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1 Le vrai sens des mots fer et acier en Belgique entre 1860 et 1920 Michael de Bouw, Ine Wouters, Jean Vereecken, Leen Lauriks Aujourd’hui les (jeunes) ingénieurs utilisent les Eurocodes, qui décrivent de façon très détaillée tous les calculs nécessaires à effectuer en fonction de la structure et des matériaux employés. A la fin du XIX e et jusqu'au début du XX e siècle, ce n’était pas le cas : il n’existait pas de codes (inter)nationaux, ni de règles générales ni de classement clair des matériaux. Chaque région construisait selon ses propres règles d'art et coutumes. Les définitions peu claires et la non-uniformité des termes utilisés sautent aux yeux à la lecture d'anciens manuels, livres ou articles de cette période, concernant la production et l'emploi du fer et de l'acier dans la construction. Cependant, pour comprendre l'histoire de la construction des structures métalliques ainsi que leurs propriétés mécaniques, il est indispensable de connaître exactement l'évolution de cette nomenclature ; quels métaux étaient disponibles à telle époque ; quelles étaient les propriétés supposées de ces matériaux ; quand, comment et où les premières normes (inter)nationales ont-elles été établies ; que spécifiaient-elles ; etc. Plusieurs publications (récentes) montrent la grande confusion qui régnait pour définir la fonte, le fer et l’acier avant le XIX e siècle. Les articles – présentés par exemple au colloque international « L’acier en Europe avant Bessemer » en 2005 du Conservatoire nationale des arts et métiers (Cnam) – ont surtout clarifié la situation pour les fers et aciers non-structurels (couteaux, armurerie, limes, bijouterie, etc.) du X e au XVIII e siècle. Cependant, cet article décrit le développement des métaux ferreux utilisés dans le domaine de la construction comme éléments de structure entre 1860 et 1920. Divers métaux ferreux ont été utilisés simultanément au cours de cette période dans différents pays ; ce qui (actuellement et même à l'époque considérée) prête à confusion. Nos recherches se sont concentrées sur la situation en Belgique, région particulièrement intéressante étant donné les influences anglaises, françaises, néerlandaises et allemandes 1 . 1. Contexte historique (voir figure 1) Le fer est connu depuis des milliers d'années. Cependant on ne l'utilise que depuis la deuxième moitié du XVIII e siècle comme élément de structure dans le domaine de la construction. Le premier fer que l'homme a produit date de 1500 av. J.-C. Dans le bas-fourneau 2 des couches de charbon de bois et de minerai de fer étaient alternativement empilées. À cause de la hauteur réduite du fourneau la température ne dépassait pas les 1200-1400 °C. Le fer qui en sortait formait une pâte qui devait être façonnée au marteau dans le four maréchal pour expulser les scories 3 . Ce procédé nécessitant une main-d'oeuvre intensive ne sera remplacé que grâce à l’utilisation du haut-fourneau dans lequel la température peut s’élever au-dessus du point de fusion du fer (1535 °C). En Europe, on trouve les premières traces d’un haut-fourneau, fonctionnant au charbon de bois, dans la région rhénane dès le XV e siècle et en Belgique dès le XVI e siècle 4 . C'est à partir de ce moment que le fer cru a pu être produit et qu'une évolution rapide du fer et de l'acier a été observée. Malgré la demande de prise d'un brevet par les États de Liège en 1627 5 et les essais de Dud Dudley (1599-1684) au cours de la deuxième moitié du XVII e siècle 6 pour produire du fer cru à l'aide de la houille (ou coke), il faudra attendre Abraham Darby I (1678-1717) pour que ce procédé soit effectivement utilisé (1709) 7 . Cette invention aura pour 1 Chris Evans, « Steel in Britain before Benjamin Huntsman : the manufacture and consumption of steel in the early eighteen century », Colloque international « L’acier en Europe avant Bessemer », Paris, Cnam, 2005 (sous presse) 2 Le prédécesseur du haut-fourneau. 3 Paul Combaz, La construction : principes et applications (t. 1, partie 2), Bruxelles, E. Lyon-Claesen, 1895, p. 357 4 Robert Halleux, Cockerill – Deux siècles de technologie, Alleur-Liège, Éditions du Perron, 2002, p. 12 5 Robert Halleux, op.cit., p. 12 6 D. Beckett, Great Buildings of the World – Bridges, United Kingdom, The Hamlyn Publishing Group Limited, 1969, p. 52 7 Cotton Times : Understanding the Industrial Revolution, Engineers : The Darby dynasty of iron masters, http://www.cottontimes.co.uk/darbyo.html, 2002 The Open Door Website, The Industrial Revolution : iron and steel manufacture,

Michael de Bouw, Ine Wouters, Jean Vereecken, Leen Laurikshomepages.vub.ac.be/~inewout/2008-1CFHC-Nomenclature-b.pdf · moitié du XVII e siècle 6 pour produire du fer cru à l'aide

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Le vrai sens des mots fer et acier en Belgique entre 1860 et 1920 Michael de Bouw, Ine Wouters, Jean Vereecken, Leen Lauriks Aujourd’hui les (jeunes) ingénieurs utilisent les Eurocodes, qui décrivent de façon très détaillée tous les calculs nécessaires à effectuer en fonction de la structure et des matériaux employés. A la fin du XIXe et jusqu'au début du XXe siècle, ce n’était pas le cas : il n’existait pas de codes (inter)nationaux, ni de règles générales ni de classement clair des matériaux. Chaque région construisait selon ses propres règles d'art et coutumes. Les définitions peu claires et la non-uniformité des termes utilisés sautent aux yeux à la lecture d'anciens manuels, livres ou articles de cette période, concernant la production et l'emploi du fer et de l'acier dans la construction. Cependant, pour comprendre l'histoire de la construction des structures métalliques ainsi que leurs propriétés mécaniques, il est indispensable de connaître exactement l'évolution de cette nomenclature ; quels métaux étaient disponibles à telle époque ; quelles étaient les propriétés supposées de ces matériaux ; quand, comment et où les premières normes (inter)nationales ont-elles été établies ; que spécifiaient-elles ; etc. Plusieurs publications (récentes) montrent la grande confusion qui régnait pour définir la fonte, le fer et l’acier avant le XIXe siècle. Les articles – présentés par exemple au colloque international « L’acier en Europe avant Bessemer » en 2005 du Conservatoire nationale des arts et métiers (Cnam) – ont surtout clarifié la situation pour les fers et aciers non-structurels (couteaux, armurerie, limes, bijouterie, etc.) du Xe au XVIII e siècle. Cependant, cet article décrit le développement des métaux ferreux utilisés dans le domaine de la construction comme éléments de structure entre 1860 et 1920. Divers métaux ferreux ont été utilisés simultanément au cours de cette période dans différents pays ; ce qui (actuellement et même à l'époque considérée) prête à confusion. Nos recherches se sont concentrées sur la situation en Belgique, région particulièrement intéressante étant donné les influences anglaises, françaises, néerlandaises et allemandes1. 1. Contexte historique (voir figure 1) Le fer est connu depuis des milliers d'années. Cependant on ne l'utilise que depuis la deuxième moitié du XVIII e siècle comme élément de structure dans le domaine de la construction. Le premier fer que l'homme a produit date de 1500 av. J.-C. Dans le bas-fourneau2 des couches de charbon de bois et de minerai de fer étaient alternativement empilées. À cause de la hauteur réduite du fourneau la température ne dépassait pas les 1200-1400 °C. Le fer qui en sortait formait une pâte qui devait être façonnée au marteau dans le four maréchal pour expulser les scories3. Ce procédé nécessitant une main-d'œuvre intensive ne sera remplacé que grâce à l’utilisation du haut-fourneau dans lequel la température peut s’élever au-dessus du point de fusion du fer (1535 °C). En Europe, on trouve les premières traces d’un haut-fourneau, fonctionnant au charbon de bois, dans la région rhénane dès le XVe siècle et en Belgique dès le XVIe siècle4. C'est à partir de ce moment que le fer cru a pu être produit et qu'une évolution rapide du fer et de l'acier a été observée. Malgré la demande de prise d'un brevet par les États de Liège en 16275 et les essais de Dud Dudley (1599-1684) au cours de la deuxième moitié du XVIIe siècle6 pour produire du fer cru à l'aide de la houille (ou coke), il faudra attendre Abraham Darby I (1678-1717) pour que ce procédé soit effectivement utilisé (1709)7. Cette invention aura pour 1 Chris Evans, « Steel in Britain before Benjamin Huntsman : the manufacture and consumption of steel in the early eighteen

century », Colloque international « L’acier en Europe avant Bessemer », Paris, Cnam, 2005 (sous presse) 2 Le prédécesseur du haut-fourneau.

3 Paul Combaz, La construction : principes et applications (t. 1, partie 2), Bruxelles, E. Lyon-Claesen, 1895, p. 357

4 Robert Halleux, Cockerill – Deux siècles de technologie, Alleur-Liège, Éditions du Perron, 2002, p. 12

5 Robert Halleux, op.cit., p. 12

6 D. Beckett, Great Buildings of the World – Bridges, United Kingdom, The Hamlyn Publishing Group Limited, 1969, p. 52

7 Cotton Times : Understanding the Industrial Revolution, Engineers : The Darby dynasty of iron masters,

http://www.cottontimes.co.uk/darbyo.html, 2002 The Open Door Website, The Industrial Revolution : iron and steel manufacture,

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fig.1 : développements majeurs mondiales et belges concernant les métaux de construction

conséquence une réduction des coûts de 40 à 60 % et une forte augmentation de l’utilisation de la fonte –produit provenant directement du haut-fourneau et éventuellement traité au cubilot – dans le domaine de la construction. Après la mort d'Abraham Darby I, son fils Abraham Darby II (1711-1763) a continué à améliorer cette technique afin qu'elle puisse être utilisée pour le fer forgé – le métal ferreux qui sortait du bas-fourneau et que l'on traitait au marteau dans le four maréchal. Malheureusement, il meurt en gardant les secrets de son invention et il faudra attendre que Henri Cort (1740-1800) invente le four à puddler en 1783-17848. C'est en 1821 que Joseph Michel Orban à Grivegnée et Paul Huart-Chapel à Couillet introduisent presque simultanément le four à puddler en Belgique9. En 1824-5, John Cockerill (1790-1840) introduit le premier haut-fourneau utilisant de la houille à Seraing en Belgique10 et en 1826 l’usine de Cockerill fut la première à intégrer tous les stades de la production11. Cependant, le haut-fourneau au feu de houille ne se développe que lentement car la qualité du fer produit avec le charbon de bois était soit disant supérieure. Cette opinion erronée s’est maintenue jusqu’à la fin du XIXe siècle12 et en 1888 le charbon de bois était toujours utilisé13. Grâce au haut-fourneau, il était possible de produire de nouveaux types de métaux comme l'acier, produit intermédiaire entre la fonte et le fer forgé. La méthode au creuset est restée la plus répandue jusqu'en 186014, mais l'application de cet acier au creuset dans la construction restait limitée à de petites pièces, outils et instruments, vu la taille réduite des pots, le travail intensif nécessaire et la qualité très fluctuante du produit15. C'est au début de la deuxième révolution industrielle en 1855 que sir Henri Bessemer (1813-1898) invente le convertisseur à revêtement acide qui provoquera un succès grandissant de l’acier16. À nouveau, John Cockerill prend l’initiative : il installe le premier convertisseur Bessemer sur le continent en 1863 en Belgique17. La même année encore, les frères Pierre et Émile Martin appliquèrent au four à réverbère les inventions et

http://www.saburchill.com/history/chapters/IR/037ft.html, 2002

8 Adriaan Linters, Industrieel erfgoed/industriële archealogie in Vlaanderen – Op zoek naar de wortels van Flanders' Technology,

inédit, 1992, p. 30 9 Robert Halleux, op.cit., p. 49 et p. 109

10 Adriaan Linters, Bouwen in de industriële tijd : een evenwicht tussen noden en mogelijkheden, inédit, s.d., p. 16

11 Chris Evans, Göran Rydén (éd.), The industrial revolution in iron – The impact of British coal technology in nineteenth-century

Europe, Aldershot, Ashgate Publishing Limited, 2005, p. 38 12

Théodore Château, Technologie du bâtiment ou étude complète des matériaux de toute espèce employés dans l'art de bâtir (t. 2), Paris, A. Morel, 1866, p. 148-149

E. Barberot, Traité pratique de serrurerie - Constructions en fer (t. 4), Liège, Librairie Polytechnique Baudry & Cie, 1888, p. 2 et p. 8

13 E. Barberot, op.cit., p. 1

14 Robert Halleux, op.cit., p. 107

15 Henri Law, Manuel pratique de construction, Bruxelles, G. Stapleaux, 1850, p. 65

16 Henri Law, op.cit., p. 38 et p. 380

H.J. Van Der Veen, W.A. Van Der Veen, IJzerconstructies (4e édition), Amsterdam-Antwerpen, De Techniek-L.J. Veen, 1919, p. 4

17 Robert Halleux, op.cit., p. 107

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mises au point faites peu de temps auparavant par les frères F. et W. Siemens18. Les fours utilisés furent appelés en Europe continentale fours Martin ou fours Siemens-Martin et, dans les pays anglo-saxons open-hearth furnaces par opposition aux fours à cuve. Ils peuvent avoir une sole acide (1865) ou basique (1879)19. Le procédé Siemens-Martin à sole acide fut introduit en 1872 en Belgique. La qualité du produit était plus constante ; la sole basique facilitait la production d'un acier plus homogène et les températures plus élevées permettaient l’utilisation de ferrailles de récupération20. Toutefois son utilisation – contrairement aux États-Unis d'Amérique (85 %), l'Angleterre (92 %), l'Autriche, la Pologne, la Tchécoslovaquie, le Japon, l'Italie et le Canada (pratiquement la totalité de leur production) – restait limitée en Belgique à 10-12 %21. Ce procédé était trop coûteux pour les forges belges, car elles ne disposaient pas de minerais pauvre en phosphore, une condition indispensable pour le procédé à sole acide22. En 1877-9, Sidney Gilchrist Thomas (1850-1885) et son cousin Percy Carlyle Gilchrist (1851-1935) inventaient le convertisseur Thomas-Gilchrist à revêtement basique23. Ce procédé se prêtait bien aux minerais riche en phosphore et d’un prix moins élevé que l'on extrayait en Belgique, France et Allemagne. Il fut introduit en Belgique 1879, mais ce n'est qu’après l'expiration du brevet en 1891 que la production par ce procédé augmentera fortement pour atteindre 85 % du marché annuel belge après 192024. En 1900, le scientifique français Paul Louis Toussaint Héroult (1863-1914) invente le four électrique pour la production d'acier. En 1906 le premier four électrique industriel fut mis en opération en Belgique et ce processus connaîtra un grand succès à partir de 191425. Vu le nombre d’inventions, les expériences locales et l’absence d'un organisme de coordination, une terminologie très variée fut utilisée. Chaque pays, chaque région, avait sa propre nomenclature. De nouveaux termes étaient introduits sans vérification de leurs relations avec ceux déjà employés. La lecture d’anciens documents prête à confusion : qu’elle est la différence entre le fer puddlé et le fer affiné ; entre la fonte, le fer de fonte et la fonte de fer ; entre l'acier fondu et l'acier soudé ; que signifie les fers méplats, marchands, de couleur, aigre, métis ; etc. ? Cette confusion ne date pas d’aujourd’hui. En 1877 L. Gruner – inspecteur général des mines – commence sa note sur le vrai sens des mots fer et acier ainsi : « On connaît bien la confusion qui règne, depuis quelques années, dans les forges, au sujet de la distinction à établir entre le fer proprement dit et l'acier. [...] »26. Jordan et Greinert ont proposé à cette époque d'appeler acier tout produit ferreux malléable fondu, et de réserver le nom fer aux produits ferreux malléables qui n'ont pas subi la fusion. Beaucoup de métallurgistes ont protesté car ces définitions étaient trop imprécises. Ces discussions démontrent la nécessité d'une classification précise. Ce sujet fut soulevé en 1876 en Amérique lors des réunions de l'American Institute of the Mining Engineers à l'occasion de l'Exposition Universelle de Philadelphie27. La commission – composée de Lowthian Bell, P. Tunner, L. Gruner, H. Wedding, R. Akerman, A.L. Holley et T. Egleston – a proposé, lors de cette conférence, d'adopter une terminologie identique dans toutes les langues pour fixer le sens des mots fer et acier. Ils recommandaient une classification en quatre catégories générales : 1. fer soudé (weld-iron ; Schweiss-eisen)

Tout composé ferreux malléable, comprenant les éléments ordinaires de ce métal, et obtenu, soit par la réunion des masses pâteuses, soit par paquetage ou par tout autre procédé n'impliquant pas la fusion, et qui d'ailleurs ne durcit pas sensiblement par la trempe.

18 A. De Sy, Beginselen van algemene metallurgie en siderurgie, Gent, N.I.C.I., 1965, p. 308 19

Robert Halleux, op.cit., p. 107-109 20

Arthur Vierendeel, La construction architecturale en fonte, fer et acier, Bruxelles-Louvain-Paris, 1902, p. 421 21 Robert Halleux, op.cit., p. 109 22

A. De Sy, op.cit., p. 308 et p. 326 23

James Van Drunen, L'acier dans la construction, Bruxelles, Charles Rozez, 1892, p. 86 H.J. Van Der Veen, W.A. Van Der Veen, op.cit., p. 4 24

A. De Sy, op.cit., p. 209-221 25

Robert Halleux, op.cit., p. 109 26

L. Gruner, « Note sur le vrai sens des mots fer et acier », Annales des Ponts et Chaussées, t. 13 – note n°36, Belgique, 1877, p. 505

27 L. Gruner, op.cit., p. 506-508

James Van Drunen, op.cit., p. 24 Paul Combaz, La construction : principes et applications (t. 2, partie 3), Bruxelles, E. Lyon-Claesen, 1897, p. 95 Arthur Vierendeel, op.cit., p. 380

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2. acier soudé (weld-steel ; Schweiss-stahl) Tout composé analogue qui, par une cause quelconque, durcit sous l'action de la trempe.

3. fer fondu (ingot-iron ; Fluss-eisen) Tout composé ferreux malléable, comprenant les éléments ordinaires de ce métal, qui aura été obtenu et coulé à l'état fondu, mais qui ne durcit pas sensiblement sous l'action de la trempe.

4. acier fondu (ingot-steel ; Fluss-stahl) Tout composé pareil qui, par une cause quelconque, durcit sous l'action de la trempe.

Malgré cette proposition et étant donné que lors du congrès de Philadelphie les noms des produits et leurs définitions n’ont été traduits que en français, anglais et allemand, beaucoup de forgerons, inspecteurs, ingénieurs, etc. travaillant dans d'autres pays ont continué à utiliser leurs propres dénominations. Ce n’est qu’1909, lors du congrès de Copenhague, qu’une terminologie en français, anglais, allemand, italien, espagnol, suédois et danois sera établie28. 2. Clarification de la classification des métaux ferreux Malgré les efforts faits pour clarifier cette situation confuse29, le but ne fut jamais atteint. Cet exposé essaye, aujourd’hui, à l'aide des articles, manuels et rapports les plus importants du XIXe et XXe siècle en Belgique de clarifier la terminologie durant la période 1860 et 1920 dans le domaine de la construction. Les résultats de ces recherches ont permis de dresser une classification spécifique en fonction de (1) la méthode de production et de traitement, (2) la qualité et (3) la forme des métaux. Ces trois classifications vont être à présent décrites. Comme il est impossible dans le contexte de cet exposé de traiter tous les problèmes et confusions, nous nous limiterons à une note explicative des différents schémas et aux particularités les plus importantes. 2.1 La production et le traitement (voir figure 2) Comme mentionné dans la partie concernant le contexte historique, il y avait quatre catégories générales pour classer les métaux ferreux à partir de 1876. Cette classification est notre point de départ du schéma décrivant la production et le traitement des différents métaux. Nous avons cependant remanié cette classification qui comprend à présent cinq catégories générales :

1. fer (forgé), 2. fonte de fer, 3. fer soudé, 4. acier soudé, 5. fer fondu et acier fondu.

Ceci permet de faire la distinction entre la méthode directe et indirecte de production du fer30. La première est la plus ancienne. Elle produit du fer à partir d'une pâte ferreuse, obtenue par combustion de minerais de fer dans le bas-fourneau. Cette méthode produit du fer (forgé) qui est martelé dans la forge maréchal pour expulser les scories, incluses par le contact direct du métal avec le charbon de bois. Cette méthode donne un produit, de qualité moindre et fluctuante, utilisé surtout pour des pièces de serrurerie. Les autres quatre catégories générales (fer soudé, acier soudé, fer fondu et acier fondu) comprennent les métaux obtenus par la méthode indirecte, c'est-à-dire toujours en passant par l'un ou l'autre dérivé de la fonte de fer (ou en Belgique simplement fonte31)32. Les minerais de fer sont fondus dans un haut-fourneau jusqu'à

28

Henry M. Howe, « Über die einheitliche Nomenklatur von Eisen und Stahl », Internationaler Verband für die Materialprüfungen der Technik – V. Kongress, note VIII2, Kopenhagen, 1909, p. 1-27

29 M. Considère, « Mémoire sur l'emploi du fer et de l'acier dans les constructions », Annales des Ponts et Chaussées, t. 9 – note

n°34, Belgique, 1884, p. 574-772 H. M. C. M. Maarschalkerwaart, « Slaan, trekken en vloeien », Bouwen met staal, janvier/février 1996, p. 28-35 30 Pour plus d’informations sur ces méthodes, voir De Sy, op.cit., p. 297-298 et Vincent Serneels, « A propos de la qualité des fers

produits par la méthode directe de réduction », Colloque international « L’acier en Europe avant Bessemer », Paris, Cnam, 2005 (sous presse)

31 Ceci peut prêter à confusion car on indiquait par le nom fonte aussi bien la catégorie générale fonte de fer, que le produit

spécifique fer cru qui sort du haut-fourneau, que le produit fini fonte (grise) de deuxième fusion (voir E. Barberot, op.cit., p. 2).

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production de fer cru33 liquide. En fonction de la vitesse de refroidissement la fonte grise (foncée) ou blanche était produite. La fonte grise était utilisée pour toutes pièces moulées et de fonderie ; la fonte blanche pour les produits devant être affinés : fer et acier soudé ou fer et acier fondu. Une seconde particularité de notre schéma réside dans le fait que la production du fer fondu et de l'acier fondu sont groupées dans une seule catégorie générale. Ce sont bien deux produits différents, mais leur mode de production est semblable34. La différence entre ces deux produits se limite au degré d'affinage et au pourcentage de carbone et par conséquent aux propriétés du produit fini. De plus, en Belgique, on ne faisait pas la distinction entre ces deux matériaux au niveau de la production : ils étaient tous deux simplement appelés aciers35. On pourrait faire la même remarque à propos du fer soudé et de l'acier soudé. En effet, ici aussi la différence se limite au pourcentage de carbone. Pourtant on faisait bien la différence entre ces produits (bien qu'en Belgique on appelait le fer soudé simplement fer36) car ceci permettait de décrire le procédé de production de l'acier de cémentation, que l'on obtenait en mettant en contact des pièces de fer puddlé ou affiné avec des morceaux de charbon de bois et en les chauffant plusieurs jours dans des caissons hermétiques37. La figure 2 donne pour les cinq catégories génériques les noms des différents produits – obtenus par différents procédés et traitements – et leurs synonymes. Par exemple le fer soudé sortant du four à réverbère (ou à sole ou de puddlage) est nommé fer puddlé, fer doux ou fer affiné. Après le traitement au marteau il s'appelle fer (forgé), fer de forge ou fer malléable et après le passage dans les laminoirs fer laminé, fer corroyé ou fer étiré. De plus amples explications peuvent être obtenues dans l'article « Iron and steel varieties between 1860 and 1914 : survey of the Belgian nomenclature »38.

32

Théodore Château, op.cit., p. 161 E. Barberot, op.cit., p. 2 et p. 5 Arthur Vierendeel, op.cit., p. 381 33

Avant 1876 certains spécialistes utilisaient le nom fer fondu pour indiquer le fer cru (voir Théodore Château, op.cit., p. 161). Inévitablement ceci peut prêter à confusion.

34 Arthur Vierendeel, op.cit., p. 381 et p. 392 et p. 409

Daniel Francken, La construction civile - Les matériaux et leur mise en œuvre, Anvers, De Vlijt, 1910, p. 152-153 35

Arthur Vierendeel, op.cit., p. 392 36

Arthur Vierendeel, op.cit., p. 392 37

Théodore Château, op.cit., p. 165-167 E. Barberot, op.cit., p. 6 J. Launoy, Le guide du praticien Belge dans les constructions civiles, Louvain, Aug. Fonteyn, 1890, p. 127 Paul Combaz, op.cit. (t. 1, partie 2), p. 320 et p. 326 Daniel Francken, op.cit., p.152-153 H.J. Van Der Veen, W.A. Van Der Veen, op.cit., p. 4

Jean-François Belhoste, « La question de l’acier en France au XVIIIème siècle : l’histoire d’un rendez-vous manqué entre science et industrie », Colloque international « L’acier en Europe avant Bessemer », Paris, Cnam, 2005 (sous presse) Chris Evans, op.cit. Sergio Onger, « La production d’acier à Brescia : entre procédés traditionnels et tentatives d’innovation (fin XVIII e-début XIXe siècles) », Colloque international « L’acier en Europe avant Bessemer », Paris, Cnam, 2005 (sous presse) Georges Rosenberger, « Production et usage de l’acier en France au XVIIIe siècle. Tentative de bilan. », Colloque international « L’acier en Europe avant Bessemer », Paris, Cnam, 2005 (sous presse)

38 Michael de Bouw, Ine Wouters, Jean Vereecken, Leen Lauriks, « Iron and steel varieties between 1860 and 1914 : survey of the Belgian nomenclature », Proceedings of International Conference on Structural Studies, Repairs and Maintenance of Heritage Architecture X, t. 1, United Kingdom, WITpress, 2007, p. 267-277

6

fig.2 : schéma de la production et des traitements des métaux de construction entre 1860 et 1920

7

2.2 La qualité (voir figures 3, 4 et 5) À côté des noms liés à la production et au traitement, il existe également une nomenclature caractérisant la qualité des métaux. Au cours de nos recherches nous avons pu distinguer trois grandes classifications de ces qualités. La plus ancienne classification ne concernait que le fer forgé (voir figure 3). Ce classement n’était pas quantitatif. Il se basait sur une description du mode de fracture des matériaux. Pour chaque utilisation spécifique dans la construction, les différentes sortes de fer qui devaient être proscrites étaient mentionnées. Ces fers portaient le nom de fers cassants, fers rouver(a)ins ou fers de couleur. Par contre les fers appropriés à la construction étaient appelés fers forts39. Un fer peut être cassant dans différentes circonstances : il peut être cassant à chaud (fer métis), cassant à froid (fer tendre ou brûlé) ou cassant à froid et à chaud (fer aigre, sec, défectueux ou mal affiné). Pour les fers forts il n'y avait pas de sous-divisions. Chaque fer fort ou fer cassant pouvait être plutôt dur ou plutôt mou. Les propriétés et synonymes sont repris à la figure 3. La deuxième classification traite les classes des fers crus et les qualités des fers soudés et des aciers soudés qui en résultaient (voir figure 4). Les fers crus (ou fontes brutes) sont divisés en trois classes : la fonte grise, la fonte blanche et la fonte truitée40. Cette dernière étant une forme intermédiaire par rapport aux deux autres41. Les fontes grises étaient utilisées pour les pièces de moulage. La distinction était faite entre les fontes grises de première fusion et les fontes grises de deuxième fusion. Celles de deuxième fusion étaient utilisées pour les éléments structurels (colonnes, poutres,...) ; celles de première fusion pour les pièces ne servant pas à la construction. Pour les pièces structurelles une fonte grise de deuxième fusion à gros grains était préconisée ; la fonte (grise) noire (n°1) était la meilleure et la fonte grise truitée (n°5) la plus mauvaise. Des fontes spéciales (par exemple la fonte trempée ou la fonte malléable), mais aussi différentes sortes de fer et d'acier étaient produits à partir de lingots de fonte blanche. Quatre qualités de fonte blanche étaient définies : la fonte blanche très forte (la meilleure), la fonte blanche forte, la fonte blanche ordinaire et la fonte blanche métisse (la plus mauvaise), cette dernière étant proscrite dans le domaine de la construction. Les fontes blanches étaient traitées au four à réverbère ou au four Danks42 afin de produire des fers ébauchés (ou loupes). Suivant la qualité ou mélange de fontes blanches, des fers ébauchés à grains fins, entièrement nerveux, presque entièrement nerveux, moitié grenus/moitié nerveux ou grenus et à gros grains pouvaient être obtenus (voir figure 4). Après martelage et éventuellement laminage ces fers ébauchés devenaient des fers finis, respectivement de qualité supérieure extra, supérieure, très bonne, ordinaire et inférieure. Chaque qualité de fer fini était utilisée pour des éléments bien spécifiés et devant posséder des propriétés précises comme indiqué à la figure 4. Par exemple, pour produire des poutres profilées, la fonte blanche ordinaire était transformée en loupes moitié grenues/moitié nerveuses et finalement façonnées en fers finis (poutres) de qualité ordinaire/marchand (n°2) avec une limite de rupture comprise entre 250 et 320 N/mm².

39

Théodore Château, op.cit., p. 152-159 E. Boudin, Cours de technologie professé à l'école spéciale du génie civil et des arts et manufactures, Gand, Hoste, 1873, p. 69 E. Barberot, op.cit., p. 3 Paul Combaz, op.cit. (t. 1, partie 2), p. 361 Daniel Francken, op.cit., p. 154 40

Les numéros indiquant les fontes brutes en figure 4 ne sont qu'à titre indicatif, car chaque fonderie en Belgique utilisait sa propre numérotation.

41 Henri Law, op.cit., p. 65

Théodore Château, op.cit., p. 163 E. Boudin, op.cit., p. 87 Paul Combaz, op.cit. (t. 1, partie 2), p. 318 et p. 321 Arthur Vierendeel, op.cit., p. 382 Daniel Francken, op.cit., p. 151-152 42

Le four Danks est un version amélioré du four à réverbère avec un puddlage mécanique au lieu du puddlage manuel (voir Lemoine G. « Sur quelques progrès récents de la fabrication du fer et de l'acier en Angleterre », Annales des Ponts et Chaussées, t.5 – note n°12, Belgique, 1875, p.145-155

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fig.3 : schéma de la qualité des métaux de construction entre 1860 et 1920 – 1ière classification concernant le fer forgé

fig.4 : schéma de la qualité des métaux de construction entre 1860 et 1920 – 2e classification concernant la fonte brute, les fers

ébauchés et les fers finis La dernière et la plus récente classification décrit les classes des fers fondus et aciers fondus (voir figure 5).

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Aujourd'hui nous avons quatre classes d'acier : acier doux/acier non-allié, demi-dur, dur et extra-dur43. Bien que la classification de Cockerill de 1888 utilise des noms différents, la composition et les caractéristiques mécaniques des aciers sont semblables. Les différentes classes d’acier sont représentées à la figure 5. On remarque que toutes les pièces de construction se trouvent dans la classe d'acier extra-doux (n°1) de Cockerill avec une limite de rupture comprise entre 330 et 500 N/mm² et un pourcentage de carbone compris entre 0,05 et 0,20. Au cours des années suivantes, diverses classifications d’aciers de construction avec des subdivisions plus détaillées et parfois une terminologie différente ont vu le jour, mais elles sont toutes fondées sur celle de Cockerill (voir figure 5). Ainsi, on retrouve les poutres profilées dans la classe 1 de l'acier extra-doux ou acier exceptionnel d’après V. Renaud44, correspondant à la classe du fer homogène ou fer fondu soudable d’après J. Van Drunen et P. Combaz45 qui font partie de la classe n°1 de l'acier extra-doux de Cockerill en 188846.

fig.5 : schéma de la qualité des métaux de construction entre 1860 et 1920 – 3e classification concernant le fer fondu et l'acier fondu

2.3 La forme (voir figure 6) À côté des noms liés à la production et au traitement et ceux caractérisant la qualité, il y a également une nomenclature spécifique à la forme des produits métalliques finis. Cette classification ne tient compte que de la forme des métaux et ne fait donc pas de différence entre le fer et l'acier. Cette classification distingue deux catégories générales : les fers du commerce et les fers de la petite forge (voir figure 6)47. Ces derniers ne sont utilisés que comme pièces décoratives (grilles, ancres,...). Les fers du commerce comprennent toutes les pièces de construction. On les divise en six classes : les (1) fers marchands, (2) fers platinés, (3) fers étirés, (4) tôles, (5) fers spattlés et (6) étirés en fils. La première et deuxième classe comprennent toutes les deux les fers en barres (carré, rond, méplat, octogonales), mais les fers marchands ont une section plus importante que les fers platinés. Les fers étirés comprennent différentes sortes de profilés (I, Z, L, etc.). Par tôles on désigne les grandes tôles de construction et les fers spattlés sont les petites bandes de métal utilisées en construction. Enfin, les fers étirés en fils sont les fils de fer.

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Marc Van Overmeire, Staal en gietijzer, Brussel, VUB-Press, 1980, p. 2.2-2.6 44 V. Renaud, Théorie des Alliages et Notions de Métallographie, Gent, 1911, p. 94-102 45 James Van Drunen, op.cit., p. 120 Paul Combaz, op.cit. (t. 2, partie 3), p. 95 46

Arthur Vierendeel, op.cit., p. 412-415 Daniel Francken, op.cit., p. 170-171 Paul Combaz, op.cit. (t. 1, partie 2), p. 351 47

Théodore Château, op.cit., p. 154-155 Paul Combaz, op.cit. (t. 1, partie 2), p. 320 Arthur Vierendeel, op.cit., p. 393-398 H.J. Van Der Veen, W.A. Van Der Veen, op.cit., p. 105-110

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Malgré l’existence de cette nomenclature générale, la Belgique a utilisé ses propres classifications : l'une établie par l'industrie, l'autre par l'administration (voir figure 6)48. Celle de l'industrie est assez conforme à la classification générale. L'industrie belge ne fait pas de différence entre les grands et les petits fers en barres. Ils portent tous les deux le nom de fers marchands. Mais une catégorie est ajoutée pour les fers larges plats. Les fers étirés s'appellent fers profilés, les tôles portent le nom de grosses tôles de construction et les fers spattlés le nom de feuillards. Les étirés de fils et les pièces de petite forge sont classés sous le terme de fers divers et l'industrie ajoute encore une catégorie spéciale pour les tôles du commerce ou poêlerie. L'administration belge par contre n'utilise que trois classes : A, B et C. La classe B comprend les fers méplats dont la largeur est comprise entre 18 et 60 cm ; la classe C toutes les tôles de largeur supérieure à 60 cm. Toutes les autres formes sont reprises dans la classe A. Ainsi, un fer à double T 49 se retrouve dans la classification générale des fers du commerce comme fer étiré ; en Belgique, par contre, l'industrie le classe comme fer profilé et l'administration le met dans la classe A.

fig.6 : schéma de la classification d'après la forme des métaux de construction entre 1860 et 1920

3. Conclusions Au cours de la période 1860-1920, la production du fer et de l'acier et l'utilisation de ces matériaux dans le domaine de la construction ont connu une importante évolution. De nombreux nouveaux produits et procédés ont vu le jour portant de nouveaux noms et intégrés dans de nouvelles classifications. Et tout cela sans aucune coordination ; ce qui, encore aujourd’hui entraine de nombreuses confusions dans le vocabulaire utilisé. À l'aide des ouvrages les plus importants de l'époque et de quelques publications récentes, nous avons pu décrire l’évolution de la production du fer et de l’acier et nous avons pu mettre en évidence l'existence de trois nomenclatures différentes pour désigner les différentes sortes de fer et d'acier en fonction (1) de la production et du traitement, (2) de la qualité et (3) de la forme. Le schéma de la production et du traitement des produits ferreux sert de base afin de comprendre les différents classements des sortes de fer et d'acier. Ce schéma (figure 2) comprend les catégories générales et les différents synonymes des noms génériques et spécifiques, liés au processus de production et de traitement. Ces différents procédés permettaient de produire des métaux possédant différentes caractéristiques et qualités reprises par trois schémas (voir figures 3, 4 et 5) qui allaient de la mention des fers à proscrire dans le domaine de la construction à une description plus détaillée des propriétés minimales de chaque produit. Enfin, le dernier schéma (voir figure 6) donne la classification des formes des pièces métalliques. Alors qu'il existait une classification générale à l'époque, en Belgique deux classifications étaient utilisées, l’une dans l'industrie et l’autre dans l'administration. 48

Arthur Vierendeel, op.cit., p. 393-398 49

Aujourd'hui on connaît les fers à double T sous le nom des poutrelles I.

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Remerciements Ce projet de recherche est financé par le « Fonds de la Recherche Scientifique - Flandre (FWO) ».