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l'homme du désertle-jardin-d-eve-azur.e-monsite.com/medias/files/l-homme-du-desert.pdf · D'ailleurs elle-même, qui n'était pourtant pas du genre à montrer ses émotions en public,

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l’homme du désert

. 1.

Les mariages avaient quelque chose de magique. Le cynisme du quotidien y

cédait la place à une allégresse impulsive, songeait Susan en faisant distraitement

tourner sa coupe de Champagne entre ses doigts.

Elle avait déjà pu le remarquer à l'église où même les personnes les plus

pessimistes qu'elle connaissait s'essuyaient furtivement le coin de l'oeil avec leur

mouchoir. Sans parler de ces femmes toujours prêtes à dénoncer les

innombrables défauts du sexe masculin qu'elle avait vues, durant la cérémonie,

sourire de façon aussi béate que persistante. D'ailleurs elle-même, qui n'était

pourtant pas du genre à montrer ses émotions en public, y était allée de sa petite

larme !

—Dans mon pays, déclara le témoin du marié en se tour

nant vers le jeune couple, le banquet de mariage commence

toujours par un toast. Je vous invite donc tous à lever vos verres

en l'honneur de Sabrina et de Guy. Que leur joie et leur amour

réciproque dure toujours !

—A Sabrina et à Guy ! répéta en chœur l'assistance réunie

dans la grande salle de bal du Granchester Hôtel.

Une fois de plus, Susan se surprit à observer le témoin — suivant l'exemple de

toutes les femmes de l'assemblée. Comment faire autrement ? Il était tout

simplement magnifique.

Le prince Khalim avait accepté d'être le témoin de Guy, lui avait confié son

amie Sabrina, aussi émue qu'honorée, au cours des préparatifs de la noce. Guy et

Khalim s'étaient connus à Yécole vingt ans plus tôt et s'entendaient

merveilleusement bien. En authentique prince de sang, lui avait-elle expliqué,

Khalim régnerait un jour sur le royaume du Maraban ainsi que l'avaient fait ses

ancêtres depuis des siècles.

Susan ne put s'empêcher de sourire. Elle s'était attendue à voir un petit

bonhomme plutôt vilain, grassouillet et court sur pattes. Mais, pour une fois, elle

s'était trompée sur toute la ligne. Le prince Khalim était un homme d'une beauté

exceptionnelle ! Spectaculaire, même.

Il était grand, peut-être un peu moins que Guy, et portait des vêtements on ne

peut plus originaux. Une aboya couleur or coupée dans des tissus fluides,

composée d'une superbe tunique de soie naturelle brodée qui descendait sur un

pantalon très ample assorti. Une telle tenue aurait semblé incongrue sur un autre

homme. Mais la soie se plaquait de manière sensuelle sur les lignes fermes de

son corps. Un corps magnifique dont se dégageait une sensualité vibrante et

sauvage, presque primitive.

Troublée par tant de virilité, Susan leva sa coupe avec les autres convives.

Quand les yeux couleur d'ébène du prince s'arrêtèrent sur elle, elle faillit

s'étouffer.

Un sourire aux lèvres, Khalim l'observa quelque temps, puis se mit en

mouvement. Lentement, tel un prédateur. Tous les invités s'écartaient sur son

passage tandis qu'il traversait la salle d'un pas décidé.

On aurait dit que le prince se dirigeait vers elle. Vers elle ? Impossible ! Et

pourtant...

Susan sentit sa gorge se serrer sous l'emprise d'une crainte soudaine, l'incitant

à s'éclipser discrètement.

De quoi avait-elle peur ? Qui voulait-elle fuir ?

Puis il fut trop tard pour envisager toute retraite car le prince se tenait devant

elle, la dominant de sa haute silhouette. Son visage à la peau mate ne laissait

transparaître aucune émotion, si ce n'est l'attirance qu'il semblait ressentir pour

elle.\)ne atirance flagrante, purement physique, qu'il ne se donnait même pas la

peine de cacher. Il la désirait, la voulait dans son lit... ce n'était guère plus

compliqué que cela !

— Dites-moi, commença-t-il dans un anglais parfait, êtes-

vous consciente d'être la plus belle femme présente à cette

réception ?

Susan fit de son mieux pour garder son calme sous le regard de feu de Khalim.

— Je ne suis pas d'accord, parvint-elle à articuler malgré le

rythme frénétique de son cœur. Ignoriez-vous que ce compliment

revient à la mariée ?

Il tourna la tête vers Sabrina et Susan put admirer la ligne virile de sa

mâchoire, le profil parfait de son nez aquilin.

— Sabrina ? Elle est belle, en effet, concéda-t-il.

Elle n'aurait pas cru ressentir une pointe de jalousie à ces mots. Jalouse ?

Elle ? De sa meilleure amie ?

— Mais vous, vous êtes très belle ! ajouta-t-il en plongeant

son regard dans le sien.

Il sembla étonné de ne pas la voir sourire.

—Que se passe-t-il ? Vous n'aimez pas les compliments ?

—Pas quand ils viennent de gens que je connais à peine !

s'entendit-elle répondre avec froideur.

Il eut l'air surpris. Sans doute n'avait-il pas l'habitude qu'on lui réponde aussi

vertement.

— C'est votre faute ! protesta-t-il en haussant les épaules.

Vous n'aviez qu'à choisir un vêtement ample, qui vous couvre

de la tête aux pieds, au lieu de vous exhiber ainsi dans cette

adorable petite robe.

Déconcertée, Susan se sentit rougir... ce qui ne lui arrivait jamais. Et même si

sa profession l'amenait à rencontrer des hommes très importants, souvent

prodigues en compliments, jamais elle n'avait ressenti un tel malaise.

— N'ai-je pas raison ? insista-t-il.

Pourtant, elle n'avait pas l'impression d'être particulièrement provocante vêtue

de cette robe de soie du même bleu que ses yeux et chaussée de fines sandales

fuchsia ! Elle ne portait pas de chapeau, parce qu'elle avait horreur de cela, et

avait préféré piquer une orchidée d'un rosé pâle dans ses cheveux blonds

arrangés en chignon.

Gênée par le regard insistant du prince qui semblait l'évaluer comme une

pouliche sur la ligne de départ, elle décida de réagir.

— Susan Thomas ! annonça-t-elle de but en blanc, en lui

tendant la main avec un sourire distant.

Il la prit dans la sienne et, au même moment, leurs regards furent attirés par le

contraste presque erotique entre les teintes de leurs peaux, l'une d'un brun

olivâtre et l'autre aussi pâle que la lune.

Susan tenta de retirer sa main, mais il la retint délibérément.

— Et moi, savez-vous qui je suis, Susan Thomas ? demanda-

t-il avec un sourire amusé.

Elle aurait pu feindre l'ignorance, mais un homme comme lui devait avoir un

sixième sens pour détecter les mensonges.

— Bien sûr que oui ! Ce n'est pas tous les jours que l'on

m'invite à un mariage dont l'un des témoins est un prince,

vous savez !

A cette remarque, il sembla se détendre et Susan en profita pour retirer sa

main.

— Que se passe-t-il ? s'enquit-il sur un ton de reproche. Vous

n'aimez pas que je vous touche ?

—Avez-vous l'habitude de toucher les femmes que vous venez

à peine de rencontrer ? Est-ce une prérogative royale ?

—Mais c'est vous qui m'avez offert votre main, vous ne

pouvez pas dire le contraire !

Susan éclata de rire. Cela devenait ridicule ! Voilà qu'ils se chamaillaient pour

une poignée de main. Khalim étant l'ami de Guy et de Sabrina, elle se sentit

donc obligée de se montrer un peu plus aimable.

—Je suis désolée. Je suis un peu nerveuse, en ce moment.

—A cause d'un homme ?

—Quelle drôle d'idée ! Non, j'ai été débordée de travail

ces derniers temps.

Elle but une dernière gorgée de Champagne et leva les yeux vers lui.

— Je vais me chercher une autre coupe. En voudrez-vous

aussi ?

Khalim se rembrunit. Comme il détestait l'attitude libérée des Occidentales !

Ce n'était pas à une femme d'offrir à boire à un homme et il faillit lui en faire la

remarque. Croisant son regard, il comprit qu'il valait mieux n'en rien faire car

elle le planterait là, sans autre forme de procès. Et il la désirait trop pour

prendre un tel risque.

—Je bois rarement de l'alcool.

—Je suppose qu'ils ont aussi des jus de fruits. Mais cela ne

fait rien, je vais me chercher une coupe de toute façon. Ce fut

un plaisir de parler avec vous, pr...

Il la rattrapa par le poignet.

— Ne m'appelez pas prince quelque chose, je vous en con

jure ! Pour vous, je serai simplement Khalim.

Elle voulut lui demander si elle devait se sentir flattée, mais se ravisa.

— Lâchez-moi, murmura-t-elle, frémissant à ce contact.

Il sourit, certain de pouvoir mettre cette femme à sa merci.

—Très bien. Mais seulement si vous acceptez de venir me

trouver à l'ouverture du bal. Nous pourrons danser ensemble.

—Désolée, mais je ne cours jamais après les hommes.

—Vous ne viendrez donc pas ? demanda-t-il d'une voix

suave.

—C'est à vous de venir me chercher !

— Soyez assurée, chère Susan, que je n'y manquerai pas.

Il la lâcha et la suivit du regard. Une idée germait dans son

esprit. Il la ferait attendre, lui ferait croire qu'il avait changé d'avis, qu'il se

désintéressait d'elle. Il connaissait assez les femmes pour savoir qu'en simulant

ainsi l'indifférence il ne ferait qu'attiser le désir qu'elle ressentait

indéniablement à son égard.

Il jouerait avec elle jusqu'à ce qu'elle finisse par tomber dans ses bras.

Les jambes encore tremblantes, Susan se dirigea vers le bar, espérant que la

profonde confusion qu'elle ressentait ne se voyait pas comme le nez au milieu

de la figure. Ce Khalim n'était pas son genre d'homme. Elle les aimait subtils,

sophistiqués et complexes. Il était certes très intelligent, mais il y avait également

quelque chose de profondément dangereux dans ses yeux noirs et ses vêtements

exotiques.

Son propre corps semblait brusquement amolli et c'est d'une main incertaine

qu'elle saisit une coupe de Champagne sur le plateau d'un serveur. Puis, se

ravisant, elle le reposa pour prendre un verre d'eau pétillante. Ce n'était pas le

moment d'avoir l'esprit encore plus confus. Elle devait rester sur ses gardes,

sinon elle risquait de commettre l'irréparable avec cet étrange individu...

Guy s'approcha d'elle. C'était décidément un bien bel homme et Sabrina avait

beaucoup de chance de l'épouser.

— tu conduis ? demanda-t-il en désignant son verre d'eau.

—Euh ... Non. Je veux seulement garder les idées claires.

—Sage décision, puisque mon vieil ami Khalim a l'air d'avoir

jeté son dévolu sur toi !

—Tu... tu crois ? Mais non, nous avons juste bavardé un

peu, se justifia-t-elle, troublée par la remarque de son ami.

—Bavardé ? Venant de Khalim, cela m'étonnerait. Ce n'est

pas son genre de se contenter de paroles !

Au dîner, Susan fut placée à une table ronde, entre un journaliste affligé d'une

morgue insupportable et un océanographe plutôt mignon qui lui fit une cour

assidue. Mais ni l'un ni l'autre ne parvinrent à la distraire de l'image qui l'obsédait.

Son esprit revenait sans cesse vers l'homme assis quelques tables plus loin et

qu'elle observait de temps en temps à la dérobée. Il était magnifique. Son port de

tête altier, son attitude détachée, lui conféraient une sorte de noblesse fascinante.

Tout comme elle, il semblait ne pas s'intéresser à ce qui se passait dans son

assiette. A plusieurs reprises, elle surprit même son regard dirigé vers elle et ne

put s'empêcher de rougir comme une adolescente.

C'était étrange. Elle était à la fois soulagée de ne pas se trouver dans la

proximité dangereuse de cet homme et déçue qu'une telle distance les sépare.

A la fois captivant et inquiétant, Khalim la bouleversait.

Les premières notes de musique s'élevèrent près de la piste de danse et

l'océanographe, de plus en plus entreprenant, l'invita à danser. Elle accepta,

espérant ainsi se changer les idées. Mais son esprit revenait inlassablement vers

le prince.

Comment allait-elle pouvoir danser avec lui tout à l'heure ? A coup sûr, elle ne

tiendrait pas sur ses jambes. Mieux valait qu'elle refuse poliment le moment

venu. D'ailleurs, en y repensant, son « invitation » sonnait franchement comme

un ordre.

Non mais quel toupet ! On se trouvait à Londres et elle n'était pas l'un de ses

sujets !

Décidée à ne pas se laisser mener par le bout du nez, Susan accorda quelques

danses à d'autres cavaliers. Cependant elle avait l'impression de se mouvoir

mécaniquement, de ne même pas être capable de suivre le tempo de la musique.

Elle avait l'esprit ailleurs. Khalim n'apparaissait toujours pas et elle commençait

à ressentir une certaine déception. A moins que ce soit une blessure d'amour-

propre... Ainsi, il avait renoncé ! Peut-être s'était-il trouvé une cavalière plus

complaisante ?

Lasse et un peu irritée, Susan préféra aller s'asseoir et attendre le départ des

jeunes mariés afin de pouvoir s'éclipser à son tour.

— Me voici ! Comme convenu, je viens vous chercher. Vous

n'étiez d'ailleurs pas difficile à trouver, assise ainsi, à vous

morfondre...

C'était Khalim. Il se tenait devant elle, un sourire moqueur aux lèvres.

Offusquée, les joues en feu, elle ne trouva aucune repartie à lui asséner.

—Ne rougissez pas et allons plutôt danser.

—Est-ce là une invitation ou un ordre que je ne puis re

fuser ?

— C'est un ordre royal, Susan ! Cela ne se discute pas.

Elle s'apprêtait à protester, mais il était déjà trop tard. Le

prince l'avait prise par la main et entraînée sur la piste de danse. Leurs corps

s'accordèrent aussitôt, comme s'ils avaient passé leur vie à s'entraîner en vue de

cet instant magique. Khalim la serra contre lui d'un geste sûr et possessif et, au

contact de son corps ferme, elle ferma les yeux, croyant défaillir d'un instant à

l'autre. Profondément troublée par son odeur discrète de bois de santal, elle

ressentit un désir soudain, un désir d'une force

inquiétante. Elle avait terriblement envie qu'il l'embrasse ici, tout de suite. Et

tant pis pour ceux qui les entouraient !

Non ! Il fallait qu'elle se reprenne ! Qu'elle se dégrise, sinon...

—J'ai entendu parler de votre réputation en matière de

femmes, lança-t-elle, un peu agressive.

—Ma réputation ? demanda-t-il, irrité par ce qui ressemblait

fort à une critique. Est-il interdit d'apprécier les maints plaisirs

que peut offrir le sexe opposé ?

—A vous entendre, on croirait que vous considérez les

femmes comme des jouets.

ÏÏ sourit.

—Voilà une analogie intéressante ! Maintenant que vous savez

quelque chose à mon sujet, parlez-moi de vous, Susan. Je sais

seulement votre nom et que vous êtes très belle, c'est tout.

—Je ne comprends pas que des femmes puissent se laisser

séduire par ces boniments sans la moindre originalité ! Bon,

que voulez-vous savoir ?

Quelle chipie ! songea Khalim. Enfin, tout comme les autres, elle finirait par se

laisser séduire. Cela prendrait juste un peu plus de temps... et de diplomatie.

Comment réagirait-elle s'il lui avouait simplement qu'il ne souhaitait connaître

que le goût de ses lèvres et celui de son corps nu, alangui sur les draps de soie

de son immense lit !

— Dites-moi ce que vous faites dans la vie, murmura-t-il,

résigné, tout près de son oreille.

— Sur le plan professionnel ?

fl acquiesça, pensant qu'une femme comme elle ne devrait pas avoir besoin de

travailler. Elle pourrait aisément être la maîtresse d'un homme très riche. Sa

maîtresse, pourquoi pas ?

—Laissez-moi deviner ! Vous êtes mannequin ?

—Je ne suis ni assez grande ni assez mince, répondit-elle,

furieuse de se sentir flattée.

Irrésistiblement, les yeux de Khalim se posèrent sur les courbes sensuelles de

sa poitrine et de ses hanches.

— Vous êtes parfaite, murmura-t-il d'une voix rauque.

Elle frissonna. Jamais elle ne s'était sentie aussi divinement

bien dans les bras d'un homme. Il dut le sentir, car il la serra encore plus fort

contre lui/Elle se raidit d'abord, puis s'abandonna, trop heureuse de se laisser

entraîner au rythme lent et voluptueux du slow qui éveillait en elle une langueur

sensuelle et grisante.

—Alors ? Donnez-vous déjà votre langue au chat, Khalim ?

Vous n'êtes pas très doué pour les devinettes.

—Peut-être, mais il y a des choses pour lesquelles je suis

extrêmement doué, Susan.

Il profita de cet instant pour glisser une jambe entre celles de la jeune femme, se

perdant aussitôt dans un rêve erotique dans lequel il lui faisait passionnément

l'amour.

Susan crut que son cœur allait exploser et un désir fulgurant s'empara de son

corps. Il fallait que cela cesse !

— Je suis chasseur de têtes, parvint-elle à articuler, malgré

son état alarmant.

A ces mots d'une consonance brutale et sauvage, le rêve de Khalim s'effondra.

—Brrr... Chasseur de têtes ! Tiens, tiens... Etes-vous

efficace ?

—Oui, très efficace.

—Alors vous devez être une femme très intuitive, mur

mura-t-il dans son cou tandis que ses mains s'enhardissaient

dangereusement en direction de sa poitrine.

Susan retint son souffle. Quelle folie ! Elle avait envie que les convives

disparaissent tous, que Khalim lui fasse l'amour, là, tout de suite...

— Je... je crois que j'ai assez dansé, balbutia-t-elle, paniquée

par la force de son désir.

Il la prit au mot et la lâcha. Aussitôt, elle fut désorientée, perdue sans le contact

de ce corps qui lui manquait déjà. Puis elle se rendit compte que la piste de danse

était déserte et que tout le monde les observait.

—Oh, mon Dieu ! murmura-t-elle en rougissant. Regardez,

Khalim !

—On dirait que nous avons offert à nos amis un spectacle

imprévu au programme, dit-il avec un sourire amusé.

—Un spectacle très erotique, précisa Guy qui venait de

s'approcher d'eux.

Susan rougit de plus belle, embarrassée. Ils s'étaient comportés comme des

adolescents irresponsables !

—Nous n'avons fait que danser ! s'insurgea Khalim en

haussant les épaules.

—Si tu crois qu'on peut appeler ça ainsi ! plaisanta Guy. Mais

peu importe. Sabrina et moi allons nous éclipser maintenant et je

voulais encore te remercier pour le voyage de noces, Khalim.

—Tout le plaisir est pour moi.

—Sabrina m'a confié que la destination était classée secret-

défense, dit Susan.

Les deux hommes échangèrent un regard.

—C'est toujours un secret strictement gardé entre le marié

et son témoin. Mais je vous le révélerai plus tard, ma douce

Susan, promit Khalim en se tournant vers elle.

—Plus tard ?

—Bien sûr, nous irons prendre un verre, n'est-ce pas ?

A son regard, il comprit aussitôt qu'elle était déterminée à n'aller nulle part avec

lui, quoi qu'il puisse lui proposer.

—Je croyais que vous ne buviez pas. Ce serait une perte

de temps ! D'ailleurs, je suis morte de fatigue. Une autre fois,

peut-être ?

—Je n'ai pas l'habitude de renouveler mes invitations !

répliqua-t-il vertement.

— Dommage !

Elle ressentit un profond regret. Quelle gourde ! Elle venait de laisser passer sa

chance... Mais une partie d'elle-même se réjouissait, cependant. Cet homme

était trop dangereux. Elle était certaine de succomber à son charme magnétique

et, par la suite, d'y laisser des plumes. C'était mieux ainsi !

Les yeux noirs de Khalim s'attardèrent sur les lèvres sensuelles de Susan, sur

sa peau laiteuse, sur sa silhouette aux contours exquis.

— Quel dommage, en effet ! acquiesça-t-il en inclinant la

tête.

Puis il se retourna et traversa la salle de bal. Le cœur battant, la bouche sèche,

elle le regarda s'éloigner.

il était temps qu'elle s'en aille !

2.

En un clin d'œil, Susan avait quitté le Granchester Hôtel et hélé un taxi.

De ce trajet, elle ne garda aucun souvenir et ce n'est que lorsque le vieux

chauffeur grec la déposa devant son appartement à Notting Hill qu'elle

commença à reprendre ses esprits. Le visage fier et sensuel du prince Khalim

éclipsait tout le reste— même le mariage de sa meilleure amie.

Comme un automate, elle ouvrit la porte d'entrée et posa son sac à main sur la

console, soulagée d'être enfin arrivée chez elle. Et en sécurité.

Elle adorait son appartement situé au premier étage d'un bel immeuble victorien

au charme désuet. Vaste et haut de plafond, ce trois pièces situé au centre de

Londres avait constitué pour elle un achat ambitieux. Afin de faire face aux

travaux colossaux et au poids des remboursements de son emprunt, elle avait dû

se résoudre à prendre une locataire, Lara.

Lara était une actrice au parcours chaotique qui était devenue, par la force des

choses, une amie très proche. L'appartement qu'elles partageaient avait

rapidement pris l'aspect d'un logement bien féminin, avec des parties

communes décorées de couleurs vives et un fouillis indescriptible dans la

chambre de Lara. De longues écharpes et des étoles en tout genre étaient

accrochées au portemanteau de l'entrée, tandis qu'un bouquet

de fleurs acheté au marché la veille égayait le séjour. La salle de bains était si

bien équipée en flacons de lotions et en pots de crèmes diverses qu'on aurait pu se

croire au rayon cosmétiques d'un grand magasin.

Susan avait bien tenté d'inculquer quelques notions de rangement à sa jeune

amie, mais celle-ci restait récalcitrante à toute idée d'organisation, quelle qu'elle

fût. Elle avait donc fini par abandonner, se résignant à mettre cette résistance sur

le compte d'un aspect bohème inhérent à la plupart des artistes.

—Il y a quelqu'un ? héla-t-elle en retirant son manteau.

—Je suis dans la cuisine ! marmonna Lara, la bouche

pleine.

Elle trouva celle-ci en train de se verser une tasse de café tout en dévorant un

biscuit au chocolat.

Encore ce supposé régime ! Enfin, si ça lui faisait plaisir...

—Veux-tu un peu de café ? demanda Lara en s'étouffant à

moitié avec le biscuit.

—Non, je te remercie. Je crois que j'ai plutôt besoin d'un

peu d'alcool.

—Quoi ? Mais tu reviens à peine d'un mariage ! s'offusqua

son amie, lu ne vas pas me faire croire qu'il n'y avait rien à

boire !

—Nous n'avons manqué de rien, si cela peut te rassurer, mais

je n'ai pratiquement rien bu, répondit-elle d'un air maussade.

Et dire qu'elle avait évité de prendre la moindre liqueur afin de garder tous ses

esprits. Un sacrifice inutile si l'on songeait à la manière dont elle s'était

comportée sur la piste de danse !

Elle laissa échapper un long soupir et se servit un verre de vin blanc.

—Ça va ? s'enquit Lara, un peu perplexe.

—Euh, oui... pourquoi ça n'irait pas ?

—Tu m'as l'air... je ne sais pas... un peu tendue, peut-

être?

Tendue ? Elle buvait son vin sans aucun plaisir. Le miroir découpé en forme de

cochon lui renvoyait l'image de son visage. Elle était incroyablement pâle, comme

si elle avait rencontré un fantôme.

—Tu as raison, je dois être un peu tendue, finit-elle par

admettre.

—Et pourquoi ? Comment s'est déroulé ce mariage ? C'était

l'horreur ?

—Non, au contraire. C'était superbe ! Je n'avais jamais

assisté à une aussi belle cérémonie.

—Alors pourquoi cette tête d'enterrement ?

Susan s'installa à la table de la cuisine et posa son verre en laissant échapper

un soupir de découragement.

— C'est stupide, vraiment...

Elle leva les yeux vers Lara dont le regard semblait quémander plus de précisions.

— Est-ce que je t'ai déjà dit que Guy, le mari de Sabrina,

avait un prince pour meilleur ami ?

Lara écarquilla les yeux.

— Un prince ? Tu me fais marcher, c'est ça ?

Susan secoua la tête, réprimant un sourire. Cela semblait en effet peu plausible.

—Pas du tout, c'est la vérité ! Il est le prince d'un pays, ou

plus précisément d'une province du Moyen-Orient, qui s'appelle

le Maraban.

—Et par-dessus le marché, tu vas me dire qu'il est terrible

ment beau gosse et riche à millions !

—Eh oui ! C'est exactement cela ! Cet homme est tout

simplement parfait. Il est grand, beau...

—Arrête, tu en rajoutes !

—Non, non, je t'assure. Il est divin. J'ai dansé avec lui

et...

—Et quoi ?

-Et . . .

Inutile de dire à Lara qu'elle s'était un peu laissé emporter sur la piste de danse.

En se souvenant du plaisir ressenti dans les bras de cet homme, elle sourit d'un air

béat.

Son amie la considéra en silence, sidérée.

— Oh ! Susan... Ne me dis pas que... Que tu as...

Quand Susan comprit ce à quoi son amie faisait allusion,

elle éclata de rire puis reprit son sérieux.

— Non ! Bien sûr que non ! Tu ne me crois pas capable de

sauter dans le lit d'un homme que je viens de rencontrer au ma

riage de ma meilleure amie, tout de même ! s'indigna-t-elle.

Mais sa conscience lui rappela discrètement qu'elle y avait cependant songé très

fort, même si elle n'était pas allée jusqu'au bout de ses fantasmes.

Cachant mal son impatience, Lara attendait la suite du récit.

—Alors, que s'est-il passé ensuite ?

—Il m'a proposé d'aller prendre un verre une fois que les

jeunes mariés seraient partis.

—Qu'y a-t-il de mal à cela ? J'espère que tu as accepté !

—Eh bien, j'ai dit non !

Elle n'en revenait toujours pas d'avoir eu assez de volonté pour lui opposer un

refus.

Exaspérée, Lara laissa échapper un long soupir.

—Je ne comprends pas ! Il est beau, de sang royal et tu

l'envoies promener ? Mais qu'est-ce qui t'est passé par la tête,

bonté divine ?

—Je n'en sais rien, admit-elle. Il est tellement irrésisti

ble...

—En ce qui concerne les hommes, c'est plutôt un avantage,

non?

—Mais ce n'est pas le genre de type à s'engager, cela se voit

comme le nez au milieu de la figure.

—A s'engager ? répéta Lara, incrédule. Je n'en crois pas

mes oreilles ! Ta viens de danser pour la première fois avec cet

homme et tu parles déjà d'engagement ? Quand je pense que

ces paroles sortent de la bouche d'une fille qui jure à qui veut

l'entendre qu'elle ne se mariera jamais ! J'aurai tout vu !

—Je n'envisage pas de me poser avant trente-cinq ans, pré

cisa-t-elle. D'ici là, j'aurai atteint un certain nombre d'objectifs

et je serai prête à me marier. Dans la mesure où les gens vivent

de plus en plus vieux, il me semble assez raisonnable d'éviter

le mariage le plus longtemps possible, non ?

—Très romantique ! fit remarquer Lara avec sarcasme.

—Je suis réaliste, c'est tout !

—Alors pourquoi parler d'engagement ou plus exactement

d'absence d'engagement ?

Pensive, Susan prit une longue gorgée de vin. Elle-même n'en savait rien. Peut-être

était-ce simplement parce qu'elle n'avait pas envie d'être une conquête de plus sur le

tableau de chasse de ce prince charmant !

Pouvait-elle avouer à Lara qu'elle avait trouvé Khalim tout simplement sublime ?

Qu'elle se sentait attirée par lui comme par un aimant tout en étant persuadée que cet

homme lui briserait le cœur un jour ? Pourquoi avait-elle cette terrible intuition ?

Elle avait seulement été amoureuse deux fois jusque-là. D'abord, pour une

amourette à l'université qui avait occupé en pointillés sa deuxième année d'études ;

ensuite, au cours d'une aventure de neuf mois inoubliables avec un chef de publicité

au début de son premier emploi en tant que chasseur de têtes. Leur histoire s'était

terminée le jour où elle s'était aperçue que l'homme de sa vie était loin d'être un

fervent adepte de la monogamie...

Elle n'aurait su dire si c'était son cœur ou son amour-propre qui avait été le plus

gravement blessé par cette découverte.

Toujours est-il que, depuis lors, elle ne faisait plus confiance aux hommes. Elle

les fréquentait, les quittait...

—As-tu envie d'aller voir un film ? proposa Lara en jetant

un coup d'œil à l'horloge. On a juste le temps...

—Non, merci, répondit-elle en bâillant. Je crois que je vais

prendre un bain.

Aller au cinéma dans son état serait ridicule car le visage énigmatique du

prince continuait à s'afficher sur l'écran de sa mémoire.

Conscient d'être observé de près par son émissaire, Khalim arpentait

nerveusement son appartement, tel un félin dans sa cage. Dehors, les lumières

de la ville scintillaient comme une fabuleuse galaxie, mais le prince restait

indifférent à ce magnifique spectacle.

Chaque fois qu'il se rendait à Londres pour affaires, il se débrouillait pour que

son voyage coïncide avec la saison la plus difficile à supporter au Maraban.

Exigeant, il descendait toujours au Granchester Hôtel où une superbe suite lui

était réservée à l'année. Bien qu'inoccupée dix mois sur douze, il l'avait fait

décorer à son goût : meubles dessinés par lui et réalisés de bois clair, tableaux

abstraits... rien de commun avec sa demeure au Maraban. Mais c'était ainsi

qu'il aimait mener sa vie : en équilibre permanent entre l'Orient et l'Occident,

chaque culture venant tour à tour nourrir une partie de sa personnalité partagée

entre les contrastes de ces deux civilisations.

Une fois de plus, il laissa errer son regard sur la nuit londonienne, puis finit

par se tourner vers son émissaire, Philip Caprice, en haussant les épaules d'un

air frustré. Il avait été ensorcelé par des yeux si bleus, des cheveux si blonds

qu'il ne pouvait en chasser l'image de son esprit. Il avait désiré que

Susan vienne avec lui, qu'elle le rejoigne dans son lit afin de pouvoir lui faire

l'amour indéfiniment.

Il laissa échapper un long soupir et Philip le considéra avec inquiétude.

—Y a-t-il quelque chose qui ne va pas, prince ?

—Je n'en reviens pas ! répondit Khalim avec un petit rire

désabusé. J'ai dû perdre la main !

Philip sourit, mais ne pipa mot. Ce n'était pas son rôle de donner son opinion.

Il devait se contenter de servir de caisse de résonance au prince, à moins que ce

dernier ne lui ordonne spécifiquement une autre attitude.

Khalim jeta un regard nerveux vers son émissaire, tâchant d'oublier le visage

de la jeune femme. Mais le désir bouillait en lui, et il se sentait attiré par elle

comme par le chant maléfique des sirènes.

—lu ne dis rien, Philip !

—Désirez-vous mon avis ?

—Bien sûr, bon sang ! Crois-tu mon orgueil si démesuré qu'il

ne supporterait pas d'entendre la vérité venant de ta bouche ?

Philip leva un sourcil interrogateur.

— Ou plus précisément mon interprétation de la vérité,

prince ? Chaque homme ne voit-il pas midi à sa porte ?

Khalim sourit.

— Tu parles comme un vrai Marabanais ! Soit ! Selon toi,

pourquoi ai-je échoué avec cette femme-là ?

Philip regarda pensivement ses longs doigts et répondit d'un air grave :

—Tout au long de votre vie, le moindre de vos désirs a été

satisfait immédiatement, prince Khalim.

—Pas tous ! protesta ce dernier avec impatience. J'ai dû endurer

les rigueurs de l'internat en Angleterre, tu t'en souviens ?

— Certes, mais depuis que vous avez atteint l'âge adulte, peu

de choses vous ont été refusées... Surtout en ce qui concerne

les femmes, ajouta-t-il après une pause.

Khalim laissa échapper un long soupir. Etait-il simplement frustré parce que

quelque chose lui échappait pour la première fois ? Les femmes les plus belles

s'étaient offertes à lui et il commençait à se sentir blasé.

—Il n'y a qu'une seule autre femme qui m'ait repoussé, fit-il

remarquer en souriant.

—Sabrina ?

Khalim acquiesça, se rappelant la facilité avec laquelle il avait accepté ce

refus.

— En effet. Mais là, c'était compréhensible. Sabrina était

amoureuse de Guy et Guy est un excellent ami que je respecte.

Mais cette femme... cette femme...

Pourtant, avec Susan, l'attirance avait été réciproque, c'était évident. Quand il

l'avait prise dans ses bras, il avait eu la certitude de pouvoir lui faire l'amour le

soir même. Cette déception inhabituelle n'en avait qu'un goût plus amer.

—Comment s'appelle-t-elle ? demanda Philip.

—Susan Thomas.

—Elle est peut-être amoureuse de quelqu'un d'autre ?

suggéra Philip.

—Non. Il n'y a pas d'homme dans sa vie.

— Elle vous l'a dit ?

Khalim acquiesça.

— Peut-être ne vous a-t-elle pas trouvé... à son goût ? se

risqua Philip.

Le prince lui décocha un sourire arrogant.

— Oh que si ! répondit-il en posant la main sur sa poitrine où

son cœur battait fort. Elle m'a tout à fait trouvé à son goût !

Il se souvenait parfaitement bien de la manière dont elle avait répondu à son

étreinte. La réaction de la jeune femme

n'avait pas été fortuite, mais le fruit d'un appétit nourri par la plus exquise des

tortures : l'abstinence.

Tout comme pour lui, d'ailleurs. Depuis combien de temps une femme avait-

elle éveillé un tel désir en lui ? Depuis que la maladie de son père avait déposé

sur ses épaules le lourd fardeau du gouvernement par intérim de son pays, il

n'avait guère eu de temps à accorder à la poursuite des plaisirs personnels. Et

puis, aucune femme ne l'avait jamais troublé à ce point. Il avait même

l'impression que le parfum de Susan embaumait la soie de son vêtement.

Un véritable supplice !

— Je vais prendre un bain, grommela-t-il d'un air agacé.

Il se fit couler un bain parfumé à la bergamote et, une fois seul, se laissa

glisser hors de ses vêtements, parfaitement à l'aise dans sa nudité. Son corps

était une véritable sculpture, et le dessin de ses muscles témoignait d'un exercice

physique régulier, non en salle de sport, ce qui eût été une occupation par trop

narcissique pour un homme comme lui, mais grâce à la pratique intensive de

l'équitation, son sport favori.

Les yeux fermés, il laissa lentement la tension abandonner ses membres. Pas

tous, cependant. Le souvenir de Susan Thomas continuait à l'obséder et il ne put

dissiper son désir physique qu'en faisant un grand effort de volonté.

Devait-il la courtiser ? L'assiéger avec des fleurs ? Ou peut-être avec des bijoux

?

il se frotta pensivement le menton. Il n'y avait pas une femme au monde capable

de résister au leurre scintillant des pierres précieuses !

Lorsqu'il sortit du bain, il était plus détendu et affichait un sourire de

satisfaction.

Comme il n'avait pas faim, il préféra se passer de dîner pour consacrer sa soirée

au travail. De nombreux dossiers importants rapportés du Maraban requéraient

son attention.

Il enfila un peignoir de soie bordeaux et se rendit dans le bureau où Philip

pianotait encore sur l'ordinateur. L'émissaire leva les yeux quand il entra.

—Prince ?

—Laisse tomber ça ! déclara Khalim en souriant avec un

air malicieux. J'ai une autre mission pour toi.

—Et de quoi s'agit-il ?

—J'aimerais que tu me trouves l'adresse de Susan Thomas,

aussi bien chez elle qu'à son lieu de travail.

3.

Même après avoir pris un bain d'une heure et une grande tasse de camomille,

Susan dormit très peu cette nuit-là. Elle avait pourtant eu une semaine

particulièrement chargée au bureau et elle était sortie tard plusieurs soirs de suite

avec Sabrina.

Un cruel sentiment de regret l'avait empêchée de trouver k sommeil et elle

avait passé la majeure partie de la nuit à se retourner dans son lit, tant les yeux

noirs, le sourire sensuel et le corps parfait de Khalim continuaient à torturer son

esprit.

Elle se leva donc tard et commençait à s'habiller quand elle entendit Lara

l'appeler d'une voix excitée.

—Susan ! Vite !

—J'arrive dans une minute !

Elle enfila un vieux Jean et un T-shirt bleu ciel avant d'entrer d'un pas

ensommeillé dans le séjour. Là, elle aperçut Lara, les bras encombrés d'un

gigantesque bouquet de rosés jaunes et d'iris bleus dont le parfum envoûtant

frappa aussitôt ses sens.

—Mazette ! s'écria Susan avec admiration. Veinarde ! Qui

est cet admirateur secret ?

—Que tu peux être cruche ! Ce bouquet n'est pas pour moi,

mais pour toi ! Regarde, il y a un mot.

Les doigts tremblants, elle saisit la missive avec un curieux sentiment fataliste

et considéra pensivement son nom sur l'enveloppe.

—Tu ne vas pas l'ouvrir ? demanda Lara avec impatience.

Tu n'as pas envie de savoir qui t'envoie ces fleurs ?

—Je le sais déjà. C'est Khalim.

—Tu ne peux pas en être certaine sans vérifier, protesta

Lara.

—Oh que si ! J'ai eu quelques Jules adorables, mais aucun

d'entre eux n'aurait dépensé autant d'argent pour des fleurs !

Mais la curiosité eut raison d'elle et elle s'empressa de déchirer l'enveloppe. Ses

espoirs et ses craintes furent confirmés.

Le message était d'une sobriété à la fois merveilleuse et arrogante :

« L'or de vos cheveux

L'azur de vos yeux.

Je passe vous prendre à midi.

Khalim »

—Mon Dieu ! C'est tellement, tellement romantique ï s'écria

Lara qui avait lu par-dessus l'épaule de Susan.

—Tu trouves ?

—Je serais au septième ciel si un homme m'envoyait un

tel bouquet ! Et ce message... un vrai bijou ! Tu as intérêt à te

dépêcher pour être prête à temps !

—Quelle effronterie ! explosa-t-elle. Comment ose-t-il

s'imaginer pouvoir simplement m'imposer une heure et croire

que je vais l'attendre comme un gentil petit agneau qu'on amène

à la boucherie ?

—Mais tu n'avais pas d'autre projet pour aujourd'hui, n'est-

ce pas ? demanda Lara, confuse.

—Là n'est pas la question !

—Alors quel est le problème ?

—C'est que je ne veux pas sortir avec lui !

—Vraiment ? Honnêtement ?

—En fait, je ne sais pas ce que je veux... je dois admettre

que je suis assez tentée, mais quelque chose en moi me conseille

de me méfier.

—Alors qu'as-tu l'intention de faire quand il passera ? De

lui dire tout cela en face ou de faire semblant d'être sortie ?

Si tu préfères, je peux y aller à ta place, suggéra Lara avec un

clin d'œil complice.

Susan fut surprise de sentir une pointe de jalousie la titiller.

—Je suis réaliste, mais pas lâche ! répondit-elle en se redres

sant avec dignité. Si je refuse son invitation, il va simplement

faire monter les enchères et je ne suis pas prête à me laisser

bombarder de bijoux ou d'autres babioles extravagantes. Cet

homme est un chasseur-né : il n'a pas l'habitude qu'une proie

loi échappe... C'est sans doute la première fois qu'il se voit

rejeter de la sorte.

—Donc ?

De petits frissons d'excitation parcoururent son dos tandis qu'une décision

prenait forme dans son esprit.

—Je vais lui expliquer que je ne suis pas son genre de

femme.

—Et c'est quoi, ce genre de femme ?

—Une femme qui accepte de sortir avec lui jusqu'à ce qu'il

se lasse d'elle et passe à la suivante.

—J'ai l'impression que tu ne l'apprécies pas beaucoup, hasarda

Lara, un peu décontenancée par les paroles de son amie.

C'était bien là le problème ! Comment apprécier quelqu'un que l'on ne connaît

pas mais qui vous attire irrémédiablement par son magnétisme sensuel, presque

animal ?

Pour mieux juger, il faut mieux connaître. La solution se trouvait sans doute

là.

—Je vais y aller ! décida-t-elle avec fermeté. Il faut vite

que je me change, ajouta-t-elle en jetant un coup d'œil à son

vieux jean délavé.

—Que veux-tu que je fasse avec les fleurs ?

—Garde-les pour toi, Lara. Cadeau !

Puis elle retourna dans sa chambre pour se préparer.

Heureusement, sa garde-robe pouvait s'adapter à toutes les circonstances. Sa

profession lui avait donné l'habitude de rencontrer au pied levé des

interlocuteurs de très haut niveau. Mais sortir avec un prince était pour elle une

expérience pour le moins inhabituelle !

Cependant, une simple sortie à déjeuner ne demandait pas trop d'efforts

vestimentaires ; elle choisit donc une tenue sobre et discrète en lin couleur paille

qui lui donnait une allure très élégante. Elle tira ses cheveux en arrière et était en

train de poser quelques touches discrètes de maquillage quand elle entendit la

sonnerie de la porte. Prenant une longue inspiration pour se donner du courage et

calmer les battements frénétiques de son cœur, elle se dirigea vers l'entrée pour

répondre.

Quand elle ouvrit la porte et constata que ce n'était pas Khalim, mais un

homme longiligne vêtu d'un costume clair, elle ne put réprimer un mouvement

de surprise.

— Mademoiselle Thomas ? demanda celui-ci avec une lueur

d'amusement dans ses magnifiques yeux verts.

Il était plutôt bel homme et, en d'autres circonstances, elle l'aurait carrément

trouvé attirant.

—Oui, c'est moi, répondit-elle un peu sèchement.

—Le prince Khalim vous attend en-bas, dans sa limousine,

dit-il calmement. Etes-vous prête ?

Susan fronça les sourcils.

—Et vous ? Qui êtes-vous ?

—Je m'appelle Philip Caprice. Je suis son émissaire.

— Vraiment ? demanda-t-elle en redressant les épaules. Et

le prince Khalim ne pense pas qu'il serait plus courtois de venir

me chercher lui-même ?

Philip Caprice réprima un sourire.

—Non, c'est le protocole qui veut cela.

—En ce qui me concerne, je ne trouve pas cela normal du

tout ! S'il ne peut même pas se donner la peine de sortir de la

voiture, veuillez l'informer que je ne peux pas me donner la

peine de descendre l'escalier !

Philip Caprice fronça les sourcils.

—Ecoutez...

—Je regrette, monsieur. Je sais que vous ne faites que votre

travail, mais l'invitation de votre... patron laisse plutôt à dési

rer. Il eût été plus poli qu'il me téléphone pour convenir d'une

heure plutôt que de me l'imposer ! Soit il monte ici, soit je ne

bouge pas d'un pouce !

Devant tant de détermination, l'émissaire fit un signe d'acquiescement.

—Entendu. Je vais le lui dire. Peut-être auriez-vous l'obli

geance de laisser votre porte ouverte ?

—Appuyer sur un bouton de sonnette serait-il indigne de

son rang ?

Néanmoins, elle ne referma pas la porte.

Elle resta quelques instants pour regarder Philip descendre, puis rejoignit Lara

dans l'appartement. Son amie n'avait pas perdu une miette de la conversation et

affichait un visage horrifié.

—C'est malin, Susan ! Je parie que tu as tout fichu en l'air

et que le prince est déjà parti.

—Tant mieux ! répondit-elle froidement.

—C'est vrai ? demanda une voix grave et caressante der

rière elle.

Susan se retourna et se trouva nez à nez avec Khalim. Elle aurait été incapable

de déchiffrer son regard. Il aurait aussi bien pu être amusé qu'outragé.

— Euh... oui ! C'est vrai, répondit-elle, le souffle court.

Son cœur se mit à battre à un rythme frénétique. Le prince

affichait toujours le même sourire prédateur, mais ne portait plus sa tenue

exotique.

Au lieu de cela, sa silhouette était superbement mise en valeur dans un costume

gris anthracite coupé sur mesure avec un col Mao qui soulignait les traits typés

de son visage. Il avait des épaules carrées, des hanches étroites d'athlète et des

jambes interminables. Irrésistible !

Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais en fut incapable.

— Voulez-vous que je m'en aille ? suggéra-t-il doucement.

Le voulait-elle ?

—Ce serait sans doute mieux ainsi, répondit-elle en toute

honnêteté.

—Mais vous vous êtes habillée pour le déjeuner, protesta-t-il

en approuvant du regard son ensemble de lin pâle.

—Oui, en effet.

—Alors pourquoi gâcher tous ces efforts ?

—Quels efforts ? Cela ne m'a pris que quelques minutes.

Mais je suis habituée à ce que les hommes aient la courtoisie

de venir chercher leur invitée eux-mêmes au lieu d'envoyer leur

serviteur pour le faire à leur place.

—Philip n'est pas mon serviteur, rétorqua-t-il froidement.

Il est mon émissaire.

—Ne jouons pas sur les mots ! Pourquoi ne vous êtes-vous

pas déplacé vous-même ?

Khalim soupira.

— Mais je suis finalement venu vous chercher, se justifia-t-il

avec une humilité qui le surprit lui-même.

Il sentait bien que Susan Thomas ne prenait pas la situation à la légère et que

s'il la poussait à bout, elle refuserait de venir. Il se tourna vers Lara.

— Permettez-moi de me présenter. Je suis Khalim, dit-il

avec un petit signe de la tête.

Susan fut furieuse de voir son amie fondre comme un carré de chocolat en

plein soleil. Mais comment lui en vouloir... c'était la première fois qu'elles se

trouvaient toutes deux confrontées à la présence d'une telle personnalité dans

leur petit appartement !

— Lara Black, balbutia celle-ci. Je suis vraiment ravie de

faire votre connaissance, prince Khalim.

Susan craignit un instant que son amie ne se mette à faire des courbettes et

haussa les épaules d'impatience.

— Y allons-nous ? demanda doucement Khalim en se

tournant vers elle.

Impossible maintenant de faire marche arrière. D'ailleurs, en avait-elle envie ?

Elle déjeunerait avec cet homme superbe et lui ferait comprendre qu'elle était son

égale, qu'elle ne tomberait pas en pâmoison devant ses charmes.

Juste un déjeuner et ce serait tout.

— Très bien, répondit-elle.

Khalim avait envie de pousser un cri de victoire, mais eut le bon goût de se

retenir.

Il se contenta d'un sourire engageant.

— Alors allons-y, Susan.

Le palier était très étroit et elle ressentit immédiatement cette promiscuité

comme un danger. Le courant qui les attirait l'un vers l'autre était presque

palpable et la moindre fibre de son corps était comme électrisée.

Les yeux de Khalim brillaient. Ainsi, il avait vu juste. La jeune femme le

désirait autant que lui la désirait. Son port de tête rigide trahissait sa volonté

de ne pas trahir l'attirance

qu'elle ressentait pour lui. En homme expérimenté, il lisait en elle comme dans

un livre.

— Bon, où aimeriez-vous aller ? demanda-t-il, un peu sur

ses gardes.

Comment allait-elle encore réagir ? Il ne voulait plus faire de faux pas...

— Vous n'avez donc réservé nulle part ? s'étonna-t-elle.

Elle avait imaginé qu'il aurait retenu la meilleure table dans

un restaurant luxueux. Un dimanche midi, il était risqué de s'aventurer ainsi

sans réservation.

—Non.

—Voilà qui va quelque peu limiter notre choix.

—Je ne pense pas. Je n'ai jamais besoin de réserver, expliqua-

t-il en se sentant presque honteux de profiter d'un tel luxe.

—Je suppose que c'est l'un des nombreux avantages à être

un prince, répondit-elle avec un sourire malicieux.

Pour la première fois, elle eut un petit aperçu de ce qu'impliquait de sortir

avec un homme de son rang.

— C'est exact, admit-il en répondant à son sourire. Où

aimeriez-vous déjeuner ?

Susan n'était pas chasseur de têtes pour rien et, pour être efficace dans

l'univers compétitif de sa profession, elle devait avoir une bonne connaissance de

la nature humaine. Elle estima donc que le luxe était une seconde nature pour

Khalim et devait l'écraser d'ennui.

— Il y a un petit bistro italien dans le quartier. Il s'appelle

Pronto et est situé sur Sutton Street. Une table simple mais

bonne. On ne devrait pas rencontrer trop de difficultés pour y

trouver des places.

Khalim fut agréablement surpris, s'étant attendu qu'elle se précipite vers un

lieu plus branché qu'un troquet de quartier.

— Tentons notre chance, murmura-t-il.

En descendant l'escalier, Khalim fut hypnotisé par le port élégant de la jeune

femme et par son chignon où étaient tressés ses magnifiques cheveux blonds qui

l'avaient d'emblée fasciné.

A l'extérieur, une voiture aux dimensions impressionnantes les attendait. Un

chauffeur en livrée se précipita immédiatement pour leur ouvrir les portières.

— Emmenez-nous au Pronto ! ordonna Khalim. C'est sur

Sutton Street.

Et le chauffeur inclina respectueusement la tête.

Susan s'installa à l'arrière et remarqua que Philip s'était assis à côté du

chauffeur. Il y avait également un autre homme, un individu costaud en

costume noir. Probablement un garde du corps.

Le véhicule se déplaça en douceur dans les rues à la circulation dense et vint

s'arrêter devant un restaurant dont la vitrine était décorée d'une immense photo

du drapeau italien.

— Philip se joindra-t-il à nous ? s'enquit Susan.

Khalim réprima un sentiment proche de la jalousie. Ainsi, elle

voulait que son bel émissaire les accompagne.., Le trouvait-elle attirant ou

voulait-elle simplement un chaperon ?

— Non ! répondit-il sèchement.

Un peu surprise par le ton de sa voix, elle dut cependant reconnaître qu'elle

était soulagée de déjeuner avec lui en tête à tête.

— Comme vous voudrez.

L'intérieur du restaurant avait un aspect un peu kitch et l'on pouvait

entendre des airs italiens provenant du fond de la salle.

La serveuse jeta un regard concupiscent sur Khalim.

—Avez-vous réservé ? demanda-t-elle.

—Non, répondit-il. Auriez-vous une table ?

— Cela devrait pouvoir s'arranger, dit-elle en lui lançant un

clin d'œil aguicheur.

Un peu nerveuse, Susan observa Khalim. n était évident que la serveuse ignorait

qu'elle s'adressait avec une telle familiarité à un membre de la famille royale du

Maraban. Comment réagirait-il ? Serait-il offensé ou se prendrait-il au jeu ?

Que lui importait, après tout ! Elle était là pour déjeuner avec lui et le reste

était secondaire.

— Merci, murmura-t-il.

Etrangement, Khalim était ravi de cette sortie inhabituelle, incognito, et ne se

formalisait pas de l'attitude on ne peut plus familière du personnel de ce petit

restaurant.

Quand ils furent installés à une petite table assez bien placée, il se pencha vers

elle.

—Dites-moi, ma chère Susan, était-ce une sorte de test ?

—Un test?

Il balaya la salle du regard avant de lui répondre.

— Pensiez-vous que je serais choqué d'être plongé dans un

environnement aussi... Spartiate ?

Elle le dévisagea un instant, un sourire moqueur sur les lèvres.

— Oh, mon cher ! répondit-elle enfin. Je sais que vous êtes

un prince, Khalim, mais dois-je aussi vous considérer comme

un snob ?

Jamais il n'avait entendu propos plus irrespectueux et il ne les aurait tolérés de

personne ! Mais venant de Susan et vu le sourire moqueur qui s'était dessiné sur

ses ravissantes lèvres, il s'en amusa et fut même étonné de les trouver assez

appropriés.

— Vous n'avez toujours pas répondu à ma question. Etait-ce

une espèce de test, oui ou non ?

Pourquoi ne pas se montrer honnête ? Un homme tel que lui ne passait-il pas

sa vie à entendre ce qu'il désirait entendre plutôt que la vérité pure et dure ?

— Je me suis dit que vous deviez en avoir assez des restaurants

de luxe, fit-elle remarquer. Le raffinement doit finir par lasser

quand il est systématique. Alors j'ai préféré vous emmener dans le genre d'endroit

que vous n'auriez certainement pas choisi.

— Très perspicace, Susan.

Le compliment lui alla droit au cœur, et elle en fut bien plus touchée qu'elle ne

l'aurait voulu.

— Et si nous passions notre commande ? demanda-t-elle en

plongeant son nez dans le menu.

Khalim plissa les yeux. Jamais une femme ne l'avait traité avec autant de

désinvolture ! Ne savait-elle pas qu'elle devait toujours parler après lui ? Il sentit

son corps se crisper. Etonnant comme tant d'insubordination pouvait attiser son

désir !

Ils parcoururent le menu sans trop de conviction et commandèrent des pâtes à

la carbonara.

— Prendrez-vous du vin ? demanda Khalim. Ou préférez-

vous du Champagne ?

—Mais vous buvez rarement de l'alcool, fit-elle valoir.

Elle adressa un sourire à la serveuse.

—Une bouteille d'eau gazeuse, s'il vous plaît.

—Ou peut-être un cocktail de fruits ? suggéra l'employée.

Susan ouvrit la bouche pour répondre, mais Khalim lui jeta

un regard par-dessus la table qui lui cloua le bec.

— Ce sera parfait ! répondit-il d'un ton autoritaire.

Déjà, il imaginait pouvoir bientôt mater cette blonde re

belle... dans un lit.

Quand la serveuse les laissa, Susan se sentit mal à l'aise sous son regard

scrutateur.

—Est-il vraiment nécessaire que vous me regardiez

ainsi ?

—Que je vous regarde comment ?

Comme s'il avait envie de lentement lui retirer sa robe, de passer ses mains et ses lèvres sur chaque centimètre carré de son corps... A cette image, elle frissonna

—Vous n'avez pas besoin que je vous fasse un dessin, il me

semble. C'est... insolent.

—Insolent d'admirer une femme ravissante ? Susan, voyons,

quel genre d'homme avez-vous connu qui ne veuille se régaler

du spectacle d'une beauté aussi exquise ?

—Des hommes bien élevés ! répondit-elle du tac au tac.

—Comme c'est dommage pour vous !

Puis, voyant la lueur belliqueuse dans son regard, il changea d'approche.

—Allons-nous passer tout ce déjeuner à nous disputer ?

demanda-t-il, conciliant.

—Bien sûr que non ! admit-elle. De quoi voudriez-vous

que nous parlions ?

—Etes-vous toujours aussi... aussi... agressive avec les

hommes ?

—Agressive ? Moi ? Vous avez peut-être cette impression

parce que vous êtes habitué que les femmes se mettent sur le

dos comme un chiot dès qu'elles vous voient.

—Je trouve votre analogie plutôt mal choisie, ma chère

Susan, déclara-t-il avec un sourire moqueur.

Elle rougit et il s'en rendit compte.

—Seriez-vous susceptible, Susan ?

—Non, du tout ! Je ne suis plus une gamine et je travaille

dans un milieu assez cruel. Si je n'étais pas capable de supporter

un peu de sarcasme, ce serait inquiétant. Je me suis peut-être

montrée un peu agressive, admit-elle, mais c'est par réaction.

J'imagine que la plupart des femmes vous donnent tous les

droits, tout simplement à cause de votre rang.

—Une fois de plus, vous êtes très perspicace. C'est rafraî

chissant d'avoir une interlocutrice qui...

—Qui a réponse à tout ?

—Si vous voulez, acquiesça-t-il.

La serveuse apporta leurs boissons qu'ils goûtèrent immédiatement.

— Alors, où en étions-nous ? demanda Susan en se penchant

vers lui.

Confronté à ses superbes yeux bleus, Khalim eut de la peine à retrouver le fil

de ses pensées.

—Je pense qu'il est temps de faire plus ample connaissance.

L'un de nous pose des questions et l'autre y répond.

—D'accord. Qui commence ?

Une des nombreuses prérogatives dues à son rang lui accordait ce privilège.

Mais il trouva un plaisir ludique à lui céder la place.

— C'est vous, Susan.

Elle se laissa aller contre le dossier de son siège et l'observa un instant.

— Parlez-moi du Maraban.

D'un air pensif, Khalim scruta longuement son visage. Elle n'aurait pu lui

poser question plus pertinente pour le toucher droit au cœur. Car pour lui, rien

n'avait plus d'importance au monde que son pays natal, le pays sur lequel il

devrait un jour régner.

— Ah, le Maraban..., commença-t-il d'une voix grave et

chaude. Si je vous disais que c'était le plus beau pays du monde,

le croiriez-vous, Susan ?

Quand il lui souriait ainsi, elle aurait pu croire n'importe quoi !

—Oui, répondit-elle doucement, émerveillée par la ferveur

de cet homme pour son pays.

—Eh bien, le Maraban est situé en plein milieu du Moyen-

Orient, commença-t-il doucement.

Et la suite des mots coula comme du miel. Fascinée, Susan écoutait. Ses paroles

décrivaient un monde merveilleux et lointain, où poussaient des figuiers et des

noyers

sauvages, où les pentes des montagnes étaient couvertes de forêts de genévriers et

de pistachiers, où les rives des fleuves étaient bordées de buissons épais. Il parla

de chacals et de sangliers, et des rares antilopes que l'on rencontrait dans les

fourrés. Un pays aux hivers rudes et aux étés étouffants, un pays riche en

contrastes, à la beauté rude et sauvage.

Tout comme l'homme assis en face d'elle, songea-t-elle quand il se tut. En

baissant les yeux vers la table, elle se rendit compte que leurs assiettes avaient

été apportées et qu'ils n'y avaient pas encore touché.

— Ce doit être un pays merveilleux, murmura-t-elle pour

répondre à son regard interrogateur.

C'était la première fois qu'il s'était ainsi livré à une femme qu'il connaissait à

peine et cela le rendait nerveux.

—Il faut que nous mangions au moins un peu, fit-il remarquer

en désignant leurs assiettes. Sinon le cuisinier va être vexé.

—Oui, vous avez raison.

Sans grande conviction, ils firent mine de s'intéresser à leur plat de pâtes.

—A votre tour de me parler de vous, Susan.

—L'Essex vous semblera un peu fade à côté du Maraban,

protesta-t-elle.

—Certainement pas. Racontez-moi !

Elle lui parla de son enfance dans un petit village, de la pêche aux têtards dans

des verres à confiture, des cabanes dans les arb_ _s, du hamac suspendu entre

deux pommiers au fond du jardin, de la petite maison de poupée de bois que son

père lui avait construite pour son huitième anniversaire.

—Une vie tout à fait ordinaire, conclut-elle.

—Ne dites pas cela ! protesta-t-il avec gravité. C'est le genre

de vie qui doit faire bien des envieux.

C'est alors qu'elle comprit qu'une vie simple serait toujours interdite à Khalim.

—Avez-vous des frères et sœurs ? demanda-t-il soudain,

visiblement avide de connaître sa réponse.

—Oui, un frère plus âgé, pas de sœur. Et vous ?

—Deux sœurs. Elles sont plus jeunes que moi, précisa-t-il

en souriant.

—Et un frère ?

—Non, pas de frère.

—C'est donc vous qui allez un jour monter sur le trône du

Maraban ? demanda-t-elle.

Le regard de Khalim s'était assombri et elle eut peur d'avoir commis un impair.

— Un jour que j'espère le plus lointain possible.

C'était un sujet qui le préoccupait énormément et dont les implications

étaient si nombreuses... La santé de son père déclinait et les médecins lui

avaient laissé entendre qu'il ne vivrait pas jusqu'à la fin de l'année. Il devrait

alors assurer la succession et on le pressait de trouver une épouse qui régnerait

avec lui, selon la tradition.

Khalim considéra pensivement la beauté blonde assise en face de lui et se

mordit la lèvre. Une fois marié, les petites aventures avec des femmes comme

Susan Thomas devraient prendre fin.

Susan remarqua que ses traits s'étaient durcis et sentit que l'atmosphère avait

changé, mais elle n'aurait su expliquer pourquoi.

Quand elle recula pour s'adosser à son siège, Khalim remarqua que le haut de sa

robe moulait délicieusement sa poitrine. Au Maraban, les femmes s'habillaient

avec beaucoup de pudeur, alors que les Occidentales avaient souvent tendances à

s'afficher avec des jupes courtes, des décolletés plongeants et portaient des jeans si

serrés qu'on les aurait cru taillés à même la peau. Mais Susan avait trouvé un

compromis parfait. Elle était vêtue de manière très décente tout en ayant un air

terriblement sexy.

Le désir qu'il ressentait pour cette femme devenait insupportable. Le plus tôt il

l'aurait dans son lit, le plus vite il pourrait l'oublier et concentrer son attention sur

des choses moins futiles que la simple satisfaction de ses sens.

— Si nous y allions ? suggéra-t-il.

A son regard, Susan comprit où Khalim voulait en venir. Le désir brutal qu'elle

pouvait lire dans ses yeux la fit délicieusement frissonner. Mais elle devait garder

la tête froide. Elle devait lui résister. A tout prix. Il était bien trop dangereux, trop

beau, trop attirant. Voulait-elle être une autre de ces femmes qui tombent dans

son lit, piégées par ce sourire irrésistible ?

Non!

Elle sourit.

— Bonne idée ! J'ai encore beaucoup de travail à la maison

et il est temps que je m'y mette.

Il ne répondit pas. L'attitude de cette femme avait le don d'attiser son appétit

tout en le rendant furieux. Elle allait bien voir... S'il en jugeait d'après certains

signes, dans quelques instants elle serait plus coopérative...

Il se leva et Philip Caprice apparut à la porte du restaurant presque

instantanément.

— Venez ! lança Khalim. Philip va s'occuper de la note.

Quand ils sortirent, le chauffeur ouvrait déjà la portière de

la voiture.

C'était incroyable ! songea Susan. Cet homme n'avait donc jamais à se

préoccuper des petites tâches quotidiennes auxquelles devait se soumettre le

commun des mortels ?

— Je suppose que vous avez quelqu'un qui s'occupe de tout pour

vous, n'est-ce pas Khalim ? demanda-t-elle ironiquement.

Mais elle regretta aussitôt ses paroles car il se tourna vers elle, une curieuse

lueur sensuelle dansant dans ses yeux noirs.

— Faux ! Jamais je n'ai exercé mon droit d'avoir quelqu'un

qui me donne mon bain, répondit-il doucement.

—Parce que ce droit existe ?

—Bien sûr ! Tous les princes du Maraban ont un maître

ou... une maîtresse des bains, répondit-il en souriant, satisfait

de l'effet de ses paroles sur la jeune femme.

Et maintenant, il était temps de lui donner le coup de grâce !

— Où désirez-vous aller ? poursuivit-il d'une voix caressante,

lourde de promesses sensuelles. Chez vous pour travailler ou à

ma suite du Granchester pour... prendre un café ?

Son hésitation délibérée ne laissa aucun doute à Susan sur l'option qu'il avait en

tête, et elle devait reconnaître qu'elle-même était assez tentée. Qui ne le serait pas ?

Rien qu'en l'observant, on pouvait être certain que Khalim connaissait tous les

secrets du plaisir...

Mais son amour-propre la ramena à la réalité. S'imaginait-il qu'une impérieuse

invitation à déjeuner suffirait pour qu'elle tombe dans son lit ? C'était un

bourreau des cœurs à coup sûi et elle n'avait nullement l'intention de se compter

parmi ses victimes !

— Je vais rentrer, annonça-t-elle finalement à son compagnor

incrédule. J'ai encore une montagne de travail qui m'attend.

4.

L'Interphone du bureau retentit, arrachant Susan à l'une de ses innombrables

rêveries, toutes habitées d'un grand homme en aboya qui la jetait sur un lit et...

—Allô ! répondit-elle d'une voix hésitante.

—Susan ? Kerry à l'appareil !

Kerry McColl était sa patronne. Que pouvait-elle lui vouloir à cette heure ?

—Oh, salut, Kerry !

—Ecoute, on vient de recevoir une demande assez intéres

sante et j'aimerais que tu viennes me voir un instant dans mon

bureau. Ça ne t'ennuie pas ?

—Non, bien sûr, j'arrive !

S'efforçant de faire preuve d'un enthousiasme qu'elle ne ressentait pas le

moins du monde, Susan abandonna le rapport qu'elle essayait vainement de

terminer et se dirigea vers le bureau de son chef.

Elle travaillait depuis deux ans chez « Headliners », une petite agence de

chasseurs de têtes classée parmi les meilleures de Londres. La société était

surtout connue dans les milieux de la communication pour son dynamisme et sa

souplesse... qualités primordiales quand il s'agit d'être en contact permanent

avec des personnes créatives au tempérament capricieux.

Les bureaux étaient installés à Maida Vale, dans une charmante petite maison

restaurée qui faisait beaucoup d'envieux dans la profession.

Susan entra directement dans le bureau dont la porte était ouverte.

— Tu désirais me voir ?

Kerry leva les yeux vers elle, remonta ses lunettes teintées sur le nez et lui

sourit.

—En effet. Comment ça va, Susan ?

—Bien.

C'était vrai, elle allait bien. Même si elle ne trouvait plus le sommeil et

ressassait durant ses nuits blanches les mêmes rêves peuplés du même homme !

Elle n'était ni malade ni blessée ni ruinée... donc tout allait pour le mieux dans

le meilleur des mondes !

Elle avait tenté de travailler comme un forçat toute la semaine, en soumettant son

appartement à un nettoyage approfondi en guise de lavage de cerveau ! Le

théâtre et le cinéma avaient absorbé la plupart de ses soirées, elle avait assisté au

vernissage d'une nouvelle exposition d'art contemporain et même rendu visite à

ses parents dans leur vieille ferme.

Et pourtant, elle avait le sentiment qu'il restait un énorme vide dans sa vie.

— Tu es sûre ? insista gentiment Kerry en fronçant les

sourcils. Je te trouve un peu pâlotte. On dirait que tu as perdu

du poids, non ?

Pendant un instant, Susan faillit tout lui raconter, mais se ravisa. Elle avait

toujours laissé ses problèmes personnels en dehors du bureau. D'ailleurs, elle

n'avait pas de problème !

—Encore une de mes tentatives de régime ! plaisanta-

t-elle.

—Tu n'en as pourtant pas besoin ! répondit Kerry en lui

désignant le siège qui lui faisait face. Assieds-toi, voyons.

— Merci.

Susan se demandait de quoi il pouvait bien s'agir et la curiosité commençait

à la titiller. Kerry semblait terriblement excitée au sujet de quelque chose... et

ce quelque chose devait être important — sa jeune patronne n'étant pas du genre

à se laisser facilement impressionner.

—Si je te disais que je viens de déjeuner avec un client...

— Je te répondrais que tu as de la chance parce que je viens

d'avaler un sandwich maigrichon en tête à tête avec l'écran de

mon ordinateur !

— Donc, j'ai déjeuné avec ce client... le client le plus in

croyable, le plus surprenant que tu puisses imaginer.

Kerry semblait encore toute remuée par cette expérience. - Ah bon ?

— Figure-toi que c'était un... prince !

Kerry semblait honorée rien que d'avoir prononcé ce mot. Elle se laissa aller

contre le dossier de son siège et fixa Susan avec un mélange de triomphe et de

curiosité.

— Un prince ? demanda cette dernière d'une voix sourde,

comme pour gagner du temps.

Elle avait l'impression de jouer dans une pièce de théâtre dont elle ignorait

tout du scénario. Ce serait pure coïncidence d'imaginer que... que...

Son cœur battait à tout rompre.

— Moi aussi j'ai eu du mal à y croire, au début ! Je ne suis

pas facile à surprendre, tu le sais ! Mais quand ce type digne

des mille et une nuits est entré dans l'un des meilleurs restau

rants de Londres et que toutes les femmes se sont retournées

sur son passage pour le dévorer des yeux, j'avoue que j'ai été

bluffée!

— Une première dans ton cas ! plaisanta Susan. Que vou

lait-il ?

Kerry prit un crayon et le fit tournoyer entre ses doigts.

Kerry lui jeta un regard perçant.

— Ce n'est pas le genre de réaction que j'attendais de toi,

Susan. Je croyais que tu allais sauter au plafond d'enthousiasme.

Y a-t-il quelque chose que je devrais savoir ?

Si elle lui disait « j'ai rencontré cet homme, il me désire, je le désire aussi mais

j'évite de me lancer dans une relation avec lui de peur que tout cela se termine

dans les larmes », Kerry trouverait cela pathétique et ne manquerait pas de se

moquer d'elle.

— Non, il n'y a rien de particulier à savoir, répondit-elle.

Rien qui soit lié au travail.

— Ta te rends compte de l'opportunité ? Cela nous permettra

urïe ouverture vers un marché exceptionnel !

Kerry avait raison, Susan devait bien l'admettre. Il était impossible de décliner

une telle offre, même s'il ne s'agissait que d'une sombre machination de Khalim

pour arriver à ses fins !

— Je serais ravie de m'en occuper, Kerry ! répondit-elle finale

ment en simulant de son mieux un semblant d'enthousiasme.

Kerry sourit aux anges.

— Parfait ! Il veut te voir demain matin, à 10 heures pré

cises.

—Où ça?

Mais elle connaissait déjà la réponse...

— Dans sa suite au Granchester Hôtel. Le grand luxe ! Je

compte sur toi pour gérer tout cela de main de maître !

Le jour J, Susan opta pour une tenue particulièrement couvrante. Un tailleur

pantalon de soie rosé pastel, des cheveux noués en queue-de-cheval et un

soupçon de maquillage à peine perceptible. Bref, elle allait arborer un profil bas

et dénué de tout sex-appeal.

Elle arriva au Granchester à 9 h 55 et la première personne qu'elle aperçut fut

Philip Caprice qui se tenait à l'autre bout du salon d'accueil. C'était à prévoir.

Il lui sourit, puis se dirigea vers elle en lui tendant la main.

—Bonjour, Susan.

—Bonjour, Philip. Je suppose que Khalim vous a envoyé

pour me chercher ?

—Non, le prince est descendu vous chercher lui-même,

répondit une voix veloutée, juste derrière elle.

Elle se retourna et se trouva nez à nez avec un Khalim au sourire triomphant.

S'il s'imaginait avoir gagné cette manche, il allait avoir une surprise !

Son cœur battait néanmoins la chamade et elle sentit ses mains devenir un

peu moites.

—Je suppose que je devrais me sentir flattée ! rétorqua-t-elle

avec un sourire malicieux.

—En effet. Après tout, beaucoup de femmes apprécient

d'être en ma compagnie.

—Sans doute parce qu'elles n'ont pas été manipulées comme

moi pour s'y trouver ?

—Avez-vous l'intention de me faire une scène au milieu

du hall de l'hôtel?

—Il y a une différence entre exprimer une opinion légitime

et faire une scène, il me semble, susurra-t-elle. Vous devez avoir

l'habitude de ne fréquenter que des femmes sans caractère,

Khalim !

—Et si nous montions ? demanda-t-il en souriant.

—Pourquoi ? Afin que vous puissiez me séduire ?

Les mots s'étaient échappés de sa bouche sans qu'elle puisse les retenir.

— Tiens, tiens, ma chère Susan ! C'est donc ça que vous

voulez ? demanda-t-il avec un sourire à la fois moqueur et

terriblement sensuel.

Au son de la voix suave de Khalim, Susan sentit sa peau devenir chaude,

comme si elle était exposée au soleil du désert. Son cœur se mit à entamer une

danse désordonnée et de petits frissons délicieux couraient le long de son dos.

Elle dut faire un effort considérable pour garder la tête froide.

—Non, j'aurais simplement aimé avoir mon mot à dire au

sujet de cette mission.

—Je suis certain que vous aviez le choix de la refuser,

répondit-il en haussant les épaules.

—Oui, et cela aurait certainement accéléré l'évolution de

ma carrière !

A cet instant, Khalim posa la main sur son bras. Elle pouvait sentir la douce

caresse de ses doigts à travers la soie de la veste et eut l'impression d'être aussi

vulnérable qu'un lièvre ébloui par les phares d'une voiture.

— Si nous continuions cette discussion dans ma suite, pro

posa-t-il. Je ne suis pas certain d'apprécier ce que vous allez

me dire et je préférerais dans ce cas que tout le personnel du

Granchester ne soit pas là pour l'entendre.

Susan faillit protester, mais se ravisa. Après tout, elle était là pour affaires et

rien d'autre.

— Philip nous accompagnera-t-il ?

Il leva un sourcil moqueur.

—Tiens ! Auriez-vous une fois de plus besoin d'un chaperon,

ma très chère Susan ?

—Bien sûr que non ! Nous nous voyons dans un contexte pro

fessionnel et l'entretien se tiendra sur ces bases. Je peux compter

sur vous pour que vous respectiez les règles, Khalim ?

L'attitude autoritaire de Susan eut le don de l'agacer tout en excitant son désir

de la dominer. Mater ces petites insurrections

sur l'oreiller devrait lui apporter un plaisir nouveau, riche de délices

insoupçonnables...

— Sachez, ma chère Susan, qu'un Marabanais est toujours

maître de son destin. Quand on ne s'attend à rien, on n'est

jamais déçu.

Puis, se tournant vers son émissaire :

— Venez, Philip ! Mlle Thomas réclame votre compagnie.

Philip Caprice semblait plutôt amusé par leur échange et

sourit.

— Je suis très honoré.

Quand ils parvinrent à la suite de Khalim, Susan fut subjuguée par l'immensité

des lieux : l'appartement aurait pu loger deux équipes de football sans la

moindre promiscuité ! Elle s'était imaginé trouver une décoration orientale avec

d'immenses tapis étendus du sol au plafond, des mosaïques, des miroirs bordés

de cuivre martelé, voire quelques narguilés... Elle découvrit au contraire une

décoration très minimaliste. Une moquette couleur sable, trois immenses

canapés framboise et d'étranges peintures contemporaines qui invitaient au

voyage.

Mais le plus étonnant était l'immense baie vitrée qui donnait sur le plus grand

parc de Londres. Voir cette masse de verdure en plein centre d'une des villes les

plus agitées du monde était un véritable rafraîchissement pour les yeux.

—Vous aimez ? demanda Khalim qui l'observait en sou

riant.

—J'adore ! C'est tout simplement magnifique.

Elle aussi était magnifique, pensa-t-il. La plus belle femme qu'il ait jamais vue,

avec ses cheveux blonds, sa peau laiteuse et son petit nez retroussé au-dessus des

lèvres les plus scandaleusement sensuelles qu'on puisse imaginer. Une fois de

plus,

il ressentit un élan de désir qu'il repoussa immédiatement à force de volonté.

Lorsqu'il séjournait dans la campagne anglaise, il aimait aller à la pêche. Le

calme et la solitude l'aidaient à supporter son mal du pays et à apaiser son âme

torturée. Très tôt, il s'était rendu compte que les poissons les plus intéressants

étaient ceux qu'il avait eu du mal à attraper. Il en était de même avec Susan : il était

évident qu'elle le désirait tout autant que lui mais, contrairement aux autres femmes

qu'il avait connues, elle ne tomberait pas dans ses bras facilement, quelle que soit la

force de son attirance.

Il sourit, conscient de l'impact de ce sourire.

•— Je vous en prie, Susan. Asseyez-vous ! Désirez-vous une tasse de café ?

Son ton était si courtois et ses manières si charmantes qu'elle fut momentanément

subjuguée. Elle oublia même de lui assener ses quatre vérités, comme elle en avait

eu l'intention dans le hall de l'hôtel quelques minutes plus tôt.

— Volontiers, répondit-elle en s'installant sur l'un des

canapés.

Au même instant entra une dame assez âgée, une Marabanaise sans doute, portant

un immense plateau dont s'élevait une délicieuse odeur de café.

Il fallait être prince pour voir ses désirs exaucés avant même de les avoir formulés

!

Elle prit l'une des minuscules tasses du plateau et la posa sur le sol. Puis elle

tira une liasse de feuilles de son porte-documents.

—Très bien. Si nous commencions ? proposa-t-elle en lui

décochant son plus beau sourire commercial.

—Buvez votre café d'abord !

—Mais vous ne me payez pas pour boire du café,

Khalim !

— Bon... Que voulez-vous savoir ? maugréa-t-il d'un air

boudeur.

Elle l'imaginait tout à fait en petit garçon en culottes courtes. Comme il devait être

mignon !

— Vous avez fréquenté la même école que Guy, n'est-ce

pas ?

Satisfait de voir qu'elle se pliait à ses désirs et ne se lançait pas directement dans

la réunion de travail par respect des convenances, il acquiesça.

—Oui. C'était un pensionnat anglais dans toute son horreur,

répondit-il en sirotant son café.

—Quel âge aviez-vous ?

Le visage de son compagnon se crispa soudain.

—J'avais sept ans.

—Cela a dû être une épreuve pour vous. Vous étiez si

jeune !

Khalim la considéra pensivement. C'était courageux. Peu de gens auraient osé lui

poser une question aussi personnelle. En temps normal, il n'aurait d'ailleurs pas

répondu. Cependant, il lisait un intérêt sincère dans le regard de Susan.

— Disons que ce n'était pas toujours facile, déclara-t-il

enfin.

En la voyant sortir un bloc et un stylo de son sac, il se rendit soudain compte qu'il

n'avait aucune envie de parler affaires.

—Néanmoins, c'était la tradition, ajouta-t-il. Les princes

du Maraban ont toujours suivi une partie de leurs études en

Angleterre.

—Pourquoi ?

—Afin qu'il leur soit possible de s'intégrer dans les deux

cultures, orientale et occidentale.

Vêtu de son costume parfaitement coupé et de ses chaussures italiennes faites sur

mesure, Khalim personnifiait l'élégance occidentale. Mais le teint de sa peau, ses

cheveux noirs et son

attitude fière témoignaient de ses origines enracinées dans un pays chaud et

lointain.

—Le Maraban vend du pétrole dans le monde entier, con

tinua-t-il. Et où que j'aille, je dois être l'ambassadeur de mon

pays. Grâce à mon éducation, j'ai toujours su m'intégrer immé

diatement. C'est un avantage indéniable pour négocier.

—Vous êtes une sorte de caméléon.

Elle prit une gorgée de café et reposa sa tasse sur le sol.

—Si on veut.

—Passons maintenant au contrat qui nous concerne. Il faut

que vous me disiez exactement ce que vous désirez, Khalim.

Ce qu'il désirait ? S'il lui avouait qu'en cet instant, il ne désirait qu'une chose

au monde : lui faire l'amour d'une manière si parfaite qu'elle ne pourrait plus

jamais l'oublier, comment réagirait-elle ?

—Permettez-moi d'abord de vous faire un petit rappel géo

graphique, dit-il finalement. Le Maraban possède des réserves

substantielles de pétrole dans...

—Le désert Asmaln, intervint-elle rapidement, ainsi que

des ressources en charbon, soufre et magnésium.

Khalim la considéra avec surprise.

—Et comment en savez-vous autant sur mon pays ?

—Dès que j'ai su qu'il me faudrait travailler sur ce contrat,

j'ai passé la soirée à faire des recherches sur le Maraban !

—Bravo ! Et que savez-vous d'autre ?

—Que quatre pour cent du pays sont cultivés grâce à un

système d'irrigation sophistiqué. Je sais également que les

pistaches du Maraban sont considérées comme les meilleures

du monde !

—Et vous aimez les pistaches ? demanda-t-il, très sé

rieux.

—Je suis incapable de boire un gin tonic sans pistaches !

— Alors il va falloir que je vous en fasse envoyer un gros

sac ! murmura-t-il.

C'était un vrai plaisir de voir ses traits se détendre, quand il souriait. Susan

tenta de l'imaginer en train d'accomplir des tâches de routine : se rendre au

supermarché, faire le plein à une station d'essence... mais sans succès. Puis elle

essaya de se le figurer en vacances, en train de nager— son corps magnifique à

la peau mate, sa silhouette d'athlète... et se rappela l'instant magique passé dans

ses bras sur la piste de danse.

— Ça ne va pas ? demanda Khalim en la voyant toute

songeuse.

Elle n'osa lever les yeux de peur qu'il ne remarque ses joues sans doute

brûlantes.

— Si, Khalim, tout va bien. J'aimerais que vous m'expliquiez

ce que vous attendez de notre société.

Cette force de caractère stupéfia le prince. Susan, visiblement troublée, possédait

une volonté comparable à la sienne lorsqu'il s'agissait de se dominer.

—Le Maraban possède l'une des raffineries de pétrole

les mieux gérées du monde et l'homme qui la dirige prend sa

retraite.

—Et vous cherchez quelqu'un pour le remplacer ?

— Personne ne pourra jamais prendre la place de Murad. Il

a travaillé pour nous de nombreuses années et il y a eu d'im

portants changements sur le marché du pétrole pendant ce

temps. Non, j'ai besoin de quelqu'un qui engage la production

pétrolière dans une nouvelle ère. En fait, il y a deux candidats

potentiels qui travaillent actuellement chez nous. Il me faut un

homme avec le sens des responsabilités et...

—Ou une femme, coupa-t-elle.

Il la fusilla du regard.

—Non ! Pas de femme ! Pas au Maraban.

Susan se mit à bouillir intérieurement. Entendre cela après tout ce qu'elle avait

dû endurer durant son parcours professionnel !

—Ainsi l'égalité des sexes reste lettre morte au

Maraban ?

—Je crois que vous êtes assez intelligente pour connaître

la réponse sans que j'aie besoin de vous donner des explica

tions.

—C'est scandaleux ! fulmina-t-elle.

—Vous trouvez ? dit-il d'une voix dangereusement calme.

—Je le sais ! Les femmes de notre pays ont fait de tels sa

crifices pour obtenir le droit de vote et être considérées comme

égales aux hommes !

—Et vous croyez que cela les rend plus heureuses ?

—Je n'en reviens pas que vous puissiez poser cette ques

tion !

Il sourit, savourant le goût rare du conflit.

— C'est pourtant ce que je viens de faire.

Susan faillit jeter son stylo à travers la pièce, mais se retint à temps. Pour se

calmer, elle prit une longue inspiration.

— Bien sûr que l'égalité les rend plus heureuses ! Quelle

femme voudrait passer sa vie dans l'ombre de son mari ?

Celle qu'il épouserait un jour en serait ravie, songea Khalim. Il se rappela les

épouses potentielles qu'on lui avait présentées et se dit qu'aucune d'entre elles ne

ressemblait à la femme assise en face de lui. Il sentit le frisson de l'interdit lui

parcourir l'échiné et son sang s'échauffa immédiatement.

— Vous ne devriez pas porter de jugement sur une situa

tion sans en connaître tous les aspects, Susan. Les femmes du

Maraban sont traitées avec un immense respect car ce sont elles

qui donnent la vie. Pourquoi ne pas venir voir par vous-même

si les Marabanaises sont malheureuses ?

Perplexe, Susan ne savait si elle devait s'indigner ou se réjouir de cette offre.

— Que voulez-vous dire ?

A cet instant, Khalim fut plus heureux que jamais de jouir des prérogatives qui

lui permettaient d'obtenir tout ce qu il désirait. Or il désirait follement Susan

Thomas.

— Vous allez m'accompagner au Maraban, Susan.

5.

— Tu plaisantes ? demanda Lara, les yeux aussi grands que

des soucoupes.

Encore sous le coup de la décision sans appel de Khalim, Susan arborait un

air hébété.

—Malheureusement, non. Il se croit tout permis !

—Je te trouve bien ingrate. Quelle femme ne serait pas ravie

de se faire enlever par un prince dans son jet privé ? Voilà au

moins un homme qui sait ce qu'il veut ! commenta Lara.

Secrètement flattée de se faire ainsi ravir par le successeur du trône du

Maraban, Susan n'en était pas moins inquiète.

—Récapitulons ! reprit son amie. Si je comprends bien,

Khalim t'emmène au Maraban juste pour voir comment les

femmes y vivent. C'est cela ?

—Penses-tu ! Je dois y aller pour recruter un directeur

pour sa raffinerie. Il y a deux candidats potentiels et je dois les

rencontrer sur place.

Quand elle avait appelé Kerry pour lui faire part de ce projet, celle-ci avait

éclaté de rire.

— Bien sûr qu'il faut faire le voyage ! avait-elle répondu. Va

partout où tu jugeras utile de te rendre. Le prince s'est engagé

à payer tous les frais.

Pour Khalim, ce n'était qu'une façon supplémentaire de montrer l'étendue

de son pouvoir ! Et le pouvoir était un puis-

sant aphrodisiaque, se rappela-t-elle avec un frisson d'excitation mêlé d'un léger

sentiment de culpabilité. Elle s'imaginait déjà au Maraban, dans les bras de

Khalim. Ce pays était-il aussi beau qu'il l'avait décrit ? Pourvu qu'il ne soit pas

trop beau, sinon elle serait tentée d'y rester...

— Susan !

Elle sortit de sa rêverie en clignant des yeux.

—Que... Que se passe-t-il ?

—On dirait que tu es à des années lumière d'ici !

—C'est un peu ça.

—Quand vas-tu partir ?

—Après-demain.

En fait, Khalim avait voulu décoller dès le lendemain matin, ce à quoi elle s'était

vivement opposée. Sa garde-robe était adaptée à beaucoup de circonstances, mais

un tel voyage nécessitait une expédition pour le moins sérieuse dans un certain

nombre de boutiques ! Et lorsque Khalim lui avait finalement cédé, quel délice

c'avait été de voir son beau visage se décomposer...

Elle passa donc la journée du lendemain à faire des emplettes et ne put

s'empêcher d'acheter une robe de soirée plus brillante et plus ostentatoire que

ses tenues habituelles. Une fois les bagages terminés, elle se sentit terriblement

nerveuse et jugea plus prudent de prévenir ses parents de son voyage au Moyen-

Orient. Comme personne ne répondait au téléphone à la vieille ferme, elle

appela son frère.

—James ? C'est moi, Susan.

—Tiens, salut ! Qu'est-ce qui me vaut ce plaisir ? Tu ne

m'appelles jamais, sœurette...

—C'est plutôt toi qui as oublié l'usage de ton index ! Que les

hommes ne soient pas des êtres très bavards, d'accord, mais je

ne vois pas pourquoi ce sont toujours les femmes qui devraient

garder le contact. Bon, trêve de considérations générales... j'ai

essayé de joindre les parents, mais cela ne répond pas.

—C'est parce qu'ils passent quelques jours dans la région

des lacs.

—Décidément, ils sont toujours en vadrouille.

—C'est plutôt sympa qu'ils puissent ainsi profiter de leur

retraite. J'aimerais en faire autant, à leur âge.

—l\i as raison. Je voulais leur annoncer que je partais

quelques jours à l'étranger. As-tu entendu parler d'un pays qui

s'appelle le Maraban ?

—C'est quelque part au Moyen-Orient, non ?

—Exact. On m'a demandé de recruter un directeur pour

leur raffinerie de pétrole.

— Mais... Mais je vous croyais spécialisés dans la pub !

Elle considéra son reflet dans la glace et eut une pensée pour

Khalim, le ténébreux manipulateur.

—Oh, tu sais, c'est une mission un peu... spéciale. Le client

en question est un prince.

—Tu plaisantes !

—Du tout ! C'est le prince Khalim du Maraban.

Un sifflement admiratif lui déchira presque le tympan.

—Eh bien, sœurette ! lu en as de la chance !

—N'est-ce pas ? Tu vas pouvoir annoncer à tous tes amis

que ta sœur est reçue dans le palais d'un prince arabe...

—Ils vont être épatés, c'est sûr !

—Il y a autre chose, aussi... Lara va partir sur un tournage

pendant quelques jours et je me demandais si tu pourrais passer

à l'appartement en rentrant de ton travail pour retirer le courrier

de la boîte aux lettres et éventuellement arroser les plantes.

—Tu peux compter sur moi.

—Je te remercie, tu es adorable.

—Il n'y a pas de quoi. Dis-moi, Susan, tu es certaine qu'il

n'y a pas anguille sous roche, à propos de ce voyage ?

—Bien sûr que non, voyons ! C'est un déplacement stricte

ment professionnel, mon cher frère. Rassure-toi.

Le lendemain matin, en ouvrant la porte, Susan resta pétrifiée.

Khalim en personne se tenait devant elle, les bras croisés, tout sourires. Ce

sourire prédateur auquel aucune femme ne pouvait résister. Il était sublime !

— Surprise, non ? demanda-t-il. Vous vous attendiez que

ce soit Philip ?

En vérité, ce n'était pas tant sa présence que sa tenue qui la surprenait. Il ne

portait plus son costume, mais de nouveau une aboya d'un gris argenté.

— Vous... vous êtes encore transformé, balbutia-t-elle, les

yeux écarquillés.

Il rit.

— C'est normal, puisque je retourne dans mon pays. Etes-

vous prête ?

Susan n'avait préparé qu'une seule valise qui attendait dans l'entrée. Avant

qu'elle puisse faire un geste pour la prendre, Khalim l'avait déjà saisie.

Il sourit en la voyant si surprise. .

—Vous pensiez que j'allais envoyer quelqu'un pour la pren

dre ? Que je ne me donnerais pas la peine de porter le bagage

d'une femme ?

—Je suppose, oui.

Etrangement, Khalim ressentait le besoin de prouver qu'il n'était pas juste un

prince dorloté par ses serviteurs depuis le jour de sa naissance.

— On ne m'a pas envoyé dans des internats anglais que pour

apprendre à m'intégrer dans les deux cultures... Il y a aussi eu

les inévitables douches glacées, les sports d'endurance et une

discipline très stricte pour me forger le caractère et me rendre

indépendant.

A ces mots, Susan le considéra avec gravité.

-C'a été difficile?

—Les enfants peuvent souvent se montrer très cruels, dé

clara-t-il seulement en haussant les épaules.

—Je sais, concéda-t-elle, compatissante. Et comment avez-

vous fait pour vous adapter ?

Il ouvrit la porte et l'invita d'un geste à le précéder.

— Il suffit de les ignorer. Ce n'est qu'à cette condition qu'on

cesse d'être le souffre-douleur d'une cour de récréation.

Elle imagina alors le petit garçon solitaire, aux yeux aussi noirs que ses

cheveux, déjà beau comme un dieu, et dont le port de tête fier et sauvage devait

impressionner ses petits camarades envieux.

— Khalim...

Sur le palier étroit, il se tenait assez près de Susan pour pouvoir la prendre par la

taille, l'attirer à lui et l'embrasser.

Lui aurait-elle résisté ? Toutes les femmes qu'il avait embrassées jusque-là avaient

systématiquement fini dans son lit. Mais le moment était mal choisi. Pourquoi

entamer une opération de séduction condamnée à une fin frustrante ? S'il lui

faisait l'amour maintenant, ce ne serait qu'une étreinte rapidement bâclée dans la

chambre de Susan.

Et puis, Philip les attendait en bas, dans la voiture...

— Allons-y ! dit-il, préférant s'éloigner d'elle avant que son

corps ne succombe à la tentation.

Une fois sortis des encombrements de Londres, l'immense voiture noire

s'élança sur l'autoroute menant à l'aéroport d'Heathrow.

Khalim concentra rapidement son attention sur son ordinateur portable et Susan dut

se résoudre à feuilleter un magazine financier. Mais les cours de la Bourse ne

l'intéressaient que moyennement dans la mesure où elle ne possédait pas la

moindre action. Et

puis, elle se sentait incapable de se concentrer sur des chiffres, tant la présence de

cet homme à côté d'elle la perturbait. •>

Frustrée, elle finit par sortir de son sac un ouvrage au titre prometteur : Le

Maraban, un Pays de Rêves et de Contrastes. C'était un gros pavé qu'elle avait

acheté la veille, un vrai pensum qu'elle pensait consulter en diagonale pour avoir

un aperçu général sur le pays en question. Mais dès qu'elle en lut les premières

lignes, elle fut fascinée, comme emportée dans un rêve oriental.

Khalim jeta un coup d'œil vers elle.

—On ne peut pas appeler cela de la lecture frivole...

—Je suppose que vous vous attendiez à me voir feuilleter

des revues de mode ?

— Il ne faut jamais supposer, avec moi, Susan. Jamais.

Troublée par la promiscuité de la banquette arrière de ce

véhicule luxueux, elle sentit le besoin de s'éloigner légèrement de son voisin.

—C'est un livre passionnant, expliqua-t-elle.

—Vous prenez votre travail très au sérieux.

Etonnée par son ton sarcastique, elle le fusilla du regard.

— Vous seriez gentil de ne pas vous moquer de moi, Khalim.

Je prends toutes mes missions au sérieux. Et plus j'en saurai sur

votre pays, plus je pourrai être efficace.

Il sourit et se concentra de nouveau sur son écran. Décidément, cette Susan Thomas

promettait d'être bien plus qu'un très joli minois. Discrètement, il laissa errer son

regard sur la ligne gracieuse de ses cuisses qu'il pouvait deviner sous la jupe longue

de soie bleue qu'elle portait, assortie à un pull simple en cachemire. La tenue

qu'elle avait choisie était parfaite, songea-t-il avec satisfaction.

Ses maîtresses occidentales avaient été nombreuses, mais aucune d'entre elles

n'avait montré un réel intérêt pour le Maraban. Il se souvint avec aigreur que

quelques-unes avaient feint de

se pencher sur le sujet. Des femmes ambitieuses, uniquement motivées par la

couronne dont il allait hériter.

Khalim savait qu'un jour il devrait faire face à la réalité de son destin. Chaque

matin, il recevait des nouvelles du Maraban où la santé de son père déclinait

d'heure en heure. Avec tristesse et appréhension, il sentait le fardeau des

responsabilités s'appesantir peu à peu sur ses épaules. Vivait-il en ce moment ses

dernières heures de délicieuse insouciance ?

Susan n'avait jamais voyagé à bord d'un jet privé et l'intérieur du Lear

dépassait tout ce qu'elle avait pu imaginer. Seuls quelques sièges occupaient la

cabine, libérant ainsi de l'espace pour les passagers tandis que deux hôtesses

étaient chargées de satisfaire leurs moindres désirs.

D'ailleurs, el 'es suspectait d'avoir été choisies non seulement pour leur

efficacité, mais également pour leurs charmes cachés sous leurs voiles de soie

chatoyante.

— Et si nous mangions quelque chose ? proposa Khalim lorsque

l'une des hôtesses s'approcha d'eux peu après le décollage.

Susan ne se sentait aucun appétit mais se rappela ce que lui avait dit le prince

au restaurant italien. En refusant, elle risquait de vexer le cuisinier...

—Volontiers.

—Nous boirons du thé à la menthe, précisa-t-il à l'hôtesse

qui acquiesça d'un signe de tête respectueux.

Quelques minutes plus tard, les deux femmes commencèrent à déposer de

nombreux plats sur la table basse devant eux. Susan admira les assiettes en

argent ciselé qui mettaient si bien en valeur les mets variés, appelés à régaler

aussi bien les yeux que le palais.

—Aimez-vous ces bouchées ? demanda-t-il en lui proposant

un petit feuilleté fourré au fromage.

—Mmm, c'est délicieux. Je n'ai jamais rien goûté de tel.

Quel délice !

Il observa avec satisfaction la sensualité de son regard gourmand.

— Dans ce cas, il y a encore beaucoup d'autres délices qui

vous attendent, très chère Susan, murmura-t-il sans préciser

celles qu'il avait l'intention de partager avec elle !

Elle sentit qu'il la dévorait des yeux et rougit. Détournant la tête, elle tenta de ne

pas penser au corps qui se cachait sous cette tunique de soie. Un corps souple et

ferme, aux muscles déliés, à la peau sombre et luisante...

Elle prit une longue inspiration pour se ressaisir.

— Vous semblez troublée, Susan.

Il étendit ses jambes interminables et elle imagina aussitôt son corps félin penché

au-dessus d'elle.

— Non... Non, non. Pas du tout !

Khalim savait qu'en cet instant précis Susan était prête à se donner à lui sans la

moindre résistance. Il lui suffirait de renvoyer les hôtesses pour pouvoir lui faire

l'amour, là, immédiatement, dans cet avion. Mais l'endroit n'était pas le mieux

choisi pour des étreintes enfiévrées !

— Mangez encore un peu, proposa-t-il sans cesser de la

fixer.

—Merci, mais je n'ai plus faim.

Il jeta un coup d'œil à sa montre.

—Alors je vais demander à ce que l'on débarrasse.

— Et puis vous allez me parler de vos raffineries de pétrole,

précisa-t-elle dans l'espoir de penser à autre chose qu'à cet

homme et au désir sauvage qu'il éveillait en elle.

Ses raffineries de pétrole ? Khalim se laissa aller contre les coussins avec un

regard amusé. Jamais une femme ne l'avait

autant surpris que Susan Thomas. Et les surprises étaient assez rares pour mériter

toute son attention.

—Est-ce vraiment ce que vous voulez, Susan ? demanda-

t-il gravement.

—Plus que tout au monde.

Ils savaient tous deux que c'était là un grossier mensonge !

Pendant plus d'une heure, il lui parla du pétrole, de la raffinerie et des problèmes

qu'ils avaient rencontrés à plusieurs reprises, problèmes essentiellement liés à la

conjoncture économique mondiale. Susan lui posa des questions dont la

pertinence impressionna vivement le prince. Un peu plus tard, elle se pencha

vers lui. A son regard grave, il comprit que ce qu'elle s'apprêtait à lui demander

n'avait plus le moindre rapport avec la production de pétrole du Maraban.

-Kha l im?

—Oui, Susan, répondit-il doucement.

—Il y a une chose que j'aimerais savoir. Pourquoi m'avoir

choisie comme chasseur de têtes ?

Il lui adressa un sourire lent et cruel.

—Parce qu'il fallait que je vous aie.

Elle se figea.

—Vous voulez dire que...

Il secoua la tête comme pour rectifier le sous-entendu de ses paroles.

— On m'a dit que vous étiez le meilleur chasseur de têtes de

tout Londres... je vous l'ai d'ailleurs déjà expliqué, il me semble.

Ne m'aviez-vous pas reproché de vous avoir embauchée afin de

mieux pouvoir vous séduire ? ajouta-t-il d'un ton moqueur.

Elle leva les yeux vers lui avec défi.

—Et vous avez soigneusement évité de me répondre,

Khalim !

—Ah oui ?

—Vous le savez très bien !

Il haussa les épaules.

— Je ne peux nier que je vous trouve belle et que j'aimerais

vous entraîner dans mon lit, mais...

A la fois choquée et intriguée, Susan faillit éclater de rire. Jamais les hommes

qu'elle connaissait n'auraient osé se montrer aussi explicites !

—Mais...

—Passer par mon lit n'est pas une obligation pour honorer

votre contrat.

—Toucherai-je une prime si je succombe à vos charmes ?

le taquina-t-elle avec effronterie.

Le visage de Khalim s'assombrit et il faillit la prendre dans ses bras pour la

punir d'un baiser qui la découragerait à jamais de se moquer de lui ainsi !

Néanmoins il se ravisa à temps, imaginant la douceur de la victoire qui ne

saurait tarder, et qui serait d'autant plus délectable, après leur longue bataille.

— Mettons que je ferai l'impossible pour vous séduire mais

que vous avez parfaitement le droit de ne pas succomber.

Que cet homme était sûr de lui ! A juste titre, malheureusement. .. car Susan

faisait un effort considérable pour ne pas se laisser tenter. Cependant, elle n'était

pas une proie facile : d'autres hommes s'étaient déjà cassé le nez parce qu'ils

s'étaient montrés trop arrogants — une attitude qui avait le don de la conforter

dans sa position de défense. Aussi releva-t-elle le menton avec défi.

Le prince Khalim n'était pas encore au bout de ses peines !

6.

Susan était fascinée par le spectacle inattendu qui s'offrait à ses yeux à travers le

hublot. La lumière du soleil dansait sur une immense étendue d'eau scintillante.

Heureuse distraction qui lui permit de ne plus penser à la tension qu'avaient fait

naître les propos sans équivoque de Khalim.

—Tant d'eau ! s'exclama-t-elle avec admiration. Mais je

pensais...

—Atterrir dans un pays désert et désolé sans aucune goutte

d'eau en vue ? Nous sommes au sud de la mer Caspienne.

—C'est magnifique !

—Vous semblez penser que tout ce qui touche au Maraban

est beau.

—Mais c'est vrai !

L'enthousiasme de la jeune femme l'émut et il aurait aimé pouvoir se baigner

dans le bleu de ses yeux, aussi profond et brillant que l'eau de la Caspienne.

— Vous devriez attacher votre ceinture. La chaleur de l'air

entraîne parfois des turbulences.

Mais l'atterrissage se passa en douceur et elle put apercevoir sur la piste une

rangée d'hommes, dont les aboyas flottaient dans la légère brise provoquée par

les réacteurs de l'avion.

— Quel comité d'accueil ! s'exclama-t-elle.

Khalim se pencha vers la fenêtre et elle reconnut le parfum subtil du bois de

santal.

—Je vais sortir seul, annonça-t-il. Si vous désirez aller vous

rafraîchir un peu...

—Vous ne voulez pas risquer d'être vu avec moi, c'est cela ?

demanda-t-elle avec ironie. Avez-vous l'intention de me faire

sortir en cachette, avec une couverture sur la tête ?

—Je pensais que vous préféreriez éviter les commentaires

que votre présence ne manquerait pas de provoquer, se défen

dit-il sèchement.

Elle mesura alors l'impact que devaient avoir les moindres faits et gestes de

Khalim sur la rumeur publique.

— Vous avez raison, admit-elle. Je vais aller me rafraîchir,

comme vous me l'avez si aimablement suggéré.

Il rit.

—Très chère Susan ! Jamais je ne vous ai vue aussi soumise

et obéissante !

—Aimez-vous cette docilité, ô mon prince ? répondit-elle

en simulant une révérence.

—Non, Susan, je vous préfère telle que vous êtes : ardente

et fougueuse.

Elle prit cela pour un vrai compliment : que Khalim apprécie certaines facettes

de son caractère était bien plus précieux à ses yeux que ses commentaires

flatteurs sur la beauté de ses cheveux ou de sa silhouette...

Quand il revint dans l'avion, vingt minutes plus tard, elle l'attendait avec

Philip dans le petit salon.

— Susan et moi irons dans la deuxième voiture avec le

garde du corps, annonça Khalim. Philip, peux-tu monter dans

la première pour annoncer notre arrivée au palais ?

L'émissaire jeta un regard étrange à Susan avant de s'incliner devant le prince.

— Bien sûr.

— Pourquoi m'a-t-il regardée ainsi ? demanda Susan quand

Philip fut parti.

Khalim soupira.

—Parce que vous êtes la première femme que j'ai fait venir

au Maraban.

—Devrais-je me sentir flattée ? demanda-t-elle froide

ment.

Il trouva son air détaché parfaitement irrésistible.

— Venant de vous, je n'oserais même pas l'imaginer, mur

mura-t-il. Allons-y, Susan, je vais vous montrer mon pays.

L'air brûlant lui mordit la peau, bien que ce fût le mois de septembre et que

Khalim lui eût expliqué que la température avait beaucoup baissé à l'approche de

l'hiver qui s'annonçait très rigoureux.

La route menant au palais royal était magnifique. La limousine s'engagea dans

l'artère principale de la ville qui avait été spécialement dégagée pour leur passage.

De chaque côté grouillaient des gens pressés, des chameaux, des vélos et des

voitures dans un joyeux va-et-vient. Mais aucun bruit ne filtrait à travers les vitres

fermées de la limousine.

Le palais se trouvait légèrement en dehors de la ville et Susan eut le souffle

coupé d'admiration en voyant apparaître l'édifice somptueux qui se dressait devant

eux. Avec de hautes montagnes escarpées en toile de fond, il s'élançait vers un ciel

sans nuage d'un bleu cobalt, rayonnant tel un trésor dans la lumière dorée de

l'après-midi.

Khalim était fasciné par le visage émerveillé de Susan dont les traits s'étaient

adoucis devant cette image de rêve.

— Vous aimez ma maison ?

Etonnant qu'il puisse appeler ainsi ce bâtiment extraordinaire, comme s'il s'agissait

d'une confortable petite chaumière !

— Comment pourrais-je ne pas l'aimer ! dit-elle simple

ment.

Les lèvres de Khalim se crispèrent. Etait-elle aussi candide qu'elle en avait l'air ?

Mais pourquoi se poser toutes ces questions sur sa personnalité. Tout ce qu'il voulait,

c'était son corps. Un point, c'est tout !

—Et si vous me disiez à quoi je dois m'attendre en arrivant ?

suggéra-t-elle, étonnée de voir son visage se fermer ainsi.

—Ma mère et mes sœurs occupent une aile du palais qui

leur est réservée. Vous ferez leur connaissance quand nous les

retrouverons pour le dîner. Vous aurez votre propre suite et une

jeune femme à votre service.

—Et votre père ?

—Il vit dans une autre aile du palais. C'est une tradition

royale. Les princes du Maraban ne vivent pas à proximité de

leurs épouses.

—Vous voulez dire qu'ils ne viennent les voir que pour

leur faire l'amour ? Qu'ils repartent ensuite dans leur appar

tement ?

—Parfois ils restent la nuit entière, rectifia Khalim en son

geant qu'il serait incapable de laisser Susan seule, ne serait-ce

qu'une seconde.

—Elles en ont de la chance ! dit-elle avec sarcasme.

—Figurez-vous qu'elles se montrent reconnaissantes !

répondit-il sèchement.

—D'être ainsi exploitées ?

—Susan ! Je crois que vous perdez le sens de la mesure !

—Je ne suis pas l'un de vos sujets, Khalim. Et si mon opinion

diffère de la vôtre, tant pis !

Khalim n'en revenait pas. Jamais il ne s'était senti autant attiré par une femme :

l'envie d'embrasser Susan était insupportable. Fort heureusement, la voiture venait

d'entrer dans le parc où

d'immenses cèdres apportaient leur ombre bienfaisante, coupant court à ses

velléités sensuelles.

Aussitôt descendus de la limousine, Khalim la présenta à quelques hommes

en aboyas qui les attendaient devant l'entrée principale. Ils la saluèrent avec

courtoisie, mais Susan se demanda s'ils ne jugeaient pas sa présence inconvenante.

Le regard encourageant et bienveillant du prince la rassura, malgré la sensation

désagréable d'être observée par des yeux invisibles.

—Fatima ! appela Khalim quand une frêle jeune fille passa,

enveloppée dans un yashmak rouge qui ne laissait apparaître

que ses yeux. Voici Susan Thomas. Je l'ai amenée ici pour

accomplir une mission importante et je veux m'assurer que tu

veilleras à son confort. Tu peux la saluer, maintenant.

—Bonjour, dit Fatima avec un accent prononcé tout en faisant

une révérence. Je suis enchantée de faire votre connaissance.

Khalim sourit.

—Fatima est en train d'apprendre l'anglais.

—Je suis très impressionnée... et j'ai honte de ne connaître

que quelques mots de marabanais !

—Je vous apprendrai, murmura Khalim, le regard lourd de

promesses équivoques. Fatima va vous accompagner à votre

suite où vous pourrez vous baigner et vous changer. Je viendrai

vous prendre un peu plus tard.

« Vous prendre » ? Qu'entendait-il par ces mots ? se demanda Susan, perplexe.

Après l'avoir accompagnée à travers un labyrinthe impressionnant de

corridors et de pièces, Fatima ouvrit deux portes de bois ouvragé et elles se

retrouvèrent dans une grande pièce fraîche. Le regard de Susan fut

immédiatement happé par un immense lit recouvert d'une parure couleur rubis

sur laquelle étaient éparpillés des coussins brodés d'or et d'argent. Sur une

commode de bois sculpté était posé un vase de rosés dont le parfum citronné se

mêlait à l'odeur d'encens. Contre le mur se

dressaient des étagères contenant une grande variété de livres en marabanais et

en anglais. Au moins, elle n'aurait pas le temps de s'ennuyer ! Sur le mur opposé,

la fenêtre aux persiennes entrouvertes donnait sur une somptueuse roseraie.

—Prendrez-vous un bain ? demanda Fatima en l'entraînant

vers une pièce grandiose, aux murs couverts de mosaïques et de

miroirs. Désirez-vous que je vous aide à vous laver ?

—Je vais prendre un bain, mais j'ai l'habitude de me dé

brouiller toute seule, Fatima.

—Alors je vous apporterai du thé à la menthe d'ici une

heure.

—Ce sera adorable. Merci, Fatima.

Le bain fut un véritable délice. Rarement Susan s'était sentie aussi détendue

dans sa petite salle de bains londonienne ! Après s'être séchée, elle hésita un

instant sur la tenue qu'elle porterait pour le dîner et finit par choisir une robe

longue de soie bleu pervenche dont les manches allaient jusqu'aux poignets.

Impossible d'attirer le moindre regard avec une toilette aussi pudique !

Elle venait de s'asseoir devant le plateau apporté par Fatima quand elle entendit

frapper à la porte.

— Entrez ! répondit-elle, le cœur battant la chamade.

C'était Khalim. Lui aussi avait eu le temps de se changer et

ses cheveux étaient encore mouillés. Les traits de son visage étaient sévères.

— Invitez-vous toujours les hommes aussi librement dans

votre chambre, Susan ?

Elle posa sa tasse d'un geste qu'elle voulut calme. Elle n'était pas prête à tolérer

les implications insultantes de ces paroles et haussa les épaules d'un air détaché.

—Oh, généralement ils viennent même à plusieurs ! Figurez-

vous que je savais que c'était vous ! Je vous attendais et vous

seul auriez osé frapper à la porte de façon aussi autoritaire.

D'autre part, étant votre invitée, j'imaginais que je n'avais rien

à craindre, puisque je suis sous votre protection. Est-ce que je

me trompe ?

—Non ! reconnut-il, furieux devant l'attitude insoumise de

cette femme.

—Alors n'insinuez pas que je propose mes faveurs au premier

venu ! Et je ne vous permets pas de porter des jugements de

valeur sur moi alors que vous me connaissez à peine !

—Voulez-vous que nous fassions plus ample connais

sance ?

Quelle question ! Elle rêvait qu'il la connaisse aussi intimement qu'un homme

peut connaître une femme. Elle baissa son regard afin de dissimuler ses

émotions.

— Susan ? Regardez-moi !

Quand ses yeux rencontrèrent enfin ceux de son compagnon, elle rougit.

Si elle capitulait, si elle tombait dans ses bras comme un fruit mûr, elle

risquait de perdre le respect de Khalim. Et ce respect, elle y tenait plus que tout

au monde.

— Nous allons avoir l'occasion de nous connaître un peu

mieux durant mon séjour ici. Je n'ai aucune objection à cela,

Khalim.

Elle était de si mauvaise foi qu'il éclata de rire au lieu de se fâcher.

— Vous exagérez, Susan ! Vous savez très bien de quoi je

parle...

Tandis qu'il la guidait à travers les couloirs de marbre du palais, elle se

demanda ce qu'il avait fait de son après-midi.

— Avez-vous déjà vu votre père ? s'enquit-elle doucement.

Puis, le voyant se rembrunir, elle regretta sa maladresse.

— Je suis désolée, je n'aurais pas dû...

Il ne pouvait pas parler librement de l'état de son père avec ses sœurs ni sa mère

sans qu'elles éclatent immédiatement en sanglots. Il ne pouvait pas se confier à

Philip non plus. Les hommes ne montrent pas leurs émotions. Pourtant, il sentait

soudain le besoin de parler, d'exposer ses craintes, de trouver du réconfort... pour la

première fois de sa vie, sans doute.

— Il ne faut pas ignorer la réalité, même si elle est parfois

douloureuse, dit-il d'une voix sourde. Mon père faiblit de jour

en jour. Les médecins sont très inquiets et ne lui donnent plus

que peu de temps à vivre.

Comme elle aurait aimé le prendre dans ses bras, le réconforter... Mais elle n'osa

pas faire un geste de peur de froisser son orgueil.

— Venez, allons dîner !

Khalim la fit entrer dans la pièce où une femme d'une soixantaine d'années, très

élégante, était installée à une longue table. C'était la reine. En apercevant Susan,

elle se raidit, fronça les sourcils et adressa quelques mots au prince en marabanais.

Celui-ci acquiesça. Les présentations faites, elle se détendit et accueillit Susan avec

un sourire chaleureux.

— Khalim doit beaucoup estimer vos compétences profes

sionnelles pour vous avoir ainsi fait venir au Maraban.

Khalim ne put lire aucune réprobation sur le visage de sa mère. Il était vrai qu'il

appréciait les compétences de Susan, mais elle devait se douter qu'il aurait une liaison

avec cette dernière durant son séjour au Maraban. Mais la reine ne s'inquiéterait

pas car elle savait aussi bien que lui qu'il épouserait une femme de sang marabanais.

Elle fermerait les yeux sur toute aventure avant son mariage — lequel ne tarderait

pas, s'il en jugeait au défilé incessant d'épouses potentielles auquel il avait été soumis

avant son départ pour Londres.

Il les avait certes toutes trouvées jolies et les aurait volontiers mises dans son lit,

mais leur inexpérience et leur dévotion pour son titre n'en feraient que des épouses

soumises, otages de ses désirs.

Khalim observa Susan et apprécia son joli port de tête et l'assurance avec

laquelle elle lui retourna son regard.

— Et voici mes deux sœurs, dit-il, la voix enrouée par

l'émotion qu'il ressentait en la présentant ainsi à sa famille.

Leïla et Yasmina.

C'étaient deux sublimes jeunes filles avec des yeux noirs et de longs cheveux

ondulés couleur ébène. Aucune des trois femmes présentes ne portait àyashmak,

remarqua Susan avec surprise en prenant place entre Khalim et sa mère.

Des serviteurs silencieux apportèrent les plats et les déposèrent sur la table où

scintillaient une douzaine de chandelles.

—Boirez-vous du vin, Susan ? s'enquit le prince.

—Non, merci. Je prendrai la même chose que tout le

monde.

Réellement impressionné par sa diplomatie, Khalim lui servit du jus de fruits

pendant qu'elle expliquait à ses sœurs les détails de sa mission au Maraban.

—Demain nous nous rendrons à la raffinerie, dit-elle.

—Et Khalim vous laissera choisir le successeur de Murad à

sa place ? s'étonna Yasmina.

—Je pense que Khalim a déjà fait son choix. Je ne suis là

que pour confirmer sa décision.

—Vous êtes très perspicace, Susan, déclara-t-il avec un

sourire admiratif.

Il sentit une vague de désir le submerger. Cette Susan Thomas était une sorcière

douée de tous les talents !

— Et si Khalim et vous ne tombez pas d'accord ? demanda

la reine.

—Alors je suppose que celui qui présentera les meilleurs

arguments gagnera, répondit-elle.

—Alors ce sera Khalim ! intervint la plus jeune des

sœurs.

—Ne sous-estimez pas les pouvoirs de persuasion de Susan,

répondit ce dernier avec un sourire mystérieux.

Après le dîner, il la raccompagna jusqu'à sa chambre. Le dédale des couloirs

était désert, mis à part la présence discrète du garde du corps.

La tension entre eux était devenue insupportable, songeait-elle. Qu'allait-il se passer ?

Allait-il tenter de l'embrasser ? Honnêtement, n'était-ce pas ce qu'elle désirait le plus

au monde ?

—Avez-vous apprécié la soirée avec ma famille, Susan ?

—Votre mère a été très aimable de me recevoir alors qu'elle

doit être fort inquiète pour votre père.

—Les membres de la famille royale se doivent de savoir

cacher leurs émotions et il serait impardonnable de ne pas se

montrer accueillant.

—Quand je suis entrée dans la pièce, votre mère a eu l'air...

je ne sais pas, choquée ou peut-être surprise.

—Je me demande s'il y a parfois quelque chose qui vous

échappe !

—Ensuite, elle vous a dit quelques mots en marabanais que

je n'ai pas compris.

Il acquiesça.

— De quoi s'agissait-il, Khalim ?

Il laissa échapper un long soupir. Comment résister à ce regard interrogateur ?

Allait-il lui parler de l'histoire de son pays ou bien de prédestination ?

— Vous ressemblez terriblement à une femme que mon arrière-

grand-père a connue. Venez, dit-il en lui prenant la main après

une courte hésitation. Je vais vous montrer quelque chose.

Il l'entraîna dans la direction opposée et ils entrèrent dans une pièce minuscule,

presque secrète, où il n'y avait qu'une bibliothèque, un bureau et un siège.

Ainsi qu'un portrait.

—Regardez, Susan, murmura-t-il en lui montrant le tableau.

Vous voyez la ressemblance ?

—Qui est-ce ? demanda Susan, bouleversée par l'air de

famille de cette femme avec elle-même.

— Une femme que Malik a aimée.

- E t ?

—Elle n'était pas faite pour lui, dit-il tristement. Les

différences culturelles entre eux étaient trop grandes. Ils ont

compris que l'amour ne pouvait pas toujours aplanir toutes les

difficultés. Elle est retournée aux Etats-Unis et ils ne se sont

jamais revus.

—Mais c'est affreux !

—Vous croyez ? Ils ne pouvaient rien faire d'autre, vous

savez.

Elle discerna dans sa voix l'acceptation douloureuse de sa propre destinée et ne

dit plus un mot jusqu'à ce qu'ils arrivent devant sa chambre.

Là, il la considéra avec intensité, le cœur battant.

—Nous y voici, Susan, Maintenant, il est temps de dormir

ou bien...

—Ou bien ? demanda-t-elle, le souffle court.

Il ne répondit pas immédiatement, se contentant de prendre une des boucles qui

tombaient sur son épaule.

—Vous êtes pâle... aussi pâle que la lune elle-même, mur

mura-t-il simplement.

—Khalim...

Plongeant son regard dans les yeux de la jeune femme, il y lut une invitation.

Aussitôt, un sentiment de triomphe le submergea car il avait maintenant la

certitude qu'elle le désirait tout autant que lui. Mais il se souvint que Susan n'était

pas une femme ordinaire. D'abord, elle était particulièrement belle et une femme

comme elle devait passer sa vie à repousser les avances d'innombrables soupirants.

Bien sûr, elle ne le repousserait pas ! Pas lui !

Mais une idée lui venait... Etait-il déjà arrivé à Susan d'attendre désespérément

quelque chose ? De brûler d'impatience et de désir ?

Alors, avec un sourire lent, presque cruel, il se pencha vers elle pour poser un

léger baiser sur ses lèvres offertes et se redressa.

— Bonsoir, Susan, murmura-t-il en résistant à la douce tentation de ses yeux

bleus.

Puis il tourna les talons et s'éloigna dans le long corridor, suivi de loin par son

garde du corps.

Incrédule, profondément déçue, elle le regarda partir.

Se serait-elle trompée ? S'était-elle seulement imaginé que Khalim voulait la

séduire ? Et dire qu'elle l'avait même accusé d'avoir ourdi un complot pour la faire

venir au Maraban afin de la séduire plus aisément !

Quelle gourde ! Elle s'était purement et simplement rendue ridicule...

7.

Le temps de s'habiller, le lendemain matin, Susan avait recouvré ses esprits.

La veille, Khalim n'avait pas poussé l'avantage jusqu'au bout alors qu'elle était

prête à se donner à lui... De quoi se plaignait-elle ? Au lieu de se morfondre

comme une âme en peine, elle aurait dû être ravie ! Car il était évident qu'en

tombant aussi facilement dans les bras du prince, elle se serait exposée à une

épouvantable peine de cœur.

Peu après 9 heures, on frappa à la porte avec autorité.

—Qui est-ce ? se donna-t-elle la peine de demander cette

fois.

—Khalim.

Elle ouvrit et se trouva nez à nez avec lui.

— Je vois que vous apprenez vite.

Il avait espéré la retrouver avec des yeux rougis de larmes et fut très déçu de

la voir aussi sereine.

—Cela dépend du professeur.

—Me considérez-vous comme un bon professeur ? murmura-

t-il d'une voix sensuelle.

Cette conversation risquait de les entraîner vers un terrain dangereux, et

elle préféra ne pas se laisser tenter. Chat échaudé...

— Ça reste à voir, répondit-elle sèchement.

Les lèvres de Khalim se crispèrent. Quelle impudence ! Il regretta de ne pas

avoir cueilli le fruit quand il était mûr.

—Tiens, vous ne portez pas de jupe, aujourd'hui ? s'étonna-t-il

en considérant le pantalon et la saharienne en lin vert amande

qui cachaient sa silhouette délicieuse.

—Je savais que nous aurions peut-être à grimper sur des

échelles à la raffinerie et je pensais qu'il serait préférable de ne

pas trop montrer mes jambes à vos employés.

Susan n'avait pas tout à fait tort en ce qui concernait le personnel — lui-

même, que n'aurait-il donné pour voir tout son corps et tout de suite ? Elle

devait certainement porter des dessous en dentelle sous cette carapace de lin et,

rien qu'en y pensant, son pouls s'accéléra dangereusement.

Quand ils arrivèrent dehors, deux 4x4 les attendaient. Khalim lui ouvrit la

portière du premier véhicule puis s'installa derrière le volant et démarra.

L'autre voiture les suivit aussitôt.

— Qui est dans l'autre 4x4 ? demanda-t-elle en se retour

nant.

—Mon garde du corps.

L'inévitable garde du corps !

—Il n'a pas de nom ?

—Je suis surveillé vingt-quatre-heures sur vingt-quatre, trois

cent soixante-cinq jours par an, Susan. Il y en a toute une armée,

sans nom, sans visage, et parfaitement anonymes. C'est mieux

ainsi... Si j'établis une quelconque relation avec l'un d'entre

eux, je me rends vulnérable à toute espèce de trahison.

—Et ne vous sentez-vous pas piégé en étant ainsi suivi en

permanence ?

Il réfléchit un instant avant de répondre. Il venait d'engager la voiture sur une

piste de sable aussi blanc que du sel.

—Piégé ? Cela a toujours été ainsi. Même lorsque j'allais

à l'école en Angleterre, il y avait constamment une silhouette

qui me suivait comme une ombre.

—Vous n'avez jamais eu envie de prendre la fuite ? De

vous libérer ?

Attendri par sa compassion, Khalim sentit en lui un élan de tendresse, mais

aussi le regret de ce qui ne pourrait jamais être.

— Me trouver seul dans une voiture avec une jolie femme,

ici, au Maraban, constitue déjà une sorte de liberté, répondit-

il, résigné.

Incapable de garder pour elle-même une question qui la taraudait depuis

longtemps, Susan s'enhardit :

— Pourquoi n'avez-vous jamais amené de femme ici, aupa

ravant ? Vous avez bien dû avoir des ... maîtresses ?

Il avait trente-cinq ans et des maîtresses, en effet, il y en avait eu beaucoup.

Mais pourquoi ne se souvenait-il d'aucun visage ? D'aucune conversation assez

intéressante pour rester gravée dans sa mémoire ?

— Ma famille et mon peuple ne supporteraient pas la per

missivité occidentale.

Susan tressaillit à ces mots, mais, concentré sur les difficultés de la piste, Khalim

ne remarqua rien. Cela voulait-il dire qu'il la considérait comme une Occidentale

délurée ?

—Je mène deux types de vies, Susan. L'homme qui parcourt

le monde en jet privé, porte des costumes et descend dans les

grands palaces n'est pas le même que celui qui demeure ici,

au Maraban.

—Un homme de contrastes dans un pays de contrastes,

dit-elle doucement.

Il ne put s'empêcher de sourire.

— A peine quelques heures dans mon pays et vous êtes déjà

une experte.

— J'apprends vite. C'est une autre facette de mon métier.

Il fallait surtout qu'elle chasse Khalim de son esprit. Il ne

serait jamais rien pour elle, alors à quoi bon penser à lui avec une telle obstination !

Que dirait Kerry si elle savait que son meilleur chasseur de têtes réagissait comme

une midinette avec le cœur en bandoulière ?

Heureusement, le prince la sortit de sa rêverie.

— Regardez, Susan ! Là, sur votre droite !

—C'est incroyablement moderne ! On dirait une ville de

l'espace !

—Vous imaginiez trouver des chameaux, n'est-ce pas ?

Avec des hommes en aboya en train de rouler des barils de

pétrole brut ?

—Un peu, oui, avoua-t-elle.

—La raffinerie du Maraban est l'une des plus modernes au

monde. Des millions de dollars sont nécessaires pour l'entre

tenir. En réduisant les coûts, nous provoquerions des disfonc

tionnements, ce qui est hors de question si nous voulons rester

en avance sur nos concurrents.

Au ton de sa voix, elle comprit que Khalim n'était pas seulement un personnage

politique, mais un homme qui s'investissait avec passion dans le développement de

son pays.

Sans doute prévenus, les gardes de la grille d'entrée les accueillirent en

s'inclinant. Les deux voitures se dirigèrent directement vers un îlot de verdure où se

dressaient les bureaux administratifs de la raffinerie.

Khalim se tourna vers elle.

—J'ai organisé votre entrevue avec les deux candidats dans

le bureau du directeur.

—Parfait, acquiesça-t-elle en ramassant son porte-documents

dans la voiture. Je vous retrouverai tout de suite après.

Le sourire de Khalim se figea.

—Je crois que vous n'avez pas compris, Susan. Je serai

présent durant les entretiens...

—C'est hors de question !

Il fronça les sourcils, furieux.

—Mis à part que je n'ai pas l'habitude de voir mes décisions

contrées ainsi, il se trouve que ma famille possède cette raffi

nerie. Toute décision me concerne donc directement.

—Soit.

Au moment où il lui ouvrit la portière, elle lui dédia un sourire forcé et

reposa sa serviette par terre.

—Allez, venez ! insista-t-il en la voyant aussi immobile

qu'une statue de marbre.

—Je n'irai nulle part.

Il faillit s'emporter et tenta de retrouver son calme.

—Il se trouve que je vous paie pour...

—Pour accomplir une mission ! Et je ne peux pas faire mon

travail correctement si vous êtes assis dans la pièce comme un

grand spectre !

—Un spectre ? murmura-t-il, suffoqué de s'entendre insulter

ainsi.

—Vous n'êtes pas seulement leur patron, mais également

leur souverain, bon sang ! Comment voulez-vous que j'attende

d'eux des réponses sincères s'ils ne pensent qu'à me donner la

réponse qui vous ferait plaisir ?

Perplexe, il la considéra un instant. Elle avait raison, ce qui voulait dire qu'il

avait tort. Et il n'avait jamais tort !

—Allez-vous sortir de là ? demanda-t-il, menaçant.

—Pas avant que vous acceptiez mes conditions, répondit-elle

avec un sourire mielleux.

Il y eut un court silence lourd de tension. Cette Susan Thomas allait-elle le

rendre fou ?

— Soit ! Il sera fait selon vos désirs, accepta-t-il du bout

des lèvres.

— Merci.

Quand elle s'apprêta à descendre, il attrapa son poignet et la darda de son

regard de braise qui semblait venir des tréfonds de l'enfer.

— Méfiez-vous, Susan ! Vous risquez de trouver en moi un

adversaire bien plus coriace que vous ne le pensez, prévint-il

doucement.

Faisait-il allusion à la raffinerie ou à autre chose ? Elle connaissait la réponse et

cela la fit frissonner d'une appréhension à la fois inquiétante et délicieuse.

—Mais nous ne sommes plus en conflit, il me semble.

—Parce que vous avez obtenu ce que vous vouliez ? se

moqua-t-il. Détrompez-vous. Nous sommes en conflit depuis

notre première rencontre.

Un conflit dû à cette insupportable tension sexuelle qui ne demandait qu'à être

apaisée... En y songeant, il crispa sa mâchoire, ce qui lui donnait un air presque

menaçant.

—Mais Khalim...

—Venez, je vais vous présenter. .

Ils entrèrent dans une pièce au design très moderne où un bureau ancien de

bois sombre incrusté de motifs dorés apportait une note désuète inattendue.

— Murad Ovesov, le directeur actuel, a accepté de vous

rencontrer d'abord. Il devrait vous donner un assez bon aperçu

sur la définition de ce poste.

Elle détestait cette nouvelle froideur dans le regard de Khalim, cette distance dans

son attitude envers elle. Tant pis ! Qu'il aille au diable ! Elle était là pour

accomplir une mission et elle ferait de son mieux pour réussir. Sans lui, bien

entendu.

— Merci Khalim. Vous pouvez le faire entrer maintenant,

dit-elle avec un sourire froid.

Murad Ovezov était un homme d'une soixantaine d'années et, bien que le temps

ait marqué ses traits, il émanait de lui une force étonnante. Il travaillait à la raffinerie

d'Areeku depuis son ouverture, montant graduellement tous les échelons jusqu'au

poste de directeur.

— Je vous remercie d'avoir accepté de me rencontrer, com

mença-t-elle, très poliment. Je pense que Khalim et vous avez

probablement déjà décidé qui allait vous remplacer. Je suis

uniquement là pour apporter un avis extérieur souvent utile

pour une décision aussi importante.

Ils bavardèrent pendant une demi-heure, puis on fit entrer Serdar Kulnuradov. Il

devait avoir la quarantaine, était sûr de lui et connaissait la raffinerie sur le bout des

doigts. Il citait des chiffres et des projections avec une telle aisance que Susan fut

époustouflée par l'étendue de ses connaissances.

— Je vous remercie de m'avoir consacré votre temps, dit-elle

lorsqu'il se leva pour sortir.

Serdar s'inclina brièvement.

—Ce fut un plaisir. Bien qu'il soit assez inhabituel, au

Maraban, de passer un entretien avec une femme.

—J'imagine. Surtout avec une étrangère.

Puis ce fut Oraz Odekov qui se présenta. Il ne devait avoir que trente ans et les

questions de Susan suscitaient des réponses fort différentes de celles de Serdar.

— Et comment envisagez-vous l'avenir d'Areeku ? demanda-

t-elle à la fin de l'entretien.

Et là où Serdar avait expliqué qu'il imaginait l'avenir comme un simple

développement par rapport au présent, Oraz s'était montré très préoccupé par les

problèmes d'environnement et sur la nécessité de réduire la pollution.

—Pensez-vous que ce soit important ? demanda Susan.

—De nos jours, si un pays ne fait pas un effort en matière

d'écologie, il sera mis au ban de l'économie mondiale.

— Je vous remercie, dit-elle simplement en inscrivant ses

mots.

Il hésita sur le pas de la porte et sourit avec timidité.

— Puis-je avoir l'audace de dire combien il est rafraîchis

sant de voir enfin une femme impliquée dans la procédure de

recrutement ?

Elle sourit. Qu'il aille dire cela à Khalim ! Quelques secondes plus tard, le prince

entra. Avait-il attendu dans le couloir ?

— Avez-vous fait votre choix ? demanda-t-il.

Au moins il allait droit au but en affaires ! songea-t-elle avec une certaine

admiration.

—Oui, Khalim.

- E t ?

—Il faut prendre Oraz.

—Parce qu'il est jeune et mignon, je suppose ?

—Je vous en prie, ne m'insultez pas, Khalim.

Il soupira.

—Parce que Serdar est trop conservateur selon vous et parce

que vous êtes une féministe, c'est cela ?

—Sachez que je ne me laisse jamais influencer par mes

penchants personnels lors d'une sélection. Il n'est pas impor

tant que je m'entende avec eux puisque je ne travaillerai pas

avec eux. Et surtout, ne me traitez pas de féministe avec ce

ton méprisant !

—Ah ? Parce que vous ne l'êtes pas ?

—Je déteste simplement les étiquettes et je suis une femme

qui croit en l'égalité des sexes, c'est tout.

Le genre de femme qu'il devrait fuir à tout prix ! songea Khalim. Et c'était

pourtant à cause de son caractère que Susan l'attirait ainsi. Son esprit vif, espiègle,

son sens de la repartie, son intelligence et son refus de se soumettre étaient des

qualités qu'il goûtait particulièrement.

—Vous voilà devant un dilemme, n'est-ce pas, Khalim ?

—Un dilemme ?

—Parce que vous voulez recruter Serdar en tant que pro

chain directeur et que moi je vous conseille de prendre Oraz.

Voulez-vous connaître les raisons de mon choix ?

—Il me semble, que c'est ce pour quoi je vous paie, répon

dit-il en souriant.

Elle ne réagit pas. Il n'avait pas tort. Elle était là pour des raisons

professionnelles et rien d'autre... et, en effet, il la payait.

— Entendu. Serdar a plus d'expérience, je vous l'accorde,

mais Oraz est visionnaire et il est capable de faire d'Areeka une

raffinerie de premier ordre pour l'avenir.

Il sourit encore.

—C'est exactement mon avis.

—Vous voulez dire que vous êtes d'accord avec moi ?

Il soupira, souhaitant presque qu'elle eût fait un choix contraire au sien.

— Oui, Susan, je suis entièrement d'accord avec vous.

Il jeta un coup d'œil à sa montre et ajouta :

— Je vais vous raccompagner au palais pour le déjeuner,

et ensuite...

Ses mots avaient la douceur d'une caresse et le cœur de Susan se mit à battre

déraisonnablement. Il ne fallait surtout pas que sa voix trahisse son impatience.

—Et ensuite ?

—Ensuite je vous emmènerai faire un tour à cheval.

—Je ne sais pas monter.

—Mais moi je sais, répondit-il d'une voix grave et sen

suelle.

8.

Les écuries auraient pu passer pour un prolongement du palais tant l'ensemble

respirait le calme et la propreté : un sol impeccable, des box de bois vernis, une

sellerie fleurant bon la cire et des chevaux superbes, brossés et peignés. L'étalon

noir que Khalim caressait avec beaucoup de douceur était magnifique.

— Quel bel animal, murmura Susan.

Il interrompit son geste et elle imagina cette main virile glissant sur son corps

dans une aussi douce caresse.

Khalim avait passé des jodhpurs de coton léger, de hautes bottes de cuir noir et

une chemise à manches longues. Il avait prêté à Susan un ensemble tout à fait

identique qu'il avait emprunté à l'une de ses sœurs. Ainsi vêtu, il avait une allure

d'aventurier d'autrefois, libre et insouciant.

—C'est un Akhal-Teke, expliqua-t-il. L'une des races les plus

anciennes du monde, adaptée depuis plus d'un millénaire à la

vie dans le désert grâce à une résistance à toute épreuve.

—Ce cheval vous appartient ?

—Oh oui ! C'est Purr-Mahl. Son nom signifie Pleine

Lune...

—Parce qu'il est né un soir de pleine lune ?

—Toujours aussi perspicace ! Il y avait une lumière argentée

qui éclairait toute la scène. Imaginez un poulain noir comme

de l'ébène dans cette atmosphère de blancheur pâle... Venez, je vais vous faire

monter.

— Mais, je vous l'ai dit, je n'ai jamais...

Avant qu'elle puisse achever sa phrase, Khalim l'avait saisie par la jambe et

l'avait propulsée sur la selle.

— Serrez bien le cheval de vos deux jambes, il sentira mieux

votre présence. N'ayez pas peur, je le tiens. Cramponnez-vous

au pommeau de la selle !

Il saisit les rênes et fit faire au cheval quelques pas dans la cour. Confiante,

Susan se laissait porter par l'animal docile. Khalim lança alors quelques mots

en marabanais au garde du corps puis saisit une besace de cuir avant de passer

le portail qui menait vers le désert.

—Que lui avez-vous dit ?

— Que vous ne saviez pas monter et que nous allions au pas

jusqu'au bout du sentier pour avoir une vue sur les dunes.

Ils avancèrent lentement sur le sable presque blanc. Puis, soudain, prenant

appui sur l'un des étriers, Khalim se hissa sur la selle pour se placer derrière elle,

avant de lancer l'étalon dans une course effrénée.

—Khalim ! cria-t-elle en se cramponnant à lui.

—Ne craignez rien, belle Susan.

Elle avait crié de saisissement plus que de peur, partagée entre l'ivresse de la

vitesse et la soudaineté du changement d'allure. Mais elle se sentait parfaitement

en sécurité dans les bras du prince, et goûtait avec ravissement cette folle

aventure.

En sécurité ? Elle devait être folle ! Une ténébreuse altesse l'emmenait au

triple galop vers une destination inconnue, et pourtant elle avait l'impression

que rien de ce qui lui arrivait ne représentait un quelconque danger. Elle

avançait vers son destin.

Tandis que les montagnes se rapprochaient, elle perdait toute notion de temps et

de distance. Lorsque Khalim arrêta enfin

cheval, aussi soudainement qu'il l'avait lancé à toute allure, elle n'aurait su dire

pendant combien de temps avait duré leur incroyable chevauchée.

Ils se trouvaient maintenant dans une vallée aux flancs abrupts, envahie de

figuiers et de noisetiers sauvages. Un ruisseau murmurait à quelques pas, caché

sous la végétation dense.

Khalim mit pied à terre et Susan se laissa glisser dans ses bras, les yeux rivés

au regard noir qui l'envoûtait.

— Belle Susan, murmura-t-il.

Il lui prit la main et la guida vers l'eau qui bruissait sous le feuillage, et l'invita

à s'asseoir sur le sable, parmi les herbes folles et les fleurs sauvages. L'endroit était

paradisiaque !

Khalim lui montra du doigt l'horizon dominé par des cimes enneigées.

—Lorsque j'étais enfant, dit-il d'une voix douce, mon père

m'amenait ici à la fonte des neiges. Nous buvions l'eau glacée

descendue de la montagne dans un gobelet...

—Pourquoi ?

—Pour la beauté du geste.

Il s'était tourné vers elle en souriant. Cette insouciance ressemblait si peu au

prince du Maraban.

— J'ai toujours gardé le gobelet, ajouta-t-il en sortant du sac

un petit récipient très ancien en or massif, incrusté de cabochons

de rubis.

Susan prit l'objet et le fit tourner entre ses doigts.

—Il est de toute beauté !

—N'est-ce pas ? Il y a plus de mille ans, mes ancêtres sont

venus s'installer dans ce pays avec un fabuleux trésor. Ce gobelet

en faisait partie.

Ces paroles évoquaient la beauté, mais semblaient mêlées d'une étrange

tristesse.

Elle comprit alors que Khalim ne pourrait jamais se débarrasser du fardeau des

traditions. Il incarnait l'histoire de son peuple, son avenir ne lui appartenait pas.

Elle devait l'accepter...

Khalim avait sorti du sac une flasque assortie au gobelet.

— Lorsque j'ai atteint l'âge de dix-sept ans, nous sommes

venus comme chaque année, mais cette fois-là nous avons bu

du vin, expliqua-t-il en souriant. De ce vin riche du Maraban,

tiré des vignes qui poussent à flanc de coteau, au pied de nos

montagnes. Partagerez-vous ce vin avec moi, Susan ?

Disant cela, elle se fit l'effet d'Eve acceptant la pomme du serpent.

— Avec joie.

Il versa du vin et mena la coupe à ses lèvres.

— N'en prenez pas trop... La terre du Maraban produit un

vin aussi fort que les hommes qui la peuplent.

Elle but en fermant les yeux, les arômes puissants envahissant tout son corps.

Lorsqu'elle les rouvrit, Khalim la regardait avec une telle intensité qu'elle

sursauta, laissant tomber un peu du précieux breuvage sur son poignet. Une

goutte rouge sombre se détachait sur la blancheur de sa peau.

Elle leva le visage vers lui et Es échangèrent un regard qui remplaçait tous les

discours, tous les serments. Le gobelet tomba dans l'herbe, oublié.

Khalim se pencha pour l'embrasser et ses lèvres l'accueillirent avec délice. Elle

attendait ce moment depuis si longtemps. Trop longtemps. Beaucoup trop

longtemps.

— Susan, belle Susan.

Il plongea les doigts dans sa chevelure soyeuse et l'embrassa encore, avec plus

d'ardeur.

Khalim se sentait emporté. Mais une femme comme Susan méritait qu'on lui

dise la vérité en face. Maintenant, avant qu'il ne soit trop tard.

—Il y a quelque chose que je dois te dire..., commença-t-il,

mal à l'aise.

—Je le sais déjà.

—Tu ne peux pas savoir ! protesta-t-il.

—Ne t'inquiète pas, Khalim, je n'attends ni promesse ni

serment. Nous devons vivre l'instant présent, car il n'y a pas

d'avenir pour nous.

Il ferma les yeux, désespéré. Ces paroles étaient cruelles et son apparent

détachement avivait le feu qui courait dans ses veines.

— Khalim, qu'y a-t-il ?

Il ne put répondre qu'en l'embrassant encore, en se perdant dans l'enivrant

parfum de son cou, de ses épaules. Puis il posa ses mains sur sa poitrine

délicieusement galbée, sentant la chaleur de sa peau sous ses doigts fébriles. En un

instant, il avait écarté son chemisier, la dévorant des yeux.

Dans son regard perçait une folie semblable à celle du cheval qu'il venait

d'épuiser à la course.

Sans un mot, il la déshabilla, ne lui laissant plus que ses sous-vêtements.

— De la dentelle ? dit-il, déglutissant avec peine. J'étais sûr,

Susan, que tu portais de la dentelle.

Inversant les rôles, elle se dressa contre lui, glissant les doigts sous sa chemise

pour caresser sa peau. Abasourdi, il la laissa néanmoins faire. Pour la première

fois, il n'était pas le maître absolu.

— Et toi ? demanda-t-elle en posant de légers baisers dans

son cou.

- M o i?

—Déshabille-toi ! murmura-t-elle tout contre son oreille.

Cette femme ne cesserait donc jamais de le surprendre ?

—C'est... C'est un ordre ?

—A ton avis ?

— Belle Susan, je suis à ta merci.

Avec ses cheveux blonds ébouriffés, sa mimique moqueuse et le désir qu'il lisait

dans son regard bleu, elle était irrésistible. Il défit les boutons de sa chemise d'une

main qu'il aurait voulue plus ferme. Mais ses doigts tremblaient d'impatience.

— Jusqu'où ?

Elle savoura un instant le pouvoir qu'elle détenait sur cet homme.

— Retire tout !

Il prit son temps. Lorsqu'il eut terminé de se dévêtir, elle ne put s'empêcher de

contempler sa virilité éveillée.

— Je suis trop... fort pour toi peut-être ? demanda-t-il en

levant un sourcil de défi.

Elle ne put s'empêcher de rire devant tant de prétention.

— Vous êtes bien sûr de vous, mon prince !

Impatient de la punir pour ce sarcasme, il la débarrassa de ses sous-vêtements,

libérant la splendeur de sa poitrine. Puis il l'allongea près de lui, enfin nue, blottie

contre son corps musclé.

Il l'embrassa, laissant sa bouche dériver vers la pointe de ses seins, tandis que ses

mains puissantes exploraient son corps frémissant.

—Oh ! Khalim, gémit-elle sous ses caresses.

—Veux-tu que j'arrête ?

Il s'était à demi redressé, et le seul fait que sa bouche se soit éloignée d'elle la

rendait folle.

—Surtout pas ! Mais va plus lentement Khalim, laisse-moi

le temps de savourer cet instant magique.

—On prendra tout notre temps la prochaine fois, ma douce

Susan. Il faut d'abord apaiser notre faim. Plus tard ce sera doux

et délicieux, je te le promets.

—Mais c'est déjà délicieux, Khalim. Absolument déli

cieux.

Il découvrait avec émerveillement que le corps de la jeune femme répondait à

chacun de ses gestes.

— Oh ! Susan. Belle, douce Susan.

Mais il ne pouvait plus attendre, son désir devenait insoutenable. Juste avant de s'unir

à elle, il comprit que sa vie allait basculer dans un monde nouveau, que rien ne serait

plus comme avant.

Ils firent l'amour avec une infinie douceur, comme si leurs corps avaient été faits

l'un pour l'autre. Il n'y avait plus de prince Khalim ni de Susan Thomas, seulement

deux êtres qui s'aimaient passionnément.

Susan ne comprenait plus ses mots hachés, coupés de baisers. Elle n'imaginait que

des millions d'étoiles. Elle sentait que le monde autour d'eux allait voler en éclats.

Khalim la regardait tendrement, guettant le moment où elle laisserait ses sens

aborder le rivage du plaisir. Il vit son abandon, qui était égal au sien. Et la vague

immense de la volupté les submergea, les enveloppant dans un tourbillon qui leur

sembla durer un siècle, mêlant leurs soupirs au vent du désert.

Brisée, Susan sentit ses paupières s'alourdir.

—Non Susan, tu dois rester éveillée.

—Je dois quoi ? protesta-t-elle d'une voix endormie.

Il s'amusa de sa rébellion. Elle se donnait à lui, mais ne voulait subir que sa propre

volonté.

—Ils vont bientôt arriver.

Elle se dressa d'un bond.

—Qui va arriver ? Quand ?

—Mes gardes du corps.

Il s'empressa de rassembler ses vêtements pour les lui tendre.

—. Et ils sauront où te trouver, bien sûr ! s'exclama-t-elle en

secouant ses affaires pour en ôter le sable. C'est l'endroit habituel

de tes petites frasques, je suppose ?

—Susan, Susan, Susan, murmura-t-il. Fière, coléreuse et

absurde Susan. Aucune femme ne m'a jamais accompagné

jusqu'ici.

En fait, aucune femme occidentale ne l'avait accompagné jusqu'au Maraban. Et

jamais aucune Marabanaise ne se serait laissé entraîner dans une telle aventure

avec un prince de sang.

—Et comment nous trouveront-ils dans l'immensité du

désert ?

—Ils suivront les traces du cheval, dit-il en finissant d'enfiler

ses vêtements, tout aussi échevelé qu'elle.

Furieuse, elle s'habillait en toute hâte.

— Ils devineront tout en nous voyant dans cet état ! Que

vont-ils penser ?

Il la regarda avec froideur.

—L'opinion de mes gardes du corps t'importe donc plus

que la mienne ?

—Je me fiche de l'une comme de l'autre ! Mais je suis une

professionnelle en mission et me comporte comme telle.

—Mais ta mission est terminée. Tu es maintenant mon invitée.

Mieux, ma maîtresse !

Alors que ce terme possessif aurait dû la mettre en rogne, Susan le regardait avec

intensité, sans ressentir le moindre regret. Elle s'était donnée à lui sans arrière-

pensée, librement, et sans rien attendre en retour. Et il avait été parfaitement

honnête avec elle. L'amour qu'il lui donnait était tout ce qu'il pourrait lui donner.

Elle devait profiter de cet instant et s'en contenter.

— Veux-tu être ma maîtresse, Susan ?

Elle se tourna vers lui tandis que quatre cavaliers s'approchaient au loin.

— Oui Khalim, je veux être ta maîtresse.

9.

Sur le chemin du retour vers le palais, Susan avait l'impression d'être une

captive.

Khalim avait échangé quelques mots avec un homme qu'elle n'avait encore

jamais vu, qui se distinguait des autres par son incroyable prestance. Sa tenue

recherchée démontrait son appartenance à la classe des dirigeants et son visage

était celui d'un homme très autoritaire. Elle ne comprenait pas un traître mot de

ce qu'ils se disaient, mais elle pouvait deviner la colère de l'inconnu qui reprochait

vertement au prince d'avoir enfreint les règles de sécurité.

Quand les toits dorés du palais apparurent au loin, elle se sentit soulagée. Le

prince sauta à bas du cheval, la fit descendre à son tour et, l'espace d'un court

instant, leurs regards se croisèrent. Elle put y lire un ardent désir, de la tendresse,

mais aussi autre chose... qui lui fit terriblement peur. Etait-ce le regret ? Plus que

des mots, cette lueur dans le regard de Khalim lui fit comprendre que leur liaison

était passagère. Qu'elle ne devrait jamais se laisser bercer d'espoir.

— Je vais t'accompagner à ta chambre, dit-il à voix basse.

L'homme qui avait fait des remontrances à Khalim s'insurgea

de nouveau mais le prince semblait n'en avoir cure.

— Viens ! dit-il à Susan avant de l'entraîner à travers le

jardin, jusqu'au palais.

—Qui était cet homme ? demanda-t-elle, une fois qu'ils se

furent éloignés.

—Mon cousin, Raschid.

—Il est en colère contre toi ?

—Absolument furieux ! concéda-t-il avec un petit sourire

de satisfaction.

—Vas-tu avoir des problèmes, Khalim ?

—Je ne pense pas. Après tout, je suis le prince.

Il parlait avec une arrogance qu'elle n'aurait supportée d'aucun autre homme. Mais

venant de Khalim, ce pouvoir, ce sens inné de l'autorité ne lui déplaisaient pas, tout

compte fait.

Quand ils arrivèrent à sa chambre, il s'arrêta un instant, prit son menton et se

pencha vers elle. Il avait, plus que tout, envie de l'embrasser et d'étendre son corps

nu sur...

Avec un soupir de frustration, il se résigna et se contenta de déposer un léger

baiser sur son front.

— Je te ferai servir ton dîner ici car je ne pourrai être avec

toi, ce soir.

Les yeux écarquillés de surprise, elle sentit son cœur se serrer. Mais il était hors de

question qu'elle lui montre sa déception.

—C'est dommage, dit-elle calmement.

—Mais je viendrai te rejoindre plus tard, Susan.

—Je serai peut-être endormie.

—Alors je te réveillerai, promit-il en déposant un baiser sur

ses lèvres avant de disparaître.

Susan retira lentement ses vêtements couverts de poussière et se laissa glisser

dans les délices d'un bain moussant. Après s'être délassée une bonne demi-heure,

elle sortit de l'eau, se sécha avant d'enfiler un pantalon et un chemisier de lin blanc.

Un peu plus tard, Fatima apparut avec un immense plateau chargé de tomates

farcies au fromage de brebis, de brochettes d'agneau accompagnées de riz sauvage

ainsi que de pâtisseries aux amandes brillantes de sirop.

Lorsque la servante se retira, Susan ne put que picorer quelques bouchées.

Comment aurait-elle pu s'intéresser à quelque chose d'aussi banal que de la

nourriture quand son esprit et ses sens étaient encore ensorcelés par ses ébats avec

Khalim ? Il s'était montré à la fois tendre et fougueux, puissant et passionné.

Afin de libérer son esprit de l'image obsédante de leurs deux corps enlacés sur le

sable, elle prit le livre de Robert Cantle sur le Maraban et se plongea dans le

chapitre concernant les ancêtres de Khalim qui avaient participé à la construction

du Royaume des Montagnes.

Elle retrouva facilement les portraits de ses ancêtres les plus récents, lorsque,

soudain, son regard s'arrêta sur l'un d'entre eux : Malik le Magnifique. C'était

l'arrière-grand-père de Khalim, celui dont l'amour impossible ressemblait tant à

celui qu'ils vivaient actuellement. Etait-ce un signe ? Un présage la mettant en

garde de ne se faire aucune illusion quant à son avenir avec le prince ?

Vers 11 heures du soir, elle posa son ouvrage, se disant que Khalim ne viendrait

plus. En brossant longuement ses cheveux, elle s'efforça de contenir sa colère. Mais

elle n'y parvenait pas... S'imaginait-il pouvoir ainsi la faire attendre ? Qu'elle était

là, à sa disposition, guettant son bon vouloir ?

Elle se leva et jeta rageusement la brosse sur la coiffeuse incrustée de nacre. A

cet instant précis, la porte s'ouvrit et Khalim apparut dans une superbe tunique

saphir.

—Je ne t'ai pas entendu frapper, dit-elle sèchement.

—C'est parce que je ne l'ai pas fait, répondit-il en fermant

doucement la porte derrière lui.

—Et pourquoi pas ?

En entendant le ton agressif de sa voix, il se figea et se tourna pour faire face aux

yeux bleus qui le toisaient.

— Parce que nous sommes amants, Susan. Cet après-midi,

tu t'es donnée à moi avec une telle générosité. Je pensais que

nous n'avions plus besoin de telles barrières entre nous. Veux-tu

vraiment que je frappe à ta porte ?

La voix de la raison lui soufflait de se montrer calme, mais Khalim lui avait

manqué, sa disparition sans explication l'avait déçue, et l'attente avait été tellement

longue et pénible qu'elle n'avait aucune envie de se montrer raisonnable.

—Et comment ! J'ai beau être assez mûre pour comprendre

que nous avons une liaison sans engagements, sans attentes et

sans promesses, je n'ai pas l'intention de me laisser piétiner

comme un paillasson !

—Je ne te piétine pas comme un paillasson ! répondit-il

d'un ton glacial.

—Ah non ? Tu te contentes simplement de me faire l'amour

avant de disparaître toute la soirée sans même te donner la peine

de me dire où tu vas ?

Il sourit. Ainsi, elle était jalouse. Parfait !

—Mais tu viens de me dire toi-même qu'il s'agissait d'une

liaison sans attentes, Susan.

—Il ne s'agit pas de ça, mais de courtoisie !

Khalim avait jugé inutile de dire à Susan où il se rendait pour ne pas lui faire de

peine, mais il s'était trompé. En ne lui disant rien, il l'avait encore plus chagrinée.

Sans doute parce qu'il n'avait pas l'habitude d'analyser les conséquences de chacun

de ses actes sur les sentiments des femmes. D'habitude, il faisait ce qui lui plaisait et

on ne lui demandait pas de rendre des comptes.

—J'ai dîné avec ma mère et mon père, répondit-il douce

ment. Mon père est trop faible pour supporter la présence de...

d'invités pendant tout un repas.

—C'est tout ? Mais pourquoi ne pas me l'avoir dit ?

Elle n'apprendrait certes jamais toute la vérité. Mais Khalim comprit que s'il ne se

montrait pas parfaitement honnête avec Susan, il la perdrait.

—Non, ce n'est pas tout. Il y avait également une jeune

femme.

—Je ne suis pas certaine de comprendre...

—Mon père est très fragile...

—Je sais cela.

— Il va bientôt mourir... Et je dois prendre une épouse

à la fin de la période de deuil qui durera un an, ajouta-t-il,

embarrassé.

Une douleur insoutenable transperça le cœur de Susan et elle aurait aimé pouvoir

casser quelque chose. N'importe quoi. Mais qu'est-ce que cela allait changer ?

Pourquoi se révolter contre ce que son bon sens et son instinct lui avaient prédit

depuis le début ?

Elle réussit à se ressaisir, à montrer un visage calme.

— Et cette... cette jeune femme était, je suppose, l'une de

ces candidates potentielles que l'on te propose ?

Khalim repensa à la timide jeune fille présentée par sa mère, son corps jeune et

mince caché sous de légers voiles de soie brodée. Seuls ses yeux étaient visibles, de

grands yeux couleur noisette. Elle s'était montrée docile et soumise, en adoration

devant lui. Il avait remarqué le signe d'assentiment de sa propre mère, puis le sourire

satisfait qui vint illuminer le visage de la mère de cette jeune fille.

Un instant, il avait tenté d'imaginer ce que serait sa vie s'il épousait une femme

comme celle-ci. Elle lui donnerait de beaux descendants marabanais et, avec un

peu de chance, un héritier mâle pour lui succéder. Puis, elle deviendrait grasse et

indolente. Et lui s'ennuierait à mourir.

— Alors ? Etait-ce elle, l'heureuse élue ? demanda Susan

en se forçant à ne pas paraître trop agressive.

—Non.

—Non ? Peut-être est-ce parce qu'elle avait appris que tu

avais passé ton après-midi à me faire l'amour sous le soleil

brûlant du désert ?

Ces images éveillèrent en lui une colère furieuse qui explosa en une vague de désir

presque insupportable. Il l'attira brusquement dans ses bras et la punit d'un baiser

brûlant de passion.

—Susan, murmura-t-il ensuite, comment veux-tu que nous

soyons amants si tu as des exigences aussi peu raisonnables ?

—La plupart des gens les trouveraient raisonnables.

—La plupart des gens, ma douce Susan... Mais je ne suis

pas l'un d'entre eux. Nous le savons tous les deux et je te l'ai

dit dès le début.

—Non, Khalim. Pas dès le début, lu me l'as dit juste avant de

me faire l'amour, quand faire l'amour était devenu inévitable, lu

as fait tout ce qui était en ton pouvoir pour me séduire et...

Il l'interrompit en posant un doigt sur ses lèvres tremblantes. Comme elle le

connaissait bien ! Etait-ce possible, en si peu de temps ?

— Entendu ! Je plaide coupable.

Il l'embrassa plus doucement, avec infiniment de tendresse et elle laissa aller

son corps contre le sien, comme si elle capitulait déjà.

—C'est déjà un bel effort, admit-elle en répondant à ses

baisers.

—Susan, ma douce Susan. Pourquoi ne pas simplement

profiter du moindre instant qui nous est accordé ? A quoi bon

nous déchirer pour quelque chose que nous ne pourrons pas

changer ? Jouissons des plaisirs de la vie maintenant, sans

penser à demain. Sauf que...

Elle s'était complètement abandonnée mais, à ces mots, elle se raidit.

— Sauf que?

— Sauf que cette fois-ci nous devrons nous montrer plus

prudents que cet après-midi. J'ai apporté... j'ai apporté des

préservatifs.

Pris dans le tourbillon de la passion, il avait, pour la première fois de sa vie, fait

l'amour à une femme sans prendre le temps de penser au préservatif. A l'idée que

Susan puisse tomber enceinte, il s'était d'abord réjoui. Mais très vite, la raison

d'Etat avait repris ses droits. Il était impossible que Susan Thomas porte un

enfant du prince Khalim...

Avec désinvolture, elle déboutonna lentement la tunique de soie pour la lui

retirer.

—Nous n'en aurons pas besoin, Khalim.

—Quoi ? Comment cela, nous n'en aurons pas besoin...

— Je prends la pilule.

- Non !

On aurait dit que cette révélation l'avait poignardé en plein cœur.

— Si ! répondit-elle calmement.

Il serra brutalement son bras, une insupportable jalousie étouffait son cœur.

— C'est une habitude de femme occidentale, je suppose.

Toujours prête, c'est ça ? Juste au cas où ?

A son air choqué, elle comprit que, dans leur culture orientale, ce sujet de

conversation était tabou. On n'abordait jamais ces questions intimes en dehors

d'un cabinet médical.

—Ecoute, Khalim, je prends simplement la pilule pour

régulariser mon cycle. Et c'est un remède très efficace.

—C'est surtout très pratique pour faire l'amour au pied levé,

non ? demanda-t-il d'un ton sarcastique.

Elle le repoussa immédiatement.

— Si c'est ce que tu crois, tu peux sortir d'ici immédiatement.

Et ne te donne surtout pas la peine de revenir !

A l'éclat d'acier de ses yeux bleus, il comprit qu'elle était sérieuse et jugea plus

prudent de changer de sujet. Il prit une longue inspiration pour se calmer.

—Je n'aurais pas dû dire cela...

—Non, tu n'aurais pas dû ! Combien de maîtresses as-tu

eues dans ta vie, Khalim ?

—Comment oses-tu me demander cela ?

—Je parie que tu as eu beaucoup plus de maîtresses que

moi d'amants. Pour tout te dire, j'en ai eu deux !

—Deux ?

—Oui, deux ! Ce n'est pas très choquant en considérant

que j'ai vingt-sept ans et que j'ai grandi dans une culture

occidentale. Je ne suis jamais allée au lit avec un homme sur

un coup de tête. Peux-tu en dire autant en ce qui concerne tes

innombrables conquêtes ?

Il la considéra longuement, partagé entre la fureur et l'admiration. Sa jolie petite

Susan pleine de logique ! Il étouffa la jalousie qui le tenaillait encore et un éclat

espiègle brilla dans ses yeux noirs.

— En réalité, ma jolie Susan, avec moi non plus tu n'es jamais

allée au lit, il me semble..., dit-il doucement en lui prenant la

main pour l'embrasser. Je pense que nous devrions remédier

à cela sans tarder.

Il la souleva dans ses bras et la porta jusqu'au lit.

Une fois de plus, elle fut impressionnée par la force autoritaire de cet homme à

laquelle elle trouvait un surprenant plaisir à se mesurer, puis à se soumettre,

impatiente de découvrir les nouveaux délices qu'ils allaient partager.

10.

Khalim passa une grande partie de la nuit avec elle, mais se glissa hors du lit

quand les premières lueurs rosées de l'aube entrèrent par la fenêtre.

Il s'habilla à la hâte et se baissa vers Susan pour poser un baiser sur ses lèvres

boudeuses.

—L'avion décolle à midi, murmura-t-il. Sois prête à partir

à 10 heures.

—Mmm ? TU disais ? demanda-t-elle, encore engourdie

de sommeil.

Ils avaient passé une nuit inoubliable, se donnant l'un à l'autre sans aucune retenue.

Une chose était maintenant certaine à ses yeux. Elle aimait Khalim. Elle l'aimait

profondément. Et cette découverte ne lui apportait aucune joie. Comment se

réjouir d'un amour condamné d'avance ?

Pourtant, c'est avec un sourire forcé qu'elle lui fit face, essayant de gagner du temps

pour mieux cacher sa vulnérabilité.

— Il faut que tu sois prête à 10 heures, répéta-t-il douce

ment.

Elle acquiesça et le regarda s'éloigner de sa démarche élégante et fluide dans le

bruissement de sa tunique de soie.

Sans conviction, elle mangea les fruits et le pain que Fatima avait apportés dans sa

chambre pour le petit déjeuner. Quand

on frappa à sa porte à 9 heures, elle était prête. C'était Khalim. Il s'était changé et

portait un costume à la coupe impeccable, prêt pour son retour à Londres. Sur

son visage, Susan surprit une expression inhabituelle. Il semblait perplexe.

—Que se passe-t-il ? demanda-t-elle, inquiète.

Il haussa les épaules.

—Mon père demande à te rencontrer.

—TU semblés surpris.

Il l'était. Terriblement. Pour lui, il était inconcevable que son père veuille

rencontrer cette jeune femme active et émancipée. Mais il n'allait pas avouer cela

à Susan.

— En effet, il est tellement fragile qu'il reçoit très peu de

visiteurs.

Sauf les épouses potentielles, pensa Susan avec amertume. D devait en voir

défiler des centaines !

— Alors je dois me sentir honorée, répondit-elle,

fl acquiesça d'un air absent.

— Je vais faire porter tes bagages dans la voiture. Viens

avec moi.

Elle lui trouva un air distrait pendant qu'ils traversaient de longs corridors,

passaient devant des gardes silencieux, avant d'arriver dans une partie beaucoup

plus spacieuse du palais. Quelques pas plus loin, on ouvrit devant eux une

double porte très ouvragée et incrustée d'or.

A l'autre bout de la chambre immense se dressait un lit où reposait un homme

immobilisé par la maladie.

— Viens, l'invita Khalim doucement.

La mère du prince était assise au chevet du malade, le visage troublé. Elle fit un

petit signe de tête à l'adresse de Khalim, puis salua un peu plus longuement

Susan.

— Père, dit Khalim. Voici Susan Thomas.

Dans le visage parcheminé, seuls les yeux semblaient vifs et alertes. Des yeux

d'un noir profond, comme ceux de son fils. Le vieil homme lui sourit et Susan fut

bouleversée par la chaleur qui se dégageait de ce sourire.

— Ainsi, dit-il lentement, c'est vous que je dois remercier

d'avoir confirmé le choix de Khalim en ce qui concerne le

nouveau directeur des raffineries. Un choix différent du mien,

avoua-t-il avec un sourire un peu désabusé. C'est pourquoi

Khalim a jugé utile de faire venir un arbitre indépendant pour

prendre la décision.

Susan tourna un regard surpris vers Khalim qui leva un sourcil moqueur.

— Merci. C'est un grand honneur pour moi de vous rencon

trer, monsieur, dit-elle calmement.

Le vieillard acquiesça, puis dit quelques phrases à Khalim, en marabanais.

— Susan, murmura Khalim en lui touchant le bras quand

le vieil homme se tut, veux-tu bien attendre un peu dans l'anti

chambre pendant que je prends congé de mon père ?

Elle obtempéra, la gorge nouée en voyant le visage attristé de Khalim. Quel

sentiment atroce ce devait être pour lui d'imaginer que chaque séparation d'avec

son père pourrait être la dernière !

Elle dut attendre assez longtemps. Lorsque Khalim revint, le visage grave, elle

se leva et vint à sa rencontre.

— Est-ce que tout va... bien ? demanda-t-elle.

La question semblait stupide, vu les circonstances, mais Khalim ne réagit

pas.

— Le médecin est avec lui, maintenant. Il est temps de nous

rendre à l'aéroport où l'avion nous attend.

Ils longèrent les couloirs dont les murs couverts de faïence donnaient au palais

une agréable fraîcheur.

— Ta m'as jeté un drôle de regard, tout à l'heure, quand mon

père t'a dit que nous nous étions mis d'accord, lui et moi, pour

faire appel à un arbitre extérieur. Tu avais l'air surprise, Susan.

Croyais-tu que j'avais inventé cette mission pour te faire venir

ici, au Maraban ?

—Je dois avouer que cette idée m'a effleurée.

— Tu as comblé toutes mes attentes, Susan. A tous les niveaux

et même davantage, dit-il en souriant.

La limousine s'engagea sur le terrain d'aviation et ils furent immédiatement

escortés jusque dans le jet où les attendaient Philip Caprice et deux ravissantes

hôtesses.

Une fois que l'avion eut décollé, Khalim laissa errer son regard sur le profil pur

de Susan, sur sa silhouette parfaite. Ce matin, il n'avait pas eu envie de la laisser et

maintenant, il aurait aimé renvoyer Philip pour de nouveau lui faire l'amour. Il

commençait à avoir cette femme dans la peau et se sentait prêt à enfreindre toutes

les règles de bienséance. Contrarié de se savoir si vulnérable, il prit sa mallette et en

retira une grosse liasse de documents qu'il se mit à étudier.

Susan fut décontenancée par cette attitude. Dans la voiture, déjà, il avait à peine

ouvert la bouche et maintenant, il prenait ses distances. Avait-il déjà des regrets ? La

considérait-il comme une femme facile parce qu'elle prenait la pilule ?

— Je vais me rafraîchir un peu, dit-elle tandis qu'elle se

levait pour prendre un petit sac.

Quand elle revint, une bonne demi-heure plus tard, Khalim se figea.

Durant son séjour au Maraban, elle s'était habillée de manière parfaitement

appropriée, avec des pantalons ou des jupes longues, des vêtements qui cachaient

pudiquement ses formes merveilleuses. Mais elle venait d'enfiler une petite robe

moulante, sans manches, qui montrait bien plus de peau bronzée qu'il ne pouvait

en supporter.

Mal à l'aise, il attendit qu'elle s'installe à côté de lui pour manifester son

mécontentement.

—Qu'est-ce que ça veut dire ?

—De quoi parles-tu ?

—De... de cet étalage de tes appas.

— Mais c'est exactement le genre de robe que je portais

quand nous nous sommes rencontrés. Ça n'avait pas l'air de

te gêner, alors.

— J'ai changé d'avis, répondit-il froidement.

- O h !

Il se pencha vers elle et murmura :

—Je ne veux pas que d'autres hommes te voient vêtue de

cette façon.

—Parce tu redoutes que leur regard soit semblable au tien ?

s'enquit-elle innocemment.

—Ça, c'est différent !

—Je ne vois pas en quoi !

Khalim pianota des doigts sur ses feuilles. A part l'entraîner de force dans le

cabinet de toilette pour qu'elle se change, il ne pouvait pas faire grand-chose.

De toute évidence, il avait rencontré une femme qui ne se soumettrait pas à tous

ses désirs. Une femme à sa mesure... Voilà qui était nouveau pour lui... et assez

frustrant !

—Tu n'as qu'à porter ce que tu veux ! finit-il par dire d'un

ton morne.

—C'est bien mon intention.

Le reste du voyage se déroula dans un silence pénible. Susan se demandait comment elle avait pu croire être tombée amoureuse d'un homme aussi tyrannique. Puis, en jetant un coup d'œil rapide vers son profil sombre, elle pensa à sa tendresse et à sa passion durant la nuit et, une fois de plus, une douleur aussi aiguë qu'un poignard transperça son cœur

Quand ils s'installèrent dans la limousine qui les attendait à l'aéroport,

Khalim se trouva dans une situation inhabituelle. Il ne savait plus quoi faire !

Ou plutôt, il savait trop bien ce qu'il désirait : emmener Susan Thomas au

plus vite dans sa suite au Granchester pour la soumettre aux plus délicieuses

tortures afin qu'elle se soumette, et pour toujours, au moindre de ses désirs.

Il soupira. En fait, ce n'était pas ça non plus. L'indépendance et la force de

caractère de Susan le frustraient tout autant qu'elles l'attiraient. Quelle triste victoire

ce serait de la voir dans le rôle qu'il exigeait habituellement de ses femmes !

—Veux-tu aller chez moi ? demanda-t-il doucement, dans

l'expectative la plus totale.

—Tu veux dire au Granchester ?

—Bien sûr.

—Et si tu venais plutôt chez moi ?

Dans cet appartement que Susan partageait avec cette fille bizarre ?

Inconcevable ! Puis il songea à ce qui pourrait lui arriver de bien pire : rentrer

chez lui, mais sans Susan.

—Très bien, répondit-il avec résignation.

—Inutile de faire une tête d'enterrement. Ce n'est pas comme

si je t'emmenais dans la cage d'un lion.

—Non, pas celle d'un lion, mais d'une belle et gracieuse

panthère, la taquina-t-il.

Elle fut incapable de savoir comment interpréter ses paroles et préféra les

prendre comme un compliment.

Mais tandis que la limousine approchait de son immeuble, elle commençait à

se demander si c'était une bonne idée de l'emmener chez elle, après tout.

Et si Lara avait encore invité sa bande de copains acteurs ? S'ils les

surprenaient en train de dévorer des pizzas assis par terre en tailleur en buvant

bière sur bière ? Et si son amie était

partie en catastrophe le matin même en abandonnant derrière elle son habituel

champ de bataille ?

Tant pis, les dés en étaient jetés. Descendant de voiture, ils montèrent à

l'appartement.

Ils n'y trouvèrent pas toute une bande de copains, mais Lara et son petit ami

Giles, un garçon complètement déjanté qui suivait de loin en loin des cours d'art

dramatique.

Giles était né dans une famille très aisée, s'imaginant que la planète entière

devait le prendre en charge. Il avait un adorable petit minois d'ange déchu qui

faisait craquer toutes les filles et Lara, bien sûr, était tombée follement

amoureuse de lui au point d'être à ses petits soins en permanence.

Susan se baissa pour ramasser par terre une bouteille de vin entamée qui

risquait de se renverser d'un instant à l'autre et remarqua la grimace de dégoût

sur les lèvres du prince.

—Lara, tu as déjà rencontré Khalim. Khalim, je ne pense

pas que tu aies déjà fait la connaissance de Giles qui est...

—L'amant de Lara, répondit Giles avec arrogance.

Les muscles du visage de Khalim ne bougèrent pas d'un cil.

— Enchanté, répondit-il en interrogeant Susan du regard.

Que faire maintenant ? Il était hors de question qu'elle l'em

mène dans sa chambre.

—Veux-tu un peu de café ? demanda-t-elle faiblement.

—Volontiers, répondit-il sans enthousiasme.

On aurait dit que la cuisine avait servi de camp d'entraînement militaire. Et

Lara avait terminé le café moulu sans bien sûr le remplacer !

—Cela t'ennuie si je fais de l'instantané ?

—De l'instantané ? répéta-t-il comme si elle venait de lui

parler en chinois.

—Du café instantané... en poudre, dut-elle préciser.

—Aurais-tu du thé ?

— Oui, oui, bien sûr !

Elle leur versa deux tasses de thé corsé et les posa sur la table de la cuisine

qu'elle avait dû rapidement débarrasser.

Ils restèrent assis, l'un en face de l'autre, se regardant à travers la vapeur qui

s'élevait de leurs tasses.

—Tu n'es pas obligé de rester là, tu sais, hasarda-t-elle.

—Non, je sais. Mais tu ne vas pas venir avec moi au

Granchester, n'est-ce pas ?

—Non.

—Tu veux bien me dire pourquoi ?

Comment lui expliquer que l'environnement luxueux dans lequel il avait

l'habitude d'évoluer ne faisait qu'accroître l'inégalité entre eux ? Que si elle devait

toujours vivre sur son territoire, sa position déjà très instable le serait davantage

?

—Ne pourrions-nous pas vivre comme un couple normal ?

Sans un garde du corps dans les pattes, sans tous ces gens qui

te font des courbettes à tout instant ?

—Que suggères-tu ?

—Et si tu louais un appartement pour toi ? Un appartement

où nous poumons nous rencontrer en tant qu'égaux, comme

un vrai couple.

—Un appartement ?

—Pourquoi pas, Khalim ? Ne serait-ce pas merveilleux

si nous pouvions nous y retrouver tous les deux, de temps en

temps ?

Khalim réfléchit. Elle n'avait pas tort. Un appartement lui donnerait enfin un

sentiment de liberté, d'indépendance. Une liberté que les hommes de son âge

considéraient comme un acquis.

Susan pourrait se promener en portant les vêtements qu'elle voudrait, ils

pourraient grignoter un morceau en regardant une vidéo comme il avait vu faire

Guy et Sabrina à plusieurs reprises...

—C'est une option pleine de sagesse. Je vais demander à

Philip de nous trouver quelque chose immédiatement...

—Non, Khalim ! Il faut que tu t'occupes de tout toi-même,

comme les gens normaux. Il faut que tu visites des appartements,

que tu choisisses celui qui te plaît, que tu t'occupes de toutes

les transactions. Pour une fois, oublie Philip !

Le défi de Susan fit bouillir son sang et le désir de la posséder lui donna presque

le vertige. Mais il lui faudrait attendre. Et un appartement serait la meilleure

solution pour laisser libre cours à leur passion.

— Je vais prendre cela en main. Et rapidement, promit-il.

Parce que je suis vraiment impatient de passer plus de temps

avec toi, Susan jolie.

11.

Elle aurait dû s'en douter ! Il n'avait pas choisi un appartement, mais une

maison de quatre étages dans le quartier de Chelsea.

— Un appartement aurait posé trop de problèmes pour mon

service de sécurité, expliqua Khalim en lui faisant visiter une

succession de pièces magnifiques avec une belle hauteur sous

plafond. Le responsable de ma protection ne m'a toujours pas

pardonné mon escapade avec toi dans le désert ! Il faut que je

le ménage un peu... Alors, qu'en penses-tu ? murmura-t-il. TU

aimes ?

Comment ne pas tomber sous le charme de cette maison ? A mesure qu'ils

traversaient l'enfilade de pièces, elle fut surprise de découvrir des bouquets aux

couleurs de celui qu'il lui avait envoyé quand il avait essayé de...

De quoi ? De la séduire ? Elle détourna la tête pour qu'il ne puisse voir ses

yeux. Cela avait peut-être été son intention au début, admit-elle, mais un nouveau

lien s'était développé entre eux, depuis. On ne partage pas une maison avec une

femme si l'on n'éprouve pour elle qu'une simple attirance sexuelle.

— C'est superbe. J'adore !

Mais elle savait qu'elle ne devait pas se bercer d'illusions. Elle osa finalement

poser la question qui la taraudait depuis le début de la visite.

— Le bail dure jusqu'à quand ?

Il y eut un long silence.

—Je n'ai pas loué la maison. Je l'ai achetée, finit-il par

répondre.

—tu l'as achetée ? Juste comme ça !

Puis elle se rendit compte du ridicule de ses paroles. Pour un homme de son

rang, ce genre de dépense représentait une peccadille !

—Et pour des raisons de sécurité, tous les meubles sont

neufs, ajouta-t-il.

—Au cas où une bombe aurait été cachée dans le dossier

du sofa ?

—C'est un peu ça, oui, répondit-il sèchement.

Elle s'en voulut aussitôt de s'être moquée ainsi de lui.

—Je regrette, c'était stupide de ma part.

Il sourit.

—Tu es bien magnanime, Susan.

Quand il souriait ainsi, elle perdait complètement pied.

— Ainsi tu as acheté la maison !

Il se souvint avec amusement de la tête des propriétaires quand il avait visité

différents logements, son garde du corps sur les talons.

—Un excellent investissement, je n'en doute pas un ins

tant !

—Mon garde du corps aura un appartement séparé, en bas,

et les trois autres étages nous seront réservés. Seulement pour

toi et moi.

Susan déglutit pour cacher l'émotion que ces mots éveillaient en elle. Durant

toute la semaine passée, qui lui avait semblé durer un siècle, elle n'avait pensé

à rien d'autre. Elle avait essayé d'imaginer ce que ce serait de vivre au

quotidien avec Khalim, mais n'avait jamais osé transposer ces images dans la

réalité. Elle n'en revenait pas qu'il ait fait le saut, qu'il ait

vraiment cherché un logement tout seul, sans la prévenir, pour ensuite l'inviter à

venir y vivre avec lui ! Car, lorsqu'elle lui avait proposé de venir de temps en

temps lui rendre visite, et de passer occasionnellement la nuit avec lui, il avait

refusé sa suggestion avec véhémence.

— Susan ?

Il venait de la tirer de sa rêverie d'une voix douce. Il l'attira dans ses bras et

l'embrassa longuement, éveillant en elle un désir brûlant.

Il aurait aimé lui arracher sa petite robe d'été jaune et lui faire l'amour tout de

suite... Mais il voulait prendre son temps, faire les choses bien, à leur rythme, pour

lui offrir plus de plaisir qu'elle ne pouvait imaginer.

— Viens, je vais te montrer la chambre.

Susan prit la main qu'il lui tendait et se laissa timidement entraîner vers la

chambre où trônait un immense lit.

— Pourquoi rougis-tu ? murmura-t-il en l'observant.

Elle n'allait sûrement pas lui avouer l'effet que lui faisait son sourire sensuel et

prometteur. Ni qu'elle avait l'impression d'être une jeune mariée au seuil de sa nuit

de noces. Si seulement... C'était ridicule, inutile de se faire des illusions !

Il la prit dans ses bras et la considéra avec gravité.

— Enfin ! murmura-t-il d'une voix émue.

Il la déshabilla lentement, avec une douceur infinie, caressant sa peau au fur et à

mesure qu'il la découvrait. Avec des gestes délicats, il retira son soutien-gorge et sa

culotte en dentelle.

— Maintenant, laisse-moi te regarder.

Nue devant Khalim, alors que lui portait encore son beau costume gris, elle

aurait dû se sentir intimidée. Mais sous le regard admiratif de son compagnon,

elle ressentit une merveilleuse fierté et redressa ses épaules, donnant encore plus

d'ampleur à sa superbe poitrine.

— Glisse-toi entre les draps, lui ordonna-t-il doucement.

Tu frissonnes.

Elle frissonnait, en effet, mais cela n'avait rien à voir avec le froid.

Il retira lentement sa veste et l'accrocha au dossier de la chaise. Sans la quitter

des yeux, il commença à déboutonner sa chemise. Celle-ci alla rejoindre la veste sur

la chaise, puis il déboucla sa ceinture et retira son pantalon.

— Tu pourrais gagner ta vie en faisant du strip-tease, lui

dit-elle d'une voix rauque, incapable de garder ses pensées

pour elle-même.

Il sourit.

— Toi aussi. Et si nous gagnions notre vie ainsi, ensem

ble ?

Il vint la rejoindre dans le lit.

—Juste toi et moi, poursuivit-il en caressant ses seins qui

se durcirent aussitôt. Qu'en penses-tu ?

—De quoi ? De... ça ? demanda-t-elle en désignant la peau

sombre de Khalim sur celle de ses seins d'un blanc laiteux.

—Mais non... je parlais de toi et moi, précisa-t-il avec

tendresse.

Elle faillit faire une remarque aigre-douce, de celles qui lui permettaient de se

protéger de la souffrance. Mais dans son regard, elle lut la sincérité.

— Je pense que cela vaut tout l'or du monde, murmura-t-elle

en gémissant déjà sous ses caresses.

Les vagues de plaisir qu'elle ressentait lui donnaient toutes les audaces. Jamais

elle n'avait autant désiré un homme. Aussi fit-elle lentement remonter ses doigts le

long des cuisses musclées de Khalim pour atteindre son membre durci. Aussitôt, il

se cambra et laissa sa tête retomber sur l'oreiller. Un soupir rauque s'échappa de ses

lèvres.

— Susan !

Ainsi capturé, il se sentait à sa merci. Jamais depuis sa première initiation aux

plaisirs de la chair, il n'avait autorisé une femme à prendre autant de liberté avec

son corps.

—Susan, arrête, la supplia-t-il.

—Tu n'aimes pas ? demanda-t-elle avec innocence.

Il posa sa main sur celle de Susan, pour l'arrêter.

—Si... Trop.

Comme elle avait adoré son regard troublé par le plaisir ! Khalim semblait

lutter pour reprendre le contrôle, mais elle se sentait forte. Son égale.

— Alors ? murmura-t-elle tout contre ses lèvres.

—Nous sommes censés faire l'amour de façon tradition

nelle.

—Ce qui veut dire que je ne dois montrer aucune expérience

qui pourrait suggérer que tu n'es pas mon premier amant ?

—Tu cherches la bagarre, Susan ?

—Te souviens-tu de la scène que tu m'as faite quand tu t'es

rendu compte que je prenais la pilule ?

Il prit une longue inspiration pour se calmer.

—Si j'ai utilisé des mots un peu durs, c'est parce que j'étais...

jaloux. Jaloux de ne pas être ton premier amant...

—Et moi, j'étais jalouse de ne pas être la première femme

à qui tu fasses l'amour.

Khalim se souvint de la force, du pouvoir qu'avait eu leur première étreinte

sur lui.

—En fait, Susan jolie, j'ai vraiment eu l'impression d'être

ton premier amant.

—Et moi d'être ta première maîtresse, admit-elle.

—Tu es la première femme que je considère comme mon

égale... Tu vis selon d'autres règles que les femmes de mon

pays et l'existence que tu as menée fait de toi la femme que tu

es aujourd'hui. Et c'est ainsi que je t'apprécie, Susan.

Une femme pour laquelle il avait parcouru Londres dans tous les sens pour

dénicher une maison où ils puissent vivre ensemble.

— Tu n'aimes donc pas les femmes soumises ?

En voyant le visage de son compagnon s'assombrir, elle regretta aussitôt ses

paroles.

Khalim pensait à l'inconnue qui deviendrait un jour son épouse, et il

considéra pensivement le corps pâle et délicat de Susan étendu sous le sien, les

cheveux étalés sur l'oreiller comme un halo de lune.

— Non. Et je ne veux pas que tu me sois soumise, Susan.

Jamais.

Ils firent l'amour plusieurs fois, cet après-midi-là, longuement, inlassablement,

encore et encore, chaque fois avec un désir exacerbé, tant leurs corps et leurs

sens semblaient insatiables.

—Khalim, murmura-t-elle. J'ai faim.

—Faim ?

L'idée de manger n'avait pas traversé l'esprit de Khalim. Mais il est vrai qu'il

avait appris à surmonter la faim. A l'âge de la puberté, on l'avait envoyé dans le

désert avec son tuteur pour apprendre à y survivre sans nourriture pendant

plusieurs jours. Ils avaient dû se contenter d'un peu d'eau et de quelques baies

ramassées dans des buissons épineux.

— Je suis même carrément affamée ! reprit Susan.

Il roula sur le côté, son corps magnifique étendu de tout son long sur les

draps de soie ivoire froissés par leurs joutes erotiques.

— Veux-tu que je fasse livrer un repas ? demanda-t-il.

Elle ouvrit la bouche pour accepter, puis se rappela qu'ils voulaient vivre comme

un couple normal. Un jeune couple en train de s'installer n'avait sûrement pas

d'argent à jeter par les fenêtres...

— Non, préparons quelque chose ici. J'ai apporté quelques

courses, tu te souviens ?

Khalim haussa les épaules en souriant et se leva.

— Comme tu voudras ! Tout ce que tu prépareras aura le

goût du paradis.

A l'idée qu'il considère comme acquis que ce soit elle qui fasse leur repas, elle se

sentit révoltée.

—Et pourquoi ne serait-ce pas à toi de nous préparer un

petit en-cas ?

—Moi ? demanda-t-il, outré. Moi ?

—Oui, toi ! Je ne te demande pas de traverser la Tamise à

la nage, mais simplement de nous préparer une tasse de thé et

un sandwich !

Pour rien au monde il ne lui avouerait qu'il n'avait jamais confectionné un repas

de sa vie.

— Une tasse de thé et un sandwich, répéta-t-il en se tenant

nu devant elle. Tu es sûre ?

S'il s'imaginait qu'en la provoquant ainsi avec ce corps magnifique elle allait se

lever pour se rendre dans la cuisine, il se trompait du tout au tout. Qu'en serait-il de

leur égalité prônée quelques instants plus tôt ?

— Sûre et certaine !

Il resta si longtemps dans la cuisine qu'elle crut un instant qu'il s'y était endormi.

Mais quand il revint enfin, vêtu de son peignoir de soie noir, il portait

triomphalement un immense plateau.

— Mmm, ça a l'air délicieux ! déclarant-elle en voyant les

sandwichs.

— N'en rajoute pas, Susan. Inutile d'être un cordon-bleu pour ouvrir une boîte de

thon, couper une tomate, deux tranches de pain et glisser une feuille de laitue entre

les deux !

Un point pour Khalim ! admit Susan en mordant dans le meilleur sandwich

qu'elle eût jamais mangé.

12.

Jamais Susan n'aurait imaginé vivre un jour avec un prince ! Ce n'était pas une

situation qui se présentait à toutes les jeunes femmes en quête de bonheur, pas plus

qu'une expérience que l'on pouvait comparer à celle de n'importe quel jeune couple.

Susan n'avait jamais vécu avec un homme et n'avait jamais eu envie de le faire

avant de rencontrer Khalim. Mais avec lui, les choses s'étaient déroulées de façon

tout à fait naturelle, comme si cela avait été planifié depuis toujours.

Un seul mot lui semblait approprié pour décrire ce qu'elle vivait : le bonheur.

Ils s'entendaient à merveille ; ils riaient des mêmes plaisanteries, se moquaient

des émissions télévisées débilitantes, se racontaient des histoires puériles.

— C'est vraiment formidable de pouvoir partager cette

complicité avec quelqu'un, avait murmuré Khalim un matin,

alors qu'elle se préparait à partir au bureau.

Elle sentit la tristesse dans sa voix grave et l'embrassa tendrement sur la joue.

— Tu as dû avoir une enfance bien solitaire, Khalim.

Il haussa les épaules.

— C'est vrai. Mais on ne peut pas toujours tout avoir.

Leurs étreintes aussi témoignaient d'une complicité extra

ordinaire. Faisant preuve d'une tendresse émouvante ou d'une

brutalité passionnée, Khalim semblait vouloir explorer toutes les facettes de leur

sensualité débridée.

Cependant, Susan le considérait toujours comme quelqu'un de trop gâté ; elle lui

en voulait un peu de s'imaginer qu'elle lui céderait en tout, comme le faisaient ceux

qu'il avait l'habitude de côtoyer.

— Ah, non ! protesta-t-elle un soir en entrant dans la cuisine

où la vaisselle du petit déjeuner n'avait pas encore été débarrassée.

C'est à ton tour de remplir le lave-vaisselle, Khalim !

Il fronça les sourcils.

—Tu n'as pas l'impression de pousser cette expérience de

vie normale un peu loin ? N'importe quel couple à la vie pro

fessionnelle bien remplie prend une femme de ménage pour

s'occuper de son intérieur, non ?

—C'est vrai, mais cela ne les empêche pas d'en faire un

minimum. A force de te faire servir pour un oui ou pour un

non, tu semblés avoir perdu toute notion de la réalité.

Il la considéra attentivement. Qu'elle était jolie, vêtue de sa courte jupe blanche et

de son petit pull turquoise ! Il s'approcha d'elle, un sourire narquois aux lèvres, puis

se pencha pour l'embrasser.

—Non, Khalim ! Je suis sérieuse. Les assiettes d'abord.

—Mmm... Tu manques de conviction, ma douce beauté.

Et puis, je ne vais tout de même pas laisser les petites tâches

domestiques passer avant les choses vraiment importantes,

mon amour.

Une fois de plus, elle finit par capituler, offrant sa bouche à ce baiser dont elle

avait rêvé toute la journée, se laissant entraîner dans une étreinte passionnée. Elle

avait perdu cette bataille, mais cela n'avait aucune importance à ses yeux. Ce qui

comptait pour elle, c'était cet homme beau et sensuel, à l'âme de poète, qui ne serait

jamais tout à fait à elle. La précarité de

leur couple la poussait à jouir de chaque instant qu'elle passait avec lui comme s'il

devait être le dernier.

Souvent, ils sortaient dîner au restaurant, comme tant d'autres amants. La seule

différence, et elle était de taille, c'est que l'ombre d'un garde du corps les suivait à

quelques pas, où qu'ils aillent, que ce soit au théâtre, au cinéma ou simplement au

parc pour une courte promenade. Heureusement, il se montrait toujours discret,

mais vigilant, ne s'éloignant jamais de Khalim. Quelques fois, ils déjeunèrent aussi

avec Sabrina et Guy, et elle se surprit à jeter des coups d'œil envieux à l'alliance qui

brillait au doigt de son amie.

Tous les matins, ils partaient au travail, comme beaucoup d'autres concubins.

—Faut-il vraiment que tu ailles au bureau ? demanda un

matin Khalim, les yeux ensommeillés, alors qu'il aurait aimé la

serrer dans ses bras toute la journée. Philip pourrait s'occuper

des affaires les plus urgentes, je t'assure.

—Bien sûr ! A moins que tu aies décidé de m'entretenir,

Khalim ?

Il sourit, sachant que ce défi était sans fondement. Sa fière petite Susan préférerait

s'installer comme couturière plutôt que d'accepter le moindre penny de sa part.

— Quand tu veux, Susan ! Quand tu veux !

Chaque matin, Khalim se rendait à sa suite du Granchester, et traitait les dossiers

importants qu'on lui envoyait du Maraban. Ils devenaient de plus en plus nombreux

et il sentait que le poids de son héritage futur faisait de plus en plus pression sur

ses épaules.

Les semaines passaient, et tous les soirs, il recevait des nouvelles de son père. Il

était faible, mais son état restait stable.

Une fois, pourtant, il posa le téléphone d'un geste grave et les traits de son beau

visage s'assombrirent.

Ne veux-tu pas aller auprès de ton père ? demanda-t-elle,

consciente que l'inévitable allait arriver. Ne devrais-tu pas te

rendre sur place ?

Il croisa son regard troublé et comprit, lui aussi, que leur vie facile allait prendre

fin.

— J'irai là-bas ce week-end, immédiatement après avoir

signé ce contrat d'exportation pétrolière, annonça-t-il d'un ton

presque froid.

Susan sentit son cœur se serrer. Elle avait remarqué une intonation nouvelle

dans sa voix. Celle de la distance. Au Maraban, elle avait déjà eu l'occasion de

l'entendre et elle en avait eu froid dans le dos.

—Et... et tu devras rester là-bas, je suppose ?

—Cela dépend...

—Je t'en prie, sois honnête avec moi, Khalim. A quoi rimerait

cette... cette merveilleuse aventure entre nous si nous n'étions

pas capables de nous dire la vérité à l'instant le plus grave ?

—Oui, il se peut que je sois obligé de rester. Je ne peux pas

t'emmener, Susan, tu le sais.

—Je le sais. Je ne te l'ai jamais demandé.

—En effet.

—Alors nous devrions profiter au maximum de ces quelques

heures qui nous restent, dit-elle tristement.

Il acquiesça, regrettant de ne pouvoir effacer la tristesse qui assombrissait ses

magnifiques yeux bleus.

— Alors commençons tout de suite, murmura-t-il en l'em

brassant.

Ce fut un long baiser, à la fois doux et triste.

A partir de cet instant, ils apportèrent un soin particulier aux moindres gestes, aux

moindres détails de leur vie commune. Ils préparèrent leurs mets favoris, passèrent

leur musique préférée et firent l'amour avec une application presque désespérée,

comme si cela devait être leur dernière étreinte.

La sonnerie de téléphone les surprit dans leur retraite sentimentale.

—Ne réponds pas, murmura Khalim en la serrant dans ses

bras. Ils laisseront un message sur le répondeur.

—C'est peut-être le Maraban. Il faut décrocher. Il peut s'agir

de nouvelles de ton père.

Laissant échapper un long soupir, il prit le combiné.

— Khalim à l'appareil !

Dès qu'elle l'entendit s'exprimer en marabanais, dans un rythme de plus en

plus saccadé, Susan sentit que le pire était arrivé.

— Est-il mort ? demanda-t-elle d'une voix tremblante quand

il raccrocha.

— Oui, il y a une heure. Personne ne s'y attendait.

Il se leva immédiatement et s'habilla.

Elle tendit la main vers lui, les yeux emplis de larmes.

—Est-ce que je peux t'aider ? Veux-tu que j'appelle

Philip?

—Il est déjà en route, répondit-il d'une voix blanche. Le jet

est déjà affrété et nous pourrons décoller dès mon arrivée.

Elle se mordit la lèvre.

— Je suis tellement désolée, Khalim.

Lorsqu'il se tourna vers elle, elle fut déroutée par son regard vide, son visage

sans expression. On aurait dit un étranger. Elle ne put s'empêcher de courir vers lui

pour le serrer dans ses bras, espérant lui apporter un peu de réconfort.

—J'aurais dû être là-bas, dit-il d'une voix brisée. J'aurais

dû y être.

—Mais tu ne pouvais pas savoir ! Tu avais prévu d'y aller

le plus rapidement possible. C'est arrivé plus vite que prévu.

Tu n'y peux rien, Khalim. C'est le destin.

—Le destin, répéta-t-il en la serrant dans ses bras, enfouissant

son visage dans ses cheveux.

ils restèrent ainsi enlacés jusqu'à ce que la sonnerie insistante de la porte les

rappelle à la réalité.

Khalim la regarda longuement et elle vit un scintillement humide dans ses

magnifiques yeux noirs.

— Khalim ? murmura-t-elle.

L'heure de la séparation avait sonné. Il fallait qu'il renonce à elle.

Mais il ne le voulait pas, il s'en sentait incapable.

—Que les dieux me pardonnent de due cela à un moment aussi

mal choisi, murmura-t-il. Je ne veux pas te perdre, Susan.

—Il le faut, répondit-elle comme si elle avait répété cette

phrase des centaines de fois pour mieux s'en convaincre. Il le

faut, Khalim.

La sonnerie de la porte retentit de nouveau.

—Je dois aller vivre là-bas, murmura-t-il. Mais je peux

revenir.

—Comment cela ? balbutia-t-elle.

—Quand les choses se seront réorganisées, je pourrai venir

te voir à Londres de temps en temps. Ce ne sera plus comme

maintenant, mais...

En voyant les traits du visage de Susan se figer, il interrompit sa phrase.

—Quoi ? Que je devienne ta maîtresse alors que tu vas

prendre une épouse là-bas, au Maraban ?

—Je n'ai pas d'épouse au Maraban, protesta-t-il.

—Pas encore ! Mais ce sera bientôt le cas.

Elle laissa échapper un long soupir de désespoir avant de continuer.

— Me contenter de petites miettes de toi alors que j'ai

eu...

Qu'allait-elle dire ? Qu'elle avait eu tout de lui ? Etait-ce seulement vrai ? Elle

profitait de sa compagnie, de son corps

de ses rires, mais Khalim n'avait jamais mentionné ce qu'il y avait de plus

important.

L'amour.

Alors elle se redressa, remonta le menton. Elle voulait qu'il garde le souvenir

d'une femme courageuse et digne, et non d'une maîtresse pleurnicharde !

— Non, Khalim. Cela ne pourra pas marcher.

Elle imagina un instant une vie où elle serait toujours en train d'attendre. Un

coup de fil incertain, une visite retardée, la nouvelle de son mariage ou celle de la

naissance de son premier bébé...

Une douleur aiguë lui poignarda le cœur.

— Il vaut mieux en finir maintenant, Khalim. Une séparation

claire et nette. Au moins nos souvenirs resteront intacts et ne

seront pas entachés de reproches et de regrets.

— C'est ton dernier mot ? demanda-t-il, les lèvres pincées.

Elle lut la colère dans son regard et se détourna de lui. Elle

ne voulait pas garder ce souvenir de Khalim.

— Oui.

— Alors qu'il en soit ainsi, répondit-il froidement. Philip

m'attend.

Elle l'entendit quitter la pièce, ouvrir la porte, parler à voix basse avec Philip,

puis revenir. Elle faillit se précipiter dans ses bras mais l'expression glacée de son

visage la paralysa sur place.

Elle se demanda si son propre visage trahissait son immense désespoir.

—Adieu, Khalim.

—Tu vas continuer à vivre ici ? demanda-t-il.

—Comment serait-ce possible ?

Comment vivre en ce lieu où ils avaient vécu ensemble des instants aussi

merveilleux ? Elle ne pourrait pas supporter de

voir la place de Khalim vide dans le lit. Ce lit où ils s'étaient tant aimés.

—L'acte de propriété de la maison est à ton nom. Je l'ai

achetée pour toi.

—Et pourquoi as-tu fait cela ? demanda-t-elle. Pour t'assurer

ma loyauté ?

—lu as la manie de voir le calcul partout, Susan ! lança-t-il,

furieux. C'était un cadeau sincère !

Elle se sentit pourtant terriblement rabaissée. C'était donc un dédommagement.

Son amant, le prince Khalim lui offrait une maison hors de prix dans Chelsea pour

compenser son départ!

—Je ne veux pas de ta charité, Khalim !

Il devint livide.

—Alors adieu, Susan.

Il la regarda une dernière fois de la tête aux pieds, puis se détourna et sortit de la

pièce.

Elle attendit que la porte d'entrée se referme, puis se força à compter lentement

jusqu'à cent avant de laisser ses larmes inonder son visage

13.

— Susan, tu es folle !

Après avoir rangé calmement ses derniers vêtements dans la valise, elle leva

les yeux vers Sabrina qui était venue la voir aussitôt Khalim parti à l'aéroport.

Une Sabrina particulièrement rayonnante, songea-t-elle non sans un tiraillement

d'envie. Mais n'était-ce pas normal pour une jeune mariée ?

—Non, loin de là !

—Cette maison est superbe et si Khalim veut te l'offrir...

—Je suis incapable de vivre ici sans lui, Sabrina ! Tu ne

peux pas comprendre cela ?

—Je suppose que si. Guy craignait que les choses en arri

vent là.

—Tu veux dire qu'il savait que Khalim allait inévitablement

retourner chez lui au Maraban pour épouser une femme qui

lui... conviendrait mieux ?

—Eh bien, oui ! avoua Sabrina en se mordillant les lèvres.

Je voulais te mettre en garde au sujet de sa réputation, mais

Guy disait...

—Non ! Je ne veux pas qu'on décrive Khalim comme un

homme sans cœur. Je savais exactement ce que je risquais en

me lançant dans cette aventure.

Mais la douleur provoquée par son départ était plus intense que ce qu'elle avait

imaginé dans ses pires cauchemars.

—Oh, ma pauvre petite Susan chérie ! Je suis tellement

désolée.

—Khalim t'a parlé du décès de son père, je suppose ?

—Oui. Il m'a également demandé de m'occuper de toi. Il

est inquiet pour toi, tu sais.

—Ne te donne pas cette peine.

—Mais où vas-tu aller ? demanda Sabrina.

Susan la considéra avec un visage calme, presque figé.

—N'oublie pas que je suis toujours propriétaire d'un ap

partement.

—Mais je croyais que l'épouvantable petit ami de Lara s'était

installé avec elle dans vos murs.

—Hélas, oui.

Elle fronça les sourcils et sentit soudain un énorme poids écraser ses épaules.

Il ne fallait pas qu'elle se laisse abattre... Après tout, elle avait toujours su

prendre le taureau par les cornes.

—Et il va falloir qu'il s'en aille au plus vite ! ajouta-t-elle,

résolue.

—Tu as vraiment décidé de vendre cette maison ?

—Absolument.

—Tu ne crois pas qu'il est encore un peu tôt pour prendre

des décisions aussi drastiques ?

Susan secoua la tête. Sa vie était devenue aussi instable que des sables

mouvants. Mais si elle était sûre d'une chose, c'était bien de celle-ci : il fallait

qu'elle recommence sa vie ailleurs. Sans souvenir de Khalim qui vienne la

hanter.

—Non, je ne reviendrai pas sur cette décision. Je me sens

incapable de continuer à vivre ici sans lui.

—Tu peux te contenter de te racheter autre chose, avec le

fruit de cette vente.

—Il n'y a pas que ça. Je ne veux rien lui devoir. Rien.

—Mais Susan, il peut se permettre ce genre de cadeau.

—Là n'est pas la question ! Je sais qu'il peut se permettre

de telles fantaisies. Mais j'aurais l'impression que c'est une

sorte de compensation. Alors je préfère donner cet argent à

une organisation caritative !

—Khalim n'aimerait pas que tu fasses cela. Il veut que tu

t'en serves pour toi. Guy dit qu'il est sérieusement inquiet pour

toi...

Inquiet, mais absent pour l'instant et sans doute pour toujours !

— Eh bien, tant pis pour lui ! Il ne cessait de me dire com

bien il me trouvait courageuse et forte. Je vais forcément m'en

sortir, non ?

Peut-être qu'en se le répétant souvent, elle finirait par s'en convaincre ?

Elle considéra un instant le visage soucieux de Sabrina.

— Khalim t'avait déjà proposé de sortir avec lui, n'est-ce

pas, Sabrina ?

Les yeux de son amie s'agrandirent comme des soucoupes.

—Qui a bien pu te dire cela ?

—C'est Khalim. Il voulait qu'il n'y ait aucun secret entre

nous.

Le souvenir de ces instants de profonde intimité entre eux lui déchira le cœur et

elle éclata en sanglots.

Sabrina se précipita vers elle et la prit dans ses bras.

— Oh, Susan ! Ma pauvre Susan, murmura-t-elle en la serrant

fort contre elle pour la consoler.

Emue par la tendresse de son amie, elle pleura de plus belle.

— Pourquoi, Sabrina..., hoqueta-t-elle, pourquoi a-t-il fallu

que je tombe amoureuse d'un prince et non d'un homme...

normal ?

Le décès du père de Khalim fut annoncé aux informations télévisées le soir

même. Susan se surprit à rester rivée devant l'écran alors qu'elle savait

pertinemment qu'elle aurait mieux fait de changer de chaîne.

Il y eut une courte séquence où l'on voyait Khalim arrivant à l'aéroport de Dargar,

entouré d'une foule venue acclamer son nouveau souverain.

Comme il avait l'air sévère, dans son abaya blanche ! Son visage était fermé,

presque glacial. En voyant les images de cette arrivée, elle trouva difficile de croire

qu'à peine quelques heures plus tôt, ils faisaient encore passionnément l'amour dans

la pièce d'à côté.

Quand les informations passèrent à un autre sujet, elle éteignit le poste.

Le soir même, elle retournait dans son ancien appartement où elle faillit ne pas

reconnaître les lieux.

Giles dormait sur le canapé.

Son sang ne fit qu'un tour et elle se précipita vers lui pour le secouer par l'épaule.

Il se redressa en plissant les yeux.

— Hé ! Ho ! Qu'est-ce qu'il y a ?

—Où est Lara?

—Elle est partie sur un tournage. Qu'est-ce que tu fais

ici?

—Je viens me réinstaller dans mon appartement. Je sais

que je te prends un peu de court, Giles, mais je suis certaine

que tu peux trouver un autre endroit où loger. J'aimerais que

tu t'en ailles dès ce soir.

Giles se leva et la considéra d'un air ironique.

—Que s'est-il passé ? Ton joli petit prince s'est-il déjà lassé

de toi?

—Le père de Khalim est mort ce matin, dit-elle au bord

des larmes.

— C'est donc lui qui va monter sur le trône, c'est ça ? Il en

a de la chance !

Susan fut sidérée : Giles n'avait pas exprimé le moindre mot de compassion.

Lasse, elle le considéra longuement, s'efforçant de ne pas s'énerver.

—Giles, j'aimerais que tu partes tout de suite, dit-elle sim

plement. C'est possible ?

—Bon, bon, ça va. Je file. J'irai m'installer chez mon frère

en attendant mieux.

Une fois qu'il fut parti, elle se mit à nettoyer l'appartement de fond en comble.

Vers minuit, les lieux avaient pratiquement retrouvé leur aspect habituel et,

épuisée, elle prit un long bain avant d'aller se coucher.

Mais elle ne trouva pas le sommeil.

Elle avait, depuis trop longtemps, pris l'habitude de s'endormir dans la chaleur

des bras de Khalim. Maintenant, tout esseulée, elle avait froid. Même après avoir

enfilé un T-shirt en pilou, elle ne parvenait toujours pas à se réchauffer et finit par

se rouler en boule comme pour se protéger. Ce n'est que dans cette position

qu'elle se laissa enfin vaincre par le sommeil.

Trouver un acheteur pour la maison de Chelsea fut plus aisé qu'elle ne l'avait

imaginé. Ce quartier commençait à devenir à la mode et les candidats furent

nombreux. L'acte de vente signé, elle se jeta à corps perdu dans le travail.

Trois mois plus tard, quand on lui versa le produit de sa vente, elle se rendit

directement à l'ambassade du Maraban, au centre de Londres. Elle eut de la peine

à calmer ses émotions en s'adressant au réceptionniste dont les yeux noirs et

pétillants lui rappelaient ceux de Khalim.

— Que puis-je pour vous ? demanda-t-il.

Susan sortit le chèque de son sac, encore impressionnée par l'importance de la

somme qu'avait représenté l'investissement de Khalim.

— J'aimerais faire un don aux Orphelins du Maraban.

Il posa son stylo et son regard surpris se mua en sourire.

—Comme c'est aimable à vous ! murmura-t-il. Je vais appeler

un de nos conseillers diplomatiques.

—Je ne peux pas simplement vous remettre l'argent et

partir ?

Il jeta un coup d'œil au chèque, plissa les yeux de surprise et secoua la tête.

— Je ne pense pas que ce soit possible. Vous êtes extrêmement

généreuse, mademoiselle... Thomas, ajouta-t-il après avoir lu

son nom sur le chèque.

Vingt minutes plus tard, elle serrait la main du conseiller qui ne cessait de

renouveler ses remerciements pour son extrême générosité.

—Désirez-vous signer le livre de condoléances avant de

partir ? proposa-t-il en la raccompagnant.

—Oui, s'il vous plaît, répondit-elle calmement après un

instant d'hésitation.

Il la laissa seule dans une pièce où une photographie du père de Khalim était

suspendue au milieu du mur, simplement drapée d'un léger voile noir. En dessous,

un bouquet de lis blancs à côté duquel brûlait un grand cierge. Le portrait du roi

datait de quelques décennies. Comme il ressemblait à son fils avec ces traits

superbement purs et ces yeux d'un noir profond !

Des larmes brûlèrent ses paupières et, le stylo à la main, elle considéra

longuement ce visage. Que pourrait-elle écrire ?

Puis, comme s'ils coulaient d'une source invisible, les mots lui vinrent à

l'esprit.

« Vous étiez un bon souverain, aimé et respecté de votre peuple. Reposez en

paix et ayez l'assurance que votre fils uni-

que a hérité de votre force et de votre sagesse pour mener le Maraban vers un

grand avenir. »

A son plus grand étonnement, elle parvint à sortir de l'ambassade sans éclater en

sanglots. Elle eut même l'impression que ses épaules s'étaient libérées d'un poids

immense. Elle venait de couper ses derniers liens avec Khalim et, ce faisant, avait

montré sa propre force et sa sagesse.

Maintenant, il suffisait qu'elle reconstruise sa vie.

Voilà qui était plus aisé à dire qu'à faire !

Le travail, qui jadis l'exaltait, s'était transformé en une corvée. Elle avait beau faire

son possible pour s'intéresser à ses dossiers, elle se surprenait à chaque instant en

train de regarder par la fenêtre ou de jeter un coup d'œil à sa montre. A ce rythme-

là, elle finirait par perdre son poste de la même façon qu'elle avait perdu l'homme de

sa vie !

Pendant les semaines qui suivirent le départ de Khalim, elle fut obsédée par les

images des instants parfaits qu'ils avaient partagés.

Elle se souvint de la première fois où ils avaient pris un bain ensemble. Après

avoir fait l'amour dans l'immense baignoire de marbre, ils s'étaient éclaboussés de

mousse comme des gamins et en avaient couvert le sol d'un mur à l'autre.

Mais à quoi bon se torturer avec des souvenirs qui ne pouvaient qu'aiguiser sa

douleur ? Pour se rappeler combien il avait été facile de vivre avec lui ? Déjouer au

backgammon, de préparer les repas ensemble, de se promener bras dessus, bras

dessous dans les parcs de Londres, de chiner aux puces de Pimlico... De faire des

choses simples avec un Khalim détendu, heureux et tellement attachant.

Puis, un soir, après sa journée de travail, elle aperçut la grosse limousine noire aux

vitres fumées garée devant son immeuble. Le cœur battant, elle se demanda ce que

cette présence pouvait

signifier. Philip Caprice avait dû la voir approcher car il l'attendait sur le trottoir, un

sourire contraint aux lèvres.

— Bonsoir Susan, dit-il. Puis-je entrer ? J'aimerais vous

parler.

Elle aurait voulu refuser, mais sa curiosité fut la plus forte. Au moins, il lui

donnerait des nouvelles de Khalim.

— Bien sûr. Je vous en prie, venez.

Lara était encore sur un tournage et l'appartement assez bien rangé. Heureusement,

car la dernière fois que Khalim s'y était rendu avec elle, ils avaient découvert un

chaos indescriptible.

—Puis-je vous offrir du café ou du thé, Philip ?

—Non, je vous remercie. C'est Khalim qui m'envoie, ré

pondit-il, plutôt mal à l'aise.

—Comment... comment va-t-il ?

—Il est triste, mais il fait face à ses nouvelles responsabi

lités avec beaucoup de courage, comme on pouvait d'ailleurs

s'y attendre, bien sûr.

—Alors quelle est la raison de votre visite, Philip ?

—Il voulait que je vous apporte ceci, dit-il en ouvrant sa mal

lette pour en retirer une boîte longue et plate qu'il lui tendit.

—Qu'est-ce que c'est ? s'enquit-elle, surprise.

— N'avez-vous pas envie de le découvrir par vous-même ?

La prudence lui dictait de rendre la boîte intacte à Philip,

mais la curiosité habituelle guida ses gestes. En ouvrant Pécrin, elle découvrit un

merveilleux collier de diamants à l'éclat incomparable, entourant un saphir de la

plus belle eau. Jamais elle n'avait eu l'occasion de voir une telle splendeur !

Elle leva les yeux vers Philip, le visage pâle, la voix tremblante.

—Qu'est-ce que cela signifie ?

—N'est-ce pas évident ?

—Pas à mes yeux, en tout cas. Il vous envoie avec des pierres

hors de prix. Est-ce pour m'amadouer ? Est-ce cela ? Pour me

pousser à accepter ses désirs ?

—Khalim refuse que tout soit fini, Susan.

—Eh bien, c'est pourtant le cas ! insista-t-elle. Il me sem

ble avoir été claire, à ce sujet. Je ne suis pas prête à devenir sa

maîtresse à temps partiel, Philip. Je le lui ai expliqué sur tous

les tons. Alors, si vous voulez bien lui rendre cet écrin et lui

dire que je ne reviendrai pas sur ma décision malgré la beauté

de ce cadeau, vous me rendrez un grand service.

Philip considéra un instant la boîte qu'elle lui tendait.

— Vous êtes certaine que vous ne changerez pas d'avis ?

demanda-t-il avant de la prendre.

Elle secoua la tête, le cœur serré dans un étau de chagrin. Ce geste lui

permettrait au moins de se libérer de Khalim et de garder sa dignité.

—Certaine. C'est impossible. Il ne faut plus qu'il reprenne

contact avec moi. Ce sera mieux pour tous les deux. Dites-lui

de se construire une vie heureuse au Maraban et que j'essaierai

d'en faire autant en Angleterre.

—Il ne sera pas content.

—Je m'en doute. Et surtout qu'il ne considère pas ma résis

tance comme un encouragement. J'essaie de voir les choses de

manière rationnelle, Philip. Pour notre bien à lui et à moi.

—Avez-vous un message pour lui ? demanda Philip d'une

voix éteinte.

Elle aurait tellement aimé pouvoir lui dire la vérité : qu'elle aimait Khalim,

qu'elle l'aimerait toujours. Mais cela l'encouragerait à insister et, dans ce cas,

elle finirait peut-être par abandonner la lutte, incapable de résister à la passion

qu'elle ressentait toujours pour lui.

— Souhaitez-lui bonne chance, Philip ! Dites-lui de faire du

Maraban une grande nation !

L'émissaire du prince la regarda comme s'il voulait lui dire quelque chose,

mais se ravisa. Il rangea l'écrin dans sa mallette et lui adressa un sourire un peu

triste.

— Ce n'est pas l'avenir du Maraban qui m'inquiète. C'est le

bonheur personnel de Khalim.

Ainsi, il voulait tout ! Une épouse au Maraban et une maîtresse à Londres. Elle

se souvint des paroles que Khalim avait prononcées un jour et haussa les

épaules.

— On ne peut pas toujours tout avoir, Philip.

14.

Susan enroulait la guirlande de houx autour de la rampe de l'escalier dans la

ferme de ses parents.

— Voilà une bonne chose de faite ! déclara-t-elle en recu

lant pour juger de l'effet de cette décoration. Qu'en penses-tu,

Jamie ?

Il se tenait à côté d'elle, fidèle porteur de ficelles, punaises et autres accessoires.

—Parfait ! répondit-il, tout sourires.

—Et l'arbre, qu'en dis-tu ?

Il considéra le sapin dressé près de la fenêtre. Elle l'avait décoré de boules or et

argent et avait noué des rubans rouges au bout de chaque branche.

— Pas mal du tout. Très réussie, ta décoration, sœurette.

On dirait que tu te sens un peu plus heureuse, ces jours-ci. Je

me trompe ?

Vraiment ? S'il en était ainsi, les apparences pouvaient être bien trompeuses.

Même si elle se sentait un peu moins misérable, elle ne se départait pas de ce

profond désespoir qui l'habitait depuis le départ de Khalim.

Elle haussa les épaules.

— Tu sais, cela fait bientôt plus d'un an, depuis que...

Le fait de prononcer ces mots rendait la réalité encore plus cruelle.

—Depuis que ton séducteur est retourné au Maraban ?

—Inutile d'en rajouter, Jamie !

—Je n'en rajoute pas, mais avoue qu'en tant que frère j'ai le

droit d'en vouloir à celui qui t'a brisé le cœur !

—Je t'ai déjà expliqué qu'il ne m'a pas enlevée et que je savais

très bien à quoi je m'exposais. C'est simplement que...

—Que tu espérais que cela se terminerait autrement, con

tinua-t-il d'une voix douce.

Elle laissa échapper un long soupir. Oui et non... Elle avait espéré, mais sans se

faire d'illusions.

—Et si nous parlions d'autre chose, Jamie ? A quelle heure

papa et maman doivent-ils revenir ?

—Leur train arrive à 15 heures et je leur ai dit que je pas

serai les prendre à la gare. Mais je ne comprends toujours pas

que des gens un tant soit peu sensés attendent la veille de Noël

pour aller faire leurs emplettes à Londres !

Susan sourit.

—C'est une tradition familiale, tu le sais bien. Bon, je

pense que je vais aller accrocher un peu de verdure autour de

la cheminée. Tu me donnes un coup de main ?

—J'ai plutôt envie de réchauffer le pot-au-feu. En voudras-

tu?

—Non, merci. J'ai pris mon petit déjeuner très tard.

—J'espère que tu te nourris de nouveau correctement, ma

belle, parce que tu fais peur à voir !

—Je n'ai pas maigri, protesta-t-elle avec une mauvaise foi

évidente. J'ai l'air plus mince, c'est tout.

—Je n'en crois pas un mot. De toute façon, je te préviens :

maman a décidé de t'engraisser comme une oie avec du pud

ding.

—Juste ciel ! Je suis folle d'impatience !

Passant dans le séjour, elle confectionna des guirlandes avec le feuillage qu'elle

avait rapporté du jardin.

Il était difficile de croire qu'une nouvelle année allait bientôt commencer. C'était

peut-être l'occasion pour elle d'envisager un nouveau départ.

Pour retrouver son dynamisme sur le plan professionnel, elle avait quitté

Headliners pour une agence plus petite et de nouveaux clients. Mais il était

tellement difficile d'oublier ce visage qui venait la hanter chaque instant avec

toujours autant d'intensité.

Elle avait également vendu son appartement de Notting Hill pour en acheter un

plus petit, dans un quartier moins branché de Londres. Ainsi, il ne lui était plus

nécessaire de le partager avec quelqu'un pour alléger les charges.

Et maintenant qu'elle vivait seule, elle n'avait plus besoin de faire semblant de

se sentir bien pour sauver la face. Si elle avait envie de passer une soirée à lire ou

à regarder la télévision, personne ne l'obligeait à sortir ! Car elle ne voulait pas

faire de rencontres. Elle avait tiré un trait sur les hommes.

Au loin, elle entendit la sonnerie de la porte. Prise sous une pile de branchages,

elle espéra que Jamie irait ouvrir. Elle perçut bientôt un bruit de voix étouffées

provenant de l'entrée.

— Susan ! Tu as de la visite !

Elle leva les yeux et vit son frère sur le pas de la porte, le visage pâle et tendu,

presque en colère.

—Qu'y a-t-il ?

—C'est lui ! Khalim ! murmura-t-il. Il est là, il t'attend.

Susan eut alors l'impression que la pièce se mettait à tourner

autour d'elle.

— Que veut-il ? murmura-t-elle à son tour.

— Te voir, bien sûr ! Tu n'es pas obligée d'y aller, tu sais,

Susan ! Je peux le renvoyer si tu préfères.

Ne serait-ce pas la meilleure solution ?

Elle avait tout fait pour l'oublier depuis leur dernière rencontre. Sans grand

succès, il fallait l'avouer, mais ce n'était pas faute d'avoir essayé. En le revoyant,

n'allait-elle pas raviver sa souffrance ?

Mais comment ignorer sa présence alors que son cœur battait à tout rompre de

le savoir ici ?

Elle se leva et essuya du revers de la main son jean parsemé d'aiguilles de

sapin.

— Non, Jamie. Je vais le voir. Peux-tu le faire entrer, s'il

te plaît?

Pour se donner le temps de se reprendre, elle se dirigea vers la fenêtre et

contempla le paysage d'hiver qui semblait refléter la désolation glacée de son

âme.

Elle entendit alors Khalim entrer dans la pièce de sa démarche reconnaissable

entre toutes.

— Susan ? entendit-elle derrière elle.

Le cœur battant, elle se retourna pour lui faire face. Sa gorge se noua en le

voyant. Il était toujours aussi beau ! Il ne portait pas de costume, mais une aboya

traditionnelle.

Cependant, elle remarqua une lueur étrange dans son regard.

Que lui voulait-il ? Qu'était-il venu faire ici ?

— Bonjour, Khalim, parvint-elle à balbutier d'une voix

qu'elle eut de la peine à reconnaître.

—Bonjour Susan, murmura-t-il en avançant d'un pas.

Elle prit une longue inspiration.

—Comment m'as-tu retrouvée ?

Il savait qu'elle avait essayé de brouiller les pistes. Travail différent, nouvelle

adresse. Le message était on ne peut plus clair !

— Ce n'était pas difficile, répondit-il en haussant les

épaules.

—J'aurais dû m'en douter. C'est Philip qui a fait les recher

ches pour toi?

—Tu voulais que je compose tous les numéros de l'annuaire

moi-même ? Diriger mon pays prend tout le temps dont je dis

pose, Susan, tu le sais bien.

—Excuse-moi, tu as raison. Comment ça se passe, au

Maraban ? demanda-t-elle d'une voix tremblante.

—Bien — la solitude mise à part.

Elle se força à ne pas se laisser apitoyer par cette réponse. Il lui fallait étouffer la

lueur d'espoir qui s'éveillait dans son cœur. Ne plus se leurrer avec de vaines

espérances !

—Ah bon ? On ne t'a donc pas encore trouvé l'épouse

idéale ?

—Non.

—Mais ce n'est pas par manque de candidates, j'imagine.

—C'est exact.

Il n'allait pas lui mentir. Mentalement, il se remémora toutes les femmes de haut

rang qui lui avaient été présentées. Il se souvint combien les regards soumis de

certaines d'entre elles lui avait fait regretter le rapport de force égalitaire qu'il avait

entretenu avec Susan.

—Mais aucune ne répondait à tes critères exigeants,

Khalim ?

—Aucune. C'est pour cela que je suis venu aujourd'hui,

ajouta-t-il en souriant.

Elle se souvint des conditions qu'il avait posées lorsqu'il était parti. Elles n'avaient

certainement pas changé.

—Cela t'ennuierait d'être un peu plus clair ?

—Je t'aime, Susan.

Avait-elle bien entendu ? Les mots qu'elle avait espérés en secret... des mots qui

se transformeraient en poignards s'ils n'étaient pas vrais ! Elle rencontra ses yeux

noirs et son cœur se mit à battre encore plus fort.

—Veux-tu que je te le répète ? demanda-t-il doucement. Je

t'aime, Susan. Je t'ai toujours aimée. Je t'aimerai pour le reste

de ma vie et peut-être même après, si c'est possible.

—Je ne peux pas faire ça, Khalim. Je ne peux pas.

—Faire quoi ?

—Etre ta maîtresse. J'en suis incapable parce que cela me

briserait le cœur. Je t'aime, moi aussi. Je t'aime d'une manière

que je n'aurais jamais crue possible.

—Et c'est un problème ?

— Bien sûr que c'en est un ! Tu ne comprends donc pas ?

J'ai tant souffert depuis que tu es retourné au Maraban et juste

quand je pensais pouvoir un jour t'oublier...

—Tu pourrais m'oublier ?

—Non, bien sûr que non ! dut-elle admettre. Mais si nous

redevenons amants, que vais-je devenir ? Un jour ou l'autre, tu

finiras par trouver une Marabanaise à ton goût et tu voudras

en faire ton épouse...

—Jamais !

—Tu ne peux pas dire cela.

—Oh que si ! il n'y a qu'une seule femme que je veuille épouser

et cette femme c'est toi, Susan ! Cela a toujours été toi.

Elle le considéra, incrédule.

—Tu n'es pas sérieux, Khalim.

—Si, très sérieux ! J'ai obtenu l'autorisation de mon pays

de me marier avec toi.

Elle n'en revenait pas. A cet instant, elle avait tellement envie de le toucher, de

laisser courir ses doigts sur les traits virils de son visage.

—Et d'où vient ce changement radical ?

—Il n'y a eu aucun revirement, mon amour. Tu as toujours

eu la même place dans mon cœur. La seule différence est que

mes conseillers ont enfin admis qu'un roi heureux gouverne

mieux qu'un roi malheureux. Et jamais je ne pourrai trouver le

bonheur si tu n'es pas à mes côtés. Viens à moi, Susan. Viens m'embrasser et

donner un sens à ma vie.

Elle n'avait pas besoin qu'il le dise deux fois et se précipita dans ses bras.

—Khalim, chuchota-t-elle tandis qu'il la serrait tout contre

lui.

—Susan, oh ma douce Susan ! Ma belle et unique Susan,

murmura-t-il avant de l'embrasser.

—Tu es sûr qu'ils ne t'en voudront pas d'épouser une

Occidentale ? s'enquit-elle lorsqu'il eut libéré ses lèvres.

—Les plus conservateurs à la cour ont été récalcitrants,

mais l'influence de mon père s'est fait sentir, même par delà

la mort.

—Je ne comprends pas.

—Tu te rappelles quand il a demandé à te rencontrer ?

—Oui, bien sûr !

—Il avait remarqué que j'étais très distrait depuis que je

t'avais rencontrée et voulait comprendre pourquoi. Quand il

t'a vue, il a tout de suite compris. Après l'entretien, il m'a lon

guement parlé de ta ressemblance avec le grand amour de mon

arrière-grand-père.

- Et ?

—Après le départ de cette femme, ce dernier n'avait plus

eu le cœur à régner. Il a épousé une jeune fille du Maraban

pour respecter la tradition, mais il était brisé. Mon père ne

voulait pas que cette triste histoire se reproduise et a laissé des

consignes dans son testament. Devons-nous remercier l'histoire

ou le destin ?

—Et si c'était la prédestination ?

—Tu as sans doute raison, Susan. C'est elle qui nous guide

tous et c'est grâce à elle que je t'ai rencontrée.

Epilogue

Lorsqu'en fin d'après-midi, Susan et Khalim sortirent de la limousine aux

vitres teintées, l'air était doux et parfumé. Ils se dirigèrent vers leurs

appartements situés dans la partie la plus somptueuse du palais, là où Khalim

avait emmené Susan pour la présenter à son père mourant.

Elle avait été très heureuse de faire la connaissance du vieil homme, même si

leur entrevue avait été fort brève. Elle avait été touchée par son accueil

chaleureux. La sagesse et l'ouverture d'esprit de celui-ci lui avaient permis de faire

fi des conventions et d'autoriser finalement leur mariage.

Et quel mariage !

Tout le Maraban s'était réjoui à l'annonce des noces de leur jeune roi car les

Marabanais avaient déjà adopté la beauté blonde qui allait devenir leur souveraine

et la mère des héritiers de la couronne.

Guy et Sabrina avaient bien sûr été choisis comme témoins, et toute la famille

de Susan avait voyagé dans le jet privé de Khalim pour rejoindre le Maraban.

La fête avait duré trois jours et trois nuits. Les convives avaient festoyé et

dansé sur des sols parsemés de pétales de rosé et de fleurs de lavande. A la fin,

les jeunes mariés s'étaient éclipsés sur des pur-sang, blanc comme neige pour

Susan et noir

comme l'ébène pour Khalim. Côte à côte, ils avaient galopé à bride abattue à

travers Dargar.

Khalim avait en effet insisté pour qu'elle apprenne à monter à cheval et lui avait

donné des leçons lui-même, pour s'assurer qu'elle maîtrise à la perfection toutes les

techniques d'équitation. Il la voulait égale à lui dans tous les domaines... de même

que dans le lit conjugal.

Khalim prit doucement le bras de son épouse tandis qu'ils avançaient dans les

couloirs du palais.

—Fatiguée ?

—Oh, non, du tout ! C'était un après-midi merveilleux,

n'est-ce pas ?

Ils revenaient de la cérémonie d'inauguration de l'orphelinat construit grâce au don

de Susan issu de la vente de leur maison de Chelsea. Bien qu'aucun communiqué

officiel n'ait annoncé la venue du couple royal, le public avait été particulièrement

nombreux et son accueil extrêmement chaleureux. Car les Marabanais aimaient

leur reine.

Tout comme Khalim l'aimait. Plus qu'il n'aurait jamais cru aimer quelqu'un.

Même sa mère et ses sœurs étaient tombées sous le charme de son épouse.

On leur ouvrit les portes de leurs appartements et Khalim congédia le personnel

d'un simple signe de tête. Il voulait être seul avec sa femme. Comme cette dernière

s'était rendu compte très tôt qu'elle devrait partager son royal époux avec tout un

pays, elle avait insisté pour que Khalim lui réserve quelques instants d'intimité

chaque jour. Au grand dam des habitués du palais et de Khalim lui-même, elle avait

exigé et obtenu qu'on leur installe une cuisine privée dans leurs appartements.

—Je ne veux pas qu'on me serve toujours mes repas ! avait-elle

protesté avec obstination quand Khalim avait tenté de s'opposer

ace projet. Parfois, j'aimerais pouvoir faire la cuisine juste pour

nous deux, comme quand nous vivions ensemble à Londres.

Ta te souviens ?

—Comment pourrais-je l'oublier ?

—Et je voudrais que tu puisses, toi aussi, nous faire la cui

sine ! avait-elle ajouté avec un sourire provocateur devant son

air outré. Il ne faudrait tout de même pas perdre l'habitude de

nous débrouiller tout seuls, n'est-ce pas, mon chéri ?

Sous l'emprise de ce sourire irrésistible, il avait bien sûr capitulé.

Khalim admira la grâce de sa démarche tandis qu'elle se rendait dans la cuisine

où il la suivit. Comme elle était belle dans sa robe lavande qui soulignait sa

silhouette parfaite ! Dommage qu'il soit obligé de la partager maintenant avec des

hordes de journalistes étrangers qui avaient fait d'elle le sujet régulier de leurs

reportages.

Elle se tourna vers lui et le surprit en train de la regarder. C'était le moment

idéal pour lui faire la surprise qu'elle lui réservait depuis quelque temps.

— Khalim, dit-elle dans un marabanais parfait, veux-tu que

je nous fasse un peu de thé à la menthe ?

Jamais elle n'oublierait l'expression de son visage !

— Susan ?

Elle continua à parler dans la langue natale de son mari.

— J'ai pris des leçons avec Fatima, expliqua-t-elle timide

ment. Chaque fois que tu t'occupais des affaires du pays je me

précipitais sur mon manuel et mon dictionnaire ! Fatima dit

que je parle presque couramment et que...

Elle n'eut pas le loisir de continuer sa phrase car il l'avait prise dans ses bras,

posant un baiser tendre sur ses lèvres.

—Les dieux se seraient-ils penchés sur nous le jour où je

t'ai rencontrée, Susan ?

—Cela ne m'étonnerait pas.

Elle plongea son regard dans celui de Khalim et y lut le désir.

Elle sourit. Une fois de plus, ils souhaitaient tous deux la même chose.

Tant pis ! Le thé à la menthe devrait attendre !