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Paradoxes, lacunes et ouvertures de Nostra ætate St Germain-en-Laye, 8 février 2016
Avant d’en venir à ce qui justifie le titre de cette conférence, je dois faire un rapide
retour sur le passé, ancien et plus récent, pour mieux faire ressortir en quoi cette déclaration a
marqué un tournant dans les relations de l’Église catholique avec le peuple juif.
Le passé ancien, c’est un enseignement chrétien qui a pris forme très tôt dans
l’antiquité et qui tient malheureusement en quelques propositions : le judaïsme est abrogé, le
peuple juif est déchu, l’Église lui est substituée comme peuple de Dieu ; les juifs sont
dépossédés des Écritures, qu’ils ne comprennent plus, puisque c’est l’Église qui détient
maintenant la clef de leur interprétation, et elles se retournent même contre eux pour les
condamner. Ces affirmations s’accompagnent souvent de jugements très durs sur les juifs, ou
même de calomnie pure et simple. Saint Jean Chrysostome, pour prémunir les chrétiens
contre l’attrait du judaïsme et de ses rites, va jusqu’à faire de la synagogue l’asile des démons
et la citadelle du diable. Saint Jean Chrysostome est considéré comme le maître de l’invective
anti-juive, mais il constitue dans le genre un sommet plutôt qu’une exception. De son côté,
saint Augustin résume ainsi le sens de la pérennité du peuple juif après la prédication de
l’Évangile : « Ils sont témoins de leur iniquité et de notre vérité. » En subsistant dans une
situation précaire, ils mettent en permanence sous les yeux du chrétien le spectacle du
châtiment qui menace le pécheur.
Il est inutile de citer d’autres exemples et de s’étendre sur ce passé. On ne doit pas
oublier qu’il s’est trouvé à toutes les époques des chrétiens qui ont tenu des positions
beaucoup plus chaleureuses vis-à-vis des juifs, mais ils restent des exceptions. Jusqu’à une
époque récente, la catéchèse et la prédication faisaient généralement d’Israël le peuple
déicide, responsable de ses propres malheurs, qui n’étaient que le juste châtiment de son
péché. On connaît le jugement de Bossuet sur le peuple juif, « Peuple monstrueux, qui n’a ni
feu ni lieu, sans pays, et de tout pays ; autrefois le plus heureux du monde, maintenant la
fable et la haine du monde ; misérable sans être plaint de qui que ce soit ; devenu, dans sa
misère, par une certaine malédiction, la risée des plus modérés1. » Beaucoup plus près de
nous encore, on pouvait lire dans une encyclopédie de théologie catholique en langue
allemande publiée en 1930 qu’il existait deux formes de l’antisémitisme, la mauvaise et la
bonne. « On peut distinguer deux tendances de l’antisémitisme […] L’une combat le judaïsme
simplement en raison de son altérité raciale et nationale, l’autre en raison de l’influence
excessive et détériorante de la partie juive de la population d’un même peuple. […] La
1 Sermon pour le IXe dimanche après la Pentecôte (1653). Cité par F. Lovsky, L’antisémitisme
chrétien, Paris, Cerf, 1970, p. 164.
2
première tendance de l’antisémitisme n’est pas chrétienne, parce qu’il est contraire à l’amour
du prochain de combattre les hommes uniquement en raison de l’altérité de leur nationalité,
plutôt qu’en raison de leurs actions. […] La seconde tendance de l’antisémitisme est permise
du moment qu’elle combat, avec des moyens moraux et légaux, une influence réellement
néfaste de la partie juive du peuple dans les domaines de l’économie, de la politique, du
théâtre, du cinéma, de la presse, de la science et de l’art (tendances libérales-libertines)2. » En
1962, l’historien Jules Isaac a pu intituler son livre sur les juifs et le judaïsme dans
l’enseignement chrétien : « L’enseignement du mépris ».
Qu’est-ce qui a conduit les Églises, et plus spécialement l’Église catholique, à tenir sur
le judaïsme un discours radicalement nouveau, qui est devenu son enseignement officiel au
deuxième concile du Vatican ? Il ne fait guère de doute que raison déterminante de ce
changement est la Shoa. Au sortir de la seconde guerre mondiale, la découverte des horreurs
de la « solution finale » a conduit certains chrétiens d’Europe à un profond examen de
conscience. Comment le génocide avait-il pu se produire dans une Europe façonnée par des
siècles de christianisme ? Cette résurgence brutale du paganisme avait-elle trouvé des
complicités, au moins passives, dans des consciences chrétiennes ? En 1947, se tint à
Seelisberg, en Suisse, une « Conférence extraordinaire pour combattre l’antisémitisme »,
rassemblant des catholiques, des protestants et des juifs. Les participants chrétiens à cette
conférence, adressèrent à leurs Églises respectives un appel où l’on peut lire : « Nous venons
d’assister à une explosion d’antisémitisme qui a conduit à la persécution et à l’extermination
de millions de juifs vivant au milieu des chrétiens […] Nous constatons avec consternation
que deux mille ans de la prédication de l’Évangile de l’Amour ne suffisent pas à empêcher
l’éclosion parmi les chrétiens sous des formes diverses, de la haine et du mépris à l’égard du
peuple de Jésus. »
Dès que fut connu le projet de Jean XXIII de réunir un concile œcuménique, des voix
s’élevèrent pour demander que le concile se saisisse de la question du rapport de l’Église aux
juifs et au judaïsme. Le cardinal Augustin Bea, qui fut chargé par le pape de rédiger un projet
de déclaration sur ce sujet, écrit dès les premières phrases de son livre l’Église et le peuple juif :
« Le problème, vieux comme le christianisme, des relations de l’Eglise avec le peuple juif, a
été rendu plus aigu par l’épouvantable extermination des millions de juifs sous le régime
nazi. Pour cette raison ce problème s’est imposé à l’attention du concile Vatican II3. »
2 Lexicon für Theologie und Kirche, article « Antisemitismus », vol. I, 2e édition, Fribourg-en-Brisgau,
Herder, 1930, pp. 504-505. Cité par G. PASSELEQ et B. SUCHECKY, L’encyclique cachée de Pie XI,
Paris, la Découverte, 1995, pp. 94-95. 3 l’Eglise et le peuple juif, traduit de l'italien par Candido Galbiati, Paris, Cerf, 1967. En 2001, le
document de la Commission biblique pontificale intitulé Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la
Bible chrétienne se réfère à la Shoa dès son introduction : « À la suite de cette tragédie immense, la
nécessité s’est imposée aux chrétiens d’approfondir la question de leurs rapports avec le peuple juif. »
Même référence à la Shoa dans le récent document intitulé Les dons et l’appel de Dieu sont
3
Je ne vais pas résumer ici l’histoire mouvementée de ce bref document (un peu moins
de 1200 mots), dont la discussion s’est étendue sur toute la durée du concile. Je rappellerai
seulement, parce que c’est lié directement à l’objet de cette conférence, que ce qui devait être à
l’origine une déclaration sur les relations de l’Église avec les juifs est devenu une
« Déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non-chrétiennes ».
Dans son préambule, la déclaration se situe dans une perpective que l’on pourrait
qualifier d’universaliste : « À notre époque (Nostra ætate en latin) où le genre humain devient
de jour en jour plus étroitement uni et où les relations entre les divers peuples se multiplient,
l’Église examine plus attentivement quelles sont ses relations avec les religions non-
chrétiennes. »
Suit un numéro 2 qui parle des différentes religions non-chrétiennes, en s’arrêtant
brièvement sur l’hindouisme et le bouddhisme. Le numéro 3 présente plus longuement
l’islam. Le numéro 4, qui constitue à lui seul plus du tiers de la déclaration, s’intitule « La
religion juive ». Le numéro 5, qui conclut le document, se situe de nouveau dans la perpective
du préambule en exhortant à la fraternité universelle.
Présentons brièvement le contenu du passage sur « la religion juive » : le Concile
« rappelle le lien qui relie spirituellement le peuple du Nouveau Testament à la lignée
d’Abraham ». Cette expression de « lignée d’Abraham » doit être soulignée, puisqu’elle
affirme implicitement qu’il existe une continuité entre le peuple biblique de l’Alliance et le
peuple juif d’aujourd’hui. De la part de l’Église, c’est à la fois rappeler son origine et affirmer
qu’elle demeure solidaire, par son origine même, du peuple juif contemporain. Le concile
rappelle ensuite que la communauté des premiers disciples de Jésus était juive ; que l’Église
attend avec Israël l’accomplissement des promesses divines ; que la responsabilité de la
passion du Christ ne peut être imputée, ni à tous les juifs vivant alors, ni, à plus forte raison, à
ceux d’aujourd’hui ; que l’on ne saurait déduire de l’Écriture que le peuple juif serait maudit
ou rejeté, et que la prédication et la catéchèse doivent éviter de présenter une telle
interprétation. Le concile « déplore les haines, les persécutions et toutes les manifestations
d’antisémitisme » dont les juifs ont été victimes au long de l’histoire (on doit regretter qu’une
correction de dernière heure ait substitué ce mot de « déplore » à celui de « condamne »). Il
encourage et recommande « la connaissance et l’estime mutuelles, qui naîtront surtout
d’études bibliques et théologiques, ainsi que d’un dialogue fraternel ». Il conclut en rappelant
que le devoir de l’Église est « d’annoncer la croix du Christ comme signe de l’amour
universel de Dieu et source de toute grâce » ; formule qui exprime une vérité centrale de la foi
chrétienne, mais particulièrement hardie dans ce contexte, quand on sait quels sinistres
souvenirs la croix peut rappeler aux juifs.
irrévocables : « L’ombre sinistre de la Shoah qui a plané sur l’Europe sous le régime nazi a conduit
l’Église à repenser ses liens avec le peuple juif. »
4
Je vais vous faire un aveu. Pendant longtemps, je me suis contenté de lire le
numéro 4, estimant que les paragraphes précédents intéressaient les spécialistes de
l’hindouisme, du bouddhisme et de l’islam. À chacun son domaine ! Or, lorsqu’on lit
cursivement la déclaration — ce qui ne prend pas beaucoup de temps — on constate un
changement complet de perspective dès que l’on aborde ce qui concerne le peuple juif. Le
concile prend alors un nouveau départ, en ignorant en quelque sorte le préambule
universaliste, pour rattacher son propos à la réflexion que l’Église mène sur elle-même :
« Scrutant le mystère de l’Église, le Concile rappelle le lien qui relie spirituellement le peuple
du Nouveau Testament à la lignée d’Abraham ». Les premiers mots de la déclaration, je le
disais, annonçaient l’intention du concile de porter son regard sur le monde extérieur. Le
texte sur les juifs rompt avec cette perspective, alors qu’il constituait pourtant le noyau
primitif de la déclaration, pour affirmer que la relation au peuple juif conduit l’Église à
rappeler son origine et à faire retour sur sa propre identité. C’est un historien protestant,
Fadiey Lovsky, qui nous a quittés l’an dernier, qui a sans doute trouvé les mots les plus justes
pour souligner l’importance de ce changement de perpective : « La persistance d’Israël n’est
pas un problème relevant des relations extérieures de l’Eglise, à modifier, à définir ou à
examiner par elle, mais une question intérieure qui appartient à son être propre4. »
Ce changement d’approche s’accompagne d’une autre rupture, tout aussi importante,
mais qui est peut-être moins remarquée. Quand le concile parle des autres religions, il les
présente en exposant les conceptions et les convictions de leurs adeptes, et le style de son
exposé n’est pas différent de ce que l’on pourrait trouver dans un dictionnaire des religions.
Il décrit les conceptions de la vie, voire du rapport à l’au-delà, qui sont ceux des hindous et
des bouddhistes ; il résume, plus longuement, ce que professent et pratiquent les musulmans.
Le numéro 4, qui s’intitule pourtant « La religion juive », ne dit pas ce que pensent ou croient
les juifs, mais ce que l’Église, à partir de la Révélation biblique et du Nouveau Testament,
croit et professe au sujet du peuple d’Israël et de sa propre relation avec la lignée d’Abraham.
Je ne crois pas durcir le trait en disant que le concile parle des autres religions en termes
culturels, alors que son discours sur les juifs relève de la foi et de la théologie. C’est ce qui m’a
conduit à écrire récemment que la seule grande religion non-chrétienne dont Nostra ætate ne
parle pas, c’est le judaïsme (du reste, le mot même de « judaïsme » ne figure pas dans la
déclaration). Si le numéro 4 s’est intitulé finalement « La religion juive », c’est, j’imagine, pour
unifier le style du titre de la déclaration et des sous-titres des paragraphes, mais ce sous-titre
ne correspond pas au contenu qu’il introduit, puisque le concile ne dit rien de « la religion
juive ». Je ne dis pas cela par goût du paradoxe, mais pour souligner que le concile n’expose
pas ce que croient les juifs, quelle est leur conception de la vie ni comment s’exprime leur
4 F. LOVSKY, La déchirure de l'absence, essai sur les rapports de l'Église du Christ et du peuple
d'Israël, Paris, Calmann-Lévy, 1971, p. 44.
5
relation avec Dieu. En mot, il ne dit pas en quoi consiste leur religion, comme il l’avait fait
pour les hindous, les bouddhistes et les musulmans. Il dit que l’Église, scrutant son propre
mystère, est conduite à confesser qu’elle ne peut pleinement se comprendre elle-même sans
prendre en compte sa relation avec le peuple dont elle est née ; une relation qui n’est pas
seulement généalogique, puisque le peuple juif existe encore et qu'il est son contemporain.
C’est une affirmation sur l’Église plus qu’un exposé sur le judaïsme. Fadiey Lovsky, que je
citais tout à l’heure, a écrit que le plus important, dans la déclaration conciliaire sur les
religions non-chrétiennes, se trouvait dans les premiers mots du numéro 4 : Mysterium
Ecclesiæ perscrutans, « Scrutant le mystère de l’Église ». Il m’est arrivé parfois de regretter que
ce numéro 4 n’ait pas constitué un document autonome. Il se serait alors appelé non pas
Nostra ætate, « De nos jours », ce qui est finalement un titre assez banal, mais Mysterium
Ecclesiæ, « Mystère de l’Église ». C’est d’ailleurs ce qui a conduit à joindre cette formule au
titre de notre conférence.
Nous avons parlé de paradoxes, au pluriel. Un autre aspect inattendu de
l’enseignement du concile sur les juifs réside dans le fait que Vatican II, en réalité, parle deux
fois des juifs : dans la constitution dogmatique sur l’Église5, pour les placer au premier rang
des non-chrétiens ; dans la déclaration sur les religions non-chrétiennes, pour dire que la
relation au peuple juif appartient au mystère de l’Église. Pour le dire autrement, on se trouve
devant deux documents qui semblent se renvoyer l’un à l’autre : la constitution sur l’Église,
qui dit : « C’est une religion non-chrétienne », et la déclaration sur les religions non-
chrétiennes, qui dit : « C’est une question ecclésiologique ». Ce chassé-croisé s’explique
évidemment par le fait que ces documents n’ont pas été préparés par les mêmes
commissions, mais il est révélateur de la difficulté qu’a éprouvée et qu’éprouve encore
l’enseignement chrétien pour savoir comment aborder ce qui concerne les juifs. Près de vingt
siècles après sa naissance, l’Église ne savait trop comment parler de son rapport avec sa
propre origine. Depuis longtemps, l’enseignement chrétien, catholique au moins, a organisé
ses classements et ses synthèses. Les bibliothécaires savent sur quels rayons placer les livres
parlant de la christologie, de l’Église, des sacrements, de la grâce etc., mais on ne sait de
quelle discipline relèvent les études, encore trop peu nombreuses, sur le rapport de l’Église
au peuple de l’Alliance, alors que ce rapport, pour l’Église, est constitutif de sa propre
identité.
Je dois parler aussi des lacunes de Nostra ætate. Le terme de « lacunes » n’est peut-être
pas le plus heureux. Je veux parler de trois immenses sujets que le concile s’est abstenu
d’aborder : la Shoa, la relation du peuple juif à la terre d’Israël et l’enseignement patristique.
Avec le recul d’un demi-siècle, on s’étonne peut-être que l’Église ait pu promulguer sur le
judaïsme un document considéré comme révolutionnaire en ignorant chacun de ces thèmes,
5 Constitution dogmatique Lumen gentium, n° 16.
6
mais Nostra ætate était une simple déclaration et non un traité (j’y reviendrai plus loin), et ces
trois grandes omissions ouvrent en même temps des pistes sur lesquelles la réflexion doit
maintenant s’engager ou se poursuivre. Je n’ai évidemment pas la prétention de faire ce
travail ce soir et je me contenterai de quelques remarques sur chacun de ces points.
On a pu s’étonner que le concile ne parle pas de la Shoa, qui était présente à tous les
esprits (quand Jean XXIII a décidé de convoquer un concile, la guerre n’était terminée que
depuis moins de quinze ans) et qui avait contribué de manière déterminante à faire inscrire
un document sur les juifs au programme du concile. L’explication qui a été avancée pendant
le concile est que la relation de l’Église au peuple juif n’est pas fondée sur la conjoncture
historique, quelle qu’ait été l’importance des événements6. J’y ajouterai pour ma part deux
autres raisons possibles. La première est que pour beaucoup de chrétiens, et donc pour
beaucoup d’évêques, la Shoa apparaissait, et apparaît encore aujourd’hui, comme une affaire
purement européenne. C’est ce qui explique, soit dit au passage, que des épiscopats
nationaux aient pu ensuite s’exprimer sur ce sujet de manière beaucoup plus forte et plus
précise que ne pouvait le faire un concile œcuménique. Je pense, pour la France, à la
déclaration de Drancy du 30 septembre 1997. L’autre raison, à mon avis, c’était l’impossibilité
d’évoquer les souffrances subies par les juifs au cours de l’histoire en ignorant la
responsabilité active ou passive des chrétiens dans l’antisémitisme. Autant de questions qu’il
était impossible d’aborder de façon satisfaisante dans un document de quelques lignes et qui,
on ne saurait trop le répéter, était la première parole officielle de l’Église catholique en tant
que telle pour parler en termes bienveillants des juifs et du judaïsme. Par rapport à la Shoa, il
reste encore un long travail à poursuivre ou à entreprendre, sur les plans historique et
théologique. Sur le plan historique, c’est, en particulier, la question des responsabilités
chrétiennes face au nazisme. Sur le plan théologique, c’est la question infiniment délicate de
savoir pourquoi il aura fallu la Shoa pour que les chrétiens commencent à percevoir d’une
manière nouvelle la vocation permanente d’Israël, et s’il fallait la tentative d’extermination du
peuple élu, de l’Élu, pour que le bandeau tombe enfin des yeux des chrétiens.
Quant à la question de la terre d’Israël, le sujet était encore plus délicat que ce qui
concernait la Shoa. Dès le début du concile, les évêques des pays arabes avaient agité la
menace de persécutions ou de représailles contre les chrétiens de leurs pays si le concile
parlait des juifs avec bienveillance. Le concile ne pouvait aborder ce sujet sans risquer de
compromettre irrémédiablement ce qu’il voulait promouvoir. Dans chacune de ses
interventions, le cardinal Bea devait souligner que le concile traitait de religion et non de
6 C’était l’explication donnée lors du concile par le cardinal Lercaro (texte de son intervention dans M.-
T. HOCH et B. DUPUY, Les Églises devant le judaïsme, Paris, Cerf, 1980, p. 341). Voir également
J. DUJARDIN, L’Église catholique et le peuple juif. Un autre regard, Paris, Calmann-Lévy, 2003,
p. 307.
7
politique — ce qui m’a fait dire qu’on n’a pas arrêté de parler de ce thème pendant tout le
concile, pour préciser qu’on n’en parlait pas !
Cinquante ans après, il n’est guère plus facile d’en parler, pour des raisons que nous
avons tous présentes à l’esprit. Je me contenterai ici de quelques réfexions.
Pendant des siècles, les juifs, dans leur prière quotidienne, ont gardé les yeux et le
cœur tournés vers Sion. De leur côté, les chrétiens ont répété avec les Pères de l’Église et des
théologiens plus récents que la dispersion des juifs était un châtiment divin et que cette
situation était irréversible. Ni les uns ni les autres ne pensaient que la relation des juifs à la
terre d’Israël pouvait être interprétée autrement que selon des critères bibliques ; les juifs,
pour entretenir l’espoir du retour, les chrétiens, pour interpréter la dispersion à la lumière de
la Révélation.
À la fin du dix-neuvième siècle et dans la première moitié du vingtième, ce qu’il est
convenu d’appeler le sionisme a pris tout le monde au dépourvu, les juifs comme les
chrétiens. Pour les juifs, il ne s’agissait plus seulement d’exprimer liturgiquement une
espérance eschatologique, mais d’apprécier dans sa complexité une situation qui s’inscrivait
dans le déroulement de l’histoire. De son côté, une grande partie de l’opinion chrétienne a fait
volte-face pour affirmer, sans aucune justification, que la relation des juifs à la terre de leurs
ancêtres ne devait plus être interprétée, désormais, qu’en termes purement profanes.
Si l’on affirme que le lien entre le peuple juif et la Bible n’est pas rompu — et la
permanence de ce lien est affirmée aujourd’hui sans ambiguïté par l’Église ; je pense en
particulier au document intitulé « Le peuple juif et ses saintes Écritures dans la Bible
chrétienne » — il est impossible d’ignorer que le lien entre le peuple et la terre « plonge ses
racines dans la tradition biblique », selon une formule d’un document de la Curie romaine
adressé en 1985 aux prédicateurs et aux catéchistes7. Et si le chrétien reconnaît comme sienne
la Bible dans sa totalité, il ne peut ignorer que le lien du peuple à la terre est intrinsèque à
l’Alliance et donc à la Révélation. Mais il est tout aussi impossible d’ignorer que nous
sommes encore plongés dans l’histoire, et donc que la forme que prend aujourd’hui le lien
entre le peuple et la terre peut et doit être appréciée — aussi — selon les instruments de
l’analyse historique et politique. C’est dire que l’on ne peut négliger ni l’un ni l’autre de ces
deux aspects de la question, qu’il est souvent difficile de démêler ; ce qui, finalement, n’est
pas nouveau dans l’histoire d’Israël.
Je m’arrêterai un peu plus longuement sur le troisième sujet dont le concile n’a pas
jugé opportun de parler : l’enseignement patristique.
Le concile n’a pas voulu se référer aux Pères de l’Église dans son document sur les
juifs, et l’on comprend aisément pourquoi lorsque l’on se rappelle à quel point cet
7 Notes pour une correcte présentation des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de
l’Église catholique, 24 juin 1985. Documentation Catholique n° 1900, 1985, pp. 733-738.
8
enseignement avait pu être malveillant. Il a ainsi laissé en suspens un problème sur lequel la
réflexion doit maintenant s’exercer.
Très brièvement, il faut rappeler que la Tradition ne prétend pas ajouter quelque
chose à l’Écriture, mais qu’elle se présente plutôt comme un passage de l’implicite à
l’explicite. C’est pourquoi l’enseignement courant du magistère (les papes et les conciles) ne
s’exprime jamais sans prendre appui sur la Tradition antérieure, pour mettre en évidence la
continuité du développement. Le deuxième concile du Vatican ne fait pas exception à cette
règle. Il a même réussi à insérer une citation d’un pape dans le paragraphe 3 de Nostra ætate,
sur l’islam. Il s’agit d’un passage d’une lettre diplomatique envoyée par le pape Grégoire VII,
en 1076, au roi Nacir de Mauritanie. Dans le texte consacré au judaïsme, il s’est abstenu de
toute référence à la Tradition. C’était un choix qui demande encore à être justifié
théologiquement. Je ne peux ici traiter en profondeur ce problème, et je n’en ai d’ailleurs pas
les moyens. Je me contenterai, là encore, de quelques remarques.
Il faut d’abord souligner que le document conciliaire sur les juifs est le premier texte
engageant l’Église en tant que telle sur le sujet. Même si cette prise de position est tardive — et
ce caractère tardif pose lui-même problème —, elle ne vient pas substituer une position
officielle à une autre. Cette remarque laisse entière la question de l’autorité qui peut être
reconnue à l’enseignement des Pères de l’Église sur ce point précis. Il faudrait examiner
soigneusement dans quelles circonstances et dans quel but cet enseignement a été prononcé.
Mais derrière ce problème s’en profile un autre : comment les chrétiens, qui n’ont cessé
pendant des siècles de reprocher aux juifs leur aveuglement face à l’Évangile, ont-ils pu eux-
mêmes faire si peu de cas des passages de l’Écriture qui rappelaient l’indéfectible fidélité de
Dieu au peuple qu’il s’est choisi ?
Les données du Nouveau Testament sur le judaïsme sont en effet d’une complexité
extrême. Dans l’évangile de Jean, c’est le même Jésus qui lance à ceux que l’évangéliste appelle
« les juifs » : « Votre père, c’est le diable » (8,44), et qui affirme aussi : « Le salut vient des
juifs. » (4,22). C’est le même Paul qui affirme que les juifs « ne plaisent pas à Dieu et sont les
ennemis du genre humain » (1 Thessaloniciens 2,15-16), et qu’ils sont « chers à Dieu à cause des
pères » (Romains 11,28). Cette complexité est le reflet d’une situation originelle, celle d’une
opposition grandissante à l’intérieur d’une famille déchirée finalement par une rupture, mais
qui n’a jamais oublié l’origine commune. Le conflit qui a opposé l’Église des premiers siècles à
la Synagogue était un conflit de légitimité. Dans leur argumentation, les Pères ont privilégié
certains passages de l’Écriture. Le concile, quant à lui, a choisi de mettre en évidence d’autres
passages, dont l’importance avait été moins perçue au cours des siècles. Je pense en
particulier, bien entendu, aux chapitres 9 à 11 de l’épître aux Romains, dont on a écrit qu’ils
9
n’avaient reçu qu’au vingtième siècle l’attention qu’ils méritent8. Les opposants n’ont pas
manqué d’affirmer que c’était là un choix arbitraire. Mais l’insistance des Pères sur d’autres
passages l’était-elle moins ? Le concile a voulu fonder sur l’Écriture et sur le Nouveau
Testament quelques affirmations irréfutables dans leur simplicité, en rappelant avec l’apôtre
Paul que les dons de Dieu sont irrévocables.
Parler des omissions que comporte le texte conciliaire, c’est déjà, je le disais, ouvrir
des pistes à la réflexion pour le présent et l’avenir. Je voudrais revenir sur deux autres points
importants à propos desquels le travail doit être entrepris ou poursuivi.
En premier lieu, il est nécessaire d’approfondir la réflexion sur la portée des premiers
mots du texte sur les juifs : « Scrutant le mystère de l’Église », et de préciser la nature du lien
ontologique qui unit l’Église à l’Israël d’aujourd’hui. On peut percevoir dans l’Église, sur ce
sujet, deux tendances assez différentes, pour ne pas dire divergentes.
La première a été représentée principalement par Jean-Paul II, qui n’a cessé de
répéter tout au long de son pontificat que nous avons avec les juifs « des rapports que nous
n’avons avec aucune autre religion9. » Cette affirmation était liée directement à cette autre,
énoncée à Mayence dès la première année de son pontificat, sur l’alliance « qui n’a jamais été
révoquée 10 ». Le récent document de la commission romaine pour les relations avec le
judaïsme va aussi loin que possible dans cette voie quand il affirme que « du point de vue
théologique, le dialogue avec le judaïsme a un caractère entièrement différent et se situe à un
tout autre niveau que celui avec les autres religions mondiales. La foi des juifs attestée dans la
Bible, que l’on trouve dans l’Ancien Testament, n’est pas pour les chrétiens une autre
religion. […] De par ses racines, le christianisme est lié au judaïsme comme il ne l’est à
aucune autre religion. C’est pourquoi le dialogue juif-chrétien ne peut être qualifié qu’avec
beaucoup de réserves de “dialogue interreligieux“ au sens propre ; il faudrait parler plutôt
d’un dialogue “intra-religieux” ou “intra-familial”. »
L’autre tendance, beaucoup plus répandue, veut que, dans l’atmosphère nouvelle
d’ouverture aux autres religions à laquelle le concile a donné l’impulsion, l’on ne parle jamais
du judaïsme sans se croire obligé de parler aussi de l’islam, dans un souci d’« équilibre ».
Cette deuxième attitude est, à mon avis, beaucoup plus sociologique que théologique, et elle
tend à ignorer la nature originale du lien qui unit l’Église à Israël. Il ne fait guère de doute
que cette position est influencée par la présence, à l’arrière-plan des rencontres
interconfessionnelles, du conflit israélo-palestinien, qui conduit à projeter sur les relations
avec le judaïsme un souci d’impartialité, mais la relation de l’Église avec son origine est d’un
8 G. COTTIER, « La religion juive », dans Vatican II. Les relations de l’Église avec les religions non
chrétiennes, Paris, Cerf, 1966, p. 247. 9 Documentation catholique, n° 1917, 1986, p. 437. 10 Documentation catholique, n° 1798, 1980, p. 1148-1149. Traduction corrigée dans Documentation
catholique, n° 1807, 1981, p. 427.
10
tout autre ordre que ce qui peut faire l’objet des analyses politiques. Je n’ai rien contre le
dialogue avec l’islam, qui a été encouragé aussi par le concile, mais il doit être pratiqué pour
lui-même. Ce n’est pas faire preuve de partialité que de se reférer au mystère de l’élection
d’Israël, alors que le mystère de l’Église est incompréhensible sans cette référence. Ce n’est
pas être partial que de dire, avec le concile, que l’Église « se nourrit de la racine de l’olivier
franc sur lequel ont été greffés les rameaux de l’olivier sauvage que sont les gentils » ni de
rappeler avec l’apôtre Paul que les pagano-chrétiens sont des greffons, entés sur le tronc du
peuple de l’alliance. Ce sont là des affirmations qu’il ne suffit pas de répéter, même s’il est
très important de les répéter, et dont on est loin d’avoir tiré toutes les conséquences pour la
théologie. Il faut se réjouir que le récent document de la commission pour les relations avec le
judaïsme ait donné une vigoureuse impulsion dans ce sens.
Cette réflexion sur le rapport de l’Église à son origine, et, par voie de conséquence,
sur son rapport à un peuple juif dans lequel elle est née et qui n’a jamais cessé d’exister, doit
donc faire l’objet d’un travail interne à l’Église. C’est une réflexion que l’Église doit mener sur
elle-même.
L’autre domaine dans lequel il reste encore beaucoup à faire est celui du dialogue. Si
la réflexion théologique dont je viens de parler n’en est encore qu’à ses débuts, le dialogue a
fait, depuis le concile, des progrès spectaculaires. Progrès d’autant plus remarquables que ce
dialogue était auparavant à peu près inexistant. Certes, il y avait toujours eu des rencontres
personnelles ; et même aujourd’hui, le dialogue officiel d’institution à institution ne sera
jamais fécond s’il n’est nourri par des rencontres de personne à personne. Mais ce dialogue
est entré désormais dans ce que l’on pourrait appeler les affaires courantes de l’Église et des
institutions juives. Pour nous en tenir à l’Église catholique, de la curie romaine aux différents
pays et aux diocèses, ont été mis en place des organismes chargés de promouvoir et
d’entretenir le contact avec les communautés juives. De nombreux groupes ou associations,
au premier rang desquels l’Amitié Judéo-Chrétienne, se sont donné pour objet de
promouvoir parmi les chrétiens la connaissance et l’estime du judaïsme. Il est impossible
désormais d’énumérer les rencontres, sessions, colloques et publications consacrés depuis
cinquante ans à la poursuite de cet objectif. Nous avons été témoins de gestes jadis
inimaginables. Qui aurait pu penser il y a soixante ans que l’on verrait un jour un pape se
recueillir devant le Mur occidental du Temple, ce qui, pourtant, s’est produit trois fois en
l’espace de quinze ans, ou que l’on verrait un groupe de cardinaux se rendre dans une école
rabbinique pour s’y faire présenter le Talmud ? L’ancien président du C.R.I.F., M. Richard
Prasquier, disait récemment qu’il considérait le dialogue entre juifs et chrétiens comme un
événement majeur du XXe siècle. Après des siècles où judaïsme et christianisme se sont
définis en s’opposant, la formule n’a rien d’excessif. On pourrait rappeler encore la
« Déclaration pour le jubilé de fraternité à venir » remise récemment par le grand rabbin de
11
France Haïm Korsia à l’archevêque de Paris, Mgr André Vingt-Trois, et la déclaration « Faire
la volonté de Notre Père des cieux », concernant les relations entre le judaïsme et le
christianisme, signée par des rabbins orthodoxes d’Israël, d’Europe et des États-Unis.
Pour autant, le chemin à parcourir est encore long. D’abord, parce que les
orientations du concile sont loin d’avoir pénétré les mentalités, et que ces questions
n’intéressent encore qu’une minorité parmi les catholiques. Il ne faut pas sous-estimer non
plus la pesanteur des habitudes et même les résistances au changement, instinctives ou
argumentées. Mais aussi, parce que la bonne volonté ne suffit pas. Après des siècles de
mutisme ou d’incompréhension, on ne peut pas apprendre du jour au lendemain à se parler.
Les mêmes mots peuvent avoir un sens différent pour les uns et pour les autres (il faut
parfois longtemps pour le découvrir), les points de départ et les attentes ne sont pas
identiques, l’objet même du dialogue n’est pas conçu de part et d’autre dans les mêmes
termes. Cela aussi, il faut en prendre acte et apprendre à se le dire.
Pour respecter le titre de cette conférence, je dois parler maintenant d’ouvertures.
Rassurez-vous, je serai beaucoup plus bref sur ce dernier point que sur les précédents ! En
réalité, l’ouverture principale, qui est la source de toutes les autres, c’est la déclaration elle-
même.
On a parfois souligné que ce document n’était qu’une « déclaration », et qu’il se
situait donc au niveau le plus modeste des documents conciliaires, après les constitutions et
les décrets. On aurait pu en tirer argument pour contester son importance et son autorité. Soit
dit en passant, ce n’était pas le cas de Jean-Paul II, qui disait en 1985 : « Je souhaite confirmer,
avec la plus extrême conviction, que l’enseignement de l’Église proclamé durant le concile
Vatican II par la déclaration Nostra ætate demeure toujours pour nous, pour l’Église
catholique, pour l’épiscopat... et pour le pape, un enseignement qui doit être suivi – un
enseignement qu’il est nécessaire d’accepter, non seulement comme une chose convenable,
mais beaucoup plus comme une expression de la foi, comme une inspiration de l’Esprit saint,
comme une parole de la sagesse divine11. »
Nostra ætate n’avait pas la prétention ni les moyens de tout dire. Sur d’autres sujets, le
concile pouvait cueillir les fruits d’un travail entrepris depuis des décennies. Dans le cas de la
rencontre avec le judaïsme, il s’agissait au contraire de donner une première impulsion à un
mouvement dont on peut estimer, aujourd’hui encore, qu’il ne fait que commencer.
Cinquante ans, c’est peu, à l’échelle de l’histoire de l’Église. Le dialogue dans lequel nous
sommes désormais engagés nous réserve des découvertes. Plus nous apprendrons à nous
connaître, plus nous verrons surgir des questions que nous ne pouvions pas nous poser tant
que chacun restait enfermé dans ses préjugés. Il est probable que les remises en question
11 Allocution aux représentants de l’American Jewish Committee, Documentation catholique, n° 1893,
1985, p. 373.
12
n’iront pas sans rencontrer de résistances, et ce n’est pas céder au pessimisme que de s’y
attendre. C’est dire qu’il est impossible de prévoir à l’avance la forme que prendra l’avenir.
Lorsque l’on compare Nostra ætate à tous les documents du même ordre qui ont suivi,
jusqu’au tout dernier, que ces documents proviennent de Rome ou des églises locales, son
contenu peut paraître assez pauvre, puisque cette déclaration énonce des vérités qui nous
sont devenues familières, du moins à ceux d’entre nous qui sont attentifs à l’évolution des
relations entre chrétiens et juifs. Lorsqu’on la rapporte à ce qui avait précédé, on mesure au
contraire l’importance de la rupture. Plus encore que par ce qu’elle a dit, la déclaration Nostra
ætate aura marqué notre histoire par ce qu’elle a permis, en ouvrant la porte à une
réconciliation entre chrétiens et juifs et en transformant de manière irréversible la relation de
l’Église au peuple de l’Alliance.
M. R.