Mechoulan - Bergson anachronique, ou la metaphysique est-elle soluble dans l´intermedialité

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    Bergson anachronique, oula mtaphysique est-elle soluble

    dans lintermdialit?

    R ICMCHOULAN

    intermdialits n o 3 pr intemps 20 0 4

    1. Henri Bergson, Le possible et le rel [1930], La pense et le mouvant : Essaiset confrences, Paris, Librairie Flix Alcan, 1939 [1922], p. 126-127. Dsormais les rfren-ces cet ouvrage seront indiques par le sigle pr suivi de la page, et places entreparenthses dans le corps du texte.

    Le temps qui passe ne coule pas dun mouvement linaire et continu, iltourne au contraire sur lui-mme, gnrant de petits tourbillons locaux,

    des courants qui creusent le lit des poques, des formes fluides o une viesociale se contracte, trouvant dans le repli et le retour un ttonnement heureux.Cest ainsi que lon peut comprendre la paradoxale actualit de Bergson dontni la phnomnologie ni la psychanalyse ni le marxisme ne sont parvenus nous dbarrasser, alors mme que chacun semblait bien pointer du doigt lesaveuglements de la philosophie bergsonienne et les moyens den dpasser lesillusions banalement mtaphysiques.

    LE RYTHME (DU) REL

    Comprendre ainsi cette actualit, sur le fond dune telle conception du temps,cest demble (un mot quil aime) mettre Bergson aujourdhui dans ce quildisait autrefois. En effet, dans son article sur Le possible et le rel, il renverselhabitude temporelle qui voit le possible entourer dune frange dincertitude lerel comme si nous devions chaque instant choisir notre action dans unventail de possibilits: il montre que le possible est suscit partir de lactionrelle et non le contraire. On pensait que le possible tait moins que le rel(puisque lexistence lui fait dfaut), en fait, le possible nest que le rel avec,en plus, un acte de lesprit qui en rejette limage dans le pass une fois quil sestproduit1 . Cet acte de lesprit nest rien dautre que la production dun mirage,

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    le dispositif dune ncessaire illusion (mirage, dispositif sont les termesquemploie Bergson) dont rend parfaitement compte un temps verbal: le futurantrieur. Le devenir ne fonctionne donc pas de faon linaire en allant dupossible au rel, mais rebours, du rel au possible: cest le rel qui se faitpossible, et non pas le possible qui devient rel (pr, p.132 ; jajoute les itali-ques). Nous navons pas affaire linluctable dun devenir o, parmi de mul-tiples possibilits, se dessinerait la trajectoire unique du rel, mais une incessantefaon de faire advenir le rel en mme temps que se fabrique rtrospectivementle possible, comme une interprtation ajoute lvnement mme. Le deve-nir-Bergson aujourdhui doit lui aussi oprer selon ce mme dispositif, adoptantla forme dun faire.

    On trouve, dans Les deux sources de la morale et de la religion, un apartsur la cration artistique qui reprend ce modle temporel du rel et du possi-ble:

    Une uvre gniale, qui commence par dconcerter, pourra crer peu peu par saseule prsence une conception de lart et une atmosphre artistique qui permet-tront de la comprendre; elle deviendra alors rtrospectivement gniale []. Dansune spculation financire, cest le succs qui fait que lide avait t bonne. Il ya quelque chose du mme genre dans la cration artistique, avec cette diffrenceque le succs, sil finit par venir luvre qui avait dabord choqu, tient unetransformation du got public opre par luvre mme2.

    Luvre relle ne se dtache pas sur un fond de possibles connus, mais

    lartiste invente simultanment une uvre inattendue et lattente quelle va peu peu susciter (en ce sens, lesthtique de la rception et lhermneutique delhorizon dattente sont fondes sur de pieuses illusions ou de mauvaises habitudes).Luvre gniale nest pas simplement celle qui simpose parmi de nombreuxmultiples, mais celle qui ouvre tout un champ de possibles rtrospectivement:elle nous force regarder le pass autrement, donc aussi notre prsent diffrem-ment. Du coup, cest bien le pass qui devient surprenant.

    La comparaison avec la spculation financire semble donner au proposbergsonien une tournure banalement pragmatique: la vrit dune uvre tien-drait tout entire dans son succs. La seule diffrence tiendrait la transforma-tion aprs-coup du public. Mais une marque simpose en Bourse parce quelle

    a justement modifi la perception du public en en faisant des acheteurs poten-

    2. Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion , Paris, Pressesuniversitaires de France, 1961 [1932], p. 75.

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    tiels. Il ny a pas forcment trs loin dune spculation financire une spcu-lation mtaphysique: laction donne un nouveau rythme qui se cristallise enhabitude. Comprendre est une activit rtrospective: littralement, la compr-hension tient ensemble deux temps diffrents, celui du moment o luvre at cre, o lvnement a eu lieu, moment o lexistence alloue se doubledune projection dans le pass de possibles qui lauront apparemment permise,et celui des moments o lvnement se reproduit sur la scne sociale sur lemode de lvidence.

    Il est un autre exemple encore plus clairant sur cette relation entre rythmeet comprhension: la lecture, en particulier la lecture haute voix. Bergsonreconnat bien lutilit dune explication de luvre dun grand crivain,

    encore faut-il que llve ait commenc la goter, et par consquent la com-prendre. Cest dire que lenfant devra dabord la rinventer, ou, en dautres termes,sapproprier jusqu un certain point linspiration de lauteur. Comment le fera-t-il,sinon en lui embotant le pas, en adoptant ses gestes, son attitude, sa dmarche ?Bien lire voix haute est cela mme. Lintelligence viendra plus tard y mettre desnuances. [] Avant lintellection proprement dite, il y a la perception de la struc-ture et du mouvement; il y a, dans la page quon lit, la ponctuation et le rythme 3.

    Lire haute voix conduit donc linterprte retrouver, cest--dire rinventer, le rythme de la composition. Puisque comprendre est avant tout uneaffaire temporelle o la sensation immdiate du mouvement anticipe sur lin-telligence de luvre proprement parler, on conoit que cette anticipation

    (qui est le double invers de la rtrospection du possible) prenne la forme dunrythme4. Goter et comprendre sont allis dans la mme actualisation dunrythme rinvent. Et Bergson ajoute:

    Soit dit en passant, il y a une certaine analogie entre lart de la lecture, tel que nousvenons de le dfinir, et lintuition que nous recommandons au philosophe. Dans

    3. Henri Bergson, Introduction (deuxime partie). De la position des problmes[1922], La pense et le mouvant: Essais et confrerences, p. 108. Dsormais les rfrences cet ouvrage seront indiques par le sigle int suivi de la page, et places entreparenthses dans le corps du texte.

    4. Ludwig Wittgenstein fait une remarque du mme ordre lorsquil avoue navoir

    compris et got la posie de Klopstock qu dater du jour o il a dcouvert les rythmesnots (longues-brves) qui sous-tendaient lcriture des vers. (Ludwig Wittgenstein, Leonset conversations sur lesthtique, la psychologie et la croyance religieuse, Cyrill Barrett(d.), trad. Jacques Fauve, Paris, Gallimard, 1971 (1966), p. 21.

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    la page quelle a choisie du grand livre du monde, lintuition voudrait retrouver lemouvement et le rythme de la composition, revivre lvolution cratrice en syinsrant sympathiquement. (int, p.109)

    Cest dire que nous devrions plus souvent lire haute voix Bergson afin demieux penser lintuition comme mthode.

    LINTUITION ET LEXPRIENCE DE LINESSENTIEL

    La mthode philosophique de lintuition5, comme la lecture haute voix, fonc-tionne au rythme. Lintuition est insertion dans le rythme mme du vivant,dans sa dure propre, de mme qu sa manire le souvenir interprte la per-ception afin de pouvoir mieux sy insrer de faon sympathique6. Cependant,lintuition ne se communique que par lintelligence: elle est plus quide; elledevra toutefois, pour se transmettre, chevaucher sur des ides. Du moins sadres-sera-t-elle de prfrence aux ides les plus concrtes, quentoure encore unefrange dimages. (int, p.52) Ainsi, la

    [mtaphysique vraie] commencera par chasser les concepts tout faits; elle aussi[comme la science] sen remettra lexprience. Mais lexprience intrieure netrouvera nulle part, elle, un langage strictement appropri. Force lui sera de biende revenir au concept, en lui adjoignant tout au plus limage. Mais alors il faudraquelle largisse le concept, quelle lassouplisse, et quelle annonce, par la frangecolore dont elle lentourera, quil ne contient pas lexprience tout entire. ( int,p.55)

    5. Il sagit bien dune mthode : insistant sur le fait que la mtaphysique doitprocder par intuition, en prenant garde au caractre essentiellement actif de lintui-tion mtaphysique, Bergson poursuit en signalant que seule la mthode dont nousparlons permet de dpasser lidalisme aussi bien que le ralisme. (Henri Bergson,Introduction la mtaphysique [1903], La pense et le mouvant, p. 233. Dsormais lesrfrences cet ouvrage seront indiques par le sigle im suivi de la page, et placesentre parenthses dans le corps du texte.)

    6. Le rle de lbranlement perceptif est simplement dimprimer au corps unecertaine attitude o les souvenirs viennent sinsrer. (Henri Bergson, Matire et m-moire, Paris, Presses universitaires de France, 1985 [1896], p. 108. Dsormais les rfrences cet ouvrage seront indiques par le sigle mm suivi de la page, et places entre

    parenthses dans le corps du texte) Toute image-souvenir capable dinterprter notreperception actuelle sy glisse si bien que nous ne savons plus discerner ce qui est per-ception et ce qui est souvenir. (mm, p. 113) Cette interprtation a lieu par contractiondes souvenirs: ce que nous appelons agir, cest prcisment obtenir que cette mmoire

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    Cette image de la frange dimages7

    apparaissait dj dans Matire etmmoire,au moment o Bergson indique que les images-souvenirs dbordentpar dfinition la perception susceptible de les accueillir et que le cerveau apour fonction dcarter les images qui ne peuvent dcidment pas tre utile-ment associes la perception actuelle: Tout au plus certains souvenirs con-fus, sans rapport la situation prsente, dbordent-ils les images utilementassocies, dessinant autour delles une frange moins claire qui va se perdredans une immense zone obscure. (mm, p.90) L o la vie, dans sa dimensionintresse et utilitaire, inhibe les souvenirs, tchant de limiter au maximum lafrange dimages autour de la perception, lintuition mtaphysique cherche, aucontraire, auroler le concept dun halo dimages qui lui permettra de garder

    un contact vivant avec lexprience concrte de la dure. La frange dimages-souvenirs est ce qui donne un rythme la perception comme au concept, elleleur vite de disparatre sous la gnralit, pour lun, ou sous la contingence,pour lautre. Elle alloue lunit du concept ou de la perception la multiplicitde la dure, mais une multiplicit ordonne: un rythme.

    Quoiquun rythme se dveloppe dans le temps de faon continue, il lescande, laccentue, le retourne sur lui-mme: dans la continuit mme de ladure, il instille des discontinuits. Cest en quoi on ne saurait rduire le con-tinu de la dure chez Bergson une traditionnelle mtaphysique de la subs-tance. Lontologie de la mmoire, chez lui, permet la fois de maintenir dansla dure une unit profonde des sujets (la mmoire nest pas localise dans un

    recoin du cerveau, ce sont les tres qui sont dans la mmoire: do la faussequestion de rechercher une localisation des souvenirs en gnral), sans sous-crire, pour autant, une perptuelle identit soi-mme (au contraire, enfaisant du sujet une instance perceptive, voue lactualit et lutilit, et unedynamique mmorielle, faite de virtualit et de rflexion, Bergson trouve dans

    se contracte ou plutt saffile de plus en plus, jusqu ne prsenter que le tranchant desa lame lexprience o elle pntrera. (mm, p. 117)

    7. Bergson lexprime autrement encore dans sa confrence Introduction lamtaphysique: Les divers concepts que nous formons des proprits dune chosedessinent donc autour delle autant de cercles beaucoup plus larges, dont aucun nesapplique sur elle exactement. (im, p. 212) Lors du colloque de Montral, une partie

    de la confrence de Georges Didi-Huberman tait justement consacre cette notionde frange. Je le remercie davoir attir mon attention sur cette image. Il en dveloppecertains lments dans un article paratre : Georges-Didi Huberman, Limage-sillage,Linactuel, no 10 [ paratre].

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    chaque instant des sujets un ddoublement perptuel, ici oubli au profit delaction, l ressenti pour mieux penser). Le mtaphysicien ancien travaillaitsur des concepts dposs par avance dans le langage, comme si, descendus duciel, ils rvlaient lesprit une ralit suprasensible. Ainsi naquit la thorieplatonicienne des Ides. (int, p.57) Il faut, linverse, que le mtaphysiciencher Bergson voie dans les concepts des mots du vocabulaire quotidien la-bors par lorganisme social en vue dun objet qui na rien de mtaphysique.(int, p.61) L o lon croit avoir accs du suprasensible, on a affaire audcoupage social du rel. Il est alors deux options: soit lon fait confiance aulangage ordinaire pour penser les processus signifiants, soit lon fait confiance lexprience ordinaire pour penser lengendrement du sens. La premire voie

    est celle que suivra Wittgenstein; la seconde, celle quemprunte Bergson.Cependant, Bergson apparat bien proche de Wittgenstein lorsquil remarque:

    ce ne sont pas des mots que nous apprenons dabord prononcer, mais des phrases.Un mot sanastomose toujours avec ceux qui laccompagnent, et selon lallure et lemouvement de la phrase dont il fait partie intgrante, il prend des aspects diff-rents: telle, chaque note dun thme mlodique reflte vaguement le thme toutentier. (mm, p.130-131)

    Au del de cette valeur alloue lapprentissage du langage et au contexterythmique de la phrase, il est, de faon encore plus fondamentale, frappant devoir combien la philosophie offre, pour eux, le mme enjeu: redcrire lesproblmes mtaphysiques afin de montrer quil sagissait de faux problmes qui

    sont ainsi, automatiquement, dissous.En tous les cas, pour Bergson, cela implique de trouver en de des mots

    et des concepts, ou, plus prcisment, dans la manire de considrer aussi lafrange vaporeuse dimages qui y demeurent colles, une exprience intrieurequil appelle intuition. Par lintuition, on aurait accs non au monde des essen-ces de la mtaphysique classique, mais la dure concrte de linessentiel quiaurole dimages-souvenirs les ides. Le vrai penseur, pour Bergson, proposeune mtaphysique de linessentiel. Cette frange constitue une espce de sur-crot et rclame une forme dinattention: nentendons pas par l une exp-rience situe en de de lattention (celle que lesprit prte la matire, autrementdit lintelligence), concevons plutt une exprience cherchant par del latten-

    tion de lintelligence un accs immdiat la pense: lintuition [] repr-sente lattention que lesprit se prte lui-mme, par surcrot, tandis quil se fixesur la matire, son objet. Cette attention supplmentaire peut tre mthodique-ment cultive et dveloppe. (int, p.98)

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    Car il faut prendre garde un contre-sens pour Bergson: le cerveau na paspour fonction de penser, mais dempcher la pense de se perdre dans lerve; [cest] lorgane de lattention la vie. (int, p.92) Il faut donc quelintuition, par un notable effort, soit inattentive la vie matrielle pour devenirattentive la pense, pour en faire quelque chose de rv8. Elle participe moinsalors de la comprhension, au sens classique ou hermneutique du terme, quede la mmoire et de la pense9. Car il y a loin de lintuition la paresse: Nousrecommandons une certaine manire difficultueuse de penser. Nous prisonspar dessus tout leffort. []: notre intuition est rflexion. (int, p.109) la

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    8. La dure toute pure est la forme que prend la succession de nos tats deconscience quand notre moi se laisse vivre, quand il sabstient dtablir une sparationentre ltat prsent et les tats antrieurs [], mais les organise avec lui, comme il arrivequand nous nous rappelons, fondues pour ainsi dire ensemble, les notes dune mlodie.Ne pourrait-on pas dire que, si ces notes se succdent, nous les apercevons nanmoinsles unes dans les autres, et que leur ensemble est comparable un tre vivant, dont lesparties, quoique distinctes, se pntrent par leffet mme de leur solidarit? (HenriBergson, Essai sur les donnes immdiates de la conscience, Paris, Presses universitairesde France, 1985 [1889], p. 74-75)

    9. On pourrait voir dans linterprtation du film de Rossellini, Europa 51(1951), parJacques Rancire une manire de retrouver (malgr la grande diffrence dorientation)cette position de Bergson dans le contexte dune pense de lgalit: personne ne peut

    voir pour ceux qui ne voient pas, faire savoir de lignorance des autres. Le problme nestpas de savoir ce quon fait. Ce savoir-l, quoi quen disent les habiles, est le plus ordi-nairement rpandu. Le problme est de penser ce quon fait, de se souvenir de soi [mesitaliques]. Au jeune dlinquant quelle laisse fuir, Irne dit seulement: Pense ce quetu fais! Il y pensera de fait. Ici la morale de lhistoire et la morale de la camra squi-valent: convertir son regard, cest, au sens strict, pratiquer une nouvelle considration.Le christianisme de lagnostique Rossellini [] sidentifie lgalit de considration.Cette pratique esthtique et thique de lgalit, cette pratique de ltranget galitairemet en pril tout ce qui est inscrit aux rpertoires du social et du politique, tout ce quireprsente la socit, laquelle ne peut se reprsenter que sous le signe de lingalit, sousla prsupposition minimale quil y a des gens qui ne savent pas ce quils font et dontlignorance impose aux autres la tche du dvoilement. Or la question nest pas dedvoiler, elle est de cerner. Le regard dIrne cerne. Laurole de la saintet, cest dabord

    la modestie de ce travail de cerne. (Jacques Rancire, Courts voyages au pays du peuple,Paris, ditions du Seuil, coll. Librairie du xxesicle, 1990, p. 158-159). Laurole et lecerne, ici, semblent bien proche de la frange bergsonienne, jusque dans leur fonctionanti-hermneutique. Lintelligence dvoile, lintuition cerne.

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    vrit, cest bien plutt lintelligence, lorsquelle se fixe dans des habitudesverbales, qui savre paresseuse. En quoi? parce quelle se fie seulement auxsignes qui, par dfinition, arrtent la ralit dans linstant dune forme: or,pour penser le mouvement, il faut un effort sans cesse renouvel de lesprit.Les signes sont faits pour nous dispenser de cet effort en substituant la con-tinuit mouvante des choses une recomposition artificielle [] qui ait lavan-tage de se manipuler sans peine10. En pousant le mouvement de la dure,lintuition relve dune volont qui la dtourne des oprations matrielles delintelligence. Puisquelle cherche agir sur le monde, lintelligence doit figerartificiellement le mouvement; du coup, elle prend la multiplicit propre auxexpriences pour lapplication dides toutes faites.

    Contre ce prt--porter philosophique, Bergson exige de lintuition quelleparticipe dun empirisme du sur mesure: un empirisme digne de ce nom, unempirisme qui ne travaille que sur mesure, se voit oblig, pour chaque nouvelobjet quil tudie, de fournir un effort absolument nouveau. Il taille pour lobjetun concept appropri lobjet seul. (im, p.222) Il sagit l, bien sr, dunremarquable paradoxe: comment le concept qui doit, par dfinition, dire legnral pourrait-il pouser de si prs la singularit de lobjet? Cest que lobjetest dj multiplicit ; le temps, simultanment actualisation de la mmoire dansla perception singulire et virtualit de tout le pass dans les souvenirs purs: ledevenir luvre dans toute dure suppose sans cesse du nouveau.

    Mais cest aussi ce paradoxe que cherche clairer Bergson en en faisant

    le cheminement propre de ce quil entend par mtaphysique: Un empirismevrai est celui qui se propose de serrer daussi prs que possible loriginal lui-mme, den approfondir la vie, et, par une espce dauscultation spirituelle,den sentir palpiter lme; et cet empirisme vrai est la vraie mtaphysique. (im,p.222) Ltre en tant qutre, objet de la mtaphysique depuis Aristote, prendchez Bergson les tournures dun empirisme transcendantal qui ne renie jamaisni la singularit des objets du monde ni leur intgration (au sens mathmatiquedu calcul intgral) dans la rgle qui les dpasse: En ce sens la mtaphysiquena rien de commun avec une gnralisation de lexprience, et nanmoins ellepourrait se dfinir exprience intgrale. (im, p.255) Pour sentir palpiter lme,

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    10. Henri Bergson, Lvolution cratrice, Paris, Presses universitaires de France, 1986[1907], p. 328-329. Dsormais les rfrences cet ouvrage seront indiques par le sigle ec suivi de la page et places entre parenthses dans le corps du texte.

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    il faut la reconnaissance dun rythme particulier, mais aussi la reconnaissancequil y a l du rythme11.Entre lintuition et lintelligence, il semble donc bien quil y ait une diff-

    rence de nature. Pourtant, la frange dimages qui entoure le concept tmoigneplutt dune diffrence de degr:

    Nous avons montr que lintelligence sest dtache dune ralit plus vaste, maisquil ny a jamais eu de coupure nette entre les deux: autour de la pense concep-tuelle subsiste une frange indistincte qui en rappelle lorigine. Bien plus, nouscomparions lintelligence un noyau solide qui se serait form par voie de conden-sation. Ce noyau ne diffre pas radicalement du fluide qui lenveloppe. Il ne syrsorbera que parce quil est fait de la mme substance. (ec, p.194)

    Le rythme dsigne justement cette fluidit inessentielle qui enveloppe ladtermination intelligente des essences. Pour Bergson, reposer la questionmtaphysique de ltre en tant qutre conduit soccuper de linessentiel. Enallant chercher dans la frange dimages qui enveloppe le noyau de lintelli-gence, laccs lessence de lhomme ou des objets du monde, il vite lesanciennes apories des mtaphysiques de la substance sans renoncer une priseeffective sur le monde des essences. Il faut seulement admettre quun concept,et mme une grammaire des concepts, trouvent leur source dans la fluiditrythme des vnements. La diffrence de nature nintervient quaprs-coup,comme un effet rtrospectif de la logique conceptuelle.

    linverse du petit choc qui permet parfois de faire cristalliser une solution

    chimique sursature, il faut le petit choc de la volont pour que lintuitionfluidifie de nouveau le noyau conceptuel. Car percevoir nouveau la fluiditdes images rebours du solide concept impose un saut, de la mme faon(pour reprendre lexemple quutilise Bergson) que la mcanique intellectuellede la nage napprend jamais nager, si lenfant ne se dcide pas plonger et faire lexprience immdiate des mouvements ncessaires. Diffrences dedegr et diffrences de nature sentremlent ainsi pour donner aux apparencesmobiles des stabilits apparentes et au constant devenir les intensits variablesdu rythme. Pour la mtaphysique classique, le devenir nexiste vraiment qu se

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    11. Sur ces points de mthode encore, on pourrait rapprocher Bergson de Wittgens-

    tein. Il nest qu penser, par exemple, aux Bemerkungen ber die Farben et la logiquetout fait empiriste des concepts de couleur que cherche analyser Wittgenstein .VoirLudwig Wittgenstein, Remarques sur les couleurs, trad. Grard Granel, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1983 [1977].

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    fondre dans lternit dun donn toujours dj connaissable, sinon connu;pour la mtaphysique renouvele de Bergson, la dure absolue nest rien dautrequune incessante cration de nouveauts apprhender (ec, p.353). L olintelligence lie donc le mme au mme, lintuition permet de dtournerlattention vers ces moments sans arrt singuliers, autres que ce qui tait, dbor-dant le noyau solide des concepts. Par une telle attention, leffort de lintuitionpermet de tailler enfin pour chaque objet un concept appropri lui seul,puisquil nest pas encore compltement dtach de cette frange qui lenve-loppe et lui alloue sa singularit.

    LA MTAPHYSIQUE DU MONDE O NOUSVIVONS

    Les images lentour du concept nous ouvrent donc la pense de ce que noussommes, ou plus prcisment de ce que nous vivons. Elles lgitiment jusquaustyle de Bergson, lui dont lcriture, dune lgance inhabituelle pour les phi-losophes modernes, cherche redonner aux concepts leurs valeurs singulires coups de comparaisons et de mtaphores qui dilatent lapprhension desphnomnes: Ne soyons pas dupes des apparences: il y a des cas o cest lelangage imag qui parle sciemment au propre, et le langage abstrait qui parleinconsciemment au figur. (int, p.52) Aux concepts, aux termes abstraits,densifis dans lespace, chappe le temps qui, pourtant, les configure. Les ter-mes abstraits sont des mtaphores figes: ils nous laissent sur la plage avec uncoquillage vide pour comprendre la vague qui la tran jusque-l.

    Bergson nexige pas de nous de renoncer aux mots et aux symboles, il nousdemande de voir ce qui les entoure, les permet, les dessine. Au lieu que lesexpriences se contractent dans des symboles au point de disparatre sous unemme corce, il faudrait pouvoir dilater les mots afin quils rejoignent lexp-rience singulire dont ils sont issus. Cette mtaphysique du monde o nousvivons (int, p. 54) nous sort dune hermneutique gnrale des signes pournous plonger dans le calcul des engendrements de lexprience12. On doit tcherdchapper au point de vue o lon risque de rester tant quon cherche seu-lement comprendre. Mais essayons, en outre, dengendrer (nous ne le pour-rons videmment que par la pense). (int, p.77) Par del la comprhension

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    12. On peut noter que linterprtation nopre pas, chez Bergson, comme le mo-ment indispensable de la comprhension (comme chez Gadamer par exemple), elle netient dailleurs mme pas un interprte, puisque cest limage-souvenir qui interprtela perception afin de pouvoir sy glisser.

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    qui rclame une intelligence des symboles, la pense doit faire un pas de ct,prtant attention ce qui dborde le concept, et se tourner vers le point dengen-drement, linflexion particulire du temps, dans lequel spanouit soudain uneexprience. De nouveau, nous avons affaire au modle imaginaire du calculintgral, calcul des flexions comme le nommait un de ses inventeurs, Leibniz.

    Est-ce dire que nous voici simplement plongs dans un pur spiritualisme,obstinment individualiste et tout fait tranger lunivers social ? Rien demoins, puisque lhomme est un tre de socit et que tout le travail consistejustement retrouver les points de rebroussement des ides dans la courbesociale13 :

    Est proprement humain, en effet, le travail dune pense individuelle qui accepte,

    telle quelle, son insertion dans la pense sociale, et qui utilise les ides prexistantescomme tout autre outil fourni par la communaut. Mais il y a dj quelque chosede quasi divin dans leffort, si humble soit-il, dun esprit qui se rinsre dans llanvital, gnrateur des socits qui sont gnratrices dides. (int, p.76)

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    13. L encore, si on voulait trouver une analogie scientifique comme sy risquesouvent Bergson, on dirait que le temps opre selon la logique des systmes dynamiquesnon linaires (le premier travail du jeune professeur Bergson a consist en une ditionde Lucrce, or la conception picurienne du monde se fait en fonction dune physiquedes fluides o le vortex joue un rle minent), o des courbes peuvent changer bruta-

    lement de dploiement en fonction de ce quon nomme des attracteurs tranges.Utiliss dans les thories du chaos dterministe, les attracteurs tranges permettent decalculer les comportements chaotiques que lon trouve en mtorologie ou, plus simple-ment, dans les phnomnes de convection thermique. Dans le cas dun pendule donton mesure les oscillations, les deux variables (la vitesse et langle du pendule avec laverticale) dterminent une ellipse caractristique des systmes dynamiques dissipatifs(cest--dire qui tendent vers ltat de repos o les deux variables sont nulles), cette ellipseest un attracteur cycle limite vers lequel tendent toutes les trajectoires issues denimporte quel point, comme si les points du plan taient attirs vers le point fixe.Mais si lon ajoute une troisime variable dynamique, par exemple une force extrieure,le rgime bipriodique devient chaotique et les trajectoires obissent deux impratifsinverses: se contracter selon les principes de la dissipation et sloigner en fonction dela sensibilit aux conditions initiales (SCI) des forces exerces. Cela gnre des at-

    tracteurs tranges, comme disent les mathmaticiens qui, en fonction des variables,tirent ou replient les courbes (voir lattracteur de Lorenz, p. 105). VoirAmy DahanDalmdico, Jean-Luc Chabert, Karine Chemla (dirs.), Chaos et dterminisme, Paris,ditions du Seuil, coll. Points Sciences, 1992, p. 120-125 et p. 280-282.

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    Lintelligence qui permet de comprendre les phnomnes ne suffit jamais,pour Bergson, puisquelle nous fait simplement tourner dans la cage des idestoutes faites et des symboles prvisibles. Loutillage mental doit retrouver, ct, lentour des ides, ce vague prcis de lexprience (loxymore est ncessaire,mais ne joue pas sur le mme plan: vague, du point de vue abstrait des concepts,prcis, du point de vue sensible de lexprience). Le vrai mtaphysicien ne sen-fonce donc pas dans la banale puret des concepts ni dans les profondeurs lumi-neuses des essences, il tire de ct les ides afin den revivre la formation, il lesreprend dans le moment o elles apparaissent comme problmes. Car un desgrands propos mthodologiques de Bergson est l: revenir la formation desvrais problmes afin de mieux liminer les faux problmes gnrs par lusage

    paresseux. Cela implique de redonner limmdiatet de lhistoire toute savaleur. Lcriture de lhistoire ne souscrirait plus un principe hermneutiquede comprhension du pass grce la mdiation de lexpert historien, mais une reprise de lexprience temporelle de la mmoire comme insertion desmoments de formation des problmes dans la cration continue des socits.

    Pense de la vie contre histoire des formes? Pas exactement. Bien entendu,la forme arrte toujours un processus, de mme que le symbole coupe, dabord,un objet en deux pour, ensuite, le recomposer artificiellement. La forme est lecontraire du mouvement et le symbole, le signe dun faux mouvement. Maissoccuper de la formation des problmes indique assez que la question de laforme nest pas vacue chez Bergson au profit du simple mouvement vital:

    rejetant la vertu de leidos, qui ouvre toujours, pour lui, sur la forme dunesolution, la gense des ides dans lexprience met au jour la formation mmedes problmes. De la mme faon, on pourrait croire que la focalisation surlexprience et ce prcaire halo dimages entourant le concept vouerait lintui-tion un pitinement dans la contingence et la rendrait incapable de sleverau-dessus de linstant qui laccueillerait. Bergson noublie ni la forme ni lintel-ligence: cest justement lintelligence qui a pour tche de pousser lintuition dilater lexprience au del de linstinct. Lintelligence est tourne vers lamatire et lespace comme linstinct vers la vie et la dure: lintuition est doncbien de lordre de linstinct, mais cest de lintelligence quest venue la secoussequi laura fait monter au point o elle est. Sans lintelligence, elle serait reste,

    sous forme dinstinct, rive lobjet spcial qui lintresse pratiquement, etextriorise par lui en mouvements de locomotion. (ec, p. 179)Cette dilatation de linstinct en intuition grce la pousse de lintelli-

    gence fait bien en sorte dagrandir linstinct sans faire perdre lancrage dans

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    lobjet lui-mme. Simplement, linstinct, toujours en contact avec le mouve-ment sensible de lexistence, naura plus pour fonction de mouvoir le corps :

    Cest lintrieur mme de la vie que nous conduirait lintuition, je veux direlinstinct devenu dsintress, conscient de lui-mme, capable de rflchir sur sonobjet et de llargir indfiniment. Quun effort de ce genre nest pas impossible,cest ce que dmontre dj lexistence, chez lhomme, dune facult esthtique ct [mes italiques] de la perception normale. (ec, p.178)

    Alors mme que Bergson lutte contre les nokantiens de son temps, il re-trouve ici (jusque dans le vocabulaire des facults) la troisime Critique deKant o lesthtique servait de lien entre la connaissance de la raison pure etlaction de la raison pratique, justement parce quelle avait affaire, de faon libre

    et dsintresse, au simple jeu des facults entre elles. Pour Bergson, le philoso-phe doit sinspirer de lartiste et faire le mme pas de ct afin dlargir lexp-rience la nbulosit vague (ec, p.178) o se forment les problmes, avantquils ne laissent la place leur dissipation dans laction ou leur ptrificationdans le concept. Do la grande modestie de cette mtaphysique: linessentiel estson domaine, l ct son mode opratoire, le nbuleux son recours. Mais lob-jectif est encore de parvenir au propre par linessentiel, au cur de la vie par l ct et la prcision par le nbuleux, afin de mieux liminer les fantmesdides auxquelles saccrocheront des fantmes de problmes. (ec, p.179)

    LE SVE RTU S DE LANACHRONIQUE

    Pour un penseur de la dure, il parat sans doute trange de lui trouver lesvertus de lanachronique. Mais la dure, pour Bergson, est rien moins que cetteirrversible flche du dieu Chronos qui natteint jamais sa cible: la dure estfaite de plis, de retours, d cts par o le tissu de la vie pouse les mouve-ments du temps. Par consquent, lanachronique dborde sans cesse, enveloppemme la perception du chronique, tout en y glissant subrepticement quelquesimages-souvenirs bien afftes.

    Ce nest donc pas parce que luvre de Bergson est manifestement dateet emporte avec elle un cortge de remarques obsoltes et dobsessions rvolues,quelle ne pourrait aujourdhui jouer un rle de premier plan. Bien entendu,le dialogue que na cess dentretenir Bergson avec les sciences et les techniquesde son temps peuvent encore passer pour un exemple dattention dans la phi-losophie quon appelle continentale. Ses remarques sur la facult esthtique etson rapport au sensible ne sont pas forcment loignes du regain dintrt des

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    philosophes analytiques pour ces phnomnes. Et lon pourrait numrer dautrespossibles prsences de Bergson parmi nous. Mais cest sur la valeur mmealloue lanachronique que jaimerais insister. Elle tmoigne dune penseanti-tragique en gnral, anti-hglienne en particulier.

    Pour Bergson, la dialectique hglienne est lexemple par excellence delillusoire mdiation et du faux mouvement. Plus encore, cest tout le travail dungatif qui apparat comme un fantme inutile et la puissance du symbolecomme un ornement immobile. Freud, dont il aurait pu tre bien proche, luiest tranger pour les mmes raisons: trop tragique. Le tragique durcit toujoursles oppositions, il immobilise les destins, il fait croire un faux ddoublementde lexistence quil ramne la simplicit dune fin dj donne, il alloue la

    vie humaine lapparence grandiloquente et absurde des paralogismes de Znon.Dans la dilatation de lexprience que permet lintuition, Bergson cherche aucontraire linsistance dune libert et lintensit dun bonheur. Alors que letragique noue des existences dans de grandes formes o tout commence par lafin, Bergson lche demi la proie de lide pour lombre qui lenveloppe, afinde faire rsonner chaque fois la mlodie singulire dune naissance.

    Lanachronisme est dj pli dans ce qui nat, puisque la virtualit dusouvenir double lactualit de la perception. Cest cette non-concidence soi-mme qui rend possible la dilatation de lintuition et la fluidit de ltre entant qutre bergsonien. Le symbole semble, pourtant, lexemple mme decette dissociation essentielle, dans la mesure o il tmoigne dune coupure

    originaire. Il sagit, pour Bergson, dun faux exemple, car le symbole fige lesdeux lments dans un renvoi obligatoire de lun lautre. Rien de moinssouple. Si la mtaphysique est donc la science qui prtend se passer de sym-boles (im, p.206), cest quelle saffranchit des concepts raides et tout faitspour crer des concepts bien diffrents de ceux que nous manions dhabitude,je veux dire des reprsentations souples, mobiles, presque fluides, toujours prtes se mouler sur les formes fuyantes de lintuition (im, p. 213).

    Cest en cela que, dans la cration continue de lhistoire, lintermdialitpourrait bien tre la continuation de la mtaphysique bergsonienne. Il est clairque notre sicle a plutt consonn avec de farouches prtentions la destruc-tion ou au dpassement de la mtaphysique. Du coup, la tentative bergsonienne

    de la renouveler semble sans doute un des lments de sa philosophie les plusirrmdiablement dats. Et pourtant, il ne faut sillusionner ni sur la soudaineincongruit de la mtaphysique ni sur les prtentions sen dbarrasser. Il estvident que la mtaphysique bergsonienne dplace radicalement les enjeux

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    classiques de cette philosophie premire hrite des Grecs. Sans rechercher, lencore, la grandiloquence des dpassements affects ou des oublis angoisss, ilessaye de donner un tour plus libre, plus souple et plus prcis en mme tempsaux interrogations classiques sur ltre.

    Tout le champ des expriences et des temporalits quil arpente soigneuse-ment ouvre sur un principe fondamental de continuit. Mme sil faut mettreen scne les diffrences de nature, chaque fois, Bergson retrace les diffrencesde degr dans lesquelles elles oprent. Mme si comptent les ides et les repr-sentations, avant tout, il en retrace les contours flottants dans les images qui lesenveloppent. En portant lattention sur lengendrement des problmes pluttque sur la finalit des solutions ou la reproduction des faux problmes, il oriente

    les nergies vers la positivit des expriences. En dilatant le regard vers l ctet linessentiel, il permet de prendre en compte les matrialits troubles delhistoire comme leur solidification dans des lieux communs ou dans des sym-boles. Ces divers redploiements trouvent dans les investigations de linterm-dialit didentiques principes. Tout y devient affaire de rythme.

    Continuation anachronique de la mtaphysique bergsonienne, linterm-dialit voudrait donner un tour plus souple aux mots de la tribu, en cherchantautour de lide, le bain dimages, dexpriences et de dispositifs techniquesdans lequel elle cristallise. Il ny a pas l recherche de causalismes rapides (quece soit de la technologie sur les reprsentations ou des concepts sur les partagessensibles), mais mises en scne des ncessaires fluidits qui font lexprience la

    plus commune. On aboutit un art des situations, dans lequel on voudrait quele vtement du concept ne flotte pas trop sur le corps de lexprience. la question, donc, de savoir si la mtaphysique est soluble dans linter-

    mdialit, Bergson nous amne rpondre: bien sr que oui. Et cela tientjustement son anachronisme. Pour un penseur du continu, rien de pluslogique au fond que davoir des continuateurs (non des disciples). Bergsonnest pas simplement anachronique parce quil nous prsente aujourdhui desthses ou des manires de penser obsoltes (ce qui est juste), il offrait dj aupublic de 1900une mode dsute: le renouvellement de la mtaphysique laplus classique. Mais en allant la chercher du ct de Lucrce plutt que dePlaton, il y faisait fleurir de linattendu14. Or, cest bien ce sens du nouveau,

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    14. Je le rappelais plus haut: le tout premier texte publi par Bergson, dans sesannes de professeur de lyce, consiste en des morceaux choisis de Lucrce (Extraits deLucrce, avec un commentaire, des notes et une tude sur la posie, la philosophie, la

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    ce plaisir de lengendrement qui lui fait donner la mtaphysique une tour-nure singulire.Lanachronisme nest pas seulement cette hrsie historiographique par

    laquelle on superpose au pass des rflexes du prsent (affaire de quantits),mais en fait la constitution mme du temps (problme de qualit), ce par ole pass devient chaque fois plus surprenant15. En ddoublant chaque instant(actualit de la perception, virtualit du souvenir), Bergson fait du temps quipasse des oprations de subjectivation o lcart soi-mme est constitutif:lanachronique fabrique la temporalit autant quil la trouble. Ce sont ces pe-tites turbulences qui dessinent les qualits de lintermdialit: tout ce qui resteet rsiste dans le temps et qui forme la dure, cette nappe dvnements

    asymboliques dans lesquels lintelligence va faonner des symboles. En ce sens,je ne crois pas que lon doive lier lattention aux anachronismes avec la priseen compte de symptmes (quils dcouvrent un pass occult ou quils annon-cent un futur inconnu), car cette dernire notion nous ramne dans lorbe delhermneutique et dun principe de dvoilement qui ne permet plus lintuitiondu cerne ou de la frange dimages qui entourent le concept. Lintermdialitsintresse aux cts non ce qui rsiderait au-dessous ou par del.

    Lintermdialit ne rsulte donc pas de dispositifs techniques qui constitue-raient autant de cls de la production intellectuelle ou de linvention de sujetsqui faonneraient leurs mondes dobjets, mais des contretempso se contractentles ides et o les vnements se dilatent. Autre manire de renouveler

    lomniprsence du logossi rapidement condamne aujourdhui. Car insister surlimagene doit pas immdiatement nous amener conclure que nous aurionstrouv en Bergson celui qui permet de connatre par limage plutt que par le

    physique, le texte et la langue de Lucrce, Paris, Delagrave, 1883). Quoiquil nen parlejamais, on sent bien la prsence silencieuse de la pense picurienne chez lui: physiquedes fluides plutt que des solides, mtaphysique du tourbillon et du clinamenplutt quede ltre. On peut aussi remarquer que les notes de Bergson touchent autant les mdia-tions de la langue et de lhistoire des ditions que lentrecroisement de la posie, de laphilosophie et de la physique.

    15. Voir Nicole Loraux, loge de lanachronisme en histoire , dans Lancien et lenouveau, Paris, Le Genre humain/ditions du Seuil, juin 1993, p. 23-39; Jacques Rancire,

    Le concept danachronisme et la vrit de lhistorien, Linactuel, n 6, 1996, p. 53-68;ainsi que la rlaboration de ce concept pour lhistoire de lart par Georges Didi-Huberman,Devant le temps : Histoire de lart et anachronisme des images, Paris, ditions de Minuit,coll. Critique, 2000.

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    langage. Pas plus que la frange dimages qui aurole le concept ne doit impli-quer une pense inconsistante (mais plutt insistante), le recours lintuitionne suppose de renoncer la prcision des oprations de la raison ou du lan-gage. Le dialogue entretenu par Bergson avec les sciences et les techniques deson temps est justement un dialogue, autrement dit un cart respect, voirerevendiqu, et un terrain commun, quelque chose qui court dans les mots (undia-logos16). Le travail de lintuition sur les images, qui cernent le moment ole concept prend, libre en fait le concept de son application instantanedans laction, il rend perceptible la multiplicit htrogne qui se dcante lente-ment la surface du temps pour qumerge du nouveau17. Sans rduire tout auxproprits de la langue ou de la rationalit, lintermdialit prte attention au

    halo de rve solidaire des inventions techniques comme des crations idelles.

    16. Le prfixe dia a plusieurs valeurs spatiales ou temporelles: par, au travers,pendant que, durant que ou encore entre, parmi. Le dialogue nest pas un rsultatponctuel de lexercice du logos, il en est insparable.

    17. Cette valeur de limage serait rapprocher du travail intrieur la dialectiquehglienne, puis marxiste, que propose Walter Benjamin, lorsquil parle d image dialec-tiqueou de dialectique au repos. Mais on voit combien Benjamin est forc de neutraliser

    le faux mouvement de la dialectique afin de trouver dans la concentration, voire lasaturation de limage lnergie dune explosion latente du nouveau. Voir Walter Benja-min, Paris, capitale du xixesicle. Le livre des passages, trad. Jean Lacoste, Paris, ditionsdu Cerf, coll. Passages , 1993 [1983], p. 478-480.

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