devient débitrice d’une obligation d’entretien envers la famille, les justifications de l’inégalité

- en cas de succession d’un enfant prédécédé, la mère comme le père aura droit au sixième

(art. 98 al. 1 et 2CSP). - Les frères et sœurs utérins héritent à égalité en l’absence de descendants du père (art. 97

al. 2 et 100 al. 2 CSP). 114 Il est important pour comprendre l’esprit du droit musulman en la matière de souligner que

cette règle constitue en elle-même malgré son inégalité une avancée considérable par rapport à la situation pré-islamique en Arabie, où les femmes n’héritaient pas du tout. V. en ce sens M. TAHAR IBN ACHOUR, Tafsir al tahrir oua al tanouir, dans son commentaire de la Sourate des femmes, éd. STD 1970, vol. 4, spéc. pp. 247 à 250 et 255 à 259 (en arabe).

115 V. en ce sens, I. AL QAÏM, A’lam A’l muaqqiin, vol. 22, p. 211 (en arabe). I. QUTHAÏR, al tafsir, vol. 1, p. 257 (en arabe).

116 S. BELAÏD, Islam et Droit, une nouvelle lecture des versets prescriptifs du Coran, CPU 2000, p. 227 : « … il ne faut pas oublier que le Coran, en même temps qu’il a limité la part de l’héritage de la fille, a donné à celle-ci une compensation, qui est représentée par la prise en charge par l’époux des « dépenses d’entretien » de la femme, qu’elle soit dans le domicile de son mari ou même divorcée ».

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perdent de leur consistance, et dans ce cas l’inégalité se double d’une iniquité. Cela explique que dans les circonstances actuelles, et en conformité avec l’esprit équitable de l’Islam, on trouve une revendication forte en Tunisie d’instauration de l’égalité successorale indépendamment de la différence des sexes117. Mais, les résistances existent toujours, elles expliquent qu’aux yeux du législateur le « possible » dans la réforme du droit de la famille est beaucoup moins important que le « pensable »118. De ce fait la modernisation du Code du statut personnel demeure inachevée, que ce soit relativement aux charges du mariage ou relativement aux biens des époux.

II. LES BIENS : UNE ÉVOLUTION VERS L’ÉGALITÉ FREINÉE PAR LA TRADITION

Depuis les années quatre-vingt du siècle dernier, la question des biens

des époux fait débat en Tunisie, et est au centre de la réflexion relative à l’établissement d’une égalité au sein du couple. Alors que les pouvoirs publics semblent préférer le régime de la communauté, en considérant qu’il est mieux à même à réaliser l’égalité entre époux119, on assiste à ce jour à une constance du régime de séparation des biens. L’adoption d’un régime légal facultatif de communauté des biens peut constituer une prémisse d’évolution.

A. - La constance du principe de séparation des biens En droit musulman, la notion de régimes matrimoniaux est ignorée ; le

mariage n’a pas d’incidence majeure sur les biens des époux. La femme, épouse « conserve les mêmes droits et les mêmes pouvoirs qu’elle avait avant leur mariage, elle n’a besoin, écrit Mme Meziou, ni d’autorisation

117 Cf. en ce sens Z. JOUIROU, « Les successions des femmes, le texte et les interprétations », post-face de l’ouvrage de A. MEZGHANI et K. MEZIOU-DORAÏ, op. cit., pp. 7 à 39 (en arabe), qui appelle à une interprétation évolutive de ces versets du Coran en matière de succession des femmes en estimant que l’égalité est conforme à l’esprit de ces versets.

118 S. LAGHMANI, Islam, le pensable et le possible, in coll. « Islam et humanisme », Casablanca, éd. Le Fennec, 2004.

119 La question nous semble discutable : un régime de séparation des biens permet aussi de réaliser l’égalité à condition que le couple soit conscient de l’importance des biens pour la famille, et que l’époux n’utilise pas les biens de son épouse pour acquérir des immeubles qu’il inscrit exclusivement en son nom. S’il s’avère que l’époux a inscrit en son nom personnel un immeuble alors qu’il s’agit d’un immeuble financé en partie par son épouse, cet immeuble pourra être déclaré commun, sinon la théorie de l’enrichissement sans cause pourra permettre une indemnisation de l’épouse. Cf. infra plus de développements sur cette question.

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maritale ni d’assistance d’aucune sorte pour l’administration de ses biens »120.

Un tel système est cohérent avec la notion de famille patriarcale du Droit musulman : on ne peut imaginer une communauté de biens au sein d’un mariage polygamique. Si on peut concevoir une solidarité au sein du couple sur la question des biens, de sorte que le mari ou l’épouse ne voient pas d’inconvénient, ou du moins d’inconvénient majeur, à ce que leur partenaire devienne copropriétaire du bien qu’il ou qu’elle a apporté à la famille, sans attendre nécessairement que ce partenaire apporte un bien de même valeur, on imagine mal une telle solidarité entre les coépouses … La facilité de répudiation des épouses est un autre élément qui explique que le régime de séparation des biens soit le régime le mieux adapté à la logique de la famille musulmane classique121.

Cela explique que dans les pays musulmans le régime consacré est le régime de la séparation des biens. Les réformes récentes en matière de droit de la famille au Maroc et en Algérie ont logiquement consacré ce régime comme un régime de droit commun. C’est ainsi que l’article 49 du Code marocain de la famille dispose clairement que : « les deux époux disposent chacun d’un patrimoine propre ». De même, en Algérie, on trouve une consécration, dans l’article 37 alinéa 1er du Code de la famille, du principe de l’indépendance des patrimoines des époux en conformité avec les principes du Droit musulman.

Le Code du statut personnel tunisien, contrairement à l’audace de la politique législative qui l’a caractérisé, n’a pas innové en la matière : le régime de la séparation des biens a été consacré de manière claire, bien que non formelle. Le régime est déduit de l’article 24 qui prévoit : « Le mari ne dispose d’aucun pouvoir d’administration sur les biens propres de la femme ». Aussi, l’époux comme l’épouse dispose de ses biens propres et a la pleine propriété de ceux-ci.

Si pour les immeubles cette propriété séparée des biens ne pose normalement pas de problèmes épineux d’identification du propriétaire vu le formalisme qui caractérise la matière122, un problème d’identification du propriétaire des biens meubles risque de se poser et de conduire à des contestations, surtout concernant les meubles se trouvant au domicile conjugal. Les problèmes de preuve risquent de devenir inextricables lorsque un des époux décède et qu’une contestation s’élève entre le conjoint survivant et les héritiers du prédécédé… Face à ces difficultés, le législateur

120 K. MEZIOU, « Féminisme et Islam dans la réforme du Code du statut personnel du 18 février 1981 », RTD 1984, p. 253 et s, spéc. pp. 258-259.

121 Ibid. V. aussi M. CHARFI, « Le Droit tunisien de la famille entre l’Islam et la modernité », art. préc., p. 11 et s., spéc. p. 19.

122 Cf. Y. KNANI et F. BELKNANI, Droit des biens, CPU 2003, spéc. p. 28 et s. (en arabe).

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tunisien a raisonné par présomptions dans les articles 26 et 27 du Code. Dans l’article 26, il est prévu qu’ « en cas de contestation entre les époux au sujet des biens se trouvant au domicile conjugal avec absence de preuve, il sera fait droit à la prétention de chacun des époux qui, sous la foi du serment, pourront prendre respectivement les biens appartenant habituellement aux hommes et ceux appartenant habituellement aux femmes. Si les biens contestés sont des marchandises, ils seront attribués, sous la foi du serment, à l’époux commerçant. Les biens indifféremment possédés par les hommes et les femmes, seront après serment prêté par les époux, partagés entre eux. ».

L’article 27 quant à lui se place dans l’hypothèse de prédécès d’un des époux et de contestations entre le conjoint survivant et les héritiers du conjoint prédécédé, la solution est logique : « les héritiers prendront la place de leur auteur dans les conditions de l’article précédent (art. 26) ».

Ces solutions basées d’abord sur des présomptions s’imposent, car une application des règles de droit commun, et en particulier de l’article 420 COC qui consacre le principe actori incumbit probatio , risque de conduire à des injustices, vu que l’engagement des époux dans les liens du mariage suppose entre-eux un minimum de confiance, qui explique que chaque époux n’organisera pas, en général, de manière préalable la preuve de sa propriété relative aux biens se trouvant dans le domicile conjugal. Aussi, s’il arrive à prouver sa propriété en cas de contestations, sa preuve sera admise et il sera fait droit à sa demande quels que soient les biens en question ; mais s’il n’arrive pas à prouver, ce qui est logiquement le plus probable en pratique, il n’y aura pas rejet de sa demande, le juge devra mettre en œuvre la méthode prévue par l’article 26 et raisonner par présomptions, selon la nature des biens objet de contestations123. Le législateur, pour éviter au maximum les injustices et l’utilisation abusive des présomptions prévues dans ce texte, prévoit à chaque fois le recours au serment.

La promulgation du Code du statut personnel ne s’est pas accompagnée par une abrogation explicite de certains textes du COC124 qui semblaient accorder au mari un statut privilégié, en lui donnant un droit de regard sur les biens de son épouse, et en particulier sur l’administration par cette dernière de ses biens, de sorte qu’une partie de la doctrine semblait hésiter sur l’abrogation implicite de ces textes125. Ces textes limitaient la liberté de

123 La Cour de cassation a censuré des décisions de rejet des demandes par un des époux pour absence de preuve, en précisant qu’en la matière, il faut revenir aux textes spéciaux, et départager les biens entre les époux selon les règles prévues par l’article 26 CSP. V. par ex., Cass. civ. n° 6792 du 6 avril 1982, B.C.C 1982, partie civ. V. 2, p. 215 ; Cass. civ. n° 6391 du 13 juil. 1982, B.C.C. 1982, partie civ., V. 4, p. 217.

124 Cf. Décret de promulgation du 15 déc. 1906, J.O.T n° 100 supplémentaire du 15 déc. 1906. 125 Cf. H. CHERIF, Le Code du statut personnel, Sousse, Tunisie, Dar Al Mizan, 2001, pp. 79-

80 (en arabe).

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l’épouse et ses pouvoirs sur ses biens : c’est ainsi que l’article 831 COC limitait la liberté de travailler de la femme mariée en disposant que la « femme mariée ne peut engager ses services comme nourrice ou autrement qu’avec l’autorisation de son mari. Ce dernier a le droit de résoudre l’engagement qui aurait été conclu sans son consentement ». De même, l’article 1481 § 2ème COC disposait que « le cautionnement de la femme mariée ne vaut que pour le tiers de ses biens si le mari ne l’a autorisée à contracter une obligation plus étendue. L’autorisation du mari n’entraîne aucune garantie si le contraire n’est exprimé ». C’est dans la même logique qu’en matière de cautionnement de comparution126, le pouvoir de la femme sur ses biens127 était limité par le droit de regard de son mari. Le paragraphe deuxième de l’article 1524 disposait que « la femme ne peut se porter caution de comparution sans l’accord de son mari ; après coup, ce dernier ne peut plus se porter garant, sauf stipulations contraires ».

Ces différents textes, inconciliables avec l’article 24 du CSP car limitant le pouvoir d’administration de ses biens par l’épouse par un droit de regard de son époux, seraient abrogés dès l’entrée en vigueur du CSP. Il n’empêche que cette abrogation n’était qu’implicite ; or, en la matière on n’est jamais à l’abri d’une possibilité d’interprétation judiciaire contraire : seule l’abrogation explicite conduit à une certitude de l’abrogation. Aussi, il était à notre sens utile, que le législateur intervienne en 2000, afin d’abroger de manière explicite ces différents textes incompatibles avec l’article 24 du CSP128. Ainsi, il devient clair que l’époux comme l’épouse ont une autonomie dans la gestion et l’administration de leurs biens qui sont logiquement séparés.

Ce régime est a priori celui qui permet de réaliser une égalité parfaite entre les époux : chaque époux a ses propres biens et il a sur ces biens tous les pouvoirs129. Aussi, on peut a priori affirmer qu’ici l’égalité est réalisée par la promulgation du Code du statut personnel, confirmée par la loi du 7 février 2000, et qu’il n’y a pas de nécessité à toucher à ces textes… 130. Même si sur un plan théorique un tel raisonnement paraît valable, en pratique, la réalité s’est révélée bien plus complexe : tel que pratiqué en

126 Le cautionnement de comparution est défini par l’art. 1523 C.O.C comme « l’engagement

par lequel une personne s’oblige à présenter en justice ou à faire comparaître une autre personne à l’échéance de l’obligation ou quand besoin sera ».

127 La caution de comparution engage ses biens, l’article 1529 C.O.C dispose en ce sens : « La caution est tenue de la dette principale si elle ne présente pas le cautionné au jour fixé ».

128 Loi n° 2000-17 du 7 fév. 2000. 129 Le droit de propriété implique l’usus, le fructus et l’abusus. Cf. en ce sens : l’art. 17 CDR. 130 Dans la Commission constituée en 1980, afin de modifier le CSP (cf. infra.), cette position

a été ardemment défendue par le tiers des membres de cette commission. Cf. sur ce point : T. ELLOUMI, « Le nouveau dans le Code du statut personnel », RTD 1983, p. 63 et s., spéc. p. 66 (en arabe).

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Tunisie, le régime de séparation des biens conduit souvent selon un constat doctrinal à une égalité simplement « formelle »131. Il favorise en général, d’après cette doctrine, le mari et fragilise la situation pécuniaire de l’épouse, car il revient à la femme d’assurer le plus souvent l’essentiel des tâches ménagères ainsi que l’éducation des enfants. Ce temps passé au service de la famille explique que les revenus de l’épouse et son évolution professionnelle ne sont pas toujours concomitants, ni même comparables, à ceux de son mari. Consacrer dans ces circonstances le régime de séparation des biens, c’est traduire sur le plan juridique cette inégalité de fait, et c’est ne pas prendre en considération la « contribution en nature »132 de la femme mariée au développement de la « fortune » familiale.

Le régime de la séparation a conduit, semble-t-il133, à une autre inégalité qui se manifeste lors du divorce : on a constaté une tendance en pratique, à inscrire au nom du mari les biens acquis par le couple et en particulier le domicile conjugal, de sorte qu’en cas de divorce, l’épouse risque de se retrouver démunie, sans logement et aura le sentiment d’être spoliée de ses efforts, ce qui porte, bien entendu atteinte à sa « dignité » en tant qu’être humain134, et à son statut égal par rapport à l’homme.

C’est dans l’optique du divorce, et de la nécessaire préservation de la dignité de la femme que le Président Habib Bourguiba a ordonné la constitution d’une Commission au sein du Ministère de la Justice au début des années 1980135 ayant pour mission d’introduire un régime de communauté des biens de sorte qu’en cas de divorce et quelle que soit la cause de ce divorce (art. 31 CSP : consentement mutuel des époux, à la demande de l’un des époux en raison du préjudice qu’il a subi, à la demande du mari ou de l’épouse)136, la femme ne se trouve plus dépossédée et démunie137. Mais, en fait pourquoi passer par l’instauration d’un régime de communauté des biens afin de préserver les droits de l’épouse divorcée, alors que l’on sait que l’article 31 du CSP, avant même la réforme de 1981

131 Cf. en ce sens, K. MEZIOU, « Le régime de la communauté des biens entre époux » in

Mélanges en l’honneur de Mohamed Charfi, CPU, 2001, p. 439 et s. 132 M. T. MEULDERS-KLEIN, Famille, Droit et changement social dans les sociétés

contemporaines, Rapport général de synthèse, Bruxelles/Paris, Bruylant/LGDJ, 1978, p. 704, cité par K. MEZIOU, ibid.

133 V. en ce sens T. ELLOUMI, « Etude sur la loi n° 94 de 1998 du 9 novembre 1998 relative à la communauté des biens entre époux », RTD 1999, p. 21 et s., spéc. pp. 21-22 (en arabe).

134 S. BOURAOUI, « Du droit de la femme à la dignité humaine », in Mélanges en l’honneur de Mohamed Charfi, CPU, 2001, p. 431 et s.

135 Réunion entre le Président Habib Bourguiba avec les membres de cette Commission le 10 déc. 1981, V. sur ce point T. ELLOUMI, Le nouveau…, art. préc., p. 67.

136 L’article 31 § 1er dispose : « Le Tribunal prononce le divorce : 1°) en cas de consentement mutuel des époux ; 2°) à la demande de l’un des époux en raison du préjudice qu’il a subi ; 3°) à la demande du mari ou de la femme… ».

137 Cf. en ce sens K. MEZIOU, Féminisme et Islam…art. préc., p. 258.

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qui sera introduite par le législateur, était égalitaire entre les époux ? : les deux époux avaient la possibilité dans les mêmes conditions de recourir aux trois cas de divorce138 et avaient le droit de réclamer des dommages-intérêts en cas de préjudice subi.

En fait, même si l’égalité dans les textes était bien réelle relativement au divorce, la mise en œuvre des textes par la jurisprudence faisait de l’égalité plus un mythe qu’une réalité : l’égalité entre époux en matière de divorce instaurée de manière révolutionnaire par le législateur en 1956, ne s’est pas concrétisée sans résistances en jurisprudence139. On sait que face au modernisme du législateur, on a assisté pendant longtemps à un conservatisme des juges140. Ils adoptent ce que M. Mohamed Charfi appelle la méthode du « grignotage », qui « consiste à atténuer les effets des réformes déjà intervenues… en trahir l’esprit… en atténuer la portée ou même les déformer radicalement »141. C’est ce qui s’est précisément passé concernant l’égalité des époux en matière de divorce et surtout relativement aux dédommagements en cas de préjudices que l'ex-épouse aurait subis. En effet, dans la pratique, et au vu des dommages-intérêts « souvent dérisoires »142 accordés à l’épouse, l’égalité devenait purement formelle, les intérêts essentiels de l’épouse étaient sacrifiés, et la répudiation risquait de renaître de ses cendres, « déguisée » en divorce à la demande de l’époux.

C’est ainsi, qu’on a pensé à l’instauration d’un régime légal de communauté des biens, comme un moyen permettant d’établir l’égalité au moment du divorce : le partage des biens dans le régime de la communauté, même réduite aux acquêts, permet lors de la dissolution du mariage de préserver la dignité de l’épouse en lui garantissant le même niveau matériel, auquel elle s’était habituée au cours du mariage143. C’était sans compter encore une fois avec les résistances des traditionalistes qui siégeaient en tant que membres de la Commission chargée d’introduire en droit tunisien le régime de la communauté des biens144. Ces membres ont manifesté une hostilité marquée à l’égard de l’introduction du régime de la communauté

138 Cf. M. H. LAKHOUA, « Réflexions sur le divorce caprice », RTD 1974, p. 61. T.

ANNABI, « Le divorce dans la loi et dans la société », RJL, n°2, 1967, p. 7 (en arabe). 139 Cِf. H. CHEKIR, Le statut des femmes entre les textes et les résistances, le cas de la

Tunisie, Tunis, éd. Chama, 2000. 140 Cf. notre article : « Elites et Code du statut personnel en Tunisie » , in Elites, gouvernance

et gestion du changement, Actes du Colloque organisé par le Gret, la Fondation Hanns Seidl et l’UFR des sciences administratives de la Faculté de droit de Rabat en février 2002, Paris, éd. L’Harmattan, Gret, 2002, p. 299 et s.

141 M. CHARFI, « Droits de l’Homme, Droit musulman et Droit tunisien », RTD 1953-1983, p. 420.

142 K. MEZIOU, Féminisme et Islam…art. préc., p. 256. 143 Ibid. 144 Pour un exposé de la composition de la Commission et de l’influence déterminante exercée

en son sein par les traditionalistes, cf. T. ELLOUMI, Le nouveau…art. préc., p. 66.

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des biens : une incompatibilité manifeste entre Islam et régime de la communauté des biens était alléguée. Le régime de séparation, consacré en Droit musulman, était considéré par eux comme le seul régime juste : accorder à la femme la moitié du patrimoine familial, alors qu’éventuellement c’est elle qui aurait demandé le divorce (caprice), ou encore c’est elle qui aurait causé le préjudice à l’origine de la demande de divorce, était considéré comme injuste à l’égard du mari. L’incompatibilité du régime de communauté avec le droit successoral musulman, régime fortement impératif était invoqué aussi : permettre à la veuve, de prélever avant le partage de la succession sa part dans la communauté, est considéré comme une atteinte aux quotes-parts prévues dans le texte même du Coran145.

Ces arguments n’étaient en fait pas dirimants, puisque le Code du statut personnel permet, dès 1956, par le biais de l’article 11 aux époux de stipuler un régime de communauté des biens146. De même, l’Islam n’interdit nullement cette idée de la communauté, mais la méconnaît simplement147. Quant aux règles successorales, l’argument invoqué par les traditionalistes est artificiel, puisque les quotes-parts de l’époux et de l’épouse dans la succession ne changent pas : la part que reçoit l’épouse suite à la liquidation de la communauté ne se justifie point par une qualité d’héritière, mais par sa qualité comme copropriétaire148.

En fait, ce n’était pas l’incompatibilité avec l’Islam qui a justifié l’absence d’adoption de ce régime par la Commission, mais la crainte de la perception par l’opinion publique de la réforme comme telle149. Aussi, face aux controverses, les autorités publiques150, ont choisi d’« avancer à reculons »151 en se rabattant sur la question du divorce et en instaurant une inégalité réelle au profit de l’épouse divorcée, par une dénaturation de la notion même d’indemnisation pour préjudice. En effet, alors que le CSP

145 Cf. l’exposé de ces arguments, in K. MEZIOU, Féminisme… art. préc., p. 259 et s. T.

ELLOUMI, ibid. 146 Cf. infra 147 En application du principe selon lequel ce qui n’est pas interdit est permis, il serait possible

d’admettre la validité de la stipulation de la communauté des biens, même au regard du Droit musulman.

148 D’ailleurs dans le régime facultatif de communauté des biens instauré par la loi n°98-94 du 9 nov. 1998 (étudiée infra) le législateur abonde en ce sens dans l’art. 3 qui dispose : « Le choix du régime de la communauté des biens intervient sans préjudice des règles de succession ».

149 Cf. en ce sens, K. MEZIOU, Féminisme…art. préc., p. 258. 150 Cf. l’art. préc. de T. ELLOUMI, Le nouveau… pp. 67-68 où il raconte que la Commission

face au désaccord entre ses membres est revenue vers le Président de la République, qui a renoncé à instaurer ce régime et demandé simplement à la Commission de trouver les moyens pour préserver la dignité et les droits de l’épouse en cas de divorce.

151 V. en ce sens, Sana BEN ACHOUR, « Féminisme d’État : figure ou défiguration du féminisme », in Mélanges en l’honneur de Mohamed Charfi, CPU, 2001, p. 413 et s ;, spéc. p. 422.

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réalisait une égalité, même si elle était formelle, entre les époux en matière de divorce, la réforme de 1981 de l’article 31 va instaurer une inégalité, cette fois bien réelle, au profit de l’épouse : si l’objectif du législateur se limitait à réagir à l’attitude de certains juges qui n’accordaient à l’épouse que des dommages-intérêts dérisoires, on peut affirmer que la mise en évidence dans la réforme de 1981 des critères d’indemnisation du préjudice matériel, alors qu’auparavant les textes laissaient ces critères à la discrétion du juge suffisait à la réalisation de cet objectif. Désormais, l’article 31 dans sa version nouvelle limite le pouvoir d’appréciation du juge, en disposant que le préjudice matériel sera accordé « en fonction du niveau de vie auquel elle était habituée durant sa vie conjugale, y compris le logement. »

Manifestement, le législateur voulait par la réforme de 1981 plus que la simple fixation des critères d’indemnisation : l’élan féministe du législateur dans ce texte a conduit à l’instauration pour la seule épouse d’une distinction entre les préjudices matériel et moral. Pour indemniser le préjudice matériel, le régime de principe consiste désormais dans le paiement d’une rente viagère, l’indemnisation sous forme de capital devient quant à elle une simple option pour l’épouse. En cas d’indemnisation sous forme de rente viagère, cette rente prévoit le texte « continue à être servie, jusqu’au décès de la femme ou si certains changements interviennent dans sa position sociale par le remariage ou lorsqu’elle n’en a plus besoin. Cette rente devient une dette qui entre dans le passif de la succession lors du décès du divorcé et doit être en conséquence liquidée » ; Ce texte a été très mal reçu par la jurisprudence tunisienne, qui a encore une fois tenté de « grignoter »152 l’innovation législative : dans certains arrêts, au début, les juges ont voulu jouer sur les règles de Droit transitoire pour retarder l’application de la réforme dans le temps contrairement à une circulaire claire du ministre de la Justice153 ; dans d’autres, et alors que l’épouse demandait à être indemnisée sous forme de rente, les juges du fond décident d’office d’opérer une conversion de l’indemnisation sous forme de capital, ce que la Cour de cassation a bien entendu refusé, le texte étant clair154. On trouve même certains arrêts de la Cour de cassation qui ont refusé d’accorder à la femme une indemnisation pour préjudice matériel sous forme de rente, en considérant que la perception par elle d’un salaire rend la demande non fondée155.

On peut certes valablement expliquer ce traitement différencié entre époux et épouse par leur situation différente, une sorte d’inégalité compensatrice de l’inégalité réelle : « l’épouse bien plus que le mari est

152 Selon l’image proposée par M. CHARFI, précitée. 153 V. par ex. Cass. civ. n°6502 du 5 janv. 1982, RJL, 1983, n°2, p. 82. 154 V. en ce sens, par ex., Cass. civ. n° 27245 du 23 avril 1991, B.C.C. 1991, p. 153. 155 V. par exemple, Cass. civ. 7810 du 15 fév. 1983, B.C.C 1983, 1, p. 164.

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touchée par le divorce »156. Il est vrai qu’en 1981, la jurisprudence considérait que seul le mari avait un devoir de subvenir dans le cadre de la pension alimentaire aux besoins de la famille, alors que la contribution de l’épouse n’était que facultative. On comprend alors qu’elle puisse, au moins sur un plan théorique, ressentir un préjudice matériel, de loin supérieur à celui du mari : le paiement de la rente perpétue ainsi sa situation de bénéficiaire de la pension alimentaire au cours du mariage157. Mais avec la réforme de 1993, qui rend la participation de l’épouse obligatoire, et qui de ce fait tend à rétablir l’égalité au sein du couple, une telle justification ne peut plus tenir : à notre sens, le texte doit être revu. Il doit d’autant plus être revu que sur le plan théorique, cette notion de rente viagère est une sorte « d’hybride »158 ; payée pour indemniser un préjudice matériel, elle semble plutôt se rapprocher de la pension alimentaire, avec les mêmes caractéristiques : elle est fixée en fonction des besoins du créancier et des ressources du débiteur, elle est accordée à la femme jusqu’à ce qu’elle n’en ait plus besoin, la rente est même, d’après l’article 31 CSP « révisable en augmentation ou en diminution, compte tenu des fluctuations qui peuvent intervenir »159. Le législateur dans cette même logique soumet dans l’article 53bis CSP la rente au même régime pénal que celui de la pension alimentaire en disposant : « Quiconque, condamné à payer la pension alimentaire ou à verser la rente de divorce, sera volontairement demeuré un mois sans s’acquitter de ce qui a été prononcé à son encontre, est puni d’un emprisonnement de trois mois à un an et d’une amende de cent (100d) à mille dinars ». D’ailleurs, le fonds de garantie créé en 1993 intervient de la même façon pour la pension alimentaire et la rente du divorce, il « procède au paiement de la pension alimentaire ou de la rente de divorce objet de jugements définitifs rendus au profit des femmes divorcées et des enfants issus de leur union avec les débiteurs, mais demeurés non exécutés par le fait de l’atermoiement de ces derniers »160.

Si l’objectif est clair : établir une égalité réelle (compensatrice) entre les époux, il nous semble que le moyen n’est pas adéquat. Accorder une « pension alimentaire » déguisée sous forme de rente viagère indemnitaire, c’est nécessairement dénaturer à la fois la notion de pension alimentaire et celle d’indemnisation : par définition, les aliments ne sont dus qu’à l’épouse après consommation du mariage, et en cas de divorce durant le délai de

156 K. MEZIOU, Féminisme…, art. préc., p. 269. 157 Ibid. 158 V. en ce sens, T. ELLOUMI, Le nouveau…, p. 75. 159 K. MEZIOU, Féminisme…, art. préc., p. 266 écrit que le législateur « consacre l’aspect

alimentaire de la rente ». 160 M-H. CHERIF, Le fonds de garantie de la pension alimentaire et de la rente de divorce,

Sousse, éd. Dar Al Mizan, 1994, 2ème éd., CEJJ, Tunis 1997 (en arabe) ; A. BRAHMI, « Le fonds de garantie de la pension alimentaire et de la rente de divorce », RJL, 2, 1998 (en arabe).

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viduité. La rente viagère, sous couvert d’indemnisation, permet de prolonger pour l’époux cette obligation. L’égalité, et plus précisément l’équité, aurait à notre sens été satisfaite par une de deux alternatives : ou bien garder le principe de séparation des biens, mieux ancré dans nos traditions et nos habitudes, tout en clarifiant les obligations des époux au cours du mariage, en sanctionnant l’abus de la part de l’époux, qui inscrirait en son nom personnel des biens achetés, en partie grâce aux efforts et à la participation de l’épouse ; ou alors, instaurer comme cela a été prévu lors de la constitution de la Commission en 1981 un régime légal de communauté de biens, qui deviendrait le régime de Droit commun. En 1998, le législateur a peut être fait le premier pas vers cette deuxième alternative en préparant les esprits à l’évolution : il a instauré un régime facultatif de communauté des biens.

B. - Les prémisses d’évolution : l’instauration d’un régime facultatif de communauté des biens

L’article 11 du CSP, qui dispose que « peut être insérée dans l’acte du

mariage, toute clause relative aux personnes ou aux biens », autorise clairement et dès 1956 le choix d’un régime matrimonial de communauté des biens : un principe de liberté contractuelle est ainsi consacré par le texte161. Cet article est d’après un constat unanime « très peu utilisé » en pratique162. Le caractère quasi-désuet du texte en ce qui concerne les biens s’explique certes par les poids de l’histoire et de la tradition, le droit musulman ignorant la théorie générale des régimes matrimoniaux et consacrant le principe de séparation des biens. L’explication essentielle ne nous semble pourtant pas être tirée de l’histoire : une liberté qui n’est pas encadrée par la loi engendre à la fois des difficultés pratiques pour les époux, qui devront prévoir les modalités de la communauté stipulée et ses limites, et un sentiment justifié d’imprévisibilité et d’insécurité : l’existence d’un régime légal, même facultatif, est de nature à asseoir une plus grande prévisibilité pour les époux et à leur assurer une sécurité juridique. C’est cette imprévisibilité légitimement ressentie qui expliquerait que l’option prévue par l’article 11 CSP n’ait pas connu de succès, même relatif, concernant les biens.

161 Cf. Y. KNANI et F. BELKNANI, Droit des biens, CPU 2003, spéc. pp. 240-241 (en

arabe) ; M-K. CHARFEDINE, Droit des biens, Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis, Conférences dactylographiées pour les étudiants de 1ère année de Licence, année 2000-2001, p. 84 (en arabe).

162 K. MEZIOU, art. préc., JCD comparé, fasc. n° 1, n° 77, p. 14.

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C’est quasiment cette situation qui se retrouve dans les nouveaux droits marocain et algérien de la famille. En effet, l’article 49 du Code marocain, comme l’article 37 alinéa 2ème du Code algérien, ouvre aux époux la possibilité de choisir un régime de communauté des biens. Mais, aucun régime, même supplétif ou facultatif n’est prévu par ces textes. C’est ainsi que l’article 49 du Code marocain se limite à prévoir que « …les époux peuvent se mettre d’accord sur les conditions de fructification et de répartition des biens qu’ils auront acquis pendant leur mariage. Cet accord fait l’objet d’un document distinct de l’acte de mariage.

Les adouls avisent les deux parties, lors de la conclusion du mariage, des dispositions précédentes… ». Quant au droit algérien, il se limite à prévoir que les époux peuvent s’accorder sur les proportions revenant à chacun d’eux, proportions qui ne sont par conséquent pas nécessairement égalitaires163.

Ces quelques dispositions qui ne précisent pas l’étendue de la communauté, sauf qu’il s’agit d’une communauté aux acquêts, ni les règles de gestion et éventuellement de partage des biens communs, suffiraient-elles à instaurer une prévisibilité nécessaire à asseoir une confiance légitimant le choix d’un tel régime, dans un système habitué depuis des siècles au régime de séparation ? Dans ces systèmes où la polygamie demeure permise et où la répudiation est encore de droit positif164, la communauté des biens entre époux est-elle viable ? L’avenir seul pourra le dire, l’expérience du droit tunisien ne laisse quand même pas l’observateur optimiste, l’option ouverte par l’article 11 du CSP n’ayant quasiment eu aucune incidence en pratique.

Aussi, la loi n° 98-94 du 9 novembre 1998 qui a pour la première fois introduit en Tunisie le régime de la communauté des biens est importante : elle fournit aux futurs époux, ou aux époux qui décident de s’engager dans un régime de communauté des biens, un cadre légal et précis. Il est quand même vrai, qu’on a, à la lecture de ce texte, le sentiment que le législateur n’est pas allé jusqu’au bout : il y a un certain goût d’inachevé, car, comme l’affirme Mme Kalthoum Meziou, « on assiste à ce paradoxe d’un législateur favorable à la communauté, régime qui semble exprimer son idéal quant aux relations pécuniaires des époux, qui conserve le régime de la séparation des biens comme régime légal tout en incitant les époux à user de la possibilité de choix offerte par la loi »165. En conséquence, il est possible

163 L’article 37 issu de la réforme de 2005 dispose : « Chacun des deux époux conserve son

propre patrimoine. Toutefois, les deux époux peuvent convenir, dans l’acte de mariage ou par acte authentique ultérieur, de la communauté des biens acquis durant le mariage et déterminer les proportions revenant à chacun d’entre eux ». Cf. contra en droit tunisien (infra).

164 Bien qu’encadrés légalement, cf. supra. 165 K. MEZIOU, « Le régime de la communauté des biens entre époux », art. préc., spéc. p.

441.

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d’estimer à ce stade de l’analyse que le régime prévu par la loi de 1998 constitue une étape, qui peut à notre sens favoriser une évolution, en révélant une conception de la famille fondée sur l’association des époux166.

Dans la loi de 1998, le régime de la communauté révèle une certaine prudence, voire même timidité, dans la position du législateur tunisien. Cette prudence se révèle d’abord dans le fait que le législateur n’a pas décidé d’ajouter des dispositions au CSP, ce qui aurait été logique, puisque la notion de régimes matrimoniaux concerne éminemment la question du statut personnel en droit tunisien167, mais a choisi d’adopter une loi distincte. Ce choix n’est pas fortuit et n’est pas spécifique à la question de la communauté des biens : nombreuses sont les institutions adoptées ces dernières années, qui concernent le statut personnel, et qui ont pourtant été intégrées dans des textes distincts par rapport au CSP168. Leur point commun est d’être le véhicule d’une nouvelle conception de la famille, différente par rapport à celle du Droit musulman classique : l’adoption n’est pas reconnue en droit musulman, ni la filiation naturelle. De même, la notion de régimes matrimoniaux introduite par la loi de 1998 réalise « une greffe dans les relations familiales patrimoniales traditionnelles, greffe qui peut transformer l’ensemble… »169. Aussi, le choix d’un texte distinct par rapport au CSP est un choix tactique qui révèle avant tout un « souci de préserver le Code, de limiter d’éventuelles critiques ou contestations à la question posée et non à l’ensemble »170.

Cette prudence dépasse la forme et touche même au fond du régime de la communauté prévu par la loi de 1998. En premier lieu, le régime est expressément facultatif : l’article 1er dispose que « le régime de la communauté des biens est un régime facultatif pour lequel les époux peuvent opter au moment de la conclusion du contrat de mariage ou à une date ultérieure » . Le régime étant facultatif, il ne s’agit pas du régime de Droit commun : « Le mariage conclu sans la mention de l’option des deux époux concernant le régime des biens matrimoniaux est présumé consacrer le choix du régime de séparation des biens » (art. 7 § 3ème). Ce choix n’est pas un choix de conviction pour le législateur en faveur du régime de la séparation des biens ; il aurait pu l’être : un régime de séparation des biens, s’il est entouré de garanties et de règles préservant des abus au sein de la

166 K. MEZIOU, Approche critique…, art. préc., p. 820. 167 Cf. A. MEZGHANI, Droit international privé. Etats nouveaux et relations privées

internationales, Tunis, Cérès. CERP, 1991, n° 688, pp. 262-263. 168 V. en particulier, la loi n°58-27 du 4 mars 1958 relative à la tutelle publique, à la tutelle

officieuse et à l’adoption, JORT, 1958, n° 19, 7 mars 1958. La loi n° 98-75 du 28 oct. 1998 relative à l’attribution d’un nom patronymique aux enfants abandonnés ou de filiation inconnue, JORT, 1998, n° 87, 30 oct. 1998.

169 K. MEZIOU, Approche critique…, art. préc., p. 821. 170 Ibid.

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famille, réalise l’égalité entre les époux et ne présume pas nécessairement que les époux sont étrangers, l’un par rapport à l’autre, les deux pouvant contribuer à la réalisation de l’intérêt familial par leurs biens propres.

Le législateur au contraire n’a que par réalisme gardé le principe de la séparation des biens : tout montre une réelle faveur pour le régime de la communauté. Cela ressort en particulier de l’article 7 qui oblige, sous peine de sanctions, l’officier public chargé de la rédaction du contrat de mariage de rappeler aux époux la possibilité que leur offre la loi d’opter pour le régime de la communauté171. Une telle obligation n’est pas habituelle dans un système qui présume une connaissance de la loi par les citoyens172. Cela ressort clairement aussi de la rigueur du législateur relativement à la mutabilité des régimes matrimoniaux, par rapport à la souplesse des conditions relatives à l’option par les époux, séparés de biens, en faveur du régime de la communauté. Alors que la mutabilité des régimes matrimoniaux est conditionnée dans l’article 21 par « l’écoulement de deux années au moins à partir de la date de son institution », l’article 1er n’exige pas de délai pour le passage par les époux séparés de biens au régime de la communauté.

La prudence du législateur qui a institué le régime de la communauté des biens se révèle aussi du domaine assez limité de la communauté. Il ressort, en effet, de l’article 1er que « ce régime a pour but de rendre un immeuble ou un ensemble d’immeubles propriété indivise entre les époux lorsqu’ils sont propres à l’usage familial ». En conséquence, les meubles sont exclus, alors que dans notre monde moderne, la fortune devient essentiellement mobilière, et que la famille utilise d’abord et avant tout des meubles173. Cette exclusion ne trouve pas à notre sens d’explication convaincante. Si l’intérêt de la famille justifie que les immeubles soient communs, il devrait justifier aussi que les meubles le soient.

Le domaine limité des biens concernés par la communauté existe même pour les immeubles. Certaines restrictions sont justifiées : lorsque la propriété de ces immeubles n’est pas le fruit du travail des époux, mais qu’elle aurait « été transférée à l’un d’eux par voie de succession, donation ou de legs » (art. 10)174. En revanche, d’autres restrictions paraissent prêter à discussion et révéler une prudence excessive du législateur : pourquoi exiger

171 L’officier public doit rappeler le contenu des art. 1 et 2 de la loi. S’il ne le fait pas il sera soumis aux sanctions prévues par l’art. 9 de cette loi (amende de 100dr.)

172 Cf. l’art. 545 C.O.C. V. sur cette question, F. TERRÉ, « Le rôle actuel de la maxime “ nul n’est censé… ” », Etudes de droit contemporain, 1966, p. 915 et s.

173 Voitures, mobilier de maison, etc … 174 De même, l’art. 4 de la loi qui dispose que « la dot ne tombe pas dans la communauté, elle

demeure la propriété exclusive de l’épouse » nous semble se justifier, car le paiement de la dot à l’épouse est une condition de formation de son mariage. Mais vu que la valeur de la dot devient symbolique de nos jours, le texte n’a que peu d’intérêt en pratique.

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que les biens communs « soient destinés à l’usage familial ou à l’intérêt propre de celle-ci, nonobstant le fait que le dit usage soit continu, saisonnier ou occasionnel » ? Même s’il est vrai que la notion d’intérêt familial est souple et que le « texte est loin de confiner les immeubles concernés par cet intérêt dans la limite de ceux destinés à l’habitation de la famille »175, le législateur, tout en excluant de la communauté les immeubles « affectés à un usage purement professionnel »176, a délimité le domaine de cette communauté par l’affectation au logement des immeubles, puisqu’il se réfère à ceux « se situant dans les zones d’habitation ou achetés à des promoteurs immobiliers spécialisés dans la construction de locaux d’habitation ou financés par des crédits de logement ou les immeubles dont les actes d’acquisition prévoient leur destination à l’usage d’habitation ou ceux dont il sera prouvé qu’ils ont été effectivement occupés en tant que logement familial » (art. 11). Cette souplesse législative n’empêche que la référence est toujours faite à l’idée de logement, comme si l’intérêt de la famille coïncidait nécessairement avec le logement. La propriété d’immeubles loués à des administrations ou pour un usage commercial peut aussi servir l’intérêt de la famille177. L’exclusion de ces immeubles ne semble pas justifiée, et il est essentiel si la question se pose devant le juge, que ce dernier ne cantonne pas la notion d’intérêt familial à la seule propriété des immeubles d’habitation. Le texte se référant à l’intérêt familial l’autorise, l’opportunité l’impose178.

L’essentiel, et en dépit de la prudence souvent excessive du législateur, est que cette loi introduit en matière de biens la logique associative et égalitaire. Cela se révèle en particulier dans le régime d’administration des biens communs. Ici, l’égalité est parfaite. L’article 16 place les deux époux sur un même piédestal, la notion de chef de famille ne joue aucun rôle : « chacun des époux peut entreprendre les actes de conservation, d’administration et d’usage des biens communs, ainsi que tous les actes utiles d’amélioration qu’ils soient d’ordre matériel ou juridique » (art. 16 al. 1). En matière d’actes de disposition l’égalité semble aussi parfaite, puisque

175 Cf. F. BELKNANI, Le mari chef…, art. préc., p. 87. 176 Art. 10 al. 3. 177 Il est important de souligner que l’autonomie de la volonté des parties est complète : elles

peuvent choisir d’élargir la communauté. Cela ressort de l’art. 2 de la loi de 1998 qui dispose : « Lorsque les époux déclarent qu’ils choisissent le régime de la communauté des biens ils seront soumis aux dispositions de cette loi, toutefois, ils leur appartient de convenir de l’élargissement du domaine de la communauté à condition de faire mention expresse dans l’acte ». V. aussi les § 4 et 5 de l’article 10 de cette loi.

178 Cf. les critiques exprimées par Mme K. MEZIOU, (Le régime de la communauté des biens entre époux, art. préc., spéc. p. 453) sur la question . L’auteur estime qu’« il ne s’agit nullement d’une communauté d’acquêts telle qu’entendue classiquement, il ne s’agit plus d’associer les époux à une prospérité commune, la philosophie des régimes communautaires est ruinée ».

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l’article 17 exige le consentement conjoint des époux : « on ne peut, sans le consentement des deux époux, céder le bien commun ou le grever d’un droit réel ou le donner en location aux tiers pour une durée supérieure à trois années, ni renouveler le bail pour une durée supérieure à trois années. »

Il est évident lorsqu’il y a une égalité parfaite et lorsqu’il n’y a pas de référence au mari chef de famille, référence qui lui permettrait d’imposer ses choix quant à l’administration ou à la disposition des biens, que des risques d’abus et de blocages existent. La solution à ces risques a été envisagée, heureusement non dans le sens d’un retour à l’idée de chef de famille, mais dans le sens du renforcement de l’idée d’institutionnalisation de la famille, par une référence à l’intervention du juge179. C’est ainsi que l’article 16 alinéa 2ème dispose que « …chacun des époux peut en rapportant la preuve de mauvaise gestion ou de dilapidation, obtenir provisoirement en référé main levée de son conjoint de l’administration du bien commun ». De même, afin que l’exigence d’un consentement commun des époux pour les actes de disposition n’aboutisse pas à des blocages et abus, l’article 17 §2ème dispose que lorsque « l’un des deux époux se trouve dans l’empêchement d’exprimer sa volonté ou que la preuve de sa mauvaise gestion ou de sa dilapidation a été établie, son conjoint pourra obtenir en référé l’autorisation de procéder à l’un ou à une partie des actes prévus au paragraphe premier sus-visé nonobstant l’accord de l’époux ». La loi de 1998 prévoit même, de manière très opportune, que « si l’un des époux gère ou administre les biens communs de manière à exposer en péril les intérêts de son conjoint ou ceux de la famille, l’autre époux pourra demander au tribunal de mettre un terme à l’état de communauté »(art. 20). Ainsi, l’égalité dans la disposition, l’administration et la gestion des biens communs est préservée sans pour autant aboutir à des blocages ou abus : le juge jouant le rôle de gardien de l’intérêt familial…

Cette égalité qui existe certes dans la loi de 1998, conduit-elle telle que réglementée par cette loi à un régime juste et équitable ? Il est permis d’en douter et de manière sérieuse. En effet, le législateur ne maîtrise pas encore les techniques de la communauté, ce qui risque de rendre le système fortement injuste et très peu attractif pour des futurs époux ou pour des époux déjà mariés dans le régime de séparation180. D’abord, notre loi de 1998 ne consacre pas la théorie de la subrogation réelle. Ainsi, le fait que l’acquisition d’un bien soit faite par un des époux en état de communauté avec des fonds provenant d’une épargne antérieure à l’état de communauté ou par voie de succession, donation ou legs n’empêche qu’il tombe dans la

179 V. déjà dans la réforme du CSP en 1993, S. BOURAOUI, art. préc., RTD 1993, spéc., p. 132 et s.

180 Pour une étude détaillée de cette question, V. K. MEZIOU, Le régime de la communauté des biens entre époux, art. préc., spéc. p. 455 et s.

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communauté. L’injustice est flagrante aussi du fait de la consécration partielle de la théorie dite des récompenses. En effet, alors que la loi181 oblige l’époux qui utilise des revenus ou des fonds communs en vue de l’extension ou de l’amélioration de l’état d’un immeuble qui lui est propre à rembourser les sommes qu’il a ôtées des fonds communs, pire fait tomber le bien dans la communauté lorsque la valeur de l’extension ou de l’amélioration dépasse la valeur initiale de l’immeuble propre, elle ne prévoit rien dans le cas contraire : l’utilisation de fonds propres pour améliorer le bien commun ne donnerait-elle pas lieu à remboursement ? Le bien qui tombe dans la communauté, peut-il l’être sans aucune indemnisation à l’époux concerné182 ? Des questions sur lesquelles le silence de la loi laisse perplexe : le juge devrait afin que le système ne soit pas injuste puiser dans les ressources de la théorie générale des obligations, puisque le droit spécial (la loi de 1998) garde le silence. La théorie de l’enrichissement sans cause permettrait une telle conséquence en indemnisant l’époux concerné. L’article 72 du COC dispose en effet que « celui qui, de bonne foi, a retiré un profit du travail ou de la chose d’autrui, sans une cause qui justifie ce profit, est tenu d’indemniser celui aux dépens duquel il s’est enrichi dans la mesure où il a profité de son fait ou de sa chose ». C’est à ce prix que la justice peut être réalisée, puisqu’en cas de dissolution de la communauté des biens183, le « partage du bien commun se fait par moitiés égales entre les époux et ce après le paiement des dettes ou consignation des sommes nécessaires à leur règlement » (art. 25)184.

Ce partage égal, surtout en cas de décès, est d’ailleurs le point sur lequel ont achoppé les réformes précédentes185. En cas de décès de l’un des époux une confusion régnait dans les esprits : ne porte-on pas atteinte en partageant de manière égale les biens communs aux règles successorales, qui demeurent fortement inégalitaires186 : la réponse par la négative

181 Art. 12 de la loi de 1998. 182 Cf. dans le sens affirmatif, mais très critique à l’égard de cette loi : K. MEZIOU, Le régime

de la communauté des biens entre époux, art. préc., spéc. p. 457. 183 L’article 18 de la loi de 1998 dispose : « La communauté des biens est dissoute par : - Le

décès de l’un des époux ; - Le divorce ; - La disparition de l’un d’eux ; - La séparation judiciaire de leurs biens ; - L’accord des deux parties ».

184 Cet article est considéré par la doctrine comme un article impératif. Aussi, toute clause de partage inégal est réputée non écrite. V. en ce sens, K. MEZIOU, Le régime de la communauté des biens entre époux, art. préc., spéc. p. 450. V. contra. En droit algérien, l’art. 37 al. 2ème de l’ordonnance de 2005, cité supra.

185 Supra. 186 Pour une critique du caractère inégalitaire du droit successoral tunisien et un plaidoyer en

faveur de son évolution afin notamment de réaliser une égalité entre les sexes, v. l’ouvrage de A. MEZGHANI et K. MEZIOU-DORAÏ, L’égalité entre hommes et femmes en droit successoral, Tunis, Sud éditions, 2006.

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s’impose, on l’a déjà argumentée. Mais cela nous renvoie en vérité à la question fort délicate de la succession entre époux.

Ici l’inégalité demeure flagrante : époux et épouse sont des héritiers réservataires dans leurs successions réciproques. Mais la part du mari dans la succession de son épouse est une part double, par rapport à celle réservée à l’épouse dans la succession de son mari187. Ici la question dépasse largement le champ des relations entre époux, puisqu’il ne s’agit que d’une des facettes du privilège de masculinité en matière d’héritage, qui veut entre autres que la personne de sexe masculin, et à même vocation successorale, hérite du double de celui qu’hérite la personne de sexe féminin188. Là on se rapproche d’un domaine où le législateur et en dépit des appels incessants de la doctrine189 et de la société civile190 n’intervient, en suivant le discours de Portalis, que d’une main tremblante !

187 Cf. art. 101 du CSP : « Deux cas se présentent pour le mari : 1) il a droit à la moitié en cas d’absence de descendants de l’épouse et de descendants du

fils, même s’ils sont d’un degré inférieur. 2) Il a droit au quart en présence de descendants de l’épouse ou de descendants du fils,

même s’ils sont d’un degré inférieur. » Cf. art. 102 du CSP : « Deux cas se présentent quand il y a une ou plusieurs épouses : 3) Le quart est attribué à une ou plusieurs épouses en cas d’absence de descendants du mari

et de descendants du fils, même s’ils sont d’un degré inférieur. 4) Le huitième seulement leur est attribué en présence de descendants du mari ou de

descendants du fils, même s’ils sont d’un degré inférieur. » 188 Cf. supra. Un autre problème fondamental risque de se poser en ce qui concerne la

succession entre conjoints : l’épouse (l’époux), peut elle (il) hériter de son mari (épouse) lorsqu’elle (il) n’est pas musulman(e ) ?. A une première jurisprudence qui interprète de manière large l’article 88 du CSP en ajoutant aux causes d’indignité successorale prévues par ce texte la différence de religions, on a assisté à un revirement de la jurisprudence qui refuse de considérer le Droit musulman comme une source formelle du Droit tunisien et qui se limite de ce fait aux causes prévues par le CSP, parmi lesquelles, il n’y a pas la différence de religions. Sur cette jurisprudence, cf. Sana BEN ACHOUR, « Figures de l’altérité A propos de l’héritage du conjoint ‘‘non musulman’’ », Mélanges offerts au Professeur Sassi Ben Halima, Mouvements du Droit contemporain, CPU, 2005 p. 823 et s. Souhayma BEN ACHOUR, note sous Cour d’appel de Tunis, Ch. civ., 6 janv. 2004, aff. n° 120 ; Cour cass. tunisienne, Ch. civ., 20 déc. 2004, aff. n° 3843.2004, JDI, n° 4/2005, p. 1193 et s. V. aussi, la note de A. MEZGHANI, sous T.P.I. Tunis, 18 mai 2000, n° 7602, RTD, 2002, p. 247 (en arabe). Dernièrement la Cour de cassation est revenue à son ancienne position et intègre dans l’interprétation de l’article 88 CSP, qui ne prévoit que l’homicide volontaire parmi les causes d’indignité successorale, les empêchements prévus par le Droit musulman, et en particulier la différence de religions. V. cette position in Cour de cassation, 8ème Ch. civ. arrêt n° 9658.2005, du 8 juin 2006 inédit. Cour de cassation, 4ème Ch. civ. arrêt n°4487.2006, du 16 janv. 2007 inédit.

189 Cf. l’ouvrage de A. MEZGHANI et K. MEZIOU-DORAÏ, op. cit. V. aussi, K. MEZIOU, Approche iconoclaste, art. préc. ; V. déjà T. EL HADDAD, Notre femme dans la Shari’a et la société, Tunis, 1930, réédité par la MTE, Tunis 1978 (en arabe). V. sur la société tunisienne à l’époque de T. El Haddad, A. BEN KHALED, Eclairages sur la Société tunisienne à l’époque de T. Haddad, MTE, Tunis 1979 (en arabe).

TP 190 PT V. en dernier lieu, AFTURD, ATDF, « 15 arguments de plaidoyer pour l’égalité successorale entre les sexes », Cinquantième anniversaire du CSP, 13 août 1956-13 août 2006, Tunis 13 août 2006.

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L. CHEDLY : LES RELATIONS PÉCUNIAIRES ENTRE ÉPOUX 593

CONCLUSION A l’issue de cette analyse, on ne peut que réitérer ce qu’on a affirmé dès

le début : le Code du statut personnel est le texte fondamental de la Tunisie moderne. Aussi, il est tout à fait normal qu’on fête son cinquantenaire et qu’on ressente une grande fierté d’appartenir à la seule nation musulmane qui a su sans renier sa tradition s’engager fortement dans la modernité en matière familiale191. Affirmer cela et le ressentir profondément ne doit pas conduire à sacraliser ce texte de droit positif et à le figer : ne pas trahir l’esprit du Code, c’est nécessairement le concevoir comme un texte susceptible d’évoluer… qui doit évoluer.

L’égalité n’est pas un mirage, c’est un « chantier » permanent192. Dans le Code du statut personnel, les relations pécuniaires entre époux restent en dépit des modifications et des évolutions indéniables toujours inégalitaires193. Les nouveaux droits marocain et, dans une mesure moindre, algérien, et en dépit de leur classicisme en général, consacrent certaines règles moins inégalitaires que le droit tunisien en ce qui concerne les relations pécuniaires au sein du couple, et en particulier concernant les charges de la famille194. Les textes tunisiens reflètent en réalité deux images superposées de la famille tunisienne : une image en « toile de fond » d’une famille patriarcale, hiérarchisée et inégalitaire ; alors qu’à « la surface » on voit apparaître une famille associative, participative et égalitaire. Il est de ce fait normal que l’image de surface, introduite par les modifications successives du Code, coexistant avec l’image de fond, la visibilité devient difficile, les incohérences apparaissent et chacun peut trouver dans le texte ce qui justifie sa vision de la famille… Espérons que cet état ne sera qu’une transition, qu’un intermède. Espérons que cet intermède ne pérennise pas, et que l’évolution se fera dans le bon sens, celui de la modernité !

191 Contrairement à la Turquie où l’engagement dans la modernité s’est fait par un reniement

de la tradition. V. en ce sens, la comparaison des œuvres réformatrices de Habib Bourguiba et de Mustapha Kemal Ataturk in L. HEJJI, Bourguiba et l’Islam, Tunis, Sud éd., 2004, spéc. pp. 29-43 (en arabe).

192 Image empruntée à Sana BEN ACHOUR, « Les chantiers de l’égalité au Maghreb », in Mélanges offerts au Doyen Sadok Belaïd, CPU 2004, p. 135 et s.

193 V. sur l’évolution du droit de la famille de manière générale, F. EZZARHA BEN MAHMOUD, « L’évolution du droit de la famille à travers le Code du statut personnel » in RJL, n°3, 2006, n° spécial à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance, p. 23 et s (en arabe).

194 Supra.