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59 Ken Bougoul ou la tragédie des sans voix Maître El Hadji Daouda Seck Dakar - Sénégal LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME

Plaidoierie Ken Bougoul

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Ken Bougoul ou la tragédie des sans voix

Maître El Hadji Daouda Seck

Dakar - Sénégal

LA DÉFENSEDES DROITS

DE L’HOMME

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Il est assez fréquent qu’en prélude à son ouvrage, l’auteurplaque un avertissement, comme une sorte de parapluieopportunément ouvert pour se protéger des éclaboussuresde son propos. S’il m’était permis d’en faire autant et au reboursde ce à quoi nous sommes accoutumés j’aurais dit : « Cecin’est pas un conte. Ceci n’est pas un divertissement.Touteressemblance avec des personnages et situations ayant existén’est ni le fruit du hasard, ni une malencontreuse coïncidence,mais une tragique réalité. »

Mesdames Messieurs, Pourtant tout aurait pu commencer comme dans un conte :

Il était une fois, un beau navire qui desservait la liaison maritime entre Dakar capitale du Sénégal et Ziguinchor, plusau sud, dans la verte Casamance.

Le Joola, tel était le nom de ce navire, c’était aussi touteune ambiance : les promenades sur le pont où les contactsse nouaient après la cohue de l’embarquement.

Le bonheur de découvrir le ballet des dauphins avant ledébarquement.

Le jeudi 26 septembre 2002, vers 23 heures, le navire quiétait prévu au maximum pour 550 passagers chavirait avecenviron 2 000 personnes à son bord.

Combien étaient-elles, combien sont mortes ? On ne lesaura jamais avec exactitude !

La carcasse engloutie d’un navire d’une capacité théoriquede 550 passagers est la pathétique ultime demeure d’une listenominative, à jamais provisoire de 1 953 victimes !

1 953 morts... 64 survivants… dont une seule femme, KenBougoul.

Dans la langue la plus parlée au Sénégal, la langue Ouolof,Ken Bougoul signifie littéralement « personne n’en veut ». Maisc’est par des prénoms de ce genre que selon certainescroyances, et pour conjurer le mauvais sort, on baptise l’enfantissu d’un ménage où les bébés décèdent de façon répétitive.

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Et pour toute réaction à une pareille tragédie, aucuneréaction ! On érige le silence en roi dans ce royaumed’interrogations, comme pour faire diversion.

Ken Bougoul et toutes les victimes sont des sans voix. Sansvoix parce que pour le plus grand nombre, on ne les entendraplus. Sans voix parce que pour ceux qui réclament justice c’estcomme si on refusait de les entendre.

Et pourtant, personne ne voudrait connaître le sort de ceuxqui ont péri dans ce navire. Personne ne voudrait vivre ce queles familles de victimes continuent de souffrir.

Paradoxalement, personne ne veut les entendre et l’on veutvite en finir.

Le maître mot c’est le silence, puisque c’est une causemalcommode que l’on veut engloutir.

Alors j'ai choisi de porter cette robe noire à l’image de cejeudi sombre qui les éprouve encore.

Noire comme le dédale de ces procédures ténébreuses quiinspirent une mise à mort.

Noire comme ce mépris inacceptable qu’on leur oppose àtort.

Noire comme cette injustice monstrueuse qui ne sera passans remords.

Avec ma robe, je serai « la bouche de ceux qui n’ont pointde bouche » comme le fut Césaire.

Je vais hurler pour que nul n’en n’ignore, si c’est encorenécessaire.

Et plaider en ce lieu la violation des Droits de l’Hommecomme il en est le sanctuaire.

Âmes sensibles éprises de Justice, est- il permis de se taire ?Devant une concession dont les murs réclament

désespérément une couche de peinture.Je vais à la rencontre de Ken Bougoul, la seule femme

rescapée du drame.Poules, pintades et canards égaient paradoxalement le

décor d’une maison dont l’atmosphère rappelle celle d’un lieude recueillement.

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Avec une voix faible, mon interlocutrice me confie : « Leschoses se sont passées avec une rapidité telle que personnen’a compris. Le ciel était tout noir et il pleuvait faiblement, ceux qui étaient sur le pont avaient commencé à rejoindre lescabines. Brusquement, un violent mouvement du bateau, leslampes s’éteignent et on sentait l’eau envahir le navireprogressivement sous les cris des passagers terrorisés dansle noir et qui ne comprenaient rien de ce qui se passait ».

Les passagers n’avaient donc rien compris mais le comblec’est que leurs familles cherchent toujours à comprendre, maison ne veut pas leur expliquer, ni même les entendre.

Et pourtant, Dieu sait qu’elles ont des choses à dire.Pourquoi a-t-on remis en mer un navire coutumier des

incidents récurrents et immobilisé pendant près d’un an ?Pourquoi a-t-on entassé autant de personnes dans un bateaudont un des moteurs avait été rafistolé pendant que l’autreétait en rodage ? Pourquoi l’alerte n’a-t-elle été déclenchéequ’à 8h du matin pour un naufrage intervenu à 23h la veille ?

Pourquoi aucun appel de détresse n’a-t-il été reçu ?Pour toute réponse… un silence assourdissant alors que

le naufrage continue jusqu’à ce jour à éprouver rescapés etfamilles de victimes.

1 953 morts…. 64 survivants… et on fait comme si toutallait bien.

Ken Bougoul se souvient « j’avais déjà une certaineexpérience de la mer car je partais à la pêche en pirogue dèsmon jeune âge et c’est peut-être ce qui m’a permis de pouvoirremonter à la surface. L’eau de mer était fortement mélangéeau gasoil qui déferlait du navire et j’en ai beaucoup avalé ».

Ken Bougoul était enceinte de quatre mois au moment dunaufrage.

L’eau de mer fortement mélangée au gasoil fut son uniquebreuvage.

Elle a accouché d’une fille surnommée « bébé Joola » maisle bonheur de cette naissance n’a jamais illuminé son existencequi tangue vertigineusement entre bâbord et tribord.

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« Bébé Joola » est malade et sa mère sans ressources nepeut lui offrir le luxe d’un médecin.

Les droits des enfants et le droit à la santé peuvent attendred’autres lendemains.

Pour l’heure, la priorité de Ken Bougoul réside dansl’équation du prochain repas.

Avec huit enfants à charge, il faut vite aviser ou les voirpasser de vie à trépas.

Et pourtant, l’article 25 de la Déclaration universelle desDroits de l’Homme proclame généreusement : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sasanté, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pourl'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicauxainsi que pour les services sociaux nécessaires (…) ».

Et il poursuit : « La maternité et l'enfance ont droit à uneaide et à une assistance spéciale (…) ».

Ken Bougoul, une femme enceinte de quatre mois qui pourcoûte que coûte sauver sa vie et celle qu’elle porte avale eaude mer et gasoil en un sombre mélange.

Ken Bougoul, une mère indigente et malade avec à sonchevet, son enfant de 6 ans malade, également, mais sansaucune forme d’assistance.

Et pourtant, la Constitution de l'Organisation mondiale dela Santé (OMS) adoptée en 1946, proclame : « La possessiondu meilleur état de santé qu'il est capable d'atteindre constituel'un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles quesoient sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa conditionéconomique ou sociale ».

À quand le respect de ces droits reconnus à la maternité,à l’enfance et à la santé ?

L’État sénégalais a commencé par une cargaison depromesses dans le navire d’amertume des familles de victimesvoguant vers le port de l’espérance.

À l’arrivée, c’est un conglomérat d’avaries impropres à laconsommation.

Les fruits n’ont pas tenu la promesse des fleurs : pas de

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renflouement du navire pour permettre aux familles de faireleur deuil, pas d’association de familles de victimes, le ministrede l’Intérieur ayant dissout l’association sans aucune formed’explication, pas de musée du souvenir comme promispuisque le site précédemment retenu est affecté à autre choseet comme si tout ceci ne suffisait pas : pas de Justice.

« La raison du plus fort reste décidément toujours lameilleure » aurait pu dire La Fontaine. Pourtant il ne s’agit pasd’une fable, même tragique, et nous ne sommes pas lesanimaux de la jungle.

C’est la dignité humaine qui est menée à l’autel du sacrificepar d’autres humains.

Le crime qui ne peut être absous est celui d’être victimedu mauvais sort.

Le Président Wilson Churchill disait : « En temps de guerre,la vérité est tellement précieuse qu’elle est escortée par un tasde mensonges ».

Le fait que ce navire était géré par des militaires permet-ilde penser que nous serions en perpétuel temps de guerre ?

Le 16 mars 1978 au large de Portsall l'Amoco Cadiz,pétrolier battant pavillon libérien s'était échoué. Conséquencesjudiciaires ? 14 ans de procès.

Le 12 décembre 1999, le pétrolier Erika sombrait dans leFinistère, alors qu'il transportait une cargaison d'hydrocarbures.Conséquences judiciaires ? Jusqu’à ce jour, le procès est encours.

Le 26 septembre 2002 au Sénégal le naufrage du "Joola"faisait plus de victimes que "Le Titanic" 1 953 morts … 64rescapés. Conséquences judiciaires ? Classement sans suite.

Pour les hydrocarbures, pour les gros intérêts en jeu, pourles plages polluées, ce sont procédures à l’infini ! Mais pour1 953 morts, silence… C’est le coup du sort.

Le 7 août 2003, le Procureur général près la Cour d'Appelde Dakar annonce que le Ministère public a pris la décision declasser sans suite pénale le dossier du naufrage.

Par un raisonnement d’une virtuose acrobatie, le Parquet

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est arrivé à la conclusion renversante qui attribue l’entièreresponsabilité du naufrage au Commandant du navire,opportunément décédé dans la tragédie.

Écoutez ce réquisitoire : « Les causes essentielles de cettetragédie (…) engagent la responsabilité du commandant à quiil incombe seul la décision d’appareiller. Il est évident quecompte tenu de la surcharge avérée, il lui appartenait de refuserd’appareiller comme le ferait tout commandant de bord qui seconforme à la réglementation.

Le commandant du bateau faisant partie des personnesdisparues, l’action publique doit être considérée comme éteinteà son égard, ce qui, au vu de l’article 6 du Code de procédurepénale, conduit le Ministère public à la décision de classementsans suite du dossier au plan pénal ».

C’est ainsi que dans un huis clos anonyme et honteux ona hermétiquement clôturé le drame.

Le regard perdu de Ken Bougoul me revient et visiblementtoutes ces tracasseries l’ennuient.

Quand je lui demande son sentiment sur ce capharnaümjuridique elle me répond qu’elle n’y comprend rien et que sapréoccupation c’est plutôt sa fille malade.

« Dieu m’a sauvée » dit-elle avec détachement, « j’auraispu périr comme ceux qui sont restés dans le navire et je neserais pas là à vous parler ».

Cette réflexion de mon interlocutrice trouble ma doubleconscience : la professionnelle et la spirituelle.

Pour l’avocat que je suis c’est une opération arithmétique :faits avérés + imputabilité indiscutable = responsabilité.

Pour le croyant que je souhaite devenir chaque jour encoreplus, Ken Bougoul me montre la voie en parlant du Tout-Puissant.

J’ai dû recourir à la doctrine pour y voir plus clair, mais pascelle du Dalloz.

En effet, dans son discours du 1er octobre 2002 le Présidentde la République du Sénégal parlait fort justement de cause :

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« Sénégalaises, Sénégalais, Mes Chers compatriotes, Notre pays vient d'être durement frappé par une immense

tragédie qui a coûté à notre peuple plus d'un millier depersonnes, hommes, femmes et enfants. Notre douleur estinsondable, notre malheur incommensurable, tant le désastrepar son étendue touche toutes les catégories ethniques,sociales et religieuses de notre pays.

Bien sûr, le destin est le fait du Tout Puissant mais Dieu nousa aussi dotés de liberté, donc de responsabilité dans les actesque nous commettons et qui peuvent précipiter le cours deschoses ».

Responsabilité ! Le mot est lâché. Ken Bougoul et toutesles victimes méritent justice.

Je pense à ces deux pères de famille rencontrés à Dakarqui ont perdu respectivement trois et quatre enfants d’un coupmais dont la détermination force le respect.

Je pense à cette maman française qui n’hésite pas à fairele voyage entre l’Europe et l’Afrique œuvrant sans relâche etavec courage pour le triomphe de la justice.

Je pense à tous ces frères, sœurs, oncles, tantes, cousins,cousines, amis, camarades, professeurs, voisins, ces anonymeschoqués par le drame pour tout dire, à ces êtres humainssensibles à la tragédie des sans-voix.

Et pourtant, l’article 8 de la Déclaration universelle des Droitsde l’Homme ajoute : « Toute personne a droit à un recourseffectif devant les juridictions nationales compétentes contreles actes violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnuspar la constitution ou par la loi ».

L’État a reconnu sa responsabilité civile et indemnisécertaines familles de victimes.

Pour d’autres, ce n’est pas une question d’argent mais unbesoin de Justice qu’elles désespèrent d’assouvir un jour.

Et pourtant, là encore, l’article 10 de la Déclarationuniverselle des Droits de l’Homme dispose : « Toute personnea droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue

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équitablement et publiquement par un tribunal indépendant etimpartial, qui décidera, soit de ses droits et obligations, soitdu bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigéecontre elle ».

Équitablement et publiquement dit le texte mais de l’autrecôté c’est le huis clos du classement sans suite pour un drameaffectant des passagers de 12 nationalités différentes dont laGuinée-Bissau, le Ghana, le Cameroun, le Niger, le Liban, laSuisse, les Pays-Bas, la Belgique, la Norvège, l’Espagne, laFrance, et le Sénégal bien sûr !

En vertu de la compétence personnelle passive, régie parl’article 113-7 du Code pénal français, une information judiciairea été ouverte le 1er avril 2003 en France.

Le 12 septembre 2008, coup de théâtre !Le juge Jean-Wilfried Noël du Tribunal de Grande Instance

d'Évry qui instruit l’affaire du « Joola », lance 9 mandats d’arrêtinternationaux contre de hauts responsables sénégalais enfonction au moment du naufrage pour « homicides involontaireset non-assistance à personnes en danger ».

Les autorités sénégalaises désapprouvent et au nom de laréciprocité, le doyen des juges d’instruction du tribunal deDakar lance à son tour un mandat d’arrêt international contrele juge Noël pour forfaiture... Peut-être qu’il a commis le crime…de vouloir rompre le silence pour faire parler la loi.

1 953 morts…. 64 survivants…1 900 orphelins mineurs…et « bébé Joola » malade auprès de sa mère malade qui croitencore à l’Humanité et aux Droits de l’Homme.

Mesdames, Messieurs,Ce n’est pas pour moi que je réclame vos lauriers !En m’en couronnant, vous mettrez un terme à ce concert

assourdissant de silences !

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