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PLAGIAIRES DOSSIER Le plagiat, une histoire qui remonte à l'Antiquité, aujourd'hui devenue brûlante. Pressés par le temps ou avides de roduire en abondance >* plagieurs sont devenus photocopilleurs sans gogne. Les affaires e multiplient, les procès aussi. Les citoyens, eux, réagissent Entretien, enquête et témoignage. Un journaliste romancier, Joseph Macé-Scaron, a plagié. Des livres, des articles. Pendant des années, souvent, et beaucoup. L'affaire a été révélée par L'Express, cet été, et ne cesse de s'enrichir depuis. Régulièrement (y compris cette semaine, sur notre site telerama.fr), on découvre de nouveaux pompages de « Macé-Scanner », comme l'appellent ironiquement les internautes. On pourrait en rire. Sauf que derrière tout plagiaire, il y a une victime (lire témoignage page 32). On pourrait aussi s'arrêter à la névrose individuelle d'un personnage. Sauf que cette histoire fait écho à celle de PPDA et sa biographie de Hemingway, et à bien d'autres (voir l'interview de l'universitaire Hélène Maurel- Indart, page 30). Ces plagiats, au-delà d'une facilité littéraire, dessinent les contours d'une « société du copier-coller » à laquelle nous participons tous : des maisons d'éditions commandent des livres fabriqués vite et mal. Peu importe qui les écrit vraiment, seul compte le nom en couverture : celui qui fera vendre. Des journalistes « cumulards », pressés par le temps et la concurrence, se révent multiples et se retrouvent pompeurs (lire p. 35). Des écoliers, des étudiants, des universitaires pillent des thèses et des fiches Wikipédia. Et quid du plagiat dans l'univers de la musique, de la télé, du cinéma ou des arts (lire nos encadrés) ? s'arrête l'inspiration, l'hommage, la citation ? Le plagiat atoujours existé, mais jamais il n'a été autant porté par une époque - le mimétisme triomphe, au détriment de la singularité. Paradoxalement, jamais il n'a été autant contesté, traqué, et poursuivi enjustice. Retour sur une pratique courante devenue - enfin - brûlante. EMMANUELLE AN1ZON TÉLÈRAMA 3219 | 21 SEPTEMBRE 2011 29

PLAGIAIRES DOSSIER - litterales.net · en rire. Sauf que derrière tout plagiaire, il y a une victime ... prix Guillaume Apollinaire de poésie. J'oublie le trouble ambiant, je feuillette,

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PLAGIAIRES DOSSIER

Le plagiat, une histoirequi remonte à l'Antiquité,aujourd'hui devenuebrûlante. Pressés parle temps ou avides deroduire en abondance>* plagieurs sont devenus

photocopilleurs sansgogne. Les affaires

e multiplient, les procèsaussi. Les citoyens, eux,réagissent Entretien,enquête et témoignage.

Un journaliste romancier,Joseph Macé-Scaron, a plagié.Des livres, des articles. Pendantdes années, souvent, et beaucoup.L'affaire a été révélée parL'Express, cet été, et ne cesse des'enrichir depuis. Régulièrement(y compris cette semaine,sur notre site telerama.fr),on découvre de nouveauxpompages de « Macé-Scanner »,comme l'appellent ironiquementles internautes. On pourraiten rire. Sauf que derrière toutplagiaire, il y a une victime(lire témoignage page 32).On pourrait aussi s'arrêterà la névrose individuelle d'unpersonnage. Sauf que cettehistoire fait écho à celle de PPDAet sa biographie de Hemingway,et à bien d'autres (voir l'interviewde l'universitaire Hélène Maurel-Indart, page 30). Ces plagiats,au-delà d'une facilité littéraire,dessinent les contours d'une« société du copier-coller »à laquelle nous participons tous :des maisons d'éditionscommandent des livres fabriquésvite et mal. Peu importe quiles écrit vraiment, seul comptele nom en couverture : celuiqui fera vendre. Des journalistes« cumulards », pressés parle temps et la concurrence,se révent multiples et seretrouvent pompeurs (lire p. 35).Des écoliers, des étudiants,des universitaires pillent desthèses et des fiches Wikipédia.Et quid du plagiat dans l'univers dela musique, de la télé, du cinémaou des arts (lire nos encadrés) ?Où s'arrête l'inspiration,l'hommage, la citation ? Le plagiatatoujours existé, mais jamaisil n'a été autant porté par uneépoque - le mimétisme triomphe,au détriment de la singularité.Paradoxalement, jamaisil n'a été autant contesté,traqué, et poursuivi en justice.Retour sur une pratique courantedevenue - enfin - brûlante.EMMANUELLE AN1ZON

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L'universitaire Hélène Maurel-In-dart, auteur de Du plagiat , fait lepoint sur cette pratique littéraire,désormais sous haute surveillance.

Pas une saison ne s'écoule sansqu'une polémique relative auplagiat n'éclate. Ces affaires se-raient-elles plus fréquentes au-jourd'hui, ou bien sont-elles da-vantage médiatisées ?Le plagiat existe depuis l'Antiqui-

té. Mais dans notre société où le livreest devenu un produit de consom-mation, il est encore plus tentant derecourir à des procédés d'écriturefaciles et rapides pour produire deslivres vendeurs. Quand une maisond'édition confie à un auteur, parceque son nom fait vendre, le soind'écrire une biographie et qu'elle luifournit un nègre pour « l'aider », elleprend des risques...

Le système que vous décrivezs'applique aussi au journalisme :Joseph Macé-Scaron, directeuradjoint de la rédaction de Ma-

rianne et directeur du Magazinelittéraire, explique notammentqu'il a plagié des confrères parnécessité de se « démultiplier »...Dans ce milieu où la pression est

forte, cette pratique existe évidem-ment de longue date, pour ne pasdire qu'elle pullule. Et ce d'autantplus facilement que la question dustyle y est souvent secondaire : le fac-tuel, l'info, les anecdotes, se retrou-vent souvent d'un article à l'autre,sans que la limite avec le plagiat soittrès nette.

Depuis quand le plagiat pose-t-ilproblème ?Jusqu'au XVIIIe siècle, il n'existait

pas en France de réglementation surle droit d'auteur, la notion d'auteurn'étant elle-même pas encore bienconstituée. Les écrivains s'inscri-vaient dans la tradition de l'imitationdes Anciens, et leur légitimité litté-raire ne leur était accordée que s'ilsse montraient dignes de s'inscriredans leur sillage. Prenez Montaigne :il n'aurait pu envisager d'écrire ses

HELENEMAUREL-INDART,UNIVERSITAIRESPÉCIALISTEDU PLAGIAT.

Essais sans continuellement nourrirson récit de citations de Sénèque, dePlutarque et de tous les écrivains del'Antiquité gréco-romaine. Il s'adres-sait par ailleurs à une communautéde lecteurs qui savait décrypter sesréférences. Ce n'est qu'au XVIIIe

siècle, avec les Lumières et l'émer-gence des concepts d'individu, maisaussi de propriété, que la question dela propriété d'une œuvre intellec-tuelle a commencé à se poser.

Pour justifier son «emprunt»littéraire, Joseph Macé-Scarona revendiqué une improbable« intertextualité ». Comment laquestion du plagiat se pose-t-elle juridiquement ?Toute la question est de savoir où

placer le curseur entre un empruntcréatif et un emprunt servile. Ce quichange, d'une affaire à l'autre, ce sontbien sûr les critères d'évaluation. Achaque fois, on doit s'interroger surla démarche de l'auteur : dans quelleintention cet emprunt a-t-il lieu ?Quel est le résultat produit ? Qu'est-

"Qu'est-ce qui fait que l'emprunt n'estqu'un recopiage, ou au contraire qu'ilse trouve sublimé par son insertiondans un nouveau contexte, unenouvelle perspective?" HÉLÈNE MAUREL-INDART

ce qui fait qu'il n'est qu'un recopiage,ou au contraire qu'il se trouve subli-mé par son insertion dans un nou-veau contexte, une nouvelle perspec-tive ? Quand on a des paragraphesentiers simplement copies-collesdans un nouveau texte, on est en droitde se poser des questions... Toutefois,on peut aussi invoquer « l'esthétiquedu collage » - argument d'ailleursavancé par Houellebecq pour LaCarte et le Territoire. Celui-ci avaitrappelé La Vie mode d'emploi, deGeorges Perec, qui joue de citationscachées. Sauf que chez Perec c'esttout un art : s'il parsème son « ro-man » de bribes de textes sans en si-gnaler l'origine, le lecteur découvretout de même la liste de ses sources àla fin, en annexe...

Aujourd'hui, les affaires écla-tent. Le tabou est brisé ?Ce qui est nouveau, c'est leur mé-

diatisation, et surtout le fait que l'onn'hésite plus à remettre en cause des

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auteurs institutionnels jouissantd'une certaine légitimité éditoriale,faisant partie d'un jury, ayant reçudes prix... Avec la judiciarisatîoncroissante de la société, certaines af-faires de plagiat, au cours des an-nées 1990, ont commencé à fairel'objet de procès (comme CalixtheBeyala). Pour la première fois, descondamnations pour contrefaçonont été énoncées. Elles se sont en-suite multipliées au cours des an-nées 2000 : les affaires Alain Mine,Michel Le Bris, Henri Troyat ...

Certains banalisent le plagiat,en rient même. Vous en pensezquoi?Etre victime d'un plagiat, c'est

violent. Une œuvre littéraire est tou-jours ressentie comme une partie desoi. Etymologiquement, il estd'ailleurs intéressant de rappelerl'origine grecque du mot « plagiat » :il ne désigne pas un vol de mots maisun vol d'enfant. C'est avec le poète la-tin Martial que le terme « plagiaire »a pris son sens métaphorique : consi-dérant ses poèmes comme sespropres enfants, Martial traita sonvoleur de « plagiaire ». Paradoxale-ment, cette violence du plagiat estaussi durement ressentie par le pla-giaire démasqué : très fréquemment,il est dans le déni. Il s'est tellementidentifié à son statut d'auteur qu'ils'imagine être atteint à son tour dansson intimité. Sans compter qu'il dé-fend, bien sûr, son honneur.

On dit qu'Internet facilite lecopier-coller, mais qu'il permetaussi de mieux repérer les pla-giats...De multiples logiciels d'analyse

textuelle, tels Hyperbase ou Lexico,se sont développés pour qu'établis-sements scolaires et universitairespuissent lutter plus efficacementcontre le plagiat. Avant qu'ils n'ap-paraissent, il était beaucoup plusfacile, pour les plagiaires, de passerinaperçus : on ne pouvait pas, parun simple clic dans un moteur derecherche, retrouver la phrase quiallait mettre sur la piste d'une œuvreplagiée... Mais en réalité, ces logi-ciels ne sont pas encore assez so-phistiqués : dès que le texte d'ori-gine est légèrement modifié, ilsdeviennent aveugles. En revanche,ils jouent un rôle certain de dissua-sion : les étudiants savent que leurfaculté en a fait l'acquisition, d'au-

"Un vol de l'intime"Le poète et romancier Thierry Mattei,auteur de Dans le rouge , victime d'unplagiat, témoigne.

« Je rentre chez moi, un soir. Suis saisipar un sentiment d'anormalité. Les amisprésents affichent un air chagriné, leursregards se dérobent. Ma femme semblechoquée. Qu'est-il arrivé ? Je n'ai pas letemps de m'étonner. Elle me tend un objetcomme s'il s'agissait d'un serpentvenimeux. C'est un livre. Sur la couverture,je lis : Patrice Delbourg. Sur le bandeau :prix Guillaume Apollinaire de poésie.J'oublie le trouble ambiant, je feuillette, medis "C'est bien pour lui". Lui à qui, deux ansplus tôt, j'ai fait passer Je serais voltigeur,mon premier manuscrit, pour un avispertinent... Il est critique littéraire àL'Evénement du Jeudi, D'un coup, unvertige jamais éprouvé m'étreint Cetteligne, là, imprimée en un noir soudainfuneste, et celle-ci, et ce passage,je les connais... Ce sont mes mots !

Je me trouve soudain sans poids nidensité, projeté dans une dimension privéed'oxygène. Je comprends, mais ne réalisepas. Le titre de l'ouvrage me saute alorsau visage : L'Ampleur du désastre !J'en reviens à la crue réalité. Le terme"plagiaire" rougeoie dans mon esprit. LeVoltigeur a été poussé au ravin. L'ampleurdu désastre est pour lui. Pour moi, atteintpar l'impact. J'expérimente l'accablantstatut de plagié. C'est une nausée quis'empare du corps, une atroce contorsionde l'esprit pour s'échapper du sale étau

refermé. C'est un vol de l'intime, unanéantissement. Que faire, passé la vivetentation d'un règlement mano a mano ?

J'ai pris un avocat, écarté les insidieusesprévenances : "Ce sera le pot de terrecontre le pot de fer...", "Tu apparaîtrascomme l'anonyme jaloux, l'acrimonieuxface à l'auréolé.,.". Il me fallait retrouvermes ailes. Sinon, comment poursuivre monchemin, épris d'indispensable poésie ?Le combat fut rude, la défense agressive,soudée en un bloc auteur-éditeursolidairement responsables. Elle futrouée, dénia toute originalité à mes mots,produisit le pedigree de l'auteur et critiquecélébré. Il était tout, je n'étais rien. Desarticles parurent à sa rescousse, affirmantque le cerveau de l'écrivain était uneéponge, que d'identiques propos traînantdans l'air pouvaient être produits pardeux auteurs. L'intertextualité, dit-onaujourd'hui... Mais du tribunal de grandeinstance en Cour de cassation, quatre ans,l'originalité des emprunts fut sans cesseétablie, la contrefaçon, condamnée.L'électron libre a eu raison du réseau.Pour moi, l'affaire est classée. Si je l'évoqueaujourd'hui, c'est pour inciter les plagiésà se relever, se dresser et faire brillerla vérité, la leur, Aussi parce que depuispeu, dans certaines colonnes et lors de« dîners en ville », le plagiat s'évoque avecamusement. Il serait carrément chouette.Ne laissons pas s'installer la nuit desesprits ! » THIERRY MATTEIEd. JC Lattes.

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tant que cet achat est souvent ac-compagné de toute une campagnede sensibilisation.

Cette prise de conscience est-elle propre à la France ?Au contraire ! La France a du re-

tard sur les pays anglo-saxons : notresystème d'apprentissage fonctionnesur l'imitation. Le bon élève, c'est ce-lui qui a réussi à bien assimiler lesauteurs. On a donc plus de mal àsanctionner un devoir ou un mé-moire qui serait trop imprégné deses modèles. Les plagiaires, notam-ment dans le milieu universitaire,jouissent encore d'une certaine im-punité. Alors qu'aux Etats-Unis ouen Angleterre, on valorise l'expé-rience et la création personnelle, enproposant par exemple, dans denombreuses universités, des ateliersd'écriture... le plagiat passe doncbeaucoup plus mal. En Allemagne,Karl-Theodor zu Guttenberg, mi-nistre de la Défense d'Angela Merkel,a dû démissionner lorsqu'à étédécouvert le fait qu'il avait recopiéquelque deux cents passages de sathèse de droit ! Sa notoriété et sa po-pularité n'y ont rien fait.

Verra-t-on un jour en France unhomme politique ou un patronde rédaction démissionner pourplagiat ?Les choses bougent. Les lecteurs

ont été choqués par les nombreusesaccusations de plagiat lancées cesdernières années, ils ont mûri. Au-jourd'hui, ils se posent des questionsquand ils voient quelqu'un publier, àun rythme effréné, des biographiesmonumentales de personnages di-vers. Des formes de résistance se dé-veloppent : par exemple, mon collè-gue Jean-Noël Darde, maître deconférences à Paris-VIII, a créé unblog, « Archéologie du copier-col-ler », dans lequel il recense les pla-giats. Mais il fait l'objet de pressions,on le menace de procès en diffama-tion... La France a encore quelquesannées de retard •PROPOS RECUEILLIS PAR

EMMANUELLE ANIZON

ET LORRAINE ROSSIGNOL

Folio Essais, 498 p., 9,40 €.Alain Mine pour contrefaçon partielle de Spinoza,le masque de ta sagesse, de Patrick Rôdel ;Michel Le Bris pour contrefaçon partielle desrecherches de Michael Augeron ; Henri Troyatpour contrefaçon partielle de Juliette Drouetou la dépaysée, de G. Pouchain et R. Sabourin.

Cinéma

Cent contrefaçonsPlagiat? Dans le monde du cinéma, on dit« contrefaçon ». Mais surtout « hommage ».Pour Christophe Honoré filmant à lamanière de Godard (Les Chansonsd'amour) ou de Demy (Les Bien-Aimés).Comme pour Gus Van Sant reproduisantintégralement Psychose de Hitchcockavec Psycho. Vive les exercices de style!En revanche, on ne badine pas avecle copyright des idées, même s'il n'estpas facile de prouver la paternité d'unscénario : ceux qui ont poursuivi en justiceLuc Besson pour Léon et Taxi et RachidBouchareb pour Hors-la-loi ont étédéboutés. Un certain Lucien Lamberttraîna Claude Zidi et James Camerondevant les tribunaux pour lui avoir voléses idées dans La Totale et son remakeaméricain True Lies. Il gagna, Lambert !Et puis, en appel, il perdit.

D'un côté, des cinéastes vedettesque le succès rend suspects de tricherie,de l'autre, des auteurs anonymes quis'imaginent à tort spoliés? Pour ChristophePascal, avocat et juriste spécialisé dans

l'audiovisuel, le tableau doit être nuancé :«Même si cela se termine souvent mal pourceux qui poursuivent, certains d'entre euxsont des gens de bonne foi dont le travaila été utilisé. Mais ils n'auront pas gain decause car les emprunts sont juridiquementdifficiles à prouver. Le plagiat est un sportoù ne perdent que les gens qui sont assezbêtes pour faire du copier-coller. »

Les plaignants sont souvent desacharnés. On n'ose pas dire desprocéduriers. Auteur d'une biographiede Séraphine de Senlis, Alain Vircondeleta obtenu, pour quelques phrases, lacondamnation de la première version(sur les huit existantes) du scénario deSéraphine, écrit par Martin Provost, dontle film a toutefois été confirmé dansson statut d'œuvre originale. «Si l'onreconnaissait la contrefaçon à tout-va,il n'y aurait plus de création possible»,souligne Christophe Pascal. Mais on estplutôt dans l'excès inverse : «On rend lesprocédures si lourdes que l'on dissuadeles gens d'aller en justice. » FRÉDÉRIC STRAUSS

POUR QUELQUESPHRASES VOLÉES,"SÉRAPHINE"A ÉTÉ ATTAQUÉ.

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EN HAUT,LA PHOTODE PATRICKCARIOU.EN BAS, CELLE,DÉTOURNÉE,DE RICHARDPRINCE.

Photographie

Le fait du PrinceDepuis que Marcel Duchamp a dessiné desmoustaches sur une reproduction de la Jocondeen 1919, on ne compte plus les artistes, surréalistesen tête, qui se sont emparés des images des autrespour créer une nouvelle œuvre. Au milieu des années197O, un mouvement conceptuel, l'Appropriation Art,théorise même cette pratique destinée à remettreen cause la notion d'auteur, d'authenticité etd'originalité. En d'autres termes : lorsqu'une imageest connue, elle appartient à tout le monde.

Champion en la matière, l'Américain RichardPrince. Voilà maintenant trente ans que cet artiste,né en 1949, re-photographie images de presse,couvertures de romans érotico-populaires,publicités. Souvent il intervient très peu. Ainsi secontente-t-il de donner le titre d'un célèbre clichéde Walker Evans, Spiritual America, à la reproductiond'une photo suggestive de Brooke Shields enfantpubliée en 1983 dans Playboy. En 2OO5, Untitled, saphoto d'une pub pour Marlboro figurant un cow-boy,dépasse le million de dollars chez Christie's.

Régulièrement attaqué par des photographes,Prince avait jusqu'en mars dernier gagné tous sesprocès au nom du Pair use (« l'usage loyal »),un article de loi américain autorisant l'appropriationd'images existantes pour faire une oeuvre d'art.En 2008, la star de l'art contemporain franchitla ligne jaune en ne différenciant plus des imagestombées dans le domaine public d'une oeuvresingulière. Cette année-là, le Français Patrick Carioudécouvre, sur les cimaises de la galerie new-yorkaiseGagosian, ses photos de rastas agrandies etretravaillées à la façon de Willem De Kooning.Ce reportage, qui avait demandé à Cariou six annéesde travail en Jamaïque, permet à Prince de réaliserune vente record de dix millions de dollars - à partirde quarante et une images « empruntées » au livreYes Rasta. Un véritable pillage, a considéré la courfédérale de Manhattan, qui doit encore délibérer surle montant des dommages et intérêts à verserau photographe français, _uc DESBENOIT

Petitsarrangements

^C^-X

avec les motsGrandes plumes ou journalistes "de base",ils sont parfois tentés par le copier-coller.Dans la profession, l'orner ta est souvent la règle.

Malaise chez les journalistes. Le6 septembre, L'Express révèle que ledirecteur adjoint de la rédaction deMarianne et directeur du Magazinelittéraire, Joseph Macé-Scaron, n'apas plagié « que » des auteurs de fic-tion, mais aussi des confrères. Piquédes bouts d'articles aux quotidiensLeMatin, Le Monde ou au magazine Lire,sans que personne ne réagisse - offi-ciellement Sans être inquiété. Unehistoire incroyable... isolée ? « Ces em-prunts ont toujours été bannis dansnotre pratique professionnelle », a af-firmé - tardivement - sur son siteWeb le patron de la rédaction de Ma-rianne, Maurice Szafran. « Grisé parle métier que j'aime, j'ai crupossible deme démultiplier professionnellement»,ajustifié le plagiaire. On attendaitunedémission. Mais à l'heure où nousbouclons, rien. Ou pas grand-chose :Marianne l'a privé de tout article« éditorialisé ». Comme on priveraitun enfant de dessert. Comme si toutça n'avait pas d'importance. Ou plu-tôt, comme si la situation était tropembarrassante pour être affrontée.

Et si cette impunité du plagiaire, cesilence gêné d'une partie de la pressereflétait, outre la puissance des ré-seaux du journaliste écrivain, le ma-laise d'une profession pas si claire surses pratiques ? Et si Joseph Macé-Scaron n'était que le reflet caricaturalde méthodes plus répandues ? Rienqu'à Télérama, nous sommes plu-sieurs à avoir été recopiés... Nom-breuses, dans notre métier, sont lesgrandes plumes qui « croient possiblede se démultiplier professionnelle-ment». Nombreuses aussi celles, plusmodestes, pressées par le temps et laconcurrence, appelées à travailler surdifférents supports, qui se retrouventdans l'urgence de réécrire les infosdes autres, sans citer leurs sources. Etpas seulement les infos des confrères :de plus en plus, on retrouve, recra-chés tels quels dans les articles, descommuniqués de presse d'entre-prises, des quatrièmes de couverturede livres, des « éléments de langage »prêts à gober, calibrés par des ser-vices rodés. L'information est deve-nue un gigantesque plagiat, où la télérecopie le papier qui recopie le Web...et réciproquement, sans que plus per-sonne ne sache où est la source. Dansce fatras mimétique, les « emprunts »de Macé-Scaron sortent du lot, parleur longueur, leur importance, etparce qu'ils « volent » des textes trèsécrits, très littéraires. Les victimes sesont reconnues. Certaines ontprotes-té. Comme le raconte L'Express, Oli-vier Birfaud, le journaliste du Monde,s'est vu livrer, en « dédommagement »,une caisse de Champagne (le plagiaireétait alors au Figaro). Delphine Feras,

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LES PLAGIAIRES DOSSIER

pigiste àliire, areçu, après sa lettre de Musiqueprotestation au patron de Marianne,Jean-François Kahn... un coup de filde Macé-Scaron lui proposant de lafaire piger ! « Quand une autre de mescritiques a été pompée [par un jour-naliste de Paris-Match, voir notresite Internet, où nous révélons l'his-toire, NDLR], on m'a dit : laisse tom-ber, prends-le comme un hommage »,raconte Delphine Feras, dépitée. Et,comme souvent, l'histoire s'est arrêtéelà. A quoi bon porter plainte pour desécrits qui s'envolent ? Pourquoi pren-dre le risque de griller sa carrière ? Leplagiaire, c'est souvent une plume re-nommée, parisienne, puissante, faceàun plagié inconnu, pigiste, jeune. Unmédia prestigieux et national versusun organe provincial, professionnelou confidentiel. De temps à autre - ra-rement - une sanction attire l'atten-tion : à Télérama, il y a quelques an-nées, un journaliste, dont on avaitdécouvert qu'il avait pillé les Cahiersdufooî, a été licencié sur-le-champ.Le Washington Post, en mars, suspen-dait une de ses journalistes, lauréatedu prix Pulitzer, accusée d'avoir pla-gié un journal local américain sur l'af-faire de la fusillade de Tucson. Toutjournal rencontre un jour son pla-giaire. Sans toujours le savoir, ce quiest embêtant. Mais quand il sait, sanstoujours sanctionner, ce qui est plusgrave * EMMANUELLE ANIZON

Télévision

La guerre des clonesLe PAF, un univers impitoyable, entre Dallas et Bienvenue à Gattaca. Dans cemicrocosme où règne la loi du clonage, de la duplication, les conflits prolifèrent.Dernier en date : la condamnation en mars de la productrice Alexia Laroche-Joubert qui, avec son émission de télé-réalité Dilemme (W9), a plagié Secretstory (TF1). Le phénomène n'est pas neuf, touchant aussi bien le talk-show, lesjeux, la fiction que le reality-show : en 1993 déjà, estimant que Les marches de lagloire lorgnait de trop près La nuit des héros (France 2), la justice avait épingleTF1 pour « concurrence déloyale » et « agissements parasitaires fautifs ».

Ces termes ne sont pas anodins : dans le domaine télévisuel, la guerre n'estpas artistique mais industrielle et commerciale. Il s'agit moins de s'approprier legénie singulier d'autrui que de phagocyter la concurrence en reproduisant unerecette qui marche, parfois jusqu'à la copie conforme. Qu'est-ce qui différencieune émission de débat d'une autre ? Un jeu d'un autre ? Où finit l'inspiration, oùcommence la contrefaçon ? «Les œuvres littéraires bénéficient d'un présupposéd'originalité, alors qu'en télévision il appartient au plaignant de prouver cetteoriginalité, le caractère "nouveau" de son programme», explique PhilippeZagury, avocat spécialisé dans la propriété intellectuelle. Plus qu'ailleurs, lesfrontières y sont floues. On adapte les concepts, on les revisite, comme les sériesfrançaises qui pillent en toute légalité les ingrédients qui font le succès de leursconcurrentes américaines. Difficile, par exemple, de ne pas voir dans^c/resseinconnue un copier-coller plutôt fadasse de FBI : portés disparus. HÉLÈNE MARZOLF

Salut les copiesA la différence du texte, il faut faire uneffort pour copier la musique : jouer,chanter ce qu'on a pris ailleurs. Dansl'histoire de la pop, les cas de plagiat avérésont rares. Ceux qui conduisent à un procèsne sont que la partie émergée d'un icebergéchangiste où tout le monde pique à toutle monde. La plupart des artistes pointés dudoigt Invoquent le plagiat «involontaire».Pourtant, le calcul mathématique d'uncertain Frank Behrens montre que, à partirdes douze notes de la gamme chromatique,la probabilité de reproduire à l'identiqueune séquence mélodique est de0,0000002 %. Infime. Toute ressemblancene serait donc qu'intentionnelle ?

Le nerf de la guerre quand elle sedéclare, c'est l'argent. On ne poursuit queles riches. Bob Dylan, qui en son tempsrecycla plus d'un morceau traditionnel librede droits, ne va pas s'amuser à attaquerles Auvergnats de Kaolin sous prétexte queleur Partons vite (2007) photocopie son/ wantyou (1966). En revanche, en 1963,Chuck Berry réclama son dû aux BeachBoys lorsque Surfin' USA, décalquede son Sweet Little Sixteen, fut propulséà la tête des hit-parades. La chansonfut recréditée à Berry.

En 1970, My sweet Lord, de GeorgeHarrison, triomphe. La rengaine auxintonations gospel rappelle He's so fine,

MANU DIBANGO, PLAGIÉ PAR MICHAEL JACKSON ?

des Chiffons (1963). Le groupe fémininobtient gain de cause après quelques annéesde procédure et... enregistre My sweet Lord,tandis que Harrison... rachète les droitsde He'sso fine. Amen. En 1982, MichaelJackson est au sommet avec Thriller.Quand il entend Wanna be startin'somethin',Manu Dibango reconnaît le thème de sonSoûlmakossa (1972). Jackson nie le plagiatintentionnel. Le procès est évité au prixd'un règlement à l'amiable.

En 1998, Madonna cartonne avec Frozen.Stupeur d'un auteur-compositeur belge,Salvatore Acquaviva, qui y reconnaîtquatre mesures de son morceau Ma viefout /'camp. Un premier jugement luidonne raison en 2005. Mais la victime sedoit toujours de prouver que son prédateura été en situation d'entendre l'air original.Madonna fait appel : elle n'a jamais misles pieds à Mouscron...

En 2008, Viva la vida, de Coldplay,exerce une fascination particulière :tout le monde s'y reconnaît. Le groupenew-yorkais Creaky Boards, puis, plussérieusement, Joe Satriani, qui menacele groupe anglais d'un procès, avantde trouver un accord. Alizée, la protégéede Mylène Farmer, est, elle, persuadéeque Viva la vida plagie son J'en ai marre.Chris Martin, leader de Coldplay, affirmecomposer sous hypnose. Il aurait dûse méfier : ceux qui hantent son demi-sommeil vont réclamer leur partHUGO CASSAVETTI ET FRANÇOIS GORIN

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