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LA CIVILISATION TECHNIQUE EST-ELLE UNE CIVILISATION DE DÉ-

CLIN, ET POURQUOI ?

Jan Patočka (1907-1977)

Les XIXe et XXe siècles sont une époque de civilisation industrielle qui semble désormais avoir définitivement écarté d’autres tentatives plus anciennes de l’humanité pour façonner, voire pour fabriquer sa vie sans l’aide de la science et de la technique (d’une technique fondée sur la science, se confondant en un sens avec la science). Le résultat a été une im-mense coupure dans l’histoire humaine, qui permet à certains esprits éclairés des temps modernes de considérer la période des trois cents dernières années comme à peine le com-mencement timide de la véritable histoire de l’humanité, tout le reste étant repoussé dans la préhistoire. L’homme de l’époque industrielle est incomparablement plus puissant, il dispose d’un magasin de forces bien plus grand que les hommes des époques précédentes. La terre ne lui suffisant plus, il s’aventure jusque dans les domaines subatomiques dont se nourrissent les étoiles. Il vit dans une société d’une densité incommensurablement plus éle-vée et en profite pour intensifier proportionnellement la pression qu’il exerce sur la nature afin de l’obliger à lui livrer une quantité toujours plus grande de cette énergie qu’il compte intégrer aux schémas de ses calculs pour se mettre ensuite aux leviers de commande.

Le développement foudroyant de la civilisation industrielle semble une tendance qu’aucun obstacle ni extérieur ni intérieur ne peut enrayer. Les obstacles extérieurs, présentés sans doute le plus clairement et sous l’optique la plus moderne, physiciste et quantitative concernent l’épuisement des réserves mondiales de matières premières, l’accroissement démographique, la pollution de l’environnement et l’impossibilité d’augmenter à l’infini la production du sol ; la tendance à une croissance géométrique témoignerait donc de la pos-sibilité de catastrophes guère éloignées. Et jusqu’à présent les obstacles intérieurs décou-lant de la manière dont cette civilisation agit sur la nature de l’être humain en tant que tel

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et se manifestant par des hécatombes humaines sans analogue dans la « préhistoire », n’ont influé sur l’histoire que comme autant d’impulsions à chercher et à trouver l’oubli le plus rapide possible en rendant ces tendances encore plus performantes. L’on sait que les socié-tés occidentales n’ont jamais été plus prospères. Mais il y a davantage. Jamais au cours de leur histoire elles n’ont accompli une œuvre sociale aussi immense que dans la période de « l’après-guerre » (c’est-à-dire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale), comme si ce bénéfice devait compenser la perte par l’Europe (j’entends ici la vieille Europe, l’Europe occidentale, successeur de l’Empire romain d’Occident) de son rôle prépondérant dans l’histoire. Néanmoins, ce progrès inouï dans l’ensemble n’a pas satisfait aux revendica-tions matérielles, et la société, dont la structure semble se révolter contre ces revendica-tions, se voit confrontée à des exigences croissantes. L’optimisme du courant, élémentaire et indomptable, semble plus fort que toute objection pouvant être soulevée par les événe-ments eux-mêmes. Et, en vérité, les objections ne manquent pas. Toute une branche de la pensée scientifique, la sociologie moderne, doit sa naissance à une réflexion sur le danger représenté par ce qui a été ressenti comme le caractère pathologique de l’évolution de la civilisation industrielle. Les uns voyaient cette morbidité comme un état provisoire auquel le développement ultérieur devait remédier tout seul, conformément à des lois immanentes qu’ils croyaient saisir. D’autres considéraient l’accroissement de la mortalité par suicide et du nombre de maladies mentales comme des symptômes pathologiques évidents ; aujour-d’hui ils pourraient ajouter la toxicomanie, la révolte de la jeunesse et cette suppression de tous les tabous sociaux qui semble friser l’anarchie.

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Avant toutefois de répondre à la question que nous nous sommes posée, il nous faut nous entendre sur un critère permettant de juger, de distinguer entre déchéance et santé. Nous nous bornerons en substance à constater que la déchéance et son contraire, loin d’être seulement des « valeurs » abstraites et des « concepts moraux », sont inséparables de la vie humaine dans sa nature intime, dans son être même. Une vie déchue, c’est une vie à la-quelle le nerf intime de son fonctionnement échappe, une vie perturbée dans son fond le plus propre de telle manière que, se croyant pleine de vie, en réalité elle se vide et se mu-tile à chaque pas. Une société déchue, c’est une société dont le fonctionnement mène à une telle vie, tombée sous la coupe de ce qui a une nature étrangère à l’être de l’homme.

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Quelle est cette vie qui se mutile elle-même tout en offrant l’aspect de la plénitude et de la richesse ? La réponse doit se trouver dans la question même.

Qu’est-ce que la vie humaine, pour qu’une chose pareille soit possible — qu’elle soit en réalité autre qu’elle ne paraît, qu’elle ne se manifeste à elle-même ? Le fait que les choses paraissent autres qu’elles ne sont tient à ceci, qu’elles se montrent toujours unilatérale-ment, à distance, dans une perspective, et qu’elles peuvent assumer par conséquent une ap-parence commune à elles et à d’autres choses. Le fait que nous-mêmes paraissions à nos propres yeux autres que nous ne sommes doit reposer cependant sur un autre fondement. L’homme n’est pas étranger à lui-même comme lui sont étrangères les choses et leur ma-nière d’être : l’homme est lui-même. Pour qu’il paraisse autre à ses propres yeux, il lui faut s’aliéner à son propre égard, et ce processus d’aliénation doit lui appartenir, avoir son fondement dans sa propre manière d’être. L’homme est donc de telle manière que l’aliéna-tion lui est pour ainsi dire « plus chère », « plus naturelle » que son être propre. L’être propre n’est jamais chose indifférente, mais toujours un accomplissement. En ce sens ce-pendant on peut dire que l’aliénation elle aussi est au bout du compte un accomplisse-ment ; elle est un « allégement », non pas une légèreté « naturelle» mais le résultat d’un « acte » déterminé.

L’homme ne peut être dans l’indifférence propre aux étants extra-humains ; il doit accom-plir, porter sa vie, « s’expliquer avec elle ». Il semblerait donc qu’il se trouve placé tou-jours entre deux possibilités équivalentes. Ce n’est pourtant pas le cas. L’aliénation signifie qu’il n’y a pas équivalence, mais que seule l’une des vies possibles est la « vraie », l’au-thentique, l’irremplaçable, effectuable par nous seuls dans la mesure où nous la portons ef-fectivement, où nous nous identifions avec son poids — tandis que l’autre est une déro-bade, une fuite, un écart dans la direction de l’inauthentique et de l’allégement. C’est pour-quoi le point de vue du « choix » est toujours déjà un regard faux, objectivé et objectiviste, un regard de l’extérieur. Le vrai « regard » est une non-équivalence qui implique une dif-férence d’essence entre la responsabilité qui porte et « s’expose » d’une part, et l’allège-ment et la fuite d’autre part. La réalité de la vie humaine n’admet pas le regard du dehors, le regard du « spectateur désintéressé ».

Outre cette distinction entre l’authentique et l’inauthentique, il faudrait en faire encore une autre. L’opposition authentique-inauthentique tient au fait que nous ne pouvons ne pas être intéressés à notre propre être : nous sommes toujours préoccupés, pris, par notre propre

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responsabilité : « on a décidé » de nous avant que nous ne nous « soyons décidés ». L’être propre, authentique, réside cependant en notre aptitude à laisser être tout ce qui est tel qu’il est et de la manière dont il est, à ne pas le dénaturer, à ne pas lui dénier son être et sa na-ture.

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Or il existe encore une distinction entre le quotidien et l’exceptionnel, la fête. L’exception, la fête, allège elle aussi, non pas en fuyant la responsabilité, mais en découvrant cette di-mension de la vie où ce dont il y va n’est ni le poids de la responsabilité ni la fuite devant elle, mais où nous sommes transportés, où quelque chose de plus fort que notre libre pos-sibilité, de plus fort que notre responsabilité, semble faire irruption dans la vie et lui don-ner un sens qui lui est sinon inconnu. C’est la dimension du démoniaque et de la passion. Dans les deux cas, l’homme est livré en proie ; il ne fuit pas simplement loin de soi dans le « On », dans la grisaille de tous les jours, dans l’« objectivité », il ne s’aliène pas de la ma-nière quotidienne. Ce n’est pas s’aliéner à son propre égard, mais perdre l’empire sur soi-même, se laisser emporter. Nous ne nous fuyons pas ; nous sommes pris au dépourvu, surpris, ravis par un quelque chose qui n’est pas du domaine des choses et de la quotidien-neté où nous pouvons nous perdre au milieu des choses dont nous nous préoccupons. Nous éprouvons le monde comme la sphère non seulement de ce que nous pouvons, mais aussi de ce qui s’ouvre à nous tout seul et qui est alors à même, en tant qu’expérience (de l’éro-tique, du sexuel, du démoniaque, de la terreur sacrée) de se diffuser à travers toute notre vie et de la transformer. Face à ce phénomène, nous avons tendance à oublier toute la di-mension de la lutte pour nous-mêmes, la responsabilité aussi bien que la fuite, et à nous laisser transporter dans la dimension nouvelle qui vient de s’ouvrir comme si maintenant seulement nous nous trouvions en face de la vie réelle, comme si cette « vie nouvelle » n’avait seulement pas besoin de se soucier de la dimension de la responsabilité.

La dimension de l’opposition sacré-profane est donc distincte de celle de l’opposition entre l’authenticité, la responsabilité, et la fuite. Elle doit être ramenée à la responsabilité autre-ment que la fuite. Elle ne peut être simplement surmontée ; elle doit être incorporée à la vie responsable.

L’opposition entre le sacré et le profane est très importante en ce sens aussi que le profane est par essence le domaine du travail, domaine où la vie se tient en servitude, enchaînée à

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elle-même. La dimension démoniaque, orgiaque s’oppose par essence à cet asservissement par la vie, ressenti par l’homme seul et dont la manifestation principale est la nécessité du travail. Tout travail est un travail forcé. Le travail est un égard que l’on a pour soi-même ; le démoniaque ne connaît pas d’égards. La vie qui languit dans ses propres chaînes com-porte un pendant orgiaque, la vie dans le déchaînement de ce qui n’est pas disponible et ne peut faire l’objet d’une préoccupation. Pour cette raison, la dimension orgiaque ne dispa-raît pas simplement là où la responsabilité comme telle n’est pas découverte, où on n’en tient pas compte, là où on la fuit ; au contraire, elle ne s’en impose que davantage. Son rôle et son règne indispensables s’étendent depuis les peuples naturels, « primitifs », jus-qu’à nos jours.

Le sacré, le domaine du sacré, s’oppose donc à la quotidienneté selon une autre manière que le domaine de l’authentique. Durkheim souligne le fait que dans les sociétés toté-miques, telles qu’il en a analysé plusieurs en Australie, la réalité se décompose en deux ca-tégories fondamentales, celle des choses profanes à l’égard desquelles l’homme a un com-portement « économique », et celle des choses sacrées dont relèvent les totems, leurs sym-boles, leurs représentants parmi les hommes.

Quiconque connaît les analyses de Durkheim se souviendra de la description des scènes or-giaques qu’il emprunte aux voyageurs Spencer et Gillen : « On conçoit sans peine que, parvenu à cet état d’exaltation, l’homme ne se connaisse plus. Se sentant dominé, entraîné par une sorte de pouvoir extérieur qui le fait penser et agir autrement qu’en temps normal, il a naturellement l’impression de n’être plus lui-même. Il lui semble être devenu un être nouveau : les décorations dont il s’affuble, les sortes de masques dont il se recouvre le vi-sage figurent matériellement cette transformation intérieure, plus encore qu’ils ne contri-buent à la déterminer. Et comme, au même moment, tous ses compagnons se sentent trans-figurés de la même manière..., tout se passe comme s’il était réellement transporté dans un monde spécial, entièrement différent de celui où il vit d’ordinaire. Comment des expé-riences comme celles-là, surtout quand elles se répètent chaque jour pendant des semaines, ne lui laisseraient-elles pas la conviction qu’il existe effectivement deux mondes hétéro-gènes et incomparables entre eux ? L’un est celui où il traîne languissamment sa vie quoti-dienne ; au contraire, il ne peut pénétrer dans l’autre sans entrer aussitôt en rapport avec des puissances extraordinaires qui le galvanisent jusqu’à la frénésie. Le premier est le monde profane, le second, celui des choses sacrées. »

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Le préjugé positiviste qui donne au monde du quotidien la priorité sur l’autre ne peut nous empêcher de reconnaître dans ce récit une présentation fort perspicace du phénomène.

Le démoniaque doit être mis en rapport avec la responsabilité ; à l’origine, ce rapport n’existe pas. Le démoniaque est démoniaque justement pour la raison qu’il est à même d’approfondir l’aliénation que d’un autre côté il signale à l’attention : l’homme s’aliène à son propre égard en s’enchaînant à la vie et à ses choses et en se perdant en elles. Le ravis-sement le ravit hors de cette servitude, mais n’est pas pour autant liberté. Le ravissement peut se faire passer et se fait quelquefois passer pour la liberté — du point de vue du dé-passement du sacré orgiaque, il est vu alors justement comme démoniaque.

Que la sexualité aussi relève de cette dimension démoniaque de l’opposition au profane quotidien, est un fait qui ne demande sans doute pas à être prouvé. Les cultes orgiaques ont presque toujours un aspect sexuel. D’un autre côté, la sexualité implique intérieurement ce même nuancement en monde double, en réalité double, qui est une conséquence caractéris-tique de l’orgie telle que Spencer et Gillen la décrivent.

En même temps, la sexualité illustre bien la voie qui mène nécessairement à la mise en re-lation du domaine orgiaque et de la sphère de la responsabilité. La fondation de ce rapport à la responsabilité et, partant, au domaine de la vérité et de l’authenticité humaine, est pro-bablement la cellule germinale de l’histoire des religions. La religion n’est pas le sacré, elle ne tire pas directement son origine de l’expérience des orgies et cérémonies sacrales. Elle émerge là où l’on dépasse expressément le sacré en tant que démonie. Les expériences du sacré deviennent expériences religieuses dès lors qu’une tentative est faite pour intégrer la responsabilité au sacré ou assujettir le sacré à des règles relevant de la sphère de la res-ponsabilité.

Tout cela se passe à l’origine et peut se passer toujours à nouveau sans que la lumière soit faite explicitement sur la manière d’être de l’être responsable qu’est l’homme. La clarté explicite par rapport à l’homme ne peut être acquise sans rapport explicite à l’être. L’expé-rience de type sacral et religieux ne possède toujours pas cette clarté ; c’est l’expérience des tournants, des revirements et des conversions où l’être de l’homme s’affirme sans clar-té explicite, sans critère essentiel de ce qui est ou n’est pas. Et c’est ce qui fait que, dans la question de l’être de l’homme, les virages religieux (et ce qui s’y rattache, l’expérience ar-

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tistique par exemple) n’ont pas la même signification fondamentale que l’expérience onto-logique de la philosophie.

L’opposition sacré-profane, fête-jour ouvrable, extraordinaire-quotidien n’est pas syno-nyme de la distinction de l’authentique et de l’inauthentique ; elle est un problème posé à la responsabilité pour que celle-ci le résolve. Chaque forme de l’humain à quelque « de-gré » que ce soit connaît sous un aspect quelconque l’opposition entre le quotidien et ce qui sort du quotidien, mais chacun ne revendique pas pour autant toujours déjà d’être rele-vé d’un état de déchéance. L’opposition quotidien-non quotidien peut signifier : nous nous sommes délivrés de l’ordinaire ; mais sommes-nous pour autant venus déjà à notre être propre, plein et inaliénable que signale, par un indice mystérieux, le mot « moi » ? Nous croyons que le moi en ce sens émerge au début de l’histoire et consiste non pas à nous perdre dans le sacré, non pas à y renoncer tout simplement à nous-mêmes, mais à vivre pleinement toute l’opposition entre le sacré et le profane en posant de façon responsable des questions éclaircissant la problématique découverte avec la lucidité de tous les jours, mais aussi avec le courage actif d’accepter le vertige qui en résulte : surmonter la quoti-dienneté sans pour autant nous enfoncer, oublieux de nous-mêmes, dans le domaine des té-nèbres, quelques attirantes soient-elles. La vie historique signifie d’une part la différencia-tion de la quotidienneté confuse de l’homme préhistorique, la division du travail et la fonc-tionnalisation des individus, d’autre part une intériorisation du sacré, nous donnant sur lui une emprise nouvelle. Au lieu de nous y soumettre extérieurement, nous nous confrontons intérieurement avec son fondement essentiel dont le chemin nous est ouvert par l’ébranle-ment de ce manque de clarté explicite qui est le refuge de notre routine vitale. C’est ce qui explique l’importance de la naissance, à l’origine du processus historique, de la poésie épique, celle plus grande encore de la poésie dramatique qui permet à l’homme de contem-pler d’un œil d’abord intérieur, puis extérieur, un devenir auquel il ne peut participer sans choir dans l’orgie. L’histoire prend naissance comme relèvement d’un état de déchéance, dès lors que l’homme comprend que sa vie a été jusque-là une vie dans la déchéance, et qu’il existe une autre possibilité ou d’autres possibilités de vie que de s’échiner pour se remplir le ventre dans la misère, dans un état de nécessité auquel les techniques humaines travaillent industrieusement à remédier — ou bien de s’adonner à des moments orgiaques privés et publics, la sexualité et le culte. La polis, la poésie épique, la tragédie et la philo-sophie grecques sont divers aspects d’un même coup d’envoi qui signifie un relèvement d’un état de déchéance.

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C’est pour cette raison précisément, parce que l’histoire signifie tout d’abord ce devenir intérieur, la genèse d’un homme qui arrive à trancher le dilemme originel des possibilités humaines grâce à la découverte du moi authentique et unique, que l’histoire est en premier lieu histoire de l’âme. C’est pour cette raison que l’histoire s’accompagne presque dès le début d’une réflexion sur l’histoire, pour cette raison que Socrate désigne la cité, le site propre de l’histoire, comme aussi un lieu où l’on prend soin de l’âme. Pour cette raison que déjà avant Socrate, Héraclite fâché de ce que sa cité fasse périr les meilleurs, seuls ca-pables de réaliser ce relèvement de l’état de déchéance par opposition à la quotidienneté et au saut orgiaque dans les ténèbres, parle des frontières de l’âme (ce qui lui donne une forme) qu’on ne peut trouver sur tous les chemins (ordinaires) parce que sa parole, l’ex-pression qui la désigne, est trop profonde. Pour cette raison que Platon prend pour thème principal de ses réflexions l’État qui lui sert en même temps de modèle figurant extérieure-ment et permettant de révéler la structure de l’âme individuelle. Pour cette raison que la philosophie de Platon est centrée autour de l’âme comme autour d’un foyer qui seul en fait quelque chose de solide et de défini. L’on peut évidemment penser que le caractère spéci-fique de la société antique favorisait le caractère spécifique de la philosophie antique dans sa période classique. La pensée de Platon a été fort bien caractérisée comme pensée de la lumière sans ombre. Cela veut dire que la philosophie peut se consacrer à sa tâche propre, être l’antipôle non extatique, non orgiaque et la solution propre du problème que pose la quotidienneté, sans égard pour la structure de la société ; la raison, la compréhension, n’a ici que cette seule fonction et elle peut s’y dépenser pleinement, car la réalité vivante com-prend tant d’extraordinaire qu’il n’y a pas lieu de craindre que le pathos du quotidien ne prenne le dessus et supprime son contraire. Cette ontologie est pour cette raison une philo-sophie de l’âme qui, en portant le regard sur la différence entre l’étant authentique, trans-cendant, ayant pour caractère d’être éternellement immuable, et notre réalité, domaine de l’opinion passagère et mobile, acquiert son fond propre et un, capable de résister à l’assaut de toutes les questions et problématiques diverses et variées qui sinon ballottent l’âme en tous sens. L’unité est l’essence de l’âme qui y parvient par la pensée, le dialogue intérieur, la dialectique qui est la méthode propre de l’entrevision et l’essence de la raison. C’est pourquoi la philosophie doit être à la fois soin de l’âme, ontologie et théologie, tout en ayant soin également de la cité, du meilleur État possible. La théorie philosophique remplit

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toujours sa mission d’être le domaine propre où notre moi vient à soi-même et à l’expé-rience de son étant enfin saisi.

La doctrine platonicienne de l’âme a cependant encore d’autres aspects. Considérons l’al-légorie de la caverne. L’exposé de Platon, surtout dans sa partie dramatique, est un retour-nement des mystères traditionnels et de leurs cultes orgiaques. Ces cultes eux-mêmes ten-daient sinon vers l’alliance, du moins vers une confrontation de la responsabilité avec la dimension orgiaque. La caverne est un vestige du lieu souterrain de rassemblement des mystères, elle est le giron de la terre-mère. La pensée nouvelle qu’apporte Platon est la vo-lonté de quitter le giron de la terre-mère pour s’engager dans le pur « chemin de la lu-mière », de subordonner donc entièrement l’orgiasme à la responsabilité. C’est pourquoi le chemin de l’âme chez Platon mène directement à l’éternité et à la source de toute éternité, au soleil du « bien ».

Un autre aspect se rattache au précédent. La « conversion » platonicienne rend possible le regard sur le Bien même. Ce regard est immuable, éternel comme le Bien. Le nouveau mystère de l’âme qu’est la quête du Bien se déroule sous la forme d’un dialogue intérieur de l’âme. L’immortalité qui est indissolublement unie à ce dialogue diffère donc de l’im-mortalité des mystères. C’est, pour la première fois dans l’histoire, une immortalité indivi-duelle, car intérieure, car liée inséparablement à son propre accomplissement. La doctrine platonicienne de l’immortalité de l’âme est le résultat d’une confrontation de l’orgiasme avec la responsabilité. La responsabilité triomphe de l’orgiasme et se l’incorpore comme moment subordonné, comme Éros qui ne se comprend pas lui-même tant qu’il n’a pas compris qu’il ne tire pas son origine du monde corporel, de la caverne, des ténèbres, mais qu’il est uniquement un moyen d’ascension vers le Bien avec son exigence absolue et sa discipline rigoureuse.

Autre moment important : le philosophe platonicien triomphe de la mort en ce sens qu’il ne fuit pas devant elle, qu’il la regarde bien en face. Sa philosophie est soin de la mort ; le soin de l’âme est inséparable du soin de la mort qui devient soin authentique de la vie  ; la vie (éternelle) naît de ce regard porté directement sur la mort, du triomphe sur la mort (peut-être n’est-elle pas autre chose que ce « triomphe »). Or cela, joint au rapport au Bien, à l’identification avec le Bien et à la délivrance de la démonie et de l’orgiasme, signifie le règne de la responsabilité et, partant, de la liberté. L’âme est absolument libre, elle choisit son destin.

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Ainsi prend naissance une nouvelle mythologie lumineuse de l’âme, fondée sur la dualité de l’authentique, du responsable d’une part, et de l’extraordinaire-orgiaque de l’autre : l’orgiaque n’est pas éliminé, mais discipliné, asservi.

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Le christianisme n’a pu dépasser cette solution platonicienne du rapport entre l’orgiasme et la discipline de la responsabilité que par encore un revirement. La vie responsable elle-même y était conçue comme le don de quelque chose qui en dernière analyse, tout en ayant le caractère du Bien, présente également des traits d’un inaccessible auquel l’homme est à jamais soumis — des traits du mystère qui garde le dernier mot. Le christianisme comprend le bien autrement que Platon — comme bonté oublieuse de soi et amour (nulle-ment orgiaque) qui se renie. Aucun orgiasme — celui-ci demeure non seulement subor-donné, mais, dans certaines approches de la limite, entièrement refoulé —, mais pourtant un mysterium tremendum. Tremendum, car la responsabilité est placée désormais non pas dans l’essence, accessible au regard humain, du Bien et de l’Un, mais dans le rapport à un étant suprême, absolu, inaccessible, qui nous tient en main non pas extérieurement, mais intérieurement. La liberté du sage qui a triomphé de l’orgiasme peut toujours être conçue comme démonie, volonté de séparation et d’autonomie, résistance à la soumission absolue et à l’amour oublieux de soi qui constituent la ressemblance propre à l’image divine. L’âme maintenant ne se cherche pas seulement par la voie ascensionnelle du dialogue inté-rieur ; elle en ressent également le péril. En dernière analyse, l’âme n’est pas un rapport à un objet, fut-il le plus élevé (comme le Bien platonicien), mais à une personne qui la pé-nètre du regard tout en demeurant elle-même hors la portée du regard de l’âme. Quant à savoir ce qu’est la personne, c’est une question qui n’a pas reçu une thématisation adé-quate dans l’optique chrétienne. Des images et des « révélations » d’une grande puissance nous la rendent présente sous la forme surtout du problème de l’amour divin et du dieu-homme qui prend sur lui notre faute. La faute aussi acquiert un sens nouveau ; elle est une offense faite à l’amour divin, un rabaissement du plus-haut qui a un caractère person-nel et ne peut recevoir qu’une solution personnelle. L’homme responsable comme tel est un moi, un individu qui ne coïncide avec aucun rôle qu’il peut lui arriver d’assumer — ce que Platon exprime par le mythe du choix du destin ; il est un moi responsable parce que, en se confrontant avec la mort et en s’expliquant avec le néant, il a pris sur lui ce que cha-cun est seul à pouvoir réaliser en soi, ce en quoi il est irremplaçable. Maintenant cependant

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l’individualité est mise en relation avec l’amour infini et l’homme est un individu parce que, envers cet amour, il est coupable, toujours coupable. Chacun est déterminé comme in-dividu par l’unicité de ce qui le situe dans la généralité du péché.

Nietzsche a appelé le christianisme le platonisme du peuple. Le mot est juste dans la me-sure où le Dieu chrétien a repris la transcendance de la conception onto-théologique comme chose évidente. Mais il y a dans la conception chrétienne de l’âme une profonde différence de principe qui ne tient pas seulement au fait que l’homme chrétien, comme dit saint Paul, refuse la métaphysique grecque ainsi que sa méthode du dialogue intérieur — la contemplation des Idées — comme cheminement vers l’être qui appartient nécessairement à la découverte de l’âme. La différence principale semble résider en ceci, que c’est mainte-nant seulement que l’on découvre le contenu propre de l’âme, à savoir que la vérité pour laquelle l’âme lutte n’est pas la vérité de la contemplation, mais celle du destin propre, vé-rité liée à la responsabilité éternelle, sans appel dans les siècles des siècles. La vie propre de l’âme tire son origine non pas d’une intuition des idées et, partant, d’un enchaînement à un étant qui subsiste depuis toujours, éternellement, mais d’une ouverture à l’abyssalité de la divinité et de l’humanité, d’une théanthropie tout à fait unique et, pour cette raison, défi-nitivement décisive d’elle-même. Le contenu essentiel de l’âme porte entièrement sur ce drame sans précédent. Le Dieu transcendant classique, en combinaison avec le Seigneur de l’histoire de l’Ancien Testament, devient le personnage principal de ce drame intérieur dont il fait le drame de la rédemption et de la grâce. Le dépassement du quotidien prend la forme du souci du salut de l’âme qui s’est conquise dans une transformation morale, dans un revirement devant la face de la mort et de la mort éternelle, qui vit d’angoisse et d’espé-rance dans l’alliance la plus étroite, tremble auprès de la conscience du péché et s’offre de tout son être en sacrifice au repentir. Cette attitude implique, sans jamais la réfléchir expli-citement, sans jamais la saisir philosophiquement comme question centrale, l’idée que l’âme est d’une nature entièrement incommensurable avec tout étant objectif, que cette na-ture se rattache au souci qu’elle a de son propre être auquel, à la différence de tous les autres étants, elle est infiniment intéressée et que c’est de là que procède essentiellement la responsabilité, c’est-à-dire la possibilité de choisir et dans ce choix de venir à soi-même — l’idée que l’âme est chose présente non pas d’avance, mais seulement en dernier lieu, qu’elle est par tout son être chose historique qui ainsi seulement échappe à la déchéance.

Dans la mesure où il tire son fondement de l’approfondissement abyssal de l’âme, le chris-tianisme représente l’élan jusqu’à présent le plus puissant, jamais encore dépassé, mais ja-

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mais non plus pensé jusqu’au bout, qui rend l’homme capable de lutter contre la dé-chéance. La forme concrète de la vie extérieure (sociale) et intérieure (contemplative) à l’époque chrétienne est cependant liée au problème de l’empire romain (qui, analogue à l’origine à la polis grecque, s’est transformé à la suite de ses propres succès de simple res publica en imperium, s’aliénant ainsi les masses de la population, privées du contenu de leur vie), et à sa chute. Cette chute n’est pas seulement le phénomène négatif de la faillite d’une civilisation d’élite, dépendante d’un esclavagisme sans cesse durci et en proie à des crises de plus en plus graves, et de la transformation de son système d’organisation écono-mique et sociale. C’est en même temps la naissance de l’Europe au sens moderne du terme. La transformation de la société a consisté en un déplacement progressif du fardeau du travail, retiré à la chose qu’était l’esclave, être sans caractère moral, et transmis à un être ayant, dans sa famille et ses biens, quelques modestes, quelques exploités fussent-ils, un caractère indépendant, embryonnairement libre, ayant donc caractère de personne. C’est grâce à cette transformation que, après des siècles de troubles, le bloc social de l’Eu-rope, et plus particulièrement l’Europe occidentale, a pu se manifester comme une grande force d’expansion, que ses potentialités ont pu s’actualiser en de nouvelles structures so-ciales et politiques d’une portée incalculable : la colonisation ; la naissance de villes d’un type tout à fait différent de la polis antique, de villes où l’idée directrice du travail est celle de l’outil et de son perfectionnement, où l’on cherche donc à ôter le fardeau du travail à l’homme pour le faire assumer par les choses ; l’expansion dans des territoires que l’Em-pire romain avait perdus — la Méditerranée et l’Orient — comme aussi dans ceux qu’il n’avait jamais possédés : l’Europe centrale et orientale.

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C’est pourtant autre chose surtout qui nous intéresse : toute une école de la sociologie mo-derne s’inspirant de Tocqueville ne cesse d’insister sur le fait que l’évolution moderne tend vers le nivellement démocratique, l’égalité des possibilités, la primauté du bien-être sur la « grandeur ». Sur quoi cette tendance se fonde-t-elle ? La société médiévale expres-sion de l’expansion germanique, intégrant des vestiges de l’organisation municipale ro-maine, est hiérarchique de naissance, mais elle s’appuie concrètement sur le nouveau rap-port au travail instauré par le colonat et la production urbaine. Le clergé y assurait le dé-passement du quotidien par l’authentique, tantôt étouffant les tendances orgiaques, tantôt (comme dans les croisades) les canalisant. L’on conçoit donc sans peine que l’élément ci-

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tadin dut être dans ce processus le porteur de plus d’une potentialité nouvelle. Son nou-veau rapport au travail et son emploi sceptique de la tradition rationaliste de l’Antiquité al-laient donner naissance entre autres à une nouvelle conception du savoir comme essentiel-lement pratique, instrument de domination, conception coïncidant avec certaine tendance pratique de la théologie chrétienne selon laquelle l’homme n’est pas au monde seulement ou surtout pour le contempler, mais pour servir et agir. Après les croisades, l’expansion de l’Europe allait prendre d’autres formes, avec les voyages de découverte et l’assaut livré aux richesses du monde. En même temps, l’évolution intrinsèque de la production, des techniques et des pratiques commerciales et financières aboutirait à la naissance d’un ratio-nalisme d’un type tout à fait nouveau, le seul que nous connaissions : le rationalisme qui, voulant dominer les choses, est dominé par elles (par la recherche du profit).

La genèse de ce rationalisme moderne (non-platonicien) est complexe. Un rôle prépondé-rant y revient au problème encore irrésolu que l’époque chrétienne a repris à l’Antiquité : le dépassement de la quotidienneté et de l’orgiasme. Tout en condamnant la solution plato-nicienne, la théologie chrétienne en adopte des éléments importants.

Le rationalisme platonicien, l’aspiration platonicienne à subordonner la responsabilité elle-même à l’objectivité de la connaissance, continue à influer en sous-main sur la conception chrétienne.

L’écart pris à l’égard de la « nature » qui n’est plus le site dans lequel l’homme demeure, mais ce dont il est séparé par son seul rapport immédiat, le rapport à Dieu, permet désor-mais de regarder la « nature » comme un « objet ».

Dans le cadre de cette nature, l’homme s’efforce alors de réaliser sa liberté — conçue à la manière de Platon : comme ce au-dessus de quoi il se tient, le saisissant de son regard idéel. D’où le projet « mathématique » sur la nature et son aspect nouveau qui, en germi-nation depuis le XIVe siècle, s’affirme définitivement au XVIIe, où il obtient ses princi-paux succès d’interprétation. L’on sait que Galilée était platonicien. C’est la métaphysique platonicienne de l’âme immortelle qui permet à la domination de la nature par l’esprit hu-main de s’imposer dans le monde chrétien avec son problème irrésolu de la philosophie métaphysique et de la théologie chrétienne.

D’autre part, l’attitude chrétienne à l’égard de la praxis, sa valorisation de la vie pratique par opposition à la théorie, permet d’intégrer la « domination » platonicienne de la nature à

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des complexes de relations pratiques et de créer ainsi un savoir réellement efficace qui est à la fois science et technique — les sciences de la nature modernes.

Les transformations qui ont lieu dans le fond spirituel même du christianisme, le passage d’abord du christianisme aristocratique à l’autonomie ecclésiastique, ensuite au christia-nisme laïque, contribuent, avec la mentalité de la Réforme qui introduit l’ascèse dans le domaine temporel et le pathos de la consécration individuelle par la bénédiction écono-mique, à la naissance de cette autonomie du processus de production qui caractérise le ca-pitalisme moderne. Celui-ci ne tarde pas à briser la coque de l’impulsion religieuse et conclut une alliance avec le rationalisme moderne, orienté par essence vers le dehors, alié-né à sa mission personnelle et morale, avec son formalisme mathématique infiniment effi-cace et sa face prospère tournée vers la domination de la nature, du mouvement et des forces : ce mécanisme moderne qui ne se transforme que trop volontiers en machinisme, apportant ainsi sa contribution à ce qu’on nomme la révolution industrielle. Celle-ci se ra-mifie alors à travers notre vie sur laquelle elle exerce une emprise de plus en plus entière : ni l’humanité européenne ni à l’heure actuelle l’humanité en général ne peut plus, dans sa spécialisation professionnelle et l’entrelacement confus de ses intérêts, exister matérielle-ment sans ce mode de production reposant de plus en plus massivement sur la science et la technique (et, bien sûr, dévastant les réserves d’énergie mondiale, planétaire), si bien que la domination rationnelle, la froide « vérité » de ce plus froid des monstres froids en dissi-mule aujourd’hui entièrement l’origine, écarte toutes les manières traditionnelles qu’avait notre société de surmonter le quotidien selon un mode non-orgiaque et tant soit peu au-thentique (une forme de vérité plus profonde qui fait entrer en ligne de compte non seule-ment l’habit formel dont se revêt la nature maîtrisable, mais l’homme dans son individuali-té inaliénable et abyssale) et se donne l’air d’être tout en tout, le patron du cosmos.

Tant de motifs spirituels se sont associés pour aboutir à la compréhension aspirituelle, tout à fait « pratique », mondaine et matérielle du réel comme objet de la domination exercée par notre pensée et nos mains.

Ce qui à l’origine, chez Platon, avait été une barrière opposée à l’irresponsabilité orgiaque, s’est mis désormais au service de la quotidienneté. L’homme se flatte de disposer de sa propre vie et il sait réellement créer à partir des causes découvertes des moyens de faciliter la vie et d’en multiplier les biens matériels. Il est vrai que le travail même constitue au dé-

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but une servitude inouïe. Par la suite cependant il « libère » l’homme de plus en plus, au point de lui ouvrir la perspective de pouvoir un jour s’en « libérer » entièrement.

L’une des conséquences, c’est l’ennui qui s’annonce d’abord imperceptiblement, puis de façon de plus en plus insistante. L’ennui n’est pas une quantité négligeable, une « simple humeur », une disposition intime, mais bien le statut ontologique d’une humanité qui a en-tièrement subordonné sa vie au quotidien et à son impersonnalité.

Durkheim remarque que certains phénomènes accompagnant la révolution témoignent d’un renouveau spontané du sacré. Pendant la Révolution française, une sorte d’enthou-siasme « religieux » s’empare des hommes. « Cette aptitude de la société à s’ériger en dieu ou à créer des dieux ne fut nulle part plus visible que pendant les premières années de la Révolution. À ce moment, en effet, sous l’influence de l’enthousiasme général, des choses, purement laïques par nature, furent transformées par l’opinion publique en choses sacrées : c’est la Patrie, la Liberté, la Raison. » C’est, bien sûr, un enthousiasme qui malgré le culte de la raison, a un caractère orgiaque, non discipliné ou insuffisamment discipliné par le rapport personnel à la responsabilité. Le danger d’une nouvelle chute dans l’orgiasme est imminent.

La chute sous la coupe des choses, de la préoccupation quotidienne et de l’enchaînement à la vie, entraîne comme pendant nécessaire une nouvelle vague de la crue orgiaque.

Plus la techno-science moderne s’impose comme rapport propre à l’étant, plus elle affirme son empire non seulement sur la nature, mais aussi sur l’être humain, plus les modes tradi-tionnels d’accommodement de l’authentique avec l’orgiaque sont écartés et condamnés comme irréels, indignes de créance, fantastiques, plus cruelle est la revanche de l’enthou-siasme orgiaque. Elle s’annonce déjà dans les « guerres de libération » et les crises révolu-tionnaires du XIXe siècle. Elle s’exacerbe avec la répression qui suit. Tout le sérieux de la vie, tout l’intérêt qu’elle porte à son être propre, se concentre ainsi dans le domaine de la lutte sociale. La quotidienneté et l’enthousiasme de la lutte jusqu’au bout et sans merci sont des aspects connexes d’un même phénomène. Durant tout le XIXe siècle, cette al-liance demeure plutôt latente ; il existe encore des forces d’inertie très puissantes. Au XXe

siècle cependant, qui représente pour ainsi dire la « vérité » du XIXe, cette antithèse est un motif qui domine tout de façon assez évidente pour se passer de commentaire.

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Au XXe siècle, la guerre, c’est la révolution de la quotidienneté d’ores et déjà accomplie. Révolution qui s’accompagne d’un relâchement universel, d’une recrudescence de l’or-giasme sous des formes nouvelles. Non seulement les guerres et les révolutions, mais aussi la dissolution des anciennes formes de l’éthos la revendication du « droit à son corps » et à sa « propre vie », la diffusion généralisée du happening, etc. témoignent de ce rapport. La guerre comme « tout est permis » universel, comme liberté sauvage, envahit les États, de-vient « totale ». La quotidienneté et l’orgie sont organisées par une seule et même main. La guerre représente à la fois la plus grande entreprise de la civilisation industrielle, le pro-duit et l’instrument de la mobilisation totale, et la libération de potentialités orgiaques qui nulle part ailleurs ne peuvent se permettre de porter la destruction jusqu’à cette extrême li-mite de l’ivresse. Dès les débuts de la modernité, à l’époque des guerres de religion du XVIe et du XVIIe siècle, on peut constater une cruauté analogue et un orgiasme du même ordre, dus alors déjà à la dissolution de la discipline existante et à la démonisation de l’ad-versaire. Le fait que le démoniaque puisse atteindre son comble justement dans une pé-riode de lucidité et de rationalité maximales est cependant tout à fait nouveau.

Naturellement, l’ennui, loin de reculer, se porte au premier plan. Il ne se manifeste pas seulement sous les formes raffinées de l’esthétisme et des protestations romantiques, mais aussi, très clairement, sous les espèces de l’offre de biens de consommation et de la fin de l’utopie (réalisée par des moyens « positifs »). Comme loisir obligatoire, il devient une ex-périence métaphysique collective, l’une de celles qui caractérisent notre époque (d’autres étant l’expérience du front, Hiroshima).

Que signifie-t-il d’autre, cet Ennui de proportions gigantesques que même l’ingéniosité in-finie de la science et de la technique modernes demeure impuissante à dissimuler et qu’il serait naïf et cynique de sous-estimer ou de ne pas remarquer ? Les découvertes les plus raffinées sont ennuyeuses pour autant qu’elles ne mènent pas à l’exacerbation du Mystère qui s’abrite derrière ce qui est à découvert, ce qui s’est fait jour. Or, si la pénétration im-mense de l’esprit humain découvre avec une véhémence jamais rêvée, c’est pour succom-ber aussitôt au jour ordinaire, à la compréhension de l’étant comme d’ores et déjà, au prin-cipe, pleinement découvert et parfaitement clair, compréhension qui du mystère d’aujour-d’hui fait la banalité de demain.

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Le problème de l’individu, le problème de la personne humaine a été, dès le début, le pro-blème du dépassement de la quotidienneté et de l’orgiasme. Il signifiait en même temps : l’homme ne peut être identifié à aucun rôle qu’il peut lui arriver de jouer dans le monde. L’individualisme moderne tel qu’il se déploie depuis la Renaissance ne vise pas à pénétrer au-delà des rôles, jusqu’à ce qui les sous-tend tous, mais à jouer un rôle marquant. Les combats de la révolution bourgeoise sont livrés pour un rôle (l’égalité est égalité des rôles, la liberté la possibilité de choisir le rôle qui nous convient !). À mesure qu’il se déclôt, l’individualisme moderne apparaît de plus en plus comme collectivisme (universalisme), le collectivisme comme faux individualisme. La question propre de l’individu ne se pose donc pas comme un choix entre le libéralisme et le socialisme, entre la démocratie et le to-talitarisme qui, malgré leurs nombreuses différences profondes, se rejoignent dans une in-différence commune à l’égard de tout ce qui n’est pas objectif, de tout ce qui n’est pas un rôle. La solution du conflit qui les oppose ne peut apporter la solution de la question qui consiste à mettre l’homme à sa place, la solution de son errance hors de lui-même et de la place qui lui appartient.

Cette errance se manifeste entre autres dans le déracinement moderne. Malgré la produc-tion massive de moyens de vie, la vie humaine demeure sans chez-soi. Le foyer est com-pris de plus en plus comme le couvert, un endroit où l’on dort pour pouvoir aller le lende-main à son travail, où l’on entrepose les profits de son travail et où l’on mène une « vie fa-miliale » de plus en plus inexistante. Quant au fait que l’homme habite, à la différence de tous les autres animaux, uniquement parce qu’il n’est pas chez lui dans le monde, qu’il y est en débordement et qu’il a, pour cette raison même, une mission ancrée dans de pro-fonds passés qui ne seront point passés aussi longtemps qu’ils demeureront vivants en lui — tout cela est éclipsé par la mobilité moderne, volontaire et forcée, par ce déplacement immense des peuples dont presque tous les continents sont frappés. Le dépaysement le plus grand est à chercher cependant dans notre rapport à la nature et à nous-mêmes. H. Arendt a remarqué que l’homme ne comprend plus ni ce qu’il fait ni ce qu’il calcule, qu’il se contente dans son rapport à la nature de la simple domination pratique et de la prévision sans intelligibilité. Dans le domaine des sciences de la nature, il a quitté le sol de cette terre bien avant les voyages spatiaux. Il a perdu ce sol sous les pieds qui fait l’objet de sa mission. Par là cependant il a renoncé en même temps à lui-même, à sa position spécifique

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dans l’univers, position qui consiste en ce que, seul parmi les créatures vivantes que nous connaissons, il se rapporte à l’être, il est ce rapport. L’être cesse d’être un problème dès lors que tout l’étant se trouve à découvert dans son absurdité quantifiable.

L’homme a cessé d’être rapport à l’Être pour devenir une force puissante, l’une des plus puissantes. Il est devenu, dans son étant social surtout, un poste émetteur immense qui li-bère les forces cosmiques, emmagasinées et enchaînées pendant des éternités. Il semblerait qu’il soit devenu, dans le monde des forces pures, un grand accumulateur qui d’un côté ex-ploite ces forces pour exister et se reproduire, mais d’un autre côté se trouve, pour cette raison même, branché dans ce même circuit, emmagasiné, quantifié, exploité et manipulé comme n’importe quel autre état de forces. À première vue cette image paraît mytholo-gique : qu’est-ce que la force, sinon un concept désignant la manière humaine de diriger prospectivement l’expérience ? Mais c’est là précisément que se trouve le punctum saliens — la compréhension du monde comme Force fait des simples forces quelque chose de plus que le corrélat du comportement humain. Dans la Force s’abrite l’Être qui n’a pas cessé d’être la lumière — aussi sinistre soit-elle — qui éclaire le monde. Si nous comprenons l’être uniquement du point de vue des étants auxquels il appartient (et c’est bien ainsi que nous le comprenons, car l’étant est pour nous, depuis longtemps, ce qui, une fois pour toutes, radicalement et depuis toujours, règne sur tout, qui dépend donc des commence-ments premiers qu’il suffit de dominer pour tout dominer), la Force est, dans notre com-préhension actuelle, le suprêmement étant qui crée et détruit tout, que tout et tous servent.

La métaphysique de la force est donc fictive et inauthentique ; elle est un anthropomor-phisme, et pourtant cette critique ne lui fait pas justice. Car cette divinisation pratique fait de la force non seulement un concept, mais une réalité, quelque chose qui, par l’intermé-diaire de notre compréhension des choses, libère toute la capacité d’action potentiellement contenue dans les choses ; elle en fait l’actualisation de tous les potentiels. De la sorte la force devient non seulement l’étant, mais le réel en son entier : tout est dans l’action, l’ac-cumulation et la libération des potentiels, toute réalité autre se perd, le qualitatif, l’exis-tence objective (pour le sujet connaissant qui lui-même ne « connaît » plus, mais trans-forme seulement)... La Force se trouve être ainsi le plus extrême retrait de l’Être qui, comme la lettre cherchée dans la nouvelle d’E. A. Poë, n’est nulle part plus en sûreté que là où il saute aux yeux sous les espèces de la totalité de l’étant, c’est-à-dire des forces qui s’organisent et se libèrent mutuellement, sans excepter l’homme, privé, comme toutes choses, de tout mystère.

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La civilisation industrielle est-elle une civilisation de déclin (dans son ensemble et dans son caractère de civilisation techno-scientifique) ? La réponse semble désormais facile, et pourtant nous hésitons. Il est vrai que la civilisation technique n’a pas résolu le grand pro-blème intérieur de l’homme — son propre problème principal —  : comment non seule-ment vivre, mais vivre de façon humainement authentique dans la mesure des possibles illustrés par l’histoire. Elle a rendu la solution de ce problème plus difficile dans la mesure où le projet de ses possibilités ne comprend pas le rapport de l’homme à lui-même, au monde en son entier et à son mystère essentiel. Ses concepts nivellent, désaccoutument de la pensée au sens profond, principiel du terme. Elle offre des succédanés là où on aurait besoin de l’original. Elle aliène l’homme à son propre égard, lui retire le séjour du monde pour le plonger dans l’alternative soit de ce qui est désormais plutôt l’ennui que la peine qui chaque jour suffit, soit de succédanés bon marché et enfin d’orgiasmes violents. Elle plie la connaissance au modèle uniforme des mathématiques appliquées. Elle crée le concept de la force omnipotente et mobilise toute la réalité en vue de la libération des forces enchaînées, en vue du règne de la Force qui se réalise à travers des conflits d’ordre planétaire. L’homme est ainsi détruit extérieurement et réduit à la misère intérieure, privé de son « unicité », de son moi irremplaçable, identifié au rôle qu’il joue.

D’autre part, il est également vrai que cette civilisation rend possible quelque chose qu’au-cune constellation humaine antérieure n’a pu réaliser : la vie sans violence et dans une très grande égalité des chances. Non que ce but ait été réellement atteint, mais le fait demeure que l’homme n’a jamais découvert la possibilité de combattre la misère extérieure sans posséder ou en se passant des moyens que cette civilisation lui propose. Non que la lutte contre la misère extérieure puisse être menée à bonne fin par les voies sociales et les moyens exclusifs que cette civilisation met à notre disposition. La lutte contre la misère extérieure est, elle aussi, une lutte intérieure. La possibilité principale qui émerge avec notre civilisation, c’est, pour la première fois dans l’histoire, la possibilité de transformer le règne du fortuit en règne de ceux qui comprennent ce dont il y va dans l’histoire. Ne pas comprendre cette chance, ne pas en profiter serait une faute (non pas un malheur) tragique de la part des intellectuels. L’histoire n’est pas autre chose que l’ébranlement de la certi-tude que représente le sens donné. Elle n’a pas d’autre sens, pas d’autre but. Pour le mau-vais infini de l’existence précaire des hommes au monde, existence compliquée aujour-d’hui par l’affirmation planétaire de masses habituées à la flatterie et à des revendications

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croissantes au point de devenir la proie facile de manœuvres démagogiques, ce sens et ce but sont cependant largement suffisants.

La deuxième raison pour laquelle nous ne pouvons qualifier sans autre forme de procès la civilisation technique de décadente, c’est que les phénomènes de déclin que nous y avons relevés et décrits ne sont pas son œuvre seulement, mais l’héritage des époques précé-dentes, dont les problèmes ont fourni la matière de sa thématisation spirituelle. C’est ce qui ressort de notre esquisse de la naissance des temps modernes et de leur caractère métaphy-sique fondamental. La civilisation moderne ne souffre pas seulement en raison de ses propres fautes, de sa propre myopie, mais aussi parce que tout le problème de l’histoire est demeuré irrésolu. Or le problème de l’histoire ne peut être résolu ; il doit demeurer un pro-blème. Le danger de l’actualité serait qu’un excès de savoir dans le détail ne nous désap-prenne de voir la question et son fondement.

Il se peut que toute la question du déclin de la civilisation soit mal posée. Il n’y a pas de civilisation en soi. La question serait plutôt de savoir si l’homme historique veut encore se réclamer de l’histoire.

Tiré de Patočka, Jan, Essais hérétiques, Lagrasse, Verdier, 1981. (Texte modifié et remis en page par Pierre Chicoyne, novembre 2008).

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