18
P. RÉGINALD GARRIGOU-LAGRAN.GE, O. P. PROFESSEUR DE DOGUE À L*INSTITUT PONTIFICAL «ANGELICUM» MEMBRE DE L*ACADÉMIE DE S. THOMAS LES XXIV THÈSES THOMISTES POUR LE 30" ANNIVERSAIRE DE LEUR APPROBATION ROME «ANGELICUM>, SALITA DEL GRILLO 1 19 4 4

Les_XXIV_theses_thomistes_pour_le_30e_anniversaire_de_leur_approbation.pdf

Embed Size (px)

Citation preview

  • P. R G I N A L D G A R R I G O U - L A G R A N . G E , O . P. PROFESSEUR DE DOGUE L*INSTITUT PONTIFICAL ANGELICUM

    MEMBRE DE L*ACADMIE DE S. THOMAS

    LES XXIV THSES THOMISTES POUR LE 30" ANNIVERSAIRE

    DE L E U R A P P R O B A T I O N

    R O M E A N G E L I C U M > , SALITA DEL GRILLO 1

    1 9 4 4

  • bslLogo 2008

  • Extrait de la revue Angelicum *

    Vol. 21 (1944)

    ROMA SCUOLA TIPOGRAFICA PIO X - VIA DEGLI ETRUSCHI, 7-9

  • On se rappelle que S. S. Pie X par son Motu proprio du 29 Juin 1914 prescrivit que dans tous les cours de philo-sophie seraient enseigns les principia et pronuntiat maiora doctrinae S. Thomae et que dans les centres d'tudes tholo-giques la Somme thologique serait le livre de texte.

    L'origine des XXIV thses.

    Pie X voulait porter remde un tat de chose que le Cardinal Villeneuve a caractris ainsi dans la Revue de [U-niversit dOttava^ oct.-dc. 1936:

    Bien des auteurs, depuis Lon XIII, se sont efforcs non pas de se mettre d'accord avec saint Thomas, mais de le mettre, lui, d'accord avec leur propre enseignement. Ds lors on voulut tirer des crits du Docteur commun les consquences les plus opposes. D'o une incroyable confusion au sujet de sa doctrine, qui finissait par apparatre aux tudiants comme un amas de contradictions. Rien de plus injurieux que ce procd pour celui dont Lon XIII a crit: "La raison ne semble gure pouvoir s'lever plus haut".

    < On a t conduit ds lors dire que tous les points sur lesquels les philosophes catholiques ne sont pas unanimes, deviennent douteux. Finale-ment on a conclu, pour faire l'honneur saint Thomas de n'tre contredit par personne, qu'il fallait restreindre sa doctrine ce sur quoi tous les pen-seurs catholiques s'entendent. Ce qui se rduit ou peu prs a ce qui t dfini par l'glise et qu'il faut tenir pour garder la foi,,. Mais rduire ainsi la doctrine thomiste un ensemble amorphe et sans vertbres logiques de banales vrits, de postulats non analyss, non organiss par la raison, c'est cul-tiver un traditionalisme morne, sans substance et sans vie et aboutir, sinon d'une

  • 4 Fr. Rg. Garrigou-Lagrange, O. P.

    faon thorique et consciente, au moins en pratique, un fidisme vcu in actu exercito. De l le peu d'intrt vigilant, le peu de raction que provo-quent les thses les plus invraisemblables, en tous cas les plus antithomistes de leur nature mme.

    Une foi que le critre de la vrit se trouve pratiquement et de fait dans le nombre des auteurs cits pour et contre, cela dans le domaine o la raison peut et doit parvenir l'vidence intrinsque par recours aux prin-cipes premiers, c'est l'atrophie de la raison qui en rsulte, son engourdis-sement, son abdication. L'homme en vient se dispenser du regard de l'esprit; toutes les assertions restent sur le mme plan, celui d'une persuasion neutre, qui vient de la rumeur c o m m u n e . . . On pourra mettre cette abdication au compte d'une louable humilit ; de fait elle engendre le scepticisme philoso-phique de quelques uns, le scepticisme vcu de beaucoup d'autres dans les milieux o rgne un mysticisme de sensibilit et une creuse pit.

    D e l drivent des doutes mme sur la valeur des preuves classiques de l'existence de Dieu, en particulier sur le prin-cipe quidquid movetur ab alio movetur, et sur l'impossibilit d'aller l'infini dans la srie des causes actuellement et n-cessairement subordonnes; ce qui revient mettre en doute la valeur des cinq voies de Saint Thomas,

    S. S. Pie X se rendit compte de la gravit de la situation, et prescrivit donc le 29 juin 1914 qu'on enseignt lesprtncipza et pronuntiata maiom doctrinae S. T/iomae.

    Mais quels taient ces pronuntiata matoray s'il ne faillait pas s'en tenir quelques banales vrits de sens commun, qui permettent chacun d'interprter en son propre sens la doctrine du Docteur commun?

    Des thomistes, professeurs en divers Instituts, proposrent alors la S. Congrgation des tudes X X I V thses fonda-mentales. La S. Congrgation les examina, les soumit au Saint Pre et rpondit qu'elles contenaient les principes et les grands points de la doctrine du Saint Docteur (cf. Acta Apost Sedis VI, 383 ss.).

    Ensuite en fvrier 1916, aprs deux runions plnires, la S. Congrgation des tudes dcida que la Somme tholo-giqm doit tre le livre de texte pour la partie scolastique et que les X X I V thses doivent tre proposes comme des rgies sres de direction intellectuelle:

  • Les XXIV thses thomistes 5

    En 1917 le C o d e de droit canonique fut approuv et pro-mulgu par Benot X V , il y tait dit can. 1366, 2: c Philo-sophiae rationalis ac theologiae studia et alumnorum in his disciplinis institutionem professores omnino pertractent ad Angel ic i Doctoris rationem, doctrinam et principia, eaque sancte teneant . L a mthode, les principes et la doctrine de saint T h o m a s doivent tre religieusement suivis. Parmi les sources qu'il indique, le Code signale le dcret de la S. Con-grgat ion approuvant les X X I V thses comme pronuntiata maiora doctrinae sancti Thornae.

    S. S. Benot X V eut plusieurs fois l'occasion d'exprimer ' sa pense sur ce point, il recommanda par exemple au P. E . Hugon O . P., dans une audience spciale d'crire en franais un livre sur les X X I V thses, et, comme le rapporte ce der-nier il lui dit que, s'il n'entendait pas imposer ces X X I V thses l 'assentiment intrieur, il demandait que/tes fussent proposes comme la doctrine prfre par [glise.

    L e P. Guido Mattiussi S. J., avait dj en 1917 publi un ouvrage italien de premire importance: Le XXIV Tesi dlia Filosojia diS. Tommaso d Aquino approvate dalla Sacra Congreg. degli Studi, Roma . Ce t ouvrage a t traduit en franais.

    On a su depuis lors que ces X X I V thses avaient t rdiges par deux thomistes de grande valeur qui les avaient enseignes toute leur vie en les comparant aux thses oppo-ses. Elles ont t admirablement ordonnes de telle faon que toutes dpendent de la premire qui nonce le fondement mme de la synthse thomiste; la distinction relle de la puis-sance et de l 'acte.

    La distinction relle de l'acte et de la puissance n'est-elle qu'une hypothse?

    D e s historiens et non des moindres, qui ont expos avec un grand talent dans des ouvrages spciaux la doctrine de Saint Thomas , ont vu dans cette distinction relle de la puis-sance et de l 'acte un postidat; et il y a une quarantaine

    (A) Les Vingt-quatre thses thomistes, Paris, Tqui, 1922, p. vu.

  • 6 Fr. Rg. Garrigou-Lagrangef O. P.

    d'annes dans une excellente revue, une srie de savants ar-ticles sur la puissance et l'acte aboutissait cette conclusion que c'est une admirable hypothse des plus fcondes.

    Si cette distinction n'tait qu'un postulat ou une hypo-thse, elle serait sans doute suggre par les faits, mais li-brement accepte par l'esprit; elle ne serait pas une vrit ncessaire et vidente, et que vaudraient alors les preuves thomistes de l'existence de Dieu qui reposent sur elle?

    A u contraire ceux qui ont rdige les X X I V thses ont fort bien vu l'importance de la premire qui est le fondement ncessaire de toutes les autres.

    Lorsque en effet on tudie de prs les Commentaires de Saint Thomas sur les deux premiers livres de la Physique d'Aristote et sur les livres IV et IX de la Mtaphysique, on voit que pour le Saint Docteur la distinction relle de puis-sance et acte s'est impose ncessairement au Stagirite pour concilier le principe de contradiction ou d'identit affirm par Parmnide, avec le devenir et la multiplicit nis par lui et affirms par Heraclite.

    Selon Parmnide l'tre est, le non-tre nest pas, on ne sortira pas de cette pense. C'est sa manire ultra raliste de formuler le principe d'identit jusqu' en faire, non seu-lement une loi ncessaire et universelle du rel, mais un juge-ment d'existence. Il en conclut que le devemr ne peut exister; car ce qui devient ne peut provenir que de l'tre ou du non-tre; or le devenir ne provient pas de l'tre qui est dj < ex ente non fit ens, quia iam est ens; sicut ex statua non fit statua, quia iam est statua > ; le devenir ne peut non plus provenir du non-tre qui est pur nant : ex nihilo nihil fit. Il s'ensuit que le devenir est impossible; il ne suffit pas de marcher pour le prouver, Parmnide repondrait : la marche n'est qu'une apparence, un phnomne, tandis que le principe d'identit est la loi primordiale de l'esprit et du rel.

    Il concluait de mme que la multiplicit des tres est impossible; car l'tre est, le non tre n'est pas; or l'tre ne peut tre diversifi, ni par lui-mme qui est pur tre, ni par autre chose que l'tre, car ce qui est autre que l'tre est non-tre, et le non-tre n'est pas- L 'Etre reste donc un et im-

  • Les XXIV thses thomistes

    muable, comme plus tard les thologiens le diront de Dieu ; mais ici l'tre en gnral est confondu avec l'Etre divin. C e dernier argument de Parmnide, sera propos de nouveau par Spinoza.

    Aristote maintient et dfend contre Heraclite et les so-phistes dans tout le livre IV de la Mtaphysique la valeur relle du principe de contradiction, forme ngative du principe d'identit: l'tre n'est pas le non-tre > ce qui revient dire: l'tre est l'tre, le non-tre est non tre, on ne peut les confondre . Est, est; non, non. Ce qui est, est; ce qui n'est pas, n'est pas.

    Mais dans les deux premiers livres de la Physique Aris-tote montre que le devenir, dont l'exprience tmoigne indu-bitablement, se concilie avec le principe aidentit ou de con-tradiction par la distinction relle de la puissance et de Pacte, laquelle se trouve dj confusment affirme par la raison na-turelle ou sens commun, et est indispensable pour rsoudre les arguments de Parmnide contre le devenir et la multiplicit.

    Ce qui devient ne peut provenir de l'tre en acte qui est dj, ex statua non fit statua; il ne peut provenir non plus du non-tre, qui est simple ngation ou pur nant, ex nihilo nihil fit (*). Mais le devenir provient de Y tre indtermin ou en puissance qui n'est autre qu'une capacit relle de perfection. L a statue provient du bois, non pas en tant qu'il est en acte, mais en tant qu'il peut tre sculpt; le mouvement suppose un mobile qui peut rellement tre m ; la plante provient d'un germe qui volue dans un sens dtermin; l'animal aussi ; la science qui se dveloppe suppose l'intelligence de l'enfant qui peut saisir les principes et leurs consquences, etc.

    D e mme la multiplicit des statues d'Apollon suppose que la forme d'Apollon est reue en diverses portions de matire capables de la recevoir; la multiplicit des animaux de telle espce suppose que leur forme spcifique est reue

    (*) La puissance relle par ex. au mouvement dans le mobile, n'est pas non plus la simple ngation ou privation du mouvement, ni mme la simple possibilit ou non rpugnance l'existence, laquelle suffira pour la cration ex nihilo, ex nullo praesupposito subiecto, ex nulla praesupposita potentia reali.

  • 8 Fr. Rg. Garrigou-Lagrange* O. P,

    en diverses parties de la matire, qui peut tre ainsi dter-mine ou actue.

    La ptiissance ri est pas l'acte, pas mme l'acte si imparfait qu'on le suppose, la puissance relle du mobile tre m n'est pas encore le mouvement initial. Antr ieurement la considration de notre esprit, la puissance ri est pas l 'acte, elle en est donc rellement distincte, et c'est pourquoi elle reste, comme Capacit relle de perfection, sous la perfection reue qu'elle limite; la matire n'est pas la forme qu'el le reoit, e t elle reste sous la forme. Si la puissance tait l'acte imparfait, elle ne se distinguerait pas rellement de l 'acte parfait reu en elle ; c'est la direction que prendra Suarez if) et plus en-core aprs lui, Leibnitz, qui ramne la puissance la force, un acte virtuel dont le dveloppement est encore empch, et ce sera une mtaphysique toute diffrente qui tend li-miner la puissance pour ne conserver que l 'acte (2)

    A u x y e u x d 'Aris tote et de saint T h o m a s qui l 'approfondit, la puissance relle, comme capacit de perfection, s ' impose ncessairement comme un milieu ent re l'tre en acte et le pur nant; elle s'impose pour rsoudre les objections de Parmnide contre le devenir et la multiplicit et concilier ces derniers avec le principe didentit, loi primordiale de l'esprit et du r e l Dans le devenir et la multiplicit, il y a une certaine absence didentit qui ne peut s 'expliquer que par quelque chose d autre que i'acte, par la capacit relle o il est reu. C'est ainsi que l 'acte du mouvement est reu dans la capacit du mobile tre m, et la forme spcifique de la plante ou de l'animal est reue dans la matire.

    (*) En particulier lors qu'il admet que la matire premire n'est pas pure puissance, mais qu'elle comporte une certaine actualit, qu'elle peut par suite exister sans forme. On le voit aussi parce qu'il soutient que notre volont est un acte virtuel qui peut se rduire l'acte second sans prmotion divine.

    (2) La force (vis) chez Leibnitz est substitue la puissance relle (soit active soit passive), et alors la puissance passive disparait, avec elle la matire; ds lors le mouvejnent ne s'explique plus eh fonction de Vire intelligible, par la division primordiale de celui-ci (acte et puissance). De plus la force, par laquelle on veut tout expliquer, est un simple objet d'exprience interne qui ne se rattache pas lui-mme Vire qui est l'intelligible premier. Leibnitz en son dynamisme se heurte par suite au principe: l 'agir suppose l ' t re.

  • Les XXIV thses thomistes 9

    Cette capacit relle apparat ensuite sous deux formes : puissance passive; capacit relle de recevoir une dtermina-tion ou perfection; puissance active: capacit relle de produire une dtermination. Aristote a distingu ensuite les puissances de la vie ngative, les facults de la vie sensitive, puis les facults suprieures d'intelligence et de volont.

    C e qui se meut, avant de se mouvoir effectivement, pou-vait rellement se mouvoir et l'influence d'un moteur a t ncessaire pour actualiser ce mouvement. De l drive la distinction des quatres causes : matire, forme, agent et fin, ainsi que les principes corrlatifs, surtout ceux de causalit efficiente, de finalit, de mutation.

    C'est ainsi que dans la preuve de l'existence de Dieu par le mouvement formule par saint Thomas, il est dit (I* q. 2, a. 3) : Nihil movetur, nisi secundum quod est in po-tentia ad illud ad quod movetur. Movet autem aliquid, se-cundum quod est in actu . . . De potentia autem non potest aliquid reduci in actum nisi per aliquod ens in actu , Toute la preuve repose sur ces principes, et s'ils ne sont pas n-cessairement vrais, elle perd sa valeur dmonstrative. De mme pour les preuves suivantes.

    C'est ce qu'ont trs bien vu ceux qui ont rdig les X X I V thses.

    Les propositions qui drivent du principe fondamental.

    Nous avons montr il y a quelque annes au Congrs thomiste de Rome de 1925 les diverses applications de la doctrine de la puissance et de l'acte pour mieux faire voir la connexion des X X I V thses et de quelques autres. Nous les rappellerons trs brivement. Tout le monde sait que Suarez s'est souvent spar de S. Thomas sur ces diffrents points.

    Du principe fondamental que nous venons de dire, dri-vent dans l'ordre de l'tre les propositions suivantes : i la ma-tire n'est pas la forme, elle est rellement distincte d'elle; la matire premire est pure puissance, simple capacit relle de dtermination spcifique; elle ne peut exister sans aucune

  • 10 Fr. Rg. Garrigou-Lagrange, O. P.

    forme ; 2 l 'essence finie n'est pas son existence, elle en est rellement distincte; 3 0 Dieu seul, A c t e pur, est son existence, il est Ytpsum Esse subsislens, irreceptum et irreceptivum : < Ego sum qui sum ; 4 toute personne cre et la personnalit qui la constitue formellement est rellement distincte de son exi-stence (4) ; 5 0 Dieu seul, tant Yipsum Esse subsistens ne peut avoir d'accidents ; par opposition aucune substance cre n'est immdiatement oprat ive, chacune a besoin d'une puissance oprative pour a g i r ; 6 une forme ne peut tre multiplie que si elle est reue dans la mat i re ; le principe d'indivi-duation est la matire ordonne telle quantit (par ex. de cet embryon) plutt qu' telle autre ; 7 0 l 'me humaine est la seule forme du corps, autrement elle ne serait pas une forme substantielle, mais accidentelle, et ne ferait pas avec le corps aliquid unum per se in natura ; 8 L a matire de soi neque esse liabet, neque cognoscibilis est (S. T h . I a q. 15, a. 3, 3 m ) . Elle n'est intelligible que par sa relation la forme ; 9 0 L a forme spcifique des choses sensibles, n'tant pas la matire, est de soi intelligible en puissance ; io Ljmmatr ia l i t est la racine de l'in-telligibilit et de Pintellectualit (I q. 14, a. 1) ; l 'objectivit de notre connaissance intellectuelle suppose qu'il y a dans les choses de l'intelligible distinct de la matire indtermine, et d'autre part l'immatrialit de l'esprit fonde son intellectualit, et le degr de la seconde correspond au degr de la premire.

    Te l les sont les principales consquences de la distinction relle de la puissance et de l'acte, dans l 'ordre de l'tre.

    (*) La personne cre, tout comme l'essence cre, ne peut tre formel-lement constitue par ce qui lui convient comme prdicat contingent. Or l'exi-stence ne lui convient qu' ce titre. Pierre de soi est Pierre, niais il n 'est pas de soi existant, en quoi il diffre de Dieu. Soins Deus est suum esse. Et nier la distinction relle du supposituin et de Vesset c'est gravement compromettre la majeure sur la quelle repose la distinction relle de l'essence et de l'exi-stence. Aussi S. Thomas dit toujours : in omni substantia creata differt quod est et esse. C. Gentes, 1. II, c. 52. Quod est, c'est le suppt; ce qui est, ce n'est pas l'essence de Pierre, c'est Pierre lui mme. S. Thomas dit encore I I I a q. 17, a. 2, ad l m . Esse conseqtiiiur personam sicut habentem esse . Si autem consenilur eam, ?w?i formaliter eam consliiuit. Les concepts de personne cre et d'existence sont deux concepts adquats, distincts et irr-ductibles un troisime.

  • Les XXIV thses thomistes 11

    Dans celui de l 'opration, il faut noter les suivantes : i L e s puissantes ou facults, les habitus et les actes sont spcifis par l 'objet formel auquel ils sont essentiellement relatifs. 2 L e s diverses facults de l 'me sont par suite rel-lement distinctes de l 'me et entre elles. 3 0 L e connaissant devient intentionnellement le connu, et lui est plus uni que ne le sont la matire et la forme, car la matire ne devient nullement la forme. 4 0 T o u t ce qui est m est m par un autre et, dans la srie des causes actuellement et ncessairement su-bordonnes, on ne peut procder l'infini : l 'ocan est port par le g lobe terrestre, celui-ci par le soleil, le soleil par un centre suprieur, mais on ne peut aller l'infini, et toute cause seconde n'tant pas sa propre activit, suum ager, a besoin pour agir de la motion d'une Cause suprme, qui soit suum agere et proinde suum esse, quia operari sequitur esse, et modus operandi modum essendi. D 'o la ncessit d'admettre l 'existence de Dieu, Cause premire. 5 0 Puisque toute facult cre est spcifie par son objet formel, y compris l'intelli-gence de tout esprit cr et crable, il est vident qu'aucune intelligence cre et crable ne peut tre spcifie par l'objet propre de l'intelligence divine; ds lors celui-ci est ncessaire-ment inaccessible aux forces naturelles de toute intelligence cre et crable ; par suite l 'objet propre de l'intelligence di-vine Deitas ut in se est, la vie intime de Dieu, constitue un ordre part : l'ordre essentiellement surnaturel, ou de la vrit et de la vie surnatttvelles, trs suprieur au miracle, qui n'est qu'un signe divin, naturellement connaissable.

    6 La puissance obdientielle, par laquelle une crature est apte tre leve l 'ordre surnaturel, est passive, et non pas active, autrement elle serait en mme temps < essentiellement naturelle > comme proprit de la nature, et essentiellement surnaturelle > comme spcifie par un objet surnaturel auquel elle serait essentiellement ordonne. L a puissance obdien-tielle, comme son nom l'indique, regarde l'agent auquel elle obit, l 'agent qui peut lever au surnaturel, et pas encore l'objet surnaturel; il n 'y a d'ordination positive celui-ci qu'aprs l 'lvation; autrement c'est la confusion des deux ordres. Les vertus thologales ne sont per se infuses que si

  • 12 Fr. Rg. Garrigou-Lagrange, O. P.

    elles sont spcifies par un objet formel surnaturel inacces-sible sans la grce.

    Sous la lumire de la Rvlation, la distinction relle de puissance et acte, d'essence finie et d'existence, conduit enfin admettre avec saint Thomas qu'il n'y a dans le Christ pour les deux natures qu'une existence, comme il n'y a qu'une per-sonne; le Verbe communique son existence la nature hu-maine, comme l'me spare reprenant son corps lui commu-niquera son existence. D e mme dans la Trinit il n'y a pour les trois Personnes qu'une seule existence incre, Yipsnm esse susistens identique la nature divine, cf. III* q. 17, a. 2, ad 3 m .

    Telles sont, selon saint Thomas, les principales applica-tions de la distinction relle de puissance et acte, d'abord dans l'ordre naturel, puis sous la lumire de la Rvlation dans l'ordre surnaturel.

    On s'explique que la S. Congrgation des tudes ait d-clar au sujet des X X I V thses proponantur velnti tutae normae directivae ; elles doivent tre proposes aux tudiants comme des rgles sures de direction intellectuelle. Selon les paroles cites plus haut de Benot X V , l'autorit suprme n'entend pas les imposer l'assentiment intrieur (comme s'il s'agissait de vrits de foi dfinie, ou encore de propositions dont la contradictoire serait infailliblement condamne c ut er-ronea>), mais elle demande qu'elles soient proposes comme la doctrine prfre par l'glise.

    Les suites de l'oubli des XXIV thses.

    Trente ans aprs leur approbation il parait utile de les rap-peler, autrement on pourrait revenir l'tat de choses dcrit au dbut de cet article et qui obligea formuler ces X X I V propositions, puisque tout le monde en appelait l'autorit de S. Thomas pour dfendre les thses opposes entre elles et parfois les plus contraires la pense du Saint Docteur.

    On pourrait mme en arriver se figurer que pour se dire thomiste, il suffit d'admettre, avec les vrits dfinies par l'glise, un vague spiritualisme aussi voisin de la pense de Descartes que de celle de saint Thomas.

  • Les XXIV thses thomistes 13

    Quelques uns mme ou paru penser qu'on peut encore se dire thomiste en niant la ncessit absolue et vidente du principe de causalit, comme si la ngation de ce principe n'impliquait pas une contradiction (au moins latente) et une impossibilit absolue. S'il en tait ainsi, toute preuve de l'existence de Dieu fonde sur ce principe perdrait sa valeur dmonstrative.

    L a moindre erreur sur les notions premires d'tre, de vrit, de causalit etc. et sur les principes corrlatifs a des consquences incalculables, comme le rappelait Pie X en citant ces paroles de S. Thomas parvus error in principio magnus est in fine . Si l'on rejette la premire des X X I V thses, toutes les autres perdent leur valeur. On s'explique ds lors pourquoi l'glise ait tenu les approuver.

    On le comprendra mieux encore en se rappelant qu'au dessous des vrits de foi, il ne suffit pas aux philosophes et aux thologiens catholiques de s'entendre seulement sur des vrits de sens commun, que chacun interprterait sa ma-nire; car il importe de dfendre philosophiquement la raison naturelle ou le sens commun contre les objections souvent proposes aujourd'hui, par ex. par les phnomnistes, les idalistes, par l'volutionisme absolu. Et cette dfense n'est possible que par une connaissance approfondie et vraiment philosophique des principes premiers de la raison et de leur valeur relle. Comment maintenir ces principes, notamment celui de contradiction ou d'identit, comment le concilier avec le devenir et la multiplicit, si l'on rejette la distinction relle de puissance et acte?

    La pense philosophique perdrait toute consistance, mme sur les principes fondamentaux, on reviendrait un scepticisme sinon thorique, du moins pratique et vcu, un fidisme de fait qui serait l'abdication de la raison et par suite de toute vie intel-lectuelle srieuse. 11 ne resterait plus que * la sincrit dans la recherche de la vrit : sincrit douteuse qui refuse de recon-natre la valeur des plus grands docteurs donns par Dieu son glise; recherche peu srieuse, voue ne jamais aboutir.

    Les praeambula fidei n'auraient plus qu'une valeur de sens commun, et celui-ci resterait sans dfense, puisqu'il ne peut

  • 14 Fr. Rg. Garrgou-Lagrange, O. P.

    se dfendre lui-mme sans une analyse approfondie des no-tions premires et des principes premiers. Alors pour n'avoir pas voulu suivre saint Thomas d'Aquin, on en serait rduit se faire le disciple du pauvre Thomas Reid. Or il y a une singulire distance entre ces deux Thomas.

    On en reviendrait ainsi une positions modernistes bien caractrise par le P. Pierre Charles S. I. (4) lorsqu'il dit :

    A la faveur de l'histoire des dogmes et dans le discrdit o Ton tenait la mtaphysique, un relativisme extrmement virulent s'tait introduit, presque sans tre remarqu, dans l'enseignement de la doctrine. La psychologie rem-plaait l'ontologie; le subjectivisme se substituait la rvlation; l'histoire hritait du dogme ; la diffrence entre catholiques et protestants semblait se rduire une diversit d'attitude pratique l'gard de la Papaut. Pour arrter et corriger le glissement funeste, Pie X eut le geste brusque et d-finitif. On peut voir aujourd'hui par le spectacle du modernisme anglican quelles effroyables destructions le relativisme doctrinal aurait, sans l'inter-vention du Saint-Sige, risqu de nous conduire.

    La condamnation rvla, chez beaucoup de thologiens catholiques, une lacune bante et peu souponne : la philosophie leur manquait. Ils partageaient le ddain des positivistes pour les "spculations mtaphysiques ". Parfois m-me, ils affichaient un fidisme assez discutable. Il tait de bon ton de rire de la philosophie, de se gausser de son vocabulaire et d'opposer la modestie des hypothses scientifiques l'audace infatue de ses affirmations... Le Pape, en signalant et synthtisant l'erreur moderniste, fora la thologie examiner non plus tel problme de dtail, mais les notions fondamentales de la religion, perverties trs habilement par l'cole des novateurs... L'ossature philosophique apparut de plus en plus indispensable tout l'organisme de la thologie.

    Pie X avait dit: Magistros monemus, ut rite hoc teneant, Aquinatem vel parum deserere, praesertim in re Metaphysica non sine magno detrimento esse. Parvus error in principio magnqs est in fine (Ency. Pascendi fet Sacrorum Antistiturri).

    Un historien de la philosophie mdivale a rcemment laiss entendre que Cajetan, au lieu de se borner crire un excellent commentaire de la Somme Thologique, aurait d prendre la direction du mouvement intellectuel de son temps. Cajetan ne s'y sentit pas appel par Celui qui dirige la vie intel-

    (*) Nouvelle revue- thologique 1929; La thologie dogmatique hier et aujourd'hui, p. 810.

  • Les XXIV thses thomistes 15

    lectuelle de l'glise au dessus des petites combinaisons, des pr-somptions et des dviations de nos intelligences bornes. L e mrite du Cajetan est d avoir reconnu la vraie grandeur de saint Thomas dont il n'a voulu tre que le commentateur fidle.

    C'est ce qui a manqu Suarez, quand il a voulu substi-tuer aux lignes matresses de la mtaphysique thomiste sa pense personnelle qui s'en loigne souvent.

    Bien des thologiens en arrivant dans l'autre monde se rendront compte qu'ils ont mconnu le prix de la grce faite par Dieu son glise lorsqu'il lui,"donna le Doctor communts.

    Ces dernires annes l'un d'eux disait que la thologie spculative, qui a donn de beaux systmes au moyen-ge, ne sait plus aujourd'hui ce qu'elle veut ni o elle va, et qu'il n'y a plus de travail srieux qu'en thologie positive; c'est ce qui se disait l'poque du modernisme. De fait, si la tho-logie ne tenait plus compte des principes de la synthse tho-miste, elle ressemblerait une gomtrie qui mconnatrait la valeur des principes d'Euclide et qui saurait plus o elle va.

    Un autre thologien proposait ces derniers temps de changer l'ordre des traits principaux de la dogmatique, de mettre celui de la Trinit avant le De Deo uno qu'il voulait rduire considrablement, alors qu'il claire tout ce que nous pouvons dire de la nature divine commune aux trois Per-sonnes. A propos des problmes fondamentaux des rapports de la nature et de la grce, il invitait aussi revenir ce qu'il considrait comme la vritable position de plusieurs Pres grecs antrieurs saint Augustin ; autant dire que sur ces problmes capitaux, dont tous les autres dpendent en tho-logie, le travail de Saint Augustin, celui de Saint Thomas et des thomistes qui depuis sept sicles ont approfondi sa doc-trine, n'a servi rien ou presque rien.

    A ct de ces outrances manifestement inconsidres et par-faitement vaines, il y a l'opportunisme clectique qui cherche s'lever au dessus et au milieu des dviations extrmes opposes entre elles; mais il reste mi-cte et il ne cesse d'osciller entre les extrmes ; il sera toujours dpass par une vrit su-prieure qu'il n'a pas su reconnatre ou dont il n'a pas voulu tenir compte. A u dessus de toutes ces tentatives infructueuses,

  • 16 Fr. Rg. Garrigou-Lagrange, O. P.

    l 'gl ise suit son chemin et nous rappelle de temps en temps ce qui effectivement nous aide ne pas nous en ca r t e r ; c'est ce qu'elle a fait en approuvant les X X I V thses.

    * *

    Si les problmes de l'heure prsente sont de plus en plus g raves , raison de plus pour reveriir l 'tude de la doctrine de Saint Thomas sur l'tre, la vrit, le bien, la valeur relle des premiers principes qui conduisent la certitude de l 'existence de Dieu, fondement de tout devoir, et un examen attentif des notions premires impliques dans l 'nonc des dogmes fon-damentaux. L e R m 0 Pere St . M . Gillet, Gnral des Domini-cains, le rappelait rcemment dans une Let t re tous les pro-fesseurs de son Ordre, et M g r Oigiati fait les mmes remarques dans un important ouvrage sur l'ide du droit selon S. T h o m a s qui vient de paratre.

    Ainsi seulement on arrivera ce qu'exprimait si bien le Concile du Vat ican : Rat io fide illustrata, cum sedulo, pie et sobrie quaerit, aliquarn D e o dante mysteriorum intelligentiam, eamque fructuosissimam assequitur, tum ex eorum quae natu-raliter cognoscit analogia, tum e mysteriorum ipsorum nexu inter se et cum fine hominis ultimo .

    Oui mieux que Sai t T h o m a s peut nous y conduire ? Rappe-lons nous ce qu'a dit Lon XIII, dans l 'Encyclique Aeterni Patris, de la sret, de la profondeur, de l 'lvation de sa doctrine.

    Pour un prtre, surtout pour un professeur de philosophie, ou de thologie, c'est une grande grce d'avoir t form d'aprs les vrais principes de Saint Thomas . Que de dvia-tions et de fluctuations sont ensuite vites dans toutes les questions relatives la valeur de la raison, Dieu trine et un, l'Incarnation rdemptrice, aux sacrements, en celles qui tou-chent la fin ultime, aux actes humains, au pch, la grce, aux vertus et aux dons du Saint Esprit. Il s'agit l des prin-cipes directeurs de la pense et de la vie, principes d'autant plus ncessaires que les conditions de l 'existence deviennent plus difficiles et demandent des certitudes plus fermes, une foi plus inbranlable, un amour de Dieu plus pur et plus fort.