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BIBEBOOK PIERRE LOTI RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

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  • BIBEBOOK

    PIERRE LOTI

    RAPPORT SUR LESPRIX DE VERTU

  • PIERRE LOTI

    RAPPORT SUR LESPRIX DE VERTU

    1898

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1111-9

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Lecture

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • LU DANS LA SANCEPUBLIQUE ANNUELLE DE

    LACADMIE FRANAISE DU17 NOVEMBRE 1898

    MESSIEURS, Avec humilit profonde, dans un sentiment de v-nration presque religieuse pour ceux et pour celles que jevais nommer ici, jessaie daccomplir la tche que vousmavezcone.

    Cest encore en parlant de moi-mme que je commencerai mon dis-cours, et cette faon de faire, sans doute, ne sera point pour vous sur-prendre, puisquelle constitue, parat-il, un de mes dfauts coutumiers.

    Mais beaucoup dmes, en ces temps de vertige, ressemblent lamienne, et, pour ladresser plusieurs qui mcoutent ici, je pourrais em-prunter Victor Hugo son trange phrase: Ah! insens, qui crois que tunes pas moi! Donc, un enseignement peut-tre jaillira pour quelques-uns, lorsque jaurai dit en toute sincrit comment mon me, dabord en-nuye et hautaine devant cette tche que lon mimposait, est peu peu

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  • Rapport sur les prix de vertu Chapitre

    devenue respectueuse et attendrie. A ceux qui sont mes frres par la souf-france, mes frres par lorgueil, mes frres par le doute et par le trouble,combien je voudrais pouvoir communiquer le bien que je me suis fait moi-mme et lapaisement que jai trouv, en vivant par la pense, du-rant quelques semaines, au milieu de ces simples et de ces admirablesque lAcadmie franaise glorie en ce jour!

    Tous, nest-ce pas? nous avons fait, au cours de notre vie, quelquebien, et l; du bien qui, en gnral, nous a donn peu de peine, nousa privs de peu de chose. Et nous nous sommes magnis alors, disanten nous-mmes: La bont habite notre cur. Comme nous tions loincependant, loin et au-dessous du moindre, du dernier de ces aptres obs-curs, dont jai mission de vous entretenir! Nous, gens du monde, quellesque soient nos dtresses intimes et caches, nous restons les favoriss surcette terre. Tous, brls plusou moins de dsirs inassouvis, dambitions,de convoitises, tourments dirralisables rves, nous puisons en notrepropre cur nos sourances, parfois innies, je le sais bien, mais quisattnueraient par la patience et loubli de soi-mme. En somme, nousavons la fortune, le luxe, ou bien la fume dun peu de gloire, ou toutau moins les commodits de la vie, nos lendemains assurs, du bien-treen perspective jusqu lheure de la mort. Ceux dont je vais vous parlernont rien, nont jamais eu rien; pour la plupart, ils nont plus la sant nila jeunesse, pas seulement le pain de chaque jour, et ils trouvent le moyendtre bons, de ltre inpuisablement, toute heure, durant des mois etdes annes; ils trouvent le moyen dtre secourables et doux, de donnerpar miracle ce quils nont pas, et, dans leur dnuement sublime, ilssont heureux par la charit

    La charit, que vous mavez con la mission, pour moi un peu cra-sante, de clbrer aujourdhui, je la trouve glorie dune faon dnitiveet magnique dans un livre qui rsistera lcroulement des religions etde la foi, dans le livre ternel qui survivra toutes choses et qui se nommelvangile:

    Quand mme, dit saint Paul, je parlerais toutes les langues deshommes et des anges, si je nai point la charit, je ne suis que commelairain qui rsonne et comme la cymbale qui retentit.

    Et quand mme je connatrais tous les mystres et la science de

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  • Rapport sur les prix de vertu Chapitre

    toutes choses, et quand mme jaurais la foi jusqu transporter les mon-tagnes, si je nai point la charit, je ne suis rien.

    Et quand mme je distribuerais tout mon bien pour la nourrituredes pauvres, et que je livrerais mon corps pour tre brl, si je nai pointla charit, cela ne me sert rien.

    Oh! ils ont la charit, ceux-ci, tous ces ignors dhier, auxquels nousallons orir aujourdhui, avec un semblant dclat, de bien insusantesrcompenses: travailleurs la journe accabls par les ans, vieilles ser-vantes que la fatigue puise, pauvres et pauvresses, inrmes, paraly-tiques, auxquels nous faisons en ce moment une trop mesquine apo-those, avec nos admirations distraites et mondaines, avec un peu dar-gent que nous leur donnons et que, soyez-en srs, ils ne garderont pointpour eux-mmes.

    Ils ont la charit, et la vraie, ainsi quelle est dnie par saint Paul,que je veux citer encore; car il ne sut pas de faire le bien, il faut surtoutle faire comme ils lont fait, dune faon patiente et tendre, dune faonaimable et avec un bon sourire

    La charit, crit laptre ses amis de lglise de Corinthe; la charitest patiente, elle est pleine de bont; la charit nest point envieuse; lacharit nest point insolente; elle ne sene point dorgueil.

    Elle nest point malhonnte; elle ne cherche point ses intrts; ellene saigrit point; elle ne souponne point le mal.

    Elle excuse tout, elle croit tout, elle espre tout, elle supporte tout.Cest bien cela. Depuis deux mille ans, la charit na point vari, et,

    telle la comprenait laptre, telle la pratiquent notre poque ces tresdexception et dlite que lAcadmie, tous les ans, va rechercher et d-couvrir, tonns et confus, dans les faubourgs populaires, au fond desprovinces, dans les campagnes ignores.

    Jai dit: tonns et confus, car ils ont aussi la modestie, et ils sonttous inconscients de ce que vaut leur cur. Ils nont point sollicit nossurages; oh! non, et la plupart dentre eux apprendront aujourdhuiseulement, avec stupeur, que nous les avons distingus. Ils nous ont tdsigns dabord par la rumeur publique, qui sgare si souvent dansses haines, mais qui si rarement se trompe lorsquil sagit au contraire deremercier et de bnir. Toute la population dun village, ou dun canton, ou

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  • Rapport sur les prix de vertu Chapitre

    dune banlieue, sest unie pour nous dire ceci, par quelque lettre couvertede naves signatures: Il y en a un parmi nous qui nest pascomme lesautres, qui ne sait faire que du bien tout le monde, qui est un modle dedouceur et de dvouement; vous qui donnez des prix de vertu, venez doncy voir. Alors, lenqute a t commence, avec discrtion, avec mystre,pour ne pas earoucher le candidat, et lenqute presque toujours nousa rvl une existence admirable.

    Cette anne, comme tous les ans, il y a eu abondance de sujets, et il afallu choisir, oprer, parmi ces hros du sacrice quotidien, un trs di-cile triage Oh! je voudrais pouvoir les nommer tous, les lus et mmeceux qui auraient mrit de ltre! Mais ce serait interminable et bienfastidieux. Et puis leurs humbles noms, en gnral, sont si plbiens, sivulgaires et inlgants, que le sourire peut-tre vous viendrait cette no-menclature.

    Non seulement il a t impossible de les rcompenser tous, mais deplus, comme le choix sest port sur ceux qui avaient donn au prochainle plus de leur force et de leur vie, sur les plus prouvs par les longuespatiences et les longs sacrices, sur les trs uss et les trs vieux, plusieursque lon venait dlire sont morts depuis nos sances du printemps; dansla liste que jai l, je vois, beaucoup de noms barrs lencre, avec, enregard, lannotation: dcdMon Dieu, je nen suis pas en peine, de cesderniers. Ils sen sont alls peut-tre, dans quelque rgion mystrieuse etrayonnante, chercher des couronnes plus belles que nous nen saurionsdonner ici; ou, tout au moins, jouissent-ils de dormir sans trouble et sansrve, et de ntre plus nulle part

    Au premier rang de vos lus, messieurs, je trouve un prtre, unprtre des environs de Belfort, la ville hroque, le Pre Joseph, delordre des Barnabites, auquel vous avez accord la plus haute des r-compenses prises sur le legs de M. de Montyon.

    Cest pour celui-l surtout que vous avez cru devoir agir avecmystre,connaissant sa modestie, et voici ce que nous apprennent son sujet vosrenseignements, recueillis dans le plus grand secret, comme sil se ft agide dpister un malfaiteur.

    En 1870, quand clata la guerre, le Pre Joseph, qui stait dj signalpar sa charit dans une petite paroisse de Genve, demanda du service

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    comme aumnier dans nos armes et se t envoyer aux avant-postes dAl-sace. Enferm bientt dans Strasbourg, il passa ses jours et ses nuits auxremparts, parmi nos soldats, et gagna, sous le feu de lennemi, la croix dela Lgion dhonneur.Quand Strasbourg eut capitul, les Prussiens le trou-vrent aux ambulances et larrtrent; leur gnral cependant lui orit lalibert, quil refusa pour sen aller en captivit au milieu des prisonniersles plus humbles. Souponn despionnage par nos ennemis, que surpre-nait un dvouement pareil, il fut dabord cantonn Rastadt, surveillde prs et malmen, jusquau moment o larchevque de Fribourg, lereconnaissant pour un pur aptre, le couvrit de sa protection.

    Voulez-vous aller la mort? lui crivit un jour ce mme arche-vque. La vre typhode svit Ulm; dj deux mille de vos compa-triotes en sont atteints, et pas un prtre franais nest avec eux.Quelquesheures aprs, il tait Ulm. Il y resta neuf mois, nuit et jour au chevet desmourants, sans vouloir ni repos ni sommeil. Entre temps, il crivait sesamis de France, leur demandant de largent, des vtements chauds, des se-cours de toute sorte, pour ceux qupargnait la contagion, mais que tour-mentaient le froid et la misre. A son appel, les dons arrivaient comme parmiracle, et il distribua, durant cet hiver sinistre, plus de trois cent millefrancs! Ladmiration alors simposa nos ennemis, qui le voyaient de prs luvre, et ils lui orirent la croix de lAigle noir. Mais, de mme quilavait nagure refus la libert, il dclina lhonneur, demandant, commeseule grce, que limpratrice Augusta voult bien lui accorder une au-dience, et, une fois admis devant la souveraine, il sut obtenir delle cequi avait t refus jusqu ce jour aux autres sollicitations franaises:le rapatriement immdiat de tous les prisonniers pargns par le typhus.Plus de vingt trains chargs de jeunes soldats prirent la route de nos fron-tires dvastes, et des centaines denfants de France furent sauvs par ceprtre.

    La guerre nie, le Pre Joseph revint senfermer obscurment dans sapetite glise de Genve et consacra son activit aux enfants orphelins ouerrants, quil groupa autour de lui, quil recueillit dans son presbytre.Cela dura jusquau jour o lintolrance religieuse le t expulser du ter-ritoire suisse, en mme temps que son vque. Se sparer ainsi de tousses ls dadoption lui causa alors un tel dsespoir quil suivit, sans plus

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    rchir, une ide hroque et folle: avec son modeste patrimoine, dunetrentaine de mille francs, il acheta sur le sol franais, tout prs de la fron-tire, une ferme o il runit ses chers protgs. Mais, pour nourrir tout cepetit monde, qui stait rendu, si conant, son appel, il navait plus rienalors, sans perdre son aisance sereine, il se multiplia, il t des prires, desprdications, des qutes Il y a vingt-deux ans aujourdhui quil a fond,avec cette irrexion admirable, un orphelinat de cent cinquante enfants,et jamais ses lves, sans cesse renouvels, nont manqu du ncessaire.Cest par centaines quil a ramass, dans la boue des grandes villes, depetits abandonns, de petits vagabonds, pour en faire de paisibles labou-reurs, ou bien des missionnaires, beaucoup de braves soldats aussi, oumme de braves ociers de notre arme.

    Tout cela, nest-ce pas? est bien admirable, et mme un peu mer-veilleux, et il est certain que, parmi tous ceux dont jai mission de vousparler ici, le Pre Joseph est celui qui a rempli la tche la plus fconde;lAcadmie a donc bien jug en lui dcernant sa plus haute rcompense dont il va faire, dailleurs, lusage dsintress que lon peut prvoir. Maisil a eu pour le soutenir, lui, la grandeur mme de son ide et de son uvre,le succs toujours croissant de sa parole daptre; cest au grand jour quila vcu et quil a lutt. Donc, comme il est un prtre et presque un saint,son humilit chrtienne me pardonnera de dire que je mincline encoredavantage devant les pauvres tres moins dous, plus obscurs, dont jeparlerai tout lheure, et qui ont pein dans lombre, de plus rebutantesbesognes.

    Cette hroque folie de fonder des asiles denfants, alors que lon nepossde rien ou presque rien, est moins rare que lon ne pense, et, leplus surprenant, cest quelle russit toujours! LAcadmie, qui en trouveconstamment des exemples, a dcouvert cette anne, Mary, tout prs denous, dans la Seine-et-Marne, une adorable vieille demoiselle, appele dugentil nom de Colombet, qui depuis vingt-cinq ans, sur ses modestes re-venus, entretient un asile dorphelines, une cole gratuite, un autre asileencore pour les bbs du pays, et qui conduit elle-mme tout ce petitmonde avec une bont et une douceur maternelles.

    Une autre sainte lle, plus que septuagnaire. Marie Lamon, accom-plit, depuis vingt-cinq annes aussi, un miracle de chaque jour dans son

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    orphelinat de Tarbes, fond, semble-t-il, envers et contre tous les aver-tissements du sens commun. Cela a commenc par un petit abandonnquelle a recueilli une fois; ensuite il lui en est venu deux, puis trois, puisdix, puis quarante. Et voici dj plus de mille orphelins qui ont t levset placs par ses soins.

    Mais, celles qui recueillent ainsi des enfants ont au moins la joie devoir leur visage et leur sourire, dpier les promesses de lavenir chez cespetits tres quelles faonnent leur guise, de les suivre plus tard dans ledveloppement heureux de leur vie

    Et je trouve plus tonnantes encore et plus surhumaines celles quirecueillent les vieillards, car, de ceux-l, il ny a jamais rien attendre,que la lente dcomposition et la mort.

    Au nombre de ces dernires est la demoiselle Josphine Guillon, quidabord rvait de fonder un orphelinat de jeunes lles, mais qui, la suitede je ne sais quelle vision mystique, pendant lextase dun plerinage,crut comprendre que le Christ lui demandait un sacrice plus lourd, et seconsacra aux vieux pauvres, aux vieilles pauvresses.

    De la mme cole, mais dune plus humble origine, est cette MarietteFavre, qui, aprs avoir servi comme domestique pendant vingt ans, re-prit sa libert vers la quarantaine, dans le but bien arrt de consacrer des vieillards sans foyer ses petites conomies et le reste de ses forcespuises. Sa premire recrue fut une vieille mendiante aveugle, avec quielle partagea son unique chambre: une vieille paralytique ne tarda point venir sinstaller en troisime dans le singulier mnage; puis, naturel-lement, la porte tant ouverte, il en arriva dautres, toujours dautresEt aujourdhui plus de cinquante dbris humains sont groups autour deMariette Favre, logs dans des btiments quelle a fait construire avec lefruit de ses qutes, nourris, chaus comme par miracle, on ne sait plusavec quel argent. En admirant tout cela, on doit renoncer comprendre.Et il faut tre lange de patience, dingniosit et de douceur quest cettelle, pour gouverner si discordante rpublique; car ces pensionnaires ontt ramasss Dieu sait o; en arrivant l, les bons petits vieux cestainsi quelle les nomme sont pour la plupart insupportables, et, quantaux bonnes petites vieilles, inutile de dire que ce sont des pestes. Ehbien! la communaut marche souhait quand mme; au milieu de tout

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    ce monde, la chre vieille lle, coie toujours de son vnrable bon-net blanc dancienne servante, volue en souriant, aimable, enjoue; ellecalme les uns, elle amuse les autres; tout en pansant des plaies, en la-vant des mains sales, en chassant la vermine des lamentables chevelures,elle ramne la bonne humeur chez les hargneux et les sombres. Et puis,sous ses ordres, tout le monde, suivant ses moyens, concourt au bien-tredautrui. Tel bon petit vieux qui a les pieds encore solides, mais qui estaveugle, va promener au soleil sur son dos, telle bonne petite vieilledont lil est rest vif, mais qui na plus de jambes. Quant au travail, ilest rparti, dune faonmerveilleusement entendue, entre chacun suivantles facults quil conserve; ceux-ci labourent le jardin aux lgumes, ceux-l coupent le bois ou bien mettent des pices aux souliers qui susent; etdes grandmres paralytiques, dont les doigts sont agiles encore, tricotentjusquau soir, sur leur lit, des chaussettes ou des jupons. Il y a certaine-ment des jours dinquitude dans le phalanstre, cest quand le pain vamanquer, ou bien cest, par les temps de gele, quand spuise la rservedu charbon. Mais la sainte, alors, prend sa robe des dimanches avec sonbonnet le plus blanc, pour sen aller tendre la main chez les riches etchaque fois lon sen tire! Oh! il y a aussi des jours de liesse; il arriveque de bonnes mes, loccasion de certaines ftes, envoient quelquesfriandises, des poulets ou du bon vin; ces jours-l, on sassemble pourdes repas qui ont la nave gat des dnettes denfants, et, au dessert, lesbons petits vieux se mettent en frais dinnocentes galanteries, pour lesbonnes petites vieilles, qui leur chantent des chansons.

    Il y a une dlicatesse exquise apporter ainsi, non seulement un peude bien-tre ou de moindre sourance, mais encore un peu de joie et desourire ces dcrpitudes, ces lentes agonies, qui semblaient voues lhorreur du dlaissement et du froid, sur des grabats solitaires. Dailleurs,les bonnes magiciennes en cheveux gris ou en bonnet de linge, qui pr-sident ces choses, paraissent elles-mmes toujours gaies et doivent pos-sder certainement une paix et un bonheur dj ultra-terrestres, que nousne saurions comprendre.

    Parmi les prix Montyon, tous les ans nous avons aussi des sauveteurs.Et il en est un, cette anne, qui prsente une physionomie bien parti-

    culire, un rude Breton de Port-Navalo, nomm Georges Pouplier; ancien

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  • Rapport sur les prix de vertu Chapitre

    marin, il va sans dire, ancien second matre de manuvre, dont la largepoitrine est couverte des dcorations les plus glorieuses: avec la Lgiondhonneur et la Mdaille militaire, tout un jeu de mdailles de sauvetageen argent et en or, auprs desquelles paraissent ngligeables tant decroix dont se chamarrent des politiciens ou des gens de cour.

    La vie de Georges Pouplier est un long roman daventures, qui semblecompos par quelquun de nos anciens conteurs franais. Il a, pendant desannes, promen par le monde sa vigueur de Celte, nageant, plongeant,comme un dieu marin, dans les grandes houles glaces des mers du nord,ou bien dans les eaux quatoriales o les requins habitent, et toujoursramenant au rivage, ou au navire, des gens qui allaient prir, marins,femmes ou petits enfants. Ces dernires annes, il tait aux postes lesplus prilleux de lAfrique centrale, sous les ordres de mon camarade etami de Brazza un autre hros, ce dernier, que la France ingrate a jetpar-dessus bord, comme nous disons en marine.

    En 1873, tout jeune gabier de lquipage du Beaumanoir, dans les mersdIslande, il avait fait ses dbuts en sauvant ensemble un ocier et unnovice. Et en 1894 enn, il termina la longue srie de ses sauvetages ilnous pardonnera bien lui-mme den sourire un peu, tant cest imprvu en repchant dun seul coup douze ngres du Congo.

    A ct de ce roi des sauveteurs, lAcadmie en a prim nombredautres qui se sont jets leau, dans le feu, qui ont arrt des chevauxemports ou des taureaux furieux

    A Dieu ne plaise que jaie lair de ddaigner ces braves. Mais je fais leur sujet mes restrictions, comme jen ai fait tout lheure au sujet duPre Joseph. Dans les choses admirables, il y a des degrs comme en tout.A la faveur dun lan superbe, second presque toujours par une impul-sion de vigueur physique, on joue sa vie pour sauver celle dun autre;cela est beau, je le veux bien, et nous nen serions pas tous capables; maiscela nest pas soutenu, cela na pas de dure. Oh! combien je trouve plusdiciles et plus loin de moi je puis bien dire plus loin de nous cessacrices, accomplis avec un visage serein, qui durent des mois, des an-nes, des dizaines dannes, sans une minute de faiblesse, sans un retourdgosme, sans un murmure Aussi je me sens plus tonn encore, plusrespectueux et plus petit, devant le troupeau habituel des vieux serviteurs,

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  • Rapport sur les prix de vertu Chapitre

    des vieilles servantes, des vieux ouvriers, des vieilles couturires, de tousles pauvres gens qui sont comme les abonns annuels des prix Montyon.

    Les vieilles servantes! LAcadmie, cette anne, en a couronn dix-huit, qui semblent vraiment des tres de lgende, tant leur abngation etleur bont confondent nos gosmes mondains.

    Mon Dieu, leur histoire toutes est peu prs pareille. En gnral,elles sont entres presque enfants dans quelque famille que le malheurensuite est venu frapper, et alors elles ont voulu rester sans gages au ser-vice de leursmatres dautrefois; peu peu, elles leur ont tout donn, leurspetites conomies, leur force, leur saine jeunesse de paysannes, ou mmeleur beaut, car plusieurs taient jolies, aimes, dsires, et elles ont sa-cri cela aussi, conduisant de braves amoureux qui les voulaient pourpouses. Il en est qui se sont mises travailler vreusement nimportequel rude ou ingnieux mtier de leur invention, an de pouvoir rappor-ter le soir un peu dargent ou un peu de nourriture aux anciens matresdevenus inrmes, quil faut encore soigner et panser avant de sendormir.

    Telle, cette bonne Savoyarde, appele Claudine Buevoz, qui sest faitedvideuse de soie et qui pelotonne sans trve ses cheveaux, pour nour-rir sa pauvre vieille matresse de jadis, aujourdhui veuve, misrable etimpotente.

    Telle encore, cette milie Aubert, de la Provence, qui sest improviserevendeuse de lgumes et de poulets aux portes de Marseille, pour subve-nir aux besoins dune vieille douairire et de sa lle, toutes deux maladeset sans pain. Elle tait ne dans une demi-aisance, cette milie Aubert, lledun notaire de province qui possdait quelque bien, et personne net puprvoir pour elle tant de dchance et de misre. Lorsque, aprs avoir toutperdu, elle se dcida entrer comme gouvernante chez les nobles damesquelle soutient aujourdhui par son trac puisant, ces dernires habi-taient le chteau familial dont elles portent le nom, et do elles ont tchasses depuis tantt vingt ans, la suite de revers inous. Les voil doncaujourdhui, ces trois femmes, unies dans une commune dtresse mat-rielle. Et cest milie, lancienne gouvernante, dailleurs la seule valide deltrange trio, qui pourvoit toutes choses. Sous les brlants soleils dt,sous les pluies dhiver, elle va courir pied les villages, pour acheter leslgumes quelle revient vendre au march de la ville, russissant payer

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  • Rapport sur les prix de vertu Chapitre

    ainsi la nourriture de ses chres matresses et leurs vtements modestes.Il y a encore parmi tant dautres cette ravaudeuse de vieux pa-

    rapluies et de vieux tamis, qui sappelle Josphine Bnteau. Une lle dubas peuple, celle-l, qui est entre comme servante quatorze ans, il y aun demi-sicle peu prs, dans une famille de forgerons vendens. Lesenfants taient nombreux au logis; mais; malgr les soins de leur bonne,les uns aprs les autres ils sont morts de la poitrine; le pre son tourles a suivis au cimetire, et bientt il nest plus rest que la veuve, avecle dernier des ls: un jeune garon tout frle, qui sest mis travaillerseul dans la forge dlaisse, pour gagner le pain de la maison. Travailler,forger, battre le fer, il le fallait bien, et dailleurs le petit ne connaissaitpoint dautre mtier moins dur; mais la brave Josphine, le trouvant bienmaigre et bien ple, ne le perdait plus de vue et, pour lui viter les fatiguesexcessives, surtout les sueurs dangereuses, ctait elle, le plus souvent, qui grand eort frappait sur lenclume. Il sen est all quand mme, ce der-nier enfant, vaincu, lui aussi, par le mal invitable. Cest alors que pourfaire vivre la maman de tous ces morts, puise du reste par la maladie etle chagrin, la servante a imagin de rparer les parapluies, les tamis ou lespaniers. Et tout le jour donc, elle sen va dans les villages, trottinant par lessentiers, poussant son cri de raccommodeuse, son pauvre cri chant, quisteint de plus en plus avec les ans; le soir ensuite, quand elle rentre ex-tnue, elle trouve le moyen encore dgayer un peu sa vieille matresse,par de bons sourires, damusants propos, tout en lui prparant le repasquelle lui a si pniblement gagn dans sa journe.

    Parmi nos prix Montyon, nous navons pas, bien entendu, que des ser-vantes, mais aussi quantit douvriers, de petits employs obscurs, entrelesquels on ne sait vraiment qui choisir, ni qui plus admirer; quantitde braves mnages, dj chargs denfants, qui ont recueilli avec ten-dresse des orphelins, des grands-pres, des grandmres, de vieilles tantesaveugles ou en enfance snile, et qui ont travaill avec plus dacharne-ment pour faire la vie douce tout ce monde.

    Des mnages, par exemple, comme celui des Raunier, qui sont despetits artisans de Lodve. Ils ont pass leur vie, ces Raunier, autant lafemme que le mari, faire du bien, veiller des malades, secourir desmalheureux. Et la femme, un jour, ne sachant plus que donner, a eu lide

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  • Rapport sur les prix de vertu Chapitre

    dorir son lait; elle a nourri successivement plusieurs pauvres bbs,qui languissaient parce que la poitrine de leur mre avait t tarie par lasourance ou la faim

    Parmi ces tres capables ainsi de tout sacrier pour leur prochain,il sen trouve qui, par surcrot, sont des impotents, des malades, des in-rmes; alors cela devient de leur part, nest-ce pas? quelque chose desurhumain, quelque chose danglique. Il nous est bien arriv tous, aucours de nos existences surmenes, de nos voyages, de nos plaisirs, dtrefrls plus ou moins lgrement par laile brlante de quelque vre quipassait, et chacun de nous se-rend compte peu prs de labattementquune sourance cause. Eh bien! il y a sur terre des cratures qui ontsouert toute leur vie, dont lenfance rachitique a t sans soleil et sansjeux, qui ont tout le temps vgt dans des logis sombres, qui ont atteintpniblement la vieillesse sans rencontrer une heure de joie ni de sant,mais dont le courage et le dvouement nont, malgr cela, jamais connude dfaillance.

    Ainsi, cette sainte lle appele Eugnie Lucas, inrme, traneuse debquilles, demi percluse force de douleurs, endurant un continuelmartyre; mais, sans se plaindre, travaillant nuit et jour des ouvragesde couture peine pays, pour faire vivre son vieux pre, sa vieille mreaveugle quelle adore.

    Ainsi cette Eugnie Philippart, inrme et contrefaite, leve par cha-rit jusqu quinze ans dans un asile de bonnes surs. Une tante la re-cueillit sa sortie de lhospice et lui apprit son mtier de repasseuse.Travaillant toutes deux, elles vcurent dabord sans trop de misre. Maisbientt la tante sentit ses yeux sobscurcir; quelque temps encore, elle putpromener son fer sur des surfaces unies, des nappes, des rideaux, que sanice tendait sur une table, et puis il a fallu y renoncer: elle ny voyaitplus. Et voici aujourdhui vingt ans quelle est aveugle, tendrement soi-gne par sa nice, qui a refus de la laisser partir pour lhpital. Elle tra-vaille, elle repasse tant quelle peut, la pauvre nice inrme et bossue, etpourtant sa dtresse augmente de jour en jour, car dcidment ses yeuxlabandonnent; alors il y a souvent, comme elle dit, des malfaons dansson ouvrage, et ses pratiques commencent de la quitter. Mais, se privantde tout, mme de nourriture, an de pouvoir dorloter encore la vieille

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  • Rapport sur les prix de vertu Chapitre

    tante aveugle, elle ne cesse de lui faire, dun ton enjou, dinnocentes etpieuses petites histoires, pour lui donner entendre que louvrage va bien,que les demandes auent et que laisance est au logis.

    Les dernires dont je parlerai, messieurs, sont les surs Michaud, quivgtent au hameau perdu de la Vermanche, dans le dpartement du Cher,et auxquelles vous avez accord un prix de cinq cents francs. Celles-lsont aveugles de naissance, toutes deux. Sous leur vieux toit de paille,sur leur sol de terre battue, elles ont commenc ds lenfance travaillercomme deux bienfaisantes petites fes. Pendant que leurs parents labou-raient la terre, cultivaient le verger qui les faisait tout juste vivre, ellesarrivaient, force de volont, tenir propre le mnage et mme pr-parer les repas; en ce temps-l, qui fut pour elles le temps prospre dela vie, tout reluisait dans la chaumire; sur les pauvres meubles bien ci-rs, les moindres objets salignaient dans un ordre minutieux. Quand lesvoisins alors sbahissaient de voir les choses si bien ranges, les petiteslles navement rpondaient: Eh! si nous navions pas soin de remettrenos aaires aux mmes places, comment les retrouverions-nous aprs,puisque nous ny voyons pas? La famille ainsi vivait presque heureusequand, il y a une dizaine dannes, le pre mourut, laissant le verger labandon, laissant la mre puise de travail et demi inrme. A ce mo-ment on pensa bien faire, la mairie du plus prochain village, en orantde placer la veuve dans un hpital; mais lide de se sparer de leur vieillemre jeta les deux surs aveugles dans un dsespoir areux: Plus tard,supplirent-elles, plus tard, sil le faut absolument; laissez-nous dabordessayer de vivre ensemble; nous ferons tout ce que nous pourrons! Et,quand je vais dire ce quelles ont fait, vous croirez entendre un conte em-belli plaisir.

    Elles ont appris ler de la laine, et, en prolongeant leurs heuresdtudes jusquau milieu de la nuit, bien entendu sans avoir besoin delumire, elles sont aussi parvenues apprendre coudre, assez bien pourgagner quelque argent, avec de louvrage con par les bonnes mesdalentour. Elles ont appris laver leur linge, sasseyant au lavoir ctdune voisine obligeante qui les avertit si cest assez propre, ou bien silfaut frotter un peu plus. Dans les commencements elles possdaient unechvre, dont le laitage composait dailleurs, avec du pain, leur seule nour-

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    riture, et la vieille maman avait encore la force de la mener patre le longdes routes, tout en ramassant du bois mort pour le feu des veilles. Puis, lapauvre veuve est devenue en enfance, gardant lenvie de sen aller commeautrefois sur les chemins, la grande inquitude de ses lles qui nosaientplus perdre le contact de sa robe: Mon Dieu, disaient-elles, si elle sga-rait, si elle allait choir dans quelque foss! Comment ferions-nous pourcourir sa recherche, puisque nous navons point dyeux? Aujourdhui,cette crainte nest plus, car la mre est alite, et elle est devenue aveugle son tour! Et les deux surs redoublent de tendresse, pour celle quejamais elles nont vue et qui ne peut plus les voir. Elles redoublent de tra-vail aussi, an de lui procurer tout ce qui peut adoucir son dclin. Ellessingnient la distraire, elles svertuent la tenir bien propre, et, dtailqui me semble adorable, quand il sagit de la changer de linge, elles fontchaque fois pieusement chauer la pauvre grossire chemise, la ammede quelques branchesmortes ramasses ttons dans les bois. Jamais ellesnont demand laumne, jamais on na entendu sortir de leurs bouchesun murmure ni une plainte.

    Au milieu de leur ternelle nuit, ttonnant sans cesse et cherchantavec leurs mains, toutes les deux, pour aider cette mre, qui ttonne etcherche aussi dans une obscurit pareille, elles ont une douceur toujoursgale et une sorte dinaltrable contentement

    La source de telles rsignations nous demeure bien inaccessible, ettout cela, nest-ce pas? est dailleurs plein de mystre, car nous restonsconfondus devant la destine de ces mes hautes et sereines, quempri-sonnent ainsi, comme par chtiment, des enveloppes de tnbres.

    Mais ce que nous pouvons constater, sans arriver le bien com-prendre, cest quun bon sourire calme et clair est demeure sur le visagede tous ces dshrits, de tous ces sacris, dont je nai pu vous donnerla liste trop longue.

    Au contraire, nous, gens quelconques du tourbillon de ce sicle, notrelot, presque tous, est lagitation, vaine, le dsir et la dtresseMonDieu,devant la banqueroute de nos plaisirs, le vide pitoyable de nos lgances,le nant de nos petits rves purils, devant la fuite des jours et leeuille-ment de tout, que faire, aux approches si solennelles du grand soir, onous rfugier, o nous jeter? Il y a bien des clotres, restes dun autre

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    temps, dbris qui subsistent et o lon va encore; mais ils ne conviennentquau petit nombre de ceux qui ont gard la croyance en des dogmes pr-cis, et je ne sais pas dailleurs sils y trouvent tant que cela le repos, cesrvolts et ces solitaires qui vont orgueilleusement sy enfermer.

    Alors, considrons de plus prs le cas trange de nos prix Montyon,qui ne se sparent point des autres hommes leurs frres, mais qui trouventla paix en soubliant pour eux.

    Avant de nir, je veux citer laptre une fois encore: Maintenantdonc, dit-il, ces trois forces, demeurent: la foi, lesprance et la charit;mais la plus grande est la charit. De nos jours, nous ne pouvons plus,hlas! parler ainsi. Malgr ce demi-rveil de mysticisme, auquel nous as-sistons et qui, je le crains, sera passager comme une chose de mode, lafoi, sape par tant douvriers de mort, sen est alle avec lesprance. Osont-ils ceux dentre nous qui oseraient dire, avec une certitude triom-phante, quils ont la foi et quils ont lesprance? Mais la charit resteA la charit, nous pourrions encore accrocher nos mains dcourages etlasses Et, aprs nous tre inclins trs humblement devant ceux dontjai eu mission de parler, devant ces vieux serviteurs aux doigts calleux,devant ces vieilles servantes uses et inrmes, devant ces aveugles, de-vant ces pauvres et ces pauvresses, peut-tre pourrions-nous essayer oh! trs petites doses, suivant nos faibles moyens, et seulement aux ins-tants o nous nous sentons meilleurs, peut-tre, aprs leur avoir fait icinotre rvrence profonde, pourrions-nous essayer de les imiter un peu.

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  • Une dition

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    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.