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  UN MATÉRIALISME PROBLÉMATIQUE  Jean-Michel Palmier Editions Léo Scheer | Lignes 2003/2 - n°11 pages 7 à 37  ISSN 0988-5226 ISBN 2914172850 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-lignes1-2003-2-page-7.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Palmier Jean-Michel,« Un matérialisme problématique », Lignes , 2003/2 n°11, p. 7-37. DOI : 10.3917/lignes1.011.0005 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Léo Scheer.  © Editions Léo Scheer. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.    D   o   c   u   m   e   n    t    t    é    l    é   c    h   a   r   g    é    d   e   p   u    i   s   w   w   w  .   c   a    i   r   n  .    i   n    f   o     -   -    8    2  .    2    3    9  .    7    4  .    1    3    6      1    5    /    0    4    /    2    0    1    5    1    1    h    2    0  .    ©    E    d    i    t    i   o   n   s    L    é   o    S   c    h   e   e   r m e é é g d s w c r n n o 8 2 7 1 1 0 2 1 © E o L S

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  • UN MATRIALISME PROBLMATIQUE

    Jean-Michel Palmier

    Editions Lo Scheer | Lignes

    2003/2 - n 11pages 7 37

    ISSN 0988-5226ISBN 2914172850

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-lignes1-2003-2-page-7.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Palmier Jean-Michel, Un matrialisme problmatique , Lignes, 2003/2 n 11, p. 7-37. DOI : 10.3917/lignes1.011.0005--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • JEAN-MICHEL PALMIER

    UN MATRIALISME PROBLMATIQUE

    [Ce texte est extrait de louvrage de synthse sur Walter Benjamin,intitul Walter Benjamin, le chiffonier, lange et le petit bossu que Jean-Michel Palmier avait en chantier depuis des annes et dont il achevait lamise au point jusquaux derniers jours avant sa disparition en juillet 1998.Ce texte indit est conserv dans ses archives, dposes, ainsi que sa bibliothque, lInstitut mmoires de ldition contemporaine (IMEC) en1999. Sources : Fonds Jean-Michel Palmier/IMEC. Hritiers Jean-Michel Palmier.]

    Sur quelques interprtations du rapportde Benjamin au matrialismeLa cohrence de la philosophie de lhistoire de Walter Benjamin avec

    son lien au marxisme, sa rfrence au matrialisme qui laisse spanouirune dimension thologique, romantique et messianique, proche de celleque lon peut trouver dans les crits de Franz Rosenzweig, a fait lobjetde discussions et de polmiques, et cela depuis les annes 60. La signi-fication rvolutionnaire quil attache lici et au maintenant, sacondamnation de la foi bate dans le progrs historique, la rfrencesimultane aux crits de Marx et la tradition juive fascinent autantquelles dconcertent. Quant ses thses de 1940 sur le Concept dhistoire o cette articulation du marxisme et du messianisme trouve saplus trange expression, elles ont suscit des interprtations souvent

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  • contradictoires. Si, aprs 1924, Benjamin affirma sans cesse son attache-ment au marxisme, ce fut au-del de toute orthodoxie. La difficult decerner, au niveau de la critique littraire, les articulations nouvelles quilimagine entre les concepts mtaphysico-thologiques et les conceptsmatrialistes resurgit dans sa philosophie de lhistoire o les lmentsromantiques, messianiques, matrialistes demeurent inextricablement lis.

    Une fois admise loriginalit peu prs unique de cette conceptiondu matrialisme que revendique Benjamin, sa rduction impossible auxschmas classiques du matrialisme dialectique y compris celui deBrecht , linterrogation sur la cohrence de cette articulation sanssynthse et sans fusion dlments matrialistes et thologiquesdemeure entire. Cest lexgte den expliciter les liens.

    Auto-illusion et unit subjective :le bilan des discussions avec ScholemLe doute le plus radical quant la possibilit dune telle articulation

    a t formul par Scholem tout au long de la correspondance quilchangea avec Benjamin, au cours des annes 1930-31. Il trouve sonexpression thorique dans les essais quil lui a consacrs. Soulignant lapermanence des lments thologiques dans presque tous les textes deBenjamin postrieurs son adhsion au matrialisme, jusque dans lamthodologie des Passages, il dnoncera toujours cette articulationcomme une auto-illusion permanente.

    Moment dramatique de leur relation, mise en crise de leur amiti etde leur symbiose intellectuelle, les premires professions de foi deBenjamin en faveur de la mthode matrialiste suscitrent chez Scholemincrdulit et consternation. Limage quil stait forge de Benjamin,celle dun critique littraire, dun philosophe du langage proche deHamann, cherchant sa voie dans lapprofondissement du judasme et duromantisme, partageant des convictions libertaires, sinon anarchistes,excluait radicalement la possibilit dune adhsion aux dogmes marxis-tes et un communisme radical . Sans prendre au srieux largumen-tation de Benjamin qui soulignait laspect heuristique, par rapport sa

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  • thorie de la connaissance, de lintroduction des concepts matrialistes,comme le fit Lukcs dans Histoire et conscience de classe, Scholem fut demble tent de rduire cette volution des facteurs psycho-biographiques et des influences 1. Son jugement nen est pas moinscatgorique : ladhsion au marxisme engendra dabord chez Benjaminune sorte de dissociation dides 2 qui prit la forme ensuite dune vritable schizophrnie intellectuelle, lorsquil seffora de fairecohabiter dans ses textes des perspectives inconciliables. Benjamin, ses yeux, sest efforc de passer artificiellement du mode de pensemtaphysique et thologique qui tait le sien un mode de pense mat-rialiste qui lui tait parfaitement tranger. Seuls certains textes commeltude sur le Trauerspiel et lessai sur Kafka chapprent miraculeuse-ment ce processus 3. Ce conflit entre les deux perspectives lui sembleavoir nuit gravement au dploiement de son uvre, do le sentimentque ladmiration que Benjamin vouait Brecht fut sur le plan thoriqueune vritable catastrophe.

    Cette vision de lvolution politique de Benjamin en termes de crises , d influences est videmment trop simple et ne tient aucuncompte des justifications quil en donnera y compris Scholem dans de nombreuses lettres. En dehors de considrations psycho-

    1. Scholem insistera successivement sur la solitude de Benjamin, le besoin de rallier une communaut , ft-ce la communaut apocalyptique de la rvolution . Il rendra respon-sables de cette volution les influences de Bloch, dAdorno, de Brecht et surtout dA. Lacisqui fut le catalyseur entre Benjamin et lexprience sovitique. Si Scholem rvisera plus tardson jugement expditif sur les thoriciens de lcole de Francfort et, encore plus tard, sonjugement sur Bloch, il demeurera toujours hostile Brecht et Lacis.2. Lvolution politique de Benjamin lui parat un processus presque morbide. Il est ques-tion de symptmes , de ddoublements , deffets ngatifs qui ne se rvleront quauterme de plusieurs annes. La tendance systmatique de Scholem psychologiser cettevolution culmine dans les notations trs ngatives qui voquent les relations de Benjamin A. Lucis.3. Scholem souligne que le Trauerspiel qui fut rdig une poque o Benjamin songeait adhrer au parti communiste ne fait appel aucune catgorie marxiste, que lessai sur Kafkase fonde essentiellement sur une perspective thologique, en dpit des discussions politiquesque Benjamin eut avec Brecht propos du Procs.

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  • biographiques, elle ne trouve chez Scholem aucune explication tho-rique. Nullement sensible aux passages, aux articulations que Benjamina mnags entre ses deux modes de pense, il reconnat seulement quilny avait, de sa part, aucune intention tactique, que cette volution tait,comme lattestent les lettres parfois dramatiques quils changrent,parfaitement sincre . cette sorte de juxtaposition, voire dimbri-cation 4 entre le mtaphysico-thologique et les rfrences au matria-lisme sajoute, remarque Scholem, limpossibilit de trancher les liensqui lunissaient aux fondements essentiels de son uvre, quil sagissede sa philosophie du langage marque par le judasme, de son attache-ment au romantisme et au messianisme. Do, selon Scholem, les incohrences nombreuses qui marquent les crits de Benjamin aprs1924, mme si elles leur confrent cet clat marqu de profondeur quiles diffrencie de manire impressionnante [] de la critique littrairematrialiste 5 .

    Face ces critiques argumentes et acerbes quant la cohrence desa vision thologique et matrialiste, les rponses de Benjamin demeu-rent ambigus. Il ne cessera de souligner le caractre heuristique de cette confrontation avec le matrialisme, de dcrire sa rencontre avecle communisme, daffirmer sa solidarit avec Brecht, comme une exprience , la possibilit dadhrer au parti comme un coup depouce du destin . En dpit des mises en demeure de sexpliquer, frquemment formules par Scholem ds 1926, il est clair que Benjamin,tout en soulignant sa distance davec le matrialisme vulgaire , cher-chera viter les affrontements, reconnaissant le caractre dsespr desa situation, avec la certitude que les deux perspectives contradictoiresqui marquaient ses crits se rejoignaient quelque part et ne sauraienttre en contradiction, quune dcision tait imminente.

    La rencontre personnelle quils eurent Paris, en 1927, ne dissipa pasle malaise. Conscient de lintense processus de fermentation que

    4. G. Scholem, Walter Benjamin, Histoire dune amiti, Paris, Calmann-Lvy, 1978, p. 145.5. Ibid.

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  • connaissait Benjamin, Scholem fut surtout sensible lclatement de savision du monde, la rupture de sa cohrence, un vritable tat de dissociation dialectique 6 . Dans plusieurs lettres notamment celledu 20 janvier 1930 il lexhortera encore clarifier sa position, choi-sir un terme de lalternative : thologie ou matrialisme, judasme oucommunisme. Dans sa rponse du 25 avril 1930, Benjamin temporiseraencore, dclarant devoir se garder de rpondre dfinitivement la question que contient la lettre. Il souligne quelle est insoluble dans les termes de lalternative o Scholem lenferme. Et il insiste sur lcheveau trs embrouill de sa vie, ses difficults personnelles, son norme provisoire , concluant que tout se resserre pour une dcisionqui ne se fera plus attendre longtemps 7 .

    En dpit de leur caractre dramatique, ces heurts avec Scholem crrent dans leur correspondance des tensions extrmement positives.Scholem nen demeurera pas moins pour autant convaincu que ladh-sion de Benjamin au matrialisme tait une menace permanente pour sarigueur intellectuelle. Cette discontinuit entre les textes ainsiLauteur comme producteur et lessai sur Kafka , les contradictions ausein dun mme crit tel lessai sur Karl Kraus , dabord peu visiblesen dehors des emprunts au vocabulaire de la dialectique matrialistedeviendront videntes dans les annes 30 si lon adhre linterprtationde Scholem. Il y voit laboutissement dinfluences, elles aussi contradic-toires, dAdorno, de Horkheimer dune part, dAsja Lacis et de Brechtde lautre 8. Ces rencontres qui suscitrent dabord chez Scholem

    6. Ce sentiment est dautant plus aigu quau moment mme o Benjamin affirmait sa soli-darit avec Brecht, il interrogeait Scholem sur la thorie des anges de la Kabbale, projetaittoujours dapprendre lhbreu et de venir en Palestine. Do limage dune tte de Janus queScholem discerne chez Benjamin, lune des faces tant tourne vers lui, lautre vers Brecht.7. Corr., t. II, pp. 34-35.8. Lapparition, chez Benjamin, de forts accents marxistes partir de 1929 est manifestementlie linfluence exerce sur lui par A. Lacis et par Brecht, cependant quune nouvelle percedans cette direction fut provoque plus tard par le contact avec Adorno et Horkheimer (Histoire dune amiti, op. cit., p. 183). Scholem estime que la situation fut encore aggrave

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  • rprobation et malaise sont lorigine de la radicalisation de la dimen-sion matrialiste dans son uvre. Une telle affirmation nest pas sansvrit, mais elle tend accrditer limage dun Benjamin passif Scholem insiste volontiers sur ses hsitations, ses inhibitions intrieu-res soumis en permanence des influences diamtralement opposesquil ne parviendrait pas surmonter. La difficult de concilier juste-ment les positions divergentes de Brecht et dAdorno lobligeait aucontraire se livrer en permanence un examen critique de leursapports respectifs. Les discussions thoriques quil mena avec eux ainsi celle avec Adorno propos du Baudelaire, avec Brecht surKafka montrent que Benjamin conserva toujours son indpendancede pense et ne sacrifia jamais la singularit de ses catgories.

    Les controverses que suscita entre Scholem et Benjamin la rdactionde ses essais sur Karl Kraus ou sur la reproduction ne feront queconforter Scholem dans sa certitude quil sagissait l dun vritabledvoiement de sa problmatique, dun reniement de ses penses les plusintimes, qui ne pouvaient que nuire son uvre. La face de Janus quil donnait la Russie des Soviets , il la drobait Scholem, aujudasme, au sol dans lequel senracinaient toutes ses intuitions 9. Endpit de son attirance pour les idaux rvolutionnaires, les catgories deBenjamin demeurent pour lessentiel celles dun mtaphysicien et lorsquil les dveloppe sa dialectique na rien de matrialiste. Il raisonneen thologien gar dans le monde profane, masquant sa pense et la traduisant dans un langage tranger qui est celui du matrialisme historique 10 . Linterprtation donne par Scholem de lvolution

    par la rencontre de Benjamin avec les mentors marxistes de Brecht , Karl Korsch et FritzSternberg. Scholem considrera toujours linfluence de Brecht comme nfaste et mme, certains gards, catastrophique pour les travaux des annes 30.9. La position dveloppe par Hannah Arendt nest, sur ce point, pas trs loigne de celle de Scholem. Elle qualifie Benjamin de marxiste le plus singulier jamais produit par ce mouvement (Vies politiques, Paris, Gallimard, 1974, p. 258) et limite son matrialisme un stimulus heuristico-thologique coup de son arrire-plan historique ou philosophique .10. Confrence de Scholem sur W. Benjamin, p. 42.

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  • politique de Benjamin, de son tournant matrialiste demeureraimmuable. Elle nest videmment pas satisfaisante. Mais que la coexis-tence dans ses derniers textes des deux dimensions, matrialiste et thologique, aux articulations plus suggres que thorises, demeureouverte est indniable.

    volution des positions dAdorno sur le rapportde Benjamin au matrialisme : un malentendu fcond ?Le rle et le mrite dAdorno, ami et interlocuteur privilgi de

    Benjamin, dans le sauvetage et la redcouverte de son uvre nest plus mentionner 11. Le dialogue qui les a unis sest poursuivi dans luvredAdorno, bien au-del de la mort de Benjamin. Ltude exhaustive dela complexit de leurs relations personnelles et thoriques reste entreprendre. Lclairage projet par Adorno sur les crits de Benjamina largement dtermin en Allemagne et en France leur rception.Reconnaissant immdiatement la profondeur des ides philosophiques luvre dans ltude sur le Trauerspiel, la plupart des essais deBenjamin, quil sagisse des exposs des Passages, de lcrit sur la repro-duction, de la premire version du Baudelaire, feront lobjet, de sa part,dune discussion serre. travers la diversit des critiques formules,leurs divergences les plus videntes clatent au niveau de leur concep-tion mme de la dialectique marxiste.

    Contrairement Scholem, Adorno ne nie nullement la pertinence de lorientation de Benjamin : il prend son matrialisme au srieuxet fut toujours conscient de lenrichissement que sa mthodologie si singulire pouvait apporter lanalyse marxiste des phnomnes socio-

    11. Comme lcrit Klaus Garber : Il a [] fait limpossible, dans les conditions les plus dfa-vorables de la restauration adenauerienne, pour redonner au monde littraire la vie et lu-vre de Benjamin . Adorno a non seulement rendu possible lexistence matrielle de lu-vre de Benjamin, mais lui a consacr les premires tudes rellement pntrantes. On lui doitaussi la parution en volume de Enfance berlinoise, les rditions de Sens unique et duTrauerspiel. diteur, avec Scholem, de la correspondance de Benjamin, il a fait prcderldition des textes de remarquables tudes.

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  • culturels. La lecture micrologique qui lui tait si personnelle navaitaucun quivalent dans la littrature marxiste. Adorno comme Benjaminpartageaient la mme insatisfaction lgard du matrialisme ortho-doxe, jug trop simpliste. Aussi, dans toutes les discussions critiquesmenes par Adorno propos des textes de Benjamin, sera-t-il amen combattre au moins sur trois fronts :

    Il reprochera Benjamin une dialectisation insuffisante des phno-mnes tudis, lincitant mettre plus radicalement en lumire les articulations et les mdiations (cf. lettre du 2 aot 1935). Ce reproche en contient en ralit deux autres, complmentaires. Adorno sinqui-te de lattachement de Benjamin la singularit du phnomne do limage dun monde domin par la magie, ensorcel, qui dfie toute lucidation thorique de sa difficult le subsumer une analyse complte de la socit (reproche constant propos des premiers essaissur Baudelaire). Par ailleurs, quand Benjamin tente une mise en rapport dun dtail culturel avec linfrastructure sociale, la mdiationlui semble insuffisante ou trop artificielle, pour tre pertinente. Aprsavoir contempl la socit dans un paysage enchant, Benjamin secroit devoir payer un tribut Plekhanov en sacrifiant des sch-mas matrialistes trop classiques. Do le hiatus quil dnonce danssa mthode.

    Adorno est tout fait conscient que loriginalit peu prs uniquede Benjamin rside dans son rapport la singularit de lobjet, sa capacit de lilluminer partir de sa sensibilit la plus personnelle, pour en faire lexpression dun univers social et historique, le support de cristallisations mtaphysiques quil inscrit dans la philosophie de lhistoire. Labsence de mdiation ou de dialectisation suffisante rava-lerait son travail au rang de Kulturkritik dinspiration simmelienne.Mais une adhsion sans distance des schmas marxistes trop grossiersen anantirait lesprit. Do la crainte permanente, et souvent injustifie,dAdorno de linfluence ngative que pouvait exercer la pense massive de Brecht sur ses analyses, quil sagisse de lessai sur la repro-duction ou des Passages.

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  • Adorno accordera toujours une grande importance lusage pro-fane que faisait Benjamin de concepts thologiques. Ces lmentsthologiques, constamment prsents dans sa philosophie du langageou sa philosophie de lhistoire, laissrent souvent Brecht perplexe,notamment dans les discussions sur laura ou sur Kafka. Scholem lesconsidrait, non sans raison, comme linspiration la plus intime deBenjamin. Loin de sy opposer ou de les critiquer, Adorno voyait dansleur dveloppement une radicalisation possible de la dialectique, laplus belle russite tant les Thses de 1940 sur le Concept dhistoire.

    Sans doute Benjamin, en abordant le XIXe sicle, ne pouvait-il se passer de lanalyse conomique, lapparition de la marchandise commephnomne industriel constituant lun des traits spcifiques de samodernit. Adorno accordait une relle importance aux intuitions thologiques que Benjamin avait choisi dinscrire au cur des Passages,mais il craignait lexpression trop mtaphorique donne aux catgoriesconomiques, parfois trop proches de faits de conscience, autant que lesmises en rapport abruptes du Baudelaire visant rattacher des contenuspragmatiques la structure sociale, sans passer par la mdiation. Tout enreconnaissant que limmersion de catgories mtaphysiques dans lasphre conomique conditionnait la richesse de lapproche tente parBenjamin, il ne pouvait se rsoudre considrer comme rellementmatrialiste la dmarche ainsi tente.

    Au-del de ses critiques souvent incisives, il fut le premier reconnatre la dimension originale du matrialisme de Benjamin : lattachement lopacit et la singularit de lobjet, jusque dans satexture la plus infime. Alors que la Kulturkritik se limitait souvent une sociologie assez gnrale de la connaissance, ou une rflexion critique sur la modernit, lacuit thorique de Benjamin rside danscette capacit dentrevoir lhistoire tout entire dans un dtail, desrbus ceux du chiffonnier et de les illuminer de manire insolite.Adorno valorisera toujours chez Benjamin ce rapport au dtail. Enmme temps, il craignait un certain envotement par le factuel, au

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  • dtriment de la dialectisation. Crainte qui npargna pas les Expossdu projet des Passages. Dans les changes pistolaires que suscitrentles textes de Benjamin, les reproches dAdorno sont tonnammentsemblables. lessai sur la reproduction fait dfaut le double effort deradicalisation thologique et matrialiste. Lanalyse demeure pour luitrop proche des schmas brechtiens. Le radicalisme de la pensemassive ne reprsentait nullement ses yeux le critre du vritablematrialisme. Labsence de dialectisation, qui sera encore plus dure-ment reproche propos du Baudelaire, lui apparaissait vidente dansla conception mme du dclin de laura, de lautonomie de luvre, durapport entre la technique et le progrs de la technique artistique. La rification de lart ne faisait pas non plus lobjet dune thorisationsuffisante. Et parmi les rsidus trs sublims de certains motifs brechtiens quil dcelait, figurait sans doute cette romantisation duproltariat, spectateur idal des films rvolutionnaires. Il estimait quele vritable matrialisme de Benjamin tait ailleurs que dans cesemprunts un discours trop classique, autre versant du mme manquede dialectisation. Aussi, dans sa lettre du 18 mars 1936 lui crivait-il : Ce que je rclamerais en somme serait un plus de dialectique. Dunct, une dialectisation radicale de luvre dart autonome, se transcendant par sa technologie propre en une uvre programme ; delautre, une dialectisation plus pousse encore de lart consommable,dans sa ngativit, que sans doute vous ne mconnaissez pas, mais quevous caractrisez laide de catgories relativement abstraites, commecelle du capital du film, sans la traquer jusque dans son fond dirra-tionalit immanente.12 Mais il ajoutait que les quelques phrases sur ladsintgration du proltariat en tant que masse par la rvolution comptent parmi les plus fortes et les plus profondes du point de vue dela thorie politique, [quil ait] rencontres depuis [sa] lecture de Ltatet la rvolution .

    12. Lettre de Th. W. Adorno W. Benjamin du 18 mars 1936, in Correspondance Adorno-Benjamin, Paris, La Fabrique, 2002, p. 188. (Dans ce texte, trad. de Jean-Michel Palmier).

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  • Sur le plan mthodologique, cette critique prolonge celle quil faisaitdj des Exposs des Passages. Elle annonce la radicalit de celle que suscitera lessai sur Baudelaire, expose dans la lettre du 10 novembre1938. Linsuffisance de la dialectisation qui accompagnait lanalyse desphnomnes culturels du XIXe sicle, avec loscillation permanente entrela fascination par la singularit de lobjet et des mises en rapport nonmdiatises de contenus pragmatiques, saccompagnaient pour Adornodun trop grand enracinement dans la sphre psychologique de catgo-ries juges essentielles le rve, la fantasmagorie, le ftichisme de lamarchandise au dtriment de leur immersion dans lconomie. L oBenjamin revendiquait le caractre matrialiste de sa thorie, Adornodnonait lhsitation entre une vision trop positiviste de lhistoire et la magie. Le verdict tait brutal : la mthodologie marxiste laquelle il semblait se contraindre lui tait finalement trangre et ses rfrencesau matrialisme historique devenaient incantatoires faute dtre dialec-tises par des mdiations solides. Elle napportait rien de positif sesanalyses ou au marxisme lui-mme.

    Adorno voluera peu dans son jugement. Mais la lecture des textesquil a consacrs Benjamin aprs sa mort montre que sil ne renierajamais ses critiques, il soulignera bien dautres aspects de son uvre,sans dvaloriser laspect thologique prsent dans son matrialisme.Dj le Zu Benjamins Gedchtnis, publi dans lAufbau en 1940 13, met-tait laccent sur la rhabilitation de sa philosophie, sa capacit de saisirle possible dans le rel , son enracinement dans la tradition juive quilavait amen chercher la vrit des objets profanes. Insistant sur latension qui marquait ses crits de jeunesse, entre lirralit du ds-espoir et lensemble des relations qui, du vivant, font un coupable ,Adorno caractrisait ltrange matrialisme de Benjamin avec des formules souvent admirables : regarder les objets de si prs quils appa-raissent comme trangers et, en tant que tels, lucider leur mystre. Lesthses sur le Concept dhistoire seront publies par lInstitut en 1942 et,

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    13. ber Walter Benjamin, op. cit., pp. 71-73.

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  • en 1950, Adorno esquissera un portrait encore plus nuanc deBenjamin, paru dans la Neue Rundschau 14.

    Sil naborde pas de front la question du rapport de Benjamin aumatrialisme, il montre le caractre unique de son rapport aux objets.Faisant du singulier, de lphmre, du contingent, linstrument de larigueur, il parvenait deviner lessence dans la configuration mtho-dique dlments loigns de toute signification 15 . Cet attachement lasingularit, qui devient chez lui l universel absolu est insparablepour Adorno dun certain rapport au concret. Rejetant les approchesontologiques et phnomnologiques, Benjamin tait loign de toute idologie du concret . Et Adorno met admirablement en lumire ce que rvle, sur le plan philosophique, son attention aux naturesmortes , aux choses ptrifies, cette vie fossilise quil tait capable de rveiller. Et lui qui reproche Benjamin son dfaut perma-nent de dialectisation, notamment propos du Baudelaire, insiste sur ladimension dialectique presque permanente de son uvre, qui ne faisaitquune avec la dimension critique.

    Se gardant bien de mettre au premier plan son rapport au marxisme,Adorno souligne ltranget de son rapport la thologie. Il ne nieaucunement que Benjamin ait dfendu un alexandrinisme rsolu, sattirant par l tous les ressentiments des fanatiques de loriginel 16 .Monde et langage taient pour lui la cration de Dieu. Mais il nest pasun lment du sacr qui ne soit, chez Benjamin, soumis la raisonmancipatrice. Il ne sest aucunement accroch des rsidus tholo-giques ni na rapport le monde profane un sens transcendant, la manire des socialistes religieux. Au contraire, cest seulement duneprofanation radicale, sans rserve, quil attendait une chance de salutpour lhritage thologique ainsi dilapid , note Adorno 17. Aussi nevoit-il aucune rupture dans son inspiration lorsque, lpoque de sa

    14. Th. W. Adorno, Prismes, Paris, Payot, 1986, p. 201.15. Op. cit., p. 202.16. Ibid, p. 207.17. Ibid.

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  • maturit , il souvre sans rserve, sans aucune restriction mentale, lathorie critique de la socit, sans pour autant renoncer aucune de sesimpulsions 18 . Cest partir de son style dexgse si particulier, sans lemodifier radicalement, que Benjamin sattachera dchiffrer les idolo-gies comme hiroglyphes de la socit bourgeoise et Adorno voquelaffirmation de Benjamin selon laquelle il devait mler sa pense le poison matrialiste , afin quelle survive. Do la rupture avec la solitude monadologique de sa pense, son affrontement avec le collectifet son risque dalination.

    Le matrialisme de Benjamin, au-del de toute rfrence au marxis-me, est, pour Adorno, dabord philosophique. Il repose sur une abolition du sujet, du culte du subjectivisme et de lintriorit, quilaisse advenir des processus objectifs , dont le sujet nest que le th-tre. La csure qui marque son uvre Adorno reconnat lexistence,peut-tre problmatique, dune priode thologique et dune priode matrialiste consiste en la dnonciation dun rapport aumythe considr jadis comme naturel. Adorno souligne que les cat-gories quil refusa dabord au niveau de linterprtation thologiquesont celles-l mme quil critiquera dans lidologie sociale. Au mythecorrespond le matre qui sy rige sans cesse en Dieu , la volont dlucider la structure de la socit bourgeoise, prisonnire de la gangue et de lopacit du rve, mme si sa mthode micrologique etfragmentaire na jamais totalement assimil lide de la mdiation uni-verselle qui institue la totalit, chez Hegel comme chez Marx 19 .Adorno montre clairement ce qui oppose le matrialisme de Benjaminau matrialisme classique : Interprter des phnomnes au point devue matrialiste signifiait, selon lui, moins les expliquer partir de latotalit sociale que les mettre en relation, de faon isole, avec des tendances matrielles et des luttes sociales. Il pensait ainsi chapper lalination et la rification, formes sous lesquelles lexamen du

    18. Ibid.19. Ibid, p. 208.

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  • capitalisme en tant que systme, risque dtre assimil son objet.20 Benjamin fut un exgte matrialiste en rpudiant les questions

    classiques de la philosophie, pour sen tenir au concret, au fragmentaire, linfime, afin de les soumettre sa critique. Sans doute place-t-il aucur de ses derniers dveloppements des concepts marxistes alina-tion, rification, ftichisme de la marchandise mais, plus proche de Hegel, et surtout du jeune Hegel, il craignait, jusque dans le matria-lisme, le retour de la positivit. Sans prendre au srieux son attirancepour le communisme, Adorno y voit la marque dune navet qui leconduisait parfois sympathiser avec des tendances politiques qui il le savait bien auraient ni ce qui lui tait essentiel, lexprience intel-lectuelle non rglemente 21 . Par l se trouve rapidement vince deluvre de Benjamin toute une radicalit quel que soit le jugementquon porte sur elle et surtout lide dune praxis rvolutionnaire 22.De mme, la gravit des conflits thoriques qui les opposrent est souvent considrablement attnue. Il souligne lorientation de plus en plus matrialiste de linvestigation de Benjamin, qui lamena sloigner du premier projet des Passages, comme ferie dialectique,pour laisser se dployer les catgories matrialistes permettant dluci-der la structure marchande du XIXe sicle.

    Lintroduction aux crits de Benjamin 23, rdige en 1955, loccasionde leur parution en anthologie souligne nouveau loriginalit de sonstyle de pense, sa marginalit par rapport la philosophie, le rle quy

    20. Ibid, p. 209.21. Ibid.22. Le sauvetage quAdorno reconnat comme essentiel chez Benjamin est rduit lexgse de ce qui est ptrifi. Le bonheur insparable chez Benjamin de la dlivrance ,dans la perspective de la philosophie de lhistoire, est ramen la conception de Proust et deKafka. Le thme des opprims est occult et le dpassement des antinomies que Benjaminattendait dune relle pratique politique est limit par Adorno un processus situ au niveaude la thorie de la connaissance. Tous les motifs brechtiens sont vincs de cette visiondu sens ultime de son uvre. Lutopie, en particulier, est rduite l utopie de la connais-sance .23. Reprise dans les Notes sur la littrature, Paris, Flammarion, 1984, pp. 397 et sq.

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  • joue lexprience individuelle des concepts des choses. Tous les thmesauxquels sest attach Benjamin sont des nuds de concret , un matriel historique et littraire . Ici encore, Adorno naborde aucu-nement de front le problme de son volution politique, postule uneaffinit profonde entre sa dmarche et celle de Hegel. Par l mme, cestlaffinit entre leurs dmarches qui se trouve souligne. La dimensionhistorique et politique qui marque incontestablement tous les thmes de Benjamin, rdigs au cours des annes 30, se trouve relativementdulcore dans linterprtation quil en propose. partir de ce qui unitla mthodologie du Trauerspiel celle des Passages, il souligne que lhistorique lui-mme, chez Benjamin, se met ressembler lanature 24 . La signification rvolutionnaire que Benjamin attache aux images dialectiques , lclatement du continuum de lhistoire, nestaucunement reprise par Adorno, qui rapproche la dialectique immo-bile de la mlancolie de Kierkegaard. De lengagement politique concret que revendiquait le Benjamin des annes 30, il nest rien dit 25 etAdorno estime que ce qui lattirait dans le matrialisme historique, ctait sans doute moins son contenu thorique que lespoir dun dis-cours autoris, garanti par le collectif 26 . Il ne voit dans son rapport aumarxisme quun malentendu fcond , explique, comme Scholem, sondsir dadhrer au parti communiste par la recherche dsespre dunecommunaut, le dsir de sassimiler ce qui lui tait le plus tranger.

    Pas plus que Scholem, Adorno ne semble accorder dimportance cequi conduisit Benjamin vers le matrialisme, concevoir un engagementconcret dans lhistoire. Sa solitude, sa tristesse, son got du paradoxe,

    24. Op. cit., p. 404.25. Adorno reconnat que dans ses dernires annes, sous leffet des injections de matria-lisme, Benjamin a voulu liminer llment de non-communication qui se manifeste danstoute son intransigeance dans ses premiers crits (op. cit., p. 408). Citant comme exemplelessai sur la reproduction, Adorno ne prend aucunement position sur sa dimension politique et mentionne seulement qu il sy cache aussi le programme du propre travail dcrivain de Benjamin (p. 409).26. Ibid.

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  • son absence de position fixe, pour celui qui a rompu avec sa classe, sont rendus responsables de cette orientation. Scholem la juge catastro-phique pour le dploiement de son uvre, puisquil en vint travestir ses intuitions thologiques et mtaphysiques les plus originales dans un vocabulaire demprunt. Adorno juge le malentendufinalement productif : il a donn ses derniers crits une beaut et unefragilit insolites, permis dbaucher des analyses dune infinie richesse.

    Thorisations des annes 60 : la critique des positionsdAdorno par la revue AlternativeCette prsentation nuance dAdorno suscita trs tt de vives

    polmiques 27 quant au jugement quil portait sur lappropriation parBenjamin des catgories du matrialisme dialectique et son rapport aumarxisme. Venues de milieux assez divers souvent de personnalitsproches de lextrme gauche allemande , ces critiques, qui trouvrentdans la revue berlinoise Alternative une premire tribune thorique,tentaient de forger une tout autre image de Benjamin, de son rapport aumarxisme, en exploitant certaines maladresses de ses premiers diteurs.Le bilan de ces discussions, souvent dun haut niveau si lon tient compte de la connaissance lacunaire que lon avait alors de ses crits, neconstitue plus aujourdhui quun chapitre de lhistoire de leur rception.Les arguments dvelopps, avec leurs limites, gardent un intrt : ilsmontrent a contrario les difficults dune interprtation univoque deson uvre.

    Adorno, sil reconnaissait chez Benjamin lvolution dune phasethologique vers une phase matrialiste, ne prenait gure au srieux sonintrt pour la praxis du communisme et critiquait lusage quil faisaitdes concepts emprunts au matrialisme dialectique. La plupart de ses exgtes sefforaient au contraire de montrer en lui un continuateurde la tradition marxiste dune exceptionnelle acuit, le rapprochant

    27. Cf. Christoph Hering, Der Intellektuelle als Revolutionr, Mnich, 1979 ; Klaus Garber,Rezeption und Rettung, Tbingen, Niemeyer, 1987.

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  • de Brecht et de Lukcs. Cette image ne prend tout son sens quen rfrence au contexte des annes 60. Dans une socit ptrifie deconformisme, domine par le consensus social, o le parti communistenexistait que comme pouvantail de la presse bourgeoise, une largefrange de lintelligentsia de gauche surtout universitaire et tudiante aspirait redonner lintellectuel un rle rvolutionnaire. Face aumonolithe reprsent par le marxisme officiel, aux idologies sociales-dmocrates conformistes et rformistes, Benjamin apparaissait commeun critique radical soucieux dunir la thorie et la praxis : cette exi-gence dissimulait peine une mise en question de ce qui tait considrcomme une lacune de la thorie critique 28 .

    Ainsi se dessinrent rapidement deux types dinterprtationscontradictoires de Benjamin. celle, propose par Adorno, qui faisaitpeu de cas de son engagement en faveur du communisme et jugeait ses rfrences au matrialisme dialectique quelque peu simplistes,sopposait la vision de lesthticien matrialiste dfendue par certains intellectuels radicaux qui reprochaient Adorno non seulement davoir, du vivant de Benjamin, censur ses textes, maisaussi manipul ses crits lors de leur dition, afin de dissimulerleurs oppositions, en liminant toute rfrence Brecht et uneconception rvolutionnaire et militante du marxisme. limage delhomme dchir entre les extrmes qui lhabitaient, se substituait celledun intellectuel bourgeois ayant radicalement volu, au terme

    28. Benjamin ntait pas seulement admir comme esthticien matrialiste mais comme intellectuel venu de la bourgeoisie qui seffora, la fin de sa vie, de rejoindre le prol-tariat rvolutionnaire . Son uvre tant considre comme une arme contre tous les rvi-sionnismes . On reprochait Adorno, en comparaison, son dsintrt pour larticulationentre la thorie critique et la praxis politique. Mettre laccent sur les dsaccords thoriquesentre Benjamin et Adorno devenait un moyen pour critiquer Adorno lui-mme en luireprochant davoir masqu le sens politique des divergences avec Benjamin. Lextrme gaucheallemande y voyait la prfiguration de sa propre remise en question des positions politiquesdu fondateur de la thorie critique . Aussi Peter Hamm pouvait-il crire dans lesFrankfurter Hefte (22, 1967, p. 355) que Benjamin, pour la jeune intelligentsia allemandeavait plus dimportance que nimporte quel penseur allemand des cinquante dernires annes .

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  • dun itinraire complexe, vers des positions complexes qui clipsaientles fondements thologiques de son uvre.

    La mythification politique des crits de Benjamin qui caractrisecette rception est vidente. la fascination quexerce le tragique de sa vie sajoutaient bien dautres symboles : celui de lintellectuelrvolutionnaire, en rupture avec sa classe, voulant redonner la tho-rie son pouvoir dintervention dans le rel, celui dun reprsentant de lintelligentsia judo-allemande victime du national-socialisme. Le mrite de la revue Alternative fut de tenter un premier bilan decette rception anti-adornienne 29. Sans prtendre retracer le dtail aujourdhui dun intrt limit de ces polmiques 30, un certainnombre darguments nont pas perdu de leur valeur quant la mise enquestion de la rconciliation thorique posthume des dfenseurs de la kritische Theorie et des positions politiques de Benjamin.

    Ds mars 1967, un article de Helmuth Heissenbttel, paru dans le Merkur 31, faisant suite aux souvenirs publis par Werner Kraft, reprochait, propos de la recension de la correspondance de Benjamin, ses diteurs den avoir sensiblement modifi limage 32. La critique laplus svre portait sur le silence dAdorno quant la composante marxiste-matrialiste de ses crits. Il mettait en doute cette vision

    29. Cf. les deux numros historiques consacrs Benjamin : 56/57, 1967 et 59/60, 1968.Pendant prs de vingt ans, cette revue demeura lun des organes thoriques les plus intres-sants de lextrme gauche allemande. Ne de la fusion, en 1958, de deux autres revues,Lyrische Bltter et Visum, Alternative largit son horizon dabord uniquement littrairepour devenir en 1964 une Zeitschrift fr Literatur und Diskussion. partir de matriauxemprunts Brecht, Lukcs, Eisler, Benjamin, et en rfrence aux discussions qui mar-qurent la gauche de Weimar, la revue tenta dinaugurer une rflexion pluridisciplinaire etpolitique sur la thorie marxiste de lesthtique.30. On en trouvera un expos nuanc dans larticle de Pierre Missac, Du nouveau surWalter Benjamin , in Critique, aot-sept. 1969, n 267-268. Cf. aussi C. Hering, op. cit., pp. 14 et sq.31. Vom Zeugnis des Fortlebens in Briefen (3/1967).32. Il voquait la technique de la retouche et rappelait que dans ldition de 1955, le nomde Brecht napparaissait quune seule fois, quAdorno semblait tenir pour insignifiante lad-hsion de Benjamin au matrialisme dialectique.

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  • relativement monolithique de Benjamin, ne tenant aucun compte de sonvolution politique et des divergences avec Adorno. En confrontantBenjamin la philosophie traditionnelle, celui-ci, selon Heissenbttel,occultait compltement la signification politique du matrialisme quimarquait ses derniers crits.

    Ces arguments furent repris en 1967 et 1968, avec plus dampleur, parles collaborateurs dAlternative qui proposaient une rvision critique du portrait esquiss par Adorno. Lui reprochant des coupures souventinjustifies dans ses textes dits, les exigences de modifications imposesde son vivant, ils y voyaient leffet dune censure exerce lgard de ladimension matrialiste de son uvre. Ils tentaient par ailleurs une actua-lisation politique de ses thses sur le Concept dhistoire 33. Lintentionprte ceux que lon nommait alors les francfortois (Adorno etTiedemann) de modifier sciemment limage de Benjamin en passant soussilence ses conflits avec lInstitut et ses divergences politiques avecAdorno, au prix dune dulcoration de ses textes tait videmmentoutrancire. Mais avec certaines maladresses commises par les diteurs reconstruction arbitraire dune lettre de Benjamin qui en falsifiait lesens, ignorance dlibre de A. Lacis et de Brecht, de son rapport aucommunisme, limination des rfrences au marxisme , le doute taitjet sur la probit des diteurs 34. En sappuyant sur un nombre limit detextes lessai sur la reproduction, Lauteur comme producteur, la

    33. Ldition intgrale des textes de Benjamin nexiste pas encore, la situation tait dautantplus embrouille quaux crits publis par Adorno ainsi la seconde version de lessai surBaudelaire , ils opposaient la premire version, conserve aux archives de Postdam. Il enallait de mme pour lessai sur la reproduction. Alors que R. Tiedemann affirmait queBenjamin lui-mme, la suite des critiques dAdorno, avait renonc la premire versiondu Baudelaire, les rdacteurs dAlternative dnonaient un mcanisme dautocensure. Cf. len 56/57 qui contient une intressante interview de Rosemarie Heise par Hildegard Brenner propos du fonds darchives conserv en R.D.A. Il y est fait tat de lettres R. Bloch, B. Brecht, M. Steffin, A. Lacis.34. Largument selon lequel les textes omis ainsi lessai sur Fuchs, la premire version duBaudelaire taient considrs par Benjamin comme dpasss tait naturellement peucrdible.

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  • premire version du Baudelaire , les Berlinois tentaient de montrerque, contrairement linterprtation dAdorno :

    Il tait impossible de considrer luvre de Benjamin comme unensemble fig fond sur des intuitions thologiques et mtaphysiques,auxquelles il aurait donn, maladroitement, par la suite des vtementsmatrialistes. Le tournant de 1924 marquait une csure dans sonuvre, labandon des positions thologiques initiales au profit du mat-rialisme dialectique.

    Cette volution de Benjamin constituait une critique de ses positionsantrieures. Tout son effort thorique, comme le montrent lessai sur la reproduction, les Exposs des Passages, la premire version du Baudelaire, Lauteur comme producteur, visait construire une esthtique matrialiste . travers son amiti avec Brecht et A. Lacis,la monte du fascisme, la crise de la bourgeoisie, Benjamin avait acquisune conscience de classe qui en faisait un intellectuel rvolutionnaire dsireux darticuler la thorie et la praxis.

    Ce nest que lorsque la Frankfurter Rundschau rendit compte de cespolmiques que lditeur de Benjamin S. Unseld, Th. Adorno et R. Tiedemann ragirent aux critiques dAlternative 35. Ces polmiqueseurent comme consquence dacclrer la publication des crits deBenjamin 36 et de leur donner une audience insolite. Les commentairesrdigs par R. Tiedemann qui accompagnaient les nouveaux textes rallumrent les polmiques. La premire version de lessai surBaudelaire il sagit en fait de deux textes tout fait diffrents auraitt rejete par Benjamin qui, dans la seconde , grce aux critiques etaux conseils dAdorno, serait parvenu une formulation plus satisfai-sante de ses intuitions. Alors que la premire version ne dpassait pas le

    35. Cf. Frankfurter Rundschau, 29/1/1968, In sachen Benjamin, 7/2/1968, Das Argument,1/2/1968. Un article de H. Arendt contre Adorno parut dans le Merkur (1/5/1968). Elle ysimplifiait largement le rapport de Benjamin lInstitut.36. La Neue Rundschau publia en 1967 la partie centrale du Paris du Second empire chezBaudelaire, le deuxime chapitre La Modernit parut dans Das Argument en 1968. La version complte ne sera publie quen 1969.

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  • niveau de la sociologie de lart traditionnelle, ngligeait les faits pure-ment esthtiques, la seconde aurait constitu une vritable rvolutioncopernicienne , interprtation peu convaincante qui dchana la colrede Hannah Arendt 37. Le numro dAlternative de juin 1968 (59/60)rpondait aux mises au point des Francfortois et apportait auxdbats de nouveaux lments : une tude matrialiste du projet desPassages, rdige par H. Brenner, soulignant les rapports entre les analyses de Benjamin, celles de Marx et de Lukcs. Dfendant Benjamincontre les critiques dAdorno formules dans sa lettre du 2 aot 1935,elle les jugeait non fondes quant au dfaut de dialectisation et au carac-tre idaliste de ses mises en rapport. partir des deux crits surBaudelaire, des diffrentes versions de lessai sur la reproduction, ellemettait en question sa dpendance financire et thorique lgard delInstitut de Francfort. Malheureusement, ces polmiques entreAdorno/Tiedemann et les radicaux berlinois natteignent pas, depart et dautre, le niveau que lon pouvait esprer. laccusation demanipulation des Berlinois ne rpondit que celle de mauvaise foi et d ignorance des Francfortois 38.

    Cette polmique demeure emblmatique de la complexit de larception de Benjamin et de la difficult de prciser son rapport au

    37. Peu suspecte de sympathie pour le radicalisme politique des Berlinois , son hos-tilit lgard dAdorno remontait lpoque de la rpublique de Weimar. Agace par la relecture de Tiedemann, elle reprochait (Merkur, XXII/238, 1968) Adorno vivant quinen a vraiment pas besoin de se faire distributeur dloges au dtriment dun mort quilavait dj vaincu lorsquil tait en vie . Elle soulignait les oppositions de style danalyseentre Adorno et Benjamin, renforait indirectement la position des Berlinois en insistantsur le caractre radical de la critique que Benjamin admirait dans le marxisme.38. Lagressivit et la maladresse lemporteront dsormais sur largumentation thorique.Adorno soulignait que si sa volont avait t de censurer les textes de Benjamin, il aurait putout aussi bien les dissimuler. Il ne donnait aucune explication sur les remaniements exigspar Horkheimer propos de lessai sur la reproduction, les coupures pratiques dans lessai Thories du fascisme allemand . Adorno rpondit seulement que Benjamin, vue la R.D.A., ncrira plus les mmes phrases. Il rduisait les attaques dAlternative unevolont de publicit et dintrt daffaires .

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  • matrialisme. Nul ne saurait reprendre aujourdhui les argumentsdAlternative sans mauvaise foi. La publication des uvres compltesde Benjamin, des diffrentes versions de ses textes, la possibilit densuivre le droulement, montrent le caractre lacunaire de la vision queles Berlinois avaient. Mais les questions thoriques qui mergent aucours de ces dbats attestent de la difficult dlucider cette articulationde la dimension thorique et matrialiste. Et sur ce point, les positionsdes rdacteurs dAlternative et dAdorno se rejoignent nanmoinsdans certaines simplifications. Adorno reconnat lexistence dune priode thologique chez Benjamin. En fait, comme le montrent saphilosophie du langage, les notes des Passages, rien nindique queBenjamin ait, le moins du monde, renonc ses intuitions tholo-giques. Elles demeurent sous-jacentes, mme sil sy ajoute denouvelles questions. Les exgtes berlinois voyaient dans le dveloppe-ment matrialiste de luvre de Benjamin, la critique de ses positionsantrieures et lloignement de ses intuitions thologiques initiales. Lalecture des derniers crits de Benjamin montre quelles culminent dansles thses de 1940. Son essai sur Kafka, contemporain des textes les plus matrialistes , est conu partir de catgories purement tholo-giques. Les analyses matrialistes des textes de Benjamin srigenten fait sur lignorance des transformations de ses catgories : limage-dialectique nest pas le rejet de lallgorie, mais sa reformulation, larfrence au messianisme demeure constante. L esthtique matria-liste de Benjamin, qui permettait les rapprochements avec Brecht etLukcs, nest reste qu ltat de fragments et de projet. Le postulatdune identit de leurs visions de lesthtique nest dailleurs pas justifi.Si, rtrospectivement, la prsentation nuance dAdorno semble assezproche de la ralit de luvre de Benjamin, la dimension politiquequi marque ses derniers crits, sa conception de lintellectuel rvolu-tionnaire en temps de crise , la signification quavaient pour lui lemarxisme et le communisme, sont presque passes sous silence. Quantau reproche adress Adorno deffectuer une reconstruction de laposition de Benjamin partir de la sienne, il nest pas sans

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  • fondement 39. Il nen demeure pas moins que les tentatives dintgrerluvre de Benjamin la tradition du matrialisme dialectique nontabouti qu un affadissement peu prs complet de sa problmatique 40.

    Reconnaissance et valorisation de la dimension romantiqueet thologique au sein du matrialisme ct des innombrables et souvent remarquables travaux qua

    suscits luvre de Benjamin depuis sa redcouverte dans les annes60 41, il convient daccorder une place particulire ceux qui ont tentune approche diamtralement oppose celle que proposaitAlternative : considrer les lments thologiques constamment prsents dans son uvre non comme des rsidus de sa priodemtaphysique mais comme le fil conducteur de sa pense, jusque dansses dveloppements les plus matrialistes. Au-del de limage fige desa relation contradictoire avec Scholem et Brecht prennent place biendautres figures, auxquelles lunissaient des liens complexes, dont celle

    39. Les exemples que lon pourrait en donner sont nombreux. On retrouve dans les critsconsacrs Benjamin ses thmes dvelopps dans la Dialectique ngative. Linsistance sur laparent de Benjamin et de Hegel (quil connaissait peu) permet de le rapprocher de laKritische Theorie. Les critiques svres quil fit de ses textes sont voques de manire allu-sive, pas un mot nest dit sur lorientation politique de Benjamin, seulement qualifie de nave ou rduite au dsir de Benjamin de sincorporer ce qui lui tait le plus tranger. Lesderniers crits de Benjamin sont rduits une critique de lidologie sans mention de la praxis quil envisageait. Pas un mot nest crit sur le caractre rvolutionnaire quilreconnaissait au cinma, linfluence de Brecht qui fit entre eux lobjet de discussions trsvives est pratiquement ignore, tout comme les thses quil lui emprunte (rfrence au pro-ltariat, la praxis, au changement de mode de production).40. On notera sur ce point le peu dinterprtations strictement marxistes de Benjamintentes en R.D.A., bien que certains de ses textes aient t publis trs tt anthologie deGerhard Seidel (Reclam, 1970), Le Paris du second Empire chez Baudelaire (Aufbau, 1971),Allemands (Kiepenheuer, 1979). Lanthologie publie par Sebastian Kleinschmidt (Reclam,1984) ne comprend quune prudente Editorische Nachbemerkung de deux pages, accom-pagnant 450 pages dextraits assez htroclites. Il mentionne seulement la persistance dl-ments thologiques au sein de sa conception du marxisme.41. Ainsi ltude de Winfried Menningshaus : Walter Benjamin, Theorie der Sprachmagie,Suhrkamp, 1980.

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  • de Franz Rosenzweig. En tentant une dduction de ses catgories historiques partir de lhorizon thologique, il est possible de mettreen lumire limportance de la dimension romantique, anarchiste etmessianique qui parcourt son uvre. Loin de choisir entre lune et lautre extrmit de l arc que constitue sa problmatique, au-delde lalternative impossible que formulait Scholem, ces interprtationsmettent en lumire lvolution de sa pense et le caractre circulaire desa dmarche. Si Benjamin a voulu, comme le dit Adorno, scularisersa thologie pour la sauver ce nest qu partir du messianisme quelhistoire est concevable. Cette circularit, vidente dans les thses de1940, est dj prsente dans ses textes de jeunesse, rdigs lpoquede son insertion dans le mouvement de la rforme scolaire lorsque, sinterrogeant sur la vie des tudiants , il mettait en rapport la philosophie de lhistoire avec limage du Royaume de Dieu et lesmouvements millnaristes 42.

    42. Si on ne saurait nier lvolution qua apporte dans la pense de Benjamin le tournant matrialiste de 1924, son attachement aux catgories thologiques essentiellesest une constante de son uvre. Non seulement ses textes de jeunesse, ses rflexions sur le romantisme refusent de dissocier religion et philosophie de lhistoire, mais lerreur dAdorno qui croyait le Fragment thologico-politique contemporain des thses de 1940, alors quil fut rdig au dbut des annes 20, est loquente. Ce lienindissociable du thologique et du politique a t le prtexte dinnombrables rapproche-ments entre Benjamin et Carl Schmitt. Il sagit dun contresens peu prs radical. Carl Schmitt considre les concepts politiques comme des concepts thologiques sculariss, la souverainet de ltat moderne tant le succdan au pouvoir divin.Benjamin maintiendra toujours la sparation du monde sacr et du monde profane. Lesdeux ordres ne sont pas de mme nature et ses crits excluent toute ide de thocratie ou de socialisme religieux . Ce qui le distingue, dans son volution mme, dun grandnombre dintellectuels juifs de sa gnration, issus dAllemagne ou dEurope centrale, cestle refus de confondre lavnement de lre messianique avec un systme politique et lapraxis politique ne sera jamais pour lui un moyen de la raliser. Le politique et lethologique sont deux voies spares, mme si dans chaque instant se rencontrent des lments sacrs et des lments profanes, le temps humain demeurant vide, sans rfrenceau temps messianique. Benjamin affirme seulement que les deux voies que reprsententle politique et le thologique ne sauraient, si elles sont justes, se contredire, mais serejoignent quelque part, linfini, mme si cette union demeure invisible. Les deux visagesde la tte de Janus ne se regarderont jamais en face, les deux extrmits de larc sontopposes ; ils ne feront pourtant quun seul corps. La rconciliation du thologique et du

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  • En faisant du thme goethen des affinits lectives le schmainterprtatif central de son essai Rdemption et utopie 43, Michal Lwya pu montrer ce qui unissait Benjamin toute une constellation de philosophes et dcrivains dorigine juive, issus dAllemagne etdEurope centrale, marqus par les mmes thmes religieux libertairesau long des annes 20-30. Aucune uvre singulire ne livre lintgralitde leur vision. Chacune srige sur des articulations particulires. Cesthmes religieux, messianiques, utopiques, libertaires ou anarchistes nen sont pas moins prsents chez M. Buber, G. Scholem, G. Landauer,W. Benjamin, E. Bloch, F. Rosenzweig et F. Kafka. Quils aient assumdouloureusement leur identit judo-allemande ou refus lun des ter-mes (lAllemagne, chez Scholem, le judasme, chez Lukcs), leur pensenen porte pas moins le sceau de cette double identit.

    En rvolte contre le prosasme bourgeois, lassimilation prne parles pres, ils ont puis leur inspiration dans la mystique juive (Scholem,Benjamin) ou chrtienne (Landauer, Bloch). Leurs idaux politiquesallaient du communisme le plus orthodoxe lanarchisme, en passantpar toutes les variantes des socialismes messianiques ou libertaires. Mais leur conception du politique demeurera insparable dun certainnombre de catgories thologiques ou mystiques, parfois plus ou moinsscularises, telles que lide de rdemption et de messianisme, de restitution de lharmonie perdue, dapocalypse et de fin de lhistoire.

    Lintrt de lapproche que tente Michal Lwy rside dans la souplesse de ses analyses. La vision thologique et politique quil met en vidence chez ces auteurs ne prend forme que lorsquon fait dfilerles portraits souvent douloureux de ces vaincus de lhistoire .Laboutissement thorique de luvre, chaque fois, nest jamais impu-table au seul lment thologique ou politique, mais aux multiples combinaisons des deux. Cette coexistence, avoue ou latente, de thmes

    politique nest pensable quen termes de philosophie de lhistoire qui accorde au messia-nique la place dune catgorie centrale. En lui se rencontrent lphmre et lternit. Il sagit non doppositions mais de hirarchies de sens.43. M. Lwy, Rdemption et utopie. Le judasme libertaire en Europe centrale, P.U.F., 1988.

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  • thologiques et politiques, troitement imbriqus, donne ces uvresun profil singulier. Reprenant le thme baudelairien et benjaminien de correspondances , Michal Lwy montre linterpntration rciproque de ces deux perspectives qui ont souvent conduit vers unenouvelle conception de la philosophie de lhistoire et de la temporalit,en rupture avec les idologies du progrs. Champs de tensions et decontradictions, ces uvres, loin de noffrir que des assemblages dl-ments disparates, ont rendu possibles des constructions thologiques,politiques, mtaphysiques, voire littraires dune surprenante richesse.

    Laffirmation d affinits lectives entre le messianisme juif et lesutopies libertaires du XXe sicle na rien de paradoxal. Elles ne se rdui-sent pas une scularisation dlments religieux, une confusion entrelordre du sacr et celui du profane. Prolongeant les intuitions de MaxWeber sur le caractre rvolutionnaire du judasme antique, M. Lwysouligne la prsence dune dimension anarchiste dans la Bible mme quifait apparatre le monde comme ni ternel ni immuable, mais commeun produit historique destin tre remplac par un ordre divin 44 .Toute ralit inique est appele disparatre. Au-del de la participationmassive dintellectuels juifs aux mouvements rvolutionnaires (K. Eisner, G. Landauer, E. Levin, E. Toller, G. Lukcs) que lonsonge seulement la Rpublique des Conseils de Bavire ou laCommune de Budapest , il est possible, selon Michal Lwy, de mon-trer un lien privilgi entre le messianisme juif et une certaine traditionrvolutionnaire, si lon est sensible la rapsodie des thmes utopiques,messianiques et apocalyptiques, vritable isomorphisme spirituel,qui ont uni la tradition religieuse et certains mouvements politiques.Dans cette perspective, Benjamin apparatrait alors comme se situant au cur de ce rseau complexe de conflits et de tensions, dutopies etdangoisses qui marqurent lintelligentsia juive allemande. Sa philoso-phie de lhistoire, dans sa singularit, peut tre considre comme lex-pression de celle des principaux penseurs de sa gnration. Refusant lui

    44. Op. cit., p. 22.

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  • aussi toute priodisation de luvre de Benjamin, M. Lwy insistesur la permanence des catgories thologiques, des thmes romantiqueset messianiques qui marquent aussi bien ses crits de jeunesse que lesthses de 1940. Celui qui les rdige nest pas fondamentalement diff-rent de ladmirateur de F. von Baader et de Schlegel qui associait la rali-sation du Royaume de Dieu avec le dbut de lhistoire moderne 45. La surdtermination des textes de Benjamin, avec leur bipolarit tho-logique et matrialiste, ne permet pas dattribuer une seule de cesdimensions la signification dun thme. La critique des idologies duprogrs, de la conception linaire de lhistoire, sans heurt et sans ruptu-re, peut tre interprte comme la critique marxiste rvolutionnaire dun certain attentisme propre la social-dmocratie. On peut y voiraussi laboutissement de la position thologique qui, au nom du messia-nisme, distingue le temps sacr du temps profane, refuse de limiter letemps humain au temps homogne et vide, et inscrit en son cur lapo-calypse. Cest la mme surdtermination qui permettra Benjamin,dans les thses de 1940, dvoquer en mme temps, la rvolution proltarienne et la venue du Messie. La dimension anarchiste presqueconstamment prsente lui permit dintgrer sa vision du monde le bolchevisme sans rupture, tout comme les intuitions de Lukcs dansHistoire et conscience de classe permettaient le dpassement des aporieskantiennes et no-kantiennes. Loin de choisir entre le matrialisme et lathologie, il soumettra le bolchevisme aux critres du messianisme.

    Mme si lapproche de M. Lwy se limite esquisser la place deBenjamin au sein dune certaine constellation intellectuelle, le repragedes thmes quil effectue, les articulations multiples quil montre dans

    45. Messianisme et anarchisme demeurent indissociables jusque dans les derniers textes deBenjamin, mme si, aprs 1924, la rfrence lanarchisme est voile. La destruction quecontemple lAnge de lhistoire est insparable de lApocalypse. Lutte de classes et desopprims , bonheur, dlivrance, rdemption, gardent une signification thologique.Lallusion lpigramme de Karl Kraus Lorigine est dans le but nest pas sans vo-quer la restauration du paradis perdu, tout comme le saut de tigre dans le pass quvoque la XIVe thse.

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  • ses crits, les correspondances quil dcle permettent dentrevoir unprocessus d osmose fort loign des termes de lalternative fige quedressait Scholem. Contrairement certains intellectuels de sa gnra-tion, Benjamin nidentifiera jamais le bolchevisme la venue de lremessianique. Mais la rupture que peut produire la classe ouvrire a pourlui quelque chose de messianique et il associe la rvolution la victoiresur lAntchrist. Quant la tradition des opprims , elle unit chaque instant matrialisme et thologie. la vision dun hommecartel entre les extrmes, il faut alors substituer la richesse et la complexit dune pense unique, difficile restituer dans la rigueurconceptuelle de la philosophie traditionnelle ou de la thorie politique, qui parvient travers des correspondances parfois trangesqui se cristallisent en images.

    Ltude que Stphane Moss, spcialiste de Franz Rosenzweig, aconsacre la philosophie de lhistoire de Benjamin 46, en montrant sonenracinement profond dans le judasme, conduit vers des rsultats simi-laires. F. Rosenzweig, G. Scholem, W. Benjamin lui apparaissent commeles reprsentants dune nouvelle vision de lhistoire domine par lidedactualisation du temps historique. Venus dhorizons diffrents laphilosophie hglienne pour Rosenzweig, la critique littraire pourBenjamin, la mystique juive pour Scholem , ils se rejoignent dans unemme critique de la raison historique fonde sur le refus de lide decontinuit du temps, de causalit et de progrs. travers la diversit deleurs dmarches thoriques, demeure la permanence de lattachement certaines catgories thologiques essentielles propres au judasme.Aussi, loin de voir dans les thses de 1940 le triomphe de la vision mat-rialiste, S. Moss y trouve au contraire un renversement du marxismeorthodoxe partir du messianisme juif et de son eschatologie. Ce futune certaine prise de conscience du tragique de lpoque du trauma-tisme de la guerre de 1914 la monte du national-socialisme qui les amena opposer la vision traditionnelle du progrs linaire une

    46. S. Moss, LAnge de lhistoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Seuil, 1992.

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  • philosophie de lhistoire qui insiste sur le caractre unique de linstant,limportance des ruptures. Au-del de ce qui oppose les catgories phi-losophiques de ces trois figures emblmatiques, il dcle dans leursdmarches un mme paralllisme.

    Lhorreur ressentie par F. Rosenzweig face la guerre de 1914 47 leconduisit sopposer la vision pan-logique de Hegel qui identifie lacivilisation europenne laboutissement de la pense universelle. Face lachvement hglien, il dveloppe lide dune mta-histoire 48,dun temps spar du temps profane, de la domination politique.Confrontant le christianisme et le judasme, il veut arracher celui-ci ladomination sculaire pour le placer dans un instant ternel. lide deprogrs et de temps homogne, il oppose un temps bris, meurtri, ochaque instant est charg du pouvoir de la Rdemption. G. Scholem, enrompant avec la vision rationaliste de la religion dveloppe par la Science du judasme au XIXe sicle, par son retour la Kabbale et la mystique juive, propose une interprtation du messianisme qui insis-te sur son aspect destructeur, en donnant tout son sens lApocalypse.Quant Benjamin, il ne cessera, ds ses textes de jeunesse, de mettre endoute cette version triomphante du progrs, conscration du tempslinaire, pour lui opposer sa conception des interruptions brutales de lhistoire o les ruptures sont autant dinstants messianiques etdespoirs rvolutionnaires.

    Linterprtation de S. Moss souligne la constante double inspirationthologique et politique dans la conception messianique que Benjaminpropose de la philosophie de lhistoire. Lintelligibilit historique sera,selon lui, pense successivement par Benjamin travers trois paradig-mes : 1. un paradigme thologique qui domine ses premiers crits sur lelangage ; 2. un paradigme esthtique qui domine louvrage sur le dramebaroque ; 3. un paradigme politique qui se dploie travers ses derniers

    47. Rosenzweig comme Scholem raliseront en 1914 que cette histoire laquelle ils partici-paient ntait pas la leur.48. Cest dans cette mta-histoire que saffirme la vocation religieuse du peuple juif, pourRosenzweig, face lhistoire moderne domine par le christianisme.

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  • crits, quil sagisse du Passagenwerk ou des thses de 1940.La distinction de ces paradigmes ne saurait tre trop tranche car

    ils ne cessent de sinterpntrer 49. S. Moss estime toutefois que, dupoint de vue de la diachronie, le paradigme esthtique a t le plus stable 50 . la rupture de Rosenzweig avec la vision hglienne correspond chez Benjamin, non une succession de moments dialec-tiques se droulant sur un axe linaire, mais dinstants indpendants,unis entre eux par une perspective la fois thologique et tlologique.Loin de considrer que ladhsion de Benjamin a aboli les paradigmesmtaphysique et thologique, il insiste sur leur fusion constante travers des nouvelles articulations. Le paradigme thologique, absent de ltude sur le Trauerspiel resurgit dans les thses de 1940. Sans sinterroger sur les raisons profondes philosophiques et politiques qui amnent Benjamin ce tournant de 1924 , S. Moss souligne que la vritable rvolution qui saccomplit dans son uvre concernelimportance accorde la catgorie du prsent, de lactualit. Sansdoute le rle que Benjamin assigne lhistorien matrialiste sauver desimages , sa mise en question de la continuit de lhistoire, son doutedans lidologie du progrs, dans le caractre inluctable de la victoiredes opprims, tout comme sa rfrence lirruption du temps messia-nique dans le temps profane semblent lopposer la vision marxiste de lhistoire. Mais limportance accorde au maintenant o se rencontrent pass et avenir lassociation de lautomate et dunain constituent lultime articulation du thologique et du politique, la

    49. Le paradigme thologique domin par la philosophie du langage qui sarticule autour dela nomination adamique , la Chute et la Rdemption, est prsent dans ltude sur leTrauerspiel, lIde tant de nature langagire. Il nest pas absent des Passages. Le paradigmepolitique, avec son enracinement dans le messianisme et la philosophie de lhistoire, marquedj les premiers textes de Benjamin comme La vie des tudiants. Le paradigme esthtiquena pas de relle autonomie, si lon tient compte de la difficult, chez Benjamin, penserl esthtique sans rfrence au thologique et au politique .50. Cf. lanalyse quil propose de la reprise du concept de phnomne originaire chezGoethe, pp. 127 et sq.

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  • cassure du temps profane rendant possible linstant de la Rdemption.Cest partir dun modle thologico-politique que Benjamin fait clater les trois postulats de lhistoire positiviste : continuit dutemps historique, critique de la causalit historique, critique de lido-logie du progrs. La dimension thique et thologique culmine danslopposition de lhistoire des vaincus faite de ruptures, de sursauts ,totalement discontinue et de lhistoire des vainqueurs qui fait sombrerle pass dans le conformisme de la tradition et de linertie.

    Mme sans adhrer cette thorie des paradigmes, linterpellation deS. Moss a le mrite de montrer larticulation constante chez Benjaminentre les catgories thologiques et matrialistes, ltrange circularit desa pense, limpossibilit de la concevoir en termes de ruptures .

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