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Originalité et modernité du théâtre de Maurice Maeterlinck Carmen ANDREI Université « Le Bas Danube » de Galati, Roumanie A la fin du XIX e  siècle, la littérature francophone de Belgique est acceptée à Paris gr âce au x sy mbolistes Maurice Maet er lin ck , Emile Verhae ren, Ge or ge s Rodenbach et Albert Mockel. En sens inverse, les éditeurs belges Deman et Lacomblez  publient des écrivains français symbolistes dont Mallarmé est le plus important. L’élément capital dans la grille de lecture parisienne des œuvres des belges est le trait flamand, autrement dit la spécificité nordique ou la nordicité que Paul Valéry et André Gide trouvent “exotique“, donc originale (Denis & Klinckenberg, 2005 : 108). Maurice Maeterlinck (1862-1949), auteur belge à qui rien n’a manqué dans la vie (célébrité, fortune et santé), crée un théâtre statique, théâtre de l’âme et de la pure intériorité. En 1911, le prix Nobel de littérature accordé par l’Académie suédoise représente à la fois le couronnement d’une carrière singulière qui durera plus de soixante ans et la consécration simultanée de l’école symboliste belge et de l’identité littéraire des lettres belges, enfin reconnues dans toute l’Europe après Paris. Maeterlinck a été un homme do uble , mystiqu e et pratiqua nt la boxe, amat eur de randonnées à motocyclettes, mais craignant les ombres et les fantômes, obsédé par les armes à feu et  passionné par les sociétés totalitaires et utopiques 1 .  Le poè te symbolis te des Serres chaudes, des  Douze Chansons (d even ues Quinze Chansons ) et le dramaturge génial dans sa jeunesse devient vers la quarantaine un moraliste demi-philosophe. Ses théories su r le dr ame, ex po sées da ns la pr emre pa rt ie de sa créa tio n, vo nt in flu en cer décisivement l’évolution du théâtre au XX e  siècle 2 . 1  Voir La Vie des abeilles  (1901), La Vie des fourmis  (1920) et La Vie des termites  (1926). 2  Dans sa Théorie du drame moderne, Peter Szondi inclut Maeterlinck parmi les cinq grands dramaturges de la fin du XIX e  siècle – à côté d’Ibsen, de Tchekhov, de Strindberg et de Hauptmann – qui contribuent radicalement à la transformation de la conception théâtrale, apud  Otten, 1992 : 740.

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Modernite du theatre

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  • Originalit et modernit du thtre de Maurice Maeterlinck

    Carmen ANDREI

    Universit Le Bas Danube de Galati, Roumanie

    A la fin du XIXe sicle, la littrature francophone de Belgique est accepte

    Paris grce aux symbolistes Maurice Maeterlinck, Emile Verhaeren, Georges

    Rodenbach et Albert Mockel. En sens inverse, les diteurs belges Deman et Lacomblez

    publient des crivains franais symbolistes dont Mallarm est le plus important.

    Llment capital dans la grille de lecture parisienne des uvres des belges est le trait

    flamand, autrement dit la spcificit nordique ou la nordicit que Paul Valry et Andr

    Gide trouvent exotique, donc originale (Denis & Klinckenberg, 2005 : 108).

    Maurice Maeterlinck (1862-1949), auteur belge qui rien na manqu dans la

    vie (clbrit, fortune et sant), cre un thtre statique, thtre de lme et de la pure

    intriorit. En 1911, le prix Nobel de littrature accord par lAcadmie sudoise

    reprsente la fois le couronnement dune carrire singulire qui durera plus de

    soixante ans et la conscration simultane de lcole symboliste belge et de lidentit

    littraire des lettres belges, enfin reconnues dans toute lEurope aprs Paris. Maeterlinck

    a t un homme double, mystique et pratiquant la boxe, amateur de randonnes

    motocyclettes, mais craignant les ombres et les fantmes, obsd par les armes feu et

    passionn par les socits totalitaires et utopiques1. Le pote symboliste des Serres

    chaudes, des Douze Chansons (devenues Quinze Chansons) et le dramaturge gnial

    dans sa jeunesse devient vers la quarantaine un moraliste demi-philosophe. Ses thories

    sur le drame, exposes dans la premire partie de sa cration, vont influencer

    dcisivement lvolution du thtre au XXe sicle2.

    1 Voir La Vie des abeilles (1901), La Vie des fourmis (1920) et La Vie des termites (1926).2 Dans sa Thorie du drame moderne, Peter Szondi inclut Maeterlinck parmi les cinq grands dramaturges de la fin du XIXe sicle ct dIbsen, de Tchekhov, de Strindberg et de Hauptmann qui contribuent radicalement la transformation de la conception thtrale, apud Otten, 1992 : 740.

  • Le traducteur de Ruysbroeck lAdmirable (en 1891), de Shakespeare (en 1909),

    de John Ford et de Novalis (en 1895), ladmirateur de Villiers de LIsle-Adam et des

    Prraphalites Morris et Rossetti, refuse de suivre lesthtique thtrale traditionnelle et

    propose dune manire programmatique et cohrente de nouveaux concepts qui feront

    natre le thtre symboliste, dune modernit tonnante. Cette nouvelle criture

    dramaturgique sera thorise par Edmond Picard dans son Discours sur le renouveau au

    thtre (1897), quil met en uvre dans ses pices, Le Jur (1904) et La Joyeuse Entre

    de Charles le Tmraire (1905). A part Maeterlinck, dautres contemporains de la

    mme cole exploitent la veine symboliste : Charles Van Lerberghe dans Les Flaireurs

    (1889), Grgoire Le Roy dans LAnnonciatrice (texte perdu) et Emile Verhaeren dans

    Les Aubes (1898).

    Le premier thtre de Maeterlinck est lillustration de lide que le symbole ne

    supporte jamais la prsence de lhomme. Maeterlinck est le reprsentant dun

    symbolisme dont Antonin Artaud affirmait que chez lui il nest pas seulement un

    dcor, mais une faon profonde de sentir (Ronse, 1983 : 9). En cinq ans, entre 1889 et

    894, il crit huit pices dont cinq sont clbres et dans lesquelles il ralise partiellement

    le dsir symboliste de crer un thtre de lme, un thtre de la pure intriorit, du

    moi transcendental3. Il sagit de petits drames pr-beckettiens, du non-dit, du silence,

    des allgories de la proximit inluctable de la Mort. Luvre dramaturgique de

    Maeterlinck est un grand thtre de rve, tel que Mallarm dsirait le crer, puisque le

    genre est appropri au mystre par sa structure dlimite dans le temps, sa formule

    dynamique qui permet la rflexion sur diffrents plans, lexploitation des ressources du

    dialogue, du suspens et du silence. Son but dclar tait de rendre visibles certaines

    attitudes secrtes des tres dans linconnu. Cependant, il convient de prciser quon a

    reproch au thtre symboliste son caractre injouable lpoque4, la difficult de la

    reprsentation et de la mise en scne : une uvre qui renferme en elle-mme tragdie, 3 Otten, 1992 : 740 considre que Maeterlinck ne ralise vraiment son idal que dans trois pices : Intrieur, LIntruse et Les Aveugles. Les autres drames ne ralisent que partiellement le programme de Maeterlinck. 4 Il serait intressant de nuancer ce reproche et dapprofondir la discussion. Quand Maeterlinck crit ses drames, la dramaturgie franaise (metteurs en scne, acteurs, etc.) tait habitue un tout autre thtre et donc tait peu prs incapable de jouer ce nouveau thtre. Il faudra attendre des dizaines dannes, lvolution de la dramaturgie europenne pour quon commence jouer Maeterlinck comme il le souhaitait. On y est arriv. Ronse par exemple, que lon cite dans notre article, a admirablement mis en scne Maeterlinck. De nos jours, le thtre de Maeterlinck nest donc plus injouable.

  • peinture (couleur), danse (rythme), pome lyrique, parole, musique est une utopie chre

    aux symbolistes. Mme sil pratique un thtre minimal, Maeterlinck russit crer des

    synchronies entre le verbal et le paraverbal (le visuel)5.

    Maeterlinck fait son dbut thtral par La Princesse Maleine (1889)6. Cest, un

    premier drame qui bouleverse les conventions thtrales : une ferie noire sans action

    extrieure avec des personnages inconsistants. Ce vrai drame du figement, inspir dune

    vieille lgende hollandaise, annonce avant la lettre lavnement de lantithtre. Son

    originalit consiste dans les dialogues rduits lextrme qui cachent du non-dit et des

    sous-entendus, ainsi que la cration dun autre monde, trange et inaccessible, suggr

    par un univers onirique, situ hors du temps et de la gographie vraisemblables7.

    Lanne suivante, Maeterlinck donne deux pices, une vraie musique de chambre

    (Quaghebeur, 1998 : 60) : LIntruse et Les Aveugles8. En 1891 suit la pice Les Sept

    Princesses que les critiques ont considre comme une sorte de condens parfait de

    lunivers maeterlickien, celui de la mort-dans-la-vie (et aussi de la vie-dans-la-mort),

    un univers spectral, de loutre-tombe, ambigu et doublement fantastique (Lutaud,

    1986 : 225-226). Paradoxalement, lauteur na plus voulu la rditer de son vivant9.

    Le chef-duvre qui est devenu incontestablement le classique du genre et qui

    est inlassablement comment par lexgse maeterlinckienne, Pellas et Mlisande,

    drame en cinq actes, parat en 1892, lorsque son auteur se trouve en plein gloire 5 Voir titre dexemple, la fameuse scne de rendez-vous dans Pellas et Mlisande (acte IV) o toute la tension du dialogue trouve sa correspondance dans le jeu dombres et de lumire. 6 La pice parat la mme anne que les Serres chaudes, le volume de pomes qui reprsente la quintessence du symbolisme, publi trente exemplaires compte dauteur. Maeterlinck envoie dabord un exemplaire Mallarm qui, son tour, lenvoie Octave Mirbeau, critique influent du temps, qui tient une rubrique littraire notoire dans Le Figaro. Le 24 aot 1890, il crit une chronique dithyrambique dans laquelle il affirme que lauteur belge est un nouveau Shakespeare et que sa pice est un chef-duvre moderne : luvre la plus gniale de ce temps. Quoique foudroyant, Maeterlinck reoit ce succs avec rserve. 7 Maleine, la bien-aime du prince Hjalmar est soumise une noire fatalit malgr ses efforts de comprendre ce quil lui arrive. En Phdre moderne, la reine Anne ltrangle pour marier son beau-fils pour lequel elle prouve un amour adultrin avec sa fille Ugliane. 8 Le sujet de cette pice est lattente : les aveugles, partis de lhospice et gars dans une le boise attendent le prtre qui les guide vers un chteau fantomatique. La critique a vu dans la mort du prtre la mort de la foi, mais cette connotation athe ne lemporte cependant pas sur les autres portes de la pice, plus importantes peut-tre. . 9 Cest une pice sur un ratage ou un rveil manqu , thme repris plus tard dans Ariane ou Barbe-Bleue. Un prince charmant est dsesprment attendu par les sept princesses. Il arrive finalement, descend dun navire de guerre fantomatique, mais trop tard pour rveiller Ursule, la septime princesse qui vient dexpirer. Il connat une anabase initiatique : il traverse un cimetire souterrain, soulve la dalle et sort de cette tombe comme un nouveau Lazare (Lutaud, 1986 : 257).

  • littraire, lorsquil ny a plus de mysticisme ou dhsitations esthtiques dans sa

    potique thtrale puisquelle est solidement nourrie dune culture littraire et

    philosophique remarquables, savoir par lidalisme allemand Fichte, Hegel et

    Schopenhauer, et par la mystique rhnoflamande Matre Eckhart et Ruysbroeck

    lAdmirable (Otten, 1992 : 739-740)10. La pice se construit sur des archtypes

    lgendaires et mythiques, sur des thmes rebattus depuis la Bible ou Tristan et Iseult,

    celui des frres ennemis et celui de lamour fatal11. Mlisande sprend de son beau-

    frre Pellas, que Golaud tuera par jalousie. La conduite des amoureux montre quils

    cherchent (in)consciemment la mort : elle perd sa bague dans la source, il veille les

    soupons de son frre mais, paradoxalement, par loyaut. Un amour prsent dans leurs

    discours mais absent dans leurs actes cause leur mort et clt la pice non sans ouvrir sur

    une lueur despoir par la naissance dune enfant.

    En continuant la tradition de ce thtre du figement mais tout en voulant se

    dbarrasser de ltiquette gnante de pote de la terreur, Maeterlinck crit en 1894

    trois drames pour marionnettes : Alladine et Palomide, Intrieur et La Mort de

    Tintagiles. Plus tard, on retrouvera des chos de ce premier thtre dans de petites

    pices moins ambigus comme Aglavaine et Slysette (1896) le titre compos de noms

    propres des personnages fminins entre lesquels le hros Mlandre doit choisir

    Monna Vanna (1902) pice classique place dans lItalie de la Renaissance, Ariane et

    Barbe-Bleue ou La Dlivrance inutile (1901) et Joyzelle (1903). Dans ces dernires

    pices, on remarque une volution du personnage fminin qui na plus le mme pouvoir

    dincantation et dinsinuation comme dans le premier thtre. On retient la figure

    dAriane protagoniste de la pice homonyme, la dlivreuse des femmes prisonnires de

    la Mort, incarne dans un monstre de chair et de sang (Quaghebeur, 1998 : 68 et 69)12.

    10 La premire mondiale de la pice a lieu dans la salle des Bouffes parisiens loccasion de linauguration du Thtre de luvre de Lugn-Poe. A laccueil indiffrent de Paris suit un chec clatant Bruxelles, au Thtre du Parc, le public, habitu au thtre naturaliste engag, se montre ferm devant le mystre, linconnu, le clair-obscur et le dialogue minimal. Si la rception de ce chef-duvre est dceptive en terre francophone, en terre trangre (aux Etats-Unis, en Allemagne, en Hollande et en Angleterre), elle est trs favorable. Lopra de Debussy et les suites de Gabriel Faur et de Jean Sibelius ont injustement mis dans lombre la pice, encore que le texte nait pas t vou a priori la musique. 11 Parmi les sources principales dinspiration de Maeterlinck, on cite le thtre lisabthain et le thtre indien (Klidassa).12 Lvolution des personnages fminins maeterlinckiens serait due linfluence affective que sa compagne, Georgette Leblanc, a exerce sur lui. Ce sont des femmes sres delles qui affrontent sans peur la Mort toute puissante. Ariane par exemple, dlivre Mlisande et Maleine, personnages du premier

  • Dans les Bulles blues, qui sont ses souvenirs heureux, Maeterlinck ne parle pas des

    obsessions quon retrouve dans toutes ses pices et qui lont hant quand il tait un

    adolescent pieux, timide et sensible : lobsession de la chastet, le culte de la puret,

    langoisse de mort, de pch et de lenfer13.

    Maeterlinck reproche au thtre classique et raliste lanalyse psychologique et

    la rationalit, au thtre romantique lloquence et lagitation. Ses concepts

    rvolutionnaires touchent, certes, lobjet et la finalit mmes du thtre. Il propose

    de supprimer lanecdote, deffacer les mobiles apparents, de remplacer le thtre

    daction par un thtre de situation et de lattente qui renonce laction extrieure

    proprement dite pour lintrioriser, un thtre construit sur la dimension mtaphysique

    de lexistence. Le thtre daction bti sur des intrigues classiques a un caractre

    emphatique : les incestes, les trahisons et les empoissonnements sont des topo

    raciniens anachroniques qui ne rendent plus la condition humaine contemporaine.

    Maeterlinck propose le concept de drame statique (o tout entre dans le silence) qui

    prsente des situations ordinaires afin de donner loccasion de rflchir plus

    profondment sur le simple fait quotidien de vivre, fait pourvu dune immanence

    tragique, et de laisser dialoguer lme avec sa destine :

    Il sagirait plutt de faire voir ce quil y a dtonnant dans le fait seul de vivre. Il sagirait plutt de faire voir lexistence dune me en elle-mme, au milieu dune immensit qui nest jamais inactive. Il sagirait plutt de faire entendre, par-dessus les dialogues ordinaires de la raison et des sentiments, le dialogue solennel et ininterrompu de ltre et de sa destine. (Maeterlinck, 1997 : 894)

    Pour saisir le mystre du fatum quotidien, il dpouille compltement ses pices

    de toute action prodigieuse, de tout exploit hroque. Les causes dtermines et

    explicites des passions nobles ou noires sont foncirement futiles dans sa conception. Il

    les remplacera donc par le concept du tragique quotidien. Laction scnique, narrative,

    vnementielle ou psychologique est substitue une action souterraine, inconsciente,

    du destin (Paque, 1989 : 52). Maeterlinck exclut un dnouement dramatique du genre

    Ils furent heureux. Les tableaux quil cre donnent limpression de manque de

    causalit et de consquence. Le temps et lespace ont tendance sabolir. Le dcor de

    thtre qui sont devenues des femmes thres.13 Cest Georgette Leblanc, sa premire compagne qui en parlera dans ses Souvenirs.

  • ses pices est schmatique, stylis, lgendaire, plac dans une pseudo-ralit

    moyengeuse, indfinie, dans un espace onirique, flou. Dans les didascalies de

    LIntruse une notation sche nous dit quil sagit des temps modernes. Fonds

    vgtaux et paysages vagues suggrent laide des chssis mobiles un autre monde

    Allemonde, comme le royaume de Golaud dans Pellas et Mlisande. Les sites sont

    clturs, le contact des personnages avec lextrieur est obtur : dans Intrieur, le dcor

    est un jardin, ensuite une maison non dtermins ; dans Les Sept Princesses, une vaste

    salle de marbre qui entre en opposition avec la chambre chaude, bien close, lunivers

    utrin de lAvant-natre des princesses (Lutaud, 1986 : 274) ; dans LIntruse, le lieu est

    toujours la salle sombre dun vieux chteau ; dans Les Aveugles, une trs ancienne

    fort septentrionale, daspect ternel qui se trouve sur une le. Henri Ronse, metteur en

    scne de talent, souligne loriginalit de ce thtre de linvisible, de lespace

    intrieur / du dedans profond : Nous dcouvrons lvidence la forme mditative du

    tragique contemporain. [] le retour du fatum ; lempreinte dsormais muette, lombre

    du dieu terrible des Anciens. Un tragique en creux. (Ronse, 1983 : 9-10).

    La description potique que Maeterlinck fait au drame statique idal, utopique

    trouve son germe dans le thtre antique (chez Eschyle et Sophocle) et dans le thtre

    lisabthain (chez Shakespeare). On la reproduit pour son caractre anthologique :

    Il mest arriv de croire quun vieillard assis dans son fauteuil, attendant simplement sous la lampe, coutant sans le savoir toutes les lois ternelles qui rgnent autour de la maison, interprtant sans le comprendre ce quil y a dans le silence des portes et des fentres et dans la petite voix de la lumire, subissant la prsence de son me et de sa destine, inclinant un peu la tte sans se douter que les puissances de ce monde interviennent et veillent dans la chambre comme des servantes attentives, ignorant que le soleil lui-mme soutient au-dessus de labme la petite table sur laquelle il saccoude et quil ny a pas un astre du ciel ni une force de lme qui soient indiffrents au mouvement dune paupire qui retombe ou dune pense qui slve, il mest arriv de croire que ce vieillard immobile vivait, en ralit, dune vie profonde, plus humaine et plus gnrale que lamant qui trangle sa matresse, le capitaine qui remporte une victoire ou lpoux qui venge son honneur. (Maeterlinck, 1997 : 897).

    Il ny aura donc pas un monde rel gouvern par des apptits humains

    avilissants (ambition, argent, adultre, mnage trois, jalousie, meurtre dramatiques,

    etc.), bref tout un bric--brac passionnel et psychologique, mais du contingent

    tragique. Lme sveille et se connat dans la simplicit du contingent et non pas dans

  • des situations-limites. Maeterlinck trouve lexpression accomplie de son credo

    dramatique dans le thtre de Shakespeare :

    [] le chant mystrieux de linfini, le silence menaant des mes ou des Dieux, lternit qui gronde lhorizon, la destine ou la fatalit quon aperoit intrieurement sans quon puisse dire quels signes on la reconnat (Ibidem, 894).

    Les personnages du thtre statique sont abouliques, figs dans lattente du

    personnage sublime, des morts-vivants, des spectres comme le Roi et la Reine des Sept

    Princesses. Les caractres sont estomps. Ils ne se rduisent pas des types : par

    exemple, Golaud nest pas seulement le jaloux, un Othello, Mlisande, lpouse infidle

    et Pellas lamant infortun. Ils sont tous des cratures surdtermines, oniriques,

    fragiles, potiques. Ils parlent et se conduisent comme dans un tat prolong de transe

    ophlienne, se sentent fatalement frapps par un pouvoir occulte et irrationnel (serait-ce

    le destin ?) auquel ils obissent en aveugles impuissants. La fatalit inexorable de

    lexistence fait peur, transforme les personnages en fantmes, en marionnettes

    paralyses. Langoisse des personnages monte au fur et mesure de la prise de

    conscience de la fatalit : Ce quil y a de plus profond dans lhomme, cest son dsir de

    Dieu affirmait Maeterlinck en 1897.

    Le personnage sublime est une innovation originale de Maeterlinck. Cest le

    troisime personnage, une puissance invisible et omniprsente, une sorte dinconnu

    sans visage que seuls les lus pressentent et interprtent : dans LIntruse, lAeul le dit

    maintes fois : Il est arriv quelque chose ! Je suis sr que ma fille est plus mal !... ,

    Il y a longtemps que lon me cache quelque chose ! Il sest pass quelque chose

    dans la maison Il y a des moments o je suis moins aveugle que vous [] Et

    maintenant, je sens que vous tes tous plus ples que les morts ! 14, en suppliant les

    autres : Prparez-moi la vrit ! (Maeterlinck, 1997 : 723). Cette force obscure et

    insaisissable, Freud lappellera plus tard la pulsion de mort. Une ralisation possible du

    personnage sublime est la mort dans LIntruse, mort annonce discrtement par la

    lampe qui palpite et lenfant qui pleure pour la premire fois (Loncle Oliver le

    prdit dailleurs : Une fois que la maladie est entre dans une maison, on dirait quil y

    a un tranger dans la famille, Maeterlinck, 1997 : 692), le malheur dans Intrieur,

    14 Cest nous qui soulignons en italiques.

  • langoisse suffocante dans Les Aveugles, lamour mortel dans Pellas et Mlisande ou

    la vieille reine cruelle que personne na jamais vue dans La Mort de Tintagiles (Otten,

    1992 : 742). Les pices abondent en signaux qui annoncent cette puissance. Il sagit

    notamment de bruits inquitants : dans Les Aveugles, le sifflement du vent dans les

    feuilles mortes, le bruit des vagues de la mer, le bruit des pas et une neige soudaine,

    mais surtout lenfant de laveugle folle [qui] se met vagir subitement dans les

    tnbres (Maeterlinck, 1997 : 781) ; dans LIntruse, il y a le silence des alouettes, le

    bruit brusque dune faux quon aiguise au dehors minuit, la flamme tremblante de la

    lampe, les portes qui souvrent inexplicablement et refusent de se fermer, les trois

    surs, ples, qui sembrassent et tremblent, le comble tant atteint par le vagissement

    du nouveau-n qui continue avec des gradations de terreur (Maeterlinck, 1997 : 731) ;

    dans Intrieur le claquement des verrous est tout aussi prdictif. Les coups-frapps--

    la-porte reprsentent un autre motif obsessionnel de Maeterlinck (Lutaud, 19866 : 265).

    Maeterlinck rve un thtre dandrodes, qui remplace lacteur vivant

    (considr comme un mal ncessaire, mais qui est un tre trop rel, trop matriel, trop

    charnel), par des abstractions, des marionnettes, des androdes qui rendent de manire

    simple et stylis la condition humaine misrable. Il russit dissoudre le personnage

    individuel dans le groupe-tmoin, rminiscence de lancien chur tragique : Ursule,

    Genevive et Gertrude, les trois surs, petites-filles de lAeul dans LIntruse, les six

    aveugles dans la pice homonyme, la famille dont les deux petites surs, Marthe et

    Marie dans Intrieur.

    La rvolution entame par Maeterlinck sopre sur une composante essentielle,

    le discours dramatique. Il appauvrit les dialogues, les rend inconsistants afin de mieux

    apprhender le mystre de la vie quotidienne. Il nat ce quil appelle le dialogue de

    second degr, le dialogue inutile, superflu, inattendu parfois, minimal. Il poursuit sa

    rflexion en affirmant que la beaut et la vrit suprieures sexpriment par des

    paroles qui expliquent non pas ce quon appelle "un tat dme", mais je ne sais quels

    efforts insaisissables et incessants des mes vers leur beaut et vers leur vrit

    (Maeterlinck, 1997 : 899). Du point de vue stylistique, le mal dtre, de supporter le

    fatum se traduit en outre par labondance de points de suspension, de points

    dinterrogations et de points dexclamations. Les phrases sont apparemment dpourvues

  • de cohrence, les rpliques sont laconiques, monosyllabiques, rptitives, incohrentes,

    construites souvent sur des expressions impersonnelles. La dconstruction systmatique

    des rpliques, ainsi que le recours au silence aboutissent une dfiance foncire

    lgard des pouvoirs du langage. Le dlitement identitaire est magistralement saisi dans

    lune des dernires rpliques-cls de la pice Pellas et Mlisande, dans laveu trange

    de Mlisande qui savre tre dune simplicit troublante : Je ne comprends pas non

    plus tout ce que je dis Je ne sais pas ce que je dis Je ne sais pas ce que je sais je

    ne dis plus ce que je veux.

    Maeterlinck inaugure une vraie potique du silence (Angelet, 2000 : 75), un

    silence actif comme le personnage sublime. Le silence rgne effroyablement soit quil

    soit tout simplement marqu comme tel dans les didascalies ([Un] silence), soit quil

    transperce les rpliques des personnages. Dans Les Aveugles, les conversations

    angoisses double entente des gens qui se sentent abandonns annoncent la prsence

    de la Mort. Dans Pellas et Mlisande, Pellas le saisit : Il y a toujours un silence

    extraordinaire On entendrait dormir leau . Dans LIntruse, le Pre laffirme : Il

    y a un silence de mort, ensuite, Il y a un silence extraordinaire et la Fille lui

    rplique potiquement : On entendrait marcher un ange. (Maeterlinck, 1997 : 727) ;

    dans Intrieur, le Vieillard reconnat avoir peur du silence qui suit les dernires paroles

    qui annoncent un malheur Cest alors que le cur se dchire. Le silence crasant et

    rprobateur est chass par le pouvoir enchanteur du chant. Un exemple tir de Pellas et

    Mlisande : Pellas : Oh ! comme tu dis cela !... On dirait que ta voix a pass sur la

    mer du printemps !. Le chant nostalgique, lointain et mystrieux de lquipage

    magique du prince fonctionne en prolepse dans Les Sept Princesses. A la fin de la pice,

    en prparant leur dpart, ils fredonnent le refrain Nous ne reviendrons plus.

    La rvolution thtrale commence par Maeterlinck sera continue dans les

    lettres belges par les dramaturges de lentre-deux-guerres, Fernand Crommelynck et

    Michel de Ghelderode. Dans le thtre europen du dbut du XXe sicle, plusieurs

    grands auteurs dont Trackl, Rilke, Hoffmannsthal, Strindberg, DAnnunzio, Pessoa ont

    leur priode maeterlinckienne. Mme si linfluence de son thtre a t moins ressentie

    en France, dans les annes cinquante les dramaturges de labsurde Eugne Ionesco et

    Samuel Beckett reconnaissent en Maeterlinck un pote dramatique moderne et original.

  • Bibliographie

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