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Armand Colin L'impossible fondement des théories postcoloniales: Le commerce du génie dans une société en devenir Author(s): NIMROD Source: Littérature, No. 154, PASSAGES. ÉCRITURES FRANCOPHONES, THÉORIES POSTCOLONIALES (JUIN 2009), pp. 67-81 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41705251 . Accessed: 14/06/2014 06:43 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.79.179 on Sat, 14 Jun 2014 06:43:16 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Armand Colin

L'impossible fondement des théories postcoloniales: Le commerce du génie dans une société endevenirAuthor(s): NIMRODSource: Littérature, No. 154, PASSAGES. ÉCRITURES FRANCOPHONES, THÉORIESPOSTCOLONIALES (JUIN 2009), pp. 67-81Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41705251 .

Accessed: 14/06/2014 06:43

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■ NIMROD, THE UNIVERSITY OF MICHIGAN, ANN ARBOR, USA

L'impossible fondement

des théories postcoloniales

Le commerce du génie dans une société en devenir

L'heure de nous-mêmes a sonné. Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez.

Vouloir la justice pour les Autres, c'est, auparavant, penser dans les pensées des Autres pour s'identifier aux Autres. Ce

qui est un moyen efficace de connaissance réciproque. Léopold Sédar Senghor,

« Pour un humanisme de la Francophonie », in Liberté 3.

I

À la Libération, Jean-Paul Sartre, en grand prêtre des mouvements littéraires, portait sur les fonts baptismaux la négritude. Ce fut Léopold Sédar Senghor qui reçut cette laïque onction (1948). Une année plus tôt, l'auteur de La Nausée témoignait en ces termes de la situation de l'écri- vain français :

(...) Donc nous sommes les écrivains les plus bourgeois du monde. Bien logés, décemment vêtus, moins bien nourris, peut-être : mais cela même est significatif : le bourgeois dépense moins - proportionnellement - que l'ouvrier pour sa nourriture ; beaucoup plus pour son vêtement et son loge- ment. Tous d'ailleurs imprégnés de culture bourgeoise : en France où le bac- calauréat est un brevet de bourgeoisie, il n'est pas admis qu'on projette d'écrire sans être au moins bachelier. En d'autres pays, des possédés aux yeux dépolis s'agitent et bronchent sous l'emprise d'une idée qui les a saisis par- derrière et qu'ils n'arrivent jamais à voir en face ; pour finir, et après avoir tout essayé, ils tentent de faire couler leur obsession sur le papier et de l'y laisser sécher avec l'encre. Mais nous, bien avant de commencer notre pre- mier roman, nous avions l'usage de la littérature, ils nous paraissait naturel que les livres poussent dans une société policée, comme les arbres dans un jardin ; c'est pour avoir trop aimé Racine et Verlaine que nous nous sommes

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découvert, à quatorze ans, pendant l'étude du soir ou dans la grande cour du lycée, une vocation d'écrivain ; avant même de nous être trouvés aux prises avec un ouvrage en chantier, ce monstre si fade, si gluant de tous nos sucs, si chanceux, nous nous étions nourris de littérature déjà faite et nous pensions naïvement que nos écrits futurs sortiraient de notre esprit dans l'état d'achè- vement où nous trouvions ceux des autres, avec le sceau de la reconnaissance séculaire, bref, comme des biens nationaux1.

Cette citation illustre parfaitement l'indigence qui est celle des écrivains négro-africains. Par « indigence », j'entends une société « improvisée », des classes sociales en devenir. C'est dès le début que les écrivains afri- cains forment l'élite d'une société qui n'existe pas encore. Ils ont affaire à la paysannerie, et la classe ouvrière chère à Karl Marx fait cruellement défaut, rendant par là suspecte l'invocation au « peuple » - si lyrique, si pathétique et, surtout, si indispensable à la phraséologie révolutionnai- re de ces années-là.

En 1947, lorsqu'il prononce son grand discours à l'Unesco, Sartre travaille aussi à Orphée noir , la préface à Y Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française (PUF, 1948), dont le maître d'œuvre est le Sénégalais Léopold Sédar Senghor. C'est par Orphée noir que le père de l'existentialisme français adoube la négritude, un mouve- ment littéraire fondé en 1935-1936 par trois étudiants : Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Léon Gontran Damas.

De 1927 à 1947, les milieux africains et antillais de Paris et de France militent pour la dignité de l'homme noir. Les revues dans les- quelles ils s'expriment ont des préoccupations des plus communautaires, car c'est une communauté subie, celle que leur impose l'État français. Les revues en question ont pour nom La Revue nègre , La Race nègre , La Dépêche africaine , La Revue du monde noir1. Insistons particulièrement sur La Dépêche africaine (dont La Revue du monde noir deviendra le relais à sa cessation en 1930). Le Prix Goncourt René Maran, le grand cri- tique d'art Paul Guillaume, l'ambassadeur haïtien Jean Price-Mars, les sœurs Nardal (les futures fondatrices de La Revue du monde noir) y col- laborent régulièrement. C'est dans La Dépêche africaine que s'élaborent pour la première fois les idées telles que nous les rencontrerons plus tard chez Senghor et Césaire : notamment la nouvelle forme de fierté que l'Antillais ou l'Africain tire désormais de sa race et de sa culture (jadis réputées inférieures par l'idéologie coloniale), tout en se proclamant Fran- çais. Cette revendication n'est pas entendue comme une légitimation de la colonisation - loin s'en faut. Parmi les animateurs de la nouvelle publi- cation se trouve aussi le prince Ouanilou Béhanzin (du royaume du 1. Jean-Paul Sartre, « ¡Situation de 1 écrivain en 194 / », in (Ju est-ce que la littérature , Paris, Gallimard/Folio-Essais, n° 19, 2005, p. 171-172 (lre éd. 1948). 2. Cf. Roger Toumson et Simone Henry- Valmore, Aime Cesaire, Le nègre inconsole , bio- graphie, Châteauneuf-le-Rouge, Vents d'Ailleurs, 2002, p. 48-67.

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Dahomey). Celui-ci n'aura de cesse de lutter contre les lois scélérates de l'indigénat, qui crée au sein de la République des sujets de seconde zone. Pire encore, des sujets esclaves. Comme le résument Roger Toumson et Simone Henry- Valmore :

Du point de vue politique, La Dépêche africaine , dont le directeur de publi- cation était Maurice Satineau, réclamait une réforme en profondeur du sys- tème colonial mais récusait l'idée même d'une dissolution des liens unissant les colonies à la France. Une double appartenance est ainsi énoncée, l'orgueilleuse revendication d'une identité noire est jugée compatible avec un attachement profond aux valeurs françaises. La patrie commune dont cette élite se réclame est à la fois celle de Soundjata Keita et de Jean-Jacques Rous- seau, celle de Toussaint Louverture et de Victor Schœlcher. La plupart des intellectuels antillais sont prêts désormais à assumer ce double héritage. En s 'appliquant à mieux faire connaître l'art et la culture nègres, ils cherchent à guérir leurs congénères du complexe d'infériorité raciale3.

Disons-le d'emblée : l'évidence n'est jamais perçue. Les idées rappor- tées ici, même dans un survol rapide, nous parlent d'indépendance, et de la manière la plus radicale qui soit. Si cette radicalité passe souvent incognito, c'est d'abord parce que ceux qui la promeuvent partent du vécu, de l'art et de la littérature, en un mot, des manifestations par les- quelles l'humain se trouve surinvesti. Sans le savoir, de telles personnes fomentent une révolution de l'intérieur, une révolution silencieuse. À l'image des revues qui en sont les supports, ces idées sont composites et composées. Elles sont dans un régime de pensée où l'histoire ouvre quelques brèches sous le regard enfin décillé du maître. Mais que voit- il ? Qu'entend-il ? Que lit-il ? Ainsi commence un nouveau combat, où les idées du sujet ou de l'esclave - peu importe son nom - rencontrent leurs limites (l'une des premières dans un long processus d'obstacles). Car, malgré leur nouveauté, dès qu'elles croisent l'œil du maître, elles deviennent une concession du fort au faible, dans la mesure où le fort, dans la conscience du faible, participe explicitement et implicitement du mécanisme de la survie économique et existentielle du faible. L'excellence des idées promue par les dominés n'y change rien : le fiasco des indé- pendances africaines l'a prouvé, et Césaire a bien souffert pour rendre viable la « départementalisation ».

Du jour au lendemain, des sociétés coloniales ont été proclamées sociétés postcoloniales sans autre forme de procès. Une nation n'est pas seulement le fruit des idées dont accouchent ses élites ; elle est aussi l'œuvre des siècles, voire celle de quelques millénaires. Jugée à cette aune, la postcolonie n'a même pas cinquante ans, hormis l'Inde et quel- ques rares Etats. Les révolutions économiques ont elles aussi besoin d'une échelle de temps comparable, même si les ressources énergétiques taris- 3. Roger Toumson et Simone Henry- Valmore, op. cit., p. 57.

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sent partout dans le monde. Le génie des sociétés postcoloniales est le commerce le plus fabuleux et le plus fécond qu'il y ait jamais eu avec le maître.

En un sens, le mouvement de la négritude est un vaste plaidoyer, un dialogue constant avec le commandeur. En 1939, lorsque Césaire pousse son grand cri nègre, c'est d'abord aux lâches et aux salauds qu'il s'en prend :

Au bout du petit matin. . . Va-t'en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache, va-t'en je déteste les lar- bins de l'ordre et les hannetons de l'espérance. Va-t'en mauvais gris-gris, punaise de moinillon. Puis je me tournais vers des paradis pour lui et les siens perdus, plus calme que la face d'une femme qui ment, et là, bercé par les effluves d'une pensée jamais lasse je nourrissais le vent, je délaçais les mons- tres et j'entendais monter de l'autre côté du désastre un fleuve de tourterelles et de trèfles de la savane queje porte toujours dans mes profondeurs à hauteur inverse du vingtième étage des maisons les plus insolentes et par précaution contre la force putréfiante des ambiances crépusculaires, arpentée nuit et jour d'un sacré soleil vénérien4.

Et quelques pages plus loin, le voilà qui fait la paix 5 :

Ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n'ai que haine car pour me cantonner en cette unique race vous savez pourtant mon amour tyrannique vous savez que ce n'est point par haine des autres races que je m'exige bêcheur de cette unique race que ce que je veux c'est pour la faim universelle pour la soif universelle6.

Le dialogue l'emporte une fois de plus, en un sens plus profond qu'il n'y paraît. Ceux qui reprochent à Césaire de n'avoir pas milité pour l'indépendance de la Martinique n'ont pas compris les leçons du Cahier d'un retour au pays natal. Certes, plus d'une fois, le poète fut tenté par la solution autonomiste, mais la littérature était là pour lui rappeler que le commerce véritable, c'était encore avec le maître qu'il avait quelque chance de l'entretenir. Ou, du moins, avec les représentants humanistes de la classe du maître que sont Michel Leiris, Pablo Picasso, Jean-Paul Sartre, André Breton, etc. Et avec la liberté qu'exigent les belles-lettres : un échange universel. 4. Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal , in La Poésie , Paris, Le Seuil, 2006, p. 9. 5. Senghor, dans « Neige sur Fans », poème rigoureusement contemporain de celui de Césaire (première publication en 1939, dans Charpentes , n° 1, qui accueille en même temps le Cahier d'un retour au pays natal), tout comme dans un poème plus tardif, « Prière de paix », daté de janvier 1945 (in Hosties noires , 1948), le poète sénégalais fait le procès de la France et lui pardonne en même temps. In Œuvre poétique , op. cit., p. 23-24, 96-100. 6. In op. cit., p. 44-45.

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Aussi le grand mot de Senghor (1954) ne se justifie qu'en son prin- cipe. Dans les faits, il l'est beaucoup moins : « J'écris d'abord pour mon peuple. Et celui-ci sait qu'une kôra n'est pas une harpe non plus qu'un balafong un piano. Au reste, c'est en touchant les Africains de langue française que nous toucherons mieux les Français et, par-delà mers et frontières, les autres hommes. » 7

Nous y voilà. Le nouveau commerce exige le français : ils sont bien peu nombreux à s'improviser critiques littéraires, académiciens, éditeurs, salons littéraires, marchés et foires du Livre, prix et autres instances de validation de talents sur le continent africain. On pourrait faire la même remarque à propos des Antilles françaises. Si les pères de la négritude revendiquent la reconnaissance des valeurs négro-africaines, c'est qu'ils sont fondés, en raison, dans le champ du maître et dans la langue du maître. Le comité de parrainage de la future Présence africaine (la revue et la maison d'édition) était constitué entre autres par Sartre, André Gide, Théodore Monod, Emmanuel Mounier (et toute l'équipe de la revue Esprit ), ainsi que les chrétiens de gauche dont le fleuron éditorial, les édi- tions du Seuil, hébergeront pendant quelque temps Présence africaine, avant qu'elle ait ses locaux rue des Ecoles. Cette coexistence, cette haute collaboration, Senghor l'exprimera en ces termes (notons au passage que la rédaction du poème est contemporaine de celle du Cahier d'un retour au pays natal ) :

Voici que meurt l'Afrique des empires - c'est l'agonie d'une princesse pitoyable Et aussi l'Europe à qui nous sommes liés par le nombril. Fixez vos yeux immuables sur vos enfants que l'on commande Qui donnent leur vie comme le pauvre son dernier vêtement. Que nous répondions présents à la renaissance du Monde Ainsi le levain qui est nécessaire à la farine blanche8.

Aussi inattendu que roboratif, on trouve sous la plume de Chinua Ache- be, le grand romancier nigérian, un commentaire du poème de Senghor, que je m'empresse de citer :

Les relations entre l'Europe et l'Afrique sont très anciennes et aussi très spé- ciales. De l'influence réciproque exercée par les côtes de l'Afrique du Nord et celles de l'Europe méridionale sont nés les débuts de la civilisation euro- péenne moderne. Plus tard, et avec des effets beaucoup moins heureux, c'est l'Europe qui a engagé l'Afrique dans la voie de la tragique mésalliance entre le trafic des esclaves et le colonialisme, afin que fussent jetées les bases de l'industrialisme moderne en Europe et en Amérique. Quand le poète Sédar

7. Léopold Sédar Senghor, « Comme les lamentins vont boire à la source », postface à Éthiopiques, in Œuvre poétique, Paris, Point/Seuil, 2006, p. 163. Cf. la 4e de couverture des éditions 1990 et 2002. 8. Leopold Sedar Senghor, « Pnere aux masques », Chants d ombre , in op. cit., p. 25-26. Nous soulignons.

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Senghor chante l'Afrique reliée à l'Europe par le cordon ombilical, il donne sans doute à ces rapports une allure par trop sentimentale, en les dépouillant, grâce à l'imagerie sécurisante de la mère et de l'enfant, de la méchanceté et de la cruauté qui ont souvent marqué la conduite de l'Europe envers l'Afrique. Mais cela dit, Senghor a essentiellement raison d'insister sur le caractère étroit de ces rapports.9

Cette analyse vient renforcer notre thèse selon laquelle le temps de la postcolonie demeure solidaire de celui de la colonie. En tout cas, pour les hautes figures de poètes tombés en politique que sont Césaire et Senghor, cela ne fait aucun doute. Pour le Sénégalais, j'ai montré ailleurs 10 l'importance du trait d'union dans l'expression « poète-prési- dent ». Césaire et Senghor sont des êtres de trait d'union. En eux se conjuguent des temporalités ambiguës : d'où la fécondité de leurs dis- cours et de leurs poèmes. L'indépendance sénégalaise (1960) inaugure un état de fait dont les conséquences ne sont pas anodines. D'un côté nous avons un État souverain et un département autonome ; de l'autre, c'est toujours l'ancienne puissance coloniale qui dicte les impératifs socio-économiques. La pensée de Senghor louvoie sans cesse, recher- chant un équilibre improbable. Son problème, c'est de pouvoir penser sans être réduit à acquiescer. La pensée du maître est bien envahissan- te. Quant au grand poète martiniquais, nous connaissons son réquisitoi- re, le Discours sur le colonialisme (1950). S'il se montre impitoyable envers les dévoiements de l'Occident, c'est justement parce qu'il a pour lui la plus haute estime. Prévenant toute objection, Césaire fait la mise au point suivante :

Cela dit, il paraît que dans certains milieux l'on a feint de découvrir en moi un « ennemi de l'Europe » et un prophète du retour au passé anté-t uropéen. Pour ma part, je cherche vainement où j'ai pu tenir de pareils discours ; où l'on m'a vu sous-estimer l'importance de l'Europe dans l'histoire de la pensée humaine ; où l'on m'a entendu prêcher un quelconque retour ; où l'on m'a vu prétendre qu'il pouvait y avoir un retour. 11

La philosophie du temps postcolonial est diachronique. C'est un temps vécu : en cela il se montre rebelle à la théorie. Il est, comme Édouard Glissant l'a montré, « tremblement », ou « adhésion » - comme l'auraient soutenu Césaire et Senghor - à l'autre et à la pensée de l'autre. Né d'une violence initiale, le temps des postcoloniaux recherche toujours l'impossible colmatage.

9. Chinua Achebe, « Obstacles au dialogue Nord-Sud », trad, de l'anglais (Nigeria) par André Rannou, in Peuples noirs, Peuples africains, n° 11, 1979, p. 10. 1U. Ct. Armand uuibert et Nimrod, Leopoia òeaar òengnor, rari s, Gegners, cou. roetes d'aujourd'hui, 2006, p. 115-134. 11. Aime Cesaire, Discours sur le colonialisme, suivi de Discours sur la Negritude, Fans, Présence, 2004, p. 26. Souligné par l'auteur.

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II

Élargissons la perspective. La plupart des théories postcoloniales, à l'image de la littérature africaine d'expression française, naissent et fleurissent en terres occidentales. Dans La Nouvelle chose française 12, j'avais appelé cela « naissance d'une galaxie dans une autre galaxie ». C'est dire la forme de dépendance qui gouverne notre existence. Actua- lité oblige, on pourrait la comparer à la victoire de Barack Obama : l'élection du premier président noir de l'histoire des États-Unis est d'abord le fait des jeunes Blancs. N'eût été leur détermination, ce miracle ne se serait jamais produit. Toutes proportions gardées, les théo- ries postcoloniales sont un sous-produit de la pensée critique occiden- tale. Elles sont une pensée qui n'est pas parvenue à un régime d'opération appropriée. On pourrait soutenir à son égard ce qu'Adorno avançait à propos de la critique du capitalisme : il autorise sa critique pour mieux la digérer. Car à bien y regarder, les théories postcoloniales ressemblent souvent à un discours de déploration. En tout cas, De la postcolonie 13 d'Achille Mbembe pourrait prêter le flanc à un tel juge- ment. Cet ouvrage nous apprend que sous de nouvelles apparences, les colonies sont pérennes : le temps du colonisateur a été efficacement relayé par des potentats locaux - cruels et odieux. Le discours d'Achille Mbembe, hormis sa puissance littéraire, ne nous apprend rien de nouveau. Publié en 2000, d'une certaine façon ce texte vient enté- riner l' afro-pessimisme des années 80. C'en est la caisse de résonance. L'historien camerounais avoue par là son incompétence à aborder la question de fond, un aveu intéressant, car porteur de leçons. Après tout, un historien - pas plus qu'un romancier ou un philosophe - n'est pas tenu d'apporter des solutions aux problèmes de l'histoire. Notons seule- ment que la question qui importe avait été formulée au milieu des années 90. Elle le fut par le Martiniquais Patrick Chamoiseau, un romancier, un spécialiste de la forme. C'est peut-être la raison pour laquelle elle est passée inaperçue. Interrogeant le métier qui est le sien - l'écriture - , Chamoiseau se demande : comment Écrire en pays dominé 14 ? La réponse qu'il apporte à sa question a le mérite d'être pas- sablement embrouillée. Pour lui, c'est lorsque l'écrivain se rend maître de son espace et de son temps qu'il s'affranchit de la domination. Du moins, c'est de la sorte que je résume son essai.

La postcolonie nomme mal son nom, son lieu, son temps : la domi- nation. Mais aussi sa langue : en ce qui nous concerne, ce sera la franco- 12. Nimrod, La Nouvelle chose française, Commerce de l'Imagination I, essais, Arles, Actes Sud, 2008. 13. Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l'imagination politique contemporaine, Paris, Karthala, coll. Les Afriques, 2000. 14. Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé , Paris, Folio/Gallimard, 2002 (lre éd. 1997).

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phonie. À cet égard, tous les essais de Senghor, passant outre la mise en garde 15 de Césaire, sont d'admirables et pathétiques apories. D'une cer- taine façon, l'auteur des Chants d'ombre est resté fidèle à Socrate 16, le penseur épris d'impasses, auquel il s'identifiait dès la première grande conférence qu'il prononçait deux ans après son agrégation, à l'initiative de Marcel de Coppet, un administrateur colonial des plus lettrés, écrivain lui-même et, de surcroît, ami d'André Gide. C'était au cours de l'été 1937, à la Chambre du commerce de Dakar. Son laïus s'intitulait Le pro- blème culturel en A.O.F. Senghor, qui n'avait alors que 31 ans, se voulait déjà accoucheur de son peuple : « Je méditais même de procéder dialecti- quement, par demande et réponse, à la manière du bonhomme Socrate et du sage Kotye Barma » 17, avoue-t-il, sans fausse modestie. L'âme des futurs meneurs d'hommes est faite de rêves qui sont toujours ceux des mages, des poètes et des prophètes. Notons cependant que le premier souci de Senghor est la culture, et cette dernière demeurera une constante de sa politique. La culture dont le moteur est la langue française : nous voilà revenus à notre sujet.

Quand donc l'auteur de Y Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française , abandonne-t-il cette périphrase pour l'affreux vocable de « francophonie » ? Probablement au tournant des années 60. Jusque-là, il était heureux de désigner les écrivains africains et antillais par la formule : écrivains ď expression française 18. Or l'homme d'État qu'il est se trouve confronté à un problème de taille : la mauvaise conscience française engendrée par le fait colonial et, corrélativement, la désaffection et le sabotage 19 systématique des fonctionnaires du Ministère de la Coopération pour ce qui est des programmes africains. Senghor veut redonner du désir aux relations franco-africaines, et la « francophonie » sera cet instrument.

Parmi les conférences du poète, celles qui ont dans leur intitulé le terme « francophonie » visent toutes à prouver sinon l'humanisme du français, du moins celui de la culture française. Pour le lecteur averti, 15. Pour qui la négritude n'est ni une métaphysique ni une philosophie, contrairement à Senghor, qui soutient exactement le contraire. 16. Cf. Léopold Sédar Senghor, Liberté 1, Négritude et Humanisme , Paris, Le Seuil, 1964, p. 11-21. 17. In op. cit., p. 11. La conference est datee du 10 septembre 1937. la. roetes a expression française, tut en ettet le titre adopte un an plus tot ( i V4 / j par son compère, le Guyanais Léon Gontran Damas, pour son anthologie parue aux éditions du Seuil. 19. En 1974, à la Sorbonne, Senghor déclarait, le plus diplomatiquement du monde : « Après les indépendances africaines de 1960, l'opinion publique française s'est, peu ou prou, désintéressée des Autres, et surtout de l'Afrique. On s'est replié sur l'Europe ou, mieux, l'Euramérique, tandis que l'Amérique, elle, s'intéressait de plus en plus à l'Afrique. Presque toutes les grandes universités américaines ont, chacune, son African Studies Center, où l'on enseigne la Négritude dans ses versions française et anglaise aussi bien qu'afri- caine. » Cf. « Pour un humanisme de la Francophonie », in Liberté 3, Négritude et Civilisa- tion de l'Universel, Paris, Le Seuil, 1977, p. 551. Souligné par l'auteur.

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ce topos ne surprend qu'à moitié. Rappelons la formation classique du poète sénégalais. Il n'a pas seulement enseigné le grec et le latin, il fait aussi partie de cette génération d'intellectuels et d'écrivains de l' entre- deux-guerres, qui digèrent le « spiritualisme » bergsonien en faisant un accueil chaleureux à la phénoménologie allemande (Husserl et Hei- degger confondus) et à l'existentialisme français, dont le chef de file, réputé iconoclaste, avait surpris tout le monde en proclamant son cou- rant « humaniste ». Une simple énumération des essais de Senghor nous démontre la primauté de l'homme sur les idées, je veux dire, cette forme d'incarnation des idées que représente l'homme cultivé. Voici la brève liste en question : « La Froncophonie comme culture », « La Francophonie comme contribution à la Civilisation de l'Universel », « Anglophonie et Francophonie », « Pour un humanisme de la Franco- phonie » (in Liberté 3 ), « De la poésie française à la poésie franco- phone », « La Francophonie et le français » et « De la Francophnie à la francité » (in Liberté 5). A cette liste, on pourrait ajouter tous les essais sur la négritude. Ils abordent toujours à un moment ou à un autre la francophonie.

En lisant « De la Francophonie à la francité » (1985) à la suite de « Pour un humanisme de la Francophonie » (1974), on mesure la profon- deur du changement qui s'est opéré dans cet intervalle d'à peine onze ans. Senghor a eu le temps de bouleverser ses thèses. On constate aussi une sévère baisse d'acuité de sa pensée. Entre ces deux dates, le grand poète a quitté le pouvoir, il a également perdu l'unique enfant (c'était le 7 juin 1981) qu'il avait eu avec Colette Hubert, sa muse, sa Normande. Son élection à l'Académie Française (1983), les nombreux témoignages d'honneur (son nom est donné à l'université francophone d'Alexandrie) ne le guérissent pas de ce deuil. Car il perd aussi un autre fils en 1983 dont on fait généralement si peu cas. Et le grand âge pointe le bout de son nez, à tout le moins, l'isolement splendide de ceux qui ont fait leur temps. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Senghor se survit déjà.

Dès lors sa volonté de faire de la francophonie un humanisme nous le fait voir comme le chef incontesté des locuteurs du français sur les cinq continents. Par exemple, il rappelle - sans s'y attarder - qu'en 1789 une délégation de Sénégalais se disaient déjà « Nègres » et « Français », et dans les « Très-humbles Doléances et Remontrances des habitans (sic) du Sénégal, aux Citoyens Français tenant les États généraux » 20, ils s'étaient présentés, sans complexe, sûrs de leurs apports. Senghor continue donc l'œuvre de ses glorieux ancêtres. À le lire attentivement, le primat de l'humanisme au sein de la Francophonie implique lui aussi le primat d'une politique culturelle. Senghor se montre intraitable sur la question : 20. Cité par Léopold Sédar Senghor, « Pour un humanisme de la Francophonie », in Liberté 3 , op. cit., p. 547.

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La Francophonie s'incarne donc dans l'ensemble des pays qui ont la langue française comme instrument de communication et d'échanges, non seulement économiques, mais surtout socio-culturels. Et c'est un fait que, dans ces échanges, les cultures du Tiers Monde ne viennent pas les mains vides. (...) Il s'agit, essentiellement, dans le cadre de la Francophonie, de développer, en France même, les études que voilà. Ce n'est pas seulement une question bud- gétaire, encore que celle-ci soit primordiale ; c'est aussi une question d'orga- nisation et de coordination de toutes ces études. (...) C'est une question de volonté politique. Pas au sens de la politique politicienne, bien sûr, mais de la politique culturelle. 21

Le futur académicien tient ses propos en Sorbonne, à l'inauguration de la chaire des études francophones, le 11 décembre 1974. Ils sont d'une actualité brûlante pour tous ceux qui suivent l'aventure de la francopho- nie. Ce concept, dans sa marche politique, s'est doté de grandes institu- tions sans pour autant réaliser le moindre progrès quant aux attentes exprimées jadis par Senghor dans l'enceinte de la vénérable université. L'utopie littéraire énoncée ce jour-là avait le mérite de transcender les nations, les classes et les bureaucraties pour résonner fortement dans les affects. À bien écouter le président sénégalais, la francophonie véritable était soit une œuvre d'art, soit un poème. En tout cas, elle ne pouvait être qu'une œuvre littéraire, car c'était de cette façon qu'elle touchait tous les locuteurs du français sur les cinq continents. Et à moindres frais.

Que Senghor, en 1985, dans la mauvaise redite de sa conférence de la Sorbonne, réintitulée « De la Francophonie à la francité », revienne à une centralité française (de façade), n'est après tout qu'un mécompte de la dialectique. Au soir de sa vie, le vieux poète ne se console pas de n'avoir inventé ni le concept de « négritude » ni celui de « franco- phonie ». Il rappelle la résurgence du dernier vocable :

Mais que signifient exactement les néologismes de « Francophonie » et de « Francité » ? C'est Onésime Reclus, un géographe français, qui a, le pre- mier, lancé le mot de « francophonie » et de « Francophonie ». (...) Il en résulte (...) qu'aujourd'hui, le mot de « Francophonie » (...) peut signifier (...) la communauté d'esprit qui résulte de ces différents emplois. C'est Habib Bourguiba qui, dans un discours de décembre 1965 à Niamey, fut un des premiers à employer le mot dans ce sens. Il s'en explique ainsi : « Nous nous sommes aperçus que l'usage d'une même langue est générateur d'une mentalité commune à tous ceux qui la parlent. C'est de cette communauté d'esprit que peut procéder ce qu'on a appelé la "Francophonie". »22

Senghor est pris de court. L'heure de la retraite - qui, d'ailleurs, n'existe pas pour la pensée - le presse d'autant plus qu'elle l'expose sinon à des maladresses, du moins à des approches tellement subtiles 21. Art. cité, in Liberté 3, op. cit., p. 547, 551. Souligné par l'auteur. 22. Léopold Sédar Senghor, « De la Francophonie a la francité », in Liberte 5, Le dialogue des cultures , Paris, Le Seuil, 1993, p. 261, 262.

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qu'elles sont inaudibles. Ce jugement appelle de ma part quelque nuan- ce. Toutes les grandes analyses de Senghor ont souvent échappé à ses lecteurs, à commencer par sa grande phrase : L'émotion est nègre , comme la raison hellène 23. Faisons-lui grâce de ce qu'il dit du « génie français » et de « la francité », et recueillons son propos sur l'usage de ce concept avec indulgence. Sans doute, son admission à l'Académie française le presse de laisser dans la conscience commune un mot qui soit attaché à son nom. Senghor écrit :

Il reste que (...) nous avons été deux, un Canadien et le Sénégalais queje suis, à créer et lancer le mot de « francité ». En même temps et sans nous consulter au demeurant. Comme vous le devinez, nous entendons, par « francité », les valeurs de la langue et, partant, la culture française, la « culture » n'étant rien d'autre que l'esprit d'une civilisation. Mais pourquoi « francité », comme « latinité », « germanité », et non pas « francitude », comme « négritude », « berbéritude », « sinitude » ? Naturellement, il ne saurait être question ď automépris culturel chez les militants de la Négritude que nous sommes, Aimé Césaire et moi. C'est, simplement, comme l'a prouvé un mémoire de diplôme d'études supérieures, soutenu à l'université de Strasbourg, que les mots en -itude ont un sens plus concret, moins abstrait que les mots en -ité. 24

Le désir de renommer la francophonie et, par la même occasion, la négritude, est fort ancien. Ce désir a toujours animé les fondateurs du mouvement. Césaire en avait fait l'aveu publiquement en 1987, dans un grand congrès international, à Miami, aux États-Unis (plus précisément, il faisait état de son sentiment d'insatisfaction) :

J'avoue ne pas aimer tous les jours le mot Négritude, même si c'est moi, avec la complicité de quelques autres, qui ai contribué à l'inventer et à le lancer. (...) Si les Nègres n'étaient pas un peuple, disons de vaincus, enfin, un peuple malheureux, un peuple humilié, etc., renversez l'histoire, faites d'eux un peuple de vainqueurs, je crois, quant à moi, qu'il n'y aurait pas de négritude.25

À lire Césaire, nous voyons que Senghor fait un pas de plus dans la mauvaise direction. Car il est difficile, pour le lecteur non averti, d'entendre le concept de « francité » sans arrière-pensée. La « franco- phonie » avait au moins le mérite de faire quelque peu oublier l'hégémo- nie française ; Senghor, dorénavant, s'emploie à la rétablir. On ne saurait lui donner tort sur le plan de la logique : il est même plus que jamais en accord avec ses idées les plus chères. Mais c'est oublier que la Franco- phonie, institutionnellement, se bâtit - du moins, en ce qui concerne les ressortissants des Etats africains - sur une crise identitaire dont les éla- borations senghoriennes constituent un véritable repoussoir. 23. Cf. Nimrod, Tombeau de Léopold Sédar Senghor, essai, Cognac, Le Temps qu'il fait, 2003, p. 37-45. 24. Leopold Sédar Senghor, «De la Francophonie à la francité», in Liberté 5, op. cit., p. 262. Souligné par l'auteur. 25. Aimé Césaire, Discours sur la Négritude, in Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 80.

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À rebours de la « francité », c'est la formule des Sénégalais de 1789 qui sied le mieux aux Africains du XXIe siècle : le fait de se proclamer « Africains » et « Francophones ». (Bien entendu, est « francophone » celui qui est né et qui a appris le français hors de la France.) Les Franco- phones ne se soucient guère de se perdre dans la Francité, leurs compo- santes culturelles et nationales leur suffisent amplement. L'admirable énoncé de Senghor : Vouloir la justice pour les Autres, c 'est, auparavant , penser dans les pensées des autres pour s'identifier aux Autres16, convient aux intellectuels (et, d'ailleurs, pas à tous). Elle convient surtout aux poètes, ces conquérants d'imaginaires. Je le répète, Senghor bâtit à l'ombre de la francophonie tout à la fois des manifestes et des utopies lit- téraires destinés à passer inaperçus, tant leur force de frayage, leur fécon- dité et leur beauté sont inouïes.

Il a beau faire, il raisonne comme si son jugement se portait sur une seule race, un seul peuple, un seul pays : celui de ses sensations. Le poli- tique agit en poète. Il plie l'action comme une muse. C'était en toute logique qu'il avait fait de Dakar la capitale des élites négro-africaines de langue française. Écrivains et artistes haïtiens, réfugiés politiques de tout le continent, diplomates, peintres, musiciens, professeurs, médecins, les compétences se bousculaient autour de lui, auxquelles il assurait un emploi, un avenir. Telle était sa francophonie en acte. C'est ainsi qu'il a pu fonder des maisons d'éditions, créer des musées ou des archives sonores de la littérature orale : toujours avec des génies venus des quatre horizons. Un activisme de cette nature consistait à opérer avec l'autre, car c'est avec la pensée de l'autre que l'on se découvre innombrable.

Jamais un poète n'a écrit autant de manifestes que Senghor. Une juste réévaluation devrait le faire l'égal d'André Breton. Contrairement au pape du surréalisme, il ne jouissait pas de la faveur libertaire. Pour reprendre la formule de Sartre, Senghor, tout esthète qu'il était, avait « les mains sales » pour avoir embrassé la chose publique. Aussi tous ses essais s'inscrivent-iis volontairement dans un plaidoyer politique, alors qu'ils sont plutôt des dialogues littéraires et philosophiques. Pour tout dire, des conversations avec le maître. Jamais la postcolonie n'a su trouver en Afrique un homme qui réunisse ses qualités : un poète et un président de la République, un homme politique et un homme de culture. Tout aussi naturellement, l'État sénégalais sera pour Senghor l'instrument de son manifeste littéraire et artistique.

/ Il en fera la démonstration éclatante en 1966 en organisant le Pre- mier festival des Arts nègres de Dakar. L'élite négro-africaine du monde entier y était conviée. André Malraux, ministre de la Culture du général De Gaulle, fit un discours mémorable. Mais, comme je l'ai montré tout au 26. Léopold Sédar Senghor, « Pour un humanisme de la Francophonie », in Liberté 3, op. cit., p. 552. Souligné par l'auteur.

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long de cet essai, la postcolonie, pour Senghor bien plus que pour d'autres hommes d'États postocoloniaux, était un dialogue incessant avec la France. Senghor avait la faiblesse de croire en l'humanisme, même s'il n'était entouré que de requins. Pour comprendre la francophonie de Sen- ghor, il n'est que la littérature pour nous y aider.

De même que le surréalisme est, grâce à dada (son ancêtre), une invention des étrangers de langue française (notamment ces Roumains que sont Tristan Tzara, Isidore Isou, Benjamin Fondane, etc.), de même Senghor, privé de capitaux propres pour la vie de son marché, végète en son espace même. Une idée, une langue ont besoin de s'incarner dans un pays et dans des hommes qui soutiennent tout ensemble une forme d'enracinement et d'orgueil. Le marché littéraire suisse, où s'était retiré Tristan Tzara, offrait, certes, peu de débouchés, mais remarquons que le grand Roumain faisait si peu cas de théories littéraires : « dada », par son intitulé même, affichait son intention de se moquer de tout. La même remarque est aussi valable pour Breton. Ses théories sur « l'amour fou » ou « l'écriture automatique » sont des « machins » pour retrouver la vie. L'auteur du Manifeste du surréalisme , en multipliant les théories, les désavoue en même temps qu'il les édifie. Mais c'est là un mouvement dont il ne se rend même pas compte. Car la vie se passe de théories, même si elles sont nécessaires à la littérature. C'est ainsi que le surréa- lisme de Breton a fini par supplanter le dadaïsme des apatrides roumains. Breton a fini par y faire régner un esprit de sérieux surprenant. Le surréa- lisme est devenu une entreprise de connaissance. C'était sans compter avec la critique de Benjamin Fondane, laquelle laissera pantois l'auteur de Poisson ďor :

De Mallarmé à Valéry, aux surréalistes, la poésie fait des efforts désespérés pour ne plus se retrouver, pour se perdre, happée par une raison obscure qui l'égaré à volonté. Elle a peur de la vie, qu'elle prend pour un matériau antily- rique, tout juste bon pour être décrit , mais non créé et recréé. Elle veut n'être qu'une connaissance ; à la liberté sans conditions, qui s'ignore, elle préfère l'esclavage doré du connaître. Connaître, mais quoi ? De Mallarmé aux sur- réalistes, lentement le néant envahit le poème ; il n'a plus de chair que son propre vide. 27

La situation francophone, il est vrai, n'est pas tout à fait comparable, mais la faiblesse économique de l'Afrique expose tellement ses écri- vains, de même que tous ses ressortissants qu'on est en droit de redouter le pire. Pour Senghor, les Africains sont « surréels » 28 plutôt que surréa- 27. Benjamin Fondane, cité par Patrice Beray , Benjamin Fondane , au temps du poème , essai, Paris, coédition Verdier/Les Amis de l'Éther Vague, 2006, p. 142. Souligné par l'auteur. 28. C est, du moins, ce qu il soutient au sujet des yeux des « signares », ces princesses métisses de Saint-Louis du Sénégal, qui ont tant charmé son enfance. In « Joal », Chants d'ombre , in op. cit., p. 17.

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listes. Dans ses essais, le poète ne se prive pas de montrer que ses sem- blables embrassent l'économie réelle sur un mode, disons, symbolique. C'est pourquoi, à 37 ans, il s'autorisait cette sentence : Assimiler , non être assimilés29. C'était le cri d'indépendance le plus radical qu'il ait jamais osé. Il n'en poussera plus de pareils. Rétrospectivement, cette pensée de jeunesse nous montre que la théorie postcoloniale - s'il en fallait une - est tout à la fois prométhéenne et rimbaldienne : elle s'apparente au « voleur de feu » 30 de la fameuse lettre dite du « voyant ». Dans la « quincaillerie » de la pensée du maître, l'esclave détourne les concepts qui lui sont nécessaires en vue de bâtir un « nouveau monde ». C'est un tel projet qui attend son heure ou, plutôt, qui s'accomplit déjà dans des pays comme l'Inde et la Chine. Et l'Afrique n'est pas en reste : son chaos apparent prépare des changements majeurs31.

« Tremblement des concepts, séisme culturel » 32, soulignait pour sa part Aimé Césaire. C'est ce qu'entendait Senghor par « Assimiler, non être assimilés. » Leurs formules sont respectivement prononcées en 1945 et en 1987. Malgré quarante-deux années d'intervalle d'énonciation, le contenu des pensées qu'elles expriment accorde leurs auteurs en ce qui concerne l'indépendance des peuples dominés, c'est-à-dire la communion dans la beauté, et cet ultime commerce qu'est la fraternité (laquelle per- mettra, dans un dernier soubresaut historique - car Senghor et Césaire croient en l'Histoire - la reconnaissance enfin des génies par les leurs). Dans ce texte de jeunesse, Senghor disait tout ce qu'il y avait à dire (le temps n'y aura rien altéré, au contraire) :

On ne demande pas à des conquérants d'être des saints. La France n'a pas à justifier ses conquêtes coloniales, pas plus que l'annexion de la Bretagne ou du Pays basque. Elle doit seulement concilier ses intérêts et ceux des autoch- tones. Le problème colonial n'est rien d'autre, au fond, qu'un problème pro- vincial, un problème humain. Je ne suis pas le premier à l'avoir remarqué.

29. « Vues sur l'Afrique noire ou Assimiler, non être assimilés », Liberté 1, Négritude et Humanisme, Paris, Le Seuil, 1964, p. 39-69. 30. Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny (15 mai 1871), m Poesies , ed. Daniel Leuwers, Paris, Le Livre de Poche, n° 5924, 1992, p. 203. 31. La question posée au début des Subaltern Studies (1988) par Gayatri Chakravorty Spivak, « Les subalternes peuvent-ils s'exprimer ? » (traduit de l'anglais - Inde - par Mamadou Diouf, in L'historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés postcoloniales , Paris, coédition Karthala-Sephis, coll. Histoires du Sud, 1999, p. 165-229), montre, dans une complexité extrême, que celle-ci a changé de nature : peu à peu les « subalternes de l'impérialisme » (pour parler comme Spivak) maîtrisent certains pans de leur histoire ; ils travaillent de plus en plus pour eux-mêmes. La lecture marxiste de Spivak permet de relire autrement les propos qu'André Malraux fait tenir à Senghor dans ses Mémoires (Le Miroir des limbes, II, La Corde et les souris, in Œuvres complètes , t. III, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de La Pléiade, p. 500) : « Notre Afrique doit entrer dans l'Histoire, mais aucune Histoire n'aboutit à l'Afrique. » On ne saurait souligner plus orgueilleusement et, en même temps, plus humblement (une humilité concevable seulement du fait que c'est l'aveu d'un poète) la place de subalterne qui lui a été assignée à jamais par l'Occident. Ses dénégations n'y changent rien, ni les critiques les plus avisées de ses intel- lectuels. L'exploitation, elle, continue. 32. Discours sur la Négritude , in Discours sur le colonialisme , op. cit., p. 85.

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Lyautey l'avait déjà dit et, plus près de nous, Delavignette, cet humaniste impérial, dans son livre au titre si suggestif : Soudan - Paris - Bourgogne. Paris unissant les provinces ! 33

Rencontrer l'autre rend humbles les idées. Senghor réussit le tour de force de penser la question de l'autre en se plaçant au cœur de la pire des violences, et sans jamais nous le faire ressentir. Comme le notait tantôt Chinua Achebe, c'est, décidément, un trait de son caractère. Rap- pelons aussi que la « province » est une notion qui souligne tout ensem- ble une dépendance juridique et territoriale, dont il est difficile de dessiner les contours. Car nous habitons toujours en province, si tant est que nous nous prétendions humains. La province nourrit l'orgueilleuse souveraineté du centre, de même que le vrai commerce, a priori, ne s'interdit jamais rien. Du mouvement organique de la vie, aucun penseur - parmi les dominés tout comme les dominants - ne saurait ni esquis- ser un fondement, ni bricoler une théorie. Senghor nous permet de nous aventurer en des contrées où la pensée tremble sur ses assises.

33. « Vues sur l'Afrique noire ou Assimiler, non être assimilés », in op. cit., p. 40. Souligné par l'auteur.

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