16
JEAN-BAPTISTE DUROSELLE LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » La seule circonstance consolante, lors du triste mois de septembre 1939, avait été de voir l'Italie, malgré son alliance offensive avec l'Allemagne, le « pacte d'acier » du 22 mai 1939, refuser d'entrer dans la guerre à ses côtés. Cette non-belligérance permit à Gamelin de ramener vers le nord-est la plupart des divisions défendant les Alpes, et elle éveilla bien des espoirs. Une Italie attirée par ce que Ciano appelait la « grasse neutralité » ? Une Italie outrée par l'entrée en guerre prématurée de son alliée ? Et, pourquoi pas, une Italie se préparant lentement, comme en 1914-1915, à changer de camp et à rejoindre la coalition alliée ? Notre propos, ici, n'est pas de suivre ou de démêler les fluctuations du Duce, du parti fasciste, des ministres, de l'armée, de l'opinion italienne, mais d'examiner les réactions françaises. Quelle attitude fallait-il adopter à l'égard de cette puissance, moins redoutable à vrai dire que l'Allemagne nazie ? D'emblée, on constata en France l'existence de trois courants principaux. Le premier était celui des matamores : on présenterait à l'Italie un véritable ultimatum exigeant une attitude claire, faute de quoi, (septembre 1939 - 10 juin 1940) pouvait-on recuperer l'italie ?

LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD ... · DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » La seule circonstance consolante, lors du triste mois de septembre

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD ... · DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » La seule circonstance consolante, lors du triste mois de septembre

JEAN-BAPTISTE DUROSELLE

LES REVES ITALIENS

DE LA FRANCE

ET

LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS »

L a seule circonstance consolante, lors du triste mois de septembre 1939, avait été de voir l'Italie, malgré son alliance offensive avec l'Allemagne, le « pacte d'acier » du 22 mai 1939, refuser d'entrer dans la guerre à ses côtés. Cette non-belligérance permit à Gamelin de ramener vers le nord-est la plupart des divisions défendant les Alpes, et elle éveilla bien des espoirs. Une Italie attirée par ce que Ciano appelait la « grasse neutralité » ? Une Italie outrée par l'entrée en guerre prématurée de son alliée ? Et, pourquoi pas, une Italie se préparant lentement, comme en 1914-1915, à changer de camp et à rejoindre la coalition alliée ?

Notre propos, ici, n'est pas de suivre ou de démêler les fluctuations du Duce, du parti fasciste, des ministres, de l'armée, de l'opinion italienne, mais d'examiner les réactions françaises. Quelle attitude fallait-il adopter à l'égard de cette puissance, moins redoutable à vrai dire que l'Allemagne nazie ? D'emblée, on constata en France l'existence de trois courants principaux. Le premier était celui des matamores : on présenterait à l'Italie un véritable ultimatum exigeant une attitude claire, faute de quoi,

(septembre 1939 - 10 juin 1940)

pouvait-on recuperer l'italie ?

Page 2: LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD ... · DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » La seule circonstance consolante, lors du triste mois de septembre

320 LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE

on l'attaquerait. Le second, à l'autre extrême, était celui des apai-seurs. Il fallait « acheter » la neutralité de l'Italie. Celle-ci ne se contenterait pas de bonnes paroles, ni même d'un fructueux com­merce. Il fallait envisager de lui céder des territoires. Entre les deux, i l existait une troisième tendance, consistant à multiplier les amabilités, à attirer l'Italie de la « non-belligérance » — son attitude actuelle — vers une vraie « neutralité ». On se conten­terait d'épier toutes les réactions, favorables et défavorables, et de surveiller en particulier l'attitude du Duce. On chercherait à provoquer une négociation, en envoyant au besoin un plénipo­tentiaire choisi parmi les grands italophiles de la classe politique française.

L a ligne dure est décelable dès la fin du mois d'août, au Quai d'Orsay. L'idée serait d'exiger de Mussolini des « garanties de neutralité», telles que l'entrée de troupes yougoslaves dans une partie de l'Albanie, une occupation massive de Salonique par les Alliés. Nous verrons dans un prochain chapitre que les Turcs poussaient à une telle action. « Je mets Rachat et Hoppe-not, écrit le colonel de Villelume à la date du 29 août, en garde contre ces suggestions et contre l'opinion d'après laquelle l'hosti­lité ouverte de l'Italie serait préférable à sa neutralité malveil­lante. Je leur dis notamment que le théâtre d'opérations des Alpes n'est ouvert que du 15 juin au 15 septembre et qu'il nous faudrait deux étés pour atteindre Turin, en supposant — ce qui n'est pas le cas — que nous ayons les effectifs nécessaires. » Rochat, directeur adjoint des Affaires politiques, et Hoppenot, sous-directeur d'Europe, faisaient partie des principaux fidèles du secrétaire général, Alexis Léger.

Qu'en pensait celui-ci ? Comme i l n'écrivait jamais rien, ce n'est que par des on-dit que sa position nous est perceptible. Le chef adjoint de son cabinet, le diplomate Etienne de Croy, et un autre de ses collaborateurs, Sainte-Suzanne, déjeunèrent le 30 août avec l'omniprésent Villelume. Croy, écrit celui-ci, me confie que" Léger « juge possible de disloquer l'Axe en offrant à l'Italie les anciennes colonies allemandes. Mais il estime que, si ce projet échoue, il faudra mettre le gouvernement de Rome au pied du mur. Comme Massigli, il préfère en effet l'hostilité décla­rée de Mussolini à sa neutralité malveillante. Son principal argu­ment est que l'entrée en guerre de l'Italie provoquera automati-

Page 3: LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD ... · DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » La seule circonstance consolante, lors du triste mois de septembre

ET LE «COUP DE POIGNARD DANS LE DOS» 321

quement celle de la Turquie et d'autres pays de l'Est ». Autre­ment dit, Léger serait favorable à l'utilisation successive de la carotte et du bâton.

La position du Quai d'Orsay s'est peut-être adoucie dès le 1 e r septembre. Une note à cette date, non signée, et qui se trouve dans les papiers Rochat, transformait l'idée d'ultimatum en celle de démarche amicale, coordonnée entre la France et l'Angle­terre. « Le gouvernement italien voudra bien comprendre que nous ayons le souci de nous assurer de ses dispositions », afin de « ne pas nous tromper sur les conceptions générales et sur les positions morales où nous pensons pouvoir rejoindre l'Italie ». Moyennant quoi on examinerait « avec le gouvernement de Rome quelles pourraient être, dès maintenant, les possibilités particu­lières qui pourraient être ouvertes à l'Italie ».

On sait que, le 31 août, Mussolini avait proposé une confé­rence pour régler le problème polonais, et que les 1 e r et 2 septem­bre, le ministre français des Affaires étrangères Georges Bonnet, partisan de la paix à tout prix, s'était raccroché à ce fragile espoir. C'est Georges Bonnet, sur le point de quitter le Quai d'Orsay, que l'ambassadeur italien Guariglia mit en garde contre la poli­tique « dure », qu'il croyait originaire de Grande-Bretagne. Celle-ci aurait « fait pression sur le gouvernement français pour provoquer une déclaration nette sur l'attitude politique et mili­taire de l'Italie, assurant que l'entrée immédiate de l'Italie dans la guerre était préférable à une neutralité suspecte ».

Il semble qu'en Angleterre aussi avaient existé des groupes de « d u r s » et de « m o u s » . Oliver Harvey, secrétaire de Lord Halifax, les mentionne à la date du 8 septembre. Mais dès le 6, il nous dit également qu'Halifax restait enclin à une attitude prudente. C'est, d'ailleurs vers la prudence à l'égard de l'Italie que, dès le 4 septembre, s'orientèrent et Gamelin, et Léger. Dès le premier Conseil suprême interallié, du 12 septembre, Daladier et Chamberlain rivalisèrent d'optimisme et de modération. « Tou­tes nos informations, dit Daladier, nous encouragent à pousser l'Italie à rester neutre.» «Il faut, dit Chamberlain, donner à l'Italie tout ce dont elle a besoin, mais pas davantage. » Selon le procès-verbal anglais, il ajouta : « // n'est pas inconcevable qu'elle puisse un jour se trouver du côté allié. » Et Daladier

3

Page 4: LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD ... · DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » La seule circonstance consolante, lors du triste mois de septembre

322 LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE

exprima son accord. Même note lors du conseil du 22 septembre. Nous y reviendrons à propos de Salonique.

L a politique « dure » était donc enterrée. Elle affleurera, de temps en temps, dans certains propos. Par exemple, le président du Sénat, Jeanneney, le 16 septembre, dans une conversation avec le président Lebrun, se lança dans une violente sortie contre l'Italie, « ignominieuse envers nous depuis un an, matamore insul­tant, puis en attente héroïque du moment où se déterminera le vaincu présumable pour se porter au secours du vainqueur... J'ai­merais qu'on la contraigne à prendre parti plutôt que de lui laisser bénévolement le choix du jour, du mode et du lieu de son intervention ».

Le même 16 septembre, Ciano reçut l'ambassadeur de France, François-Poncet, qui avait séjourné à Paris du 11 au 15. « Parmi les erreurs fatales, le comte Ciano a cité celle qui consis­terait à vouloir mettre l'Italie au pied du mur, à la forcer à se déclarer amie ou ennemie. » François-Poncet lui donna tous apai­sements.

Dans son exposé à Lebrun, Jeanneney avait évoqué Laval, « avocat passionné » de l'Italie au Sénat. L'Italie disposait d'un autre avocat passionné, Anatole de Monzie, ministre des Travaux publics, grand ami de l'ambassadeur Guariglia. Laval et de Mon­zie, chacun de son côté, rêvaient d'aller à Rome conclure avec les Italiens un vaste marché, où la France ferait toutes les conces­sions nécessaires. L'histoire de ce clan des « mous » ne se termine pas là. Notons que Ciano déclara à François-Poncet, le même 16 septembre : « Une erreur non moins grave serait... l'envoi en Italie de personnalités politiques voyantes, affichant bruyamment l'intention de négocier. »

L'attitude modérée, attentiste, l'emporta donc, face à ces deux extrêmes. François-Poncet en fut l'agent le plus actif. Dès le 11 septembre, François-Poncet décrivit à Villelume la méthode qu'il comptait suivre et suivra fidèlement, avec des alternatives d'optimisme et de pessimisme : « Favoriser discrètement, sans rien brusquer, l'évolution qui se produit actuellement dans les esprits !... Nous garder de demander des gages... Nous abstenir d'aller à Salonique. Mais il est non moins important de ne pas tomber dans l'excès inverse. Toute offre de pourboire serait dédai­gneusement rejetée. »

Page 5: LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD ... · DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » La seule circonstance consolante, lors du triste mois de septembre

ET LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » 323

LA PASSION MUSSOLINIENNE PLUS FORTE QUE L'ECONOMIE (OCTOBRE 1939 - MAI 1940)

A la fin de septembre 1939, les Alliés s'étaient à peu près rassurés sur le comportement de l'Italie dans les prochains mois. Certes, elle affirmait qu'elle n'était pas «neutre», mais «non belligérante ». Mussolini ne cachait pas ses préférences. Il s'était senti effroyablement vexé de ne pouvoir entrer en guerre aux côtés de son partenaire, et fort mécontent du rapprochement germano-soviétique. Mais dans l'ensemble, i l croyait à la victoire de Hitler et songeait à participer au partage des dépouilles. A u surplus, il estimait son honneur engagé et ne voulait à aucun prix que se renouvelât le « tour de valse » de 1915.

A partir de novembre, un projet français d'expédition à Salonique — qui risquait de tout perturber — ayant été aban­donné, on peut constater, avec une certaine stupeur, que pendant cinq mois le Conseil suprême interallié étudié jusqu'à fin avril par François Bédarida ne discuta pas des affaires italiennes. A la séance du 27 novembre, sur un compte rendu de dix-neuf pages, le mot Italie n'apparaît qu'une fois. A celle du 19 décembre, Chamberlain évoque l'Italie pour affirmer son opposition à toute opération balkanique qui se ferait à son. insu. A la séance du 5 février comme à celle du 28 mars, le mot Italie ne figure pas une seule fois dans les procès-verbaux. A celle du 9 avril, une demi-page sur dix-huit lui est consacrée.

Pour nous en tenir à l'attitude française, i l va de soi que la correspondance diplomatique entre Paris et Rome nous tient jour après jour au courant. L'ambassadeur italien à Paris, Raffaele Guariglia, souhaitait évidemment, comme son ministre Ciano, le maintien de la neutralité italienne. Mais, comme le dit Ciano à l'ambassadeur de France, André François-Poncet, « je n'existe que par Mussolini, et pour lui ».

Nous avons vu que l'ambassadeur de France était moins bien accueilli à Rome qu'à Berlin, et qu'il en souffrait visible­ment. Mussolini ne le reçut pas une seule fois. Bien plus, le voyant s'approcher de lui, lors d'une réception, i l lui tourna ostensiblement le dos. François-Poncet se consolait auprès de Ciano, qu'il voyait assez souvent (selon le Journal de Ciano

Page 6: LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD ... · DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » La seule circonstance consolante, lors du triste mois de septembre

324 LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE

six fois en septembre, trois fois en octobre, une fois en novembre, quatre fois en décembre, trois fois en janvier, une fois en février, trois fois en mars, deux fois en avril). C'est un peu moins d'entre­tiens avec le ministre italien que n'en avait son collègue anglais Sir Percy Loraine. De cela, et de ses observations, François-Poncet tirait une masse énorme de télégrammes et de dépêches qui submergeaient littéralement le Quai d'Orsay (à peu près six mille télégrammes pour l'année 1939). A u moins savons-nous par les papiers Rochat que celui-ci, travailleur infatigable, lisait l'essentiel. De même Hoppenot, sous-directeur d'Europe.

On peut décrire ainsi, jusqu'à la fin d'avril 1940, l'évolution de François-Poncet.

Jusqu'au 17 janvier 1940, l'ambassadeur se montra opti­miste. Parfaitement conscient de la passion mussolinienne pour Hitler, sans cesse irrité par la presse, il tirait son réconfort de l'opinion globale et de l'amabilité que lui témoignait Ciano. Lucidement, il nota que « le dictateur fasciste » n'avait pas hésité à « copier le nazisme dans l'adoption de mesures telles que la persécution antisémite et l'adoption du pas de l'oie, mesures qui furent, l'une et l'autre, nettement impopulaires ». Pouvait-on « renverser la vapeur » ?

Visiblement, François-Poncet s'attachait à Ciano. Le 9 novembre, celui-ci lui parla longuement de choses et d'autres, notamment de la dent qu'il venait de se faire arracher et de l'attentat manqué contre Hitler. « Les petites choses, chez le comte Ciano, se mêlent aux grandes et sa conversation en retire quelque chose d'humain et de naturel qui n'est pas sans charme. » Avec lui, les entretiens se déroulaient longuement, sans hâte ni tension. « Venez me voir aussi souvent que possible, lui dit le ministre. L'essentiel est que les journaux n'en parlent pas. » « Liberté de ton, familiarité, cordialité » : le gendre consolait François-Poncet du beau-père.

François-Poncet ne renonçait donc pas à l'espoir d'un revi­rement italien. S'appuyant sur une conversation du Duce avec un journaliste français, le 8 décembre, il entrevoyait une « récon­ciliation » fondée sur le fait que, détestant l'hégémonie anglaise, l'Italie ne concevait pas davantage une hégémonie allemande. L a France devait se montrer calme, et rester « dans le purgatoire ». « Soyons patients. Notre meilleur allié dans la Péninsule, c'est [...] le peuple lui-même» (souligné par Rochat).

Page 7: LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD ... · DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » La seule circonstance consolante, lors du triste mois de septembre

ET LE «COUP DE POIGNARD DANS LE DOS» 325

Brusquement, l'optimisme de l'ambassadeur fit place au pes­simisme lorsque le nouveau secrétaire du parti fasciste Ettore Muti, successeur de Starace, fit le 17 janvier une communica­tion aux hiérarques fascistes. Il y dit qu'il ne fallait pas « s'endor­mir dans l'illusion... L'Italie fasciste peut se trouver à n'importe quel moment dans la nécessité et le devoir de prendre les armes ». Le 19, François-Poncet interrogea Ciano sur la portée de ce discours. Ciano ne lui cacha pas que l'inspirateur en était Musso­lini. Mais « // m'a surtout assuré, avec beaucoup d'insistance, que la politique de l'Italie ne changeait pas [... ] Je ne puis pas tout vous dire, a-t-il ajouté... mais ce que je vous dis, vous pouvez le croire». Conclusion de l'ambassadeur: ne soyons pas dupes! « On pense aussi combien se trompent, malgré tous les conseils qu'on leur prodigue, ceux de nos compatriotes qui multiplient les flatteries et les éloges bruyants à l'adresse de l'Italie fasciste. » Finalement, François-Poncet se rassura lorsque le 28 janvier. Ciano, au cours d'un entretien « long et familier », où « il m'a répondu avec sa gentillesse habituelle et une franchise qui ne semblait pas feinte », prit l'engagement suivant : « Vous pouvez, vous fier à moi... Si je savais qu'un revirement de notre attitude dût se produire, ou si seulement j'avais des doutes à ce propos, je vous le dirais... je ne vous tromperai jamais. »

Telle resta, jusqu'à la fin de mars l'attitude de François-Poncet.

Mais on décelait d'autres attitudes chez les responsables et les « importants ». Il y avait d'abord les « pro-italiens » en quel­que sorte professionnels : Anatole de Monzie, Pierre Laval, Paul Baudouin. Monzie, ministre des Travaux publics, estimait que l'Angleterre, et les anglophiles du Quai d'Orsay, son grand ennemi Alexis Léger en tête, constituaient le principal obstacle à un rap­prochement franco-italien. « A travers tous les défaut de son tempérament, écrit l'ambassadeur italien, de Monzie a été le seul qui en France a toujours regardé vers l'Italie, dans toutes les périodes les plus dures de nos rapports politiques, le seul dont, en ce moment nous pouvons attendre quelque chose de concret. » Lorsque Paul Reynaud, leader des « durs », prit le pouvoir le 22 mars 1940, l'argument qu'il donna à de Monzie pour le garder dans son gouvernement fut la nécessité de donner confiance à l'Italie.

Page 8: LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD ... · DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » La seule circonstance consolante, lors du triste mois de septembre

326 LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE

Pour Pierre Laval, la situation était tout autre. Silencieux de 1936 à septembre 1939, il essayait de rentrer en scène de façon spectaculaire. L'Italie lui apparaissait comme le levier de cette restauration. N'avait-il pas signé les accords de Rome en janvier 1935 ? Il oubliait qu'en décembre de la même année, il avait pratiquement traité Mussolini de menteur, à propos des « mains libres » qu'il lui aurait accordées en Ethiopie. Pacifiste de tempérament, il rêvait de mener une grande mission de récon­ciliation à Rome, d'où il déclencherait une vaste manœuvre de paix. Le 14 décembre, après avoir ouvert son cœur au journaliste italien Giobbe, il fut reçu par Guariglia. Son plan serait de provo­quer une initiative italienne. L'Italie proposerait un plan de reconstruction de l'Europe selon les principes fascistes : fédérée, anticommuniste. La France s'y rallierait. Les Anglais s'y rési­gneraient. Quant à Hitler, ou bien il accepterait, et ce serait la paix, ou bien il se trouverait face à une vaste union italo-franco-anglaise. Laval affirma qu'il aurait l'appui de Roosevelt. Il le tenait du général de Chambrun, descendant de La Fayette, oncle de son gendre. Le prince Otto de Habsbourg donnait son accord. Laval songeait à aller lui-même en discuter avec Mussolini. Gua­riglia ne lui cacha pas un instant que l'Italie était peu tentée par un plan qui risquerait de la séparer de l'Allemagne. Si la France voulait faire quelque chose, que cela vienne du gouvernement, et non d'une « inutile et dangereuse mission » de Laval en Italie.

Quant à Baudouin, grand ami de Monzie, le diplomate Chau-vel l'accuse d'être « pro-fasciste ». Il se serait rendu à Rome en janvier 1940, et François-Poncet demanda pour lui une audience à Ciano. Notons qu'il n'y a pas trace d'une rencontre dans les Carnets du ministre italien.

Monzie, Baudouin, François-Poncet et quelques autres étaient activement mêlés à un autre type de relations franco-italiennes.

Ne pouvait-on encourager l'Italie à pratiquer une « grasse neutralité » par une intensification des échanges commerciaux ? L'étude de cette affaire a été faite par Pierre Guillen, professeur à l'université de Grenoble. Je me contente ici d'en résumer les aspects.

Après une période où les relations commerciales ne cessaient de se dégrader, la tendance se renversa en septembre 1939, alors

Page 9: LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD ... · DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » La seule circonstance consolante, lors du triste mois de septembre

ET LE «COUP DE POIGNARD DANS LE DOS» 327

qu'on observait un relâchement des relations économiques ger­mano-italiennes. L'Allemagne ne réglant pas ses dettes de clea­ring, l'Italie lui refusait tout nouveau crédit. Outre les relations entre François-Poncet et le ministre des Echanges et des Devises, d'Agostino, la responsabilité appartient surtout à la commission mixte franco-italienne, créée en avril 1936. Le président italien était Amedeo Giannini, directeur des Affaires commerciales au ministère des Affaires étrangères, le président français Hervé Alphand, directeur des accords commerciaux au ministère du Commerce et de l'Industrie. Tous deux se rencontrèrent les 14 et 15 septembre à San Remo et mirent au point une importante convention. Les deux pays s'engageaient à faciliter le commerce de leurs produits et de ceux venant des pays tiers, par voie ferrée ou par mer. L'Italie s'engageait à ne pas réexporter vers l 'Alle­magne. Elle réserverait à la France 300 à 500 000 tonnes de navires, ferait parvenir par terre les produits inscrits comme contrebande de guerre, fournirait à la France des matières pre­mières (notamment soie, mercure, pyrites, soufre), de l'alumi­nium, des wagons et bateaux-citernes, des moteurs d'avions, payables en dollars, en nature, et par prélèvements mensuels sur les créances françaises arriérées. La France fournirait des matières premières et des produits semi-finis, ainsi que des pro­duits venant de ses colonies. L'Italie proposait de racheter les navires allemands bloqués dans ses ports — ce qui suscita quel­ques réticences britanniques.

Guillen a parfaitement montré l'évolution, sous le contrôle de la commission mixte, de ces divers échanges. Le 6 mars 1940, François-Poncet et Giannini signèrent un nouvel accord commer­cial, qui allait rester en vigueur jusqu'au 10 juin 1940.

Le système fonctionna surtout en faveur de l'Italie, qui béné­ficiait d'une monnaie surévaluée, et dont les ressortissants avaient tendance à liquider leurs investissements en France. L'Angleterre menait une politique analogue — que nous n'avons pas à étudier ici. Français et Anglais essayaient « d'empêcher l'Italie de jouer le rôle d'entrepôt pour le commerce allemand » (P. Guillen). Mais la France en guerre en tirait aussi des avantages. Par l'Italie, elle recevait des produits alimentaires et du bois de Hongrie, de Roumanie et de Bulgarie. Les discussions entre divers ministères, et notamment celui de l'Armement, aboutissaient à l'espoir d'achats « massifs » qui, malgré les préférences politiques de

Page 10: LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD ... · DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » La seule circonstance consolante, lors du triste mois de septembre

328 LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE

Mussolini, pourraient être des armes. Un adjoint d'Alphand, l'inspecteur des Finances Guillaume Guindey, obtint en octobre 1939 une tranche de commandes d'un milliard de lires. En février 1940, le chiffre atteignait 4,3 milliards de francs.

Ainsi l'Italie fabriqua-t-elle pour la France, selon un état du 23 avril 1940 cité par Guillen, pour un milliard de francs d'avions, pour 664 millions de munitions, pour 457 millions de camions Fiat, pour 381 millions de navires de guerre, pour 300 millions de produits pétroliers. L'Italie devrait notamment livrer à la France 500 avions avec pièces de rechange. « Pour sauver les apparences vis-à-vis de l'Allemagne, il avait été convenu, à la demande des Italiens, que les constructeurs italiens concluraient des contrats non avec le gouvernement français, mais avec une société acheteuse portugaise Aereo Portugesa, laquelle déléguerait à Air France tout pouvoir pour la repré­senter » (Guillen).

Cette affaire est intéressante, car elle montre à quel point les fructueuses affaires que menait l'Italie étaient indépendantes des vastes plans de Mussolini. Affirmant hautement sa « non-belligérance » favorable à l'Allemagne, le Duce laissa livrer à la France un important matériel de guerre. C'est le 24 mai seule­ment qu'il ordonnera l'arrêt des exportations d'armements. Ainsi, malgré les espoirs de nombreux Français, l'intensification du commerce entre les deux pays ne freina nullement la marche de l'Italie vers la guerre.

Lorsque Paul Reynaud arriva au pouvoir, le 22 mars 1940, un événement considérable venait de se produire. Le 18, Musso­lini avait rencontré Hitler au col du Brenner. Nous connaissons aujourd'hui les propos qui s'y sont tenus, et nous savons qu'à dater de ce jour, le Duce était décidé à entrer prochainement dans le conflit. Qu'en savait-on alors en France ? Selon Corbin, « // ne paraît pas douteux que Mussolini ne mise maintenant tout à fait sur la chance allemande et n'envisage de plus en plus sérieusement de participer activement à la guerre aux côtés du Reich ». François-Poncet était moins pessimiste. Dans un long télégramme du 25 mars, il évoquait les trois politiques possibles : mettre Mussolini en demeure de se prononcer, comme on y avait parfois songé ? Cela risquerait de l'irriter. « Seconder le sentiment public italien » hostile à Hitler ? C'est ce que nous faisons depuis

Page 11: LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD ... · DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » La seule circonstance consolante, lors du triste mois de septembre

ET LE «COUP DE POIGNARD DANS LE DOS» 329

le 1 e r septembre. « Forcer cette barrière, placer le Duce en face d'une proposition concrète ? » « N'est-il pas trop tard, après la rencontre du Brenner, pour prendre une pareille et si dangereuse initiative ? Des personnalités comme celles du pape et du maré­chal Balbo ne le pensent pas. »

Ainsi François-Poncet commençait-il à songer à une offre de « compensations », qui permettrait d'acheter en quelque sorte la neutralité italienne.

A la fin d'avril, le seul résultat de ces inquiétudes fut une lettre que Paul Reynaud, sur les conseils de Baudouin, écrivit à Mussolini le 22 avril. Cette lettre coïncide à peu près avec un long entretien entre Baudouin et Guariglia le 23 'avril. Paul Rey­naud, dit le sous-secrétaire d'Etat, est un « homq novus » en ce qui concerne l'Italie. N'est-ce pas l'occasion d'établir des rap­ports personnels et spéciaux entre lui et Mussolini ?

La lettre de Reynaud est écrite « au-dessus de tout protocole, comme à l'un de ces chefs, rares dans l'histoire, qui ont tenu dans leurs mains le sort de millions d'êtres humains ». Je ne cherche « ni à vous prier, ni à vous menacer ». Mais « peut-être aussi le destin n'est-il pas encore écrit ». Il y a peut-être d'autres moyens que la guerre. « Je crois dans la démocratie, vous croyez dans le fascisme. » Mais la glorieuse civilisation méditerranéenne repose sur nos deux pays. Autrement dit, le président du Conseil pro­pose une vaste négociation globale.

Mais on ne prenait pas Mussolini par les sentiments. Sa réponse du 26 avril (il avait reçu le 24 la lettre de Reynaud) fut incroyablement sèche et hautaine. Il déclina l'idée d'une rencon­tre. Il réaffirma « que l'Italie est et entend rester politiquement et militairement alliée à l'Allemagne [...]. Vos considérations sur les rapports entre la démocratie et le fascisme et sur la néces­sité d'un équilibre européen exigeraient un long discours qu'il n'y a pas lieu de faire ».

C'était là une « douche froide », comme le reconnut Paul Reynaud. A u Conseil suprême du 28 avril, il n'y fit pas allusion. Mais on y discuta longuement de l'éventualité d'une agression italienne contre la Yougoslavie ou la Grèce. Toutefois, François-Poncet restait optimiste. Et Chamberlain, qui trouvait l'attitude italienne des dernières semaines «provocante et insolente », esti­mait que Mussolini ne voulait probablement pas la guerre... à moins qu'il ne fût « tenté par des succès ou des apparences de

Page 12: LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD ... · DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » La seule circonstance consolante, lors du triste mois de septembre

330 LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE

succès». On évoqua quelques mesures militaires, et non l'offre de compensations suggérée par François-Poncet.

LE TELEGRAMME 946 ET LE «COUP DE POIGNARD DANS LE DOS»

Voici qu'au pire du désastre un nouveau nuage noir s'amon­celait. Tout donnait à penser que l'Italie mussolinienne se prépa­rait au partage des dépouilles. Le 17 mai, Corbin, ambassadeur de France à Londres, annonça que Churchill avait transmis un message personnel à Mussolini. Le 18 il fit état d'un télégramme d'Halifax à Rome. Le 19, i l apprit que la réponse de Mussolini était « d'une sécheresse calculée ». François-Poncet avait rencon­tré Ciano le 13 mai. Celui-ci lui dit que la situation « s'aggra­vait ». Il n'était pas certain que Mussolini eût pris sa décision. Le 22 mai, François-Poncet précisa que la mobilisation italienne était fixée aux premiers jours de juin. « Pour l'empêcher, dit-il, // faudrait que, d'ici là, fût engagée une action diplomatique de nature à utiliser certaines dispositions qui existeraient en haut lieu. »

C'est qu'à Paris un étrange projet prenait corps. Une étude détaillée nous a paru nécessaire car il s'en dégage l'impression que, dans un pays vaincu, les centres de décision se dissolvent.

Daladier, nouveau ministre des Affaires étrangères, était litté­ralement affolé. Anatole de Monzie, qui voyait sans cesse l'ambas­sadeur Guariglia, estimait qu'en proposant à l'Italie d'énormes concessions territoriales dans l'Empire, on pourrait parvenir à l'arrêter. Même si les Anglais refusaient d'y participer, on irait de l'avant. Le colonel de Villelume, d'accord avec le directeur du cabinet Leca, suggéra à Paul Reynaud et à Baudouin, sous-secrétaire d'Etat, le 26 mai, une « action à Rome en consentant les sacrifices nécessaires, si c'est encore possible ».

Paul Reynaud, et surtout le nouveau secrétaire général du Quai d'Orsay, Charles-Roux, ne partageaient pas cette opinion. Le 26 mai, Paul Reynaud fit un bref voyage à Londres accom­pagné de Villelume et Margerie. Il y rencontra Chamberlain, Halifax, Attlee et Eden. Ceux-ci lui dirent qu'à Rome, la veille, ils avaient fait des suggestions de négociations. Mais, lorsque le

Page 13: LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD ... · DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » La seule circonstance consolante, lors du triste mois de septembre

ET LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS 331

président français parla de concessions territoriales, Churchill se déclara hostile.

Néanmoins, le 27 mai à 11 heures, Charles-Roux apprit que Daladier était en train de préparer un document par lequel i l offrirait des territoires à l'Italie. Une note au crayon rouge sur son rapport manuscrit est ainsi libellée : « Nuit 27-28 mai. Io ces­sion côte des Somalis ; 2" rectification frontière lybienne [sic au lieu de libyenne] ; 3° cession territoriale très grande amplitude entre Hinterland de Lybie et côte congolaise ; 3" bis ou bien collaboration franco-tunisienne (voir projet). » Charles-Roux le mit en garde. « C'est une paix de vaincus. Ce sont des propos de vaincus. »

Le même jour, 27 mai, se déroulèrent quatre événements d'importance :

a) D'abord, Mussolini rejeta une médiation qu'avait offerte le président Roosevelt ;

b) Ensuite, François-Poncet rencontra Ciano. Celui-ci pensait « que les plus riches cadeaux ne changeraient pas aujourd'hui l'attitude de Mussolini. Mais visiblement il était curieux de savoir de quelle nature pourraient être ces cadeaux ». Selon Ciano, François-Poncet alla fort loin dans sa réponse : « Excluant la Corse, qui fait partie du corps même de la France, il a dit qu'on pourrait traiter pour la Tunisie et même pour l'Algérie. » Il recon­naît les fautes françaises « et rejette une grande partie des responsabilités sur Léger, qu'il déclare être un indi­vidu sinistre » ;

c) C'est à 19 heures que se produisit, ce même 27 mai, la capitulation du roi des Belges ;

d) Enfin, de 22 heures à minuit 20 se tint un Conseil des ministres. Weygand déclara que la capitula­tion belge aggravait la situation. Paul Reynaud fit part de ses conversations de Londres. Il y a deux récits de ce Conseil. L 'un d'Anatole de Monzie, l'autre du ministre de la Santé publique, Marcel Héraud. Selon Monzie, Daladier parla de Djibouti, du Tchad et d'une « manière de condominium en Tunisie ». Selon Héraud, il évoqua les suggestions de François-Poncet : « Ce serait le moyen de donner des arguments aux adversaires de la guerre en

Page 14: LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD ... · DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » La seule circonstance consolante, lors du triste mois de septembre

332 LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE

Italie. Cela retarderait peut-être d'un ou deux mois l'en­trée en guerre. » Daladier proposa une offre secrète, par un tiers. Monzie s'opposait à toute demande par inter­médiaire. « Roosevelt ? Le pape ? finis ! » Ybarnegaray suggéra alors Franco. Pétain, qui, on le sait, revenait d'Espagne, estimait qu'il n'accepterait pas. Pour Ybar­negaray : « Si je pensais qu'une cession de la Tunisie peut suffire à éviter l'intervention, j'en pleure, mais je l'accepte. » Et Frossard : « S'il y a huit ou neuf chances sur cent, il faut essayer... Je crois que la suggestion de Monzie doit être retenue. » Pour Paul Reynaud, « nos offres, si elles ne sont pas faites d'accord avec l'Angle­terre, n'ont que des chances infimes de réussir ». Et Marcel Héraud décrit ainsi le résultat de ce Conseil : « On conclut sans rien conclure expressément. Il semble que Daladier est autorisé à faire des propositions concrè­tes à l'Italie, mais par intermédiaire et sans se décou­vrir. »

Dans la nuit du 27 au 28, Monzie téléphona à Daladier pour le presser de faire une «suprême tentative». Daladier fit aussitôt rédiger un projet de télégramme pour Rome et pour Londres. Charles-Roux fut réveillé à 2 heures. On lui soumit le texte par téléphone. II partit pour le Quai et réunit Charvé-riat, Rochat, Lagarde, Hoppenot et Daridan. L'opinion de ces hauts fonctionnaires était peu favorable au projet du ministre. Aussi, à 4 heures du matin, il appela Daladier à son domicile et lui fit part de ses très fortes objections. De toute façon, dit-il, il faut en parler à Londres, « vu que le Soudan anglo-égyptien est limitrophe de notre cession territoriale ».

Charles-Roux rédigea alors une note extrêmement ferme, datée du 28 mai et soumise à 8 h 15 du matin à Paul Reynaud : « Le projet de télégramme à Londres ne mentionne qu'une communication de notre projet au gouvernement britannique et non une consultation sur ce projet. » L a réaction britannique peut être très vive et aller juqu'à « un retrait du concours aérien et naval [...] De toute façon, et quelle que soit la divergence des intérêts en cause, nous devons faire attention à ne pas nous aliéner VAngleterre pour peut-être ne rien gagner par ailleurs ». A 9 h 15, Paul Reynaud réunit chez lui Daladier et Charles-

Page 15: LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD ... · DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » La seule circonstance consolante, lors du triste mois de septembre

ET LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » 333

Roux. Il fut décidé : 1" d'envoyer le télégramme à Londres (sous les numéros 2138-2141) ; 2" mais de ne pas l'adresser à Rome (il était cependant tout prêt, et affecté du numéro 946). Le contenu était le même. Il s'agissait des trois concessions notées ci-dessus, avec l'alternative d'un condominium en Tunisie. Donc, on offrait à l'Italie un énorme morceau de l'Empire en échange simplement de sa neutralité. Il est difficile d'imaginer projet plus fantastique.

La journée du 28 mai se passa dans l'attente de la réponse des Anglais. Corbin télégraphia enfin à 23 h 50 et son télégramme arriva à minuit. Les Anglais étaient absolument hostiles à des propositions territoriales. Ils craignaient « que les offres ainsi faites n'aient un effet désastreux sur le moral du public en mon­trant à quelle extrémité nous nous trouvons réduits». D'ailleurs « Mussolini continue à croire qu'il sera plus amplement récom­pensé, même après une intervention tardive ».

Dans ces conditions le télégramme n" 946 ne fut pas envoyé à Rome. Une note de ce même 29 mai précisait : « Retirer du courrier de Rome le télégramme n° 946. » D'une autre écriture : « Fait. Supprimé dans le registre de Rome. Effacé dans le registre à Londres. Non inscrit au registre des courriers. Reliquat corrigé (quatre exemplaires) », et l'on télégraphia à Rome (n" 949) : « Veuillez considérer comme annulé faute d'emploi mon numéro 946. » Heureusement pour l'historien, Rochat a précieusement gardé un des exemplaires du numéro 946.

Ce même 28 mai, Ciano rencontra François-Poncet « terri­blement abattu ». Celui-ci, et pour cause, ne lui fit aucune pro­position.

Pourtant, le 29 au soir, Monzie revint à la charge. II igno­rait évidemment les détails, mais il pensait que seule l'Angleterre s'opposait à la proposition territoriale. Il s'agissait donc de convaincre Daladier qu'il fallait faire une démarche directe. Il ne savait pas que le 29 mai Charles-Roux avait écrit une nou­velle note, fermement hostile à des offres trop concrètes. Il ne fallait pas laisser supposer que nous sommes aux abois, « que nous mettons à l'encan notre empire colonial ». On ne devait pas communiquer le numéro 946 à François-Poncet.

Vers 19 heures donc, Monzie, accompagné de Serruys, fut reçu par Daladier. Nous avons de cette soirée un récit minutieux de Rochat. Monzie et Serruys préparèrent un nouveau projet de note qu'ils présentèrent à Chautemps. Us se rendirent ensuite

Page 16: LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD ... · DE LA FRANCE ET LE « COUP DE POIGNARD DANS LE DOS » La seule circonstance consolante, lors du triste mois de septembre

334 LES REVES ITALIENS DE LA FRANCE

chez Daladier. Le 30 mai à 11 h 30, Rochat présenta à Dala-dier une note de Charles-Roux. Daladier, circonvenu par Monzie et Serruys, s'emporta : « Le temps des parlotes est révolu... Nous sommes pris à la gorge par les événements... Quel que soit l'avis des Anglais, la décision doit être prise. » A 20 heures, Daladier téléphona à Guariglia, et le convoqua dans le quart d'heure sui­vant (Hoppenot a conservé les écoutes téléphoniques de cette soirée). Il allait lui remettre une note. C'est la victoire, pensait Monzie, qui téléphona au diplomate italien Landini : « Ils ont cédé. Ils ont cédé » (écoute téléphonique).

En fait, c'est Daladier qui avait cédé. La note qu'il remit à Guariglia était une « communication solennelle ». Il proposait une négociation sur les revendications italiennes, mais ne faisait aucune offre précise. Monzie, le 30 mai au soir, reçut Guariglia, lui affirma que le gouvernement français avait préparé des propo­sitions territoriales concrètes. Il n'osa tout de même pas dire lesquelles. La communication de Daladier n'était donc « qu'un premier stade ».

Mais, ce même jour, Ciano écrit dans son carnet cette phrase fatidique : « La décision est prise. Les dés sont jetés. Mussolini m'a remis ce matin le message par lequel il communiqua à Hitler notre entrée en guerre. » Il proposait le 5 juin. Hitler préféra le 11. C'est le 10 que Mussolini, du Palais de Venise, annoncera que « le vent de la guerre a soufflé sur l'Italie ». Le 10, convoqué et informé par Ciano, François-Poncet répondit : « C'est un coup de poignard à un homme déjà à terre... Les Allemands sont de durs maîtres, vous vous en apercevrez vous aussi. » Et Ciano conclut : « Je suis triste, très triste. »

J E A N - B A P T I S T E D U R O S E L L E de l'Institut

Ce texte est tiré d'un ouvrage du professeur J.-B. Duroselle qui est sur le point de sortir dans la collection « Politique étrangère de la France », qu'il dirige, et où il a déjà publié la Décadence 1932-1939, Paris, 1979, 568 p. (prix des Ambassadeurs 1979). Le nouveau volume est intitulé l'Abîme 1939-1944. On y trouvera l'ensemble de l'appareil critique que nous avons supprimé ici pour la commodité du lecteur. La source principale est constituée par les archives du Quai d'Orsay. Le livre est édité par l'Imprimerie nationale, 27, rue de la Convention, 75015 Paris.