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LE POINT BLANCHOTIEN DANS L'ESPACE LITTÉRAIRE Gae Stratton Editions Hazan | Lignes 1990/3 - n° 11 pages 79 à 100 ISSN 0988-5226 ISBN 9782877361583 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-lignes0-1990-3-page-79.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Stratton Gae,« Le point blanchotien dans L'espace littéraire », Lignes, 1990/3 n° 11, p. 79-100. DOI : 10.3917/lignes0.011.0079 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Hazan. © Editions Hazan. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.182.185.86 - 01/05/2015 00h59. © Editions Hazan Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.182.185.86 - 01/05/2015 00h59. © Editions Hazan

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LE POINT BLANCHOTIEN DANS L'ESPACE LITTÉRAIRE Gae Stratton Editions Hazan | Lignes 1990/3 - n° 11pages 79 à 100

ISSN 0988-5226ISBN 9782877361583

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-lignes0-1990-3-page-79.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Stratton Gae,« Le point blanchotien dans L'espace littéraire »,

Lignes, 1990/3 n° 11, p. 79-100. DOI : 10.3917/lignes0.011.0079

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Distribution électronique Cairn.info pour Editions Hazan.

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La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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GAE STRATTON

LE POINT BLANŒOTIEN dans

L'ESPACE LITTÉRAIRE *

« Ne se pou"ait-il pas qu'il y eût un point où l'espace /ût à la /ois intimité et dehors, un espace qui au-dehors serait déjà intimité spiri­tuelle, une intimité qui, en nous, serait la réalité du dehors, telle que nous y serions en nous au-dehors dans l'intimité et l'ampleur intime de ce dehors ? » L'Espace littéraire ( 1) .

Puisque d'une certaine manière «tout» a commencé pour nous -« tout » voulant dire non pas simplement ce travail, et les recherches qu'il a nécessitées, mais aussi, et plus essentiellement, tout un travail de pensée en vue de transformer la pensée - par cette citation, par les quelques lignes d'écriture, de l'écriture de Maurice Blanchot, qu'elle renferme, et plus exactement, par le point dont elle pose interrogativement, sur le mode d'une éventualité espérée, l'existence, conjointe à, sinon inséparable de celle, de l'espace qui conviendrait ou correspondrait à la dimension que requiert ou que représente celui-ci ... puisque «tout» a donc commencé ainsi pour nous, commençons à nouveau par ce passage et par le point qu'il projette, il n'importe pour l'instant sur quelle surface (plane, courbe, ou topologique) ou dans quel sens (sémantique, temporel ou directionnel).

Rappelons qu'ils se trouvent, tous les deux -passage et point -dans L'Espace littéraire et, plus exactement, dans les pages de cet ouvrage inti-

* Conférence prononcée dans le cadre du séminaire de Roger Laporte, « Autour de Maurice Blanchot», Collège international de Philosophie, 1989.

1. Les italiques apparaissant dans les citations de Maurice Blanchot sont le fait de l'auteur de ce texte.

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tulées « L'œuvre et l'espace de la mort ». Rappelons de même que les pages qui portent ce titre sont consacrées à l'une des nombreuses lectures que Blanchot a faites de l'œuvre poétique de Rainer Maria Rilke. Que le point en question pointe : apparaisse, surgisse, jaillisse à cet endroit précis de l'espace littéraire en question, on verra que cela ne saurait être dû à un hasard. Car l'une des «propriétés» qu'affectionne souvent le point blan­chotien est celle d'être le lieu d'une conversion au sens précisément où Rilke entendit et employa le terme, c'est-à-dire au sens de la conversion du visible en invisible, et exemplairement, de la conversion de la vie en la mort, et réciproquement. Autrement dit, à la différence du point cartésien, si le point blanchotien, lui aussi, marque, ou est la marque de quelque chose, il ne détermine ni ne fixe rien : aucune position, absolue ou même relative, aucune rencontre, aussi fulgurante ou fugace soit-elle, aucune événement, aussi indescriptible ou imprésentable soit-il. S'il est là, ou dans la mesure où il est là, ce point est là purement pour laisser passer et nullement pour faire correspondre les « moments » d'un trajet à une série parallèle et corrélative de « lieux » ponctuels repérables et, ce faisant, nous permettre de suivre ou de tracer continûment - du «début » à la «fin»- sa «trajectoire». Un passage, ce n'est pas un trajet, et il ne se décrit pas par, pas plus qu'il ne décrit une trajectoire.

Le point auquel Blanchot nous convoque dans ce passage -le conjurant, ne serait-ce qu'au nom de Rilke, pour ne pas dire, par amour pour Rilke, de pouvoir exister quelque part - on est naturellement amené à se deman­der d'abord, vu que, des passages, il n'y en a pas qu'une seule sorte, quel passage exactement il nous ouvrirait, de quel passage il nous faciliterait l' ap­proche, s'zl existait. Eh bien, il se trouve que le passage qu'il permettrait est justement celui qui est peut-être le prototype de tous les autres, celui qui est en tout cas l'un des premiers, sinon le tout premier dont on apprend à distinguer les deux« bouts», à savoir le passage qui relie, en les délimitant, déterminant et séparant en même temps: le dedans et le dehors. A ceci près que dans le passage que l'on vient de citer, l'un des deux« bouts» de l'opposition traditionnelle fait défaut, c'est-à-dire si le dehors y est présent, le dedans en est absent. « A la place de », c'est-à-dire là où l'on se serait attendu à voir apparaître celui-ci, surgit plutôt ce que Blanchot appelle ici l'« intimité», substitution nominale qui déjoue immédiatement cette oppo­sition aussi bien peut-être que beaucoup d'autres. Car, il est" clair que le terme : intimité n'est pas à proprement parler, du moins ne se laisse-t-il pas entendre tout à fait comme, le contraire du terme : dehors.

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n n'est même pas certain que ce soit le contraire proprement dit du terme que Jacques Lacan forgea pour répondre à quelques-uns des pro­blèmes topologiques soulevés par les rapports difficilement pensables et logiquement irreprésentables que peuvent entretenir entre eux un certain dedans et un certain dehors, à savoir le terme : extimité.

Autrement dit, si le terme d'intimité se laisse opposer de quelque façon que ce soit au terme de dehors, il est évident qu'il ne s'y oppose pas, qu'il ne s'y laisse pas opposer, de la même manière dont le terme de dedans s'y oppose pour nous tout «naturellement». Faisons remarquer en même temps que non seulement Blanchot choisit dans ce passage d'« opposer » le dehors, non pas au dedans, mais à l'intimité, mais que ce «choix», ille martèle, je veux dire par là qu'il en souligne le caractère de choix en répétant avec une insistance que certains pourraient trouver excessive, voire même ennuyeuse, les mots qui l'incarnent de façon à ne pas permettre au lecteur de ne pas le reconnaître comme tel, c'est-à-dire comme étant un choix précisément. Au cours d'un passage qui ne comprend que six lignes, cha­cun des deux mots (intimité, dehors) revient cinq fois sous une forme ou sous une autre. C'est une stratégie, ou, plus précisément, c'est une nécessité de l'écriture blanchotienne dont on aura maintes occasions de constater l'effet ensorcelant, l'efficacité quasi-magique. Car, entre autres choses, l'écriture de Blanchot se veut ensorcellement (n'oublions pas que l'un des nombreux sens « figurés » du point a partie liée avec la sorcellerie).

Mais revenons à ces quelques lignes qui ont servi de commencement. TI y a un autre mot qui y revient aussi plusieurs fois, à savoir le mot : espace. Le point dont, selon Blanchot, Rilke eût si passionnément souhaité l' exis­tence, est d'abord un point de l'espace, ou du moins un point qui est en rapport avec l'espace. Pour l'instant, la figure temporelle du point, à savoir le point en tant qu'instant, n'y figure pas - comme en atteste l'absence totale d'allusion dans le passage cité à l'opposition temporelle qui « fait pendant » en quelque sorte à celle, essentiellement spatiale, du dedans et du dehors, à savoir l'opposition de l'avant et de l'après, du passé et de l'à-venir. Le passage que Rilke cherche à découvrir, ou ouvrir serait donc en premier lieu passage effectif entre deux faces, ou sur-faces de l'espace, dont une pourrait être qualifiée d'« intérieure », l'autre d'« extérieure ». Par ailleurs, l'on sait qu'un grand nombre des termes-clés de la pensée rilkéenne se réfèrent de façon privilégiée à l'espace, par exemple das 0/fene (l'Ouvert) et der Weltinnenraum (l'espace intérieur du monde). Cependant, ce n'est pas simplement un passage entre deux régions de l'espace que Rilke

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conjure au moins «un» point de constituer, ou de Oui, nous) permettre de frayer, mais une simultanéité spatiale. Car, ce point singulier doit non seulement rendre possible le libre passage de l'intimité au dehors, et réci­proquement, mais doit servir en même temps de lieu de conversion instan­tanée de chacune des deux régions en l'autre, de telle sorte que chaque région soit immédiatement et de part en part à la fois elle-« même » et son « contraire ». Sauf que, une fois la conversion effectuée, réalisée, le mot «contraire» ne convient évidemment plus, puisque l'intimité et le dehors ne se laissent plus distinguer comme deux faces ou deux régions différentes de l'espace en question qui seraient séparées ou séparables par un bord ou une frontière que, même invisible, l'on ne franchit jamais sans difficulté.

La mort/Le mourir

Blanchot écrit (dans «Le regard d'Orphée») : «Eurydice est, pour lui [Orphée] l'extrême que l'art puisse atteindre,

elle est, sous un nom qui la dissimule et sous un voile qui la couvre, le point profondément obscur vers lequel l'art, le désir, la mort, la nuit semblent tendre. Elle est l'instant où l'essence de la nuit s'approche comme l'autre nuit. » L'Espace littéraire, p. 227. Eurydice morte, c'est-à-dire ombre, aux Enfers est : extrême - point -

instant. On sait quelle filiation immémoriale unit ces trois termes dans une puissante configuration signifiante, tantôt mathématique, tantôt métapho­rique, permettant ainsi que l'on passe naturellement (ou peut-être nous obligeant plutôt à glisser imperceptiblement) de l'un à l'autre. Mais on verra que, conformément à notre thèse suivant laquelle ce serait la « fi­gure » du point qui prime relativement au réseau de significations en question, dans la suite de ces réflexions Eurydice sera assimilée avec de plus en plus de netteté surtout à un certain point :

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« Ce "point" -poursuit le paragraphe suivant -l'œuvre d'Orphée ne consiste pas cependant à en assurer l'approche en descendant vers la profondeur. Son œuvre, c'est de le ramener au jour et de lui donner, dans le jour, /orme, figure et réalité. Orphée peut tout, sauf regarder ce "point" en face, sauf regarder le centre de la nuit dans la nuit. TI peut descendre vers lui, il peut, pouvoir encore plus fort, l'attirer à soi, et, avec soi, l'attirer vers le haut, mais en s'en détournant. Ce détour est le seul moyen de s'en approcher ; tel est le sens de la dissimulation qui se

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révèle dans la nuit. Mais Orphée, dans le mouvement de sa migration, oublie l'œuvre qu'il doit accomplir, et il l'aubie nécessairement, parce que l'exigence ultime de son mouvement, ce n'est pas qu'il y ait œuvre, mais que quelqu'un se tienne en face de ce "point", en saisisse l'essence, là où cette essence apparait, où elle est essentiellement apparence : au cœur de la nuit» (L'espace littéraire, p. 227-228). Le premier passage que l'on a cité nous indique, entre autres choses, que

la figure d'Eurydice morte est, tout au moins sous un certain rapport, à savoir «sous un nom qui la dissimule et sous un vozle qui la couvre», pour celui qui part, descend à sa recherche, en l'occurrence Orphée, un certain «point», non pas au sens où Eurydice morte se définirait comme le point en question, mais plutôt au sens où à une certaine distance : distance de profondeur insondable, distance d'obscurité extrême située à l'extrême limite de la nuit Oà où « la nuit s'approche comme l'autre nuit »), sa figure coïnciderait parfaitement avec la sienne, devenant ainsi « à perte de vue » indistinguable de ce point. Cependant, même à la distance «stipulée», Eurydice morte n'est jamais identique à ce point, d'où la nécessité des guillemets qui isoleront désormais le mot « point » dans la suite du para­graphe. Seulement elle lui ressemble jusqu'à s'y méprendre. Car, dès le départ il s'agit d'un point qui n'en est pas strictement un, ou plus exacte­ment, d'un point qui en même temps est, et n'est pas, un point.

Eurydice morte« est» ce point, avait-on aussitôt précisé, sous un certain rapport. Ce rapport, le texte le met en rapport d'emblée avec deux formes de soustraction : celle qui est assurée par la dissimulation rendue possible par un nom (qui n'est naturellement pas nommé), et celle qui est assurée par le voilement, la parure d'un voile, qui rend invisible à la fois son corps et son visage. Appelons la première la soustraction à l'identité nominale, la seconde la soustraction au regard discernant. Eurydice, en tant que morte, ombre, aux Enfers, autrement dit, en tant que point est donc en apparence doublement soustraite au régime de la reconnaissance : à la fois du point de son identité nominale et du point de son identité corporelle, et surtout du point de son identité physionomique, elle n'est plus reconnaissable, ou identifiable, elle est livrée plutôt à la méconnaissance (plus loin, le texte parlera de son « corps fermé » et de son « visage scellé »). Ni la voix familière qui l'appellerait par son nom, ni le regard pénétrant qui cherche­rait à discerner sous ou à travers le voile les traits connus du visage bien­aimé et en ce faisant à lui faire répondre par un regard réciproque, ne peuvent plus l'atteindre. En tant que point: point (de) mort à l'infini,

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Eurydice est à tous les points de vue inatteignable. On ne peut plus que tendre vers elle, et ceci non seulement infiniment, mais aussi à tâtons, puisqu'elle-même tend progressivement vers une nuit· de plus en plus pro­fonde, c'est-à-dire de plus en plus nocturne, de plus en plus abstraite à la lumière du jour, et qu'au plus loin de cette nuit : là où « l'essence de la nuit s'approche comme l'autre nuit», elle s'évanouit comme point pour s'éterni­ser en instant.

L'œuvre du poète, telle qu'Orphée doit l'accomplir, consisterait donc en premier lieu - apparemment - à ouvrir un accès à ce point avec lequel coïncide, mais ne se confond à aucun instant, Eurydice dans la mort, Eurydice pour autant qu'elle est morte, ou est la mort. A (nous) y ouvrir un accès, peut-être aussi à (nous) y conduire. Mais cela n'est que l'étape préliminaire, et de beaucoup la moins hasardeuse, de l'entreprise or­phéenne. Son projet ultime est beaucoup plus ambitieux, voire même le plus ambitieux imaginable, puisqu'il s'agit non seulement de descendre vers ce point, de pénétrer au cœur de la nuit, de frayer un chemin jusqu'à l'infrayable, mais de remonter ensuite de nouveau à la surface du monde et de ramener au jour de ce monde la figure infigurable de ce point. Figure infigurable à laquelle pourtant l'œuvre poétique, pour s'accomplir réelle­ment, c'est-à-dire pleinement, doit donner une forme diurne, une forme que le monde pourra nommer et reconnaître, une forme qui, dans le jour, à la lumière du jour traduira fidèlement la chose méconnaissable, puisque sans nom et sans figure, de la nuit.

Entreprise au plus haut point risquée, mais qui néanmoins ne dépasse nullement, semble suggérer le texte, les forces, les ressources dont dispose Orphée en tant que poète. Si, selon la version mythique, l'œuvre ne s'ac­complit toutefois pas, ce n'est donc pas en raison d'une quelconque inca­pacité ou défaillance de la part du poète, ce n'est pas par exemple parce qu'il lui eût manqué le talent ou le courage nécessaires à son accomplisse­ment, à la transformation, ou la traduction en « forme, figure et réalité » de cette chose nocturne et obscure, méconnaissable et comme morte qu'est Eurydice aux Enfers. Si en fin de compte Orphée n'accomplit pas l'œuvre que pourtant il doit accomplir, dont l'accomplissement constitue tout le sens de son trajet poétique, s'il ne résulte pas du « mouvement de sa migration » qu'il y ait œuvre, que l'œuvre vienne au jour, finisse par accé­der à une existence diurne et mondaine, par parvenir à exister réellement dans le monde aussi bien que potentiellement au royaume des morts ou de la mort, c'est essentiellement plutôt en raison d'une déviation par rapport à

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ce mouvement même, c'est-à-dire par rapport au mouvement qui lui avait été enjoint, ou plus exactement, en raison d'une déviation par rapport au sens que devait suivre ce mouvement. Car, l'entreprise orphéenne est su­jette préalablement à une condition, une seule, mais à laquelle est entière­ment suspendu le sort ultime, le succès éventuel de celle-ci, et qui concerne essentiellement la forme que doit prendre le mouvement de descente et de remontée, la manière dont il faut que le poète s'approche d'abord de la figure d'Eurydice et ensuite l'attire en même temps à lui et vers le haut, vers le monde et la lumière du jour, autrement dit, qui concerne essentiel­lement la façon dont il faut la récupérer en tant que femme vivante tout en mettant en œuvre (et peut-être aussi à l'œuvre) ce point avec lequel, en tant que morte, ombre, elle coïncidait. Le texte nous dit clairement quelle est la forme de mouvement requise pour y parvenir : c'est la forme du détour. Non seulement l'approche de cette figure doit-elle se faire avec une lenteur et une discrétion infinies, mais - condition proprement sine qua non - elle doit procéder par détours continus, en se détournant toujours, et toujours davantage de l'objet de sa recherche et de son désir. L'unique condition qui est imposée à l'entreprise orphéenne est donc qu'il descende, qu'il se dirige vers Eurydice morte, ombre, indirectement, et qu'il la guide, la ra­mène vers le haut, à la lumière du monde et au jour de la vie, en respectant toujours ce mouvement, c'est-à-dire en suivant rigoureusement, en se maintenant vigilamment vis-à-vis d'elle dans un mouvement d'écart par lequel ce qui est continuellement écarté, c'est peut-être en premier lieu Eurydice elle-même pour autant que morte, ombre elle continue de coïnci­der avec ce point. Car, rappelons-le, « Orphée peut tout, sauf regarder ce "point" en face, sauf regarder le centre de la nuit dans la nuit». Le pouvoir poétique est illimité, sauf en un seul point: en ce point que rêvet mythi­quement la figure d'Eurydice aux Enfers où la mort et le mourir coïncident au sein de la nuit rencontrée comme l'autre nuit. Tant qu'Eurydice en tant que morte, ombre, continue de faire un avec ce point, tout vis-à-vis avec elle, tout accès direct à elle ou contact direct avec elle reste impossible, frappé d'interdiction. Le seul pouvoir que le poète ne détienne pas, c'est donc celui qui consisterait à pouvoir affronter Eurydice, lui /aire face sous la forme de sa figure nocturne, de sa figure ponctuelle- de point (de) mort­où mort et mourir ne se décalent, ne se distinguent plus. Le seul moyen d'approcher d'elle pour autant qu'elle continue, ou pendant qu'elle conti­nue d'être morte et, par conséquent, de figurer ce point, c'est en se dé­tournant sans cesse, résolument et scrupuleusement, de cette figure. Selon

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le récit mythique, Orphée eût « désobéi» à cette injonction - involontai­rement ou peut-être délibérément - en se (re-)tournant vers Eurydice. Selon la lecture que fait Blanchot de ce mouvement de retournement, de cet écart du mouvement d'écart prescrit dans les pages qui retiennent à présent notre attention, la déviation du détour qui lui avait été imposée comme seul moyen d'accéder à Eurydice et de la ramener, morte, à la lumière du jour et au monde de la vie eût été la conséquence non pas de la désobéissance, mais de l'oubli : Orphée eût « oublié » à un moment donné, soit dès le début de sa descente aux Enfers, soit au cours de sa remontée à la surface du monde, l'œuvre qu'il devait accomplir, eût oublié que le mouvement de sa migration avait originellement pour finalité l'accomplis­sement de l'œuvre. Et, précise Blanchot, cet oubli fut nécessaire, donc ne trahit pas l'entreprise poétique, ou du moins n'en consistua pas la simple trahison, puisque :

« (. . .) Ne pas se tourner vers Eurydice, ce ne serait pas moins trahir, être infidèle à la force sans mesure et sans prudence de son mouvement, qui ne veut pas Eurydice dans sa vérité diurne et dans son agrément quotidien, qui la veut dans son obscurité nocturne, dans son éloigne­ment, avec son corps fermé et son visage scellé, qui veut la voir, non quand elle est visible, mais quand elle est invisible, et non comme l'inti­mité d'une vie familière, mais comme l'étrangeté de ce qui exclut tout intimité, non pas la faire vivre, mais avoir vivante en elle la plénitude de sa mort» (L'espace littéraire, p. 228). Puisque l'« exigence ultime » du mouvement d'Orphée, « ce n'est pas

qu'il y ait œuvre, mais que quelqu'un se tienne en face de ce« point»- se tienne en face d'Eurydice là où elle n'est pas seulement morte, ombre, mais où elle figure aussi le point où mort et mourir arrivent à arriver « en même temps », là où « elle est essentielle et essentiellement apparence », c'est­à-dire« au cœur de la nuit». Orphée n'eût pu ne pas dévier, manquer au mouvement du détour, ne serait-ce que parce que la raison la plus pro­fonde de son entreprise n'avait jamais été de faire œuvre, fût-ce œuvre de mort, mais de regarder en face un certain point, celui où une femme en tant que morte (et peut-être même en tant que toujours déjà morte, en tant que morte depuis toujours) et la mort en tant que mourir, c'est-à-dire en tant qu'impossible, en tant qu'à la fois ce qui n'arrive jamais et ce qui ne cesse d'arriver, pointent en se dissimulant, autrement dit, se présentent apparemment sous une seule et même forme, pour ne pas dire comme une seule et même « chose » (l'apparence essentielle de cette figure relevant

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non seulement de ce qu'elle est essentiellement dissimulatrice mais aussi de l'essentielle superficialité des profondeurs vers lesquelles elle nous attire). Quoi que fasse le poète, il n'échappe pas au mouvement de la trahison : soit qu'il trahisse la vie, soit qu'il trahisse la mort. En se (re-)tournant vers Eurydice, Orphée trahit, en l'oubliant, si fugitivement soit-il, l'œuvre qu'il devait produire en plein jour, mettre au monde. Mais s'il ne s'était pas (re-hourné, précise le texte, il eût été infidèle à «la force sans mesure et sans prudence de son mouvement», autrement dit, il eût trahi cette impa­tience qui est l'intimité même de la patience et qui exigea qu'il voie Eury­dice, qu'ilia saisisse, tienne, possède, connaisse non pas simplement en tant que femme, morte ou vivante, mais en tant que point, autrement dit, en tant que le non-lieu, ou le lieu inlocalisable, invisible et radicalement inhos­pitalier ... du mourir.

L'œuvre/Le récit

Dans le sous-chapitre de L'espace littéraire intitulé« L'œuvre dit: com­mencement », on lit ceci :

« L'œuvre a en elle-même ( ... ) le principe qui fait d'elle la réciprocité en lutte de "l'être qui projette et de l'être qui retient", de ce qui l'entend et de ce qui la parle. Cette présence d'être est un événement. Cet événement n'arrive pas en dehors du temps, pas plus que l'œuvre serait seulement spirituelle, mais, par elle, arrive dans le temps un autre temps, et dans le monde des êtres qui existent et des choses qui subsistent arrive, comme présence, non pas un autre monde, mais l'autre de tout monde » (L'espace littéraire, p. 307). Et un peu plus loin dans le même sous-chapitre on rencontre les ré­

flexions suivantes : « L'histoire ne s'occupe pas de l'œuvre, mais fait de l'œuvre un objet

d'occupation. Et pourtant, l'œuvre est histoire, elle est un événement, l'événement même de l'histoire, et cela se produit parce que sa plus ferme prétention est de donner toute sa /oree au mot commencement. Malraux écrit : "L'œuvre parle un jour un langage qu'elle ne parlera plus jamais, celui de sa naissance." Mais il faut l'ajouter, ce qu'elle dit, ce n'est pas seulement ce qu'elle est au moment de naître, quand elle commence, mais elle dit toujours sous une lumière ou sous une autre : commence­ment ... L'œuvre dit ce mot, commencement, et ce qu'elle prétend don-

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ner à l'histoire, c'est l'initiative, la possibilité d'un point de départ. Mais elle-même ne commence pas. Elle est toujours antérieure à tout com­mencement, elle est toujours déjà finie... Elle est le point du jour qui précéderait le jour» (L'espace littéraire, p. 308-309). L'unité déchirée qu'est l'œuvre rassemble dans leur réciprocité antago­

nique « l'être qui projette » et « l'être qui retient », ce qui « l'entend » et ce qui « la parle ». Cette présence d'être - présence dont l'œuvre est le site divisé, voire conflictuel - est un événement, nous dit le texte de Blanchot. Un événement qui ne ressemble pourtant en rien aux « événements » tels qu'ils « arrivent » ou peuvent arriver d'ordinaire, puisque ce qui caractérise cet événement, c'est précisément le fait que lui-même n'arrive pas mais que néanmoins par lui (grâce à, à cause, à travers lui), n'arrivant pas, arrivent « dans le temps un autre temps » et dans le monde « non pas un autre monde, mais l'autre de tout monde ». L'événement permettrait donc que passent, se profilent et se profèrent dans l'ordre temporel un temps qui ne relève pourtant plus de cet ordre, et dans l'ordre mondain l'autre même de tout monde.

L'œuvre est un événement aussi, nous dit notre texte, en ce sens qu'elle est l'événement même de l'histoire, ce par quoi le commencement advient à l'histoire. Sans la << ferme prétention » de l'œuvre de « donner toute sa force » au mot commencement, sans son obstination dans la revendication de ce mot : commencement, aucune histoire ne pourrait prétendre à un point de départ, c'est-à-dire à avoir, à un moment donné, commencé véri­tablement. Mais il est évident que ce à partir de quoi commence toute possibilité d'histoire, toute histoire éventuelle ou effective, en l' occurence le point de départ, lui-même ne commence pas, ne peut prétendre à commen­cer, à avoir lui-même un« point de départ». n est plutôt antérieur à tout commencement, appartenant comme ille fait à cette multiplicité inconsis­tante, à cet en-deçà de tout être comme de tout non-être« en quoi rien ne s'accomplit » : « la profondeur du désœuvrement de l'être », région par essence nocturne mais qui ne s'oppose pas pour autant tout simplement à la région diurne, qui n'est pas pour autant tout simplement le contraire du jour. Car, il est le point du jour qui précéderait le jour.

L'écrivain - dans le cas où l'œuvre est œuvre d'écriture - comment se rapporte-t-il, doit-il se rapporter à ce point dans lequel s'origine l'œuvre mais dont elle ne procède toutefois pas; et, par conséquent, vers lequel, même en remontant pas à pas et soigneusement le cours de l'histoire de sa «création» ou de sa «production», elle ne pourra jamais converger

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comme vers sa source première ? En tant que « point mortel », nous ré­pond le passage que l'on se propose maintenant de tenter de lire. n se trouve dans le sous-chapitre de L'espace littéraire intitulé «Le besoin d'écrire » :

« Bien des ouvrages nous touchent - y écrit Blanchot - parce qu'on y voit encore l'empreinte de l'auteur qui s'en est éloigné trop hâtivement, dans l'impatience d'en finir, dans la crainte, s'il n'en finissait pas, de ne pouvoir revenir à l'air du jour. Dans ces œuvres, trop grandes, plus grandes que celui qui les porte, toujours se laisse pressentir le moment suprême, le point presque central où l'on sait que si l'auteur s'y maintient, il mou"a à la tâche. C'est à partir de ce point mortel que l'on voit les grands créateurs virils s'éloigner, mais lentement, presque paisiblement, et reve­nir d'une marche égale vers la surface que le tracé régulier et ferme du rayon permet ensuite d'arrondir selon les perfections de la sphère. Mais combien d'autres, à l'attirance irrésistible du centre, ne peuvent que s'arracher avec une violence sans harmonie, combien laissent derrière eux, cicatrices de blessures mal refermées, les traces de leurs fuites suc­cessives, de leurs retours inconsolés, de leur va-et-vient aberrant. Les plus sincères laissent ouvertement à l'abandon ce qu'ils ont eux-mêmes abandonné. D'autres cachent les ruines et cette dissimulation devient la seule vérité de leur livre. » Et le passage se poursuit :

« Le point central de l'œuvre est l'œuvre comme l'origine, celui que l'on ne peut atteindre, le seul pourtant qu'il vaille la peine d'atteindre.

Ce point est l'exigence souveraine, ce dont on ne peut s'approcher que par la réalisation de l'œuvre, mais dont seule aussi l'approche fait l' œu­vre. Qui ne se soucie que de brillantes réussites est pourtant à la recher­che de ce point où rien ne peut réussir. Et qui écrit par seul souci de la vérité, est déjà entré dans la zone d'attirance de ce point d'où le vrai est exclu. Certains, par on ne sait quelle chance ou malchance, en subissent la pression sous une forme presque pure : ils se sont comme approchés par hasard de cet instant et, où qu'ils aillent, quoi qu'ils fassent, il les retient. Exigence impérieuse et vide, qui s'exerce en tout temps et les attire hors du temps» (L'espace littéraire, p. 56-57). n y a une prolifération de points proprement sidérante (sinon sidérale)

dans ce passage. Commençons donc par celui que l'on avait évoqué pour introduire à la lecture de ce passage, à savoir le « point mortel » qui attire l'écrivain à, vers, dans l'œuvre qu'il doit porter- au monde.

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Ce point, notre texte le distingue dès ses premières lignes du « point central » dont il nous avait parlé auparavant et dont il sera encore question dans la suite du passage, en le qualifiant de «presque» central. Est-ce seulement sa non-coïncidence avec le, son léger ex-centrement par rapport au, centre qui différencie le point mortel du point central, qui fait que ces deux points n'en font pas, n'en feront jamais tout à fait un seul et même ? Ou est-ce plutôt le rapport à l'écrivain, ou au « créateur » pour reprendre le mot même du texte, qui spécifie le point mortel en même temps qu'il l'ex-centre légèrement ? En tout cas, le passage rapproche d'emblée « l' em­preinte » qu'aura laissée le créateur de ce que l'on pourrait appeler la mar­que du point mortel qui constitue en quelque sorte le centre ex -centré de l'œuvre à venir par le biais de la manière dont celui-ci s'en éloigne : puisque si, dans tous les cas, l'éloignement de ce point est la condition nécessaire (sinon suffisante) de la réalisation de l'œuvre, si c'est seulement en s'éloi­gnant du point mortel propre à l'œuvre qu'il a été appelé à réaliser, qu'il doit accomplir, que le créateur peut espérer venir à bout de sa tâche, le mode de cet éloignement, la forme de mouvement qu'il empruntera pour s'effectuer peut varier sensiblement, et déterminera selon le cas un rapport fondamentalement différent à la fois au point mortel et à l'œuvre dont, s'il n'en est pas proprement l'origine, il est tout de même très proche de l' ori­gine.

En est-ille double, ou l'ombre ? Le texte nous décrit quelques-uns de ces modes différents, quelques­

unes de ces formes de mouvement différentes par lesquelles peut s'opérer cet éloignement indispensable du point mortel conjointement avec les conséquences pour l'œuvre de chacune de ces dernières: il y a des écri­vains qui s'en éloignent hâtivement, dans l'impatience et dans la crainte, craignant de ne pas pouvoir en finir avec l'œuvre dont ils sont chargés, ou se sont chargés, de répondre, craignant surtout de ne plus pouvoir remon­ter à la surface - à l'air et à la lumière du jour- s'ils restent trop longtemps plongés dans les profondeurs obscures où l'œuvre prend naissance ; il y en a d'autres qui se voient contraints à s'arracher brusquement et intempesti­vement à l'attrait que ce point exerce sur eux, afin peut-être de se rendre encore possible l'attirance pour autre chose, quelque chose d'autre que ce point ; encore d'autres sont par rapport à ce point dans un rapport cyclique où alternent des phases de fuite et des phases de retour parfois interrom­pues par un mouvement plutôt erratique de «va-et-vient»; certains se rapportent ouvertement à ce point (ainsi qu'à l'œuvre que leur capacité à s'y

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maintenir eût peut-être rendu réalisable) comme à ce à quoi ils ont depuis longtemps, sinon depuis toujours, renoncé, autrement dit, comme à ce à quoi ils n'ont jamais eu, ou n'ont plus depuis un temps immémorial, la force de rester fidèles, d'autres encore s'y rapportent de la même manière mais secrètement, ce qui a pour conséquence que toute la vérité à laquelle peut prétendre leur œuvre réside, d'une part, dans leur défaillance origi­nelle au regard de la tâche à laquelle cette œuvre les avait convoqués, d'autre part, dans leur effort subséquent en vue à la fois de dissimuler cette défaillance, cet échec préalable, et de cacher les ruines qui sont tout ce qui a pu s'édifier à partir de leur rapport d'insuffisante persévérance auprès du point mortel spécifique à l'œuvre qu'ils avaient été sommés d'accomplir ; enfin, il y en a quelques-uns, que Blanchot désigne dans ce passage les «grands créateurs virils», qui savent apparemment s'y prendre vis-à-vis de ce point, quel mouvement emprunter à la fois pour s'en approcher et pour s'en éloigner : mouvement dont le texte nous dit que son caractère essentiel est la lenteur. Les « grands créateurs virils » s'avancent vers, et se retirent du point mortel qui les a attirés dans leur œuvre d'un pas lent, paisible, égal, mesuré, ce qui leur permet ultimement, en suivant le tracé régulier du rayon, d'arrondir la surface« selon les perfections de la sphère».

Comment décrire plus concrètement cette manière de se rapporter à ce point« presque central» qui enjoint aussi impérieusement, aussi impérati­vement la fidélité et la trahison, puisque « si l'auteur s'y maintient, il mourra à la tâche»? Je pense qu'il faut évoquer à cet égard un rapport de corps : soit le rapport du danseur au corps de l'autre danseur dans l'acte de danser ensemble, dans le faire-de-la-danse, soit le rapport de l'amant en tant que corps au corps de l'amante en tant que précisément point mortel : corps ponctuel, ex-centré, singulier, indépassable ... dans l'acte de s'aimer, dans le faire-l' amour.

Prenons d'abord le second exemple, attendu qu'il est (peut-être) le moins exceptionnel des deux.

On a vu déjà que la figure de la femme morte, ombre, en l'occurrence d'Eurydice morte, ombre, aux Enfers, coïncide à une certaine distance - à la distance de la mort précisément, à la distance qui coïncide - « à perte de vue » - avec sa propre mort, avec la « figure » d'un certain point. On a vu aussi que ce qu'Orphée voulait arracher aux Enfers, ramener au jour et regarder en face à la lumière de ce jour, ce n'était pas au fond tant Eury­dice en tant que femme qui, morte, c'est-à-dire ombre, aux Enfers, fût redevenue corps vivant une fois délivrée, soustraite au royaume de la mort

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et des ombres, qu'Eurydice pour autant qu'elle eût demeuré au monde et dans le jour ce point avec lequel morte, c'est-à-dire vue depuis une certaine distance, elle se laissait confondre, et qui réunit en lui la possibilité de la mort Oa mort en tant que possible) et l'impossibilité du mourir Oe mourir en tant qu'impossible). Si Orphée a échoué dans son projet de ramener Eurydice à la vie sous la forme de ce point, c'est-à-dire de la ramener à la surface du monde sous sa forme d'ombre, en tant qu'encore morte, tou­jours morte, dans la plénitude de sa mort, nous dit le texte, c'est parce que, nous dit-il également, et comme on l'a déjà vu, à un moment donné il se serait écarté de la forme de mouvement (qui fut, précisément, celle-là même de l'écart, du maintien rigoureux de l'écart) qui lui avait été en­jointe, la seule qui lui eût permis enfin de saisir, de tenir, posséder et connaître Eurydice sous sa forme de visage voilé et de corps scellé, autre­ment dit, sous sa forme de point (de) mort. De même que si certains esprits créateurs font défaut au rapport vers lequel les attire le point mortel de leur œuvre, c'est aussi en raison d'un manquement à la forme de mouvement requise, qui n'est plus celle du détour ou du détournement continus mais plutôt celle de la lenteur exquise. Par rapport au point mortel, il faut d'abord pouvoir se comporter en bon pythagoricien, c'est­à-dire pouvoir s'y rapporter, le prendre comme corps. Puis il faut pouvoir faire le pas de plus qui consiste à voir dans ce corps un corps de femme, corps qui exige surtout de la part de l'amant, de celui qui est dans l'ai­mance, une approche lente et paisible, posée et assurée, une approche qui prend tout son temps. Le créateur doit aller à la rencontre du « corps » du point mortel de son œuvre et ensuite s'en séparer, s'en éloigner comme l'amant qui est dans l'attirance du corps de l'amante doit la rechercher dans son corps à elle: en faisant une attention extrême à chaque pas, en s'inter­disant toute précipitation : de se presser, ou de s'empresser à aucun ins­tant, en écartant préalablement tout geste qui pourrait paraitre, être inter­prété comme injustifiablement abrupt, impatient, violent. Car, de même que c'est seulement en se rapportant ainsi au corps de la femme en tant qu'amante, ou aimant(e), que l'amant a le moindre espoir de pouvoir « atteindre», aussi instantanément soit-il, le corps aimant de la femme, de même c'est seulement en s'approchant et en s'éloignant ainsi du corps du point mortel de l'œuvre que l'esprit créateur arrive parfois à se tenir, à se maintenir dans ce point jusqu'à y mourir, jusqu'à en mourir, autrement dit, jusqu'à ce que l'impossible mourir rende sa ténacité plus tenable ...

Tournons-nous maintenant vers l'autre point qui figure dans le passage

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cité, celui dit «central», ici dégagé de son rapport (peut-être privilégié) avec l'œuvre mallarméenne. Que nous dit notre texte de ce point à cet endroit? D'abord, que pour autant qu'il est le point central de l'œuvre, il «est» l'œuvre (entendue, envisagée, prise, conçue, considérée) comme « origine », et en ce sens à la fois le point précisément ( « celui ») que l'on ne peut atteindre et le seul (point) que pourtant « il vaille la peine d' attein­dre ». Ensuite, qu'il est l'exigence souveraine : l'exigence d'accomplir l' œu­vre dont en même temps on ne peut s'approcher que par la réalisation de l'œuvre, et dont, par conséquent, l'approche « aussi » est l'accomplisse­ment. Enfin, que ce point, tout en étant ce à quoi est (peut-être nécessai­rement) à la recherche quiconque aspire à de brillantes réussites ; et tout en étant le centre d'une zone d'attirance qui sollicite et séduit spécialement ceux qui écrivent « par seul souci de la vérité », est peut -être en même temps la zone de l'exclusion la plus radicale du vrai comme tel, quelle que soit la forme sous laquelle celui-ci se «présente». Autrement dit, on est confronté à nouveau à ce point avec lequel on commence, malgré sa réti­veté à tout rapport, à entretenir néanmoins un certain rapport, à avoir une certaine familiarité, à savoir celui - à l'origine, d'origine mathématique, a-t-on soutenu- qui incarne mieux peut-être que tout autre« figure» de la pensée les oppositions, voire les contradictions les plus fondamentales et les plus indéracinables dont l'histoire de la pensée a été dès ses débuts grecs, et est encore aujourd'hui à notre avis, mue, déterminée, traversée, propulsée, tourmentée et que (comme on l'a déjà vu et comme on ne cessera de le constater) le point blanchotien intensifiera, multipliera jusqu'à l'éclatement du « contenant » même qui les contient, les rassemble toutes. Mais là encore on anticipe sur un « dé-nouement » toujours encore loin­tain.

v écrivain, l'écrire, l'écriture

Terminons notre examen de la configuration tripartite que l'on avait établie préalablement sur deux passages où l'écrivain et le sculpteur -l'écrire et le sculpter - l'écriture et la sculpture viendront graduellement converger vers le «nom», se nouer dans la «figure» de Giacometti, et que l'on considère parmi les plus beaux textes que Blanchot nous a livrés à ce sujet.

Commençons par celui où les deux« moments»: l'écrire, le sculpter, se

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laissent encore distinguer à l'intérieur du mouvement qui les feront confluer lentement, imperceptiblement vers ce que se mettra à désigner explicitement à partir d'un certain moment du texte le nom de Giacometti. Citons d'abord le passage en entier. Blanchot écrit :

« Ecrire ne consiste jamais à perfectionner le langage qui a cours, à le rendre plus pur. Ecrire commence seulement quand écrire est l'approche de ce point où rien ne se révèle, où au sein de la dissimulation, parler n'est encore que l'ombre de la parole, langage qui n'est encore que son image, langage imaginaire et de l'imaginaire, celui que personne ne parle, mur­mure de l'incessant et de l'interminable auquel il faut imposer silence si l'on veut, enfin, se faire entendre.

Quand nous regardons les sculptures de Giacometti, il y a un point d'où elles ne sont plus soumises aux fluctuations de l'apparence, ni au mouvement de la perspective. On les voit absolument : non plus réduites, mais soustraites à la réduction, irréductibles et, dans l'espace, maîtresses de l'espace par le pouvoir qu'elles ont d'y substituer la profondeur non maniable, non vivante, celle de l'imaginaire. Ce point, d'où nous les voyons irréductibles, nous met nous-mêmes à l'infini, est le point où ici coïncide avec nulle part. Ecrire, c'est trouver ce point. Personne n'écrit, qui n'a rendu le langage propre à maintenir ou à susciter contact avec ce point» (L'Espace littéraire, p. 48). Qu'est-ce ce point? Est-ce qu'on est encore - ou enfin - en mesure,

sinon de comprendre, tout au moins de pressentir la raison de sa nécessité, ou de commencer de pouvoir prendre la mesure, nécessairement démesu­rée, de celle-ci ? Le long « détour » préliminaire par l'histoire du concept que supporte le point depuis plusieurs millénaires, le lent parcours des divers points qu'exhibe l'espace littéraire blanchotien, nous ont-ils rendu enfin possible, ou du moins nous ont-il diminué un peu l'impossibilité dans laquelle on eût été autrement, ou dans laquelle l'on avait été auparavant, d'entamer la lecture du passage que l'on vient de citer et qui constitue en quelque sorte le point d'arrivée, la «fin» ou la «finalité» que s'était don­née au départ cette partie de notre étude ? Question à la limite superflue, puisque - que l'on soit ou non enfin en mesure de le lire véritablement, ce passage vers lequel s'achemine dès le début le chapitre de notre travail que ce texte résume - en tout cas il faut enfin maintenant l'aborder avec les ressources actuellement à notre disposition, qu'elles soient ou non suffisan­tes .... l'aborder en/in si l'on veut ensuite pouvoir passer à d'autres points

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blanchotiens, et notamment à ceux qui se trouvent en dehors de l'espace littéraire.

Commençons donc par ce qui y est dit de l'écrire, puisque Blanchot nous parle d'abord, dans ce passage que l'on a voulu ultime, du commen­cement par rapport à cela même qui s'appelle écrire. « Ecrire commence seulement - écrit-il - quand écrire est l'approche de ce point ... » De quel point, la suite va aussitôt le préciser davantage (si l'on peut encore parler de «précision» en tel cas), mais arrêtons-nous déjà un instant à ce mot d'« approche » qui figure dans la première partie de l'énoncé que l'on vient de reciter, mot que l'on a déjà rencontré à maintes reprises, et deman­dons-nous ce que nous apprend d'ores et déjà ce début de phrase sur l'acte, ou l'activité d'écrire. Au moins deux choses, pourrait-on répondre d'emblée, à savoir, d'une part, que puisque l'écrire ne commence, ne peut commencer effectivement qu'à une certaine condition, celle d'être approche, il peut aussi, apparemment, ne pas commencer, et, d'autre part, que para­doxalement la condition sine qua non du commencement éventuel de l'écrire est un mouvement (et non pas, par exemple, un point de départ : pour commencer, il faut donc avoir déjà commencé), et pas n'importe lequel, mais plus spécifiquement, le mouvement de l'approche, le mouvement vers - vers quoi ? On reprend ici la citation : vers ce point « où rien ne se révèle » : ou donc rien n'émerge, rien n'apparaît, ne se manifeste ni ne se dévoile, en un mot, où rien ne pointe, où «au sein de la dissimulation, parler n'est encore que l'ombre de la parole », autrement dit, où au plus profond de ce qui se donne ... à voir peut-être, mais surtout ici à entendre pour ce qu'il n'est pas, ou pour autre chose que ce qu'il est; parler demeure l'ombre de la parole, autrement dit, demeure quelque chose que le parler projette (mais sur quelle surface?) en avant, à côté ou en arrière de lui, un « double » ou un « simulacre » de lui-même que sans doute l'on peut confondre (et que l'on confond peut-être très souvent, sinon toujours) avec lui, de même que, de loin, si ce n'était pour le voile auquel on les reconnaît comme n'étant plus du royaume du monde, du jour et des vivants, on pourrait se méprendre sur le statut d'existence des ombres qui peuplent les Enfers en les prenant pour les personnes auxquelles elles « survivent » (qu'elles« représentent» aussi peut-être) ... et où le langage demeure image de lui-même, autrement dit, se confond avec son propre reflet : reflet de rien précisément: représentation sans présentation, reproduction sans ori­ginal, c'est-à-dire à la fois - nous dit notre texte - langage imaginaire et langage de l'imaginaire, autrement dit, langage qui, à l'intérieur de lui-

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même, se divise, se dédouble en deux aspects qui se reflètent l'un dans l'autre, chacun étant en même temps du ressort du domaine désigné, à savoir celui de l'imaginaire ( « langage imaginaire ») et étranger à ce do­maine pour autant qu'il est concurremment ce qui permet à celui-ci de s'exprimer, et notamment de s'exprimer au sujet de lui-même(« langage de l'imaginaire»), langage- précisera aussitôt la suite du texte- que personne ne parle (l'ombre de la parole ne pouvant parler ni n'étant de l'ordre de ce qui se laisse dire entre personnes, surtout ne pouvant en aucun cas servir de moyen de communication), langage qui n'en est même pas un, avec ses sons distincts, ses scansions codées et ses accents reconnaissables, mais qui est

plutôt «murmure» : «murmure de l'incessant et de l'interminable», au­trement dit, murmure de ce qui ne se laisse ni interrompre ni arrêter, de ce qui parle sans arrêt sans pourtant jamais rien dire, murmure de ce à quoi­conclut la première partie du passage- il faut imposer silence, de ce qu'il faut /aire taire « si l'on veut, enfin, se faire entendre ». Ecrire commence donc seulement quand écrire est l'approche de « ce point » - de ce point où règne non pas l'évidence, mais l'apparence, non pas le réel, mais l'ima­ginaire, où se donne à voir et à entendre non pas la personne, mais l' om­bre, où résonnent non pas la parole articulée et le langage discursif mais seulement le murmure monotone, indistinct et inlassable de personne, où donc apparemment aucune entente n'est possible, puisque pour se /aire entendre, il faudrait d'abord/aire tarir précisément la source inépuisable de ce murmure... source qui coïncide avec le « lieu » qu'est ce point, par essence dissimulateur, qu'il faudrait donc avoir effacé préalablement et en définitive pour qu'au lieu de l'écrire puisse advenir le parler révélateur ...

C'est alors, c'est-à-dire après avoir ainsi « déterminé » ce point, que le texte se met à nous parler d'un autre «point», qu'il met d'emblée en rapport cette fois-ci non pas avec l'acte ou l'activité d'écrire, mais avec la sculpture, et plus particulièrement, avec les sculptures d'un sculpteur parti­culier, à savoir Giacometti.

Cet « autre » point, c'est d'abord un point d'où, depuis lequel on peut regarder, depuis lequel se laissent regarder ces sculptures, point qui pourtant ne coïncide, ne se confond nullement avec aucun point de vue, et encore moins avec une perspective quelconque Oe texte nous dit explicitement que depuis ce point celles-ci « ne sont plus soumises ... au mouvement de la perspective»). En outre, ce point, à la différence du premier, dont l'écrire doit s'approcher afin de pouvoir commencer, au lieu de constituer en lui­même le cœur de la région de l'apparence dans laquelle il attire inélucta-

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blement, irrésistiblement celui qui écrit, cœur que le texte appelle ici « dis­simulation », doit plutôt affranchir des « fluctuations de l'apparence », soustrait ce que l'on regarde, en l'occurrence les sculptures de Giacometti, à l'ordre du relatif pour l'ordonner désormais à l'absolu. D'où l'impossibi­lité que ce point soit un point de vue, intrinsèquement et par définition toujours relatif, ainsi que partiel, variable et potentiellement multiple, alors que, affirme notre texte, depuis ce point « on les voit » - les sculptures de Giacometti-« absolument», qualificatif dont le sens sera immédiatement explicité en le rapportant aux deux paramètres suivants : la réductibilité et le pouvoir de l'imaginaire, puisque l'on nous expliquera ensuite que voir ces sculptures« absolument», depuis ce point privilégié, veut dire, d'une part, les voir i"éductibles ( « non plus réduites, mais soustraites à la réduction, irréductibles»), donc en quelque sorte les voir elles-mêmes sous la forme du point, auprès de quoi il n'y a rien de plus irréductible, d'autre part, les voir maîtresses de l'espace en raison du pouvoir singulier qu'elles détiennent et qui consiste à pouvoir substituer à la profondeur propre à notre espace ambiant, une autre profondeur:« non maniable, non vivante», nous dit le texte - et ajoutons-le en passant, non pro/onde aussi - « celle de l'imagi­naire». Si, vues depuis ce point, les sculptures de Giacometti sont « maî­tresses de l'espace », n'est-ce pas parce que vues de ce point elles maîtrisent l'immat"trisable, parce qu'en ce point elles s'arrogent, elles accèdent au pou­voir du maître absolu dont on sait depuis Hegel quel est le nom attitré ? Ou, pour évoquer à nouveau cette figure dont on a choisi de faire le « nœud » des trois figures de notre configuration tripartite, en ce point elles coïncident elles-mêmes avec ce point qu'aucune figure n'« incarne » mieux que celle d'Eurycide morte, ombre, aux Enfers et dont nous avons soutenu qu'il est le «lieu» (inlocalisable) où mort et mourir arrivent- exception­nellement - à arriver « en même temps ».

La « profondeur imaginaire » que recèlent et révèlent les sculptures de Giacometti, à condition de les regarder depuis ce point, n'est donc pas à considérer comme une « dimension » de l'espace dans lequel on vit et voit ordinairement, autrement dit, elle n'est pas en rapport avec l'apparence, fût-ce comme son« au-delà» .. Car, il faut bien comprendre que si ce point « d'où » nous les voyons irrédutibles « nous met nous-mêmes à l'infini», ce n'est pas pour cela qu'il se situe lui-même, ou qu'il nous situe, dans un au-delà. Car, dans cet espace extra-ordinaire, il n'y a point d'au-delà.

Lisons pour conclure le second passage auquel on avait fait allusion plus haut. n n'y est plus du tout question- apparemment- de l'écrire ou de la

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triade qu'il organise, mais plutôt, d'un côté, d'une autre «triade» qui se compose du sculpteur, de sculpter et de la sculpture, mais dont il n'est pas sûr qu'elle se laisse corréler terme à terme à la première, puisque son terme organisateur semblerait être, non pas le sculpter, mais plutôt la sculpture, et plus précisément, les sculptures de ... Giacometti, et de l'autre côté, d'un point, ici appelé « point unique » :

« La présence n'est présence qu'à distance, et cette distance est absolue, c'est-à-dire i"éductible, c'est-à-dire infinie. Le don de Giacometti, celui qu'il nous fait, est d'ouvrir dans l'espace du monde l'intervalle infini à partir duquel il y a présence - pour nous, mais comme sans nous. Oui, Giacometti nous donne cela, il nous attire invisiblement vers ce point, point unique, où la chose présente (l'objet plastique, la figure figurée)· se change en la pure présence, présence de l'Autre en son étrangeté, c'est­à-dire aussi bien radicale non-présence. Cette distance (le vide, dit Jac­ques Dupin) n'est en rien distincte de la présence à laquelle elle appar­tient, de même l'on pourrait dire que ce que Giacometti sculpte, c'est la Distance, nous la livrant et nous livrant à elle, distance mouvante et rigide, menaçante et accueillante, tolérante-intolérante, et telle qu'elle nous est donnée chaque fois pour toujours et chaque fois s'abîme en un instant : distance qui est la profondeur même de la présence, laquelle, étant toute manifeste, réduite à sa surface, semble sans intériorité, pour­tant inviolable, parce que identique à l'infini du Dehors» (L'amitié, p.248). Que pourrait-on dire « pour conclure » de ce texte, c'est-à-dire que

pourrait-on dire sans soulever trop de questions sans pertinence immédiate au thème développé ici? Sans se demander, par exemple - question énorme - ce que désigne le mot « présence » dans le texte que l'on vient de lire.

On pourrait faire remarquer, par exemple, qu'il s'agit ici à nouveau d'une certaine distance, sinon de la distance par excellence (pour autant que le mot apparaît une fois au moins dans le texte écrit avec un « d » majus­cule, et qu'il nous est dit à ce même endroit que « l'on pourrait dire que ce que Giacometti sculpte, c'est la distance, nous la livrant et nous livrant à elle »L

De quelle distance précisément, ou de la distance sous quel aspect, s'agi­rait-il ici «à nouveau» ? De la distance considérée - dirons-nous hardi­ment - à nouveau sous l'aspect de ce point que « figure » Eurydice morte, ombre, aux Enfers, et dont on a déjà soutenu à plusieurs reprises que

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lui-même« figure» à son tour le lieu où mort et mourir arrivent pour une fois à coïncider à la fois spatialement et temporellement. Notre texte dit : « La présence n'est présence qu'à distance » : que vue, entrevue, ressentie, pressentie, appréhendée de loin, ou plus exactement, à perte de vue - « et cette distance est absolue, c'est-à-dire i"éductible, c'est-à-dire infinie. » La distance qu'ouvrent « dans l'espace du monde », c'est-à-dire à la surface regagnée, à l'air et à la lumière resplendissants du jour retrouvés, les sculp­tures de Giacometti, s'ouvre à partir d'un point « où la chose présente ... se change en la pure présence », autrement dit, vient à la rencontre du regard, regard qui se veut toucher, toucher peut-être caressant, sous la forme de ce qu'elle est peut-être le plus essentiellement, à savoir: «présence de l'Autre en son étrangeté, c'est-à-dire. aussi bien radicale non-présence ». C'est­à-dire sous la forme de l'ombre, du nom dissimulé et dissimulateur, de l'image trompeuse et méconnaissable qui est tout ce par quoi celle qui n'est ni tout à fait morte ni plus du tout vivante, en l'occurrence Eurydice aux Enfers, se laisse encore « identifier ». A cette distance ponctuelle à tous les égards : pour autant qu'elle est absolue, irréductible et infinie, mais aussi, le texte nous le rappelle, pour autant qu'elle donne « forme, figure et réalité » au vide, se laisse un instant distinguer, discerner, c'est-à-dire inter­peller, reconnaître, peut-être aussi embrasser ... voûte du ciel réduite à, concentrée en un point noir, point noir qui se révèle aussitôt pointe aiguë, rentrant par les yeux pour transpercer aussitôt le cœur ... se laisse matériali­ser indistinctement, instantanément sous un nom im-propre et sous un voile qui ne laisse aucun trait du visage, aucun contour du corps transparaî­tre à travers lui, l'étrangeté par excellence, l'ultime non-présence avec la­quelle tous, à l'unique moment de mourir, à ce moment à la fois parfaite­ment anonyme et hautement singulier du mourir, qu'est le mourir, nous coïncidons absolument.

Distance ponctuelle à tous les égards, avons-nous dit, et par-dessus tout peut-être en ceci qu'elle s'avère, dans les dernières lignes du passage cité, homologue, sinon identique au point dont on est parti, celui qui a constitué le point de départ de notre travail, à savoir le point de conversion (rilkéenne, en l' occurence) par lequel le dedans et le dehors, mais aussi, et aussi essen­tiellement, la vie et la mort, passent imperceptiblement l'un à l'autre, l'un dans l'autre, effaçant du mouvement même du passage toute frontière, toute distinction entre les deux (qui ne le sont plus).

Point infini, point à l'infini à partir duquel se laisse construire, suivant les procédés de la géométrie projective, certaines surfaces, dont, par exem-

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ple, celle à laquelle on avait fait allusion au départ, et que certains ont surnommé« cross-cap». Remonté à cette surface, surface dont la profon­deur est entièrement superficielle, on pourrait peut-être enfin réaliser le faire-de-la-danse selon le mouvement détourné, à la fois lent et léger, pon­déré et frivole que requièrent l'approche et l'éloignement du point (de) mort que figure Eurydice morte, ombre, aux Enfers ; selon le mouvement audacieux, à la fois délibéré et spontané, soucieux et négligent que requiè­rent l'approche et l'éloignement du point mortel à partir duquel l'œuvre se sécrète par ex-centrements continus. Autrement dit, sur cette surface on pourrait peut-être enfin réaliser le pas de mourir, le pas du mourir non plus en tant que marche funèbre mais en tant que saut joyeusement exé­cuté à jamais :

«Mais n'ont-ils pas peur de dire, d'entendre qu'ils sont morts?» « Non, pourquoi aurions-nous peur ? C'est rassurant, au contraire. » « Cela prouve leur insouciance, leur frivolité sans limite. » « Mais c'est précisément cela, la mort, être léger.» (Le dernier homme, p. 119).

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