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Page 1 INDEMNISATION DU PRÉJUDICE CORPOREL: LA RÉALITÉ ET LES DÉFIS PAR : ME DENISE BOULET, B. ED., LL. B., LL.M.* AVANT PROPOS INTRODUCTION PARTIE 1: Les chefs de réclamation 1.1 Préjudice pécuniaire 1.2 Préjudice non pécuniaire 1.2.1 Contenu 1.2.2 Le plafond décrété par la Cour suprême 1.3 Les atteintes aux droits fondamentaux et les dommages exemplaires 1.3.1 La dignité 1.3.2 Le droit à la vie et à l’intégrité 1.3.3 La liberté 1.4 Les intérêts et l’indemnité additionnelle : dommages moratoires PARTIE 2 : La difficile évaluation des pertes non pécuniaires 2.1 Le rôle du précédent au Québec 2.2 Le précédent, en pratique 2.3 La valeur actuelle : comment? 2.3.1 L’inflation et le point de départ des calculs 2.3.2 L’effet des dommages moratoires 2.3.3 Quelques illustrations CONCLUSION __________________________________ *Avocate au cabinet Boulet Blaquière et détentrice d’une maîtrise en droit de la santé. L’auteure enseigne notamment le Droit des personnes aînées dans le cadre du programme de maîtrise en droit et politiques de la santé de l’Université de Sherbrooke de même que les cours intensifs du droit des personnes et de la responsabilité à l’École du Barreau du Québec. L’auteure remercie chaleureusement Me François Dupin et Me Danielle Chalifoux pour le regard objectif et critique posé sur ce texte de même que pour leurs précieux conseils, toujours éclairés et pertinents.

L’indemnisation du préjudice - victime.ca · droit des personnes et de la responsabilité à l’École du Barreau du Québec. L’auteure remercie ... en raison de ses blessures,

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    INDEMNISATION DU PRJUDICE CORPOREL: LA RALIT ET LES DFIS

    PAR : ME DENISE BOULET, B. ED., LL. B., LL.M.*

    AVANT PROPOS INTRODUCTION PARTIE 1: Les chefs de rclamation

    1.1 Prjudice pcuniaire 1.2 Prjudice non pcuniaire

    1.2.1 Contenu 1.2.2 Le plafond dcrt par la Cour suprme

    1.3 Les atteintes aux droits fondamentaux et les dommages

    exemplaires

    1.3.1 La dignit 1.3.2 Le droit la vie et lintgrit 1.3.3 La libert

    1.4 Les intrts et lindemnit additionnelle : dommages moratoires

    PARTIE 2 : La difficile valuation des pertes non pcuniaires

    2.1 Le rle du prcdent au Qubec 2.2 Le prcdent, en pratique 2.3 La valeur actuelle : comment?

    2.3.1 Linflation et le point de dpart des calculs 2.3.2 Leffet des dommages moratoires 2.3.3 Quelques illustrations

    CONCLUSION __________________________________ *Avocate au cabinet Boulet Blaquire et dtentrice dune matrise en droit de la sant. Lauteure enseigne notamment le Droit des personnes anes dans le cadre du programme de matrise en droit et politiques de la sant de lUniversit de Sherbrooke de mme que les cours intensifs du droit des personnes et de la responsabilit lcole du Barreau du Qubec. Lauteure remercie chaleureusement Me Franois Dupin et Me Danielle Chalifoux pour le regard objectif et critique pos sur ce texte de mme que pour leurs prcieux conseils, toujours clairs et pertinents.

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    AVANT PROPOS Le texte qui suit, principalement la premire partie, expose un tableau trs schmatique des principes de base applicables en matire dindemnisation. Il prsente un survol sommaire des chefs de rclamation pour le prjudice corporel afin de prsenter au lecteur une vision globale. Forte de notre exprience en enseignement, nous avons t en mesure de constater maintes reprises quel point les tudiants auxquels nous avons eu le privilge denseigner, abordent les questions relatives lindemnisation du prjudice avec apprhension laquelle est alimente par un sentiment que le tout est complexe, obscur et par consquent, incomprhensible. Le dfi auxquels les enseignants ont faire face, et la soussigne ny chappe pas, est de rendre le tout intelligible et intressant en trs peu de temps ou de lignes, selon le cas, car en bout de piste, lindemnisation de la victime de prjudice est au cur de la justice dans toute sa grandeur et, il faut bien le dire, parfois dans toutes ses misres. Or, les victimes de prjudice corporel ont un besoin criant quon se penche constamment sur les indemnits auxquelles elles devraient pouvoir aspirer et particulirement les personnes ayant une activit conomique restreinte, sinon inexistante, formant une grande partie des personnes vises par ce colloque. Sachant en outre quun trs grand nombre de participants sont des non-juristes, nous avons souhait leur prsenter des notions parfois complexes rduites toutefois leur plus simple expression, sous une forme accessible. Nous esprons que les juristes, particulirement les juristes pratiquant dj en responsabilit civile, nous pardonneront ce schma parfois simplifi lextrme, ncessaire cependant lintelligence de notre propos dans sa globalit. Le lecteur qui souhaiterait aller plus loin aura tout intrt consulter les sources cites dans les pages qui suivent, constitues dauteurs chevronns en cette matire, et de trs grande qualit, pour complter les diffrents sujets abords.

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    INTRODUCTION La victime dun prjudice1 peut rclamer et obtenir des dommages-intrts de la part du responsable dans la mesure o ce dernier a commis une faute. La rgle gnrale de la responsabilit civile est nonce larticle 1457 du Code civil du Qubec2

    qui se lit en partie comme suit :

    1457. Toute personne a le devoir de respecter les rgles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent elle, de manire ne pas causer de prjudice autrui. Elle est, lorsqu'elle est doue de raison et qu'elle manque ce devoir, responsable du prjudice qu'elle cause par cette faute autrui et tenue de rparer ce prjudice, qu'il soit corporel, moral ou matriel. ()

    Ce texte nonce clairement les trois conditions de la responsabilit civile, soit une faute, un ou des dommages et un lien de causalit qui doit tre tabli entre la faute reproche et le prjudice allgu. Ce sont ces deux derniers lments qui distinguent la responsabilit civile de la responsabilit criminelle ou morale. Ainsi, lauteur de la faute peut avoir eu un comportement grossirement ngligent et mme avoir commis une faute intentionnelle sans encourir sa responsabilit civile, si cette faute na pas engendr de prjudice. Inversement, la faute commise peut tre lgre et avoir engendr un prjudice important ou substantiel. Ce dernier devra nanmoins tre rpar intgralement, sans gard finalement lintensit ou la gravit de la faute et sans chercher punir son auteur. lexception des dommages exemplaires (ou punitifs) qui seront traits plus loin, loctroi de dommages en droit civil qubcois a une fonction essentiellement compensatoire, comme lnonce larticle 1611 C.c.Q. :

    1611. Les dommages-intrts dus au crancier compensent la perte qu'il subit et le gain dont il est priv.

    1 La doctrine contemporaine utilise les termes dommage et prjudice comme des synonymes. D. GARDNER, Le prjudice corporel, 3e d., Cowansville, ditions Yvon Blais, 2009, la page 3. 2 Dsign dans les pages qui suivent sous C.c.Q. .

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    On tient compte, pour les dterminer, du prjudice futur lorsqu'il est certain et qu'il est susceptible d'tre valu.

    Le prjudice, pour quil soit admissible la compensation, doit tre direct, certain3, lgitime et cessible4. Le prjudice sera direct dans la mesure o le dommage rclam, que ce soit par la victime immdiate ou par un de ses proches, est la consquence de lacte fautif. Le caractre certain du dommage sera apprci de faon relative, car comme le prvoit larticle 1611 C.c.Q., le dommage futur, bien quil ne se soit pas encore ralis, est sans aucun doute admissible la compensation dans la mesure o il se produira probablement, et ce, la lumire des faits mis en preuve5. Ainsi, le prjudice hypothtique, ventuel ou improbable ne sera pas indemnis. En ce qui a trait laspect lgitime, la jurisprudence refuse daccorder une indemnit lorsque le dommage vise une activit illgale ou contraire lordre public6 En plus dtre compensatoire, la rparation du prjudice doit tre intgrale

    .

    7, c'est--dire quelle doit viser replacer la victime dans la situation antrieure la faute, sinon aussi proche que possible, sans lappauvrir ni lenrichir. Dans les faits cependant, cette rgle nest pas vraiment raliste en matire de prjudice corporel, particulirement pour compenser le prjudice non pcuniaire ou celui qui est limit. Elle est, selon un auteur, un idal atteindre8. En consquence, les indemnits accordes sont malheureusement trop souvent teintes darbitraire, et ce, pour une multitude de raisons dont lanalyse approfondie dborderait largement lobjectif des pages qui suivent. Pour encadrer la discrtion judiciaire et en limiter lutilisation excessive, la Cour suprme a introduit la fin des annes 70 une directive voulant que les divers postes dindemnisation fassent lobjet dune valuation spare9

    . Ainsi, chaque catgorie de dommages doit tre justifie par une preuve spcifique et devra tre tudie par le juge qui devra retenir la preuve prpondrante.

    Dans la premire partie, nous exposerons donc les divers chefs de rclamation, en nous attardant sur les aspects susceptibles de sappliquer davantage aux victimes concernes par ce colloque, soit les 3 Article 1607 C.c.Q. 4 Le droit la compensation peut tre cd, c'est--dire vendu, selon larticle 1610 C.c.Q., sauf si le droit rsulte de la violation dun droit de la personnalit. 5 Notons que larticle 1615 C.c.Q. permet au tribunal de rserver les droits de la victime dun prjudice corporel de demander des dommages-intrts additionnels lorsquil nest pas possible de dterminer avec une prcision suffisante lvolution de sa condition physique au moment du jugement. 6 J.-L. BAUDOUIN et P. DESLAURIERS, La responsabilit civile, 7e dition, Cowansville, ditions Yvon Blais Inc., 2007, la page 359. 7 Restitutio in integrum (ou rparation intgrale du tort caus). 8 D. GARDNER, Le prjudice corporel, 3e d., Cowansville, ditions Yvon Blais, 2009, la page 105. 9 Andrews c. Grand & Toy of Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229, 235-236.

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    personnes vulnrables10, et celles qui nont pas subi de perte conomique. Ceci aura en quelque sorte mis la table pour aborder la seconde partie qui traitera des facteurs contributifs de la sous-indemnisation des victimes de prjudice corporel et partant, des injustices quelles subissent. Cest l du moins notre opinion partage avec certains auteurs11

    10 Nous naborderons que trs peu les pertes causes par le dcs. Nous rfrons le lecteur aux auteurs ayant trait de ce sujet, et en particulier D. GARDNER, Larrt Gosset, dix ans aprs (2006) Le prjudice corporel, Service de la formation continue du Barreau du Qubec, volume 252, 89. Voir aussi J.L. BAUDOUIN, et P. DESLAURIERS, La responsabilit civile, 7e dition, , Volume I et D. GARDNER Le prjudice corporel.

    . Nous proposerons des pistes de rflexions et de solutions, esprant par cette modeste contribution, offrir aux plaideurs, de mme quaux tribunaux, des approches qui favoriseront une indemnisation conforme la justice dune socit libre et dmocratique.

    11 Id.

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    PARTIE 1: Les chefs de rclamation Par prjudice corporel, il faut entendre une atteinte lintgrit physique ou psychique. Pour lvaluer, on tiendra compte de lge de la victime, de sa situation antrieure la faute sur le plan de ses habitudes de vie et de ses occupations de mme que sa situation prsente afin de cerner, quantifier et compenser les pertes passes et futures, le cas chant. Le tableau, prsent en Annexe12

    , expose les diffrents chefs de dommages en matire datteinte corporelle. Ils doivent tous faire lobjet dune rflexion et dune valuation particularise et personnalise afin dassurer une indemnisation complte et intgrale. La nature du prjudice subi dans une situation donne nengendrera pas ncessairement une perte relativement tous les lments viss par ce tableau. laide dun exemple, nous illustrerons brivement chacun de ces chefs de dommages.

    Ainsi, prenons une seule situation, soit celle dune personne ayant subi une fracture la cheville la suite d'une chute sur un plancher mal entretenu. En outre, en tombant, le visage de la victime a percut un lment du mobilier et elle est aujourdhui afflige dune cicatrice au visage. Si cette personne exerce le mtier de mannequin, les chefs de dommages diffreront considrablement de la victime retraite qui jouissait dune retraite remplie dactivits varies, de celle sans emploi qui avait dj une mobilit rduite, tel quexpliqu ci-dessous. 1.1 Prjudice pcuniaire Dans lhypothse o la victime mannequin a d sabsenter de son travail en raison de ses blessures, elle aura une perte de revenus correspondant la priode de labsence (prjudice corporel pcuniaire pass). Si, aprs la gurison complte de la blessure et les mesures thrapeutiques termines, elle ressent encore de fortes douleurs qui font en sorte quelle ne peut plus pratiquer son mtier la mme frquence et au mme rythme, de sorte que ses revenus seront diminus, elle pourra rclamer une perte de revenus futurs selon la proportion de la diminution de ses revenus (prjudice corporel pcuniaire futur). Les autres victimes sans activits rmunres, parce que retraites ou sans-emploi, ne pourront pas rclamer dindemnit pour une perte de revenus ni pour une perte quant la capacit de gain.

    12 BARREAU DU QUBEC, dition de lcole du Barreau, Guide dactivits lusage exclusif des professeurs, 2012-2013, page 22.35. Nous remercions Me Jocelyne Tremblay, responsable du programme de lcole du Barreau, qui a autoris cette reproduction.

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    En ce qui a trait la cicatrice, la nature du prjudice et du dommage qui pourra tre rclam dpendra de la situation de la victime. Par exemple, la victime qui exerce le mtier de mannequin et que les agences ont cess de lui procurer des contrats en raison de sa cicatrice au visage, de ses limitations fonctionnelles objectives par un dficit anatomophysiologique (D.A.P.) ou des douleurs persistantes la cheville, subira une perte de capacit de gains qui pourrait tre totale quant ce mtier (prjudice corporel pcuniaire futur). Les trois victimes pourront enfin rclamer le remboursement des frais engags pour les soins passs et futurs, les mdicaments, les quipements, les dplacements ou toute autre perte cause par la faute. Ces pertes peuvent tre values objectivement. Pour laborer la preuve ncessaire lindemnit, les dclarations de revenus, les factures, la preuve comptable ou actuarielle seront utiliss. Le dfi est donc dadopter une mthode de travail, laide dun outil tel le tableau prsent en annexe, qui permettra daborder tous les aspects conomiques passs et futurs de la victime. Lexercice, si correctement ralis, laissera moins de place la discrtion judiciaire et larbitraire, sources dincertitudes pour tout plaideur quant au rsultat final escompt. Il en va tout autrement des pertes non pcuniaires qui sont difficiles chiffrer, tel quexpliqu ci-dessous. 1.2 Prjudice non pcuniaire 1.2.1 Contenu Le prjudice non pcuniaire est celui qui vise compenser la victime de ses pertes non conomiques telles les limitations fonctionnelles, qui diminuent ses activits et la qualit de sa vie (perte de jouissance de la vie), les inconvnients, les douleurs, les souffrances physiques ou morales13

    . Sils nont pas gnr de perte financire, le prjudice psychologique et esthtique entrera aussi dans cette catgorie.

    De retour notre exemple, si la douleur rsiduelle permanente la cheville fait en sorte que la victime a cess de pratiquer ses loisirs ou ses activits usuelles, si la blessure a caus des douleurs permanentes ou temporaires, il sagira dun prjudice corporel non pcuniaire (ou selon certaines dcisions, de dommages moraux). En ce qui a trait la cicatrice au visage, ce prjudice esthtique est galement indemnisable, car il a engendr et engendrera des dommages moraux distincts de celui li la cheville et devra faire lobjet dune 13 Incluant le solatium doloris, soit la perte et le chagrin causs par le dcs dun tre cher.

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    preuve spcifique cet gard dont le contenu variera selon chaque personne. Ainsi, les trois victimes de notre exemple pourront rclamer une indemnit pour leur prjudice non pcuniaire, mais on comprendra quune mme blessure, subie dans les mmes circonstances sera indemnise dune faon diffrente. En effet, les dsagrments sur le plan humain et personnel nauront pas ncessairement la mme intensit dune victime lautre, que ce soit pour les limitations fonctionnelles, pour limpact li au choc motif ou pour les angoisses gnres par latteinte limage corporelle dune cicatrice au visage. Pour tablir les pertes non pcuniaires, la jurisprudence utilisera le dficit anatomophysiologique (D.A.P.) qui sera tabli par une preuve mdicale et donnera, en pourcentage, des indices sur ltendue ou la gravit objective des blessures ou des limitations. On utilisera aussi lge de la victime, ses activits antrieures et celles quelle ne peut plus pratiquer. On tentera par la suite, en appliquant diffrents principes et par diverses thories, de mesurer la perte objective de faon personnelle pour compenser ce dont la victime est effectivement prive14. On comprendra donc quil est tout fait impossible de tracer des lignes directrices qui permettraient au lecteur de raliser un exercice simple et rapide. Lexamen de la jurisprudence donne galement peu de guides en raison de la varit des pertes et du peu de justification crite dans les dcisions en regard des montants octroys. Toutefois, il demeure que la gravit objective est le principal critre dvaluation, greff lge de la victime15

    .

    On pourrait facilement croire que pour une personne dj diminue, que ce soit en raison de sa sant, des limites quant son milieu de vie ou de son ge avanc, une restriction additionnelle quant ses capacits physiques pourrait avoir un impact beaucoup plus grand sur sa vie que celle qui, sans dficit fonctionnel initial pourra continuer pratiquer une grande catgorie dactivit aprs sa gurison, en les adaptant sa nouvelle situation, le cas chant. Par exemple, une personne ge nanmoins autonome qui se fracture la hanche pourrait fort bien ne jamais sen remettre, perdre son autonomie fonctionnelle et finir par consquent sa vie en institution. Une personne plus jeune pourrait tre sur pied aprs quelques semaines de convalescence et reprendre ses activits. Pourtant, lanalyse en fonction de lge aura pour effet que lesprance de vie tant moindre, le prjudice sera subi moins longtemps et la compensation sera donc peu leve et ce, mme si leffet des

    14 Curateur public c. Syndicat national des employs de l'hpital St-Ferdinand, [1990] R.J.Q. au paragraphe 59 et J.L. BAUDOUIN et P. DESLAURIERS, La responsabilit civile, la page 484. 15 D. GARDNER, Le prjudice corporel, la page 364.

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    blessures est plus lourd sur la vie. Dans son volume, lauteur Deslauriers rpertorie plus de 600 dcisions sous neuf rubriques diffrentes en les classant selon le sexe, lge, loccupation, le pourcentage dincapacit, la nature des blessures et les montants accords. Sauf quelques rares cas isols, les sommes se situent entre 6 000 $ et 25 000 $ pour les personnes ges de plus de 60 ans et ce, pour lensemble de leur prjudice non pcuniaire pass, prsent et futur16

    .

    1.2.2 Le plafond dcrt par la Cour Suprme du Canada

    Le chef d'indemnisation du prjudice non pcuniaire ainsi que la mthode de calcul des dommages moraux ont t examins par la Cour suprme dans ce qui est dornavant dsign comme tant la trilogie17. Cette Cour a ainsi rig en rgle de droit un plafond de 100 000,00 $ au chapitre des pertes non pcuniaires, pour une personne ayant 100 % dincapacit. Elle a, en outre, prcis quune somme globale pouvait tre accorde ce titre sans quil ne soit ncessaire de ventiler les montants octroys pour chacun des chefs de rclamation constitus de la douleur, des souffrances et de la perte de jouissance de la vie. En 1981, elle a prcis, sous la plume du juge Dickson, que [c]e montant de 100 000,00 $ doit pouvoir tre augment sur prsentation de preuves de leffet de linflation sur la valeur de largent depuis les arrts de cette Cour dans Andrews, Teno et Thornton () 18

    .

    Depuis, la majorit des tribunaux qubcois suivent ces rgles et la tendance en jurisprudence est effectivement de procder au regroupement des pertes non pcuniaires.19

    Par ailleurs, cette trilogie a donn lieu par la suite une abondante jurisprudence qui sest chelonne sur plusieurs annes qui consistait appliquer une rgle de trois pour tablir le montant des pertes non pcuniaires prenant pour fondement 1 000 $ par point quon croyait suggr par la trilogie. Ainsi, dans les annes 90, il tait enseign quen raison de la progression du dollar, un prjudice non pcuniaire valait environ 2 500 $ par point dincapacit, soit 75 000 $ pour 30 %, 25 000 $ pour 10 %, etc. Cette mthode tant aujourdhui dfinitivement

    16 J.L. BAUDOUIN et P. DESLAURIERS, La responsabilit civile, aux pages 1255 et suivantes. 17 Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., 1978 CanLII 1 (CSC), [1978] 2 R.C.S. 229, Arnold c. Teno, 1978 CanLII 2 (CSC), [1978] 2 R.C.S. 287, et Thornton c. Board of School Trustees of School District No. 57 (Prince George), 1978 CanLII 12 (CSC), [1978] 2 R.C.S. Lindal c. Lindal, 1981 CanLII 35 (CSC), [1981] 2 R.C.S. 629. 18 Lindal c. Lindal, [1981] 2 R.C.S. 629, 641. 19 Morel c Tremblay 2010 QCCA 600, citant Gauthier c Beaumont [1998] 2 R.C.S. 3, par. 102.

    https://www.canlii.org/fr/ca/csc/doc/1978/1978canlii1/1978canlii1.htmlhttps://www.canlii.org/fr/ca/csc/doc/1978/1978canlii2/1978canlii2.htmlhttps://www.canlii.org/fr/ca/csc/doc/1978/1978canlii2/1978canlii2.htmlhttps://www.canlii.org/fr/ca/csc/doc/1978/1978canlii12/1978canlii12.htmlhttps://www.canlii.org/fr/ca/csc/doc/1981/1981canlii35/1981canlii35.html

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    carte par la doctrine et par la Cour dappel.20

    Il nen demeure pas moins que les dcisions quelle a gnres font partie des sources utilises pendant plusieurs annes par les juristes et malheureusement, elles servent encore.

    Aujourdhui, la mthode actuelle vise :

    dterminer, la date o le prjudice non pcuniaire commence tre subi, le cot net de la consolation laquelle a droit la victime pour une priode donne. On capitalise ensuite cette somme en se prmunissant contre linflation et en tenant compte de lexpectative de vie de la victime. 21

    [les souligns sont ntres] Ainsi, on comprendra donc assez aisment que plus la victime est ge, moins elle vivra longtemps et moindre sera sa consolation , tel quindiqu ci-haut. Par ailleurs, pour apprcier la raisonnabilit de lindemnit accorde par le juge de premire instance, la Cour dappel appliquera une mthode rebours consistant dterminer la valeur quotidienne de lindemnit. Sera gnralement considre comme raisonnable, une indemnit qui se situerait entre 10 $ et 15 $ par jour, soit la valeur dun caf et dun dessert, titre de consolation raisonnable pour ses malheurs . Terminons cette partie sur les dommages non pcuniaires avec un exemple concret qui permettra dillustrer nos propos. Madame Lebel est agente d'immeuble. Le 18 novembre 2002, vers 10 h elle a fait une chute sur la glace. Elle a t transporte en ambulance l'hpital de Saint-Eustache o sa fracture a d tre traite par chirurgie. La responsabilit de la municipalit poursuivie, reconnue en premire instance, a t confirme par la Cour dappel qui rsume ensuite les dommages ainsi :

    [37] () Une plaque de mtal et des vis ont t insres dans sa jambe de la hanche jusquau genou. Elle a t hospitalise 53 jours et a t en convalescence du 14 janvier 2003 jusquau 4 avril de la mme anne avec 39 sances de thrapie. Elle a t

    20 HUDON, I. La difficile mise au rencart de la mthode de calcul par point dincapacit (2006) Le prjudice corporel, Service de la formation continue du Barreau du Qubec, volume 252, 1. Brire c Cyr, 2007 QCCA 1156; Rosemre (Ville de) c Lebel, 2010 QCCA 1501. 21 Rosemre (Ville de) c Lebel, 2010 QCCA 1501, au paragraphe 28.

    http://www.jugements.qc.ca/php/decision.php?liste=65107588&doc=E9F2C91186C18E8BB87BB5648A3CD3262F0CBC131B19F7653C97A5305159241B&page=1#_ftn15#_ftn15http://www.jugements.qc.ca/php/decision.php?liste=65107588&doc=E9F2C91186C18E8BB87BB5648A3CD3262F0CBC131B19F7653C97A5305159241B&page=1#_ftn15#_ftn15

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    en fauteuil roulant plusieurs mois et son incapacit permanente a t tablie 10 %. Elle na recommenc le travail quen septembre 2003. ()22

    La Cour dappel a refus de lui accorder la somme de 92 735 $ (15 $ par jour) demande, calcule en appliquant la mthode nonce dans laffaire Brire c Cyr, une dcision rendue par cette mme cour23

    :

    [34] Dans Brire, le prjudice non pcuniaire indemniser chez la patiente victime dune erreur professionnelle dun dentiste consistait en la perte ventuelle dune dent, dune dysfonction temporomandibulaire et de douleurs intenses. Il sagissait dun prjudice devant se perptuer en grande partie dans le futur. En lespce, mme si lintime conserve des squelles de sa chute, cest surtout pendant la priode coule entre le 18 novembre 2002 et septembre 2003 quelle a subi ses plus grandes souffrances .

    [les souligns sont ntres]

    Ainsi,

    [36] dfaut dutiliser la mthode prconise dans larrt Brire c. Cyr, il est possible de sinspirer de la jurisprudence dans la dtermination de lindemnit payable lintime au titre des dommages non pcuniaires. Ainsi, dans larrt St-Adle c. Rook [], notre Cour a rduit de 50 000 $ 25 000 $ lindemnit accorde par la Cour suprieure pour perte de jouissance de la vie, douleurs, souffrances et inconvnients un retrait de 71 ans qui stait fractur lhumrus droit et la hanche la suite dune chute sur un trottoir glac. Il avait subi une rduction ouverte et fixation interne de la hanche laide de cinq clous, est rest alit pendant trois semaines et son hospitalisation avec sa convalescence a dur six semaines. Son incapacit permanente a t value 6 ou 7 %.

    [les souligns sont ntres]

    [37] Pour sa part, lintime ntait ge que de 55 ans au moment de laccident. ()

    22 Rosemre (Ville de) c Lebel, au paragraphe 37. 23 Brire c Cyr, 2007 QCCA 1156.

    http://www.jugements.qc.ca/php/decision.php?liste=65107588&doc=E9F2C91186C18E8BB87BB5648A3CD3262F0CBC131B19F7653C97A5305159241B&page=1#_ftn15#_ftn15http://www.jugements.qc.ca/php/decision.php?liste=65107588&doc=E9F2C91186C18E8BB87BB5648A3CD3262F0CBC131B19F7653C97A5305159241B&page=1#_ftn15#_ftn15http://www.jugements.qc.ca/php/decision.php?liste=65107588&doc=E9F2C91186C18E8BB87BB5648A3CD3262F0CBC131B19F7653C97A5305159241B&page=1#_ftn15#_ftn15http://www.jugements.qc.ca/php/decision.php?liste=65107588&doc=E9F2C91186C18E8BB87BB5648A3CD3262F0CBC131B19F7653C97A5305159241B&page=1#_ftn15#_ftn15http://www.jugements.qc.ca/php/decision.php?liste=65107588&doc=E9F2C91186C18E8BB87BB5648A3CD3262F0CBC131B19F7653C97A5305159241B&page=1#_ftn15#_ftn15http://www.jugements.qc.ca/php/decision.php?liste=65107588&doc=E9F2C91186C18E8BB87BB5648A3CD3262F0CBC131B19F7653C97A5305159241B&page=1#_ftn15#_ftn15

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    Il ne fait aucun doute que son prjudice non pcuniaire a t plus important que celui de lintim dans St-Adle c. Rook. [38] Dans ces circonstances, la Cour est davis que lindemnit accorde lintime au titre de la perte de jouissance de la vie, des souffrances, des troubles et inconvnients doit tre augmente de 20 000 $ 35 000 $. 24

    Ces deux situations illustrent de faon loquente ltat de notre droit pour les pertes non pcuniaires lorsque le prjudice limite les activits, mais nest pas invalidant. Elles nont rien de spectaculaire et sont, somme toute, assez banales en jurisprudence. Pour madame Lebel, la dcision est nanmoins probablement une tape importante dans sa vie alors quelle devra endurer durant les 25 ou 30 prochaines annes, une limitation fonctionnelle de 10 % lie sa mobilit, ce qui est trs significatif pour un agent dimmeuble, et une indemnit de 5,66 $ par jour titre de consolation pour ses malheurs, sil en reste une fois que les honoraires auront t acquitts. Notons que dans cette situation, elle rclamait des pertes pcuniaires qui ont t accordes en partie de sorte que lexercice a probablement compens madame pour sa peine. Dans dautres situations o il ny a pas de perte pcuniaire, ces indemnits seront loin dtre suffisantes, particulirement si une preuve par experts doit tre administre.

    1.3 Les atteintes aux droits fondamentaux et les dommages exemplaires

    Les droits fondamentaux sont protgs par la Charte des droits et liberts de la personne25

    et leur atteinte est susceptible de donner droit deux types de rclamation. La victime aura non seulement le droit dtre compense pour les dommages subis, comme indiqu plus haut, mais pourrait aussi avoir le droit de rclamer des dommages exemplaires, comme le prvoit larticle 49 de cette Charte :

    49. Une atteinte illicite un droit ou une libert reconnue par la prsente Charte confre la victime le droit d'obtenir la cessation de cette atteinte et la rparation du prjudice moral ou matriel qui en rsulte.

    24 Rosemre (Ville de) c Lebel, aux paragraphes, 36, 37 et 38. 25 L.R.Q., c. C-12, dsigne dans les pages qui suivent sous la Charte .

    http://www.jugements.qc.ca/php/decision.php?liste=65107588&doc=E9F2C91186C18E8BB87BB5648A3CD3262F0CBC131B19F7653C97A5305159241B&page=1#_ftn15#_ftn15

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    En cas d'atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur des dommages-intrts punitifs.

    [les souligns sont ntres] Il y a une atteinte illicite un droit protg par la Charte:

    [116] lorsque la violation de ce droit rsulte dun comportement fautif. Un comportement sera qualifi de fautif si () son auteur transgresse une norme de conduite () 26

    Pour quune atteinte illicite soit qualifie dintentionnelle, il faut que le rsultat du comportement fautif soit voulu :

    [121] Il y a donc atteinte illicite et intentionnelle au sens du second alina de l'art. 49 lorsque l'auteur de latteinte illicite a un tat desprit qui dnote un dsir, une volont de causer les consquences de sa conduite fautive ou encore sil agit en toute connaissance des consquences, immdiates et naturelles ou au moins extrmement probables, que cette conduite engendrera. Ce critre est moins strict que l'intention particulire, mais dpasse toutefois la simple ngligence .27

    Ainsi, contrairement aux dommages compensatoires, les dommages exemplaires ne dpendront pas de ltendue du prjudice, mais plutt du caractre intentionnel de celui-ci. En dautres termes, lauteur de la faute doit avoir voulu les consquences de son comportement fautif. Le but poursuivi par cette disposition est double, la punition et la dissuasion :

    Les dommages-intrts punitifs nont aucun lien avec ce que le demandeur est fond recevoir au titre dune compensation. Ils visent non pas compenser le demandeur, mais punir le dfendeur. Cest le moyen par lequel le jury ou le juge exprime son outrage

    26 Qubec (Curateur public) c. Syndicat national des employs de l'hpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211, au paragraphe 116, dsign dans les pages qui suivent sous St-Ferdinand . La transgression dune norme de conduite est aussi une faute au sens de larticle 1457 C.c.Q.

    27 Qubec (Curateur public) c. Syndicat national des employs de l'hpital St-Ferdinand, au paragraphe 121.

    http://www.jugements.qc.ca/php/decision.php?liste=65107588&doc=E9F2C91186C18E8BB87BB5648A3CD3262F0CBC131B19F7653C97A5305159241B&page=1#_ftn15#_ftn15

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    lgard du comportement inacceptable du dfendeur. 28

    [le soulign est ntre]

    Selon la Cour suprme, une approche relativement permissive 29

    devrait tre favorise pour donner effet lexpression atteinte illicite et intentionnelle aux fins de loctroi des dommages exemplaires prvus la Charte. En outre, cette loi quasi constitutionnelle doit recevoir une interprtation large et librale. Pourtant, la victime qui a dj le fardeau de prouver selon la balance des probabilits, quune faute a t commise, se retrouve avec un fardeau de preuve additionnel, soit de dmontrer lintention de lauteur de la faute, ou sa volont dtermine de causer les dommages. Ceci, il faut bien le reconnatre, nest pas une mince tche et constitue un obstacle de taille sur la route de lindemnisation.

    Ces dommages exemplaires seront ensuite valus en fonction des critres prvus larticle 1621 C.c.Q. :

    1621. Lorsque la loi prvoit l'attribution de dommages-intrts punitifs, ceux-ci ne peuvent excder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction prventive. Ils s'apprcient en tenant compte de toutes les circonstances appropries, notamment de la gravit de la faute du dbiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'tendue de la rparation laquelle il est dj tenu envers le crancier, ainsi que, le cas chant, du fait que la prise en charge du paiement rparateur est, en tout ou en partie, assume par un tiers.

    Enfin, lopportunit de les octroyer est discrtionnaire. En somme, trois dfis se retrouvent sur la route de la victime qui rclame des dommages exemplaires :

    1. Dmontrer que latteinte est intentionnelle ; 2. tablir que les circonstances prvues

    larticle 1621 C.c.Q. sont rencontres ;

    28 (Hill c. glise de scientologie de Toronto, 1995 CanLII 59 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 1130, au paragraphe 196, cit dans De Montigny c. Brossard (Succession), 2010 CSC 51, [2010] 3 R.C.S. 64, au paragraphe 47. 29 Qubec (Curateur public) c. Syndicat national des employs de l'hpital St-Ferdinand, au paragraphe 120.

    https://www.canlii.org/fr/ca/csc/doc/1995/1995canlii59/1995canlii59.html

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    3. Convaincre le tribunal dexercer sa discrtion.

    Dans un tel cadre juridique, il nest pas tonnant que leur octroi soit exceptionnel et lindemnit modeste. En effet, ltude des quantums accords cet gard rvle, selon lauteur Claude Dallaire, aujourdhui juge la cour suprieure, une tendance peu leve30

    , ce qui rejoint nos propres constatations. Le paradoxe entre les valeurs fondamentales nonces dans notre Charte et le rsultat concret illustr dans les montants concds dans les jugements titre de punition saute aux yeux de faon frappante.

    Voyons maintenant le contenu des droits les plus susceptibles de viser les personnes vulnrables.

    1.3.1 La dignit Reconnu dans une multitude de textes juridiques, ce concept, inhrent ltre humain, fait partie intgrante des valeurs essentielles une socit libre et dmocratique31. Ce principe constitue donc non seulement le fondement de tous les droits et liberts, mais est lev, par la Charte, au rang des droits32. Ceci emporte, par voie de consquence, des obligations corollaires de respect et de sauvegarde33. Larrt Qubec (Curateur public) c. Syndicat national des employs de l'hpital St-Ferdinand34

    est larrt phare pour cerner le contenu :

    [100] En plus de constituer un droit protg spcifiquement l'art. 4 de la Charte, la dignit constitue, compte tenu du prambule de la Charte, une valeur sous-jacente aux droits et liberts qui y sont garantis: Considrant que tous les tres humains sont gaux en valeur et en dignit et ont droit une gale protection de la loi; ()

    30 DALLAIRE, C. L'volution des dommages exemplaires depuis les dcisions de la Cour suprme en 1996 : dix ans de cheminement Dveloppements rcents en droit administratif et constitutionnel (2006), Service de la formation continue du Barreau du Qubec, 2006, EYB2006DEV1161, la page 69. 31 R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, 138. 32 Christian BRUNELLE, La dignit, ce digne concept juridique, dans Collection de droit-Hors srie, Justice, socit et personnes vulnrables, Cowansville ditions Yvon Blais, 2008, 21, 26. 33 Christian BRUNELLE, La dignit, ce digne concept juridique, la page 24. 34 Qubec (Curateur public) c. Syndicat national des employs de l'hpital St-Ferdinand.

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    [103] Cette notion de dignit humaine a t interprte dans l'arrt R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30 , qui avait trait au droit la vie, la libert et la scurit de la personne, droit garanti l'art. 7 de la Charte canadienne. Madame le juge Wilson en donne la dfinition suivante ( la p. 166): La notion de dignit humaine trouve son expression dans presque tous les droits et liberts garantis par la Charte. Les individus se voient offrir le droit de choisir leur propre religion et leur propre philosophie de vie, de choisir qui ils frquenteront et comment ils s'exprimeront, o ils vivront et quelle occupation ils se livreront (). () [105] la lumire de la dfinition donne la notion de dignit de la personne et des principes d'interprtation large et librale en matire de lois sur les droits et liberts de la personne, j'estime que l'art. 4 de la Charte vise les atteintes aux attributs fondamentaux de l'tre humain qui contreviennent au respect auquel toute personne a droit du seul fait qu'elle est un tre humain et au respect quelle se doit elle-mme.

    Dans cette situation, les syndiqus dun centre hospitalier spcialis dans les soins pour personnes atteintes de dficience intellectuelle avaient dclench en octobre et novembre 1984, une grve illgale qui a dur 33 jours. En consquence de ces dbrayages, les 703 bnficiaires dont environ 650 taient reprsents doffice par le curateur public, ont t privs de certains soins et services. Le Curateur public, autoris intenter un recours collectif au nom des 703 bnficiaires rclamait, pour chacun, 300 $ par jour (pour un total de 6 959 700 $) titre de compensation pour les dommages non pcuniaires causs par la perte de disponibilit des soins et services normalement dispenss. Il plaidait en outre que cela constituait une atteinte aux droits des bnficiaires la sret, l'intgrit et la dignit. Il rclamait pour cela 150 $ par jour (pour un total de 3 479 850 $) titre de dommages exemplaires en vertu de l'art. 49 (2) de la Charte, allguant que l'atteinte leurs droits tait illicite et intentionnelle. Nous reviendrons sur les dommages exemplaires. Pour ce qui est des dommages compensatoires, le juge de premire instance a accord un

    https://www.canlii.org/fr/qc/legis/lois/lrq-c-c-12/derniere/lrq-c-c-12.html#art49_smoothhttps://www.canlii.org/fr/qc/legis/lois/lrq-c-c-12/derniere/lrq-c-c-12.html

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    montant de 1 750,00 $, pour chacun des patients, soit 53 $ par jour35

    . La Cour dappel a estim quil n'avait pas fait d'erreur de droit et que le montant de l'indemnit quoiqulev, n'tait pas manifestement disproportionn ou draisonnable et a maintenu ce montant. La Cour suprme est arrive la mme conclusion.

    Il nest pas inutile de prciser ici quun des arguments devant la Cour dappel tait que les montants octroys par le juge du procs titre de compensation des pertes non pcuniaires taient exagrs puisque les bnficiaires n'avaient jamais eu conscience de l'arrt de travail en raison de leur important dficit cognitif. Les appelants plaidaient aussi que, pour les mmes raisons, les indemnits n'auraient aucune utilit, car les bnficiaires taient incapables d'en prouver satisfaction. La juge LHeureux-Dub na pas partag ce point de vue :

    [108] Ceci dit, la faible conscience que certains bnficiaires avaient de leur environnement en raison de leur condition mentale peut sans doute influencer la conception qu'eux-mmes se font de la dignit. Comme l'observe le juge Fish, cependant, en prsence d'un document de la nature de la Charte, il est plus important de s'attarder une apprciation objective de la dignit et de ses exigences quant aux soins et services requis. En l'espce, j'estime que les conclusions de fait du juge de premire instance indiquent, sans l'ombre d'un doute, que l'inconfort souffert par les bnficiaires de l'Hpital, bien que provisoire, constitue une atteinte la sauvegarde de leur dignit, droit garanti l'art. 4 de la Charte, en dpit du fait que note le premier juge, que ces patients pouvaient ne pas avoir de sentiment de pudeur.

    Cet argument a donc t rejet. Ainsi, au Qubec :

    le droit la compensation du prjudice moral nest pas conditionnel la capacit de la victime de profiter ou de bnficier de la compensation montaire. 36

    Cependant,

    il reste voir si la capacit de perception de la victime a un impact sur la dtermination du montant des dommages .37

    35 En dollars de 1986. Au 30 novembre 2012, la valeur tait de 101,85$.

    36 Curateur public c. Syndicat national des employs de l'hpital St-Ferdinand, au paragraphe 68.

    http://www.canlii.org/fr/qc/legis/lois/lrq-c-c-12/derniere/lrq-c-c-12.htmlhttp://www.canlii.org/fr/qc/legis/lois/lrq-c-c-12/derniere/lrq-c-c-12.html#art4_smoothhttp://www.canlii.org/fr/qc/legis/lois/lrq-c-c-12/derniere/lrq-c-c-12.html

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    Par consquent, parce qu'il est possible de se servir d'argent pour substituer d'autres agrments et plaisirs ceux qu'on a perdus38, si la victime ne peut esprer se procurer des joies de substitution, ce sera un des lments susceptibles dentrer en ligne de compte dans lvaluation des dommages39

    et en dautres termes, pour les rduire.

    Cette importante dcision sert maintenant de fondement pour les valuations du prjudice pour atteinte la dignit. On utilise dsormais le mme raisonnement dans les cas o le prjudice na pas de fondement conomique. Or, bien que les dcisions rendues par la Cour suprme constituent dans notre droit un prcdent obligatoire, il faut nanmoins prciser que son contenu doit tre appliqu en ladaptant aux circonstances propres chaque situation. Cette affaire visait des victimes institutionnalises et dont la capacit de perception est altre soit par une dficience mentale ou des dficits cognitifs. Retenons que lindemnit accorde dans cette affaire aurait probablement t plus importante si les victimes avaient t capables de profiter ou de bnficier de la compensation montaire. Nous croyons quil faut le dire et le rappeler. En ce qui a trait aux dommages exemplaires, la Cour dappel a estim quil y avait lieu de condamner le syndicat 200 000 $ ce titre pour les 703 patients (soit 284,50 $ chacun) alors que la preuve rvlait, entre autres que :

    [128] malgr les injonctions, les amendes, et les peines d'emprisonnement auxquelles ont t condamns des membres des appelants, ils ont continu demeurer dans l'illgalit et perturber les soins et services ncessaires aux bnficiaires de l'Hpital.

    [les souligns sont ntres] Cette somme devait tre remise au Curateur public pour tre utilise au profit des bnficiaires actuels et futurs de lHpital. Il est permis de se questionner sur la valeur concrte des profits dont auraient pu jouir les bnficiaires dans les faits, avec une somme de 284,50 $ chacun, soit 8 $ par jour de violation et de privation de services40

    37 Curateur public c. Syndicat national des employs de l'hpital St-Ferdinand, au paragraphe 71.

    .

    38 Curateur public c. Syndicat national des employs de l'hpital St-Ferdinand, [1990] R.J.Q. par 66 citant le juge Dickson dans Lindal c. Lindal, prcit, la p. 636, 39 Curateur public c. Syndicat national des employs de l'hpital St-Ferdinand, [1990] R.J.Q. par 59; J.L. BAUDOUIN et P. DESLAURIERS, La responsabilit civile, la page 486. 40 Prcisons en outre que dans cette affaire, les intrts ne couraient pas depuis la date dassignation mais seulement depuis la date du jugement de premire instance. Qubec (Curateur public) c. Syndicat national des employs de l'hpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211, au paragraphe 130.

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    Alors que les soins normalement prodigus pour les personnes atteintes de dficience mentale revt, selon la Cour suprme une importance fondamentale et que la dignit est un attribut fondamental de ltre humain, elle na pas vu derreur de principe dans le montant octroy et nest donc pas intervenue pour le modifier. Avec tout le respect qui est d au plus haut Tribunal du pays, nous nous demandons combien auraient obtenu ces victimes vulnrables si les soins navaient pas t si fondamentaux et la dignit si importante aux yeux de cette Cour. Par ailleurs, il faut reconnatre une dplorable ralit: les indemnits accordes dans cette dcision ferment la porte une multitude de recours par des victimes de violations semblables qui nont pas le privilge de faire partie dun groupe pouvant composer les membres dun recours collectif. Les personnes vulnrables, ges ou atteintes de maladie mentale ou tout simplement avec des ressources financires limites, ne peuvent tout simplement pas faire face aux frais lis un recours judiciaire pour recevoir, en bout de piste, une indemnit semblable, largement infrieure aux cots de la dmarche judiciaire. Malheureusement, ces victimes sont donc, dans ltat actuel des indemnits compensatoires et exemplaires accordes au Qubec pour atteinte leur dignit, pratiquement laisses pour compte et prives de recours. Le rapport cots/bnfices est tout simplement absent. Cette dcision, cite 664 fois en date du 17 novembre 2012, selon lInstitut canadien dinformation juridique, a t largement suivie et applique. Laffaire St-Ferdinand a rcemment fait cho dans laffaire Conseil pour la protection des malades c. Fdration des mdecins spcialistes41

    41 Conseil pour la protection des malades c. Fdration des mdecins spcialistes, 2010 QCCS 6094. Ce jugement est frapp dappel.

    . Dans ce litige, le Conseil pour la protection des malades (CPM) a obtenu, le 27 juin 2006, lautorisation dintenter un recours collectif au nom de toutes les personnes ayant vu leur chirurgie thrapeutique reporte en raison des trois journes dtude organises par la Fdration des mdecins spcialistes. Il tait allgu que ces journes, qualifies de grves dguises, avaient viol les droits des personnes concernes et avait caus des dommages moraux, soit de linscurit et de linconfort. Le CPM rclamait donc globalement 7 500 000 $ titre de dommages moraux et exemplaires causs collectivement aux membres du groupe, ou subsidiairement pour chacun des membres du groupe la somme de 1 000 $ titre de dommages exemplaires ou moraux pour l'annulation des chirurgies et leur report, avec intrts et l'indemnit additionnelle . Le CPM soutenait que les patients avaient servi dotages dans une ngociation pour forcer le ministre de la Sant augmenter la

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    rmunration des mdecins spcialistes. Aucun prjudice mdical ni squelle physiques ou psychologiques permanents ntaient rclam. La preuve a rvl le report de 3 351 chirurgies et 7 059 examens diagnostiques. Sur la dignit, voici comment sest exprim le juge du procs :

    [128] L'accs aux soins mdicaux constitue une manifestation du respect de la dignit de chaque personne, sans distinction de classe, de rle social ou de fortune. Pour reprendre les termes de Patrick Molinari, la sant dans la mesure o elle constitue une valeur de base de la vie humaine, doit tre un lment associ toute dmarche de reconnaissance et de promotion des droits fondamentaux.

    [129] La situation vcue par les membres du groupe en est une d'abus qui se traduit par une dshumanisation, une dconsidration de la personne humaine et un manque de respect son endroit qui pave la voie l'application des sanctions prvues par la loi. 42

    [les souligns sont ntres]

    Quant la faute, le Tribunal a conclut que :

    [78] () les journes d'tude n'taient en ralit que des arrts de travail concerts et massifs intgrs la stratgie et aux tactiques syndicales des mdecins, une violation collective du devoir d'assiduit et du devoir de respect des engagements pris. En y participant au dtriment de leurs obligations professionnelles, plus particulirement en annulant leurs rendez-vous avec leurs patients sans raison valable, les mdecins ont commis une faute civile susceptible d'engager leur responsabilit. 43

    En ce qui a trait au prjudice non pcuniaire, la preuve testimoniale entendue a rvl que lannonce du report des chirurgies a du, boulevers, dsempar et indign les personnes concernes qui ont d dployer des efforts additionnels pour garder le moral. Pendant l'attente qui a prolong indment l'anxit, les victimes ont en outre vcu des motions telles que la colre, la frustration, le dcouragement, 42 2010 QCCS 6094, aux paragraphes 128 et 129. 43 Conseil pour la protection des malades c. Fdration des mdecins spcialistes, au paragraphe 78.

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    l'indignation, l'incertitude et de l'inconfort. Toutefois, tant donn que ces reports relativement bref, soit environ une semaine ou deux, navaient pas caus des prjudices physiques ni psychologiques, le prjudice moral a t situ au bas de l'chelle. Le Tribunal a fix 10 000 le nombre de membres du groupe. Il a accord des dommages-intrts compensatoires de 250 $ par membre, plus les intrts au taux lgal et lindemnit additionnelle depuis lintroduction de laction en prcisant que Les tablir moins serait risible, sinon insultant . Cette somme, environ 16 $ par jour, semble plus symbolique que compensatoire. Mme en tenant compte de la courte dure du prjudice, une semaine ou deux, elle marque un net recul comparativement aux indemnits de 53 $ par jour accordes quinze annes plus tt dans St-Ferdinand des personnes incapables den prouver satisfaction. Pour ce qui est des dommages exemplaires, le Tribunal, valuant si latteinte illicite tait intentionnelle, a nonc que:

    [135] () Il va sans dire que les mdecins et la Fdration savaient fort bien que de tels rassemblements perturberaient ncessairement et de faon srieuse la fourniture de soins. C'est la privation d'une grande partie de soins habituellement dispenss ces dates que l'on visait et leur report des dates ultrieures. Au lieu de tout mettre en uvre afin de remplir leur devoir, les mdecins ont abusivement utilis les usagers du systme de sant comme moyens de pression et comme otages dans leur affrontement avec le gouvernement. Ces rassemblements avaient pour arrire-plan les difficiles ngociations entames avec le gouvernement.

    () [137] En l'espce, la preuve dmontre que la Fdration et les mdecins ont agi en toute connaissance des consquences de l'atteinte la dignit de leurs patients. La prolongation de l'inconfort, de l'angoisse et de la crainte chez les patients n'a t que des consquences immdiates et naturelles des reports causs par les mdecins. Le nombre de chirurgies annules ou reportes dmontre des atteintes voulues la dignit des patients. [148] tout bien considrer, le Tribunal juge appropri un montant de 200 $ pour chacun des

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    10 000 membres titre de dommages-intrts exemplaires.

    Les intrts au taux lgal depuis lintroduction de laction ont galement t accords sur les dommages exemplaires, mais pas lindemnit additionnelle.

    1.3.2 Droit la vie et lintgrit

    Larticle 1 de la Charte garantit le droit lintgrit de la personne que cette intgrit soit physique, psychologique, morale ou sociale44

    . Voici les termes utiliss par la juge LHeureux Dub dans laffaire St-Ferdinand pour dfinir ce concept :

    [96] () il est un seuil de dommages moraux en de duquel l'intgrit de la personne n'est pas atteinte. On passera ce seuil lorsque l'atteinte aura laiss la victime moins complte ou moins intacte qu'elle ne l'tait auparavant. Cet tat diminu doit galement avoir un certain caractre durable, sinon permanent.

    [les souligns sont ntres]

    [97] Le sens courant du mot intgrit laisse sous-entendre que l'atteinte ce droit doit laisser des marques, des squelles qui, sans ncessairement tre physiques ou permanentes, dpassent un certain seuil. L'atteinte doit affecter de faon plus que fugace l'quilibre physique, psychologique ou motif de la victime. D'ailleurs, l'objectif de l'art. 1, tel que formul, le rapproche plutt d'une garantie d'inviolabilit de la personne et, par consquent, d'une protection l'endroit des consquences dfinitives de la violation.

    Larrt Gauthier c. Beaumont45

    est fort intressant puisquil porte la fois sur le droit lintgrit et la dignit. Dans cette affaire, la victime avait t battue, torture, menace par des policiers pendant toute une nuit. Le prjudice physique qui en a dcoul a dur quelques jours et le prjudice psychologique sest prolong sur une priode de six ans.

    La Cour suprme a jug raisonnable et quitable dattribuer monsieur Gauthier la somme de 200 000.00 $ pour la perte svre dagrment et

    44 Curateur public c. Syndicat national des employs de l'hpital St-Ferdinand, [1990] R.J.Q. par 95. 45 Gauthier c. Beaumont [1998] 2 R.C.S. 3.

    http://www.canlii.org/fr/qc/legis/lois/lrq-c-c-12/derniere/lrq-c-c-12.html#art1_smooth

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    de qualit de vie, les squelles du stress post-traumatique, lhumiliation subie, la perte de dignit, latteinte svre lintgrit physique et psychologique, la souffrance physique et psychologique 46

    Les dommages exemplaires ont t fixs 50 000 $ motivs sans aucun doute par la volont de la Cour de sanctionner la violence inacceptable perptre par des reprsentants de la loi et lordre, en situation dautorit. En effet, la Cour a retenu de la preuve :

    subis au cours dune seule nuit.

    [90] () le profond mpris quont eu les intims Beaumont et Thireault pour la dignit de lappelant. Lnumration des actes de torture qua subie lappelant laisse songeur quant la valeur que les intims Beaumont et Thireault ont accorde au simple fait quil est un tre humain. Il sagit manifestement dune grave atteinte illicite la dignit de lappelant.

    Le jugement a fait courir les intrts et lindemnit additionnelle depuis le 3 mai 1988, date de signification de laction et constitue quant nous une perce grce une indemnit qui est plus que symbolique.

    1.3.3 La libert

    Le droit la libert est galement protg par larticle 1 de la Charte. La jurisprudence en matire darrestations abusives, de dtention illgale et datteinte la libert de mouvement est abondante. En outre, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques47 auquel le Canada a adhr le 19 mai 197648

    prvoit que lorsqu'une condamnation pnale dfinitive est ultrieurement annule parce qu'un fait nouveau prouve qu'il s'est produit une erreur judiciaire, la personne qui a subi une peine en raison de cette condamnation sera indemnise.

    Les indemnits verses par les tribunaux ou par les gouvernements pour des dtentions illgales prennent habituellement deux formes, soit une 46 Gauthier c. Beaumont, au paragraphe 103. 47 19 dcembre 1966, 999 U.N.T.S. 171, (en vigueur depuis le 23 mars 1976, conformment aux dispositions de l'article 49). 48 Can. T.S. 1976 no 47, 6 I.L.M. 368. Voir J. LECOMTE, Limpact juridique rel potentiel du droit international pour les personnes prsentant une dficience intellectuelle au Qubec Justice, socit et personnes vulnrables, Collection de droit 2008-2009 (hors srie), page 85. Notons toutefois que cet instrument international a t jug par la Courdappel daucun secours pour monsieur Dumont puisque, bien que ratifi, il na pas t mis en uvre en droit interne canadien: Dumont c. Qubec (Procureur gnral), 2012 QCCA 2039 (C.A.).

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    compensation calcule selon le nombre de jours de dtention ou une somme globale. Les montants vont dans des directions assez difficiles concilier. Voyons trois situations diffrentes qui illustreront les divergences importantes cet gard. En premier lieu, dans laffaire Duval c. Fredette49, le demandeur Duval reprochait au dfendeur Fredette, agent policier de la Sret du Qubec, d'avoir effectu une enqute fautive. Il allguait aussi que son arrestation subsquente et sa dtention pendant 98 jours taient illgales et sans droit. Dans sa dcision, le juge fait une revue exhaustive de la jurisprudence et des indemnits verses par jour de dtention, quil estime se situer entre 2 000 $ et 6 000 $50. Il note que cette jurisprudence semble indiquer qu'en gnral, plus longue est la priode de dtention, moins lev sera le ddommagement par jour. 51

    Il arbitrera les dommages pour perte de libert mille cinq cents dollars (1 500 $) par jour, soit 147 000 $ et ajoutera 30 000 $ titre de dommages moraux. Le tout fut rduit du tiers, vu la responsabilit partage retenue lgard du demandeur. Enfin, 3 000 $ pour dommages exemplaires ont t accords. Le tout, avec intrts et l'indemnit additionnelle depuis le 15 octobre 1999.

    Comparons maintenant cette situation celle de Serge Bourassa-Lacombe qui rclamait la somme 8 888 000 $ du Centre universitaire de sant de l'Estrie (ci-aprs nomm C.H.U.S.) pour avoir t intern contre son gr pendant une priode de 57 jours et avoir t intoxiqu contre sa volont sans autorisation judiciaire. Cette personne qui sest dclare tre Enquteur spcial en scurit nationale et Ambassadeur de paix, Ambassadeur de Dieu, esprant bientt devenir Amdassadeur du pays et se disait galement Guerrier de la lumire sest reprsente seule laudience. Dans un jugement qui reprend avec prcision le droulement des faits, le juge retient que lhospitalisation tait indique et ncessaire et que, pour une certaine priode, le demandeur avait consenti tre hospitalis. Toutefois, le 17 mars 1995, il a signifi clairement son refus de tout traitement et le C.H.U.S. a nglig dobtenir lautorisation 49 Duval c. Fredette, EYB 2006-109491, [2006] R.R.A. 954, 2006 QCCS 5064, J.E. 2006-1948. 50 Duval c. Fredette, au paragraphe 114. Sept heures : 3 000 $ dans Marengre c. Lafleur, [1988] R.R.A. 72; Une nuit : 3 000 $ dans Danis c. Poirier, [1986] R.R.A. 200; Une nuit : 8 000 $ pour la dtention, incluant stress et dpression dans Alves c. C.U.M., J.E. 95-1998 (C.S.); Une nuit : 6 000$ dans Ostiguy c. P.G. du Qubec, B.E. 99BE-389 (C.S.);Un jour 5 000 $ dans Andr c. P.G du Qubec, [1999] R.R.A. 886 (C.S.) et Lacombe c. Andr [2003] R.J.Q. 720 (C.A.);Trois nuits : 4 000 $ par journe de dtention dans Cagney c. C.U.M., [1998] R.R.A. 515; Trois jours : 2 000 $ par journe de dtention dans Pomerleau c. P.G. du Qubec, J.E. 2004-1128 (C.S.); Quatre jours : 2 500 $ par journe de dtention, incluant perte de jouissance de la vie, anxit, stress, troubles et inconvnients dans Desjardins c. P.G. du Qubec, AZ-50351445 (2005) (C.S.); Cinq jours - Nol : 4 000 $ par journe de dtention, incluant dommages moraux, anxit et humiliation dans Francis c. Ville de St-Hubert, J.E. 91-718 (C.S.); Cinq jours :3 000 $ par journe de dtention dans Tremblay c. Centre de dtention de Qubec, AZ-50125766 (2002) (C.S.). 51 Duval c. Fredette, au paragraphe 115.

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    judiciaire requise avant le 19 avril 1995, alors quil avait dj reu son cong depuis le 12 avril 1995. Tenant compte des dlais normalement requis et prvus dans la loi pour obtenir une garde en tablissement, le juge a retenu que pendant 19 jours, la garde tait illgale. Quant aux dommages, il accordera une indemnit de 9 500,00 $ plus intrts et indemnit additionnelle compter de lassignation, soit le 15 avril 1998 et ce, pour ces motifs :

    [117] Le tribunal croit galement qu'il y a lieu de tenir compte dans l'valuation des dommages rclams par le demandeur, qu'il y a tout lieu de croire selon la preuve entendue, que le jugement qui a t rendu le 19 avril 1995, aurait t rendu avant, si la demande avait t faite et valablement prsente au juge. Les deux expertises ncessaires l'obtention du jugement avaient t valablement effectues.

    [118] Le demandeur a t gard en tablissement, mais son refus de traitement a t respect. Mme si elle tait illgale, la garde en tablissement tait tout de mme requise par la condition du demandeur. L'ensemble du dossier milite en faveur d'une compensation minimale plutt que maximale. [119] Le tribunal arbitre donc 9 500 $ les dommages moraux auxquels le demandeur a droit pour les 19 jours o il a t gard en tablissement. [120] Bien qu'il y ait eu atteinte illicite, le tribunal ne croit pas que celle-ci soit intentionnelle de la part des dfenderesses. Il n'y a donc pas lieu d'accorder des dommages-intrts punitifs.

    Ainsi, pour des motifs ayant trait la causalit, lindemnit de 500 $ par jour est apparue raisonnable pour le tribunal dans les circonstances. Heureusement pour monsieur Bourassa-Lacombe, il se reprsentait seul de sorte quil a pu toucher la totalit de son indemnit qui slevait autour de 16 512,89 $ avec les intrts et lindemnit additionnelle. Sil avait t reprsent par avocat, il ne fait aucun doute quune grande partie de cette somme aurait t engloutie dans la prparation et la tenue de lenqute qui sest tout de mme prolonge sur sept jours et visait une hospitalisation en psychiatrie dune dure de 52 jours. Dans un tel cas, il serait lgitime de sinterroger sur le caractre rellement compensatoire de lindemnit.

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    Comparons maintenant ces indemnits accordes par une autorit judiciaire celles accordes par les autorits administratives de nos gouvernements. Simon Marshall sest vu octroyer une indemnit de 2,3 millions de dollars, soit environ 1 260 $ par jour52

    par le ministre de la Justice. Ce jeune homme de 32 ans, atteint d'une dficience intellectuelle, a purg plus de 5 ans de pnitencier pour des agressions sexuelles pour lesquelles il avait plaid coupable, mais qu'il n'avait toutefois pas commises. Il a non seulement t priv de plusieurs annes de sa vie en prison, mais il a aussi t battu et viol. Trois juges de la Cour d'appel du Qubec ont subsquemment reconnu, sur la base d'un test d'ADN, qu'il n'y avait plus de preuves suffisantes contre lui et lont donc acquitt. En ce qui a trait aux dommages, ils ont t valus par l'expert nomm par le ministre de la justice. Il s'agissait alors de l'indemnit la plus leve jamais accorde au Qubec. Aprs sa sortie de prison, monsieur Marshall a t hospitalis l'hpital Robert-Giffard.

    Maher Arar, quant lui, a reu 10 500 0000$ plus 1 000 000 $53

    pour ses frais lgaux pour dix mois de dtention, et de torture, soit 1 million par mois, en plus des excuses officielles prsentes lui et sa famille par le premier ministre Stephen Harper pour le rle jou par le gouvernement fdral dans cette histoire.

    Les situations de Serge Bourassa-Lacombe et de monsieur Duval nont pas fait grand bruit dans lopinion publique et sont passes littralement inaperues alors que Simon Marshal et Maher Arar ont fait la une de tous les journaux. Il ny a pas de doute que par ces dcisions, les politiciens ont voulu donner satisfaction lopinion publique, outre par ces injustices et qui souhaitait les voir corriges. Dans ces deux cas, cette opinion publique ne sest pas offusque de lindemnit accorde. Serait-ce une manifestation de ce qui, pour le public, est une indemnit raisonnable ? Dans cette hypothse, comment expliquer les carts entre ces valuations et celles de ceux qui ont la dlicate tche de rendre justice, les tribunaux ?

    52 LE DEVOIR, 22 dcembre 2006 Erreur judiciaire - Simon Marshall recevra une indemnit record de 2,3 millions En ligne: http://www.ledevoir.com/societe/justice/125622. Ce montant, en dollars de 2006, vaudrait approximativement 1 425,92$ par jour, soit 2 602 869,74$ au 30 novembre 2012. 53 Ce Canadien d'origine syrienne avait t intercept par les autorits amricaines en septembre 2002, sur la base de renseignements provenant de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) (1). Celle-ci le souponnait, en effet, d'tre li des rseaux terroristes. Il avait ensuite t dport en Syrie o il avait t tortur pendant plus de 10 mois, avant d'tre relch en aot 2003(2). JEAN-BAPTISTE, Audrey dit Parny 10,5 millions et des excuses pour Maher Arar En ligne: http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMAnalyse?codeAnalyse=416

    http://www.ledevoir.com/societe/justice/125622http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire?iddictionnaire=1468http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMPays?codePays=CANhttp://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire?iddictionnaire=1585http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMPays?codePays=SYR

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    Lopinion publique, le pouvoir politique et le pouvoir excutif nont aucune emprise sur la fonction judiciaire. La sparation de ces pouvoirs constitue un des fondements de notre constitution et de la dmocratie. Mais quand le traitement des justiciables est ce point diffrent lintrieur dune seule et mme organisation sociale, quil en devient inconciliable, et que lon sait que les tribunaux sont au service de la justice, il est lgitime de penser quil y a du rattrapage faire dans un sens ou lautre pour que le tout devienne cohrent et juste. 1.4 Les intrts et lindemnit additionnelle : dommages

    moratoires. Lors d'une condamnation contre des dfendeurs payer des dommages, le Code civil prvoit que les intrts sur cette somme courent compter de la mise en demeure ou depuis toute autre date postrieure que le tribunal estime approprie eu gard la nature du prjudice et aux circonstances 54

    . Le Code prvoit aussi la possibilit dobtenir le versement dune indemnit additionnelle :

    peut tre ajout aux dommages-intrts accords quelque titre que ce soit, une indemnit fixe en appliquant leur montant, compter de l'une ou l'autre des dates servant calculer les intrts qu'ils portent, un pourcentage gal l'excdent du taux d'intrt fix pour les crances de l'tat () sur le taux lgal. 55

    .

    Le processus de rclamation en matire civile impose des dlais fort importants et extrmement nfastes pour les victimes qui doivent supporter pendant de longues annes les cots relis au processus judiciaire sans compter le fait que, si elles ont subi un prjudice corporel, elles sont dans une situation o leurs revenus sont, sinon inexistants, du moins extrmement diminus56

    54 Article 1618 C.c.Q.

    . Ce problme du dlai est si important que lauteur Gardner indique quil pose en fait celui de laccessibilit la justice, par les engagements financiers long terme qui

    55 Article 1619 C.c.Q. Ce taux lgal est de 5% selon la Loi sur lintrt, L.R.C. 1985, c. I-15, art. 3. Cette indemnit a pour but de couvrir la diffrence entre le taux lgal de 5% et celui du march. 56 Lauteur Crpeau a rsum les divers facteurs qui expliquent les dlais de la faon suivante : Au chapitre des retards, on a signal ceux relis lintroduction de linstance, afin dattendre la consolidation des blessures, la stabilisation de ltat de la victime; retards dans la marche de linstance, () il faut ainsi faire entendre les avis souvent contradictoires de nombreux experts, nomms par le parties (); retards dans les dlibrs des tribunaux (); retards dans les appels des dcisions du juge du fond () P.A. Crpeau, Lindemnisation du prjudice rsultant de la perte de la capacit de gains , (1987) 54 Assurances 537, p. 546, cit dans D. GARDNER, Le prjudice corporel, la page 280.

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    sont exigs de la victime. 57

    . Non seulement nous abondons dans le mme sens, mais notre avis, la sous-indemnisation par les tribunaux, qui accordent des indemnits qui sont trop souvent en de des cots inhrents au processus judiciaire et leur persistance ignorer cette simple ralit sont des paramtres supplmentaires contribuant largement rendre la justice inaccessible.

    Le plus bel exemple est la rcente saga de monsieur Robinson, cet auteur qui a men un dbat pendant 15 longues annes, qui nest toujours pas termin puisque la Cour suprme a accept de lentendre. Victorieux en premire instance, la Cour suprieure lui accord 5,2 millions de dollars en compensation de la violation de ses droits dauteurs, et compose de dommages psychologiques. Lindemnit accorde par la Cour suprieure est passe de 400 000$ 121 350 $ en Cour dappel. La perte de profit a aussi t rduite de 1,7 million 260 000 $. Les dommages exemplaires sont passs dun million 250 000 $. Les avocats, qui ont entirement financ le processus depuis le dbut, ont factur 2,3 millions jusqu'au procs pour un travail qui a dur prs de 15 ans. Le juge du procs, Claude Auclair, a rduit la compensation ce titre 1,5 million58

    .

    Ainsi, malgr le fait que la Cour dappel a reconnu que luvre de monsieur Robinson a t plagie par Cinar59 et ses partenaires daffaires60, les trois juges ont rduit 2,7 millions de dollars (plus divers intrts), le montant dargent que Claude Robinson pourra recevoir61

    57 D. GARDNER, Le prjudice corporel, au paragraphe 282.

    . Pour atteindre cet objectif, les honoraires engags par lui pour faire valoir ses droits devant la justice contre des adversaires qui, pendant des annes ont pratiqu l'obstruction, ont menti et ont empch la cause

    58 La Loi sur le droit d'auteur prvoit qu'un auteur spoli peut rclamer les frais d'avocat engags pour rcuprer ses droits. Ce nest pas le cas en matire de responsabilit civile. Dans cette affaire, le bureau davocat a factur 856 944$ pour lappel, que la Cour d'appel a refus d'accorder, pour le motif que l'appel n'tait pas abusif. Or, sur l'essentiel, l'appel fut presque totalement rejet. Lintervention de la Cour ayant port sur les sommes octroyes en premire instance, juge dexagres, alors que, rappelons-le, la rgle de droit en ses matires en est une de non intervention, moins dune erreur manifeste et dterminante. 59 Cette mme compagnie qui a tabli sa fortune et sa rputation sur la fraude et dont la russite exemplaire s'est transforme, compter de 1999 en vritable cauchemar en devenant un scandale boursier, politique et fiscal : D. LEDUC L'affaire Cinar : Lenvers du succs , 24 mai 2012, en ligne : http://www.radio-canada.ca/nouvelles/societe/2009/09/24/002-Cinar-accueil.shtml 60 Ronald Weinberg, Cinar, Christophe Izard - le faux auteur - sont tous tenus responsables de ce vol. Y. BOISVERT, Retour sur l'affaire Robinson , Publi le 20 aot 2011 05h00, en ligne : http://www.lapresse.ca/debats/chroniques/yves-boisvert/201108/19/01-4427481-retour-sur-laffaire-robinson.php 61 Jose Boileau crivait ce sujet dans le Devoir : La Cour d'appel a beau avoir confirm la victoire morale de Claude Robinson dans sa lutte contre Cinar, elle a fait montre d'une curieuse valuation de son dossier. Les tribunaux n'aiment pas qu'on leur reproche leur tour d'ivoire. C'est pourtant cette hauteur que les juges, ici, semblent avoir rendu justice. J. BOILEAU, Affaire Robinson - Loin de la ralit 22 juillet 2012. En ligne : http://www.ledevoir.com/societe/justice/327878/affaire-robinson-loin-de-la-realite.

    http://www.radio-canada.ca/nouvelles/societe/2009/09/24/002-Cinar-accueil.shtmlhttp://www.radio-canada.ca/nouvelles/societe/2009/09/24/002-Cinar-accueil.shtml

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    d'avancer62

    , s'lvent 3,1 millions, incluant les frais de lappel non reconnus, mais sans compter ce qui lattend pour aller devant la Cour suprme.

    Cet exemple en est un parmi dautres qui dmontre que de son ct, le dfendeur a tout intrt laisser traner les procdures, notamment en raison de la diminution constante de la valeur de largent63

    ou encore pour stratgiquement dcourager la victime ou lpuiser financirement.

    Les articles 1618 et 1619 C.c.Q. sont un mcanisme introduit pour protger les victimes et retirer au dbiteur les avantages lis son retard pour excuter ses obligations. Cest ce quon appelle les dommages moratoires. Ils sont habituellement accords64, moins dune conduite fautive chez le demandeur ayant retard de faon importante la progression du dossier judiciaire. Bien que le tribunal ait un pouvoir discrtionnaire quant loctroi des dommages moratoires, le refus de les accorder devrait tre motiv65 et ils commenceront habituellement courir, comme les intrts, compter de la demeure si le montant est suffisamment prcis66 ou, dfaut, compter de lassignation en justice67

    .

    La rgle diffre en ce qui a trait aux dommages exemplaires68

    62 Y. BOISVERT, Retour sur l'affaire Robinson , Publi le 20 aot 2011 05h00, en ligne : http://www.lapresse.ca/debats/chroniques/yves-boisvert/201108/19/01-4427481-retour-sur-laffaire-robinson.php

    . En effet, ltude de la jurisprudence rvle plusieurs tendances en matire doctroi dintrts et dindemnit additionnelle sur les dommages exemplaires, chacune tant soutenue par un nombre important de dcisions. Par exemple, dans Conseil pour la protection des malades c. Fdration des mdecins spcialistes, le juge a accord des intrts au taux lgal et l'indemnit prvue l'article 1619 C.c.Q. partir de la date de l'introduction de l'instance sur lindemnit compensatoire et seulement lintrt lgal sur les dommages exemplaires. Par contre, dans Gauthier c Beaumont, la Cour suprme a accord les intrts et l'indemnit additionnelle partir de la date de l'introduction de l'instance, et ce,

    63 D. GARDNER, Le prjudice corporel, au paragraphe 870. 64 BAUDOUIN, J.L., DESLAURIERS, P., La responsabilit civile, Volume I, au paragraphe I-593 65 D. GARDNER, Le prjudice corporel, au paragraphe 885. BAUDOUIN, J.L., DESLAURIERS, P., La responsabilit civile, Volume I, au paragraphe I-593 66 Libert TM c. Fortin, 2009 QCCA 477. 67 J.L. BAUDOUIN et P. DESLAURIERS, La responsabilit civile, au paragraphe I-600. 68 Voir cet gard lexcellente analyse de DALLAIRE, C. L'volution des dommages exemplaires depuis les dcisions de la Cour suprme en 1996 : dix ans de cheminement Dveloppements rcents en droit administratif et constitutionnel (2006), Service de la formation continue du Barreau du Qubec, 2006, EYB2006DEV1161, la page 73 Voir galement Association des professeurs de Lignerie (A.P.L.), syndicat affili la C.E.Q. c. Alvetta-Cormeau, [1990] R.J.Q. 130 (C.A.) et J.L. BAUDOUIN et P. DESLAURIERS, La responsabilit civile, paragraphe I-598.

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    autant sur lindemnit compensatoire que sur les dommages exemplaires. Le plaideur, selon quil occupe en demande ou en dfense, aura donc des arguments soutenir et faire valoir cet gard. Enfin, et nous nous permettons dinsister sur cet aspect, cette indemnit constitue non pas un supplment dintrt, mais un vritable dommage d au retard69

    ou, en dautres termes, une indemnit payable sous forme dintrts. La distinction est fort importante puisquelle devrait avoir un impact direct sur la valeur actuelle des jugements passs que nous aborderons la fin de la seconde partie.

    Partie 2 : La difficile valuation des pertes non pcuniaires Lorsque nous sommes consultes par une victime dun prjudice corporel, nous lui demandons lobjectif quelle poursuit. La rponse sera presque toujours de dnoncer. Accol ce besoin de dnoncer, que ce soit lincomptence, lincurie, la faute, on retrouvera immdiatement les pertes non pcuniaires et le besoin de les faire reconnatre : la qualit de la vie, lintgrit physique ou psychologique, les motions vcues par la victime immdiate et ses proches, la peur de mourir ou de continuer souffrir, de vivre avec des limitations. La liste est presque sans limites. Ce que, en somme, notre droit regroupe sous le vocable des dommages non pcuniaires. Le volet pcuniaire, sil est mentionn, vient loin derrire. En somme, cest dabord et avant tout pour la souffrance morale et au nom de limputabilit que la trs grande majorit des victimes, sinon la totalit, viennent consulter un avocat en responsabilit civile. Pour dnoncer le mal quon leur a fait et linjustice quelles vivent pour en obtenir rparation. Or, ce sont, paradoxalement, ces pertes ayant motiv la dmarche qui sont le moins bien compenses par les tribunaux. Alors que les notions de justice et de rparation devraient trouver un cho dans une indemnit la hauteur des souffrances subies, ce nest tout simplement pas le cas, car dans ce domaine, la modration est nettement de mise 70

    . Cette rgle est suivie et le rsultat obtenu est souvent tout simplement injuste, surtout pour les victimes nayant pas subi de pertes pcuniaires.

    Les auteurs soulvent rgulirement la sous-indemnisation frquente des victimes de prjudice corporel de la part des tribunaux. Ceci est particulirement vrai en matire de perte non pcuniaire en partie parce qu il n'existe pas de rgle de droit en matire d'valuation des pertes non

    69 R. c. Nord-Deutsche, [1971] R.C.S. 849, 872; Cie dAssurances Travelers du Canada c. Corriveau, [1982] 2 R.C.S. 866 70 Qubec (Curateur public) c. Syndicat national des employs de l'hpital St-Ferdinand, au paragraphe 57.

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    pcuniaires, mais seulement des pratiques judiciaires 71

    . La loi ne donne aucun guide de sorte que les plaideurs sinspirent des cas semblables trouvs dans la jurisprudence ou de dcisions rendues dans des contextes semblables. Par la suite, le tout est pass sous la loupe du tribunal qui en fin de compte, exercera sa discrtion. Or, les cas antrieurs sont, en pratique, beaucoup plus quune source dinspiration et sont trop souvent utiliss sinon comme une rgle de droit du moins comme un guide dont il est trs difficile, sinon impossible de scarter. Quand, en plus, ce prcdent date de plusieurs annes et quon omet dvaluer leffet de linflation sur lindemnit accorde, les ingrdients sont complets pour nier la victime une indemnit juste.

    2.1 Le rle du prcdent au Qubec Le juge doit dcider si lvaluation du prjudice respecte les montants allous par dautres tribunaux dans des cas semblables et le caractre raisonnable quil convient de donner aux montants allouer 72

    . Cette discrtion doit cependant tre exerce judiciairement, c'est--dire motive la lumire de la preuve retenue par lui.

    Le systme judiciaire canadien est hirarchique. Lautorit des tribunaux exprime une pyramide dont la base est le tribunal de premire instance qui entendra la preuve et le sommet, le dernier, soit la Cour suprme du Canada qui entend les causes de son choix pour tout le pays, en accordant la permission den appeler. Ses dcisions font autorit et lient les tribunaux infrieurs. Ainsi, en matire dvaluation des dommages, les juges du Qubec sont lis par les rgles de droit nonces dans la trilogie. Mais lintrieur du cadre lgal donn par cette trilogie, ils ont une discrtion. Dans lexercice de cette discrtion, le juge doit privilgier, autant que possible, le respect de la pratique jurisprudentielle tablie par les dcisions antrieures tout en ladaptant aux circonstances particulires de chaque espce rvles par la preuve73

    :

    [36] lexercice de quantification de ce type de prjudice, pour le transformer en une valeur pcuniaire abstraite, demeure guid par la preuve soumise et encadr par la pratique jurisprudentielle en la matire. 74

    71 Gardner (1994) au paragraphe 227 cit dans Qubec (Curateur public) c. Syndicat national des employs de l'hpital St-Ferdinand, au paragraphe 60. 72 Andrews c. Grand & Toy of Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229, 265. 73 De Montigny c. Brossard (Succession), 2010 CSC 51, [2010] 3 R.C.S. 64, au paragraphe 27. 74 De Montigny c. Brossard (Succession), au paragraphe 36.

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    tant donn que cette tche repose sur une apprciation factuelle et que le juge est quasi souverain dans son apprciation des tmoignages, une cour dappel fera preuve de beaucoup de retenue avant de modifier les dommages octroys par le juge du procs. Elle ne doit pas substituer son opinion celle du juge et ninterviendra quen prsence dune erreur manifeste et dominante75

    :

    [9] Il est tabli quune Cour dappel doit sabstenir dintervenir et de modifier le quantum des dommages-intrts dtermin par le juge dinstance pour le simple motif quelle aurait accord un montant diffrent si elle avait sig en premire instance (Laurentides motels ltd c. Beauport (Ville), [1989] 1 R.C.S. 705 , p. 810). [10] Pour justifier une intervention, la Cour suprme rappelle dans le mme arrt que la Cour doit tre convaincue que le juge du procs a appliqu un principe de droit erron ou que la somme accorde constitue une indemnisation manifestement incorrecte du prjudice subi .76

    Enfin, les juges dune mme formation ne se lient pas entre eux. Cest pourquoi, sur des matires semblables, les jugements rendus peuvent prsenter des variations importantes. Cest galement pourquoi les jugements dune mme formation ne devraient pas tre plus quune source dinspiration.

    2.2 Le prcdent, en pratique Lexamen de la jurisprudence est dcevant pour tablir des barmes ou des guides permettant dtablir les pertes non pcuniaires. Or, les juristes utilisent les dcisions antrieures afin de rechercher des similitudes, ou des diffrences selon le cas, pour dterminer la valeur financire dun prjudice moral. Cet exercice prsente des dangers si, ce faisant, le juriste omet de tenir compte des aspects qui distinguent les situations particulires de chacune des victimes. En outre, dans ces dcisions antrieures, on dcrit peu en gnral limpact du prjudice physique sur la vie fonctionnelle ou personnelle de la victime. Cette absence de motivation tend transformer lexercice de comparaison jurisprudentielle en bataille de chiffre sur le pourcentage mdical

    75 Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33 (CanLII), 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, par. 10 et 25; H.L. c. Canada (Procureur gnral), 2005 CSC 25 (CanLII), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401, par. 53). 76 Ostiguy c. Goyer 2012 QCCA 2130.

    https://www.canlii.org/fr/ca/csc/doc/2002/2002csc33/2002csc33.htmlhttps://www.canlii.org/fr/ca/csc/doc/2005/2005csc25/2005csc25.html

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    dincapacit et la valeur financire lui accorder. Ceci a pour effet quon assiste, en bout de piste, une nouvelle bataille : celle des chiffres dpersonnaliss alors que leur fonction est de rparer le prjudice subi dans son intgralit. Le rsultat, bien prvisible, a conduit la sous-indemnisation dj mentionne. Par ailleurs, certains juges utilisent les montants indiqus dans les dispositifs des jugements comme un prcdent qui lie. Cest le cas, par exemple, pour le montant de 25 000 $ suggr par la juge LHeureux-Dub dans larrt Augustus c Gosset77 peru pendant plusieurs annes par certains juges comme un tarif fixe78

    . Laffaire concernait la rclamation dune mre pour le chagrin caus par le dcs de son fils, jeune adulte, tu par balle par un policier. Dans un jugement devenu clbre et qui a fait couler beaucoup dencre, la Cour suprme avait alors nonc, sans toutefois rendre jugement sur cette question, quune somme de 25 000 $ lui apparaissait raisonnable dans les circonstances. Elle a retourn le dossier devant la Cour dappel pour quelle procde rendre jugement sur lindemnit accorder. Cest cette tape que le dossier a fait lobjet dun rglement hors cour dont les termes sont demeurs confidentiels. Par consquent, on ne saura jamais la valeur relle de la compensation verse la mre ni lopinion de la Cour dappel sur cette question. Une chose est cependant certaine : lobiter dictum de la Cour suprme a eu leffet, en pratique, dune autorit sur des questions semblables. Les juristes se sont par la suite sentis lis par ce montant, rarement considr comme un plancher et la plupart du temps considr comme un plafond, selon le cas, ou comme un tarif fixe, comme indiqu.

    Le dfi en regard de ces pertes est de faire une preuve dtaille et complte du prjudice rellement subi par un tmoignage sincre sans pudeur ni retenue sur ce que la vie concerne est devenue depuis la faute. Il faut ensuite amener le tribunal se distancer des dcisions antrieures, ce qui sera dautant plus facile quelles sont souvent peu motives et ne permettent pas au lecteur de comprendre, lanalyse, ce qui justifie les montants octroys, limitant dautant plus la valeur leur accorder titre de prcdent. Il faut enfin convaincre quen ces matires, le prcdent a de trs grandes limites et son utilit est relative et il devrait tre cart si son utilisation a pour effet de priver la victime dune compensation personnalise qui a tenu compte du fait que sa situation est unique. Dans un jugement quil rendait en 2001 relativement lagression physique perptre par un officier du syndicat lgard dun de ses membres, lhonorable Andr Denis indiquait ce qui suit :

    77 [1996] 3 R.C.S. 21; [1990] RJQ 2641 (C.S.); [1995] R.J.Q. 335 (C.A.). 78 D. GARDNER, Larrt Gosset, dix ans aprs (2006) Le prjudice corporel, Service de la formation continue du Barreau du Qubec, volume 252, la page 95.

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    Le danger, en tablissant les dommages dans un tel recours, est de banaliser outrance la rclamation et de nen faire quun incident de parcours ou une discussion muscle comme le suggre le dfendeur.

    Lvnement est srieux et les consquences pour le demandeur sont graves. Il est atteint dans son intgrit physique et humili dans sa condition dhomme.

    Tout cela a un prix. Loctroi de sommes symboliques risque dajouter linjure linsulte et de dcourager de se prsenter devant un tribunal ceux qui ont droit juste compensation.

    linverse, il faut se garder de toute vengeance et se rappeler la sculaire sobrit de nos tribunaux en matire doctroi de dommages.79

    [les souligns sont ntres]

    2.3 La valeur actuelle : comment?

    2.3.1 Linflation et le point de dpart des calculs Pendant de trs longues annes, pour tablir la valeur dune rclamation, les tribunaux sappuyaient sur les montants octroys en jurisprudence sans tenir compte de leffet du temps sur la valeur du dollar. Dans loptique de respecter la pratique jurisprudentielle tablie par les dcisions antrieures, les tribunaux ont appliqu les dcisions en omettant toutefois de tenir compte de linflation, en date de leur jugement ou en date du jugement quils comptent appliquer. Ainsi, sauf dans certains cas pour les paramtres donns par la trilogie, les montants ntaient pas compltement indexs. On a ainsi peu peu tabli des indemnits qui, au fil du temps, ont fondu en valeur et ce faisant, sloignait de plus en plus dune indemnisation juste. Dix ans aprs larrt rendu par la Cour suprme dans laffaire Gosset, lauteur Gardner a dnonc ce phnomne injuste en ces termes :

    Quand cessera-t-on de se rfrer au montant de 25 000,00 $ propos par la Cour suprme dans Gosset en dollars de 1996, alors que le calcul avait t fait, ds

    79 Lalonde c. Gauthier, [2001] R.R.A. 966, aux paragraphes 89 et suivants AZ-50102487 ( Juge Andr Denis).

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    le jugement de premire instance, en date de lassignation survenue en 1988? 80

    Il faut donc se garder de faire des comparaisons en fonction de la date du jugement puisque cest celle de lassignation qui est retenue par le tribunal 81

    [les souligns sont ntres]

    Il ne fait plus de doute aujourdhui que les montants accords dans les dcisions antrieures sont rputs tre des indemnits accordes la date dinstitution des procdures. La jurisprudence et les auteurs sont limpides cet gard82. Or, une perte non pcuniaire de 30 000 $ octroye en 2010 pour une action intente en 2002 vaut, en dollar de 2012 plus de 37 000,00 $83. Ceci signifie donc, comme lenseigne le professeur Gardner, quen recherchant la valeur actuelle dun jugement rendu, il faut rechercher la date dinstitution des procdures84. Par ailleurs, dans loctroi des dommages, il faut tenir compte de linflation et viter le double emploi, do la date des calculs, car linflation doit tre calcule une seule fois85. Dans Libert TM c. Fortin86

    , la cour dappel est intervenue pour corriger lerreur du juge de premire instance qui avait calcul la valeur des pertes non pcuniaires au jour de son jugement et avait ensuite accord des dommages moratoires, ce qui faisait double emploi. Cest donc une erreur de droit de choisir la date errone pour tablir la valeur actuelle dun jugement pass. Cest aussi une erreur notre avis descamoter les annes ayant couru, rduisant par le fait mme nant le volet de linflation pour ces annes.

    Ainsi, la valeur du montant de 25 000,00 $ en dollars de 1988 mentionn dans laffaire Gosset serait de 44 180,57 $ en date du 31 novembre 2012. Dans laffaire St-Ferdinand, lautorisation dintenter le recours collectif a t accorde le 10 janvier 198687, et la demande forme le 9 juin 198688

    80 D. GARDNER, Larrt Gosset, dix ans aprs , la page 105.

    . La dcision de premire instance a t rendue le 6 dcembre 1989 et la dcision finale a t rendue par la Cour suprme dix ans plus tard, le 3 octobre 1996, mais douze annes aprs les faits. Si la date dassignation

    81 D. GARDNER, Larrt Gosset, dix ans aprs , la page 104. 82 Voir notamment Libert T.M c Fortin et D. GARDNER, Larrt Gosset, dix ans aprs . 83 De Montigny c. Brossard (Succession). 84 D. GARDNER, Larrt Gosset, dix ans aprs , la page 105. 85 Libert TM c. Fortin 86 Libert TM c. Fortin 87 Curateur public c. Syndicat national des employs de l'hpital St-Ferdinand, [1990] R.J.Q. 359 88 Curateur public c. Syndicat national des employs de l'hpital St-Ferdinand, [1990] R.J.Q. 359, 361.

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    retenue est le 10 janvier 198689, ceci signifie que la somme de 1 750 $ octroye par le juge de premire instance le 6 dcembre 1989 tait, en ralit, au moment de son jugement, 2 590,96 $ et de 3 922,77 $, plus du double, au moment de la dcision de la Cour suprme. Cet exercice, simplement mathmatique est trop souvent escamot en pratique, ce qui est un des facteurs additionnels contribuant sous-indemniser les victimes90

    . En effet, dans le langage juridique qui suivra et dans la mmoire collective, ce qui est rest de St-Ferdinand est 1 750,00 $ tout comme le montant de