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L'Odéon. Suivi de Contes d'après décembreexcerpts.numilog.com/books/9782402526272.pdf · classe de piano raffolent de lui. C'est peut-être à cause de ce film. Nous étions toutes

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L'ODÉON suivi des

Contes d'après Décembre

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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

LE NAVIRE EN PLEINE VILLE, H i e r et A u j o u r d ' h u i 1948.

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ANDRÉ KÉDROS

I / O D E O M Récit suivi des

i

C o n t e s J a p r è s D é c e m b r e

H I E R E T AUJOURD'HUI

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I l a été t iré de cet ouvrage quarante exemplaires sur vélin p u r fil dont vingt-deux exemplaires numérotés de i à 22 et dix-huit exemplaires hors commerce,

numérotés de 23 à 40.

Tous droits de reproduction, d'adaptation et de traduction réservés pour tous pays.

Copyright by Les Éditeurs Réunis, 1949.

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J

E commence ce journal parce qu'hier j'ai eu mes quinze ans. Maria dit que c'est le moment pour com- mencer un journal. Maria est d'une année plus âgée

que moi. Elle est mon amie, mais je ne l'aime pas trop. J'ai dit ça comme ça, un jour, et mère s'est fâchée et m'a appelée hypocrite. Suis-je une hypocrite? Je ne sais pas. Je n'ai pas d'autres amies que Maria, c'est vrai. Mais c'est venu sans que je sache comment, depuis le temps où nous jouions aux billes. Si je lui disais que je ne l'aime pas, elle ne me croirait pas. D'ailleurs cela ne changerait rien. Mère dit que Maria est une fille sage et qu'elle a une très belle voix. C'est vrai, mais je crois que mère dit ça à cause du père de Maria, l'épicier. Mère fait ses emplettes chez lui, et mon amie m'a dit l'autre jour que nous avons beau- coup de dettes chez son père. Cela, je le sais. Mon père est fonctionnaire et il gagne très peu d'argent parce que nous sommes en guerre. Il fait toujours la grève avec les autres fonctionnaires, alors on lui retient encore le salaire. M. Mandakas, notre voisin, dit qu'un jour les Allemands l'attraperont, qu'ils l'enverront à Haidari et pire encore. Mais je crois que père est meilleur que mère. Il ne gagne pas beaucoup d'argent, mais c'est la guerre. Et puis les autres qui en gagnent beaucoup, comme le père de Maria, ils font du marché noir.

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Mère fait les yeux doux au père de Maria. Je les ai attrapés un jour, alors que l'épicier la tripotait au fond de la boutique. Mère était très rouge et contrariée parce que je les avais surpris. Elle m'a prise par la main et m'a dit que je ne devais pas m'imaginer des choses et que c'était seulement à cause du « crédit ». Elle m'a dit encore que l'épicier n'était qu'un gros joufflu dégoûtant, avec ses touffes de cheveux qui lui sortent du nez et des oreilles. Moi, je ne sais pas. Peut-être qu'elle dit la vérité, peut-être aussi qu'elle ment. En tout cas, Maria ne doit rien savoir de tout ça. Si elle l'apprend, elle sera encore plus insuppor- table. Elle a une belle voix, ça oui, mère a raison, mais sage elle ne l'est pas. Elle va tous les soirs se frotter à des jeunes gens qu'elle appelle des étudiants. De beaux étu- diants! L'un d'eux, je le connais, il est garçon chez le coif- feur de la place Vatis. C'est vrai que Maria a déjà beau- coup d'allure... Ses nichons sont à point et tous les hommes la regardent et la taquinent dans la rue. Elle dit que je suis retardée, qu'à mon âge je devrais être déjà une femme. Maintenant je crois que cela ne tardera pas. Je me suis sentie tous ces jours. un peu drôle, je ne sais pas ce que c'est. J'irai peut-être quand même avec Maria dans le parc. Elle m'y invite tout le temps, mais j'ai peur de ces hommes qui se cachent dans l'ombre et vous font des signes.

Aujourd'hui notre Odéon passait des examens. C'est- à-dire seulement la classe du « bel canto ». Nous autres, élèves, étions là comme public. M. Mitilinis, notre direc- teur, avait loué pour l'occasion la grande salle de Pallas. Mais elle était presque vide. Ici et là, seulement, quelques parents d'élèves.

Et les voix sur la scène sonnaient creux. Manoli, qui était près de moi, m'a expliqué qu'une grande salle vide, ça

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change le « timbre ». On nous parle souvent du timbre des voix ou des instruments, mais je n'ai pas encore bien compris ce que c'est. C'est un truc en rapport avec les tuyaux et le bois, qu'est-ce que ça peut avoir à faire avec la voix ? En tout cas on ne pouvait pas se tromper. Même la belle' voix de Maria, ou celle de Katina, qui veut devenir soprano d'opéra à la Scala de Milan, avaient des retentisse- ments aigus et désagréables. J'étais assise au premier rang, et devant moi, sur des chaises, était installé le jury. Il y avait là M. Mitilinis, qui est à la fois notre directeur et un grand compositeur, et Mme Mitilinis, sa femme et notre directrice, qui est aussi professeur de piano. Et Mme Ma- vridis et Mme Pineli qui sont des professeurs de chant au Conservatoire National, et Mme Moralis, qui est cri- tique musical au « Vima ». Ils étaient là à bavarder entre eux, cependant que Vassiliki chantait un air de Mignon. Je me demande comment ils peuvent juger si un élève sait chanter, quand ils bavardent comme ils font. Mme Moralis s'était penchée vers Mme Mavridis et elle lui expliquait les points d'un pull-over qu'elle était en train de tricoter, et Mme Pinelis se plaignait à Mme la directrice du « sissi- tio » (i) qu'on a organisé au Conservatoire National. Elle disait qu'il n'y avait eu aucune répartition d'oignons depuis des semaines. Alors la directrice lui a dit qu'elle parlerait à M. Mitilinis, pour voir si elle ne pouvait lui en céder quelques-uns du stock de l'Odéon et elle s'est penchée vers son mari, qui copiait des partitions sur une petite table devant lui. Mais au lieu de lui parler des oignons, elle lui a dit qu'il avait fait une bêtise de louer la grande salle de Pallas, puisque la salle était vide et qu'on était en guerre.

Alors, M. Mitilinis s'est fâché et a tapé du poing sur la table et tout le monde a cru que c'était à cause de l'horrible

(i) Cantine.

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fausse note que Vassiliki venait de faire. Et Mme Maltsioti, qui était assise derrière moi et qui est le professeur de Vassiliki, est devenue toute rouge et s'est mise à jeter des regards inquiets à droite et à gauche par-dessus son mouchoir, avec lequel elle se mouchait bruyamment. Mais moi, qui écoutais, je savais que ce n'était pas pour ça, car M. Mitilinis a répondu à sa femme qu'il avait loué la salle parce qu'il devait la louer, et que, pendant la guerre plus que jamais, on devait sauver les traditions. A ce moment des coups de feu ont éclaté dans la rue et tout le monde a commencé à s'agiter, et Manoli et d'autres jeunes gens se sont précipités à la fenêtre, mais il n'y avait rien à voir. Par bonheur, Maria est montée sur la scène et elle a com- mencé le grand air de La Tosca. Elle a une voix de tonnerre, cette fille, légère et pure, et c'est idiot de dire qu'elle a une voix) de tonnerre : c'est juste le contraire. Ça monte et ça descend sans aucune gêne et elle sourit tout le temps comme un ange ; on ne dirait pas qu'elle peut raconter les saletés qu'elle venait encore de me raconter quelques minutes avant. Elle chantait seulement un peu vite ; elle pa- raissait nerveuse, peut-être à cause des examens ou à cause des coups de feu. Mlle Miranda, qui était au piano, avait de la peine à la suivre et elle ajustait à tout instant ses lunettes qui lui tombaient sur le nez. Puis quelque chose d'intéressant s'est passé. Des types sont entrés brusque-

r ment dans la salle, revolver au poing, et un Allemand s'est posté en sentinelle à l'entrée principalè. Maria s'est arrêtée de chanter et tout le monde s'est retourné.

Alors, un des types a crié que personne ne bouge, puis il a demandé si un homme ne s'était pas réfugié dans la salle. Alors notre directeur, qui est mince, voûté, aux cheveux encore tout noirs (il doit les teindre), s'est levé et a commencé à jurer contre les types. il a crié que c'était une honte d'entrer comme ça, armé, dans l'enceinte de l'art, et que la troisième muse n'avait rien à faire avec

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leur sale politique. Il a crié d'autres choses encore, que je ne me rappelle plus, mais il avait l'air bougrement bien, ça il faut le lui laisser. Et les types sont devenus tout petits, ils se sont excusés et ils sont partis. Alors tout le monde a commencé à jaser à la fois, et Patrikis, le professeur de violoncelle, a commencé à tempêter contre les commu- nistes. Enfin, ils se sont calmés et notre directeur a demandé à Maria de recommencer l'air de La Tosca, et ils écou- taient avec attention et beaucoup de dignité. Manoli, près de moi, m'a dit avoir eu peur. J'ai un béguin pour lui ; il a de jolis yeux tout brillants et les cheveux en désordre. Quand nous étions prêts à partir, il m'a priée de cacher quelques tracts dans mon corsage, car, disait-il, ils avaient peut-être bloqué les rues autour de la salle. Il me dit que, pour moi, il n'y avait pas de danger et que je ne devais parler à personne. Je crois qu'il est communiste.

J'ai eu aujourd'hui ma leçon avec notre Directrice. Il s'agissait d 'une sonate de Chopin que je prépare depuis quelques semaines. J'aime beaucoup Chopin, mais je trouve ça drôle que presque toutes les jeunes filles de notre classe de piano raffolent de lui. C'est peut-être à cause de ce film. Nous étions toutes éprises du beau jeune homme qui jouait du piano comme un dieu et que cette femme en pantalon rendait malheureux avec ses caprices.

Quant à moi, je crois que ce n'est pas seulement le film. Dès que je joue du Chopin, je peux rêver. Voilà ce que c'est. Je joue et je ne fais même plus attention à mon clavier. Je rêve d'être riche, et belle, et aimée, et surtout triste. Ce n'est pas si facile que ça d'être triste. Par mo- ment j'ai terriblement envie de l'être, mais je n'y arrive pas. Une fois je suis fâchée contre mère, une autre fois j'ai peur pour père, ou encore j'ai faim. Impossible d'être

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triste quand on a faim. On est seulement méchant, on a des crampes d'estomac. Ainsi, ce matin, pendant que je jouais la sonate, j'avais faim. Je ne supporte pas la soupe aux haricots, ça me donne des douleurs aux entrailles, et depuis trois jours, midi et soir, on n'a rien eu d'autre à se mettre sous la dent. Autant dire que je n'avais presque pas mangé et que je n'avais pas trop envie ni de ma leçon, ni de Chopin. Pourtant, quand je m'y suis mise, j'ai presque tout oublié et quand je suis arrivée au grand Andante dans le genre « marche funèbre », cela s'accordait si bien avec le vide de mon estomac, que j'ai joué à me donner moi-même la chair de poule. Alors Mme la Directrice m'a interrompue, m'a louée et m'a dit que je serai une grande artiste. Puis elle a fondu en larmes. J'ai joué avec tant de sentiment, m'a-t-elle dit. Surtout cette marche. Cela lui rappelait la fille qu'elle avait perdue il y a dix ans. Elle aurait mon âge, plutôt un peu plus. En tout cas, si elle avait vécu, elle, Mme Mitilinis, aurait été moins malheureuse. Peut-être que Mitilinis, lui aussi, se serait tenu mieux. Il aurait songé à sa fille avant de s'acoquiner avec toutes les garces, comme dernièrement avec cette Aliki. Que cherchait-elle parmi les élèves de l'Odéon? ; Et n'avait-elle pas honte de devenir l'amie d'un vieillard, de lui soustraire de l'argent et de commander au personnel ' comme si elle, Aliki, avait été la Directrice? J'ai eu pitié

L de Mme Mitilinis. Je ne pouvais souffrir cette arrogante d'Aliki, personne ne pouvait ;la souffrir. Et Mme Miti- linis avait été bonne pour moi. Père ne pouvait payer les inscriptions pour mes études de piano. Alors c'est-elle qui est allée le chercher, qui l'a convaincu de me laisser continuer mes études, car ce serait dommage pour mon talent, disait-elle, de les abandonner. Elle a obtenu de son mari que je ne paye que la moitié de ce que les autres élèves payaient. Elle voulait que je finisse mes études avec elle. Elle veillait sur moi jalousement et me parlait souvent

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de la bourse pour l'étranger que je devais obtenir plus tard, quand la guerre serait finie. « Seulement n'oublie pas, quand tu seras une grande artiste fêtée par tout le monde, que c'est moi, moi qui t'ai formée ... » Elle pleurait maintenant et elle me caressait les cheveux avec ses bonnes mains ridées. Puis elle s'est mise au piano et a fini de jouer la sonate. Comment ces mêmes mains peuvent- elles tenir des jeux de cartes pendant des nuits entières? Elles ne sont pas faites pour ça. -

Nous étions dans la classe de contrepoint, Mlle Pénélopi écrivait sur le tableau noir le thème d'une fugue de Bach. Je bâillais de tout mon cœur. La théorie m'ennuie toujours, et la salle est mal aérée. Cela me donne encore plus l'envie de dormir. Quand Mlle Pénélopi s'est retournée, j'ai vu qu'elle fronçait les sourcils. Elle a un grand front sévère et des yeux en amandes. Ses lèvres sont pincées, elle a des gestes de gendarme ; enfin, un drôle de coco.

Je la vois donc qui se fâche et fonce tout droit sur notre camarade Perdiki. J'ai compris tout de suite que c'était à cause de l'insigne. Mlle Pénélopi lui avait dit l'autre jour de l'ôter, elle n'aime pas les insignes de la Néoléa (i). Perdiki se défend et crie que ce n'est pas interdit, et Mlle Pénélopi, en plissant son beau front, lui répond que si, c'est interdit.

— C'est interdit par les Boches, crie alors Perdiki. — Pour une fois ils ont eu raison de l'interdire. — Maman dit que c'est patriotique de porter l'insigne. — Votre mère a tort. Si elle est patriote, elle n'aime

pas les fascistes, elle ne pouvait aimer Métaxas, le fiihrer de la Grèce.

(1) Organisation fasciste de la jeunesse sous l'ancienne dictature.

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— Métaxas était grec. — Grec, oui, mais mauvais grec. Et Mlle Pénélopi s'approche encore pour prendre l'in-

signe, alors Perdiki se met à jurer contre Mlle Pénélopi en l'appelant mauvaise grecque elle-même qui interdit les insignes patriotiques. Mlle Pénélopi devient menaçante, mais Perdiki recule en pressant sur son sein gauche l'insi- gne, cependant que nous autres, nous rions et chahutons. D'une voix lugubre Mlle Pénélopi demande à Perdiki de, lui donner l'insigne, mais Perdiki pousse des hurlements hystériques et saute sur l'estrade derrière la chaire. Elle menace du poing Mlle Pénélopi et lui crie :

— Et puis, si vous n'aimez pas cet insigne, pourquoi me permettiez-vous de le porter du temps de Métaxas, quand je suis entrée à l'Odéon?

Alors, chose curieuse, Mlle Pénélopi baisse la tête, cesse de remuer et, après être restée quelques instants ainsi, immobile comme un marbre, elle se dirige vers la porte et nous plante là sans un mot.

Tout le monde gueule à la fois et chacun a sa petite idée et son explication. Moi aussi, j 'en ai donné une, pour ne pas avoir l'air plus bête que les autres. En vérité je n'y ai compris goutte. Pourquoi a-t-elle pris la clé des champs, Mlle Pénélopi? Elle m'intrigue, cette femme. C'est ça, elle m'intrigue.

/

Ma mère n'étant pas rentrée à la maison de tout l'après- midi, j'avais envie d'aller l'espionner car je la soupçonne d'avoir un nouvel amant : nous mangeons mieux depuis quelques jours. Le pire est que je ne sais pas si je dois lui en vouloir ou non. Quand elle parle à mon père, elle le fait avec tant de douceur, on dirait qu'elle n'aime que lui. Elle puis, dès qu'il tourne le dos, elle se fait belle et s'en

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va. Si elle y prenait du plaisir? Maria me dit qu'on prend du plaisir à faire l'amour avec les hommes. Je sais que mère veut que je me nourrisse mieux et père aussi. Mon oncle est mort de tuberculose il y a un an, mais je crois qu'on me cache la vérité et qu'il est mort de faim. Beau- coup de gens sont morts de faim cet hiver-là. Ils allaient lentement dans les rues en s'appuyant aux murs, puis ils tombaient sur le trottoir, la bouche et les yeux tout grands ouverts. On croyait qu'ils souffraient, et ils étaient déjà partis. On les ramenait sur de petits charriots. Et là on voyait bien qu'ils étaient morts, car leurs bras pendaient et balayaient le pavé et leur tête se balançait à chaque poussée. J'ai vu aussi un Allemand donner des coups de botte à un mort, mais celui-ci n'était pas un vrai machabée, il remuait encore et c'était horrible à voir. A cette époque j'avais faim, moi aussi, terriblement. Ma mère était déses- pérée. Elle croyait à chaque instant que j'allais tourner de l'œil. C'est alors, il me semble, qu'elle a commencé cette histoire avec le père de Maria, l'épicier. Je pense que c'est mal à cause de père. J'aimerais avoir le courage de demander à mère si elle y prend du plaisir. Car si elle prenait du plaisir, j'aimerais mieux mourir.

Je suis allée avec Maria dans le parc. Je n'avais pas trop envie, mais Maria m'a dit que je suis devenue belle et que c'était dommage de laisser ainsi passer ma jeunesse. Elle avait invité pour moi un jeune homme, un « étudiant », en plus de son ami. Les jeunes gens nous attendaient près de la statue. Nous sommes allés nous asseoir sur un banc caché par les lauriers en fleurs. Il faisait encore jour mais le soleil s'était caché derrière l'Acropole. Les jeunes gens se sont mis à nous raconter des bêtises pour nous « mettre à l'aise », disaient-ils. L'ami de Maria l'embrassait

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de temps en temps et son ami a voulu faire de même avec moi. Mais j'avais le trac, je ne me laissais pas faire. Quand c'est devenu tout noir, il m'a embrassée tout de même, et ce n'était pas mal. Maria riait tout le temps et m'appelait une petite gourde. Elle me rendait ridicule. Le jeune homme s'est mis alors à me caresser les jambes et il remon- tait sur les cuisses. L'an passé, mon professeur, celui qui portait une barbiche, m'avait pris sur ses genoux et avait essayé de carresser mes cuisses. Mais je l'avais repoussé et je me suis sauvée. Avec le jeune homme, ce n'était pas la même chose. Il avait une main tremblante qui me donnait des frissons. Même quand il est arrivé à l'endroit où ma peau est toute chaude, je l'ai laissé faire. Mais je n'ai rien senti de spécial. Rien de rien. Je commence à croire que mère ne prend pas du plaisir avec les hommes et je suis bigrement contente.

Toute la nuit il y eu des coups de feu dans les rues. C'est l'E.A.M. (i) qui colle des affiches et écrit sur les murs.

Et les gendarmes, ceux de l'Asphlia (2), sont à leurs trousses, ça fait des bagarres. L'autre matin, on a trouvé un jeune homme dans la rue, il avait une balle dans la tête.

Nos voisines, Mme Mandikas et Mme Gatou, pleuraient quand on l'a chargé sur la brouette pour le transporter à la morgue. Je savais que la plaie était horrible à voir, mais quelque chose m'a poussée, je me suis faufilée parmi les gens et je l'ai vue : c'était mou et sanglant, et les voisins disaient que pendant la nuit, des chiens affamés avaient dévoré une partie du cerveau.

(1) E.A.M. : Front national de libération, (la fameuse organisa- tion de la Résistance grecque).

(2) Asphalia : La Police d Etat.

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Je n'ai pu fermer les yeux de toute la nuit, je voyais des chiens rongeant des cadavres et j'étais inquiète à cause de père. Après des nuits comme ça, on fait la grève ou des démonstrations, et on ne sait jamais si père va revenir sain et sauf le soir.

Cette Aliki est vraiment une garce. Elle s'est disputée avec Mlle Pénélopi pour les gages. Mlle Pénélopi est venue demander sa fin de mois. Les élèves payent les inscrip- tions au secrétariat, mais quand les professeurs vont réclamer leurs gages, il n'y a jamais d'argent dans la caisse.

M. Mitilinis crie toujours qu'il a trop de dépenses avec l'entretien de l'Odéon et avec la coopérative. En réalité, il dépense sans compter. Pas pour lui-même, il est habillé hiver comme été du même veston râpé, et il semble avoir toujours faim. Ses poches sont pleines de corinthes, et pendant la leçon, il mâche sans s'arrêter. Mais ce sont des filles comme Aliki qui bouffent tout.

Elle est jolie cette fille, avec son nez retroussé et ses seins impertinents, mais elle est méchante comme une vipère. Mlle Pénélopi était fâchée contre le secrétaire, un pauvre type si myope qu'il se trompe à chaque coup dans ses additions. Alors Aliki, qui faisait sa manucure dans le bureau, a commencé à crier, que tout le monde était là à demander des gages, mais qu'il n'y avait pas un seul professeur dans l'Odéon à faire son boulot comme il faut, que tout était en pagaïe et qu'elle, Aliki, mettrait de l'ordre dans la boîte.

Alors — c'est Andréas, l'huissier, qui m'a tout raconté — Mlle Pénélopi s'est mise en colère, tellement, qu'Aliki a pris peur et qu'elle s'est réfugiée derrière la grande table de conférences.

C'était une honte, criait maintenant Mlle Pénélopi. Non seulement on était exploité jusqu'à l'os, non seulement la

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musique était devenue un travail de forçats, mais encore il fallait supporter des brimades de la part d'ordures comme Aliki.

Mlle Pénélopi doit être terrible quand elle se fâche. Elle n'a aucune amie à l'Odéon, et je crois que tout le monde a un peu peur d'elle. Moi aussi. Mais je l'admire beaucoup. Elle vous regarde sans bonté, avec des yeux fixes et un peu fous, et pourtant on a l'impression qu'on peut lui faire confiance.

Elle explique bien pendant la leçon. Même moi, qui ne suis pas très intelligente, je la comprends. Puis tout à coup, elle s'arrête et semble avoir la pensée ailleurs. A quoi pense-t-elle? Je voudrais bien le savoir. Elle est si étrange. Elle porte des bas de laine et un tailleur noir qui ne lui sied pas du tout. Pourquoi ne s'habille-t-elle pas mieux?

Elle est jeune, elle n'est pas laide, elle pourrait encore se marier. On dit qu'elle a aimé autrefois un professeur de notre Odéon, qui est mort. On raconte aussi qu'elle va encore de temps en temps jouer de la guitare sur sa tombe. Mais ce sont des racontars, je n'en crois pas un mot.

Aliki doit avoir fait une scène à M. Mitilinis, car celui- i ci a demandé Mlle Pénélopi dans son bureau. Je ne vois

pas très bien comment M. Mitilinis et Aliki peuvent faire l'amour.

D'après ce que j'ai compris et d'après ce que Maria me dit, ça fait toujours un peu mal. Alors, n'est-ce pas, c'est la femme qui doit avoir peur de l'homme. Moi, en tout 'cas, j'en ai une peur bleue. Mais avec ces deux-là, je ne sais vraiment pas comment ça se passe. C'est juste le contraire. C'est M. Mitilinis qui a peur, il semble ter- rorisé par Aliki.

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Alors nous, on s'attendait à un grand fracas entre Mlle Pénépoli et notre directeur. Nous rôdions dans les couloirs, tendions l'oreille, mais rien ne se passait. Un murmure de voix, c'était tout. Quand Mlle Pénélopi est sortie, les autres profs l'entourèrent et nous aussi. Elle avait les pommettes rouges et ses yeux brillaient. Tout le monde lui, posait des questions, alors elle sourit et annonça que les profs seraient payés dès le lendemain et que, dorénavant, il n'y aurait plus de retard pour les salaires. Les autres profs n'en revenaient pas de leur surprise et Mlle Pinélis fit le signe de la croix et cracha trois fois dans son corsage, peut-être faisant un vœu, peut-être à cause de Mlle Pénélopi, dont elle dit souvent qu'elle est sorcière.

Aliki ne s'est pas montrée de toute la journée. Sans doute a-t-elle eu vent de la manière dont les choses se sont passées. Mais, le jour suivant, elle s'est amenée avec deux officiers allemands dans une voiture de la Wehrmacht. C'est qu'elle joue depuis quelque temps à la radio. Elle joue comme un canard empaillé, il faut le dire, jamais elle n'aurait pu se produire devant un microphone sans l'appui de M. Mitilinis. Notre directeur avait étudié autrefois. en Allemagne, et il paraît que l'orchestre de Berlin exécute de temps en temps ses morceaux symphoniques. C'est du moins ce qu'il nous répète souvent. Si bien qu'il a ses entrées à la direction allemande de la Radio et qu'il a pu imposer Aliki. On dit aussi que les Allemands sont à court d'artistes. Il n'y en a pas beaucoup qui veulent jouer pour eux, paraît-il. Alors, pour Aliki, c'est du tout cuit. Elle s'est donc amenée avec ses types en uniforme pour prendre une revanche sur Mlle Pénélopi. L'un des officiers était Î gros et soufflait comme une locomotive ; l'autre était le chef d'orchestre Stidius, qui dirige maintenant l'orchestre symphonique. Je l'avais déjà vu une fois, alors que j'accom- pagnais au piano la chorale, à 1 « Heure de l'Enfant ». Il est

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vieux et sombre à vous donner froid dans le dos. Aliki, tout en montant l'escalier, ne cessait de prendre des airs de grande artiste, de faire des chichis et de glousser comme une poule. Et le gros officier lui faisait des compliments en français. Alors, toutes les portes des studios de musique et des salles se sont entr'ouvertes et, de partout, on sortait le nez et on chuchotait. C'était juste ce qu'elle voulait, la nouille : faire l'importante. Elle a disparu avec ses deux cavaliers dans le bureau de la direction, et Mitilinis a envoyé Andréas, l'huissier, chercher de l'ouzo.

Je jouais la sonate de César Franck avec Manoli. Il joue bien, il a un archet ferme et surtout du rythme, ce qui manque le plus à nos élèves violonistes. Au milieu de l'Allégro, voilà que mes yeux tombent sur de grands cafards qui courent à toute vitesse sur le plancher humide. J'ai pris peur et je me suis arrêtée. Manoli s'est moqué de moi et m'a traitée de froussarde. Je me suis fâchée et je lui ai dit que j'avais beaucoup de courage, mais que les cafards je ne pouvais les souffrir et que c'était plutôt le dégoût que la peur.

Alors il s'est penché sur moi, je croyais qu'il voulait m'embrasser, mais non, il me dit, tout sérieux, qu'il avait vu l'autre jour combien j'étais courageuse. Je ne savais pas de quoi il parlait, puis je me suis rappelée tout à coup les tracts que j'avais cachés pour lui dans mon corsage.

— Pourquoi as-tu fait cela? m'a-t-il demandé. I J'étais toute prête à lui répondre que c'était à cause de jses lèvres gourmandes et de ses cheveux en désordre. Mais : je me suis retenue, j'ai senti qu'il n'avait pas l'esprit ! tourné vers la plaisanterie.

— C'était tout naturel, lui dis-je, ne sommes-nous pas des copains?

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— Je voudrais tant, Smaro, me dit-il, que nous soyons encore meilleurs copains et que nous luttions ensemble.

— Que nous luttions ensemble? demandai-je, étonnée. — Oui, c'est-à-dire lutter pour notre pays, pour

qu'il soit grand et fort comme autrefois, et libre, bien entendu.

Je lui dis que je voulais bien voir mon pays libre et fort, mais que je ne voyais pas très bien ce que j'aurais pu faire pour l'y aider. Il m'expliqua que je devais entrer dans le mouvement. Je lui demandais alors s'il était communiste. Il fronça les sourcils et me dit que les communistes n'étaient pas les seuls à lutter pour leur pays. Il resta muet pendant quelques instants, puis il me dit que si je voulais entrer à l'E.A.M., il ferait le nécessaire pour que j'y sois acceptée. Il était plus joli! que jamais avec sa fri- mousse sérieuse, et sans trop y penser, je lui dis que j'au- rais aimé lutter à ses côtés. Il se gratta la tête, embarrassé, puis il demanda comme pour lui-même si j'allais me montrer digne de sa confiance. Dans un élan je lui dis oui. Alors, toujours aussi embarrassé, comme s'il eût regretté d'être allé si vite, il me promit de m'introduire dans une cellule de l'E.A.M. Alors j'ai pensé aux bruits de bagarres dans la nuit et au jeune homme à la cervelle mangée par les chiens, et cela a refroidi d 'un coup mon enthousiasme. J'ai eu la frousse, cette fois, la vraie. Je lui dis que s'il s'agissait de courir la nuit pour coller des tracts et des choses comme ça, je ne marcherais pas. Il m'a souri et m'a dit de ne pas m'en faire, car pour commencer ce n'était pas grand-chose que de faire partie de l'E.A.M., tous les gueux y étaient. Mais que plus tard j'aurais une mission importante. Cela ne m'a nullement rassurée. Il a pris alors de nouveau son violon et nous avons continué notre sonate, mais ça n'allait plus comme avant. Je crois que je me suis é'mbarquée dans une sale histoire.

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Titica m'a invitée chez elle pour me donner l'occasion d'essayer son piano neuf. Je n'aime pas aller chez elle, c'est trop grand et trop propre. Ça me rappelle le dentiste. Pas à cause de tous ces trucs avec lesquels il vous tracasse les dents, mais à cause de la salle d'attente. Tout y est astiqué, on a peur de salir et de marcher sur le tapis, on parle à voix basse, on ose à peine respirer. C'est exactement comme ça chez Titica, car ses parents sont riches, son père a une fabrique de souliers. Moi, j'ai la tremblote dès que la bonne ouvre la porte. Le parquet est glissant et je fais une grande enjambée pour l'évitçr, la bonne tourne autour de moi, et avant de comprendre ce qu'elle me veut j'ai ôté toute seule mon manteau, alors elle n'est pas contente. Quand on entre dans le grand salon, je sens le besoin de regarder derrière moi, tellement il est grand. Et il y a partout des glaces et des horloges, et des pendules qui sonnent toutes à la fois, et des statuettes, et des vases auxquels on doit faire attention pour ne pas les renverser. Mais pour les vases, ça me chiffonne. A quoi servent les beaux vases, si ce n'est pas pour y mettre des fleurs?

Je n'avais donc pas trop envie d'aller chez Titica, mais, d'autre part, jouer sur un vrai Bechstein, c'est le rêve de ma vie. J'ai donc mis ma jolie robe, celle qui fait rebon- dir mes seins/ et un sale Macaroni m'a pincée au passage. Cela m'arrive chaque fois que je la mets, et chaque fois je me dis que ce sera pour la dernière fois. Mais, à la fin, j'étais tout de même contente de la porter, car chez Titica il y avait du monde, et de quoi aurais-je eu l'air avec ma pauvre petite jupe de tous les jours? Quand j'ai entendu tout ce bruit-là dans le salon, j'ai cru que je m'étais trompée de jour et je voulais repartir. A ce moment Titica est venue dans le vestibule et m'a dit de ne pas m'en faire, qu'il s'agissait d'une surprise. Elle m'a dit que c'était

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une réunion patriotique et qu'il fallait entrer sans bruit, à cause de Manoussis, l'acteur, qui était en train de lire des vers de Palamas. Elle m'a dit aussi que je devais regarder sa mère, et que chaque fois que je la verrais applaudir, je devais applaudir aussi, car il s'agirait alors d'un passage patriotique. Quand je suis entrée, tout le monde me regar- dait. Moi, je n'ai vu que du jaune, à cause des lampes, et puis les grands chapeaux que portaient les dames, et brusquement, je ne sais pas pourquoi, j'ai eu honte de ma robe courte. Je me suis cachée dans un coin, Titica s'est assise près de moi et nous avons mangé de vrais gâteaux d'avant-guerre, et je devais applaudir de temps en temps, mais une fois j'ai oublié de le faire, à cause des gâteaux. Puis Titica s'est penchée à mon oreille et elle m'a dit qu'elle allait me confier un grand secret. Elle m'a montré un long bonhomme aux cheveux roux et au visage blême. Il était assis dans un fauteuil, bâillait de temps en temps et semblait s'ennuyer. Titica m'a chuchoté que c'était un Anglais et qu'il ne fallait le dire à personne, car il était de l'Intelligence Service et il se cachait chez eux. Elle m'a dit aussi que c'était à cause de lui qu'elle m'avait priée de venir, et non pas à cause du piano, parce que je joue si bien la Grande Polonaise. L'Anglais voulait absolu- ment entendre la Grande Polonaise et elle, Titica, ne l'avait jamais étudiée. Elle m'a dit encore que son père trouvait ça très bien, car des morceaux comme la Polo-

- naise exaltent les sentiments patriotiques. Moi, quand j'ai appris que je devais jouer devant tout

ce monde et devant l'Anglais, j'ai perdu tout goût pour les gâteaux. Je mâchais, je mâchais, mais je ne pouvais plu? avaler, c'était comme de la paille. J'ai expliqué à Titic; que j'avais le trac, que je ne pouvais jouer, et que d'ailleurs je n'avais pas joué la Polonaise depuis longtemps. Elle n'eut pas le temps de me répondre, car voilà l'acteur qui finit de dire ses vers et tout le monde s'exclame et applaudit,

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et deux bonnes s'amènent avec des petits verres et on boit à la santé des Alliés et du roi Georges. Et avant que je ne comprenne de quoi il retourne, la mère de Titica est devant moi, elle me demande gentiment si j'ai aimé les gâteaux et, sans autre mot, elle me prend par la main et m'entraîne au milieu du salon :

— Et maintenant, dit-elle, une petite fille issue du peuple, de notre magnifique peuple, jouera la Grande Polonaise de Chopin.

Alors on applaudit à tout casser, et moi je suis moite, je sens l'odeur de ma propre sueur et dans mes yeux fourmillent mille lumières. Je suis assise, je ne sais com- ment, devant le grand Bechstein (que le diable l'emporte 1) et mes doigts sont comme des morceaux de bois. Alors, dans le silence, il n'y a rien à faire, je dois m'y mettre et je fais une fausse note dès le premier accord. Mais je con- tinue en serrant les dents, alors que la Polonaise fait un bruit de casseroles. Tout à coup je ne peux plus, je halète, je trébuche et j'enfouis mon visage en larmes dans le clavier. C'est la fin, le piano résonne longuement dans une horrible cacophonie et les gens murmurent. Quelqu'un dit : « C'est un scandale ». Une voix de femme s'exclame : « Sûr qu'elle est communiste. » Une autre dit encore : « Elle sabote notre fête, la petite moucharde. » Et moi je presse le front contre les touches froides, j'ai honte et je les hais tous, , comme peut les haïr une petite fille du peuple. il

Haralambos se tenait debout, près de la porte, n'osant pas s'aventurer avec ses bottes cloutées sur le parquet luisant. Manoli se promenait d'un air dégagé dans les salons, tambou- rinant avec ses doigts les tables ou esquissant un début de mé- lodie sur le Bechstein ouvert.

— Ah, vous voilà ! fit une voix nasillarde. •

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Un petit homme aux cheveux soigneusement lissés se dirigea vivement vers Manoli.

— C'est lui, votre patriote? demanda-t-il en montrant du menton Haralambos.

— Oui, monsieur, dit Manoli en lui serrant la main comme à une vieille connaissance.

— Tes sûr de lui? — Je réponds de lui. — Je me demande si on peut se fier aux artistes... demanda

l'homme, à moitié plaisantant. — Il ont plus d'intuition que le commun des mortels,

répondit Manoli sur le même ton. — Allons voir le patron, fit encore l'homme. « Le patron? », pensa Haralambos. Ce monsieur paraissait

suffisamment bien habillé pour être lui-même un patron. Il suivit pourtant docilement Manoli, qui lui chuchota en passant :

— Matsakis, l'industriel. Matsakis prit les devants en suivant un corridor, s'arrêta

devant une porte, frappa, attendit, déférent, qu'on lui réponde et pénétra, toujours le premier, dans la chambre. C'était une pièce exiguë encombrée d'un lit défait, d'une table chargée de livres, d'une armoire à la porte largement ouverte sur une foule de menus objets en désordre. Dans un coin, une étagère soutenait un poste de radio étonnamment compliqué. La fenêtre était fermée en dépit de la chaleur et l'atmosphère était lourde d'une odeur douceâtre de tabac.

Haralambos ouvrit de grands yeux sur ce tohu-bohu, ainsi que sur le grand gaillard qui, tout en marmottant une sorte de salut, continuait de jouer avec un jeune chien. Il avait les cheveux couleur de feu et le visage brouillé, de grandes taches de rousseur. Sa robe de chambre, et surtout les pan- toufles qui découvraient ses talons nus et jaunâtres ache- vaient de lui donner un air bizarre.

— Hello, boy! fit l'Anglais en apercevant le visage

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nouveau de Haralambos, et il tendit à l'ouvrier une poigne solide. Haralambos la prit et la serra joyeusement.: Il s'était enfin rappélé le but de cette rencontre, et l'homme avait un air sympathique.

Matsakis s'entretint avec l'Anglais dans sa langue. L'homme de l'Intelligence Service acquiesçait vivement.

— Il te demande si tu as un plan, dit Matsakis s'adressant à Haralambos.

Bien sûr qu'il en avait un. Il en avait même deux : un plan de l'usine et un plan à lui, un plan d'action. Il tira des papiers de sa poche et expliqua longuement en reniflant d'émotion.

La plus grande difficulté était d'introduire la dynamite dans l'usine. Il lui fallait pour cela l'aide d'un camarade. Une fois la dynamite passée, c'était là, au point indiqué sur le papier par une croix, qu'il voulait la cacher. Puis il trou- verait bien un moyen pour la placer là, dans la cave, au-dessous du grand bâtiment. Le plus délicat était de s'y faufiler un peu avant l'arrêt du travail... Avec une mèche assez longue pour...

— Nous avons des engins aux mécanismes spéciaux qui règlent l'explosion èi la minute, dit Matsakis avec une cer- taine emphase.

C'était tant mieux pour Haralambos ; il pourrait ainsi provoquer l'explosion une fois que les copains auraient quitté l'usine. Pour lui, cela n'avait pas d'importance, mais il ne voulait pas faire de mal aux « potes »...

L'Anglais, sans comprendre, observait l'homme, sa car- rure, sa mimique. Il demanda à jeter un coup d'oeil sur les dessins sommaires qui indiquaient l'emplacement des usines. Il hocha la tête d'un air satisfait. Matsakis était gagné, lui aussi, par une sorte d'euphorie. Il se frottait les mains, oubliait les distances et tutoyait Haralambos ou encore lui donnait de petites tapes encourageantes sur l'épaule.

— Ce sera du bon travail, mon gars, s'exclamait-il, du très bon travail... Une belle explosion, je vois ça d'ici...

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Il ne souhaitait pas la voir autrement. L'Anglais adressa quelques mots à Matsakis et se mit

à caresser le chien. Matsakis serra la main de Haralambos et la secoua avec enthousiasme.

— Le patron est d'accord, dit-il. Mes '•félicitations, mon vieux... Vous pouvez aller droit au boulot. Vous combattez pour une grande cause, vous le savez bien, n'est-ce pas? Nous combattons pour la même cause, n'est-ce pas, Manolil Tous, tant que nous sommes : des Anglais et des Grecs, des indus- triels, des artistes et des ouvriers... Tous pour notre bonne vieille patrie...

L'Anglais s'était dirigé entre temps vers un placard adroi- tement dissimulé dans le mur. Il perdit en chemin une pantoufle, dont le jeune chien s'empara aussitôt pour courir follement parmi les meubles avec sa proie entre les dents. L'Anglais le gronda puis ouvrit le placard pour en sortir un paquet

' enveloppé dans de vieux journaux. — C'est ça... dit Matsakis, en tendant le paquet vers

Haralambos avec appréhension. Ne l'ouvrez pas ici, c'est » dangereux. Manoli va vous montrer comment ça marche...

Puis, après avoir demandé quelques instructions en anglais, il exhiba une petite bourse en cuir, en sortit dix pièces d'or et les posa sur la table devant l'ouvrier.

— Si tout marche bien, dit-il, vous recevrez la même somme après...

Haralambos fixa l'or d'un air stupide. Il n'avait jamais envisagé qu'il pût être payé pour ce qu'il voulait entre- prendre. Il n'avait vu, de sa vie, un tel trésor. Il prit les pièces dans sa paume et sentit pendant un instant leur poids doux, puis son visage s'assombrit et il les posa d'un geste brusque sur la table.

— Mais, prends-les, idiot, qu'est-ce que tu attends? l'incita Manoli en passant une main nerveuse dans ses [cheveux

, en désordre. Haralambos secoua la tête :